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By Ruggero Vimercati Sanseverino ([email protected]) Associate researcher in Islamic Studies, Centre Jacques Berque (Rabat) « Entre spiritualité ghazalienne et Abū Ya‘zā    La formation initiatique du « maître des maîtres » Abū Madyan al-Ghawth » Colloqium :  Les routes de la foi, Tlemcen (Algeria), CNRPAH, 19-21 Dec. 2011 1 Entre spiritualité ghazalienne et Abū Ya‘zā : la formation initiatique du « maître des maîtres » Abū Madyan al-Ghawth (in press)  Nommé Shaykh al-mashāyikh, maître des maîtres, Abū Madyan peut sans dout e être considéré comme celui qui a fondé la tradition initiatique de l’Occident musulman, ou en tout cas, celui qui a inspiré l’émergence  de cette tradition et qui lui a imprimé ses traits caractéristiques. Abū Madyan représente pour le Maghreb à  plusieurs égards un personnage clé de son histoire religieuse, un personnage qui incarne le passage à une nouvelle ère : c’est le  passage du régionalisme et du  particularisme des divers courants spirituels à une tradition transrégionale qui atteindra même le Mashreq ; c’est aussi le passage de la génération des ulaḥā  et des  zuhhād  isolés à la génération des aspirants rattachés à travers un maître à une filiation spirituelle, ou encore le passage d’une spiritualité subordonnée à la science religieuse à l’émancipation du taawwuf  comme une discipline initiatique dont la finalité est la contemplation de Dieu. Comment expliquer le rôle aussi crucial et central d’Abū Madyan dans l’histoire de la spiritualité maghrébine ? Il est certes possible de trouver des éléments d’explication dans la genèse spirituelle d’Abū Madyan et c’est pourquoi nous proposons dans cet exposé de porter un regard approfondi sur ceux qui l’ont formé, c’est -à-dire sur ses premiers maîtres. Il s’agit donc de considérer le rôle d’Abū Madyan dans l’évolution de la spiritualité maghrébine à la lumière de ses premiers maîtres et de l’influence qu’ils ont exercé sur lui. Nous disposons à ce sujet de plusieurs sources hagiographiques, la plus connue étant sans doute le Tashawwuf ilā rijāl al -taawwuf 1  d’al-Tadilī, ouvrage concernant les saints de la région de Marrakech, mais aussi le  Mustafād   fī manāqib al -‘ubbād bi - madīna Fās 2  d’al-Tamīmī, l’auteur  ayant connu personnellement Abū Madyan et Abū Ya‘zā, l’Uns al-  faqīr 3  d’Ibn Qunfudh rédigé deux siècles après, le  Ma‘zā fī manāqib  sayyidī   Abī Ya‘zā 4  d’al-Harawī rédigé au XI e /XVII e  siècle. Pour illustrer l’importance que revêt Abū Madyan pour la formation de la tradition spirituelle du Maghreb, il est  peut-être utile de remarquer ici qu’en effet, la naissance de l’hagiographie marocaine est étroitement associée à la personne d’Abū Madyan et à la voie qui se réfère à lui. 1  AL-ṤĀDILĪ, Yusūf b. Yaya Ibn Zayyāt , al-Tashhawwuf ilā rijāl al -taawwuf wa akhbār Abī al - ‘Abbās al -Sabtī , TAOUFIQ, Ahmad (éd.), Rabat : Manshūrāt Kulliyyat al -Ādāb (2 ème  édit.), 1997 (trad. : Regard sur le temps des soufis, DE FENOYL, Maurice (trad.), Rabat : Eddif-Unesco, 1995). 2  AL-TĀMĪMĪ, Abū ‘Abdallāh Muammad b. ‘Abd al -Karīm, al-  Mustafād fī manāqib al -‘ubbād bi- madīna fās wa mā yalīhā min al -bilād , CHERIF, Mohamed (éd.), Tétouan : Manshūrāt Kulliyyat al - Ādāb wa al-‘Ulūm al-Insāniyya, 2002. 3  IBN QUNFUDH, Abū al-Abbās Amad b. al-Khaṥīb, Uns al-  faqīr wa ‘izz al -aqīr , YĀM, Abū Sahl Najāḥ ‘Iwa (éd.), Le Caire : Dār al -Muqam, 2002. 4  AL-HARAWĪ AL-TĀDILĪ, Abū al -‘Abbās Amad b. Abī al -Qāsim, al-Ma‘zā fī manāqib sayyidī Abī Ya‘zā, Beyrouth : Dār al -Kutub al-‘Ilmiyya, 2006. 

Les Maitres DAbu Madyan.article Ruggero Vimercati Sanseverino

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  • By Ruggero Vimercati Sanseverino ([email protected])

    Associate researcher in Islamic Studies, Centre Jacques Berque (Rabat)

    Entre spiritualit ghazalienne et Ab Yaz La formation initiatique du matre des matres Ab Madyan al-Ghawth

    Colloqium : Les routes de la foi, Tlemcen (Algeria), CNRPAH, 19-21 Dec. 2011

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    Entre spiritualit ghazalienne et Ab Yaz : la formation initiatique du matre

    des matres Ab Madyan al-Ghawth (in press)

    Nomm Shaykh al-mashyikh, matre des matres, Ab Madyan peut sans doute

    tre considr comme celui qui a fond la tradition initiatique de lOccident

    musulman, ou en tout cas, celui qui a inspir lmergence de cette tradition et qui lui a

    imprim ses traits caractristiques. Ab Madyan reprsente pour le Maghreb

    plusieurs gards un personnage cl de son histoire religieuse, un personnage qui

    incarne le passage une nouvelle re : cest le passage du rgionalisme et du

    particularisme des divers courants spirituels une tradition transrgionale qui

    atteindra mme le Mashreq ; cest aussi le passage de la gnration des ula et des

    zuhhd isols la gnration des aspirants rattachs travers un matre une filiation

    spirituelle, ou encore le passage dune spiritualit subordonne la science religieuse

    lmancipation du taawwuf comme une discipline initiatique dont la finalit est la

    contemplation de Dieu. Comment expliquer le rle aussi crucial et central dAb

    Madyan dans lhistoire de la spiritualit maghrbine ?

    Il est certes possible de trouver des lments dexplication dans la gense

    spirituelle dAb Madyan et cest pourquoi nous proposons dans cet expos de porter

    un regard approfondi sur ceux qui lont form, cest--dire sur ses premiers matres. Il

    sagit donc de considrer le rle dAb Madyan dans lvolution de la spiritualit

    maghrbine la lumire de ses premiers matres et de linfluence quils ont exerc sur

    lui. Nous disposons ce sujet de plusieurs sources hagiographiques, la plus connue

    tant sans doute le Tashawwuf il rijl al-taawwuf1 dal-Tadil, ouvrage concernant

    les saints de la rgion de Marrakech, mais aussi le Mustafd f manqib al-ubbd bi-

    madna Fs2 dal-Tamm, lauteur ayant connu personnellement Ab Madyan et Ab

    Yaz, lUns al-faqr3 dIbn Qunfudh rdig deux sicles aprs, le Maz f manqib

    sayyid Ab Yaz4 dal-Haraw rdig au XIe/XVIIe sicle. Pour illustrer limportance

    que revt Ab Madyan pour la formation de la tradition spirituelle du Maghreb, il est

    peut-tre utile de remarquer ici quen effet, la naissance de lhagiographie marocaine

    est troitement associe la personne dAb Madyan et la voie qui se rfre lui.

    1 AL-DIL, Yusf b. Yaya Ibn Zayyt, al-Tashhawwuf il rijl al-taawwuf wa akhbr Ab al-

    Abbs al-Sabt, TAOUFIQ, Ahmad (d.), Rabat : Manshrt Kulliyyat al-db (2me dit.), 1997

    (trad. : Regard sur le temps des soufis, DE FENOYL, Maurice (trad.), Rabat : Eddif-Unesco, 1995). 2 AL-TMM, Ab Abdallh Muammad b. Abd al-Karm, al-Mustafd f manqib al-ubbd bi-

    madna fs wa m yalh min al-bild, CHERIF, Mohamed (d.), Ttouan : Manshrt Kulliyyat al-

    db wa al-Ulm al-Insniyya, 2002. 3 IBN QUNFUDH, Ab al-Abbs Amad b. al-Khab, Uns al-faqr wa izz al-aqr, YM, Ab

    Sahl Naj Iwa (d.), Le Caire : Dr al-Muqam, 2002. 4 AL-HARAW AL-TDIL, Ab al-Abbs Amad b. Ab al-Qsim, al-Maz f manqib sayyid Ab

    Yaz, Beyrouth : Dr al-Kutub al-Ilmiyya, 2006.

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    Les personnages recenss dans ces ouvrages sont pratiquement tous des matres, des

    compagnons ou des disciples dAb Madyan. Cette littrature se veut un tmoignage

    de leffervescence du soufisme qui sest produit grce Ab Madyan, un tmoignage

    de la constitution dune tradition soufie maghrbine qui dpasse le rgionalisme des

    ribats marocains, des milieux savants urbains et des cercles soufis andalous et qui a

    pour vocation de sinscrire dans luniversalisme islamique du soufisme de lOrient.

    Avant de considrer en dtail les quatre matres dAb Madyan, prcisons que

    ceux-l ne sont pas les seuls avoir contribu sa formation spirituelle. Les rcits

    hagiographiques montrent quAb Madyan a frquent de nombreux ula de Fs

    desquels il a reu des enseignements. Cela tant dit, ces ula napparaissent pas

    dans les sources comme les reprsentants de courants spcifiques et leur saintet ne

    semble pas sinscrire dans la transmission dune initiation spcifique. Les quatre

    matres que nous allons prsenter, et qui dailleurs sont voqus par Ab Madyan lui-

    mme comme tels, apparaissent eux comme des reprsentants dun enseignement et

    dune mthode initiatique, voire dune filiation et dun courant spirituel.

    Ibn irzihim et lIy ulm al-dn

    Qui est le premier matre dAb Madyan ? Rappelons que ce dernier vient

    Fs pour apprendre la pratique religieuse et pour sadonner la vie spirituelle. Cest

    la Qarawiyyn quil dit avoir appris les ablutions et la prire canonique et cest l quil

    rencontre son futur matre :

    Jai frquent la mosque de Fs [al-Qarawiyyn] et appris lablution rituelle et la

    prire. Jtais assis dans les cercles des juristes et des tudiants, mais aucune de

    leurs paroles ne sancrait en moi, jusqu ce que je me sois assis auprs dun matre

    dont les paroles se sont ancres dans mon cur. 5

    Ce matre est Ab al-assan Al Ibn irzihim6 (m. 559/1162) qui lui dit :

    Ceux-l parlent avec le bout de leurs langues et leurs paroles ne dpassent pas les

    oreilles. Quant moi, je vise Dieu avec ma parole. Elle sort du cur et entre dans le

    cur. 7

    5 Maz, p. 108.

    6 Cf. Mustafd, vol. II, p. 15-28 ; Tashawwuf, p. 168-173 ; AL-KATTN, Muammad b. Jafar,

    Salwat al-anfs wa mudathat al-akys f-man uqbira min al-ulam wa al-ula bi-Fs,

    Casablanca : Dr al-Thaqfa, 2004, vol. III, p. 90-94 ; CORNELL, Vincent, Realm of the Saint

    Power and authority in Moroccan Sufism, Texas : University of Texas Press, 1998, p. 24-26. 7 Maz, p. 108.

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    Qui est donc Al Ibn irzihim de Fs ? Cest, en effet, lun des saints le plus clbres

    de la ville. Son sanctuaire, dans lequel sest laiss enterrer Moulay Rashd (1074-

    1084/1664-1672), le fondateur de la dynastie alawite, est lun des mausoles le plus

    visits de Fs. Al Ibn irzihim fait partie dune famille dorigine berbre connue

    Fs pour ses savants. Deux de ses membres sont au centre du conflit doctrinal entre

    les juristes malkites soutenus par la cour almoravide et ceux quon commence

    appeler soufis . Les soufis prennent discrtement mais dcisivement partie pour

    une interprtation plus spirituelle et directe du corpus islamique telle quelle

    sexprime dans luvre dal-Ghazl. Or, lIy ulm al-dn est un ouvrage qui

    insiste sur la finalit spirituelle de la science islamique et sur la dimension intrieure

    de la pratique religieuse. Mettant en vidence la lgitimit voire la prpondrance

    dune approche spirituelle au corpus islamique, lIy met indirectement en question

    le monopole interprtatif des fuqaha de la cour almoravide8. Pour cette raison, et pour

    dautres encore, comme le fait que Ghazl est un reprsentant des ul al-fiqh

    shafites, mthode juridique qui minimise elle aussi lautorit interprtative des

    fuqaha, que lIy fait lobjet dun autodaf de la part des autorits almoravides.

    Fs, parmi les dfenseurs les plus fervents de louvrage dal-Ghazl, notons

    le fameux Ibn al-Naw9 et, Ab Muammad li Ibn irzihim, oncle du matre

    dAb Madyan. Ab Muammad li b. Muammad Ibn irzihim10 (m. milieu du

    VIe/XII

    e sicle) se rattache en premier lieu la tradition spirituelle de lOrient. Au

    cours de ses prgrinations en Syrie et en Palestine, il rencontre Jrusalem des

    personnages minents de la hirarchie initiatique. Al-Tamm relate cette rencontre,

    qui semble tre connue parmi les gens de Fs (ahl Fs) :

    Quand il accomplit le plerinage, il visita Jrusalem et rencontra les sept abdl. Il

    resta avec eux quelques jours. Or, il fut leur coutume (da) qu chaque jour un

    dentre eux savana pour diriger la prire et que lorsquil achevait la prire du

    maghrib, il sloignait un peu et revenait avec de quoi rompre le jene avec les

    autres, alors quaucune ville, village ou btiment fut leur proximit. Lorsque les

    membres du groupe eurent termin, le tour fut lui [Ibn irzihim] de diriger la

    8 Cf. GARDEN, Kenneth, al-Ghazzls contested Revival Iy ulm al-dn and its critics in

    Khorasan and the Maghrib, thse de doctorat, University of Chicago, 2005. 9 Cf. Tashawwuf, p. 95-101 ; AL-MAGHRW, Muammad, Fatw Ab al-Fal b. al-Naw awl

    kitb Iy ulm al-dn li-l-imm Ab mid al-Ghazl , Mutanawwat Muammad ijj, Rabat :

    Dr al-Gharb al-Islm, p. 116-184 ; AL-AZHAR BY, Muammad, Ibn al-Naw - aytuhu wa

    athruhu, Tunis : awliyt al-Jmia al-Tnsiyya, 1983. 10

    Cf. Mustafd, vol. II, p. 183-184 ; Tashawwuf, p. 94 ; IBN AB ZAR, Al b. Abd Allah, al-Ans al-

    murib bi-raw al-qirs f akhbar mulk al-Maghrib wa trkh madnat Fs, Rabat : al-Mabaat al-

    Malikiyya (3me

    dit.), 1999, p. 37 ; IBN AYSHN AL-SHARR, Muammad b. Muammad, al-

    Raw al-ir al-anfs f akhbar al-lin min ahl al-Fs, Rabat : Manshrt Kulliyyat al-db wa al-

    Ulm al-Insniyya, 1997, p. 56-58 ; Salwa, vol. III, p. 87-89.

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    prire devant eux et ils lui ordonnent de faire lappel la prire. Il pria alors avec

    eux et lorsquil termina la prire du maghrib ils lui dirent : "la coutume !". Il sortit

    alors de chez eux, adressa Dieu une demande de leur part (tawassala il Allh

    bihim) et Limplora. Alors se trouva entre ses mains la nourriture que chacun deux

    apportait tous les jours. Il la prit et lamena avec lui chez eux. Un des leurs dit

    alors : "Il est parmi eux11

    ". Puis ils disparurent de sa vue. 12

    Daprs les sources, Ab Muammad li aurait rencontre al-Ghazl13

    Jrusalem et se serait galement rattach Ab al-Najb al-Suhraward (m. 563/1168),

    lauteur de ldb al-mridn14, ce qui pose, videmment, des problmes de datation15

    que, cependant, je naborderais pas ici. Selon les ouvrages traitant des filiations

    spirituelles, cest al-Suhraward quAb Muammad li se rattache16. De retour

    Fs, il runit dans son rbia un groupe de disciples auxquels il enseigne les ouvrages

    soufis orientaux.

    Ab Muammad li Ibn irzihim est Fs sans doute parmi les premiers

    saints qui saffichent comme soufi. Cest lIy17 qui permet au soufisme ouest-

    maghrbin de se manifester comme un enseignement et une pratique spcifique,

    fonde sur la saintet. Louvrage dal-Ghazli fournit aux saints de Fs et du Maroc

    les moyens daffirmer une comprhension spirituelle et intrieure de lislam. la

    diffrence de la majorit de saints fsis de lpoque, Ibn irzihim nest pas un

    personnage isol, mais fonde une tradition initiatique qui sera perptue Fs et

    ailleurs18. Limportance dIbn irzihim rside aussi dans le fait davoir tabli le lien

    entre la tradition spirituelle de Fs et le pays des substituts , cest--dire la Grande

    Syrie (bild al-shm) qui est traditionnellement identifie au sige de la hirarchie

    initiatique.

    Quant son neveux, celui-ci compte, au dbut de son parcours, parmi les

    savants qui condamnent lIy. Une anecdote devenue clbre raconte la conversion

    de Al Ibn irzihim la spiritualit dal-Ghazl. Aprs une lecture attentive de

    11

    Cest--dire : Il fait lui-mme parti des abdl (substituts) et donc de la hirarchie initiatique. 12

    Mustafd, p. 183-184. 13

    Cf. ibid. 14

    Le Caire : al-Maktabat al-Azhariyya li-l-Turth, 2002. 15

    Pour les problmes de datation cf. Salwa, vol. III, p. 88-89. 16

    Cf. notamment AL-WRITH, Amad, Sayyid arzim wa al-arqat al-suhrawardiyya ,

    Mlanges Halima Ferhat, Rabat : Institut des Recherches Africaines, 2005, p. 7-41. 17

    K. Garden remarque : There is good evidence that the catalyst for the sudden florescence of Sufism

    in the mid 6th

    /12th

    century was Iy ulm al-dn (p. 147). Pour une tude dtaille de la rception de

    cet ouvrage voir la thse de cet auteur (GARDEN, Kenneth, al-Ghazzls contested Revival Iy

    ulm al-dn and its critics in Khorasan and the Maghrib, op. cit.). 18

    La Siliyya de Muammad Ab Abdallh al-Sil (m. 754/1353) de Malaga se rclame de la

    filiation des Ibn irzihim. Cf. Bughiyat al-slik f ashraf al-maslik, 2 vol., Rabat : Wazrat al-Awqf.

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    lIy il dcide de le brler en raison de ce quil considre comme des propos dviant

    de la Sunna. La nuit il voit en rve le Prophte avec Ab Bakr et Umar19 et avec al-

    Ghazl. Devant le Prophte al-Ghazl laccuse de lavoir diffam. Le Prophte,

    aprs avoir manifest son agreement de lIy, fait fouetter Ibn irzihim comme on

    le fait pour les calomniateurs (cette histoire est dailleurs transmise par al-Shdhil et

    al-Murs leurs disciples). Le rve fait changer compltement notre

    personnage. Aprs sa conversion, il devient Fs le reprsentant majeur de la

    spiritualit ghazalienne. Il frquente Ibn al-Naw, dfenseur de luvre ghazalienne,

    et, lorsque les soufis andalous Ibn Barrajn et Ibn al-Arf, suspects dactivisme

    politique, sont excuts Marrakech, il affiche publiquement son dsaccord avec le

    pouvoir politique20

    . Sa position finit par lui valoir un sjour en prison de laquelle il est

    aussitt libr par lintervention miraculeuse dAb Yaz (m. 572/1177)21, un saint

    berbre illettr dont il sera question plus loin.

    Malgr son intervention dans la vie politique, la fonction de Al Ibn irzihim

    est pourtant avant tout dordre spirituel. Lhagiographie lui attribue lintroduction de

    la voie du blme (arq al-malmatiyya) au Maroc, ce qui a pour effet de pousser les

    gens rprouver certains de ses tats 22

    . Cette voie, selon une dfinition quIbn

    Abbd al-Rund23 lui donnera quelques sicles plus tard, base sur le blme de

    lme dans toutes ses tats , sera rclame par un grand nombre de saints Fs,

    notamment partir du XIe/XVII

    e sicle. Selon Muammad al-aghr al-Fs24 la voie

    dIbn irzihim remonte la Suhrawardiyya25. Pourtant les sources marocaines ne

    parlent pas du db al-mridn, le manuel de cette voie, comme lecture des Ibn

    irzihim mais de lIy. Il semble quIbn irzihim ait constitu sa propre voie

    Fs et que les Ibn irzihim se rattachent Ab al-Najb al-Suhraward en tant que

    matre et non en tant que fondateur26

    dune nouvelle voie.

    Le Mustafd dal-Tamm nous offre un aperu prcieux du type de soufisme

    enseign et pratiqu dans les milieux soufis de lpoque. Dans cet ouvrage la

    biographie consacre Al b. Isml Ibn irzihim est la plus tendue, ce qui montre

    19

    Il sagit de deux compagnons parmi les plus proches du Prophte. Ils seront successivement les deux

    premiers califes aprs le dcs de celui-ci. 20

    Cf. FAURE, Adolphe, Ibn irzihim , EI2, vol. III, p. 823-824 ; Tashawwuf, p. 170. 21

    Cf. Tashawwuf, p. 172. 22

    Mustafd, vol. II, p. 15 ; al-Raw al-atir, p. 58. 23

    Cf. AL-FS AL-FIHR, Ab Abdallh Muammad al-aghr, Al-Mina al-bdiyya f al-asnid al-

    liyya, 2 vol., Rabat : Manshrt Wazrat al-Awqf wa al-Shun al-Islmiyya, 2005, p. 168, note 10. 24

    Ibid., p. 122. 25

    Cf. TRIMINGHAM, Spencer J., The Sufi Orders in Islam, Oxford : Clarendon Press, 1971, p. 33-37 26

    En effet, cest son neveu Ab af Umar al-Suhraward (m. 632/1234) qui est considr comme le

    vritable fondateur de la Suhrawardiyya en tant que confrrie.

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    limportance que le saint revt dans les cercles soufis du VIe/XIIe sicle. Al-Tamm27

    le dcrit comme quelquun qui excelle autant dans le savoir religieux que dans la

    discipline soufie telle quelle est dfinie par al-Musib. Lharmonie entre science et

    pratique transparat lorsque le futur matre des matres du Maghreb, Ab Madyan,

    considre quIbn irzihim est Fs le seul matre de sciences islamiques la hauteur

    de ce quil enseigne. Le dtachement de ce monde (al-zuhd), le scrupule (al-wara) et

    la noblesse du caractre (usn al-khuluq) constituent les vertus qui semblent

    caractriser le saint.

    Il tait bienfaisant, vertueux, dvot, scrupuleux, renonant [aux biens et honneurs

    de ce monde] et austre, suivant la voie du blme, alors que personne ne connaissait

    cette voie au Maghreb. Les gens du pays critiquaient certains de ses tats, mais

    cause de sa sincrit les curs inclinaient vers lui. [...] Il vnrait la science

    sacquittant de son droit et de son rang, tout en se retenant [dutiliser] le pouvoir

    [que la science lui confrait]. Son me tait noble, montrant lhumilit vis--vis des

    pauvres et je nai jamais vu quelquun de plus dtach [de ce monde-ci].

    Les qualits se runissaient en lui comme en personne dautre, que ce soit la

    comprhension des questions lgales, la comprhension des hadiths, la

    connaissance de lexgse coranique ou le soufisme (al-taawwuf). Quant

    lenseignement de la Riya [li-uqq Allh] dal-Musib, personne ne pouvait

    lgaler dans le scrupule, le renoncement dans ce monde, la rudesse de

    lhabillement, lindulgence et la bont du caractre. Dune apparence avenante et

    paisible, les curs taient tous daccord par rapport lamour quils lui portaient et

    tous ceux qui le rencontraient prouvaient un profond respect son gard. Il

    accueillait les grands et les petits, rpondait celui qui lappelait, nprouvait de la

    rancune vis--vis de personne et ne se donnait pas des airs importants [...]. 28

    Il sagit pour la plupart de vertus classiques quon rencontre dans les

    biographies des saints antrieurs comme Darrs Ibn Isml 29 (m. 357/968), bien que

    limportance accorde au caractre et au comportement soit nouvelle. Ainsi le saint

    supporte lennui que lui causent ses contemporains avec patience et fait preuve dune

    humilit extrme. La science et lascse ne sont plus les seuls indices de saintet, mais

    des lments dordre plus intrieur apparaissent. Linfluence de la tradition spirituelle

    de lOrient, o lon dclare quiconque te surpasse dans la noblesse du caractre te

    27

    Cf. Mustafd, p. 15-28. 28

    Ibid., p. 15-16. 29

    La biographie de ce saint traverse toute la littrature historique et hagiographique du Maroc et de

    Fs. Cf. AL-Q IYD, Ab al-Fal b. Ms, Tartb al-madrik wa taqrb al-maslik li-marifat

    alm madhhab Mlik, Rabat : Wazrat al-Awqf wa al-Shun al-Islmiyya, 1981, vol. VI, p. 81-82 ;

    Mustafd, p. 180-183 ; Raw al-Qirs, p. 45, p. 125 ; Raw al-air, p. 49-52 ; Salwa, vol. II, p. 197-

    200.

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    7

    surpasse dans le soufisme 30

    devient assez visible. Selon les tmoignages recueillis

    dans le Mustafd lentourage reconnat la saintet dIbn irzihim, bien que certains

    aspects de sa personnalit chappent la comprhension de ses contemporains. Dans

    la personne dAb al-asan Al Ibn irzihim sannonce Fs le passage vers la

    reconnaissance gnrale dune saintet qui sort du cadre dfini par une

    comprhension extrieure de la spiritualit31

    .

    Al Ibn irzihim fonde Fs un ribat dans lequel on sadonne ltude de

    lIy et de la Riya li-uqq Allh dal-Musib Parmi les disciples qui assistent

    ces cours se trouve le jeune Ab Madyan. Auprs dIbn irzhim, celui-ci simprgne

    de luvre ghazalien et dune approche orientale la voie spirituelle, approche fonde

    sur le maintien dun quilibre entre la science et lexprience intrieure, sur la

    vigilance (al-murqaba), sur lopposition aux dsirs de lme, et sur la mujhada, le

    combat contre les vices. On voit la trace qua laiss sa formation chez Ibn irzihim

    quand on considre ce quil dit propos de lIy :

    Jai tudi les livres du soufisme et je nen ai pas vu dgal lIy dal-

    Ghazl. 32

    tude des hadiths et soufisme andalous : Ibn Ghlib al-Qurash

    Les quelques tmoignages autobiographiques dont nous disposons voquent

    aussi les autres matres dAb Madyan :

    Jtais Fs et lorsque javais entendu un verset du Coran et une parole du

    Prophte, je me suffisais de cela et allais dans un endroit dsert lextrieur de la

    ville pour mettre en pratique ce que javais compris du verset et de la parole

    prophtique. Une fois achev cela, je retournais Fs pour apprendre encore un

    verset et un hadith. 33

    Daprs lUns al-faqr, cest auprs dAb al-Hasan Al Ibn Ghlib al-Qurash al-

    Andals34 (m. 568/1172-73 ou 578/1182) quAb Madyan tudie les Sunan dal-

    Tirmidh, recueil de hadith connu pour limportance quy revtent les sujets non-

    juridiques et les rcits mettant en scne le Prophte et ses Compagnons. Ibn Ghlib est

    30

    Cest un adage quon trouve dans tous les manuels soufis, cf. p. ex. AL-QUSHAYR, Abd al-

    Karm, al-Risla al-qushayriyya, Le Caire : Dr al-Shab, 1989, p. 410. 31

    Cela est particulirement visible dans un pome qui lui est attribu, cf. CORNELL, Vincent, The

    Way of Ab Madyan, Cambridge : The Islamic Texts Society, 1996, p. 176-179. 32

    Tashawwuf, p. 214. 33

    Uns al-faqr, p. 48. 34

    Cf. Tashawwuf, p. 228-229 ; Uns al-faqr, p. 63- ; Salwa, vol. II, p. 28-30.

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    considr comme faisant partie des quatre awtd et comme le shaykh des soufis de

    son poque 35

    . Originaire de lAndalus, Ibn Ghlib part pour Cordoue pour

    apprendre les sciences islamiques et rencontrer des saints. Il frquente les plus grands

    matres andalous de son poque, notamment Ibn Barajjn et Ibn al-Arf36, auteur des

    Masin al-majlis.

    Pendant la priode qui suit, Ibn Ghlib ne cesse de partir dun endroit un

    autre et parmi ces endroits se trouve la ville de Fs o il enseigne Ab Madyan. On

    rapporte que lorsquune question difficile se prsentait lui dans ses cours, il

    regardait vers un des murs et y trouvait la rponse crite. Ibn Ghlib ne reste pas

    Fs, mais sinstalle Ksar El Kabir o il est enterr et o son mausole est trs connu.

    Grce Ibn Ghlib, Ab Madyan reoit linfluence de la tradition initiatique de

    lcole dAlmeria. Lenseignement du matre dIbn Ghlib, Ibn al-Arf, sadresse

    des disciples avancs. Il considre les demeures explicites dans les manuels soufis de

    lpoque (maqmt) comme, des maladies que les choisis ont honte de souffrir, et

    des causes occasionnelles, quils tchent dliminer ; il ne leur reste, dans leurs

    relations avec Dieu, ni volont, ni par rapport ses dons, dsir quelconque de les voir

    augments. Dieu est le seul but de leurs aspirations et le terme de leurs dsirs. Ils

    croient que tout ce qui n'est point Lui est un obstacle qui les spare de Lui. 37

    Il sagit

    donc dune comprhension vritablement initiatique du tawd fonde sur labandon

    de toute volont propre.

    Cette conception assez exigeante de la ralisation spirituelle se retrouve chez

    Ab Madyan. La saintet se dfinit avant tout comme lextinction et la subsistance en

    Dieu et cest lexprience contemplative du tawd et non lacquisition des qualits de

    lme qui marquent le terme du cheminement spirituel. Cet enseignement trouvera, en

    passant par Ab Madyan, une vulgarisation importante avec lavnement du

    shdhilisme, tel quil est formul dans luvre dIbn A Allh al-Iskandar (m.

    709/1309), notamment dans le Tanwr f isq al-tadbr38.

    Al-Daqqq et la recherche de la sincrit

    Un autre tmoignage dAb Madyan nous indique un troisime matre :

    Jai appris la Riya dal-Musib avec Ab al-asan Ibn irzihim, le livre des

    Sunan de Tirmidh avec Ab al-asan Ibn Ghlib et jai pris la voie du soufisme

    35

    Salwa, vol. II, p. 29. 36

    Cf. Tashawwuf, p. 118-125. 37

    ASIN PALACIOS, Miguel, Ibn al-Arf, Masin al-majlis, Paris : Geuthner, 1933, p. 56. 38

    IBN A ALLH AL-ISKANDAR, Amad b. Muammad b. Abd al-Karm, al-Tanwr f isq

    al-tadbr (3me dit.), Beyrouth : Dr al-Bayrt, 2002, p. 52-55.

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    dAb Abdallh al-Daqqq [...]. 39

    Ab Abdallh Muammad al-Daqqq al-Sijilms40 (m. fin du VIe/XIIe sicle)

    revendique davoir t le premier matre dAb Madyan dans le taawwuf, ce qui veut

    dire, probablement, qual-Daqqq est le premier lui avoir transmis non seulement un

    enseignement spirituel, mais une vritable ducation initiatique impliquant un

    engagement total du disciple vis--vis du matre.

    Daprs le Mustafd, al-Daqqq pratique une voie du soufisme qui lui est

    propre, base sur la sincrit (al-idq) et labandon de laffectation (tark al-

    taannu) 41. Les anecdotes tmoignent effectivement de sa sincrit inconditionnelle

    et droutante, ce qui lui vaut souvent le blme de ses contemporains. Certains

    aspirants qui lont frquent se plaignent de ses comportements et de ses paroles Ibn

    Barrajn et Ibn al-Arf. Les deux matres andalous affirment pourtant la saintet et

    la particularit dal-Daqqq et rpondent : Laissez-le et ne contestez rien de lui 42.

    Ibn Arab mentionnera al-Daqqq plusieurs fois dans ses Futt43. propos du

    hadith dfends lhonneur de ton frre musulman et ne lavilis pas Ibn Arab

    commente :

    Je nai vu personne raliser ceci comme le cheikh Ab Abdallh al-Daqqq de la

    ville de Fs. Il na jamais dit du mal de personne et dans sa prsence personne ne

    calomniait jamais. Ce fut un matre sans pareil 44

    .

    Dans des rves dautres saints il apparat comme le soleil de ce temps (shams hdh

    al-waqt) 45

    , ce qui est une allusion une fonction initiatique, peut-tre celle du ple

    (qub).

    Il est facile de retrouver chez Ab Madyan les traces de la personnalit et de la

    voie dal-Daqqq. La recherche de la sincrit prvaut chez Ab Madyan sur

    laccomplissement des actes dadoration, sur lascse ou sur la science formelle. De

    ce point de vue, naccorder aucune importance la considration des gens constitue

    davantage un signe de saintet que la pit. Dans lenseignement dAb Madyan, le

    39

    Tashawwuf, p. 322. 40

    Cf. Mustafd, p. 186-189 ; Tashawwuf, p. 156 ; al-Raw al-air, p. 266-271 ; BEL, Alfred, Sidi

    Bou Medyan et son matre Ed-Daqqq de Fs , Mlanges Ren Basset, Paris : E. Leroux, 1923, vol. I,

    p. 57-68 ; CORNELL, Vincent, op. cit., p. 29-30. 41

    Mustafd, vol. II, p. 186. 42

    Ibid., p. 187. 43

    Cf. ADDAS, Claude, Ibn Arab et le voyage sans retour, Paris : Gallimard, 1996, p. 166, note n 1. 44

    al-Futt al-makkiyya f marifat al-asrr al-malakiyyat wa al-mlikiyya, Le Caire : Dr Sdir,

    1329 hg., vol. IV, p. 503. 45

    Tashawwuf, p. 157.

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    idq constitue, avec le tawakkul, une vertu centrale de laquelle dcoulent les autres

    qualits spirituelles.

    Ab Yaz et lillumination

    Pendant son sjour Fs Ab Madyan entend parler dun saint berbre vivant

    dans la campagne. La visite dAb Yaz Ibn Maymn al-Dukkl Yalannr 46 (m.

    572/1177) tait devenue une habitude des gens de Fs47

    et on trouve dans le Mustafd

    un grand nombre de saints qui le visitent rgulirement. Les savants de la ville sont

    diviss son sujet. Certains participent au plerinage collectif et dautres, voyant dun

    mauvais il linfluence dAb Yaz sur Fs, critiquent certains de ses pratiques et

    enseignements, afin de mettre en cause sa saintet. Il appartiendra son disciple Ab

    Madyan de le dfendre contre ces derniers.

    La filiation spirituelle du matre des matres du Maghreb le relie la

    tradition initiatique de Dukkla et remonte un certain Abd al-Jall al-Wayln48 (m.

    541/1143). Ce dernier voyage en Orient o il se rattache une filiation remontant

    Ab Dharr al-Ghifr49, un compagnon du Prophte connu pour son asctisme. On

    peut dj reconnatre dans le profil dal-Wayln quelques traits dAb Yaz. En

    contraste avec les personnalits assez discrtes de Fs, la saintet se manifeste ici au

    grand jour. Une fonction de tabarruk grande chelle semble se dessiner,

    laffirmation, grce des miracles extraordinaires, de la proximit divine dont

    bnficie le saint, son rle dintercesseur. Les masses affluent la maison dal-

    Wayln pour toucher ses vtements et solliciter une invocation de sa part. On

    retrouve galement chez lui la pauvret extrme qui caractrise Ab Yaz et une

    certaine rserve envers la science extrieure.

    Al-Wayln exerce une influence importante sur le ribat dAghmt et son

    disciple Ab Shuayb Ayyb Sad al-Sanhj al-Sriya 50 (561/1166) mancipe

    46

    Cf. AL-AZAF, Ab al-Abbs Amad b. Muammad, Damat al-yaqn wa zamat al-muttaqn,

    Rabat : Maktabat Khidmat al-Kitb, 1989 ; Mustafd, p. 28-40 ; Tashawwuf, p. 213-222 ; Salwa, vol. I,

    p. 186-189 ; LOUBIGNAC, Victor, Un saint berbre : Moulay Bouazza, histoire et lgende ,

    Hespris, 1944, n 31, p. 15 sq. ; FERHAT, Halima, Le Soufisme et les Zaouyas au Maghreb,

    Casablanca : Toubkal, 2003, p. 102-109. Le passage du Mustafad a t traduit, cf. HONERKAMP,

    Kenneth, Tamms Eyewitness Account of Ab Yaz Yallanr , Tales of Gods Friends,

    RENARD, John (dir.), Berkeley : University of California Press, 2009, p. 30-46. 47

    Aprs le dcs du saint, le plerinage son sanctuaire se fait notamment le jour du d al-Fir la fin

    du mois de Ramadan (cf. Mustafd, p. 29, note 63). 48

    Cf. Tashawwuf, p. 146-150. Selon V. Cornell (The Way of Ab Madyan, op. cit., p. 54-57) la filiation

    dAb Yaz remonte travers al-Wayln Ab al-usayn al-Nr (m. 295/907), le compagnon du

    fameux saint de Bagdad Ab al-Qsim al-Junayd (m. 297/911). 49

    Tashawwuf, p. 146. 50

    Cf. Tashawwuf, p. 187-192 ; Uns al-faqr, p. 57-63.

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    cette tradition de son contexte tribal. Considr comme un des abdl, ce dernier joue

    un rle central dans le soufisme sud-marocain51

    . La popularit du saint dAzemmour

    fait de lui une figure importante dans la transition entre le rgne almoravide et

    almohade, et il joue un rle actif dans certains vnements politiques, notamment la

    conqute de Marrakech par les Almohades.

    La tradition de la rgion de Doukkla culmine dans le rayonnement du fameux

    disciple berbre dAb Shuayb, Ab Yaz. Ce dernier ne parle gure larabe et ne

    connat du Coran que ce qui lui permet daccomplir la prire. La quasi-absence de

    connaissances acquises par ltude est remplace par une science inspire grce

    laquelle il lui arrive de corriger limam quand il se trompe dans la rcitation du Coran

    au cours de la prire collective. Hritier des saints de Dukkla, Ab Yaz reprsente

    un modle de saintet qui contraste avec les modles habituels de Fs. Se nourrissant

    de plantes, il parcourt en compagnie des animaux sauvages les rgions inhabites de

    lAtlas pendant plus de vingt-cinq ans. Azemmour il se met au service dAb

    Shuayb pour environ dix-huit ans. Pendant un certain temps, Ab Yaz tablit un

    ermitage Fs, qui sera repris par Ab Madyan, puis sinstalle dfinitivement au

    Moyen Atlas dans la rgion connue sous le nom rjn. Sa demeure, qui est sans porte

    et se trouve en face de la mosque du village, se transforme en lieu daccueil pour les

    gens qui affluent pour venir le voir. la suite de son installation, Ab Yaz devient

    clbre dans tout le pays et, aprs son temps de prgrination et disolement, il exerce

    sa fonction spirituelle au milieu des hommes. Les sources hagiographiques le

    dcrivent comme quelquun qui passe son temps soccuper de ses visiteurs, parmi

    lesquels on trouve des gens ordinaires, mais galement de futurs saints et des

    hagiographes52. Il continue cependant pratiquer lascse se nourrir de plantes

    amres, alors quil offre de vrais repas ses visiteurs.

    De par la quasi-absence dcrits53, il est difficile de caractriser

    lenseignement et la spiritualit de ce saint si important, mais certaines paroles

    permettent pourtant de lapprhender et ainsi de mieux comprendre lvolution que

    prendra la tradition spirituelle de Fs grce son influence. Ab Yaz caractrise sa

    propre formation initiatique en dclarant :

    Jai servi environ quarante saints. Parmi eux il en tait qui parcouraient (sa) la

    terre et dautres qui stablissaient au milieu des gens jusqu ce quils meurent. 54

    51

    Cf. The Way of Ab Madyan, op. cit., p. 57-62 ; FERHAT, Halima, op. cit., p. 112-113. La recherche

    distingue par rapport au soufisme de lpoque entre une tradition rurale sud-marocaine et une tradition

    urbaine dorigine andalouse, remontant lcole dAlmeria. 52

    Cf. Maz, p. 105 sq. 53

    Vincent Cornell (The Way of Ab Madyan, op. cit., p. 181-187) a traduit la seule trace crite du saint.

    Il sagit probablement de la transcription dun enseignement orale par un de ses disciples. 54

    Tashawwuf, p. 215.

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    Le nombre quarante possde en islam une valeur symbolique qui renvoie au temps qui

    prcde lillumination, mais aussi la hirarchie initiatique. Dans la phrase voque

    Ab Yaz fait probablement allusion au fait que sa formation spirituelle consiste

    dans le service des saints. La mention des saints prgrinants et des saints rsidents au

    milieu des hommes montre la runion en Ab Yaz de ces deux modalits de la

    saintet, savoir celle qui se ralise dans lisolement des hommes et celle qui

    comporte leur frquentation.

    Nous ne disposons pas, en dehors de quelques tmoignages, de

    renseignements suffisants pour dterminer la pratique spirituelle du saint. Selon al-

    Tamm il est devenu clbre au Maroc pour sa retraite (inqi) loin des hommes,

    les invocations exauces et la clairvoyance vridique (al-firsat al-diqa) 55.

    Parfois, dans ses sances chaque participant, en commenant sa droite, tait

    tenu de faire une invocation. Son enseignement semble considrer linvocation (al-

    du), qui revient si frquemment dans les rcits hagiographiques, comme un moyen

    privilgi pour inculquer aux adeptes lattitude de servitude et dindigence que lon

    doit raliser envers Dieu. Comme le montre le tmoignage dal-Tamm56,

    linvocation du matre, bien que dans un dialecte berbre compris seulement par les

    indignes, constitue en outre un moyen pour la transmission des tats spirituels. En

    effet, la seule prsence du matre peut transmettre de tels tats. Ainsi al-Tamm57

    raconte comme il est subjugu par le dsir de se dtourner du monde et de mener une

    vie dascte. Seul le matre lui-mme peut le convaincre de la ncessit de soccuper

    des charges que Dieu lui a confies et de retourner auprs de sa mre. Laspect

    miraculeux de sa personnalit est en accord total avec la shara ce qui est illustr par

    sa connaissance intuitive des temps prcis des prires canoniques58

    . Sa conformit aux

    normes religieuses est de nature totalement spirituelle et inspire. Il est facile de

    comprendre pourquoi il a attir les critiques des fuqah de Fs car le caractre inspir

    de sa connaissance dmontre la relativit de la science formelle.

    Son trait le plus remarquable et le plus caractristique est sa capacit se

    consacrer au service des hommes et supporter les tracas que cela comporte. Dans le

    Mustafd59 on lit quil donne suite la demande dun plerin de lui couper quelques

    cheveux pour quil puisse les garder comme relique. Les autres plerins se bousculent

    pour couper chacun quelques cheveux aussi jusqu ce quils atteignent le cuir

    chevelu et que les compagnons du matre les empchent de continuer. Pendant tout

    55

    Mustafd, p. 28. 56

    Op. cit., p. 36. 57

    Ibid., p. 39. 58

    Cf. Maz, p. 88. 59

    Ibid., p. 38-39.

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    cela Ab Yaz sincline patiemment pour que les plerins puissent mieux accder

    ses cheveux, sans montrer aucune signe dirritation.

    La visite semble la modalit privilgie par laquelle sexerce le magistre

    initiatique dAb Yaz. En gnral, ses disciples ne restent pas de manire constante

    en compagnie de leur matre, mais ils le visitent rgulirement. Pour que cette ziyra

    puisse tre oprative, elle comporte des convenances (al-db) exposes dans

    louvrage dAb al-Abbs al-Tdil60. La firsa voque par al-Tamm revient

    effectivement dans plusieurs anecdotes. Ainsi personne ne venait chez lui sans quil

    ne lui dise : Tu es cela, ton but est ceci et tu es venu pour cela 61. Ab Yaz peut

    galement reconnatre si quelquun sapprte accomplir une prire sans tre en tat

    de puret rituelle.

    Il est intressant de noter quAb Yaz est associ plusieurs reprises son

    fameux contemporain oriental Abd al-Qdir al-Jlan (m. 561/1166). On attribue aux

    deux saints le don de secourir post-mortem ceux qui font appel leur intercession62

    .

    Les deux saints exercent-ils la mme fonction, lun pour lOrient et lautre pour

    lOccident musulman, bien que leur profil soit assez diffrent ? Lassociation des

    deux personnages est dautant plus significative quAb Madyan est considr comme

    rattach tous les deux63. On sait que lavnement dal-Jlan a prfigur la

    constitution des ordres soufis orientaux, mais on ne peut dire la mme chose dAb

    Yaz. Cest plutt le fait dtre dot de pouvoirs initiatiques trs apparents qui est

    commun aux deux personnages, ainsi que le rle de dispensateur du secours spirituel,

    notamment aprs leur existence terrestre.

    Conformment au rang spirituel dAb Yaz, lducation quil donne ses

    proches disciples est particulirement exigeante. Quand Ab Madyan arrive avec les

    autres fuqar la montagne du saint, il est soumis une preuve initiatique :

    Lorsque nous arrivmes, il reut le groupe, lexception de moi-mme. Il leur

    prsenta de la nourriture et mempcha den manger avec eux. Quand la nourriture

    fut servie je me levai vers elle, mais il men carta. Je me dis alors : "Ceux-l, il les

    reoit parce quils viennent de cette rive [marocaine], alors que moi je suis

    andalou".

    Je restai ainsi trois jours. La faim et lindigence maccablrent. Puis je me

    dis : "Quand le matre se lvera de sa place, jessuierai mon visage dans ce lieu. Il se

    leva et jessuyai mon visage". Quand je me levai, je ne vis plus rien. Je me dis alors

    : "Je suis devenu aveugle ! ". Je restai toute la nuite en pleurant et en implorant

    Dieu. Quand je me rveillai, il mappela en me disant : "Approche-toi,

    60

    Ibid., p. 170 sq. 61

    Ibid. p. 87. 62

    Cf. p. ex. ibid., p. 90, p. 134. 63

    Cela a t contest historiquement, cf. CORNELL, Vincent, The Way of Ab Madyan, op. cit., p. 10.

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    Andalous". Je mapprochai et lui dis que je ne voyais plus rien et que jtais devenu

    aveugle. Il frotta alors ses mains sur mes yeux et ma vue revint, puis il frotta ses

    mains sur ma poitrine. Il dit aux autres : "Celui-l parviendra telle et telle

    chose". 64

    Ab Madyan visite encore souvent son matre et devient son reprsentant Fs

    ainsi que son dfenseur face aux critiques de certains oulmas de la ville. Cette

    critique traduit un certain conflit entre la tradition savante qui domine la ville cette

    poque et le type de soufisme incarn par Ab Yaz. Le parcours dAb Madyan le

    montre bien. Si cest Fs quil reoit sa formation intellectuelle et la tradition

    ghazalienne du soufisme oriental et andalou, il doit quitter la ville pour achever sa

    ralisation spirituelle. Le soufisme, attach, grce la Qarawiyyn, la tradition

    savante, est ainsi complt par un soufisme fond sur linspiration et sortant du cadre

    urbain et savant. Une fois assimil lenseignement du saint illettr, Ab Madyan

    revient Fs pour ladapter et pour le rendre accessible un public plus large. Ab

    Yaz apparat donc comme celui qui permet Ab Madyan de dpasser les

    conceptions conventionnelles de la saintet. Ainsi, Ab Yaz montre que ce nest

    pas par la science ou par leffort personnel que laspirant atteint son but, mais que

    cest dans lindigence et dans le dpouillement le plus total quil reoit, travers

    lintermdiaire du matre, la grce de lillumination. Le dpassement du soi et la

    valeur initiatique de lindigence, le rle du matre comme mdiateur entre Dieu et

    laspirant, comme celui qui incarne laccs lillumination, cest, entre autres, dans

    ces lments de lenseignement dAb Madyan que lon peut, me semble-t-il,

    reconnatre lempreint d Ab Yaz.

    Conclusion

    Le profil et lenseignement de ces quatre matres nous permettent de mieux

    comprendre la signification de la voie dAb Madyan dans lhistoire de la spiritualit

    du Maghreb. Linfluence de ses matres transparait de manire assez visible dans

    lenseignement dAb Madyan, notamment, dans sa capacit de formuler des

    enseignements sotriques dans un langage qui interpelle la fois llite intellectuelle

    des centres urbains et les soufis non-savants de rgions rurales. La voie dAb

    Madyan se prsente tout fait comme une synthse entre la spiritualit religieuse de

    lIy et lexprience illuminative de la connaissance inspire caractristique dAb

    Yaz, sans oublier la marque de lcole dAlmeria concernant la ralisation

    initiatique du tawd, ainsi que la voie dal-Daqqq et limportance que revtent dans

    lenseignement dAb Madyan la puret de lorientation intrieure et le dtachement

    64

    Uns al-faqr, p. 49.

  • By Ruggero Vimercati Sanseverino ([email protected])

    Associate researcher in Islamic Studies, Centre Jacques Berque (Rabat)

    Entre spiritualit ghazalienne et Ab Yaz La formation initiatique du matre des matres Ab Madyan al-Ghawth

    Colloqium : Les routes de la foi, Tlemcen (Algeria), CNRPAH, 19-21 Dec. 2011

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    lgard des hommes. Le fait davoir su harmoniser ces divers courants spirituels

    confre la voie dAb Madyan son homognit intrinsque, sa porte universelle et

    sa profondeur sotrique et explique le rle remarquable quont jou cette voie et son

    matre dans lhistoire de la spiritualit islamique.