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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1996 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 19 juin 2020 18:50 Études françaises Les lieux de l’aventure dans le roman français du Moyen Âge flamboyant Michel Stanesco Le roman chevaleresque tardif Volume 32, numéro 1, printemps 1996 URI : https://id.erudit.org/iderudit/036008ar DOI : https://doi.org/10.7202/036008ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Stanesco, M. (1996). Les lieux de l’aventure dans le roman français du Moyen Âge flamboyant. Études françaises, 32 (1), 21–34. https://doi.org/10.7202/036008ar Résumé de l'article Cet examen du rapport à l'espace dans des romans tardifs, tels Meliador, Perceforest, Mélusine et Jehan de Saintré, suggère qu'en dépit d'un relatif souci d'ouverture sur le monde et de précision géographique, ces textes optent généralement pour une toponymie marquée par l'indétermination poétique.

Les lieux de l’aventure dans le roman français du Moyen ... · Les lieux de l'aventure dans le roman français du Moyen Âge flamboyant 23 rôle principal dans la défense de la

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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1996 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 19 juin 2020 18:50

Études françaises

Les lieux de l’aventure dans le roman français du Moyen ÂgeflamboyantMichel Stanesco

Le roman chevaleresque tardifVolume 32, numéro 1, printemps 1996

URI : https://id.erudit.org/iderudit/036008arDOI : https://doi.org/10.7202/036008ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN0014-2085 (imprimé)1492-1405 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleStanesco, M. (1996). Les lieux de l’aventure dans le roman français du MoyenÂge flamboyant. Études françaises, 32 (1), 21–34.https://doi.org/10.7202/036008ar

Résumé de l'articleCet examen du rapport à l'espace dans des romans tardifs, tels Meliador,Perceforest, Mélusine et Jehan de Saintré, suggère qu'en dépit d'un relatif soucid'ouverture sur le monde et de précision géographique, ces textes optentgénéralement pour une toponymie marquée par l'indétermination poétique.

Les lieux del'aventure dans leroman français duMoyen Ageflamboyant

MICHEL STANESCO

Dans son dernier livre, si médiévalement intitulé La me-sure du monde, Paul Zumthor notait une différence importanteentre le roman moderne et le roman du Moyen Âge quantaux déterminations catégorielles d'espace et de temps: «Lesexpériences modernes nous pousseraient aujourd'hui à défi-nir le genre romanesque par référence à son rapport autemps. Dans le roman médiéval prime le rapport à l'espace.Confiné dans un nombre restreint de schemes narratifs, maisdisséminé parmi la multitude de ses personnages, le discoursromanesque, aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, capture le tempsdans cet espace, utilise le premier afin de conférer au secondun surplus de sens1. »

La primauté de l'espace pour la conscience romanesquedu Moyen Age est due à la figuration de l'action commeaventure : ce qui ad-vient— c'est-à-dire l'irruption de l'incon-nu, de l'inouï, de Y estrange— a comme corollaire le départ, laquête, les épreuves qualifiantes, la passion de l'exploit héroï-

1. Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 385-386.

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que et de la vérification de soi. Tout cela implique le chemine-ment d'un lieu à un autre, moins dans le sens d'un parcoursobjectif d'une distance entre les choses que du franchisse-ment par le héros de ses propres limites. C'est par des opposi-tions de nature spatiale que se traduit la tension entre lesniveaux d'être : ici contre là-bas, haut contre bas, droit contregauche, etc. Indifférent à des repères positifs, le chevaliererrant de la Table Ronde se meut dans un espace chargé deconnotations symboliques, morales, religieuses.

En fait, il existe au Moyen Âge autant de lieux littérairesque de variétés de discours. Si nous nous en tenons à la classi-fication des discours narratifs faite par Jean Bodel dans laChanson des Saxons, vers 1200, on s'aperçoit que la topogra-phie littéraire a une forte valeur générique. Les références àla géographie de la France sont garantes de la vérité de lachanson de geste. La «matière de Rome» est concentrée au-tour des lieux les plus prestigieux de l'Antiquité : Rome,Thèbes, Troie; cependant, la fidélité au modèle est parfoislimitée par l'adjonction d'épisodes dont la localisation ren-voie à un passé beaucoup plus récent : ainsi du siège de laforteresse de Monflor — toponyme aussi sonore que vide designifiant, comme celui de Blanchelande, par exemple —, quirappelle au public du Roman de Thèbes des expériences de lacroisade. Quant à la «matière de Bretagne», «agréable, maisvaine», selon Jean Bodel, elle situe l'errance de ses person-nages dans une Bretagne fictive, partagée en deux entitésdistinctes, mais sans frontière précise : d'un côté, le royaumede Logres, dont le centre est la cour du roi Arthur, de l'autre,des pays habités par des chevaliers cruels, des jeunes filles«desconseillées», des nains méchants, des demoiselles ex-pertes en magie, des créatures monstrueuses. L'opposition esttrès nette entre l'univers ordonné, harmonieux et courtois duroi Arthur et les «mauvaises coutumes» d'ailleurs2. Les nomsgéographiques contribuent ainsi à une répartition des genres,« la géographie crée une attente3».

Qu'elle soit «française», antique ou bretonne, la topo-graphie littéraire est indissociable d'une philosophie de l'his-toire. Si la chanson de geste ne manifeste apparemmentaucune préoccupation pour le contexte géopolitique duXIIe siècle, ce n'est que pour mieux accorder à l'Occident le

2. Rosalie Vermette, « Terrae incantatae: the Symbolic Geography ofTwelfth-Century Arthurian Romance», dans Geography and Literature, éd.William E. Mallory et Paul Simpson-Housley, Syracuse University Press, 1987,p. 145-160.

3. Marie-Luce Chênerie, Le Chevalier errant dans les romans arthu-riens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986, p. 209.

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rôle principal dans la défense de la chrétienté : la structuredramatique du monde n'a de place que pour deux campsantagonistes, les chevaliers de Charlemagne et les sarrasins.La cour de Constantinople n'est, au mieux, qu'une étape auretour d'un pèlerinage à Jérusalem, le lieu des «gabs», nondes exploits guerriers et des morts héroïques. De leur côté, les«romans antiques» créent une continuité historique, deThèbes à Troie, de Troie au Latium, bientôt relayée par l'his-toriographie des Plantagenêts, car les descendants d'Énéesont les fondateurs des peuples d'Occident. Cette translatioimperii est rendue explicite pour la première fois en une lan-gue vulgaire par un romancier : de Grèce, puis de Rome, lepouvoir (la chevalerie) et le savoir (la clergie) sont venus enFrance4.

Les lieux de l'action ne se proposent donc pas tant d'in-troduire une distinction entre réel et imaginaire que deconstituer des réseaux de signes chargés de valeur évocatrice.Pour le Moyen Age, la géographie n'est pas une disciplineindépendante, mais un chapitre de la géométrie ou de l'astro-nomie. Traditionnellement, la figure allégorique de la géomé-trie porte dans une main un compas, dans l'autre une sphère,symbole du globe terrestre. Le savoir géographique est unensemble constitué de traditions diverses, antiques, bibliques,patristiques, qui n'avait connu aucune modification majeuredepuis sa formation, à la fin de l'Antiquité tardive. Il remplitles espaces inconnus — l'Orient, l'Afrique, la mer Océane —d'une infinie variété de peuples fabuleux, de monstres et demerveilles. Le XIIe siècle se passionne, à travers le Romand'Alexandre, pour l'expédition du roi de Macédoine dans lescontrées fantastiques de l'Orient. Par contre, pour les cheva-liers de la Table Ronde, nul besoin de se rendre aux confinsde la Terre : indéfiniment, ils parcourent la forêt épaisse quientoure le château de leur seigneur ou la demeure familiale.Il leur suffit d'un pas, d'une rivière, du miroir trompeur d'unlac magique pour pénétrer dans l'Autre Monde.

Cependant, dans la mesure où le roman promène depréférence son héros dans un espace parsemé de châteaux, devais, de royaumes fictifs, mais géographiquement restreints, ilest intéressant de voir ce que devient la narration romanesqueà l'époque des «grands voyages5» qui ont préparé le passage

4. Chrétien de Troyes, Cligès, éd. par Charles Mêla et Olivier Collet,Paris, Le Livre de Poche, 1994, v. 30-44.

5. Sur le roman aux XIVe-XVe siècles, voir Michel Zink, « Le roman »,dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1, La Littéra-ture française aux XIVe et XVe siècles, sous la direction de Daniel Poirion,Heidelberg, Carl Winter, 1988, p. 197-218.

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du monde médiéval à la modernité. L'histoire de ce change-ment commence par une double contradiction. C'est à partirdu milieu du XIIIe siècle que des missionnaires se lancent envagues successives sur les routes de l'Asie centrale, de l'Ex-trême-Orient même : Jean du Plan Carpin (1245), Guillaumede Rubrouck (1253), Jean de Montecorvino (1289), Odoricde Pordenone (1314), Jourdain de Séverac (1320) et biend'autres! L'aventure orientale de Marco Polo, fils d'un mar-chand vénitien, s'étend sur presque un quart de siècle (1271-1295). Après la fermeture des routes d'Orient, en 1368,l'intérêt des Européens se porte vers l'Ouest, à la recherchedes Iles Fortunées ou d'une nouvelle route vers les Indes. Unriche corpus de relations de voyages alimente la curiosité dupublic. Il serait pourtant erroné de croire que ces voyageurstéméraires ont une appréhension directe et objective de laréalité. Souvent, ils ne fournissent que la démonstration de lavérité des anciens livres sur les mirabilia du monde. La distinc-tion moderne réel-irréel a peu de sens pour eux : les mer-veilles suscitent l'étonnement, mais très rarement le doutequant à leur existence. Marco Polo modèle ses découvertesd'après des textes légendaires comme le Roman d'Alexandre etla Lettre du Prêtre Jean6; en outre, sa voix n'arrive au public qu'àtravers l'écriture de Rustichello de Pise, auteur de romansarthuriens. Le voyage même de Colomb est en grande partieune entreprise eschatologique7.

D'un autre côté, alors que l'Occident prend de plus enplus contact avec des civilisations étrangères, Vhomo viatorqu'est le chevalier errant ne semble guère concerné par cetteentreprise, du moins dans le roman français. Ni les expédi-tions vers l'Orient ni l'expansion géographique de l'Europevers le sud et vers l'ouest ne modifient le cadre de son action.Contrairement à ce qu'on a pu croire, la Terre n'a pas changébrusquement d'aspect. Des notations comme Babylone, laPerse et l'Inde continuent d'évoquer des lieux exotiques bienéloignés, non pas des endroits réels. Le processus de désen-chantement de la Terre, comme celui de la sécularisation ducosmos, fut un processus de longue durée.

La littérature arthurienne tardive est exemplaire à cetégard. L'auteur du roman de Perceforest* (rédigé entre 1314?-

6. Cesare Segre, «Introduzione» à Marco Polo, Millione. Le divisa-ment dou monde, éd. Gabriella Ronchi, Milan, Mondadori, 1982, p. XIV.

7. Claude Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du MoyenÂge, Paris, Payot, 1980, p. 110-111.

8. Le Roman de Perceforest, première partie, éd. Jane H. M. Taylor,Genève, Droz, 1979; troisième partie, éd. G. Roussineau, t. I, 1988, t. II,1992; quatrième partie, t. MI, 1987.

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1340?) ne nous fournit aucune indication précise sur l'Angle-terre, le principal théâtre d'action de ses chevaliers. Elle y estréduite à sa plus simple expression — une vaste forêt «aventu-reuse». À peine témoigne-t-il de quelques connaissances de laZélande et de la Flandre, ce qui laisse supposer qu'il étaitoriginaire des Pays-Bas. Le roman s'ouvre par une descriptiongéographique des îles Britanniques empruntée à Orose, alorsqu'elles étaient relativement bien connues des contemporainsdu romancier; la Topographia Hibernica de Giraud de Barri luiprocure aussi une description de l'Irlande. Leur fonctionn'est autre que de garantir l'authenticité de Yystoire.

L'ambition de l'auteur est d'écrire l'histoire de la Bre-tagne pré-arthurienne dont la fondation se rattacherait à unépisode de la vie d'Alexandre le Grand. Alors que le fameuxroi est en route vers les Indes, son navire est poussé par unetempête sur la côte d'Angleterre, un pays en proie à l'anar-chie. Il n'y restera que le temps de confier les couronnesd'Angleterre et d'Ecosse à deux de ses compagnons, Betis(qui prendra le surnom arthurien de Perceforest) et Godifer,d'inventer le jeu du tournoi pour revigorer la chevalerie et dedevenir, après avoir été le prisonnier de la Dame du Lac,l'aïeul du roi Arthur. Dans cette tentative de réécriture de lapré-histoire arthurienne,

un problème géographique spécifique se pose : la GrandeBretagne est l'Angleterre ; cette mutation objective rend diffi-cile le maintien d'une géographie mythique, dans laquelle onne saurait bien sûr retrouver les données réelles. En substance,on peut dire que la Bretagne d'Arthur est coincée entre uneconception cosmographique héritée de l'Antiquité [...] et uneconception mythique, telle qu'elle est fournie par YHistoriaRegum Britanniae de Geoffrey de Monmouth [...]. En aval deces deux visions de l'espace incompatibles entre elles, se situela réalité, telle qu'elle affleure dans le prologue auctorial :rivières et abbayes contemporaines, parfaitement identifiables,qui constituent les étapes d'un itinéraire touristique et nonplus aventureux9.

Cependant, l'action du roman s'étend sur près de deuxcents ans, jusqu'à l'arrivée du Graal en Angleterre et laconversion du pays à la religion chrétienne. Au cours de cettepériode, la chevalerie déploie sans relâche une activité civilisa-trice et pacificatrice sur l'Angleterre, habitée par des géants,des enchanteurs maléfiques, des seigneurs tyranniques et unepopulation misérable. Dès que les créatures mauvaises sont

9. Anne Berthelot, «La Grande Bretagne comme terre étrange/ère :le tourisme d'Alexandre dans le Roman de Perceforest», dans Diesseits- undJenseitsreisen im Mittelalter, éd. Wolf-Dieter Lange, Bonn, Bouvier, 1992, p. 12.

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éliminées, l'espace est organisé en «régions» (royaumesgouvernés par un roi), et les anciennes terres sauvages chan-gent de nom: la «Roide Montagne» devient l'Irlande, la«Selve Carboniere» le Brabant et le Hainaut, la «Forest auxMerveilles» le Northumberland. Une fois les «régions» chris-tianisées, elles deviennent des «provinces» et changent à nou-veau de nom pour rappeler leur saint patron ; elles seront leslieux où s'accompliront les mystères du Graal. Le lien est ainsifait avec YEstoire del Saint Graal: «La géographie réelle a doncdisparu devant la géographie poétique arthurienne10. »

Un autre «prolongement rétroactif» du Lancelot-Graalest le Meliadoru de Jean Froissart, immense roman inachevéde plus de 30 000 vers (écrit entre 1365 et 1383). L'actiontouffue de ce roman, construit sur le motif de la princesse quin'épousera que le plus vaillant des chevaliers, se situe en An-gleterre, en Ecosse et en Irlande, au temps de la jeunesse duroi Arthur. Comme on sait que Froissart a séjourné en Ecosseau début de la rédaction du roman, il n'est pas sans intérêt devoir dans quelle mesure il s'écarte du paysage arthurienconventionnel pour faire part de sa propre expérience. Or, ilfaut convenir que la récolte des données réelles s'avère déce-vante. Froissart situe la limite de l'Angleterre et de l'Ecossetelle qu'elle existe dans les années 1360, place correctementl'île de Man entre l'Irlande et l'Ecosse et révèle une connais-sance à vrai dire assez approximative de la côte ouest de l'An-gleterre et de l'Ecosse12. Un reflet de l'opinion de la courd'Angleterre est sensible dans la présentation de l'Irlande :c'est un pays sans châteaux, dont l'aristocratie ignore les rè-gles de la chevalerie et de la courtoisie13. Comme l'auteur duPerceforest, Froissart n'hésite pas à identifier ses toponymesfictifs à des noms réels : Signandon est l'actuelle Stirling,Blanche Lande est Melrose, Monchus est Roxburgh; cettedernière localité, où se tiendra sous les auspices d'Arthur letournoi final gratifiant, est sans doute une allusion au lieu du

10. Christine Ferlampin-Acher, «La géographie et les progrès de lacivilisation dans Perceforest», dans Provinces, régions, terroirs au Moyen Âge. Dela réalité à l'imaginaire. Actes du Colloque International des Rencontres Euro-péennes de Strasbourg, 1991, éd. Bernard Guidot, Presses Universitaires deNancy, 1993, p. 286.

11. Jean Froissart, Méliador, éd. A. Longnon, Paris, SATF, t. Mil, 1895-1899.

12. A. H. Diverres, «The Geography of Britain in Froissart's Melia-dor», in Medieval Miscellany presented to Eugène Vinaver, Manchester Universi-ty Press, 1965, p. 97-112; Idem, «Froissart's Meliad0r3.no. Edward Ill's policytowards Scotland», dans Mélanges Rita Lejeune, Gembloux, 1969, p. 1399-1409.

13. Idem, «The Irish Adventures in Froissart's Méliador», dans Mé-langes Jean Frappier, Genève, Droz, 1970, p. 235-251.

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couronnement d'Edouard III comme roi d'Ecosse, en 1356.Ce système d'identification des lieux fictifs à des endroits réelssera repris par Thomas Malory. Là s'arrêtent les références audécor contemporain de l'auteur. L'indifférence de Froissart àl'égard de la géographie réelle est manifeste : l'Irlande estséparée du pays de Galles par une simple rivière, les îlesBritanniques sont partagées en quatre royaumes indépen-dants. Les lieux de l'aventure sont aussi fictifs que ses héros etleur héraldique :

Loin de parcourir un espace réel, ces protagonistes parcou-rent un espace symbolique dont la géographie incolore etneutre sert de champ d'activité aux exploits toujours sembla-bles [...] Le monde est réduit aux dimensions d'une gigantes-que lice où se déploie le jeu narcissique et récurrent de lajoute, jeu de compétition qui, comme tout jeu, a besoin derègles factices et ne peut fonctionner qu'à la condition d'êtredistinct de la réalité14.

Un auteur anonyme s'est chargé, à la fin du XIVe siècle,de raconter dans Ysaye le Triste1* les aventures du fils deTristan et d'Yseult. Son héros part en croisade dans unroyaume mythique envahi par les Castillans et les Aragonais,présentés comme des sarrasins. On a supposé qu'il s'agissait làd'une mise à contribution de l'histoire contemporaine : à cetteépoque, en effet, les Castillans et les Aragonais représentent leparti des hérétiques dans l'Église d'Urbain VI. La croisaded'Ysaye serait une réplique romanesque de l'expédition duduc de Lancastre contre «l'usurpateur» Jean Ier de Castille16.Cependant, il est plus probable que ce contexte faussementhistorique sert à situer l'action dans un passé indéterminé. Lamême invraisemblance ostentatoire se retrouve dans le romande Jehan d'Avenues11 : le héros, censé avoir vécu au XIIIe siècle,mais présenté dans le décor bourguignon du milieu du XVe, sebat en Espagne contre une coalition sarrasine fantaisiste, dontfont partie, entre autres, les rois musulmans de Tolède et deLisbonne.

Un roman généalogique est par définition lié à un li-gnage, c'est-à-dire à un territoire. Les chevaliers des romans

14. Friedrich Wolfzettel, «La "modernité" du Méliador de Froissart:plaidoyer pour une revalorisation historique du dernier roman arthurien envers», dans Arturus Rex. Acta Conventus Lovaniensis 1987, Leuven UniversityPress, 1991, p. 381.

15. Ysaye le Triste, roman arthurien du Moyen Âge tardif, éd. À. Giaochetti, Publications de l'Université de Rouen, 1989.

16. A. Giacchetti, «Ysaye le Triste et l'Ecosse », Bulletin Bibliographiquede la Société Internationale Arthurienne, 15, 1963, p. 109-119.

17. Jehan d'Avennes, éd. Anna Maria Finoli, Milan, Cisalpino-Goliardi-ca, 1979.

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de Mélusine— celui en prose, rédigé par Jean d'Arras en 1393pour le duc de Berry18 et celui en vers de Coudrette19 pour leseigneur de Parthenay — sillonnent le monde, bien que lepersonnage éponyme ne soit rattaché qu'à l'aire relativementréduite du Poitou. Une fée originaire de l'île d'Avalon a épou-sé le roi d'Ecosse; coupable d'avoir violé l'interdit sur lequelse fondait leur union, le roi sera enfermé par ses filles aucœur d'une montagne dans le Northumberland. Elles serontpunies par leur mère : l'une sera condamnée à garder unépervier merveilleux dans un château d'Arménie, une autresera enfermée dans le mont Canigou, en Aragon, la troisième,Mélusine, se transformera tous les samedis en serpente de lataille aux pieds. C'est elle qui épousera un mortel, s'établiradans le Poitou et sera la souche d'une glorieuse descendance.Durant son séjour parmi les mortels, Mélusine entreprendune riche œuvre de bâtisseuse : bourgs, châteaux, abbayes. Sesfils suivront une prestigieuse carrière chevaleresque : ilsdeviendront respectivement rois de Chypre, d'Arménie, deBohême, duc de Luxembourg, comte de la Marche, seigneurde Lusignan, comte de Forez, sire de Parthenay. D'illustrespersonnages de la grande noblesse européenne s'intéressentde près à la rédaction du roman de Jean d'Arras, comme pourrappeler qu'ils constituaient un grand lignage solidaire devantles malheurs qui frappaient un des leurs, Léon de Lusignan,dont le pays, la Petite Arménie, venait d'être rayé de la cartepar l'émir d'Alep. Mélusine devient dès lors une des figuresmaternelles de l'Europe, car l'Arménie, aussi bien la Majeureque la Mineure^en faisait partie selon les traités de géogra-phie du Moyen Âge20. La passion subite pour Mélusine, entre1393 et 1403, alors que la légende rattachée aux Lusignanétait connue depuis un siècle, ne peut s'expliquer que dans lecontexte historique de la formidable pression turque. Cesromans connaîtront une deuxième vogue après la chute deConstantinople, au moment où Charlotte de Lusignan men-diait du secours à Rome contre les avancées turques et où leduc de Bourgogne nourrissait ses rêves de croisade.

Un autre roman pose en 1456 la question d'une croisadecontre l'expansion ottomane en Europe : certes, Jehan de Saintré21

18. Jean d'Arras, Mélusine, éd. L. Stouff, Dijon, 1932, rééd. Genève,Slatkine, 1974.

19. Coudrette, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd.E. Roach, Klincksieck, 1982.

20. À commencer par le De mensura orbis terrae de l'Irlandais Dicuil,au XIe siècle, cf. Patrick Gautier Dalché, «Tradition et renouvellement dansla représentation de l'espace géographique au XIe siècle», Studi medievali,n°24, 1983, p. 145-146.

21. Antoine de La Sale, Jehan de Saintré, éd. Jean Misrahi et Charles A.Knudson, Genève, Droz, 1978.

Les lieux de l'aventure dans le roman français du Moyen Âge flamboyant 29

qu'Antoine de La Sale dédie à Jean de Calabre, fils aîné du roiRené d'Anjou, ne se réduit pas à cet épisode. Il est d'abord unBildungsroman qui raconte la lente transformation d'un pageinnocent en un chevalier accompli. La carrière des armes estdoublée d'une histoire d'amour : une jeune veuve qui vit à lacour du roi remarque le page, fait son éducation courtoise et entombe bientôt amoureuse. Signe des temps nouveaux, cette édu-cation implique un coût financier : les sommes d'argent donnéesà Jehan par la veuve ou par le couple royal sont régulièrementprécisées et leur emploi justifié. Mais l'originalité de Jehan deSaintrê est ailleurs : alors que dans tout roman l'histoire desarmes et celle de l'amour vont de pair, Antoine de La Saleramène la relation amoureuse au niveau anecdotique du fabliauou de la nouvelle. Tandis que Jehan fréquente les cours en quêtede joutes et de pas d'armes, la dame se console de son absenceavec un jeune abbé, plus friand de plaisirs charnels que soucieuxde pieuse réclusion monastique.

La vie chevaleresque de Jehan de Saintré commence parles Wanderjahre caractéristiques de tout roman d'apprentis-sage : la Dame lui recommande d'aller «faire armes» pendantun an aux cours des rois d'Aragon, de Navarre, de Castille oude Portugal. En fait, le jeune écuyer se contentera d'un aller-retour Paris-Barcelone, car il trouvera un chevalier qui le libé-rera de son «emprise» dès la première étape. Il faut direqu'en 1446-1447, le fameux chevalier bourguignon Jacques deLalaing avait entrepris un bien plus long voyage, à travers lesroyaumes de Navarre, de Castille, de Portugal et d'Aragon,avant de trouver un adversaire22. Le voyage de Saintré n'a riende celui d'un ancien chevalier errant : il est accompagné detrois chevaliers, de neuf écuyers, de hérauts d'armes, d'unefoule de pages et de domestiques, sans compter les bagagescontenant les habits et les objets de luxe. Il n'est pas étonnantqu'il mette une journée pour se rendre de Paris à Bourg-la-Reine.

Bien que son héros soit mort en 1368, Antoine de LaSale le place dans la société aristocratique du milieu duXVe siècle. L'aventure chevaleresque y est remplacée par lajoute et le pas d'armes, le destin du héros se décide à la couret non pas dans les forêts obscures. Se rendre en Espagne etau Portugal pour jouter en l'honneur de la dame aimée étaitdevenu une mode depuis que le sénéchal de Hainaut s'y étaitcouvert de gloire en 1402. A leur tour, des chevaliers italiens,catalans et castillans viennent jouter en France ou en Angle-terre. Jehan de Saintré combat en champ clos un baron de

22. Livre des Faits de Jacques de Lalaing, dans Œuvres de Georges Chas-tellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. VIII, Bruxelles, 1866, p. 99-160.

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Pologne qui, accompagné de quatre compatriotes, errait surles routes de l'Europe pour «acquérir honneur et la très desi-ree grace de sa dame ». Sur le conseil de sa protectrice, Saintrédéfend un pas dans les environs de Calais pour se faireconnaître des chevaliers anglais. L'abbé ne manquera pas derailler ces chevaliers qui, sous prétexte de faire leurs armes,s'en vont en hiver en Allemagne s'amuser avec les filles, en étéen Sicile ou en Aragon, profiter des bons fruits et des beauxjardins, et finissent par payer un pauvre ménestrel chargéd'annoncer dans les cours leurs imaginaires victoires.

Pourtant, le point de vue de l'abbé n'est pas celui del'auteur, aux yeux duquel la chevalerie garde son prestige.Saintré ne se fera adouber qu'à l'occasion d'une croisade enPrusse contre les sarrasins. Tous les chevaliers de l'Occidentet de l'Orient se liguent contre l'infidèle. C'est avec un plaisirévident que l'auteur dresse la longue liste des combattants ducamp chrétien, en mélangeant des noms familiers et contem-porains à d'autres, à sonorité étrangère. La présentation del'armée sarrasine est un prétexte pour mentionner d'abordl'Inde et ses 7548 îles, dont la plus importante cependant avaitété convertie au christianisme par l'apôtre Thomas. Un de sescorps d'armée est constitué par les rois d'Arménie, de Fès,d'AJep, de Balaquie, de Barbarie, de Russie, de Samace et deTartarie. Si nous nous rappelons que l'auteur mena une vieaventureuse, qu'il participa à la croisade de Jean Ier de Portu-gal qui avait abouti à la prise de Ceuta, qu'il connaissait parfai-tement les cours de France, de Bourgogne, d'Italie, qu'il avaitrédigé des relations de voyage et même un traité de géogra-phie, nous comprendrons que sa façon désinvolte d'enfiler lesnoms des royaumes et des peuples du vaste monde n'estqu'un procédé visant à souligner le caractère fictionnel dudiscours. L'auteur anonyme du Livre des faits de Jacques de La-laing note avec minutie le trajet et les étapes des voyages deson héros en Bourgogne, en Espagne, au Portugal, en Angle-terre, en Ecosse. Le même souci de précision apparaît chez lechevalier Leo von Rozmital, originaire de Bohême, qui entre-prend entre 1465 et 1467 un périple à travers plusieurs pays del'Occident. Tout autre, en revanche, est la situation dans Jehan deSaintré: Antoine de La Sale introduit délibérément un jeu entrel'expérience de la réalité et l'univers de ses personnages.

Il n'en est pas de même de l'auteur anonyme de la belleHistoire des seigneurs de Gavre2*, également «parue» en 1456.Le livre, rédigé dans l'entourage du duc de Bourgogne, appar-tient à la tradition des aventures chevaleresques d'outre-mer,

23. Histoire des seigneurs de Gavre, éd. René Stuip, Paris, Champion,1993.

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comme le roman de Gillion de Trazegnies et la mise en prose deGilles de Chin. Son héros est Louis de Gavre, chevalier flamand,dont un aïeul est mort à Roncevaux; son père a été un compa-gnon de saint Louis. À l'âge de 18 ans, Louis décide de «cher-cher les adventures du monde». Uniquement suivi d'un fidèleécuyer, il traverse la Champagne, la Bourgogne, la Savoie etentre au service du duc de Milan, en guerre avec Florence. Aubout d'un an, après s'être illustré dans les batailles, Louis s'enva chercher fortune ailleurs. En Dalmatie, il défend dans unduel judiciaire le comte d'Istrie, injustement accusé. Ayantlibéré le pays des félons et des méchants, il s'embarque àRaguse pour se rendre à Constantinople, en compagnie d'unchevalier istriote, Organor de Sibenik. Après diverses péripé-ties en mer, ils apprennent que le duc d'Andrinople a envahiles terres du duc d'Athènes car la fille de ce dernier refusaitde l'épouser. Les deux chevaliers changent de cap et vont versAthènes où ils arrivent à temps pour modifier le cours de labataille et donner la victoire aux Athéniens. Louis épousera laprincesse et succédera à son beau-père. Un jour, il apprendpar un pèlerin flamand que le roi Philippe de France avaitannoncé pour la Pentecôte un tournoi à Compiègne. Sanshésiter, Louis entreprend le voyage. En compagnie de safemme, de son jeune fils et de plusieurs nobles chevaliers, iltraverse Belgrade, Buda, les pays allemands, Bâle, la Bour-gogne, Troyes. Il remporte le prix du tournoi, confie à sesvieux parents son deuxième fils, qui vient de naître, puis re-tourne à Athènes.

L'originalité du roman tient au fait que le héros vit sesaventures non dans un décor abstrait, mais dans des pays bienréels. L'auteur montre une bonne connaissance de la côte etde l'archipel dalmates, ainsi que de la Grèce. Il sait que desseigneurs chrétiens se livrent au pillage des marchands, deconnivence avec les pirates sarrasins de Tunis. Pour traversercertaines régions, les deux chevaliers embauchent des guides.En Grèce, ils s'informent «des manières et coustumes dupays24». Alors que Louis s'enferme dans sa chambre, en proieà des pensées amoureuses, son ami visite Athènes. De retourau logis, celui-ci lui fait part de

la beauté et situacion du lieu; puis luy raconta la ruyne desbeaulx palaix et riches edefices que aultrefois y avoit eu, parcoy on perchevoit assés, par les riches pillés que encoresestoyent en estât et les riches murs de pourfire et d'albastrelisté ; puis luy racontèrent les lieux desers et palaix abatus quyestoient hors de la ville ens es beaulx jardins de plaisance, ou

24. Ibid., p. 92.

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anchienement les philosofes tenoyent leurs estudes. Ainsycorne poés oyr, Organor racontoit a Loys de Gavres la beaultéde la noble cité d'Attainez25.

Invités par le duc à un festin, les deux chevaliers refusentde s'asseoir à table, pour servir les dames, «ainsy corne enFrance estoit de coustume». Cependant, le sénéchal ne l'ac-cepte pas, car «selonc les pays les coustumez! Maintenantestes en Grèce, et pour ce selon la manière et coustume deGrèce vous convient faire la feste26». Cette attention prêtée àdes pays lointains et aux mœurs des gens est exceptionnelledans le roman français.

Le motif du chevalier parcourant le monde sur l'ordred'une dame qui, en récompense de la gloire qu'elle voudraitle voir acquérir, lui a promis son amour, réapparaît dans leroman de Jehan d'Avenues (1465), déjà mentionné. CommeJehan de Saintré, Jehan d'Avennes s'affirme d'abord dans lesjoutes et les pas d'armes. Sa renommée est si grande qu'ilobtient du roi de France la permission d'affronter en champclos l'empereur d'Allemagne (le «souldan») pour éviter unebataille meurtrière entre les deux armées. De vagues souve-nirs de la littérature arthurienne sont réutilisés, mais sansvéritable incidence sur l'univers du roman : le héros tue unénorme serpent dans la forêt du Vallois — motif très prisé, quiapparaît aussi dans la mise en prose de Gilles de Chin auXVe siècle ; il combat incognito avec des armes blanches, ver-meilles, noires; devant l'impossibilité d'épouser sa protectricebien-aimée, il se retire dans une forêt, où il vit sept ans aumilieu des bêtes sauvages, en se nourrissant de racines. Maisce qui distingue Jehan d'Avennes est un nationalisme évident :les guerres auxquelles il participe se font contre l'empereurd'Allemagne et contre le roi d'Angleterre. À l'exceptiond'une rapide expédition en Espagne, l'espace de ses exploitsest la France entre Reims et Bordeaux, l'Artois et la forêt deMourmay. Et plus les sièges, les guerres, les croisades sontfantaisistes, plus l'auteur s'attache à nommer les provinces etles rivières de France que traverse son héros, comme s'il vou-lait compenser l'inconsistance du temps raconté par l'enraci-nement dans un pays bien réel.

La même exaltation nationaliste se lit dans le Noble ettresexcellent romant nommé Jehan de Paris, roy de France27, roman

25. Ibid., ^. 114.26. Ibid., p. 137.27. Le roman de Jehan de Paris, in Poètes et romanciers du Moyen Age,

éd. Albert Pauphilet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952,p. 691-760.

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en prose de la fin du XVe siècle, qui connaîtra une étonnantepopularité jusqu'au XIXe siècle. Il raconte la compétition pourla main de l'infante d'Espagne entre le vieux roi d'Angleterreet le jeune roi de France. Avant de se rendre à la cour deBurgos, le roi d'Angleterre vient à Paris se fournir en cadeaux,car il « ne trouvoit pas bien en son pays draps d'or a sa voulen-té28». Le roi de France décide de l'accompagner, en se ca-chant sous l'identité d'un certain Jean, fils d'un bourgeois deParis, et de l'éblouir par son train de vie fastueux. Il organisedans le plus grand secret la rencontre qu'il attribuera au ha-sard, entre son cortège et celui des Anglais : «Quant il sceutque le roy d'Angleterre vouloit partir demain de Paris, il partet tire son chemin par la Beausse, car il savoit bien que ledictroy vouloit tirer a Orleans et de la a Bordeaux, et pource ils'en alla devant jusques vers Estampes. Et quant il fut advertique le roy d'Angleterre venoit, il partit d'Estampes, et se mit achevaucher la Beausse tout bellement, pour contreactendre leroy d'Angleterre29. »

II arrive pourtant que, même dépourvu de détermina-tions spatiales concrètes, un pays lointain serve un arrière-plan politique. Ainsi en est-il du légendaire «royaume deHongrie», associé depuis le XIIe siècle au lignage maternel deCharlemagne. Or, à la fin du XVe siècle, l'auteur du Roman demesire Charles de Hongrie™ reprend ce lieu d'origine épiquepour célébrer implicitement la maison d'Anjou comme an-cienne détentrice de la couronne de Hongrie. Mais son projetpourrait être beaucoup plus ambitieux : par des précisionsdynastiques, par tout un jeu d'allusions à des situationscontemporaines, il fournit au jeune roi Charles VIII un argu-ment pour se prévaloir de droits sur la Hongrie, et surtout surl'Italie et le royaume de Jérusalem31. L'espace des aventuresest néanmoins arthurien : une forêt peuplée de chevaliers er-rants, d'ermites, de demoiselles violentées, de nains et degéants, de griffons, de monstres et d'hommes sauvages.

Même chez un esprit nostalgique comme Froissart, laconscience du changement historique s'accompagne du sen-timent de l'agrandissement de l'espace: «lors [au tempsd'Arthur] n'estoient pas si grans/les terres... comme elles sontprésentement», déclare-t-il dans Méliador*2. Et pourtant, leroman français du Moyen Âge flamboyant est beaucoup plus

28. Ibid., p. 707.29. Ibid., p. 712.30. Le Roman de messire Charles de Hongrie, éd. Marie-Luce Chênerie,

Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992.31. Marie-Luce Chênerie, «Introduction », Ibid., p. XXIII-XXVI.32. Jean Froissart, Mêliador, t. I, v. 21-23.

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fidèle à la topographie traditionnelle que sensible aux don-nées de la pratique. À de rares exceptions, les noms des payslointains sont des lieux d'indétermination poétique. En re-vanche, la toponymie française fait une entrée massive dansl'univers romanesque, surtout dans les romans écrits à lagloire d'une famille. Ce processus contribue non seulement àla diminution de l'espace merveilleux, mais aussi à l'efface-ment graduel de la valeur générique de la topographie litté-raire.