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87 Les ingrédients de l’art urbain pour améliorer la ville Par Denis Proulx urbaniste et architecte, professeur, département d’études urbaines et touristiques, UQAM Conférence prononcée le 4 février 2008. Le contexte L’amélioration de la ville ou de l’espace urbain signifie, entre autres, le renforcement des qualités esthétiques inhérentes à cet espace. Le design urbain, en tant que processus multi professionnel, permet de s’adresser à l’ensemble des dimensions de l’espace urbain, qu’elles soient sociales, fonctionnelles, temporelles, morphologiques ou visuelles. Cependant, le design urbain, à cause de la prépondérance de l’architecture, place beaucoup d’importance sur cet aspect visuel des parois de l’espace urbain et trop peu sur l’aménagement de l’espace en soi. Nous verrons que l’art urbain en tant qu’attitude, et surtout comme approche globale d’analyse visuelle, permet de donner au design urbain cet équilibre, où chaque composante de celui-ci, c’est à dire l’urbanisme, l’architecture, le paysage, le mobilier, l’ingénierie et l’art public trouve sa place dans ce processus et forme un tout qui s’inscrit dans la continuité historique du lieu et de la société qui y vit. On parle beaucoup de design urbain dans l’actualité. Presque chaque semaine, le maire de Montréal met un projet sur la table. On a qu’à penser à Radio-Canada, le Quartier des spectacles, Griffintown, etc. Le maire de Laval, lui non plus n’est pas en reste, en nous présentant des projets tels que la Cité du savoir ou le nouveau centre-ville de Laval, avec sa fusée Ariane et le vaisseau spatial du Colossus comme repères. En réalité, le résultat attendu de ces projets est qu’ils soient bien ancrés socialement, qu’ils respectent l’environnement, qu’ils soient durables et plus encore, qu’ils confèrent une qualité esthétique à l’espace urbain. Qui de nous, ici dans notre ville ou encore en voyage dans une ville étrangère, ne s’est pas retrouvé un jour dans une rue, un parc ou une place, où l’on se sent bien et impressionné par le charme indéfini que cet espace urbain dégage. On ne peut déterminer, de façon précise, les raisons particulières qui mettent en place ce charme. Est-ce l’architecture, le paysage, la signification sociale, historique ou patrimoniale des lieux, le «genius loci »? Cependant, on comprend bien que c’est l’ensemble de la composition urbaine et non la somme de ses composantes qui possède cette qualité esthétique. Qu’est-ce qui lie le tout, qui en fait un ensemble cohérent, fonctionnel, agréable et esthétique? C’est l’art urbain. Ce dont nous allons traiter ici, c’est de quelle manière, nous pouvons développer une attitude au sein des équipes de design, afin de produire de l’art urbain. Chaque professionnel, membre de l’équipe, est maître de son art. Que ce soit l’architecture, le paysage, l’ingénierie, le design, l’urbanisme ou l’art public, chaque pratique répond à ses règles; mais ils doivent, ensemble, produire des espaces urbains fonctionnels, socialement arrimés aux besoins actuels, et surtout, agréables à vivre. Pour ce faire, et afin d’ancrer le projet dans son contexte, cette équipe doit pouvoir proposer, présenter et communiquer la démarche du projet et non simplement en exposer le résultat, comme c’est trop souvent le cas. C’est d’ailleurs cette démarche, l’attitude art urbain, qui sera exposée dans le présent texte, à savoir : comment on peut arriver à présenter un processus, à produire l’art urbain et à adopter une démarche en fonction de cette attitude. Tout d’abord une première partie concernant les rappels des fondements de l’attitude « art urbain », c’est-à-dire, son histoire et l’évolution du concept à travers le temps. Ensuite, une seconde partie portera sur Barcelone comme illustration de l’art urbain. Le terme « art urbain » est défini par la

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Les ingrédients de l’art urbain pour améliorer la ville Par Denis Proulx urbaniste et architecte, professeur, département d’études urbaines et touristiques, UQAM Conférence prononcée le 4 février 2008.

Le contexte

L’amélioration de la ville ou de l’espace urbain signifie, entre autres, le renforcement des qualités esthétiques inhérentes à cet espace. Le design urbain, en tant que processus multi professionnel, permet de s’adresser à l’ensemble des dimensions de l’espace urbain, qu’elles soient sociales, fonctionnelles, temporelles, morphologiques ou visuelles. Cependant, le design urbain, à cause de la prépondérance de l’architecture, place beaucoup d’importance sur cet aspect visuel des parois de l’espace urbain et trop peu sur l’aménagement de l’espace en soi. Nous verrons que l’art urbain en tant qu’attitude, et surtout comme approche globale d’analyse visuelle, permet de donner au design urbain cet équilibre, où chaque composante de celui-ci, c’est à dire l’urbanisme, l’architecture, le paysage, le mobilier, l’ingénierie et l’art public trouve sa place dans ce processus et forme un tout qui s’inscrit dans la continuité historique du lieu et de la société qui y vit. On parle beaucoup de design urbain dans l’actualité. Presque chaque semaine, le maire de Montréal met un projet sur la table. On a qu’à penser à Radio-Canada, le Quartier des spectacles, Griffintown, etc. Le maire de Laval, lui non plus n’est pas en reste, en nous présentant des projets tels que la Cité du savoir ou le nouveau centre-ville de Laval, avec sa fusée Ariane et le vaisseau spatial du Colossus comme repères. En réalité, le résultat attendu de ces projets est qu’ils soient bien ancrés socialement, qu’ils respectent l’environnement, qu’ils soient durables et plus encore, qu’ils confèrent une qualité esthétique à l’espace urbain. Qui de nous, ici dans notre ville ou encore en voyage dans une ville étrangère, ne s’est pas retrouvé un jour dans une rue, un parc ou une place, où l’on se sent bien et impressionné par le charme indéfini que cet espace urbain dégage. On ne peut déterminer, de façon précise, les raisons particulières qui mettent en place ce charme. Est-ce l’architecture, le paysage, la signification sociale, historique ou patrimoniale des lieux, le «genius loci »? Cependant, on comprend bien que c’est l’ensemble de la composition urbaine et non la somme de ses composantes qui possède cette qualité esthétique. Qu’est-ce qui lie le tout, qui en fait un ensemble cohérent, fonctionnel, agréable et esthétique? C’est l’art urbain. Ce dont nous allons traiter ici, c’est de quelle manière, nous pouvons développer une attitude au sein des équipes de design, afin de produire de l’art urbain. Chaque professionnel, membre de l’équipe, est maître de son art. Que ce soit l’architecture, le paysage, l’ingénierie, le design, l’urbanisme ou l’art public, chaque pratique répond à ses règles; mais ils doivent, ensemble, produire des espaces urbains fonctionnels, socialement arrimés aux besoins actuels, et surtout, agréables à vivre. Pour ce faire, et afin d’ancrer le projet dans son contexte, cette équipe doit pouvoir proposer, présenter et communiquer la démarche du projet et non simplement en exposer le résultat, comme c’est trop souvent le cas. C’est d’ailleurs cette démarche, l’attitude art urbain, qui sera exposée dans le présent texte, à savoir : comment on peut arriver à présenter un processus, à produire l’art urbain et à adopter une démarche en fonction de cette attitude. Tout d’abord une première partie concernant les rappels des fondements de l’attitude « art urbain », c’est-à-dire, son histoire et l’évolution du concept à travers le temps. Ensuite, une seconde partie portera sur Barcelone comme illustration de l’art urbain. Le terme « art urbain » est défini par la

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tradition française, mais ce concept transcende les cultures. Nous utiliserons donc, Barcelone comme exemple, car elle est, à sa façon, le creuset de l’urbanisme moderne et un exemple fort de ce que l’on entend par l’attitude “art urbain”. On y retrouve toutes les époques du développement de l’urbanisme, de l’époque romaine jusqu’à aujourd’hui. A Barcelone, cette attitude a permis de produire des espaces qui s’inspirent du milieu barcelonais, et qui tiennent compte des réalités économiques et actuelles contemporaines. Enfin, en troisième partie, nous verrons l’attitude de l’art urbain en regard du design urbain : le cas de Montréal et de ses projets urbains. L’art urbain? Cette attitude s’appuie sur la multidisciplinarité pour améliorer la qualité du cadre de vie en agissant autant sur le volet architectural, du design, du mobilier urbain, du paysage ou de l’ingénierie. Plus que des principes, l’attitude « art urbain » est une façon de voir, de lire et d’interpréter l’espace urbain. Cependant, si on recherche une définition à proprement dit de l’art urbain, celle-ci est plutôt vague et diffuse. Une recherche en bibliothèque sur les termes « art urbain », nous transporte à travers des concepts d’aménagement urbain, tels le City Beautiful, les cités-jardins, le Civic Art, le Civic Design, le New Urbanism et le design urbain pour nous ramener à l’art urbain et ses méthodes d’analyse visuelle.

D’autre part, en cette ère d’information numérique, si l’on tape cette expression sur un moteur de recherche, comme Google, il faut s’attendre à consulter des milliers d’occurrences du terme « art urbain » aux définitions tout aussi diverses et parfois inappropriées. Une grande partie de ces références concerne l’art de la rue : le « street art ». Est-ce de l’art urbain? À Barcelone, l’après-midi lors de la sieste, tous les commerces sont fermés et l’art de la rue est utilisé pour égayer les murs et les volets de sécurité d’un espace presque inhabité. Pris isolément, c’est du « street art », mais intégré aux autres composantes de l’espace urbain, en continuité et arrimé au contexte social et à l’activité urbaine, l’art de la rue est une composante importante de l’art urbain.

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Au même titre que le théâtre, la musique et le cirque, sont des formes d’art dans la rue; s’ils s’intègrent à l’activité urbaine et qu’ils utilisent la scène urbaine ils deviennent alors, partie prenante de l’art urbain. L’art public, pour sa part, est souvent confondu avec l’art urbain. Ce type d’art, quoique ludique, est une forme d’expression artistique en soi, qui s’exprime dans l’espace public. Pris isolément, il demeure de l’art public. Mais pris en compte dans une composition urbaine, telle cette sculpture dans un alignement d’arbres, ou encore le fameux « Peix » de l’architecte Frank O, Gehry au pied de ces édifices à bureaux et servant de repère dans la continuité de la plage à Barcelone, ces œuvres contribuent à l’art urbain.

L’architecture est une forme d’art en soi. Mais si elle contribue à la composition urbaine elle fait alors partie de l’art urbain. L’architecture moderne, sculpturale et monumentale est utilisée comme catalyseur dans les nouveaux espaces urbains. La « Torre Agbar » de Jean Nouvel à Barcelone ou le « Guggenhheim Museum » de Frank Gehry à Bilbao en sont des exemples éloquents. Ces œuvres architecturales demeurent des objets d’art isolés s’ils ne satisfont que le besoin d’expression architecturale. Mais ils deviennent, l’expression de l’art urbain s’ils s’intègrent comme composante au sein d’une composition urbaine globale avec les autres formes d’art telles qu’ici, à la tour Agbar, l’ingénierie civile (tramway), le design (éclairage urbain), le paysage et l’art public En réalité pour obtenir la définition de l’art urbain nous devons nous tourner vers des sources d’information spécialisées et vers l’origine même du terme. Le terme « art urbain » est français et

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réfère à la tradition française. Il est donc normal d’en retrouver la définition dans le dictionnaire français de l’urbanisme et de l’aménagement de Pierre Merlin et Françoise Choay: l’art urbain est « l’édification ou l’aménagement de l’espace des villes …». On parle donc de l’aménagement des espaces urbains, de l’aménagement urbain, notion qui trouve encore sa place aujourd’hui. Toutefois, les auteurs complètent la définition en y rajoutant : « tel que théorisée par le Quattrocento et mise en pratique de l’époque de la Renaissance au néo Classicisme ». C’est ce qui a contribué à faire en sorte que l’art urbain puisse apparaître comme une notion désuète, passéiste. Cependant, nous verrons que c’est justement par le fait que, dès cette époque, l’art urbain s’appuie sur un contexte historique, sur des fondements esthétiques, et sur des préceptes artistiques, que nous pourrons trouver un arrimage contemporain et actuel à cette notion. Bien plus que sur une théorie figée dans le temps, l’art urbain se fonde sur les changements sociaux, sur l’évolution morphologique, sur la superposition des gestes urbanistiques, sur le palimpseste de la ville. L’art urbain : une notion passéiste? En effet, l’art urbain n’est pas le fait du passé, d’une certaine époque ou de styles architecturaux qu’on applique à la composition urbaine. L’art urbain s’adresse aux espaces urbains, à ces « vides » entre les « solides » de la ville, qu’on appelle souvent : les espaces publics. Oui bien sûr, à la Renaissance, l’espace public était confiné entre les parois des bâtiments dont les façades étaient clairement déterminées par leur époque et leur style architectural. Les places publiques et les rues étaient clôturées par les façades de bâtiment. D’où l’importance de l’architecture et de sa prédominance artistique dans la continuité de l’espace urbain à créer. Le Quattrocento a puisé dans les règles de l’architecture et de la

sculpture pour tisser des liens dans l’espace de la ville. Mais le modernisme et la redéfinition des modes de tenure ont fait en sorte de modifier l’espace urbain. Les bâtiments sont maintenant des sculptures entourées d’un espace ouvert bien trop souvent indéfini. L’espace public et l’espace ouvert privé sont en continuité. On parle maintenant d’espace urbain, un espace qui englobe tout le volume compris entre les façades. Est-ce que l’art urbain perd pour autant sa raison d’être? Nous verrons, malgré cette redéfinition de l’espace urbain, et à une époque où cet espace moderne, maintenant post-moderne, est décrié pour sa monumentalité, sa froideur et son manque de sensibilité, que le besoin de créer des places et des rues qui possèdent des caractéristiques de convivialité est encore plus d’actualité. L’art urbain, par le lien qu’il crée entre l’architecture, le paysage, l’art public et le design permet de consolider les compositions urbaines et leur confère une identité bien arrimée à la société actuelle et sa culture tout en préservant la mémoire des lieux.

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D’un art qui se fondait sur des principes esthétiques architecturaux et sculpturaux pour établir les fondements de la composition urbaine, l’art urbain doit maintenant être une attitude transdisciplinaire, à laquelle les professionnels de l’aménagement doivent recourir, ensemble, pour modifier, façonner, transformer ou créer les nouveaux espaces urbains. Prenons, à titre d’exemple, le « Millenium Park » à Chicago et la place du « Jay Pritzker Pavilion » de Gehry ou des aménagements paysagers dans cet ensemble. Ce sont des éléments, qui pris isolément, pourraient être du design ou de l’architecture du paysage de très grande qualité. Mais considéré dans un contexte global, l’objectif premier consiste à créer une composition urbaine qui soit respectueuse de la continuité historique, du contexte urbain et surtout, arrimée aux besoins actuels de la société. Le résultat, l’art urbain, a été de créer une place (tiré de l’expression « place making ») tout en tissant un lien avec tous les éléments et les dimensions du design urbain. L’architecture n’est pas objet ou sculpture, mais partie prenante de l’entière composition urbaine. L’attitude réelle de l’art urbain est d’arriver à aménager l’espace urbain, de créer des places, des rues des parcs qui ont une mémoire du lieu, de la société et de sa culture et qui constituent une composition équilibrée de l’architecture, du paysage, du design, du contexte et de l’art public.

L’art urbain à la Renaissance Sienne et Florence, deux rivales en continuité historique; la première, ville du Moyen Âge avec ses dédales de rues et ruelles et l’autre initiatrice de l’époque de la Renaissance avec les premiers essais de continuité architecturale et artistique au fil de ses places et parcours urbains. En fait, chacune de ces villes, représente l’aboutissement d’une évolution qui lui est propre, mais qui influence ou inspire l’autre.

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L’art urbain de la Renaissance tire son fondement dans la régularisation de la ville tortueuse et insalubre qu’est celle du Moyen-Âge. Sienne en est l’exemple : Son réseau confus de ruelles, le chemin d’âne tel que Le Corbusier le dira plus tard, ses places sans liens formels telles la piazza del Campo (place civique), la piazza del Duomo (place religieuse) et la piazza del mercado (la place du marché), et surtout une architecture hétéroclite voilà ce que la Renaissance cherche à corriger. Elle ne le fera pas par le biais de l’urbanisme ou des plans régulateurs, car à cette époque on commence

tout juste à prendre conscience du contexte, du paysage. On utilisera pour créer des liens dans la ville, l’application de règles architecturales, et une nouvelle représentation de l’espace qui vient de naître : La perspective. Dans le cas de Florence, le « Palazzo Vecchio », plus ancien comme son nom le dit, est mis en valeur par la perspective de la « Galeria Uffizi ». Des compositions architecturales respectant les

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« nouvelles règles de style », l’utilisation de la sculpture et de l’art public et la création de nouveaux espaces urbains tels que la place du prince (piazza della signoria) et la « loggia » servant aux réceptions et cérémonies, viennent donner un nouveau sens à la ville et à la démocratie de Florence, tout en respectant la continuité historique. Ce souci de régulariser la ville par l’esthétique, d’intégrer l’art et l’architecture, d’utiliser la perspective pour créer des liens et surtout d’attribuer une dimension esthétique globale à la composition urbaine constitue la fondation de l’art urbain. C’est le premier pas vers l’urbanisme, et aussi, une intention très affirmée, aux passages des époques, du Moyen-Âge à la Renaissance, de l’hégémonie religieuse à la pensée humaniste, d’effectuer la continuité historique à travers le temps et l’espace urbain. Villes anciennes et l’urbanisme La notion de l’art urbain est remise à l’avant-plan au moment où, encore une fois, nous devons effectuer le passage entre deux époques, celles de la ville ancienne à la nouvelle ville industrielle. C’est l’avènement de l’urbanisme et de ses mécanismes de régulation afin d’assainir la ville ancienne. Les

grandes avenues à Paris, le Ring à Vienne et plus spécifiquement la grille de Cerda dans « l’ensanche » à Barcelone, voilà des interventions qui mettent en question les qualités et la valeur de la ville ancienne. C’est sous cette pression, soit celle de faire cohabiter les besoins d’assainissement et d’efficacité des déplacements avec l’intention de conserver l’échelle humaine, les aspects conviviaux et le charme des villes anciennes, que revit l’art urbain et se développent les notions de patrimoine urbain. C’est à la deuxième moitié du XIXe siècle qu’apparaissent ces conflits à la bordure de la ville ancienne et c’est à ce moment que Camillo Sitte ressuscite en quelque sorte l’art urbain en publiant le livre « L’art de bâtir les villes » dont le sous-titre « L’urbanisme selon ses fondements artistiques » constitue le vrai titre… Pour lui, il n’est pas question d’utiliser ces fondements esthétiques comme base à l’urbanisme dans les nouvelles parties de la ville, mais surtout de donner à cet urbanisme la possibilité d’avoir lieu dans la ville ancienne tout en préservant ses qualités intrinsèques. Réguler et assainir certes, mais sans l’utilisation du plan et de sa grille. Des fondements artistiques, plus que géométriques et fonctionnels; il s’agit donc pour lui d’établir des liens dans la ville baroque par ses rues et ses places.

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Ces préceptes prennent la forme de quatre séries de constats qui constituent, pour lui, l’essence même de l’urbanisme dans les villes anciennes : - La relation entre les édifices, les monuments et les places ; - Le dégagement et la fermeture des places; - Les dimensions, les formes et les irrégularités des places; - Les groupes de places. Son approche, qui prendra le nom de l’analyse « pittoresque », est basée sur l’évaluation de la ville, non pas à vol d’oiseau comme les urbanistes ont tendance à le faire, mais à partir du sol, à partir de l’échelle humaine, de la ville vécue. Il en tente même une application, en se basant sur ces fondements artistiques et en proposant une approche en quatre temps, soit : - La suppression des conflits de styles; - Le renforcement sensible de l’effet architectural; - La création de groupe de places originales; - La possibilité d’un grand nombre de monuments. Le mérite de cette approche, à l’intersection de deux époques urbanistiques, est de fusionner l’architecture, les places publiques, les monuments et l’art public en une vision globale de l’esthétique urbaine. Cette deuxième vie de l’art urbain, permettra pour un de ses fidèles lecteurs, Gustavo Giovannoni, dans « l’urbanisme face aux villes anciennes » d’énoncer la nouvelle notion de « patrimoine urbain ». La pratique de l’art urbain Aujourd’hui, au moment même où la ville fonctionnelle et son urbanisme sont remis en question, où l’efficacité de sa grille, de ses grands boulevards et l’omniprésence de la motorisation rend impersonnelle l’utilisation de ses espaces urbains, où la monumentalité des interventions architecturales évacue l’échelle humaine et la convivialité des places et rues, la pratique de l’urbanisme se tourne à nouveau vers l’art urbain. Mais cet art ne peut plus être le fait d’une seule pratique, d’une seule discipline qui transcende les autres, que ce soit l’architecture, l’urbanisme, l’ingénierie, ou le paysage. Nul ne peut composer à lui seul l’espace urbain, il s’agit de développer une attitude qui permettra à l’ensemble de ces professions, de ces pratiques, d’œuvrer de concert. C’est ainsi, qu’un groupe français : le « séminaire Robert-Auzelle » a mis en place les bases de ce renouveau de l’art urbain. Il définit celui-ci comme « l’ensemble des démarches pluridisciplinaires conduisant à créer, composer ou à transformer l’espace urbain ». Robert Auzelle, un architecte-urbaniste, décédé en 1983, pratiquait pour l’État, et a participé au développement du plan de la Défense ainsi qu’à ceux des différentes villes nouvelles qu’on retrouve aux alentours de Paris. Que ce soit à Marne-la-Vallée, Cergy-Pontoise ou Saint-Quentin-en-Yvelines, c’est en s’appuyant sur les préceptes de “l’attitude art urbain”, qu’il a lui-même élaborés, que les différentes équipes de design ont pu créer des milieux de vie agréable, à l’échelle humaine et arrimés à la mémoire des lieux. Il faut cependant admettre, qu’ici en Amérique, cette définition peut se confondre avec celle du design urbain. Toutefois, le design urbain est un processus qui englobe l’art urbain, ce dernier étant à la fois

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l’attitude que l’équipe de design doit adopter en cours de conception et le produit du design urbain qu’on pourrait qualifier d’art urbain. « L’attitude art urbain » constitue donc le moyen de s’assurer que le processus de design reste arrimé aussi bien à la mémoire du lieu qu’aux attentes sociales et culturelles. L’attitude art urbain c’est apprendre… … à regarder la ville Le premier précepte de l’attitude urbaine est d’apprendre à regarder la ville. Aussi bien comme espace perçu que comme espace vécu. On dit souvent que la géographie, l’urbanisme ou le design urbain s’apprennent par les pieds. Il en va de même pour l’art urbain. Pour apprendre à lire la ville, il faut la vivre… et pour la vivre il faut la marcher. Que l’on soit étudiant, voyageur ou professionnel de l’urbain tout passe par l’activité urbaine et comment elle prend place dans l’espace urbain.

Dans le regard qu’on pose sur la ville il y a celui de l’acteur impliqué dans la vie urbaine mais aussi celui un peu plus éloigné de l’observateur qui perçoit la scène urbaine, l’espace urbain. Cette ville perçue, l’est par le biais des panoramas, des profils ou encore de

vues angulaires, qui nous permettent de voir, comme ici à Curitiba les « doigts » du développement ou dans le profil de New York, les strates architecturales de son évolution. Il y a, depuis peu, les nouvelles technologies, notamment les vues satellitaires, disponibles par exemple sur Google Earth, éloignées ou rapprochées, en plein plan ou angulaires qui, sans interprétation, nous

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aident à lire la ville. Ce sont des perceptions, qui nous permettent également d’avoir une vue globale qui tient compte des aspects environnementaux et des différentes percées visuelles, invisibles à l’œil précédemment. L’espace vécu pour apprécier la ville est basé sur des différentes techniques qui ont été développées à partir des années 1950, en particulier par Gordon Cullen dans « Townscape » et Kevin Lynch dans « Image of the city ». On perçoit la ville à travers les parcours de la vie quotidienne afin d’en extraire une représentation, une image. Ces différents parcours peuvent être illustrés, par des techniques de séquences panoramiques, itératives ou linéaires qui permettent de tenir compte dans la perception de l’espace, des aspects dynamiques et séquentiels; le temps, les saisons, la nuit le jour constituent la quatrième dimension de l’espace urbain et l’aspect fondamental de la perception de l’évolution. … à apprendre vocabulaire de l’art urbain C’est en fait l’évolution des usages, des formes et des décors exemplaires. Ces exemples, ces précédents, constituent les premières bases du langage de l’art urbain qui aidera à l’échange interprofessionnel dans le cadre du processus de design. Le site Internet de Robert Auzelle (http://www.arturbain.fr/) illustre le vocabulaire français de l’art urbain, dans un contexte français, avec des objets français. On y voit aussi l’influence et l’évolution des différentes typologies, non pas architecturales, mais des typologies de l’art urbain. Ce vocabulaire devra transcender les cultures et les lieux. C’est pourquoi nous aborderons Barcelone, dans cette optique, afin de parfaire et illustrer cette typologie. … à cultiver la mémoire du lieu Cet aspect est fondamental et constitue la plus grande difficulté d’apprentissage de l’art urbain. Il n’est pas question, ici, de faire « comme » mais de faire « avec »; donc, ne pas imiter, pasticher ou bloquer dans le temps un espace urbain. Il s’agit plutôt de comprendre l’évolution sociale, historique, culturelle et politique du lieu afin de l’accompagner dans sa continuité. … à communiquer C’est l’enseignement, l’apprentissage, la consultation, la concertation et les débats. Communiquer oui, mais écouter surtout comprendre pour agir dans l’espace urbain. … à travailler en équipes pluridisciplinaires (architecture, paysage, ingénierie, design, art public, etc.). Une équipe doit travailler, dès le départ, ensemble. Chacun a sa place mais aucune n’est prépondérante. Le design urbain est un processus qui exige la participation et l’interaction des disciplines professionnelles de l’urbain à tout moment. Le processus est transparent et doit être soumis à une évaluation constante afin que le produit, l’art urbain, soit en parfait synchronisme avec les aspects contextuels sociaux, physiques et culturels.

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Barcelone, un exemple d’art urbain Ces cinq aspects de l’attitude art urbain sont présents inconsciemment dans l’évolution de Barcelone. Nous suivrons l’évolution de Barcelone dans ses trois grandes phases de développement : la ville ancienne, l’extension du XIXe siècle et le nouvel axe monumental du XXIe siècle. Cette lecture de la ville nous permettra de comprendre comment à chaque étape les espaces urbains se sont façonnés en fonction du contexte social et historique de Barcelone, quels sont les éléments et le vocabulaire d’art urbain propre à Barcelone, comment en retirer les éléments significatifs et comment s’est cultivé la mémoire du lieu.

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Comparaison de différentes villes Tout d’abord, à l’aide de photos satellitaires prises à 7 km. d’altitude représentons quatre villes à des échelles identiques, afin d’en comparer les caractéristiques liées à la perception. Nous visualisons un territoire de 8 km par 6 km soit environ 50km2, deux villes nord-américaines, Montréal et New York et deux villes européennes, Barcelone et Paris. À partir de ces observations, qu’est-ce qu’on peut apprendre de ces villes, de ces différentes vues et de ces perceptions? Ce qui frappe le plus est inévitablement la couleur. On voit que les villes nord-américaines sont grisâtres, tandis que Barcelone possède des couleurs de terre et Paris des couleurs s’apparentant à l’ardoise et le calcaire. Ceci est dû au fait que Montréal et New York sont principalement constituées de toits, de rues et d’aires de stationnements asphaltés, qui leurs confèrent une couleur relativement neutre. Barcelone, très méditerranéenne, avec des toits de tuiles et Paris, avec ses jardins, ses places et rues en dallage et ses toits d’ardoise ou de cuivre, possèdent, même vues de l’espace, la mémoire des lieux. On peut également remarquer la texture de la ville. À New York par exemple, les deux centres-villes (CV) ressortent assez clairement avec les ombres portées, ainsi que leur trame urbaine orthogonale. À Montréal, pour les mêmes raisons, un centre-ville (CV) se détache tandis que dans son quartier historique, le Vieux-Montréal (VM), on peut observer une trame plus serrée, plus lisse. Dans le cas de Barcelone, il est facile de percevoir la vieille ville (VV) avec sa trame très serrée et inextricable comparativement à la grille régulière et relativement relâchée de l’extension. De façon plus particulière à Barcelone, la partie Est de la ville (22@) prend de plus en plus la texture et la couleur des villes nord-américaines puisqu’on commence à traiter ce quartier avec des techniques d’implantation plus intensives et des matériaux contemporains qui ne sont plus issus du « terreau » local. Ces premières observations liées à la perception nous donnent déjà la qualité même des espaces urbains que nous vivrons au cours de notre visite de la ville. Barcelone versus Montréal Pourquoi choisir de comparer Montréal et Barcelone? Peut-être parce que ces villes ont des formes et des tailles semblables, mais surtout parce que la marque du temps et de l’évolution urbanistique superposent, dans les deux cas, sociétés et cultures afin de produire une diversité d’espaces urbains qui franchissent et transcendent les époques. Barcelone a un profil qui ressemble beaucoup à Montréal par la place de sa montagne, le Montjuic et celle de son port qui jouent un rôle important dans la formation et le développement de la ville; un peu comme l’ont fait le Mont-Royal et le Vieux-Montréal et son port pour Montréal. Barcelone a cependant un profil relativement plat, comme bien des villes européennes, où seuls quelques repères isolés comme la Sagrada Familia ressortent. Mais Barcelone voit depuis quelques années, avec le

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développement de son nouveau quartier international à l’Est, son profil s’élever sous le coup de la pression immobilière et des nouveaux spectacles monumentaux des architectes internationaux. À l’inverse de Montréal qui, pour la majorité des résidants et visiteurs, a son profil perçu à partir du fleuve et de ses ponts, Barcelone est représentée le plus souvent à partir des montagnes. Toutefois, Montréal a souvent été illustrée et photographiée à partir de la montagne, de son belvédère. Mais cette « ville perçue » n’est accessible qu’à quelques automobilistes ou résidants fortunés, et très peu aux piétons.

Barcelone est dotée d’une diagonale de 10km de long « dessinée » par l’urbaniste Cerda au XXIe siècle lors de la confection de son extension. Cette marque particulière dans la trame de Barcelone peut être perçue en plan, mais aussi dans les traces de l’évolution urbanistique et dans la planification future. Elle sera, dans sa partie Est, l’axe principal du nouveau quartier international et le terrain de jeux des architectes qui viendront s’y exprimer. Est-ce que cet axe peut acquérir autant de symbolisme et représenter un lien aussi fort que l’axe traditionnel de la Rambla (R) et du Passeig de Gràcia (P)? Plus que la diagonale, ce corridor qui a traditionnellement uni, à travers, tout d’abord,

la vieille ville et ensuite l’Eixample de Cerda, la mer et les villages au contrefort des montagnes situées au nord, est, comme nous le verrons, le fil conducteur, le lien propre à l’art urbain et l’identité de Barcelone. Barcelone, surtout dans son vieux quartier (VV), à l’intérieur de ses anciennes fortifications, est une ville qui se marche. Bien sûr, son climat clément rend l’expérience agréable, mais c’est surtout la qualité des liens à travers ses espaces urbains, son art urbain, qui rend la ville attrayante. Montréal, malgré le fait qu’elle se confine, dans un espace à peine plus grand que la ville ancienne de Barcelone, entre le Mont-Royal et son fleuve, son centre-ville et son centre historique, n’arrive pas à rendre convivial au piéton cet espace. Qui peut prétendre avoir marché du Vieux-Port à la montagne? Une balade d’à peine 2 kilomètres à vol d’oiseau, mais combien improbable à pied. Est-ce que Montréal peut rétablir cette connexion entre le fleuve Saint-Laurent et le Mont-Royal? Il peut sembler évident que Barcelone y est arrivée par ces grands axes. Nous verrons que c’est beaucoup plus par les liens de l’art urbain, par son histoire et son évolution urbanistique qu’elle a su tisser cette identité indélébile qui imprègne l’espace urbain. C’est pourquoi nous nous intéressons à Barcelone, à son art urbain, qui représente l’attitude à adopter afin de produire des espaces urbains significatifs en continuité historique et culturelle avec la mémoire du lieu.

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Barcelone et ses phases d’urbanisme Barcelone est un terrain de jeu idéal pour l’urbaniste. On peut clairement discerner trois grandes étapes de développement urbanistique. Tout d’abord, jusqu’au milieu du XIXe siècle, la ville ancienne confinée à l’intérieur de ses fortifications, ensuite, l’Eixample, une grille orthogonale pensée par l’urbaniste Cerda qui vient combler “l’ensanche”, cet espace non développé entre le vieux centre et les “villages” en périphérie et finalement, au début du XXIe siècle le développement de l’axe sud-est de la diagonale qui fait contrepoids à l’essor naturel de la ville vers l’ouest. L’origine de la ville (1) C’est la vieille cité divisée par La Rambla (R) qui unit le port et la Place Catalunya. Cette place triangulaire constitue le centre ou le « hub » de transfert qui permet à l’ensemble de la communauté métropolitaine de rallier par le métro la vieille ville vers le sud et l’Eixample vers le nord. La grille (2): Barcelone est une ville particulière. En effet, Madrid, l’état central, a contraint Barcelone jusqu’en 1850, à l’intérieur de ses fortifications. C’est ainsi que Barcelone a dû s’agrandir par “en dedans”, l’obligeant à rehausser son profil et surtout à augmenter l’intensité d’utilisation du sol. Principalement à cause de l’insalubrité on a du accepter qu’elle sorte de ses fortifications. Cependant, afin d’éviter que les riches bourgeois catalans aillent s’installer dans ces nouveaux espaces, on a

demandé à l’urbaniste d’établir une grille uniforme et égalitaire qui pourrait contrer les pressions spéculatives. C’est pourquoi Cerda a conçu un îlot carré aux coins tronqués, avec jardin au centre qui, répété, crée cette grille. Tous les îlots sont semblables dans cette partie comprise entre la ville et les villages extérieurs. Le tout établi en fonction de deux axes, soit le méridien et le parallèle, qui viennent couper à 45 degrés cette grille.

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Cette trame sera la base même de l’art urbain dans ce quartier. Grands boulevards, intersections aux caractéristiques particulières et surtout une forme d’îlot qui vient se briser sur les grands axes; tout est en place pour créer de nouveaux espaces urbains salubres et fonctionnels. Mais on a beau chasser le naturel, le rationaliser, il revient toujours. C’est ainsi, que la Rambla, (R) cette voie historique de la vieille ville, trouvera son “chemin” à travers la grille pour créer avec le Passeig (P) et la diagonale (D) vers l’ouest, un axe commercial long de cinq kilomètres qui constitue le moteur économique de la ville, le symbole de centralité et le générateur d’activités et d’espaces urbains le plus dynamique de l’agglomération (en rouge sur la carte). L’axe monumental (3): Il s’agit de l’axe monumental catalyseur du nouveau quartier de Barcelone (en bleu sur la carte). Cette nouvelle étape d’urbanisme du XXIe siècle cherche à tourner le développement vers l’est afin de contrebalancer le propension naturelle de la Diagonale à se développer vers l’ouest. Barcelone, la ville vécue et ses éléments d’art urbain 1) La vieille cité Passons maintenant de la petite échelle de la ville perçue à l’échelle rapprochée de la ville vécue où nous pourrons découvrir les particularités de l’art urbain Barcelonais. On reconnaît à travers le tissu urbain le forum romain à l’intersection du cardo et du decumanus au centre du vieux quartier : le Barri Gotic. C’est la Rambla, au centre, qui limite ce quartier et le distingue du Raval à l’ouest. Ces deux quartiers constituent la vieille cité qui correspond à la ville baroque décrite par Camillo Sitte. a- La Rambla On dit “Las Ramblas” car elle est constituée de plusieurs tronçons qui sont remblayés sur un ancien cours d’eau asséché. Sur ce remblai on y a construit une promenade exclusivement dédiée au piéton avec de part et d’autre des allées de circulation qui desservent les propriétés riveraines. Cette typologie se retrouve un peu partout en Catalogne, dans différentes villes ou villages. C’est l’exemple parfait de ce qu’on entend en art urbain par la mémoire du lieu. À la fois circulation et promenade elle divise la vieille cité, mais en dessert ses centres de quartier et unit les pôles: le port au sud et la place Catalunya au nord. Avec son flot incessant de piétons, l’animation urbaine au centre et ses alignements d’arbres qui bordent et isolent la promenade centrale des voies de circulation, sont un événement en soi. La Rambla, est aussi le lieu de rendez-vous du tout Barcelone, pour les Barcelonais qui la descendent à partir de la place Catalunya au nord, et aussi, pour les touristes qui à partir des hôtels sur la plage, la montent pour amorcer leur visite. Rien à voir avec une avenue ou un boulevard, la Rambla

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est fortement ancrée dans la continuité historique, sociale et culturelle de la ville et constitue l’élément fort du vocabulaire de l’art urbain catalan.

b- La place Catalunya Élaborée et mise en place au début du XXe siècle cette place constitue une typologie en soi. C’est une place centrale par laquelle la majorité des Barcelonais va transiter en émergeant du métro afin d’accéder, à pied, à leur lieu de travail dans les quartiers avoisinants de la vieille cité ou de l’Eixample. D’autre part, elle voit, en son pourtour, s’établir les grands magasins qui, dans les autres villes comme New York, Chicago ou Montréal, s’alignent généralement le long des boulevards desservis par le tramway. Cette place est donc, à la fois, une plaque centrale de transit, et une place commerciale d’échelle régionale. Elle représente le passage obligé pour tous ceux qui veulent accéder à la Rambla et au Paséo de Gracia. Elle est surtout le lien urbain, la place qui cimente ensemble tous les quartiers qui la bordent.

c- Le mobilier urbain La Rambla est une voie de promenade; les piétons sont toujours en mouvement. Cependant, même si les gens s’attroupent à l’occasion pour assister à un spectacle d’art de la rue, participer à une activité ou encore pour l’achat de journaux ou de fleurs il n’y a pas beaucoup d’aires de repos ou de bancs. La végétation est abondante (arbres et plantations) mais l’espace est dégagé et réservé à la circulation. Le mobilier urbain est spécifique à Barcelone. Il se doit d’être multifonctionnel. Un lampadaire sert à l’éclairage, bien évidemment, mais il sert aussi d’abreuvoir, de fontaine et d’objet décoratif; il est même objet d’art, et repère urbain. Par son traitement, il s’insère dans la continuité historique et constitue le lien propre à l’art urbain

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barcelonais. C’est l’esprit propre à Barcelone: un élément ne peut pas servir qu’à une seule chose! Le mobilier urbain a été conçu en utilisant l’art nouveau et est représentatif de l’aspect inventif et pratique inhérent à la société barcelonaise. d-L’art nouveau et l’architecture renouvelée de la ville L’ensemble du vieux quartier s’est construit ou reconstruit à l’intérieur des fortifications de façon verticale. À la fin du 19e siècle, apparaissent alors, de nouvelles fonctions commerciales spécialisées telles que les pharmacies, pâtisseries, chocolateries... Un peu comme ceux d’aujourd’hui, ces commerces veulent se distinguer des autres. Leur façade, celle du rez-de-chaussée en particulier, s’inspire de l’ère du temps. On utilise l’art courant, l’art nouveau qui est le plus prestigieux à l’époque, et qui devient l’identification, la distinction de ces nouvelles installations. C’est ainsi, que l’expression artistique, par un heureux amalgame de l’architecture, de l’art et de l’affichage, devient art urbain.

Dans la même optique, certains marchés, dont La Boqueria, marché central sur La Rambla, sont initialement conçus comme bien d’autres marchés du XIXe siècle, en structure de fonte. Bien sûr ces marchés ont été refaits depuis, mais c’est en conservant cette authenticité qu’ils ont su se transformer et incorporer des valeurs contemporaines. Par exemple, le marché Santa Catarina, dans le quartier voisin de la Boqueria, a vu son toit refait, tout en conservant sa base originale. Les résidants de ce quartier populaire bénéficient maintenant d’un nouveau symbole architectural tout en conservant un équipement urbain essentiel à la vie de quartier. Ce sont ces éléments d’architecture intégrés dans la fabrication de l’espace urbain, qui rendent ces espaces

conviviaux et dotés d’une qualité esthétique élevée. Voilà l’essence même de l’art urbain !

e-L’art public Sur La Rambla, il n’y a jamais de place dégagée. On ne modifie pas la forme pour créer une place ou un lieu de rassemblement; on la marque au sol afin que la circulation soit continue. La mosaïque de Miro, localisée en plein centre de La

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Rambla, est un espace unique de l’artère, mais également, un lieu de rendez-vous pour les Barcelonais. L’animation urbaine, par l’art du cirque et l’art dans la rue qui ont lieu sur cette voie, se juxtapose à l’architecture, au paysage et au design pour créer l’art urbain, l’aménagement équilibré, intégré et dynamique de l’espace urbain. f-La Rambla sur mer La rambla sur mer est l’extension contemporaine des Ramblas existantes vers le port: même interprétation et même typologie avec, au centre, les piétons, mais avec l’eau et le nautisme de chaque coté, plutôt que des voies de circulation. Ce nouveau tronçon est un excellent exemple de l’adaptation d’une typologie de l’art urbain aux nouvelles exigences. Si on a su conserver l’essence même de la rambla, en en faisant une promenade et en assurant une théâtralité propre à toutes les ramblas, on a réussi à adapter, dans un ensemble intégré d’art urbain, une nouvelle architecture, un traitement en courbe des éléments du paysage, un design du mobilier résolument contemporain et une ingénierie qui réinterprète, le « moll », version barcelonaise du fameux « boardwalk américain ». Cet équilibre des différentes composantes, sans prépondérance de l’une sur l’autre, est essentiel à la réussite de l’art urbain. Alliée, au respect et à la réadaptation des formes urbaines traditionnelles et à l’arrimage de la mémoire du lieu aux besoins actuels de la société, la Rambla sur mer, représente l’aboutissement de l’attitude art urbain.

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g-Plaça Real Construite au XIXe siécle sur un terrain vacant, adjacent à la Rambla, la plaça Real est la version tardive d’une typologie très forte de l’art urbain: la place royale. En Espagne les plus connues sont celles de Madrid et de Salamanque que nous appelons plaça Major. Dans leur conception, ces places répondent à des exigences assez strictes sur le plan de la forme: Complètement fermées, accessibles

par des passages, clôturées par une architecture prestigieuse, mais homogène et très souvent bordées par une colonnade au rez-de-chaussée. Ces places se revêtissent d’un traitement de sol ouvragé et exigent surtout un espace vaste, dégagé sans encombrement afin d’y tenir des rassemblements. À leur façon chaque ville a eu la sienne: San Marco à Venise, Des Voges à Paris, Del Campo à Sienne ou della Republica à Florence... Par contre, même si la plaça Réal reçoit ce traitement “royal” les Catalans ont su l’adapter, la transformer pour qu’elle leur ressemble; il fallait bien lui donner le petit coté rebelle, presque délinquant qui se retrouve dans tout l’art urbain barcelonais!

C’est pourquoi on retrouve, sur la place, des palmiers plantés là sans intention particulière, une fontaine qui sert de banc public et surtout des lampadaires, fruit de l’imagination débridée de Gaudi. La place respecte, certes, les exigences fondamentales de ce que devrait être une place royale; mais on sent bien que le respect de la royauté et de l’autorité “centrale” passe après celle de respecter la culture et l’histoire locale propre aux Catalans. La plaça Real c’est d’abord et avant tout un lieu représentatif de la société qui y vit et qui sait cultiver la mémoire de ce lieu, que ça plaise ou non aux puristes! C’est pourquoi nous ne

pouvons que tomber sous le charme de cette place qui est considérée par certains comme une des plus belles places, un des plus beaux exemples de l’art urbain.

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2) L’Eixample L’Eixample signifie l’extension. Comme on l’a vu, le mandat donné à Cerda consistait à combler l’espace entre la vieille cité et les villages au nord. Cet espace laissé libre, l’Ensanche, devait être développé rapidement et se caractériser par une uniformité qui ne permettrait aucune spéculation

foncière, un plan égalitaire. Des voies d’égales largeurs, des îlots identiques avec jardins communs au centre, un parcellaire régulier et constant de 18 mètres de largeur et une architecture uniforme de hauteur identique de six étages. C’était la vision d’un géomètre, celle d’un ingénieur qui déroule un tapis sur toute la surface avec quelques découpes et une diagonale, bien sûr, qui vient rompre cette monotonie. Le plan fut appliqué, mais ne produisit pas les résultats escomptés...

a) Le Passeig de Gràcia La plus grande force du plan de Cerda est d’avoir créé des voies urbaines larges avec l’intention d’aérer la trame et de permettre des bâtiments relativement élevés. Mais ces grandes voies étaient, déjà à leur création, cinquante ans avant l’arrivée de l’automobile, de vrais boulevards urbains,. Cette typologie est propre à Barcelone et le boulevard le plus connu est le “Passeig de Gràcia” qui prolonge la rambla vers le nord et vient rejoindre la Diagonale à la limite de l’ancien village de Gràcia. Cette particularité, de constituer une continuité de la mer jusqu’aux villages à l’ouest par la Diagonale, a donné au Passeig de Gràcia une importance que Cerda n’avait pas prévue. D’ailleurs, la Rambla, le Passeig et la diagonale, ensemble, forment aujourd’hui un alignement de tout près de cinq kilomètres de commerces, qu’on appelle le « shopping line ».

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C’est la plus longue artère commerciale continue au monde, supplantant les “strip” de Las Vegas et de Hollywood. Un ensemble de commerces de toutes tailles et prix, dont les plus prestigieux sont sur le Passeig. C’est aussi, le moteur économique de Barcelone, la porte d’entrée à son vieux centre et, évidemment, une localisation prisée qui est devenue, dès sa création, un lieu privilégié de surenchère immobilière. C’est ce qui a ébranlé l’aspect égalitaire du plan original. Le Passeig est une typologie propre à Barcelone et fortement particularisée par le plan qui l’a fait naître. Ce n’est pas un boulevard ou une avenue, comme le Baron Haussman en a créé à Paris. C’est une artère commerciale avec, au centre, des allées de circulation qui sont généralement unidirectionnelles. Ces voies sont bordées de part et d’autre par des mails plantés qui servent à isoler le flot de circulation automobile, au centre, des voies de desserte locales situées de part et d’autre. Les larges trottoirs s’étendent jusqu’aux vitrines des commerces et permettent

des activités urbaines ponctuelles (terrasses, art et spectacles de rue...) tout en supportant un flot incessant de piétons. Les plantations d’arbres sont abondantes, mais, comme il se doit dans le contexte barcelonais, elles laissent place à un désordre “organisé” par leur rythme de plantation irrégulier et leur taille variée. La particularité du Passeig tient, bien sûr, à sa morphologie générée par son ingénierie et son urbanisme. Mais d’abord et avant tout, c’est surtout par l’approche globale, où toutes les composantes de l’art urbain sont intégrées en un tout qui en fait un des premiers cas connus de “design urbain”. En effet, si l’intention première de ce plan était d’homogénéiser l’environnement urbain afin d’éviter l’embourgeoisement de l’Eixample, l’attrait du Passeig a constitué dès les premiers instants l’endroit privilégié pour que s’y établissent les nouveaux riches. Dès lors, ces mécènes de l’art nouveau se sont livrés une lutte à finir dans l’affichage de leur richesse lors de la construction de leur “casa” sur le “Passeig”. Dans le pâté de maisons de la Discorde, sur le Passeig, se sont affrontés trois architectes renommés: Puig i Cadafalch, Domenech i Montaner et Antoni Gaudi.

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Ces architectes, ont rivalisé d’originalité afin de satisfaire les exigences de ces diffuseurs de l’art nouveau en concevant des habitations sur des lots uniformes et identiques, mais qui sont toutes différentes par leur plan et leur façade. Malgré l’uniformité du plan, tous les bâtiments sont différents. Sur une seule façade, il n’y a pas une ligne qui se ressemble, et pour les créations de Gaudi, toutes ces lignes sont en courbes et méandres. La symétrie et la répétition sont deux caractéristiques qui n’existent pas dans l’architecture du Passeig. Le Modernisme catalan initié par ces architectes a teinté l’ensemble de l’art urbain de l’Eixample et de Barcelone. En regardant cette architecture exubérante et bigarrée, même les férus de l’art et de l’architecture ne savent pas si on doit aimer ou pas. Mais ce qui fait le charme de Barcelone c’est justement, que derrière cette diversité,

ce désordre organisé, il existe malgré tout un lien, un fil conducteur qui unit tous ces éléments épars: L’art urbain. Cette diversité fait en sorte qu’aucune composante de la scène urbaine ne supplante les autres. Architecture, mobilier urbain, ingénierie, art public tout est intégré par la mémoire du lieu et l’art nouveau. Le mobilier urbain, conçu par Gaudi, devient un lieu en soi. Il est espace multifonctionnel interprété dans le cadre de l’Art Nouveau, avec banc de mosaïque et éclairage de rue et piéton. Le revêtement de sol, à partir d’un motif hexagonal de Gaudi, vient unir l’ensemble des éléments de l’espace urbain. Cette fusion de style dans la diversité constitue la particularité du Passeig” et en font une des artères commerciales les plus intéressantes et agréables. b) L’îlot Sagrada L’îlot (insula) existe depuis les toutes premières grilles grecques ou romaines initiées à partir de l’agora ou de l’intersection du cardo et du decumanus où se situait le forum. Il devient un élément déterminant dans le vocabulaire de l’art urbain au moment où l’urbanisme moderne a donné préséance à l’efficacité des réseaux et à la régularité de la trame rectangulaire. L’îlot devient, en quelque sorte, la brique avec laquelle l’urbaniste fabriquera la ville. Cependant, contrairement à la trame nord-américaine qui est plutôt allongée et étroite, celle de Cerda donne lieu à un îlot carré de 113,3 mètres dont les coins sont chanfreinés. Cet îlot, avec les bâtiments au

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pourtour, dégagent au centre un coeur prévu au départ comme jardin. C’est cet îlot “urbain” qui sera multiplié à travers tout l’espace de l’Eixample. Toutefois, une exception subsiste, et c’est l’îlot de la Sagrada Familia, celui de la cathédrale conçue par Gaudi.

Cet îlot deviendra précurseur de ce qui sera plus tard reconnu comme l’îlot moderne. Contrairement au cœur “jardin”, ici, le bâtiment occupe le centre et l’espace ouvert se développe tout autour. À New York l’un des plus remarquables îlots à utiliser ce type d’implantation est celui du Rockfeller Center. Par contre ce qui est particulier dans le cas de l’îlot de La Sagrada , c’est la fusion de la vision moderne dans le respect de la continuité urbanistique de Barcelone. En effet si le bâtiment occupe le centre de l’îlot une percée visuelle a été ménagée afin d’extraire visuellement le monument. L’avenue Gaudi, une diagonale dans la trame urbaine, est spécifiquement dédiée à mettre en valeur les monuments au bout de cette percée: La Sagrada Familia et l’hôpital de Sant Pau. Ce traitement, peu fréquent dans les trames orthogonales, est une façon, pour l’art urbain de Cerda, et de Gaudi, de contourner la monotonie de la grille et de faire en sorte de restituer la mémoire de la vieille ville,

riche en perspectives qui valorise ses monuments. 3) La Diagonale de la mer La diagonale de la mer est la continuité de la grande diagonale qui transperce l’Eixample. C’est le nouvel axe du XXIe siècle qui représente la troisième vague d’urbanisme de Barcelone. Il débute au rond-point où se situe la tour Agbar et se termine à la mer, au Forum 2004. À partir de là il vient fermer le développement du bord de mer qui s’était initié pour la tenue des Jeux olympiques en 1992. a- Le quartier 22@ Ce quartier est le nouveau né de l’économie de la nouvelle Europe. Il s’agit d’abord et avant tout de renouveler le quartier existant, le Nou Barri, en lui conservant sa cohésion sociale, mais aussi d’y imbriquer un nouveau quartier basé sur les principes du développement durable.

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La Diagonal Mar devient alors l’épine dorsale de ce développement et, surtout, le lieu de l’expression monumentale de cette nouvelle vague de “stararchitects” qui viendront exposer leur création sur ce nouveau terrain de jeux. La tour Agbar de Jean Nouvel, le “Peix” de Gehry et le forum 2004 des Suisses Herzog et Meuron en sont les premiers exemples de ce spectacle architectural...

On voit que l’axe est monumental, une Rambla de dix kilomètres, avec son tramway à la mesure du piéton du XXIe siècle qui débouche sur une gigantesque place dotée d’objets démesurés, telle cette énorme pergola ou cet amphithéâtre surmonté de la grande plaque photovoltaïque solaire, le tout à l’échelle de cette architecture, à l’échelle monumentale. Cette monumentalité est la nouvelle voie urbanistique du XXIe siècle. Ces proportions faites pour être vues des airs, de l’espace, mettent en valeur l’architecture comme objet. Tout doit être proportionné à cette échelle. Mais qu’en est-il de l’échelle humaine, de la ville vécue? Si on ne tient compte que de la proportion des différentes composantes de l’art urbain les unes par rapport aux autres et qu’on oublie l’échelle de l’humain, de celui qui marche la ville, de celui qui y vit, on oublie l’essentiel de l’art urbain. Les places, les rues et les parcs que cette monumentalité crée sont vides de sens pour le piéton, surtout lorsque l’activité urbaine exigée pour animer ces espaces urbains s’éteint. Ces lieux deviennent désolés sans vie sans intérêt. Afin de réanimer ces lieux, en dehors des grands événements pour lesquels ils sont conçus, nous

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verrons qu’il faut y intégrer l’échelle humaine en invoquant la mémoire du lieu et en créant les liens entre les différentes composantes de l’espace public par l’art urbain. b) Pont du Bac de Roda

Afin de relier le nouveau secteur 22@ au quartier avoisinant, au nord, un pont devait être construit. L’occasion était belle pour inviter un architecte de calibre international: Santiago Calatrava, architecte, ingénieur et sculpteur.

D’un mandat, de concevoir un viaduc enjambant une rivière inhospitalière de voies ferrées, Calatrava en fait un exemple de ce que l’art urbain a de mieux à offrir. En effet, l’architecte aborde la conception du pont du Bac de Roda comme une œuvre pluridisciplinaire où sculpture, ingénierie, architecture, paysage et urbanisme se fusionnent. Tout d’abord, il en fait une sculpture qui représentera le nouveau symbole d’entrée de Barcelone pour les trains provenant de toute l’Europe. Ensuite cette sculpture se transforme en espace public, en lien routier sous la forme d’un boulevard bordé de trottoirs qui reliera les deux quartiers. Cette sculpture devient habitée au moment où Calatrava parvient, par le rythme de l’architecture des câblages, à fermer l’espace des trottoirs, à en faire de vraies places, tout en maintenant suffisamment de transparence pour que ces places demeurent des belvédères et des lieux liés au paysage monumental qui les entourent. Voilà donc un exemple d’un espace public, conçu à l’échelle monumentale des quartiers du XXIe siècle, mais qui offre la qualité de l’échelle humaine par ses caractéristiques de convivialité. c) La tour Agbar La tour Agbar a été conçue par l’architecte français Jean

Nouvel. Cet édifice devient le point de départ de la troisième phase d’urbanisme de Barcelone. Symbole de cette nouvelle architecture-objet qui par son échelle monumentale devient l’élément déclencheur, l’effet catalyseur pour tout grand projet urbain. Ici à Barcelone, dans ce nouveau quartier, la tour est à l’image même de

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l’architecture de l’époque moderne que la ville a connu un siècle plus tôt. On ne sait pas si on aime ou on n’aime pas! Le temps fera probablement son oeuvre, mais aujourd’hui, on peut dire que l’effet est plutôt controversé. Malgré ce que la forme laisse sous-entendre, et le fait que l’édifice semble supplanter, ou à tout le moins rivaliser, comme repère, avec la Sagrada Familia, Jean Nouvel dit respecter l’oeuvre de Gaudi. Tout d’abord, l’édifice ne dépassera pas en hauteur, celui de Gaudi... lorsqu’il sera complété. En effet, la Sagrada Familia doit recevoir, à son sommet, des flèches supplémentaires dont celle ultime et centrale de Jésus qui portera la hauteur à 170 mètres, hauteur qui est cependant inférieure à celle du Montjuic.

D’autre part, Nouvel s’est inspiré de l’arche caténaire utilisée par Gaudi pour sa cathédrale. En effet ce dernier utilisait l’arc basé sur l’hyperboloïde parabolique, cet arc obtenu en inversant la forme d’une chaîne au repos. Ainsi, en multipliant et croisant ses arches, il en a faisait la base structurale du support des flèches de sa cathédrale. Dans la conception de la tour Agbar, Jean Nouvel l’utilise pour la forme de son bâtiment. Même si on peut penser que malgré tout cette tour s’inspire de la “ mémoire du lieu ”, la différence reste importante. Toutefois comme bien d’autres oeuvres architecturales à Barcelone qui ont marqué leur temps, celle-ci s’inscrira dans le contexte urbanistique comme un repère important de l’essor et de l’identité de la ville si elle met en valeur l’intégration de toutes les composantes de l’art urbain et de la mémoire des lieux.

Montréal, le design urbain Par cette visite de Barcelone, nous avons vu que l’art urbain est souvent le produit des différentes actions du temps, des époques, des tendances urbanistiques et surtout, de la mémoire des lieux qui s’imprègne dans la facture des espaces urbains. On dit que Rome ne s’est pas bâtie en un jour, et l’art urbain en est la démonstration, car il faut bien concéder que l’espace urbain et les qualités qui en font son charme ne peuvent se mettre en place que par l’évolution lente de son cadre et des forces sociales qui le forgent. Pourtant, nous demandons plus que jamais, que ces nouveaux quartiers à ériger, ces artères commerciales à revitaliser, ces grandes zones industrielles à “requalifier”, acquièrent ce charme, cette qualité esthétique que nous observons dans des espaces patinés par le temps. Aujourd’hui, le design urbain semble la solution pour obtenir cette qualité instantanément!

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Cette qualité s’obtient, nous l’avons vu, que par un équilibre des différentes composantes de l’art urbain, notamment: l’ingénierie, le paysage, l’architecture, le design du mobilier urbain et de l’art public. Le design urbain, s’il est pratiqué en adoptant cette attitude, celle de l’art urbain, produira un projet urbain de qualité. Mais bien trop souvent, et c’est le cas du design urbain Montréalais, une discipline prend le dessus sur les autres et le projet urbain devient un projet commercial, comme “Griffintown” ou un projet architectural comme le nouveau CHUM ou encore un projet d’architecture du paysage comme le square, la place, le parc (on ne sait plus!) Émilie Gamelin”. Le premier pas à franchir, dans l’appréciation de la qualité du design urbain, est de déterminer si ces propositions sont vraiment des projets urbains et un projet est urbain que s’il traite de toutes les composantes de l’espace urbain de façon équivalente. Il n’existe pas de “designer urbain” c’est plus souvent un travail d’équipe pluridisciplinaire qui accompagne la conception du projet, sa mise en oeuvre et aussi et surtout son utilisation. Cette continuité, alliée à la transparence et la communication du processus de design, et l’appui qu’il prend sur la mémoire du lieu, sont les piliers sur lesquels le projet urbain doit reposer.

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On peut citer, ici à Montréal, à titre d’exemple de projet urbain: Le Quartier International de Montréal. L’équipe de design a su allier toutes les composantes de l’espace urbain par la mise en place de liens qui sont l’essence même de l’art urbain. Aucune discipline ne supplante l’autre. L’architecture tantôt existante, tantôt nouvelle, comme la Caisse de Dépôt, vient participer à l’encadrement, la fermeture de l’espace urbain. L’architecture du paysage, l’art public et le design lient les parties de l’espace urbain, et sont parfois les repères dans cet espace. Ces composantes deviennent alors, l’architecture de l’aménagement urbain à l’instant même où le cadre bâti devient l’arrière-plan, le contexte de ces événements. En résumé, le secret de la réussite de ces espaces urbains, du design urbain, réside dans le fait de se fonder, d’encadrer et de mettre en valeur l’activité urbaine avant tout. Cependant, et c’est ce qui fait continuellement défaut à Montréal, ces projets urbains doivent s’inscrire dans la continuité urbaine et historique de l’évolution de la ville. Sans ce volet, il ne peut y avoir “ art urbain ”. C’est ce qui permet de contribuer à l’identité de la ville. Ici, on a plutôt l’impression que ces projets, s’ils sont urbains, éclatent un peu partout sans lien apparent. Les quartiers se superposent : celui du Savoir sur celui du Spectacle qui lui à son tour a été estampé sur celui du

Quartier Latin. Parfois, certaines continuités historiques sont annihilées telle la rue La Gauchetière qui sera interrompue par l’implantation du CHUM. À d’autres moments, on amplifie des liens, comme le Montréal “ souterrain ” au détriment des axes traditionnels, surtout Nord/Sud, comme le boulevard Saint-Laurent ou De Bleury. Ce manque de vision, de continuité apparente, est le plus grand obstacle à ce que la ville puisse être agréable à vivre et qu’elle acquiert cette qualité esthétique propre aux villes touristiques. Il ne s’agit pas de créer de grands axes,

de nouvelles percées visuelles dans le paysage urbain ou encore d’ériger le musée qui “catalysera” toute la

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culture montréalaise. Il s’agit, d’abord et avant tout, de tisser à travers le tissu de la ville ce lien qui a toujours distingué Montréal: Celui entre son fleuve et sa montagne. Façonner ou créer un milieu plus agréable, produire une qualité esthétique globale des espaces urbains, c’est ce que le design urbain doit atteindre. L’art urbain nous permet d’apprendre à lire notre ville et à inscrire le projet urbain dans la continuité sociale, historique et culturelle du milieu. C’est la difficile relation entre la transformation de la ville et le respect de son patrimoine, du paysage urbain et du contexte social, c’est aussi la difficile complémentarité de l’utilisation rationnelle et efficace de l’espace urbain et du besoin que toute société a de s’identifier à ses places, rues et parcs et d’exprimer à travers ceux-ci son histoire et son identité, et c’est, enfin, le difficile équilibre entre la qualité pratique et la qualité esthétique, entre une faire une bonne ville et obtenir une belle ville. Médiagraphie Quartier 22@ à Barcelone www.22barcelona.com/ Quartier International de Montréal http://qimtl.qc.ca/ Bibliographie et références IGNASI SAN, Joan& PLA, Ricard (2006). Barcelona, Barcelona, Ajuntament de Barcelona. ISBN 84-8478-204-2 ASENSIO, Paco & KLICZKOWSKI, H. (2004). Barcelona : Architectural Guide. Barcelona, Kliczkowski H. 286 p. ISBN 84-96241-65-3 BARRIL, Joan & VIVAS, Pere (2006). Barcelone : Le palimpseste de Barcelone Barcelone, Triangle Postals S. L. 427 p. ISBN 84-8478-177-1 GEHL, Jan, GEMZØE, Lars (2003). New City Spaces . Copenhague: The Danish Architectural Press, 263 p SOKOLOFF, Béatrice (1999). Barcelone ou comment refaire la ville . Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 208 p. ISBN 2-7606-1744 SITTE, Camilo (1980). L’art de bâtir les villes : l’urbanisme selon ses fondements artisti