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INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE “L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations. Comme la Maison des cultures du monde dont elle est le com- plément, elle cherche à faire connaître les multiples figures de la création dans les régions différentes du monde contemporain. La revue, en dehors des doctrines et des partis pris, associe la critique indépendante, les témoignages scientifiques ou litté- raires, la révision des patrimoines, l’information sur la mutation des formes culturelles. Ne s’agit-il pas de révéler l’inlassable fertilité des ressources humaines ? Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains, artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour une concerta- tion commune : autant de bilans.” Directeurs de la publication : Jean Duvignaud et Chérif Khaznadar.

Les musiques du monde en question

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INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE

“L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations.Comme la Maison des cultures du monde dont elle est le com-plément, elle cherche à faire connaître les multiples figures de lacréation dans les régions différentes du monde contemporain.

La revue, en dehors des doctrines et des partis pris, associe lacritique indépendante, les témoignages scientifiques ou litté-raires, la révision des patrimoines, l’information sur la mutationdes formes culturelles. Ne s’agit-il pas de révéler l’inlassablefertilité des ressources humaines ?

Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains,artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour une concerta-tion commune : autant de bilans.”

Directeurs de la publication : Jean Duvignaud et ChérifKhaznadar.

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TITRES PARUS

Le Métis culturel, n° 1, Babel n° 109.Lieux et non-lieux de l’imaginaire, n° 2, Babel n° 119.La Dérision, le rire, n° 3, Babel n° 132.La Musique et le monde, n° 4, Babel n° 162.La Scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie, n° 5,Babel n° 190.Le Liban second, n° 6, Babel n° 205.Cultures, nourriture, n° 7, Babel n° 245.Le Corps tabou, n° 8, Babel n° 303.Deux millénaires et après, n° 9, Babel n° 342.Nous et les Autres. Les Cultures contre le racisme, n° 10,Babel n° 373.

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LES MUSIQUES DU MONDEEN QUESTION

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Collection dirigée par Sabine Wespieser et Hubert Nyssen

Les textes publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs.

Cet ouvrage a été réalisé sous la direction de Laure Bernard, PhilippeGouttes et Chérif Khaznadar, par la Maison des cultures du monde etZone franche, avec le soutien du Département des affaires internatio-nales du ministère de la Culture et de la Communication.

Coordination : Aimée Pollard.

© Maison des cultures du monde, 1999ISBN 2-7427-2302-1

Photographie de couverture :© Stock Image, 1999

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INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 11

LES MUSIQUESDU MONDE

EN QUESTION

MAISON DES CULTURES DU MONDE

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SOMMAIRE

Avant-propos. L’énigme par Jean Duvignaud ....... 11Préface par Catherine Trautmann ........................ 15Introduction. Les musiques du monde en question par Laure Bernard, Philippe Gouttes etChérif Khaznadar.................................................. 17

ÉTAT DES LIEUXFrank Tenaille

Historique : les musiques du monde en France....... 23Philippe Krümm

Les musiques traditionnelles d’en France et leursmétissages actuels ............................................ 29

Véronique MortaigneMusiques modernes, musiques métisses............ 37

Marie-Claire Mussat Entre catégories................................................ 45

Chérif Khaznadar De l’influence des musiques du monde sur lesspectacles en France ........................................ 55

Gildas LefeuvreLes musiques du monde et leurs publics ........... 61

Jean-Pierre EstivalEléments de la politique de la direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles en faveur des musiques traditionnelles ................. 69

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Jean-François Dutertre Les institutions.................................................. 85

Caroline Bourgine Les réseaux communautaires ............................ 103Bouziane Daoudi Vie et mort du réseau maghrébin ...................... 110Luigi Elongui Le réseau communautaire africain ................... 114Michel PlissonLes musiques d’Amérique latine et leurs réseauxcommunautaires en France............................... 123

Jean-Luc Toula-Breysse Les lieux : l’écho des communications.............. 135

Philippe Gouttes et Bertrand de LaporteLes festivals et les réseaux ................................ 139

LES PROBLÉMATIQUESBertrand Dicale

A la scène, la tradition ..................................... 149Bernard Lortat-Jacob

Derrière la scène .............................................. 156Françoise Gründ

Décontextualisation : faut-il avoir peur de la“planète sauvage” ?......................................... 172

Philippe GouttesLa circulation des artistes ................................ 183

Guy BertrandLa musique, vecteur d’intégration .................... 187

Francisco CruzMusiques du monde en circulation internationale.Entretien avec Alex Dutilh ................................ 193

LES PRODUITS CULTURELS ET LES MÉDIASLaure Bernard

Les enfants d’abord .......................................... 203

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Etienne BoursLe disque de musiques du monde : produit deconsommation ou produit culturel ?.................. 209

Dominique DaffosLes disquaires et les musiques du monde .......... 219

Henri LecomteLe cinéma, le documentaire et la vidéo communautaire ................................................. 225

Jean-Louis MingalonLes musiques du monde à la télévision ............. 233

Bintou SimporéDes radios et des musiques du monde............... 241

Isabelle MontanéLa presse écrite et les musiques du monde........ 253

Michel DevergeInternet : c’est pas du pipeau............................ 261

UN AVENIR EUROPÉENChérif Khaznadar

Etat des lieux en Europe ................................... 281Franco Laera

Les musiques du monde en Italie ..................... 283Carles Sala

Les musiques du monde en Espagne ................. 289Jürgen Dietrich

Les musiques du monde en Allemagne.............. 295Frans De Ruiter

Les musiques du monde en Hollande et en Belgique ................................................... 303

Laurent AubertLes musiques du monde en Suisse..................... 310

Prakash Daswani Les musiques du monde en Angleterre .............. 315

Conclusion. Navigation à vue par Hervé Lenormand .. 323

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Bibliographie sélective.......................................... 331

Ont participé à ce numéro del’Internationale de l’imaginaire ............................ 332

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AVANT-PROPOS

L’ÉNIGME

Musique – mousikê : l’art des Muses. Les dictionnairesassurent qu’“elle excite les sentiments par des succes-sions mélodiques et par des combinaisons harmo-niques de sons mesurés et rythmés”. Tout est dit, rienn’est dit sur ce “langage universel”…

Le discours sur la musique illustre ce double jeu desentiments contrôlés par une pure raison. En ce sens, lamusique a beaucoup servi pour entraîner les combat-tants à la guerre, les travailleurs pour accroître la pro-ductivité, inspirer aux croyants la solennité divine, auxsujets la grandeur d’un souverain.

On modèle une affectivité collective afin de l’asservirà quelque projet ou simplement afin d’assurer la cohé-sion d’un groupe. N’y a-t-il pas un accord entre l’har-monie sonore et l’unanimité ? Platon ne demande-t-ilpas qu’on bannisse de la cité l’audacieux qui oseraitmodifier les cordes de la lyre ?

Instrumentation – surtout occidentale – qui oublieque la création des sons et des rythmes embrase lescorps et les esprits, mêle spectacle et spectateurs : ony répond d’une manière chaque fois saisissante aux exi-gences naturelles de la mort, du sexe, de la faim ou de

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l’invisible. Une créativité, non un “art” comme nousdisons.

L’Occident a choisi de séparer la création sonore ducorps, d’enfermer la musique dans un espace particulier,comme le théâtre, de mettre le public à l’écart et silen-cieux. Cette musique dont Hugo disait qu’elle date duXVIe siècle et dont on sait la puissante invention qu’ellea suscitée. L’huis clos du concert a concentré le talentet le génie.

Ainsi les Européens ont fait de la musique un objetde méditation, un objet métaphysique. “Exerciced’arithmétique inconscient de l’esprit qui ne sait pasqu’il compte” : Leibniz n’est pas éloigné de Rousseauqui, lui, y ajoute la ferveur commune. Une énigme quiéchappe à l’entendement, à la simple affectivité, aubanal plaisir. De Kant à Schopenhauer, on y cherche lefondement de l’imaginaire – de “l’esthétique”. Nerépond-elle pas à quelque instance cachée ? Ce quidqui “n’est pas comme les autres arts une reproductiondes idées, mais une reproduction de la volonté”. L’es-sence musicale du monde…

Volonté, un déterminisme originaire émergeant à tra -vers l’individu dans une expression panique. Nietzsche aécrit des pages somptueuses pour décrire l’origine irra-tionnelle, dionysiaque, de la musique et de la tragédie :l’art figure la souffrance d’être mutilé dans son indivi-dualité. N’attend-il pas cela de Wagner ?

Le quid interroge le philosophe. Adorno plonge lamétaphysique de la musique dans la trame vivante dela réalité sociale : elle “trace l’image d’un état du mondequi, pour le bien ou pour le mal, ignore l’histoire”.Mais l’histoire se venge : Wagner peuple les rêves

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d’une bourgeoisie épanouie, Schönberg, lui, habite uneAutriche “où les forces intellectuelles de productions’étaient élevées au niveau de la technique du capita-lisme avancé”. S’enchevêtrent le spectre d’une sociétéet l’inspiration infinie.

L’apparition de musiques jusque-là inconnues oudédaignées comme le jazz a joué ici le même rôle quela découverte par les peintres des “arts” africains ouasiatiques. Et ce que l’on dit avec Artaud du théâtrebalinais, on peut le dire aussi de Stravinski, de Bartók,de Satie… Ajoutons-y les révélations de l’anthropolo-gie telles que les a fait connaître le magnétophone. Laréflexion y retrouve-t-elle “l’exercice arithmétiqueinconscient” de Leibniz quand on associe les systèmesde classification propres à tout groupe humain et lesstructures musicales – multiples variations de la “pen-sée sauvage” ? Il faut relire ici Lévi-Strauss. Leiris etRouget suivent des pistes proches et complexes…

“Le concept de chien n’aboie pas”, on le sait ! Leconcept de “l’art des Muses” et la métaphysique de l’Oc-cident ne couvre pas l’infinie diversité des figurationsimaginaires des sons. Loin d’être un “langage universel”,la création de trames musicales semble en appeler àdes visées incompatibles et auxquelles il faut se mettreà l’écoute. Incompatibles et non, seulement, différentes.

Se dépouiller de la puissante réflexion occidentalen’est pas aisé, mettre entre parenthèses ce que nouscroyons du langage universel, tenter de saisir, à tra-vers des combinaisons sonores et rythmiques ce quecherchent à atteindre les Bédouins d’Abu Dhabı , les

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chamanes de Corée, les Bochimans de Namibie, ettous ceux qui manifestent encore leur existence par legeste, le rythme et le son. Les grandes banlieuesurbaines d’Occident ne s’ouvrent-elles pas, elles aussi,à ces utopies ?

Utopie, parce qu’on échappe peut-être par là à l’es-clavage des déterminismes. Si l’on pense avec toutesles parties du corps, on donne aussi leur sens aux com-binaisons instrumentales et l’expression musicale n’estpas un mode d’expression auquel manquerait la paroleou l’écriture, mais un effort d’anticipation du vécu surle non-encore-vécu, une virée hors de soi.

Roger Bastide, en un sens voisin, suggérait de déchif-frer dans les masques “sauvages” ou les figures sculp-tées, moins la représentation de puissances invisiblesou de dieux, que la manifestation d’une force de l’êtretendue au-delà d’elle-même par la danse, la musique,la transe ou la fête : la forme matérielle serait commel’état le plus avancé et le plus exaltant de cette connais-sance. Une prospection de l’expérience possible. Queserait l’existence si elle n’arrachait pas, pour un momentéphémère, à la trame des choses vécues ?

Est-ce que les figures incompatibles entre elles de lacréation “musicale” ne sont pas ainsi autant d’utopiesvivantes et charnellement “vivables” ? L’énigme appellel’être sur des terres encore indéfrichées.

JEAN DUVIGNAUD

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PRÉFACE

Les musiques du monde représentent aujourd’hui unepart considérable de notre espace musical. Qu’ellessoient ethniques, traditionnelles, folkloriques, primitives,world, ces musiques urbaines ou rurales, savantes oupopulaires, religieuses ou profanes expriment sans aucundoute la part vivante et évolutive d’un patrimoine com-mun, un lien qui unit les peuples par-delà les frontières.En France et dans le monde, la diffusion des musiquesdu monde connaît un développement sans précédent. Lamultiplicité des concerts et les chiffres de l’industrie dudisque en témoignent. Il est aussi incontestable que lescultures et les musiques du monde s’affirment commeun domaine très important de l’activité culturelle enEurope : saisons, festivals, institutions spécialisées,réseaux, sociétés de production et de diffusion fontpreuve d’un dynamisme qui répond aux attentes d’unpublic toujours plus curieux des cultures étrangères.

Aussi est-il apparu nécessaire de mieux rendrecompte de la diversité de ces musiques et de mieux sai-sir les conditions de leur développement. A cette fin, j’aidemandé au Département des affaires internationales età la Direction de la musique, de la danse, du théâtre etdes spectacles de mon ministère de réunir, en un col-loque à la Grande Halle de la Villette, l’ensemble des

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acteurs des musiques du monde afin que ceux-ci enga-gent une réflexion commune sur le devenir et les enjeuxde ce secteur.

Le présent ouvrage, coréalisé par la Maison des culturesdu monde et le réseau Zone franche, a pour ambition deproduire un état des lieux, aussi complet que possible,des musiques du monde en France. Je crois qu’il consti-tuera une étape importante dans l’histoire de notre per-ception de ces musiques, qui incarnent avec bonheurune France rassemblée, curieuse, ouverte aux traditionset aux créations de tous les horizons.

CATHERINE TRAUTMANN

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INTRODUCTION

LES MUSIQUES DU MONDE EN QUESTION

En dix ans, les ventes de disques de musiques du mondeont considérablement augmenté. Que l’on s’accorde ounon sur la définition des termes et sur le type de musiquesqu’il convient de comptabiliser dans le pourcentage deces ventes, on ne peut pas nier la déferlante des musiquesafricaines dans les années quatre-vingt, l’intérêt actueldes producteurs et d’un large public pour la musiquecubaine ou encore, pour ne citer qu’un exemple, lefabuleux engouement pour la chanteuse cap-verdienneCesaria Evora.

“Il ne s’agit que d’un renouveau”, diront certains,rappelant que dans les années trente, il existait des balsnègres dans la capitale française et qu’à l’époque, lejazz aurait pu être taxé de musique du monde. “Toutest musique du monde”, affirmeront d’autres, arguantque l’appellation qui réunit sous la même étiquettemusiques traditionnelles, raï, m’balax, salsa, reggae etautres n’est apparue que par facilité, commodité etlogique marchande.

Une chose est sûre, les cultures du monde sontdevenues incontournables. Les pouvoirs publics s’yintéressent et le Département des affaires internatio-nales du ministère de la Culture et de la Communica-tion a pris l’initiative et soutenu l’organisation d’un

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colloque sur le thème des musiques du monde enFrance ainsi que la rédaction de cet ouvrage.

Pour dresser un état des lieux sans prétendre êtreexhaustifs, nous avons demandé à des spécialistes, despraticiens, des journalistes de nous livrer – dans leurdiversité et leur complémentarité, voire leurs contradic-tions – leur réflexion, des informations sur la situationdes musiques du monde aujourd’hui, de s’interrogeravec nous.

D’où viennent ces musiques ? De quelles influencesont-elles été marquées, dans quelles occasions semanifestent-elles et quels liens entretiennent-elles, et àquelles conditions, avec les institutions publiques etprivées ?

N’oublions pas qu’à côté de l’action culturelle,empreinte des valeurs humanistes, s’est développée,autour des musiques du monde, toute une “industrie”culturelle : disques, films, documentaires. Un bilans’impose. Les médias (presse écrite, radio, télévision)sont-ils concernés par tout ce domaine émergent ? EtInternet ? Quel rôle va-t-il jouer dans la diffusion, laproduction et la protection de ces musiques ? Qu’enest-il d’ailleurs des mesures de protection des auteurset interprètes ? Ces musiques du monde peuvent-ellesavoir, hors de leur contexte d’origine, un rôle social enFrance ? A quels publics s’adressent-elles ? Peuvent-elles devenir un vecteur d’intégration ou favorisent-elles,au contraire, le développement d’une société communau-taire ? Dans quelle mesure participent-elles au rayonne-ment culturel de la France à l’étranger ?

Afin de ne pas limiter notre regard à l’Hexagone, uneincursion rapide auprès d’un certain nombre de nos voi-sins européens doit nous permettre d’élargir notre visionet d’appréhender le phénomène des musiques du monde

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sur un plus large terrain. Les Musiques du monde enquestion devraient, nous l’espérons, amorcer un véri-table questionnement sur l’avenir, non seulement desmusiques du monde en France, mais aussi sur celuide l’ouverture de la France dans l’Europe aux cultures dumonde en général. Ouverture on ne peut plus enrichis-sante et indispensable pour résister à l’uniformisationqui menace nos identités dans leur diversité. Nouscroyons à une identité ouverte sur la différence qui l’en-richit et lui permet d’être à l’écoute de la créativitéhumaine.

LAURE BERNARD, PHILIPPE GOUTTES, CHÉRIF KHAZNADAR.

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ÉTAT DES LIEUX

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HISTORIQUE : LES MUSIQUES DU MONDE EN FRANCE

DU FOLKLORE AU FOLK

Pour apprécier la France dans son rapport aux musiquesdu monde, il faut considérer que le pays aux trois centsfromages cacha, toujours derrière sa volonté de centrali-sation (portée au zénith par un Bonaparte), la grandediversité de ses origines. C’est même la conscience deson hétérogénéité qui l’aidera à porter un regard pluscomplexifié sur l’étranger. L’évolution du mouvementfolkloriste en témoigne. Au début du XIXe siècle, un vifintérêt pour les mœurs et coutumes des régions – il estinduit par des cénacles savants (l’Académie celtique naîten 1804), des historiens (Michelet, Guizot…), des éru-dits locaux (un Hersart de La Villemarqué publie leBarzas-Breiz en 1839) – commence à se manifester. Aupoint qu’en 1852, à l’initiative d’Hippolyte Fortoul, laRépublique lance un vaste recensement de leurs tradi-tions orales. Cet engouement qui conduit à reconnaîtrela valeur anthropologique de cultures autochtones – cequ’avaliseront les romantiques, à l’instar de GeorgeSand ou de Nerval – sera relayé par des associations(comme le Félibrige provençal fondé en 1854 qui reva-lorisera la langue d’oc) ou des chercheurs (la Société etla Revue des traditions populaires naissent en 1886) qui

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apportent des arguments à ce débat naissant sur la légiti-mité de la cosmogonie de l’autre.

Le XXe siècle et “la fin des terroirs” poussent lesrégionalistes à inscrire leur action dans un cadre pluslarge. Un des premiers festivals cosmopolites, celui deNice en 1930, se qualifie de “fête des provinces fran-çaises et du folklore international”. Le pétainisme tenterade faire du folklore (“expression du génie d’un peuple”,comme disait l’Allemagne un peu plus tôt) un outil depropagande. Mais avec la Libération, se fera jour uneconception “ouverte” des traditions, sources d’inspira-tion et d’échanges dans la lignée des ambitions d’unFront populaire ayant favorisé l’émergence du muséenational des Arts et Traditions populaires. Pour autant, lemouvement régionaliste s’étant ultérieurement engoncédans une culture plutôt muséale, la naissance du folkfrançais devra surtout à son référent américain, symbo-lisé par les Pete Seeger et Woody Guthrie ou les produc-tions Ash, Disc et Folkway qui font découvrir àl’amateur esbaudi aussi bien la musique des Appa-laches que le chant d’amour libanais. De protest-songen “chant des minorités” (régionales), la transitionse fera naturellement. Ce mouvement identitaire desannées soixante-dix dont les figures de proue sont leLanguedocien Claude Marti, le Provençal Jan-MariaCarlotti, le Breton Gilles Servat, l’Alsacien Roger Sif-fer et les Corses de Cantu U Populu Corsu, manifesteun double souci : celui des “racines” locales et celui del’ouverture aux expressions de la planète qu’illustrentses rapports avec la trova cubaine, la nova canço cata-lane, les chanteurs “souverainistes” québécois, etc. Letrad’ français ayant par la suite fait preuve d’un vigou-reux redéploiement patrimonial, comme en témoignel’histoire de la FAMDT (Fédération des associations de

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musiques et danses traditionnelles), fer de lance d’unréseau européen partageant les mêmes convictionshumanistes et musicales.

L’ÉCHANGE INÉGAL NORD-SUD

Au-delà du périmètre hexagonal, l’histoire des musiquesdu monde en France doit aussi beaucoup à l’échangeinégal Nord-Sud. L’Empire, de sa magnificence à sondélitement, a régulièrement obligé l’imaginaire occiden-tal à revoir ses représentations de l’indigène (noir, arabe,indochinois…), à mesure que celui-ci affirmait ses pré-tentions à l’autodétermination. De Jardin d’acclimata-tion en expositions coloniales, il est d’ailleurs aisé desuivre ces modifications de la perception qu’exprimeront– fût-ce sur un mode exotique – les artistes de l’Art nou-veau ou nombre de compositeurs comme Debussy, Pou-lenc et Milhaud.

Avec ses contingents de tirailleurs “sénégalais”, laguerre de 14-18 brouillera davantage encore les clichés.Le jazz, les premiers orchestres noirs et antillais sur lesbords de la Seine ou à la Joliette à Marseille, le surréa-lisme, la naissance de l’ethnologie, la littérature liée aupanafricanisme insinuent un doute de plus dans la pen-sée européocentriste. Mais c’est surtout la victoire sur lenazisme (qui suscita de gros espoirs – déçus – chez lespeuples dominés) et le mouvement des indépendancesdes années soixante qui favoriseront l’impact en Francedes cultures “extra-européennes”. Les Etats dudit “tiers-monde”, exportant leurs arts au nom de leurs jeunesnationalismes, jouent un rôle essentiel, relayés en Francepar des prosélytes (Charles Duvelle, Deben Bhatta -charya, Simha Arom, Gilbert Rouget…), des labels

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(Le Chant du monde, Ocora) et certaines institutions(SOFAROM, Unesco, musée de l’Homme).

Avec les années soixante-dix, musiques du monde futsouvent synonyme d’internationalisme politique. Lesconflits indochinois ou latino-américains conduisent desfranges de la jeunesse européenne à s’intéresser à d’autreslatitudes. A l’heure du Flower Power, de la fraternitédes grands rassemblements pop, une contre-culture sechoisit ses héros aussi bien du côté de Kingston (avecBob Marley et le mouvement du reggae), que des Etats-Unis (Black Power oblige), de l’Inde ou de Tanger. Cesont d’ailleurs les acteurs de cette culture “alternative”et leurs cadets qui deviendront les actionnaires de lavague des musiques noires au début des années quatre-vingt. Quand l’héritage d’une francophonie qui se déclineaussi bien en lingala, en bambara que dans la langue deBobby Lapointe jouera à plein. L’avion et le foyer immi -gré (où s’initie par exemple le succès des Toure Kundaet du festival “Africa Fête”) créent entre les diversesdiasporas d’Afrique et des Caraïbes des alchimies musi-cales inédites. Un ensemble de musiciens, de studios, descènes (Festival des arts traditionnels de Rennes, Prin-temps de Bourges, Musiques métisses d’Angoulême,Nuits blanches pour la musique noire, Théâtre de laVille de Paris, etc.), de labels et de médias (d’Actuel àLibération) conduisent la France à devenir une desplaques tournantes de la redistribution des idiomesmusicaux de la planète.

LA MONDIALISATION DES MÉTISSAGES

Lorsqu’en 1986, en Angleterre, une douzaine de produc-teurs autour de Peter Gabriel inventent le terme de world

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music pour identifier leurs productions dans les bacs desdisquaires, la macro-économie discographique prendacte de l’essor des musiques du monde qui préfigure laplanétarisation des trocs esthétiques à venir. Le para-doxe étant que le m’balax sénégalais, le mandingue guinéo-malien ou le zouk d’essence antillaise deviennent lescartes de visite de la production nationale tricolore…Quelque dix ans avant qu’un Salif Keita en Australie, unKhaled en Inde (porteur d’un raï né autant à Oran qu’àBarbès), un Youssou N’Dour aux USA, un Mory Kante enAllemagne, un Papa Wemba au Japon soient perçuscomme des ambassadeurs de la fameuse “French touch”.

Outre les émigrés “de l’intérieur”, beaucoup d’émi -gra tions continentales ont enraciné au coin de la ruedes musiques du monde avant la lettre (juive, tsigane,polonaise, portugaise, russe…), voire des synthèses pro-mises à un écho national comme le musette : rencontredu “licio” italien et de la musique auvergnate puis dufeeling tsigane.

Le phénomène ne s’est pas tari depuis et il a falluconstater que par créolisation, les “tribus” urbaines ont,au fil des décennies, non seulement inventé des stylesnouveaux, mais aussi façonné le goût des publics fran-çais – qu’il s’agisse de chanson, jazz, novo trad’ – aupoint de les familiariser avec des formules rythmiques,des modes vocaux, des couleurs instrumentales deve-nant, chemin faisant, des éléments distinctifs de leurpatrimoine sonore.

A LA CROISÉE DES CHEMINS

Avec les années quatre-vingt-dix, la France est taraudéepar des forces contradictoires. La chute du mur de Berlin

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inaugure une nouvelle forme de mondialisation mar-chande (équarrisseuse en matière culturelle et sousinfluence américaine) qui pousse la France en premièreligne dans la bataille en faveur du pluralisme (voir sonrôle dans les négociations du Gatt/AMI, soutenue par lespays ACP). L’Europe, marché continental de sept centsmillions de personnes peine à trouver ses marques etmet à mal sa latinité. La décentralisation favorise, à par-tir de vieux substrats culturels que d’aucuns croyaientcaducs, une floraison d’expressions musicales hybrides.Vis-à-vis de ces tendances lourdes, le rôle des puissancespubliques et des réseaux, qui contrebalancent souventles effets d’une industrie musicale normalisatrice enmatière de goût, s’avère essentiel sinon singulier enEurope. Une réalité qui explique pourquoi sur le terraindes musiques du monde en France, puissent se combiner(plus que cohabiter) une production (d’ici et d’ailleurs)relevant de la tradition la plus manifeste et une autrerépondant davantage aux critères de la world music.Mariage du sens et du divertissement, de la mémoire etdu plaisir immédiat, du local et de l’universel, qui fondenombre de succès : de Johnny Clegg à Cesaria Evora, deCompay Segundo à Dan Ar Braz, de l’ethno-techno auxpolyphonies pygmées. Phénomène qui conforte la for-mule d’un John Cage selon lequel “la musique estaccessoirement une affaire de musique”, tant ce vieuxpays, féru de politique, réagit toujours, ne l’avouera-t-ilpas, avec un réflexe toujours éminemment “citoyen” quijustifie en matière de sono mondiale son agaçante etséductrice originalité.

FRANK TENAILLE

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LES MUSIQUES TRADITIONNELLES D’ENFRANCE ET LEURS MÉTISSAGES ACTUELS

Les musiques traditionnelles d’en France existent !Elles ne sont plus liées aux mêmes réalités que par

les siècles passés. Leur lien avec la vie des peuples deFrance, leur importance dans la société n’est plus acquise.Elles font aujourd’hui partie d’une société dite de loisirs.“Outil du passé pour mieux comprendre l’avenir.”

“Imprégnation” fut le maître mot dans l’évolution destraditions musicales. Après une quasi-rupture du fil del’histoire des musiques des régions, un renouveau estapparu avec de nouvelles formes d’expression. L’his-toire fut rebâtie, les fils renoués, mais depuis peu ilsemble clair que le “marché et les médias” seront peut-être les promoteurs mais également les fossoyeurs de cedernier sursaut…

HISTOIRE : L’INSTRUMENT NATIONAL. L’ACCORDÉON,UNE ARRIVÉE SYMBOLE OU UN IMMIGRÉ BIEN INTÉGRÉ !

Quand on parle de musique populaire française, on nepeut nier que l’accordéon y ait une place à part.

Quel instrument mieux que cette “boîte à anche libreet à soufflet” reflète les envies et les rejets d’un peuplepour ses musiques populaires !

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Il suffit pour cela de se souvenir de son arrivée surnotre beau territoire. Né en Allemagne (ou peut-être enAngleterre), et après un passage discret et aucunementpopulaire dans les années 1830 à 1850 (comme instru-ment de musique pour jeune fille romantique de la bour-geoisie parisienne), l’accordéon va envahir la France.

L’envahisseur viendra du sud. D’Italie.Construit dans une multitude de petites “usines”, ce

nouvel instrument “pas lourd, pas cher et toujoursjuste” va arriver dans la capitale avec l’avantage de lanouveauté. Aux mains de musiciens virtuoses, il seracapable de jouer les airs à la mode. Pour des raisonscommerciales, presque plus que musicales (les musi-ciens immigrés étant moins chers que les musiciensfrançais, en l’occurrence auvergnats), “la boîte à fris-son” va peu à peu remplacer la vielle et la cabrette(musette1) dans les bals de famille.

Mais avant d’en arriver là et de devenir l’instrumentemblématique de la France populaire (et aujourd’huitrès présent dans le rock indépendant et le jazz), labataille fut farouche, voire sordide. De grands défen-seurs de “la vraie musique de chez nous” et des politi-ciens n’hésiteront pas à réclamer “la mort des joueursitaliens”. Le rejet de cet instrument fut sans appel. Il nesavait pas jouer nos belles musiques et apportait des airset des sons étrangers.

La jeunesse, les musiciens et les organisateurs se pro-noncèrent pour l’accordéon. L’instrument fut finalementadopté.

A une époque – le début du XXe siècle – où les cam-pagnes de France se vidaient, où les musiques dites detradition s’évanouissaient dans les mémoires, l’accordéon

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1. Qui laisse son nom au genre qui vient de naître.

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fut une sorte de sauveur. Il provoqua certainement ladisparition d’instruments traditionnels, dont quelquescornemuses2, et de répertoires.

Mais pour un temps, il relança l’intérêt pour le bal,les danses populaires, et l’accompagnement de chan-sons. Et cela avec de nouvelles possibilités harmoniques.

Je me devais de rendre ici un petit hommage à cejeune “immigré” qui aujourd’hui, on ne peut le nier, estpeut-être pour certains trop bien intégré (…), mais qui,après être devenu le symbole de la France rurale et pro-fonde (!), est en passe de devenir l’un des instruments“branchés” du XXIe siècle.

L’HISTOIRE DU FOLK. LA PRISE DE CONSCIENCE VINT DEL’AMÉRIQUE ! BREF RÉSUMÉ D’UN RENOUVEAU

Il faut dire qu’à la fin des années soixante, on ne parlaitplus des musiques populaires des régions de France.Déjà en 1850 l’Etat s’était inquiété de la disparition denos belles traditions, et par la voix d’Hippolyte Fortoul,ministre de l’Instruction publique et des Cultes, unegrande enquête “pour un recueil général de poésiespopulaires de la France” avait été lancée…

Il y a quarante ans, peu de personnes, encore moinsd’ethnologues, se préoccupaient de l’existence d’un“folklore de France”.

Chaque région possédait quelques “musées vivants”ayant figé les musiques et les danses selon leur bon vou-loir : les groupes folkloriques, représentation idéaliséed’un glorieux passé.

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2. A cette même époque, la grande cornemuse en provenance d’Ecossefait son arrivée, et son intégration réussie, en Bretagne vers 1895.

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Comment, dans une telle situation, une prise deconscience put-elle avoir lieu ? Elle viendra en partie deParis grâce à la musique américaine…

Un chanteur, Hugues Aufray, devint une vedette ; ilinterprétait des airs américains, des mélodies tradition-nelles d’Amérique du Sud, et des traductions des chan-sons de Bob Dylan.

Dans son Skiffle group, il fait résonner de “nou-veaux” instruments, tels le banjo, l’autoharpe, et de nou-velles techniques de guitare, de violon et d’harmonica.Le succès sera d’importance. L’Amérique révélait aux“petits Français” l’existence de musiques et d’instru-ments populaires.

En Angleterre, le folk-club était le lieu de diffusionde ces musiques.

Le premier folk-club français (une autre importation !)vit donc le jour à Paris : le TMS (Traditional MountainSound) à Saint-Germain. On y entendait des joueurs debanjo à cinq cordes jouant du “old time” ou du “bluegrass”, des guitaristes “picking” ou “flat picking”, desjoueurs de dulcimer… La musique venait du Kentucky,des Appalaches ou de la Louisiane. Le succès étant, unhootenanny (sorte de grand radio-crochet des musiquesfolks) se déroula au centre américain. Et là, sous la pres-sion d’un Anglais, John Wright, qui s’étonnait que lesFrançais ne s’intéressent pas à leurs belles traditions,Le Bourdon, premier folk-club dévolu aux musiques d’enFrance, fut créé.

Le dulcimer se vit remplacer par son ancêtre, l’épi-nette des Vosges. La vielle à roue fit sa réapparition. Lesviolons prirent – comme chez les Américains – des cordesmétalliques. Les accordéons redevinrent diatoniques.

La découverte des musiques de “l’intérieur” futtotale. Tout était à rebâtir. Cela se fit avec une très forte

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influence des techniques et des musiques d’ailleurs.Les violons et les accordéons travaillèrent les tech-niques anglaises, irlandaises, québécoises et de laLouisiane… Ce ne sera que plus tard qu’un collectageintensif réalisé par de nombreux musiciens – toujourstrès militants – permit de révéler des instruments, desdanses, des techniques instrumentales et des répertoires“autochtones”.

AVENIR. LE MARKETING COMME PRÉCEPTEUR. DE L’URGENCE DES MODES ET DU FINANCIER

La découverte de nouveaux sons, de nouveaux instru-ments, de nouveaux rythmes, s’est toujours faite en dou-ceur, par la volonté de la base (pour ne pas dire dupeuple…), que se soit par passion ou parfois par reven-dications régionalistes, voire intellectuelles.

Mais aujourd’hui tout change. Les musiques tradi-tionnelles sont devenues un produit rentable. L’échellen’est plus régionale mais planétaire. Marché oblige.

A la suite d’une réunion dans un pub en 1987, desproducteurs décidèrent que le mot world music serait lelabel englobant toutes leurs productions. Productionsconsacrées aux musiques du monde, de l’ethnique à desgroupes contemporains de la scène folk.

Les rencontres entre les musiques et les musiciens nesont plus spontanées. Elles ne sont plus suggérées par ledésir des groupes ou le hasard des rencontres.

Ce que l’on doit entendre et apprécier nous est amenépar différents vecteurs : la presse, les radios, mais sur-tout les images avec la télévision. Le tout de plus enplus piloté par les major companies, productrices dedisques. Il faut bien alimenter le marché, et les musiques

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des peuples du monde représentent une source derythmes et de sons “inépuisables”.

Alors les échanges ne sont plus faits en douceur.“L’imprégnation” doit être immédiate. La rencontre,violente. Le besoin de nouveauté devient vital.

Il faut absorber le mystère des voix bulgares, puis celuides polyphonies corses, ensuite ce sera les musiques duMali, du Cap-Vert, le mystique qawwali, puis le celtique,sans oublier Cuba…

Le mélange est total. Ne prêche-t-on pas que lemonde est devenu un “village global”. Tout appartient àtout le monde… alors consommons !

Malheureusement, ce survol, cette consommationboulimique et éphémère des sons apportent peu auxdifférentes musiques, les enrichissent rarement (pasmême en dollars !). Pour aller plus vite, on n’emploieplus l’instrument traditionnel qui demande une véri-table technique, mais seulement son timbre. On le“sample” et on le joue sur un clavier. Plus le temps decomprendre l’histoire des peuples et de ces musiquesqui nous sont imposées, que déjà il faut en écouter uneautre. Dommage !

Qu’allons-nous faire en France des musiques de nosprovinces ? Ont-elles un avenir, une réalité ? Auront-elles la force d’évoluer, de prendre de la consistance, derencontrer “vraiment” les autres afin de s’enrichir, etd’éviter les “collages”.

Les rencontres sont nécessaires, voire fondamentales,pour se sentir et être vivant.

Dans la musique, l’étranger sera toujours le bienvenu,encore faut-il savoir d’où il vient et qu’il puisse lui-même nous raconter sa vie.

Le nouveau rôle des musiques traditionnelles enmusiques de divertissement et de spectacle (la scène, le

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disque, la promotion…) peut-il laisser la place à unelente maturation des sons et des rythmes, à de vraies ren-contres, à l’envie de l’auditeur de les comprendre, deles inclure dans son monde musical autrement que demanière fugace.

SUITE ET FIN ?

Depuis quelque temps les percussions – le djembé enparticulier – a la faveur des jeunes, et voilà qu’un des der -niers instruments qui excitent les adolescents est un desplus anciens de notre planète : l’ancestral didjeridoodes aborigènes d’Australie.

Deviendra-t-il un instrument de musique traditionnelfrançais ?

Une chose est sûre, son succès est fulgurant.Imaginez : les Etablissements Paul Beuscher, impor-

tateur d’accordéons dès le début du siècle, et certaine-ment le plus important éditeur de musiques pour balmusette et accordéon, viennent d’éditer la premièreméthode de didjeridoo !

PHILIPPE KRüMM

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DE L’INFLUENCE DES MUSIQUES DUMONDE SUR LES MUSIQUES ACTUELLES

Musiques modernes, musiques métisses

Comment évoluer, regarder le spectacle du monde global,écouter, digérer, sans pour autant se perdre ? Le débat surle mélange, l’identité et la culture se situe aussi, et peut-être plus qu’ailleurs, sur le terrain du quotidien, dont lamusique est l’un des vecteurs essentiels. Tupi or not tupi,être tupi (une ethnie indigène brésilienne) ou non : telleétait la devise posée par Mario de Andrade (écrivain etethnomusicologue) et Oswaldo de Andrade (poète) dansleur Manifeste de l’anthropophagisme publié à São Pauloen 1928. Ils y recommandaient de tout ingurgiter : lesinfluences européennes, l’art primitif, le jazz américain,les chants religieux des Nordestins, avec l’appétit descannibales. A une seule condition : qu’au moment de ladigestion, le mangeur ne puisse être comparé à nul autre.“Ce que Nadia Boulanger, professeur universelle basée àParis, résumait ainsi”, raconte aujourd’hui Egberto Gis-montu, Brésilien mariant les improvisations du jazz et lacréolité de Villa-Lobos : “Elle me dit : vous pouvez toutfaire, du musette, du swing, de la musique de chambre,mais votre devoir est de rester brésilien.” Elle avait dit lamême chose à Piazzola, Argentin ayant puisé son inspi-ration dans le tango “authentique”.

Le mouvement tropicaliste bahianais, né à la fin desannées soixante, pose les mêmes hypothèses. Gilberto

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Gil, Caetano Veloso, Maria Bethânia, Gal Costa, TomZé, reprennent le mouvement anthropophage à leurcompte, mixant les apports électriques du rock à labossa-nova (un genre métis né dans les années cin-quante, et déjà considéré, quinze ans plus tard, commeune forme classique à abattre par la nouvelle généra-tion), aux complaintes nordestines. Plus de vingt ansplus tard, Caetano Veloso, sans doute l’un des plusgrands chanteurs, auteurs-compositeurs du moment, auBrésil et au monde, donne à sa musique des sonoritéspuisées dans l’underground new-yorkais, via les gui-tares saturées d’Arto Lindsay.

Dans Estrangeiro ou Circulado vivo, les splendidesalbums de Caetano Veloso qu’il a produits, ce mélan-geur de sons, Américain né dans le Nordeste brésilien,n’a pas transposé le rock américain sur la grille d’écouteautochtone. Il y a intégré le contemporain, traduit lesbruits urbains, les sons des télévisions planétaires, lechaos bavard de la planète, version fin de siècle, dontNew York est l’antenne la plus sensible. Pour boucler laboucle, avant de revenir à plus de bossa-nova, CaetanoVeloso a construit un disque et un récital sur des chan-sons traditionnelles de l’Amérique du Sud hispanophone– le disque, Estampa fina, est un manifeste du métissagesud-américain.

Tout circule. L’ethnomusicologue peut suivre l’his-toire politique des migrations en analysant les apportsqui font d’une musique une identité nationale. La Frances’est par exemple identifiée au musette : le genre est nérue de Lappe, par le mariage des émigrés italiens joueursd’accordéon, et des Auvergnats plutôt mal vus à l’époque(la fin du XIXe siècle) et rejetés hors “des barrières” deParis, joueurs de cabrette. Cette musique métissée estaujourd’hui le symbole de l’identité française et sert

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d’ingrédient de base à d’autres mélanges – par exempleau ragga-raï-reggae du groupe franco-maghrébin Zebda,militants de l’intégration dans les quartiers, qui ont,entre autres, enregistré “à leur sauce” un disque dechansons militantes et révolutionnaires, du Temps descerises au Chant des partisans (motivés).

A Toulouse encore, les Fabulous Trobadors, duo voix-tambourin, ont vu leurs albums classés dans la catégo-rie “rap”. Mais ils revendiquent avant tout les apportsde la tradition occitane des troubadours, avec ses rimescroisées, ses joutes poétiques. De fait, leur musiqueressemble comme une sœur aux musiques étiquetées,poètes-reporters et chanteurs se combattent à coups desixtes en commentant les faits divers et l’actualité : rapici, musiques traditionnelles là-bas. Claude Sicre, idéo-logue du duo, a retracé la route des filiations. Les trou-badours occitans ont essaimé en Espagne et jusqu’auPortugal, colonisateur du Brésil. Le Nordeste, très mar-qué par les traditions ibériques, s’est fait le dépositairede cet héritage. Reprenant le flambeau de cette hispanitémétissée de négritude, le jeune rocker de Recife ChicoScience, mort prématurément en 1997 dans un accidentde voiture, avait négocié un nouveau virage, mariant ledub, les musiques, le rock et les machines avec lesrythmes et danses traditionnelles comme le côco, lemaracatu et les repentistas.

A partir de quand une musique devient-elle tradition-nelle ? La question, on l’aura compris, est illusoire.L’histoire de la musique africaine, celle de la musiquecubaine ou américaine, née dans des pays de colonisa-tion récente, livrent une radiographie en accéléré : tango,rumba, morna, fado, blues, etc., toutes ces musiques detradition “moderne” sont nées aux Amériques à la fin duXIXe siècle. A cela, il faudra ajouter le raï, né dans les

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campagnes oranaises à la même époque, devenu, aujour-d’hui en France, un genre dominant. La notion “d’au-thentique” est ici hors de propos. C’est pourtant cesformes récentes qui font les fondements de la musiqued’aujourd’hui : reggae, dub, hip-hop, house, trip-hop, etc.Et c’est parce qu’elles portent déjà en elles les gènes del’évolution rapide qu’elles ont pu servir les genres lesplus contemporains. Mais à travers elles, c’est aussi à unpassé plus lointain que se heurtent les manipulateurs desons, tel le Haïtien Jephté Guillaume, figure phare de lascène techno new-yorkaise, qui revendique ses sources :le vaudou et ses tambours.

Les musiques électroniques (la techno, dit-on enFrance) ont d’ailleurs beaucoup à voir avec les musiquestraditionnelles : rythmes, pulsations, danse, transe,nomadisme, regroupement collectif. Les raves sont enquelque sorte la version moderne d’un tribalisme bonenfant. Il ne s’agit pas ici de sampling, de ces exercicesd’échantillonnages, vols de voix ancestrales, triturationscommerciales de l’art polyphonique pygmée ou desgamelans balinais, qui faisaient tellement peur dans lesannées quatre-vingt : les tricheurs n’ont pas pris ledevant de la scène. Les nouveaux manipulateurs secherchent des racines : DJ Soulslinger, Brésilien deNew York, dans les campagnes nordestines, Talvin Singh,DJ londonien, du côté de ses ancêtres indo-pakistanais– le grand chanteur de la tradition soufie Nusrat FatehAli Khan fut l’un des premiers à mélanger la tradition(arabo-persane, passée à la moulinette des conquêtes dusous-continent indien) et le banghra londonien.

En Afrique subsaharienne, la musique a été brasséepar les griots, caste chargée de la transmission de lamémoire historique, par le chant et le conte. Ni les ryth-miques ni le pouvoir de la parole n’ont été remis en

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cause par l’arrivée de la radio, de la télévision ou del’électrophone. Mais les Sénégalais Ismaël Lo ou Yous-sou N’Dour, les Maliens Ali Farka Touré, Salif Keita ontintroduit la mélodie à l’occidentale. Oumou Sangaré,Nahawa Doumbia (qui travaille aujourd’hui avec Frédé-ric Galliano, DJ français), des non-griottes originaires duWassoulou, le sud du Mali, ont apporté la parole fémi-niste, sans briser les cercles rythmiques des balafons tra-ditionnels. La musique moderne africaine a pris, depuisles années cinquante, des langueurs cubaines, la rumba ainfluencé Perpignan et Kinshasa. L’ex-Zaïre, patrie deFranco, puis de Papa Wemba, Koffi Olomidé, fait dan-ser le continent sur fond de guitares tricotées. Des rap-peurs de Sarcelles, tous originaires du Congo-Brazzaville,regroupés derrière Passi du Ministère AMER, ont produitRacines, un album de rap franco-africain, modèle dugenre, sous le nom de Bisso Na Bisso (Entre nous) quifera plaisir aux parents et aux enfants.

Nombreux sont les musiciens et chanteurs qui, à tra-vers le monde, s’inspirent des musiques traditionnellesde leurs pays pour bâtir de nouvelles formes musicales.C’est le cas de Marta Sebestyen en Hongrie, fille d’uneethnomusicologue, de la chanteuse Giovanna Marini enItalie, qui, depuis le milieu des années soixante, sillonnetoutes les régions de la Péninsule avec ses élèves del’école du Testaccio de Rome et de Paris-VIII où elleenseigne l’ethnologie appliquée, afin de nourrir de nou-velles compositions. D’autres, issus de l’immigration,retournent au pays de leurs origines pour reconstruireune identité perdue : Natacha Atlas, ex-chanteuse dugroupe Transglobal Underground, va vers la chansonpopulaire égyptienne. Amina, Tunisienne vivant enFrance, puise dans les apports de l’école de la Rachidiade Tunis autant que dans le répertoire de la chanson

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française. Paco Ibañez enregistre un album en basqueavec le chanteur Imanol. Les rappeurs Manau repren-nent les traditionnels bretons, déjà modernisés par AlanStivell, Cheb Mami rend hommage à Cheika Remitti, lagrande dame du raï traditionnel oranais…

Certaines cultures, selon Claude Lévi-Strauss, ne sau-raient se mélanger, faute d’être “miscibles”. En 1977,l’anthropologue français décrivait dans L’Identité cet“écart différentiel” impossible à combler. A l’heure oùpratiquement tous les coins et recoins de la planète sontatteints par la communication de masse, est-ce toujoursd’actualité ? “La différence, disait l’ethnomusicologueGilbert Rouget, c’est qu’auparavant, une musique met-tait des siècles à se modifier. Que dans les couvents duBénin, une initiation, avec chants à la clé, prenait sept àhuit ans. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.” L’Asie, lazone Pacifique, le Centre-Afrique, des zones restéeslongtemps à l’abri des assauts de la modernité, n’y résis-tent plus.

Dans le tourbillon ultrarapide de la planète à l’heured’Internet, retrouver ses marques devient un enjeu fon-damental : et jamais, depuis longtemps, les musiciensn’avaient revendiqué avec une telle force leur droit auxracines et au métissage, dans un double mouvement queles musiques traditionnelles françaises d’aujourd’huidécrivent assez bien : la Bretagne innove avec L’Héri-tage des Celtes de Dan Ar Braz, Alan Stivell se sert desmusiques électroniques, et des bagadous intrépides jouentdes thèmes de rock n’roll.

Les grandes compagnies discographiques ne s’y trom-pent pas : elles sont dans leur majorité attentives à ce quipeut changer les couleurs et les données du paysagemusical. Elles n’ont pas la réputation d’être audacieusesmais elles auscultent avec précision l’état de la production

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indépendante, qui, depuis les débuts de l’industrie dudisque, fut le fer de lance des nouvelles musiques, etdonc du métissage – comme le rock, mariage du blues,de la country, de la chanson et du folk traditionnel desEtats-Unis. Les majors suivent les modes. En France etdans une partie de l’Europe, elle est aujourd’huicubaine. On peut voir dans le passage aux congas et auson de la variété ou du jazz un nouveau désir de fête, debal et de latinité. Mais que la République cubaine voiedans ses musiciens une source de revenus importante nefait aucun doute. Pas cher, ouvert à tous les dollars, lepays de la révolution castriste a orchestré sa diffusionmusicale vers l’extérieur, via ses structures étatiques etles licences largement distribuées par la firme Egrem.

La musique africaine moderne, naguère manne ima-ginaire des industriels – rarement réelle sauf peut-être leplanétaire Mory Kante dans les années quatre-vingt –,a ainsi été remplacée dans les schémas marketing par latrova cubaine. Mais en dehors de ces effets de mode,elles ont, pour certaines, su prendre les virages culturelsen cours : Universal Music Group (mastodonte né de lafusion de Polygram et d’Universal) a su en Francemettre en scène ses chanteurs issus d’autres cultures,notamment en réalisant ce qui est l’un des plus gros suc-cès de vente de l’année 1999, “1, 2, 3, soleil”, réunion des“trois ténors” maison du raï, Faudel, Rachid Taha, Kha-led. Sony a joué la carte de la celtitude. Virgin, qui dis-tribue la collection Real World réédite Warda. LesVictoires de la musique, trophées de la chanson franco-phone, ont été marquées par le triomphe de la commu-nauté arabophone de France (Faudel, Mami en duo avecEnrico Macias, l’un des fondateurs de l’identité musi-cale pied-noir, etc.), celui des musiciens itinérants, telsque Manu Chao, ex-chanteur du groupe de rock La Mano

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Negra, parti pour des destins sud-américains dans sonalbum Clandestino, beau succès de l’année 1998.

La tâche de diffusion est plus hardie pour lesmusiques dites “ethniques”, en principe authentiques etsans mélanges (mais qui certifiera aujourd’hui que lesPygmées Aka n’ont pas entendu au moins la radio, quiétablira une réelle différence entre la musique de laVieja Familia Santiaguera, éditée chez Ocora, et lesalbums de Compay Segundo ?).

Ceux qui en ont la charge effectuent un devoir demémoire, publiant archives et espèces musicales en voiede disparition. Ils occupent la place de l’éditeur de livresde poésie sur une carte mondiale dominée par desempires grand public comme celui de Rupert Murdoch.Mais ils existent, et à l’instar des joyeux militants del’indépendance techno, ils utilisent d’autres circuits, desboutiques “nature” aux librairies, de la vente de concertà Internet.

VÉRONIQUE MORTAIGNE

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DE L’INFLUENCE DES MUSIQUES DU MONDESUR LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

Entre catégories

La seconde moitié du XXe siècle est marquée, parallèle-ment à la première grande liquidation du système et dela pensée coloniale, par une accélération des échangesdue aux facilités de la vie moderne, aux mutations desconditions de diffusion et de réception de la musique. Lechamp d’écoute s’élargit et se diversifie.

La France n’est pas restée à l’écart de ce mouve-ment général et Messiaen (1908-1992) joue là un rôle clé.Très tôt, en effet, il se tourne vers les musiques de l’Inde,du Japon et du Sud-Est asiatique où il trouve de quoi satis-faire son goût pour les timbres, et son langage rythmiquepuise largement dans les tables des 120 décî-tala, rythmesprovinciaux de l’Inde appartenant au traité de Çarngadeva,théoricien du XIIIe siècle. Messiaen a marqué des généra-tions de compositeurs, qui occupent aujourd’hui des postesde responsabilité, en leur faisant découvrir la musiquede l’Inde et de Bali, en l’analysant en un temps où l’eth-nomusicologie était balbutiante. Mais il a aussi fait prendreconscience à de jeunes compositeurs asiatiques venusétudier avec lui à Paris – et certains y sont restés, tels Taïraet Dao – qu’ils appartenaient à une autre culture sonoreet philosophique qui devait nourrir leur création. Elèvede Max Deutsch, Ahmed Essyad, compositeur maro-cain vivant en France, a également suivi ce cheminement.

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L’inquiétude rythmique et le sens de la couleur fontpartie de l’héritage transmis par Messiaen. Boulez lui-même le reconnaît. Il est évident chez François Bousch(Yogananda pour soprano colorature et orchestre, 1972)ou Alain Louvier qui a bâti Candrakalâ (1971), œuvrepour percussions dédiée à son maître, sur le mode dumême nom, tandis que dans Shima (1971), il emploie leshimavikrama (“la force du lion”), deux modes qu’af-fectionnait Messiaen. Quant à Jacques Charpentier, iln’a achevé qu’en 1984 ses 72 Etudes karnatiques pourpiano (1954-1984), entreprises à son retour de Calcutta :le premier enregistrement complet de l’œuvre est encoreplus récent (1995). Le sens du râga imprègne son Livred’orgue (1973), tout comme la pièce pour violoncelleet bande d’Alain Louvier, Râga (1977), où la mélodies’organise autour de notes-pivots, réservant à la bandel’usage des micro-intervalles et la première partie dePhénix (1982) pour vibraphone et toms de F.-B. Mâchefonctionne comme un âlap.

Les modes de jeux font partie des emprunts les plusfréquents. Ainsi Ohana (1914-1992) a-t-il repris au cantejondo les sons glissés comme les micro-intervalles. PaulMéfano se sert dans Eventails (1976) de la flûte bassed’une manière proche du shakuhachi et, dans Traits sus-pendus (1980) pour flûte contrebasse, fait intervenir larespiration continue que P.-Y. Artaud dut apprendre àmaîtriser. On rapprochera, d’ailleurs, volontiers la reva-lorisation du rôle de l’interprète dans la création musi-cale contemporaine de la conception qu’ont les culturestraditionnelles de l’exécutant, considéré comme un créa-teur à part entière alors même qu’il est chargé de trans-mettre la tradition orale.

Le contact avec les musiques traditionnelles a favo-risé, dans le dernier tiers du XXe siècle, le développement

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de l’instrumentarium dans le domaine de la percussion.La France, patrie de la musique concrète, joue là un rôleessentiel. Si les Percussions de Strasbourg, ensemblequasi mythique, ont touché le grand public, c’est biensûr grâce à la qualité de leur jeu qu’elles le doivent, maisaussi au fait qu’elles ont renouvelé l’intérêt de cette sec-tion de l’orchestre et, par ce biais, la couleur de l’or-chestre occidental tout court, en pratiquant une collectesystématique des instruments à percussion utilisés dansles musiques extra-européennes ; en les mettant enscène avec une théâtralité consommée, en commandantdes œuvres spécifiques car le répertoire était à créer. Ellesont inventé un genre, le concert de percussions, et unmonde sonore qui a facilité la prise de conscience de lafonction du timbre. Le percussionniste est devenu unsoliste à part entière, presque une “bête de scène” quidoit aussi savoir jouer du tabla indien ou du zarb : n’est-ce pas pour Jean-Pierre Drouet qu’Alsina écrivit dès1973 son Etude pour zarb, une page où la technique tra-ditionnelle est mise au service d’une pensée et d’uneesthétique occidentales. Sans ce mouvement, les Tam-bours du Bronx auraient-ils vu le jour ?

On peut aussi faire remonter à la conception orien-tale du son la technique de composition spectrale – onparle aujourd’hui d’école spectrale – “inventée” par lescompositeurs français Tristan Murail, Gérard Grisey(1946-1998) et leurs amis de l’ensemble L’Itinéraire.Sous l’influence du compositeur romain Scelsi, adeptedu bouddhisme zen (il signait du simple cercle) pour qui“un seul son se déploie en une mélodie et une harmo-nie”, ils ont, en effet, montré que l’on peut travaillernon plus avec des sons mais à l’intérieur du son : unedémarche novatrice essentielle dans ce dernier quart dusiècle. De son côté H. Radulescu, compositeur d’origine

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roumaine arrivé en France dès 1957, a élaboré un lan-gage spectral personnel qui a pour fondement la musiquede l’Inde, les musiques traditionnelles roumaines, leschants orthodoxes et une organisation mathématiquerigoureuse.

Pour l’Oriental, chaque son est riche d’une énergiequi lui est propre. François Bousch en a eu la révélationlorsqu’il a découvert le yoga et rencontré à Rome Scelsi :son rapport au son s’en est trouvé profondément modi-fié. De là l’importance qu’il donne au son fondamental“aum”, utilisé en yoga et dans le style dhrupad de l’Indedu Nord, dans son œuvre OM/AUM (OM renvoyant auxondes Martenot). C’est ce même principe qui fonde ladémarche d’Eloy depuis Kâmakala (1971), termeemprunté à la philosophie tantrique et signifiant “letriomphe des énergies” : il ouvre sur un seul chanteurémettant un son, à peine audible, le plus grave et le pluslongtemps possible, qui n’est pas sans rappeler lamusique des moines tibétains, l’utilisation du “m” bouchefermée étant une référence bien connue au son fondamen-tal “aum”, que Mâche emploie aussi dans Aliunde (1988)tout en se servant des voyelles comme appui vocal àl’imitation des pratiques développées par certains yogispour découvrir les centres d’énergie.

La conception orientale du son qui implique une nou -velle perception du temps est évidente chez Eloy, Gaku-no-michi (1977-1978) dure cinq heures, Yo-in (1981)trois heures quarante. C’est, d’ailleurs, cet étirement dutemps qui permet à l’auditeur de Shanti (1972-1973) des’identifier au son, de se perdre en lui en intégrant toutela force implosive de la conscience. Chez Eloy, maisaussi chez Bousch, le son offre cette relation avec lecosmos, absolument inséparable de la conception orien-tale du son comme ne cesse de le rappeler Dao qui

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affirme même qu’on ne peut comprendre sa musiquesans avoir étudié au préalable Confucius. De là, sansdoute, le choix d’Eloy de fréquences extrêmementgraves pour traduire la voie des sons de méditation dela seconde partie (Fushikie) de Gaku-no-michi. L’œuvrese termine par un son de prolongation, “han”, très doux,très calme, qui rappelle les plaquettes de bois suspen-dues et que l’on frappe dans les temples suivant unschéma rythmique codé ou encore le tambour de combatsumo avec le rythme indiquant la fin du combat. Leconcert devient alors cérémonie et la musique rituel.

Dans cette quête de l’authenticité, dans cette volontéd’intégration non seulement des pratiques mais desmodes de pensée, Eloy devait franchir une nouvelleétape, au milieu des années quatre-vingt, en écrivant desœuvres particulièrement symboliques : A l’approche dufeu méditant (1983) pour deux chœurs de moines boud-dhistes des sectes shingon et tendai, un orchestre devingt-sept musiciens de gagaku et quatre danseurs debugaku, une commande du Théâtre national du Japon àTokyo, Anâhata (1986) pour deux moines (chant boud-dhique shômyô), un hautboïste, un flûtiste japonais, unorgue à bouche (shô), un percussionniste et une bande,et enfin Erkos (1992), l’une des pièces du cycle des“Libérations”, pour bande et chanteuse pratiquant lechant shômyô et jouant de la satsuma biwa. Dans lestrois cas, il s’agit bien d’une œuvre originale écrite parEloy, les techniques vocales et instrumentales propresétant seules respectées. Le compositeur ne manipulepas là des rituels mais propose à ses interprètes japonaisdes matériaux sonnant certes comme leur musiquepropre mais organisés par un Occidental, pénétré toute-fois de leurs musiques traditionnelles et de leur philoso-phie. Il y a là une évidente volonté de syncrétisme que la

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technologie permet parfois d’atteindre plus aisément.Ainsi, dans Aliunde, Mâche a-t-il pu avec un sampleurcâblé avec un clavier Midi échantillonner des timbresd’instruments d’orchestre extra-européens, les mixerentre eux mais aussi avec des modèles sonores naturelsde provenances diverses. Toute la réflexion de Mâchetend en fait à mettre en cause les dichotomies existantesparce qu’il poursuit une quête implacable qui fonde sadémarche compositionnelle : celle des universaux enmusique. Tel est le sens à donner à Kemit (1970), simpletranscription d’un authentique solo de derbouka de laHaute-Egypte comme à son intérêt pour les rituels(cf. son cycle mélanésien) ou les langues mortes et l’ar-chéologie (Trois Chants sacrés ou chants sumériens). Sadémarche se situe hors temps.

Au tournant du XXIe siècle, à l’heure où triomphe lamusique postmoderne dont l’œuvre-culte, la TroisièmeSymphonie de Gorecki (créée en 1977 au festival deRoyan où elle fit scandale), est bâtie sur des chants polo-nais, profanes et sacrés, on parle volontiers du retour auvernaculaire comme étant l’une des caractéristiques decet état d’esprit. Il prend souvent la forme de la citationou du collage : le jazz et les musiques traditionnellesoccidentales s’y taillent une part de choix. Le présupposéconnu est, en effet, un élément essentiel de l’ancragesémantique car cette mise en scène d’une con science dela tradition va de pair avec la recherche de nos racines.Comment expliquer autrement le succès des polypho-nies corses revisitées par I Muvrini, d’Alan Stivell depuisson premier concert à l’Olympia en 1972, de L’Héritagedes Celtes (1993) de Dan Ar Braz ou l’ascension fulgu-rante (1998) du groupe Manau, inventeur du rap celtique ?

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La présence d’instruments traditionnels dans unensemble orchestral classique est aujourd’hui relative-ment fréquente (Vent d’ouest de J.-Y. Bosseur, 1984,Messe bretonne de Pierrick Houdy, prix de Rome). Elleest même exigée dans toute œuvre commandée par lefestival interceltique de Lorient (cf. Le Peuple de la nuit,oratorio celtique de James Moreau, Oratorio du Mor -bihan de Christophe Guyard) et concerne la bombarde, lebiniou, la harpe celtique, parfois un bagad. Alan Stivell,qui reste toujours une figure emblématique de la musiquebretonne, avait redonné vie à la harpe celtique. Elle jouitaujourd’hui d’une reconnaissance officielle pour laquelleDenise Mégevant a beaucoup œuvré, et d’un véritablerépertoire diversifié : elle peut, en effet, être associée aulangage savant le plus contemporain dans les œuvres deJ.-Y. Bosseur ou de Thérèse Brelet, prix de Rome, pro-fesseur au CNSMP (Madrépore, 1987, pour harpe cel-tique seule, Le Tambour des dunes, 1989, pour harpeceltique, mandoline et guitare, Aréthuse, 1994, pourharpe celtique et flûte en sol, etc.), dont plusieurs com-positions avaient été sélectionnées pour accompagner,en continu, l’exposition sur Palmyre à l’Institut dumonde arabe en 1991. Mais Kristen Nogués qui jouesouvent avec John Surnam, un très bon improvisateuranglais, fait aussi, à l’occasion, de sa harpe celtique uninstrument de jazz.

L’intérêt des jazzmen, bretons (le guitariste JacquesPellen, les pianistes Antoine Hervé et Didier Squiban),ou non (L. Sclavis ou Michel Portal avec Galliano) pourla musique traditionnelle est, d’ailleurs, une donnéeimportante de cette fin de siècle. Ces musiciens font ensomme un travail équivalent à celui des Noirs américainsavec le gospel : la thématisation est traditionnelle maisla réécriture relève du jazz. Les différentes phases sont

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bien perçues par Didier Squiban : intériorisation d’unthème repris à des chanteurs traditionnels puis passage àl’improvisation et à l’harmonisation, les accords n’étantjamais définis à l’avance et l’invention toujours renou-velée (Molène, Porz Gwen). La rigueur est cependant aurendez-vous car si Squiban se réfère à Bill Evans pourles couleurs, il cite J.-S. Bach pour la forme ! Sa ren-contre avec Yann Fañch-Kemener a joué un rôle décisifdans son orientation : le chanteur traditionnel lui a, eneffet, apporté un matériau de base, la gwerz, qui n’estpas sans rapport avec les standards du jazz ou les bal-lades chantées par Miles Davis ou Ella Fitzgerald. Etcomme tous deux ont le même goût pour la mélodie aupremier plan et un certain minimalisme, l’ensemblefonctionne remarquablement (Enez Eusa, Ile-Exil,Kimiad) tout comme le duo formé par Annie Ebrel, chan-teuse traditionnelle, et Riccardo del Fra, contrebassistede jazz. Dans ce choc des cultures, il n’y a ni perdant nigagnant : la musique s’inscrit alors “entre catégories”– une troisième voie ? –, tout comme la tentative, à monsens réussie, de Denez Prigent de rapprocher la musiquetraditionnelle de la techno.

Erik Marchand (Dôr, Taraf) a choisi, lui, une autrevoie : le dialogue avec les autres musiques traditionnelles,notamment d’Europe centrale et orientale ou tsigane,mais il lui arrive d’introduire dans l’instrumentarium destablas indiens ou un ûd. Il cherche entre ces musiquesdes correspondances, voire, comme F.-B. Mâche, desuniversaux. Une fois de plus musique traditionnelle etcréation se recouvrent.

L’intérêt pour les musiques traditionnelles s’est doncdéplacé mais la relation avec d’autres formes d’expres-sion s’inscrit toujours dans un champ de recherches quirendent caduque toute tentative de classification. La

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musique de demain, à l’image de notre société, sera plu-rielle. Le lissage des cultures n’est d’ailleurs pas souhai-table. N’est-ce pas plutôt la dialectique de la différencequi garantit le pouvoir fécondant du contact de deux cul-tures ? Savoir transcender l’une par l’autre, voilà, assu-rément, le meilleur vœu à formuler pour le troisièmemillénaire, sur le plan musical aussi.

MARIE-CLAIRE MUSSAT

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DE L’INFLUENCE DES MUSIQUES DU MONDE SUR LES SPECTACLES

EN FRANCE1

Il est devenu commun de rappeler l’influence du gambuhet du calonarong balinais sur l’œuvre d’Antonin Artaud,ou de l’Opéra de Pékin sur celle de Bertolt Brecht, demême qu’il est commun de rappeler l’influence qu’à leurtour ces deux créateurs ont exercée sur la dramaturgie duXXe siècle. Mais trop souvent le constat s’arrête là, alorsque l’on pourrait se poser la question suivante, du moinsen ce qui concerne la France : pourquoi pendant plusieursdécennies (des années trente aux années soixante) les dra-maturges français n’ont-ils pas songé à aller puiser auxmêmes sources que les deux grands maîtres ? Ou, à enprospecter d’autres qui auraient pu leur apporter le mêmechoc créatif et émotionnel que celui que Bali et la Chineont procuré à Brecht et Artaud ? Question subsidiaire :pourquoi les dramaturges français n’ont-ils pas suivil’exemple des plasticiens qui, des arts océaniens aux artsafricains, japonais et autres, ont inlassablement scruté lepotentiel du génie créatif humain à travers la planète Terre ?

Comment expliquer ce renfermement sur soi ? Est-ildû à cette ferme conviction que la dramaturgie française

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1. Dans ce texte, je n’aborde pas l’influence des musiques du mondesur la musique proprement dite, ce thème étant traité par ailleursdans cet ouvrage.

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est supérieure à toute autre ? Ou au cloisonnement, entreelles, des formes d’expression scénique, qui consacre,depuis deux siècles en Occident, le verbe au théâtre, lechant et la musique à l’opéra, la danse au ballet, lamusique à la musique ?

En France, mise à part l’exception “Artaud”, lesremises en cause de l’esthétique théâtrale au XXe sièclene se font que par le verbe et son agencement. Claudel,Sartre, Camus, Ionesco, Beckett, Yacine, Adamov, Sché-hadé, Billetdoux, Weingarten, Dubillard, ne manientqu’un seul outil : le mot. Les metteurs en scène animent,chacun avec son génie, ces mots, les éclairent, les met-tent en espace. Le cri martelé d’Artaud fait plus d’émulesau Japon qu’en France et le song brechtien reste excep-tionnel. La forme théâtrale spécifiquement verbale enFrance est tellement ancrée dans les esprits que mêmeceux des metteurs en scène qui, à la fin des années cin-quante et au début des années soixante, sont partie pre-nante de l’aventure du Théâtre des Nations (Lavelli,Garcia, Patte, Périnetti…) lui restent fidèles. Il faudradeux Britanniques pour que les choses bougent.

Joan Littlewood et Peter Brook ont tous deux étérévélés au public français par le Théâtre des Nations,tous deux dans des répertoires typiquement anglo-saxons : Shakespeare pour Brook et Brendan Behanpour Littlewood – si on fait exception, pour cette der-nière, de Oh what a lovely war qui lui collera longtempsà la peau.

Brook et Littlewood sont, vers le milieu des annéessoixante, des familiers de Hammamet en Tunisie où leLibanais Cecil Hourani les invite régulièrement chez luiou au Centre culturel international qu’il a créé là en1964. C’est dans ce centre que Joan Littlewood créePépito avec les stagiaires du Centre de hautes études

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théâtrales que dirige Claude Planson. Pépito est ensuiteprésenté à Paris à Chaillot. Dans cette œuvre, elle utilisedes comédiens de différentes nationalités mais aussi,abondamment, des musiques tunisiennes. Nous sommesen 1966. A cette même époque Maurice Béjart lui aussifréquente régulièrement Hammamet. En 1968, Brookanime chez Jean-Louis Barrault à l’Odéon un atelierinternational qui deviendra le Centre international derecherche théâtrale (CIRT) ; des musiciens turcs, ira-niens, indonésiens, africains en font partie à côté d’ac-teurs de nationalités diverses.

Après la fin de l’aventure tunisienne de Cecil Hou-rani à Hammamet c’est, dès 1967, le Festival de Chira-z-Persépolis qui prend le relais. Peter Brook y crée en1971 Orghast, spectacle dans lequel il travaille la voix àpartir de langages imaginaires, et Maurice Béjart, en1973, Golestan, le jardin des roses sur des poèmes deSaadi. Jerzy Grotowski, Bob Wilson et le JaponaisTerayama sont des habitués du Festival de Chiraz-Persépolis. Mais une fois encore, l’exemple des maîtresdu nouveau théâtre qui font éclater les barrières entrethéâtre parlé, chant, musique, opéra, danse, reste excep-tionnel. Les chorégraphes sont toutefois les premiers às’intéresser, à l’exemple des Américains, à des sonsnouveaux que des musiciens comme John Cage, PhilipGlass, Terry Riley, Steve Reich vont chercher, pour lesretravailler, en Orient moyen ou extrême et en Afrique :les prémices de la world music.

L’intensification des échanges culturels entre la Franceet le reste du monde et surtout l’accueil en France demultiples formes de spectacles et de musiques tradition-nelles vont, à partir des années quatre-vingt, influencerplus notablement la créativité française. Une nouvellegénération de metteurs en scène et de chorégraphes va

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découvrir, à l’étranger, des expressions nouvelles. Untravail de collaboration, de coproduction avec d’autresartistes, va s’ensuivre. Des ateliers, des stages, deséchanges s’organisent de plus en plus régulièrement.L’oreille devient moins réticente aux sons d’ailleurs.Le Mahâbhârata de Peter Brook connaît un succèsimmense et Ariane Mnouchkine fait du Théâtre duSoleil, à la Cartoucherie de Vincennes, le lieu de toutesles rencontres, de toutes les audaces. Ses spectacles sontdésormais accompagnés de musiques inspirées de toutesles musiques du monde que Jean-Jacques Lemêtre retra-vaille avec talent et efficacité. Nombreux sont alors tousceux qui, avec plus ou moins de bonheur ou de succès,emboîtent le pas, et la présence de musiciens indiens,turcs, arabes, latino-américains ou autres dans des spec-tacles de théâtre ou de danse n’est plus exceptionnelle.Certains même, comme Georges Aperghis ou, plus tard,Farid Paya au Théâtre du Lierre, en font l’un des élé-ments majeurs de leur démarche artistique.

Les grands événements commémoratifs (14 juil let 1989,Jeux olympiques d’hiver, Mondial du football) sont autantd’occasions, pour les créateurs impliqués, de faire appelaux musiciens et musiques du monde créant ainsi uneaccoutumance du public à ces sons et des précédentstentants pour les autres créateurs.

Les années quatre-vingt-dix sont marquées, dans ledomaine de l’influence des musiques du monde surle spectacle en France, par les créations de Bartabasau Théâtre équestre Zingaro. L’Opéra équestre, avec sesmusiques géorgiennes et berbères, Chimère avec sesmusiciens rajasthanis et Eclipse avec la musique coréennesont autant d’événements qui, plus que de longs dis-cours, démontrent tout ce qu’un métissage intelligem-ment et brillamment réalisé peut apporter à la création

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contemporaine. En allant puiser à d’autres sources,Bartabas a su toucher un très large public national etinternational et, en abolissant les barrières occidentalestraditionnelles entre les arts, réaliser enfin ce théâtretotal qui fut, jusqu’ici, le rêve inabouti de ce siècle, lerêve d’Artaud et de Brecht.

CHÉRIF KHAZNADAR

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LES MUSIQUES DU MONDE ET LEURS PUBLICS

Les musiques du monde n’ont jamais été autant d’ac-tualité. En témoignent une foule d’exemples récents :le rachat ou le repositionnement de labels discogra-phiques, l’importance accordée aux rayons “musiquesdu monde” dans les magasins de disques et la placesignificative de ces musiques dans la programmationdes festivals. Si on peut se réjouir de cette montée enpuissance, bon nombre de questions restent à ce joursans réponse. En particulier celle du poids réel de cesecteur.

Le domaine des musiques du monde reste un secteuraux contours flous, plein d’ambiguïtés, de paradoxes etde logiques contradictoires. Les problématiques de cetteworld music restent entières : les rapports visiblementdifficiles entre authenticité et métissages, entre l’artet son commerce, entre visions réductrices et “grandpublic”, entre approche artisanale ou activisme culturelet logique industrielle des multinationales du disque.Comme si les deux ne pouvaient cohabiter.

Si les choses ont évolué depuis quelques années, ilreste encore à faire pour une véritable reconnaissance etun soutien pertinent à ces musiques qui suscitent unintérêt croissant. Pour qu’une volonté politique réelle semette en place en la matière, encore faut-il la susciter,

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l’insuffler, l’inspirer. Cela n’est possible que par uneappréhension des enjeux des musiques du monde etune vision claire de leurs réalités. Il convient donc, aupréalable, de valoriser l’importance de ces musiques,leur poids économique plus que culturel (on le connaît).La tâche, on s’en doute, n’est pas aisée, car elle renvoieà des approches divergentes et à des appréciations mul-tiples. Se posant souvent aux antipodes du systèmemarchand (bien qu’il en fasse partie intégrante, inévita -ble ment et quoi qu’on en dise) et de ses dérives, le secteura toujours eu du mal à défendre son poids économique,à valoriser ses atours. Comme si de vieilles pudeursinterdisaient qu’on en analyse les processus…

LA QUESTION DU PÉRIMèTRE

Le colloque qui s’est tenu en mai 1998 à l’Institut dumonde arabe à Paris à l’initiative de Zone franche a bienpointé l’absence de données statistiques en la matière.Que pèsent les musiques du monde ? Nous n’en savonsrien. Les évaluations chiffrées sont approximatives etinsuffisantes pour bâtir une réelle politique : 3 % (partdes spectacles world/folk/ethnique dans les perceptionsde la taxe parafiscale sur les billetteries en 1997), 7 % à9 % (part dans les ventes de disques estimée par certainslabels), 11 % (part du rayon “musiques du monde” danscertaines FNAC), 15 % (part, en nombre de références,dans les commercialisations de disques en France en1996) ? L’étude en cours de réalisation pour Zonefranche devrait mettre fin à cette imprécision récurrente.Mais l’entreprise n’est guère aisée, on s’en doute.

La première difficulté, et non des moindres, sera dedélimiter le périmètre des musiques du monde, “domaine

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tellement large qu’on ne saurait le circonscrire”, commele note l’ethnomusicologue Laurent Aubert. En premierlieu, on pense évidemment aux musiques ethniques, auxmusiques issues de la tradition ou dites traditionnelles.On pensera aux musiques de l’espace francophone (doncà majorité africaines), mais aussi aux musiques des dias -poras du monde présentes en France et en Europe (c’estdéjà réducteur). Ce qui amène à toutes les musiquesd’ailleurs, expressions d’une culture et d’une identité. Maisl’ailleurs est aussi chez nous, englobant les musiquesd’ici, expressions d’une culture et d’une identité régionales(breton, basque, occitan, corse…). Ce n’est pas un hasardsi les artistes hexagonaux chantant dans une languerégionale n’ont pas été pris en compte dans la premièremouture des quotas radio mis en place début 1996.

On ne saurait non plus exclure, malgré leur authenti-cité contestée, les musiques “folkloriques” ou “folklo-ristes”, inévitablement englobées – malgré elles – dansle périmètre “musiques du monde”. Plus largement, latendance primaire n’est-elle pas d’y classer toutes lesmusiques exotiques ? La notion même d’exotisme (l’at-trait vers cette fameuse “étrangeté de l’autre”) étanttoute relative, puisque diversement appréciée selon lesterritoires. On l’a vu voici quelques années, quand Patri-cia Kaas, qui tentait une percée internationale, est parve-nue à classer son album en anglais dans les “tops”américains, plus précisément dans les tops world musicdu Billboard, au même titre que Mory Kante, YoussouN’Dour ou les Gipsy Kings… On voit donc comment estperçue la chanson française de l’autre côté de l’Atlan -tique… “Notre culture est aussi et a pour vocationd’être une culture du monde. C’est aussi grâce à l’ouver-ture des autres cultures du monde que la nôtre peut résis-ter”, rappelait Jean-Jacques Aillagon, lors du colloque

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“Cultures du monde en France” qui s’est récemmenttenu au Théâtre de l’Odéon. Pour paraphraser GabrielYacoub, on est tous la world music de quelqu’und’autre…

Même élargi, le périmètre ainsi défini des musiquesdu monde est encore réducteur. On lui adjoindra aisé-ment les musiques de rencontres, les musiques métissées– melting-pot, world mix et fusions diverses – plus oumoins heureuses – entre les cultures. Et la tendance aumétissage n’a jamais été aussi évidente, gagnant tous lesgenres musicaux, quelle qu’en soit l’origine. Et lechamp s’élargit davantage avec toutes les musiquesestampillées world, présentées comme telles par leslabels discographiques, ou appréhendées comme tellespar les médias ou par les magasins de disques. Lesrayons “musiques du monde” des FNAC, Virgin Stores etautres enseignes englobent une multitude de productionsdans une étonnante cohabitation que d’aucuns trouve-ront “déplacée”. On y trouvera par exemple, selon lesmagasins, la chanteuse québécoise Linda Lemay, le CajunZachary Richard ou le guitariste breton Dan Ar Braz.C’est dire si l’étiquette world a bon dos.

LA QUESTION DE L’AUTHENTICITÉ ET DE LA SPÉCIFICITÉ

Confirmant l’adage “L’universel, c’est le local moins lesmurs”, les bacs des disquaires font ainsi cohabiter lemonde et la région. Un fourre-tout bien pratique (“legrand bazar de la rencontre des cultures au supermarchéde l’exotisme”, pour citer Denis-Constant Martin, cher-cheur à la Fondation nationale des sciences politiques),dans lequel l’acheteur de disque – initié, curieux ou can-dide – s’orientera spontanément. Ce qui témoigne bien

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de l’appréhension, large, que Monsieur tout-le-mondese fait de la “sono mondiale”. Que l’approche soit géo-graphique (origine de la musique, de l’artiste qui lavéhicule, ou de la production), culturelle (appartenanceidentitaire, expression spécifique), linguistique, stylis-tique, artistique ou autre, on sait qu’elle ne peut êtrepleinement satisfaisante.

Les acteurs ou observateurs des musiques du mondesont eux-mêmes divisés sur le partage des frontières.Comment tracer un Yalta musical ? Le champ est telle-ment riche et diversifié (à l’image du monde lui-même)qu’il ne saurait constituer un ensemble hétérogène. Defait, pour schématiser, les uns défendent une visionpuriste – donc réductrice – des musiques du monde,qu’elles soient “authentiques” et non altérées, ou mena-cées par la “pollution” commerciale. D’autres prônentune vision large, ouverte et libérale. Les deux logiquesparaissent tout à fait légitimes. Mais dès lors qu’il s’agitd’évaluer le poids du secteur, afin de disposer de don-nées tangibles sur lesquelles pourront s’adosser deréelles politiques, il est inévitable de considérer lechamp des “musiques du monde” dans son périmètrele plus large. Car c’est bien ce poids économique – etpar là même social (activité et emplois générés) – quidéterminera les politiques qu’il est censé insuffler. On sedoute, sans même attendre les résultats de cette évalua-tion, qu’il sera conséquent si l’on englobe la Lambada,Wes, Khaled et les polyphonies corses.

Dans un premier temps, il s’agit donc, pour la bonnecause, de présenter la mariée sous ses plus beaux atours.D’autant que les valeurs véhiculées par les musiquesdu monde sont bien celles de l’ouverture, de l’écouteet du respect de l’autre, de la tolérance. Donc à l’opposédes intégrismes, quels qu’ils soient, y compris ceux de

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certains acteurs des musiques du monde, attachés àdéfendre une “pureté originelle”, hors de toute déviationmercantile. Pourtant, le colloque de l’IMA l’a bien misen avant : l’authenticité totale n’existe pas. Toutes lesmusiques ont évolué, avec certes plus ou moins de bon-heur, et l’on ne saurait occulter les influences multiplesqui sont venues les enrichir, comme elles-mêmes ontenrichi d’autres musiques.

Une fois délimité, on ne pourra que distinguer, à l’in-térieur de ce “périmètre valorisant”, la spécificité desdiverses musiques qui le composent et la prise en compteque chacune d’elles nécessite. On sait évidemment queLambada, Carrapicho, et autres coups exotiques estam-pillés world, disposent de moyens économiques etmédiatiques considérables (dur, dur ! la cohabitation !)et n’ont besoin d’aucun soutien, alors que dans le mêmetemps d’autres musiques sembleront fragilisées oumenacées. Pour certaines, il y va même de la sauve-garde du patrimoine musical de l’humanité, du respectde sa diversité.

LA QUESTION DU PUBLIC

La question du public des musiques du monde sera doncà relativiser. Peut-on dégager un (des) profil(s) de cetanimal étrange ? Si oui, lesquels. Ils sont multiples et demoins en moins rationnels. Comme les pratiques cultu-relles, de plus en plus changeantes. Doit-on considérerune élite, seule apte à recevoir les musiques étrangesvenues d’ailleurs ? Ou bien viser le plus grand nombre.Si l’on considère le champ des musiques du monde dansson périmètre le plus large, il rassemble un public toutaussi large, flou et diversifié et qu’on ne saurait réduire à

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quelques dénominateurs communs. Ce “grand public”,perdu devant le nombre de disques et de spectacles quilui sont proposés chaque année, se moque de la finessedu découpage musical, et réagit souvent de façon pri-maire (et essentielle), guidé avant tout par l’émotion.“La notion d’exotisme ? Je suis à la recherche de l’op-posé”, confiait il y a peu l’artiste Bartabas. “Je suis tou-ché par les musiques dont on ne connaît ni les codes, niles repères, ni l’histoire. Je suis ému au premier degré.Par intuition”, expliquait-il, renvoyant à “l’universalitéde l’émotion, qui est au-delà des cultures” et “reste uneénigme”.

Les musiques du monde ont au moins le mérite dedévelopper la curiosité, l’ouverture intellectuelle et lebesoin d’échanges. Et renvoient à l’éclatement des goûtsmusicaux. Dans toute cellule familiale type (un coupleet deux enfants), nous serions surpris de constaterl’éventail des goûts musicaux qu’elle rassemble… Lepublic est d’autant plus difficile à cerner qu’il est aujour-d’hui volatil, zappeur (la génération kleenex et télécom-mande) et nomade, passant d’un genre musical à l’autre,selon ses envies du moment. Les “majors” font, à leursfrais, le constat de cet éclectisme, qui fait mentir lesétudes de marché, mapping, panels et autres recettes dutout marketing. La tendance au “nomadisme” musicals’observe d’ailleurs en amont, quand de plus en plusd’artistes mêlent les genres, les styles et les influencesau gré des disques.

DUR, DUR ! DE S’Y RETROUVER…

C’est justement pour clarifier tout cela et disposer d’unebase de travail profitable à tous qu’une étude chiffrée

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devient primordiale. Et ce, en abordant toute la filière,de la place qu’occupent les musiques du monde dans lacréation et dans la production phonographique, jus-qu’aux habitudes de consommation et pratiques cultu-relles, en passant par la diffusion, le spectacle vivant,l’exposition médiatique, la distribution, l’export. Profes-sionnels de l’édition musicale, de la production et de ladiffusion, milieux institutionnels et politiques dispose-ront ainsi d’une estimation pertinente et d’une base deréférence, régulièrement réactualisée. Puissent les que-relles de chapelle s’estomper devant cet intérêt généralessentiel : la prise en compte du champ des musiques dumonde à leur juste valeur et avec toutes leurs contradic-tions.

GILDAS LEFEUVRE

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LES MUSIQUES DU MONDE ET L’ÉTAT

Eléments de la politique de la direction de lamusique, de la danse, du théâtre et des spectacles

en faveur des musiques traditionnelles

INTRODUCTION

Dans un secteur fort vaste, qui couvre l’ensemble desmusiques traditionnelles présentes en France (avec desinstruments qui vont de la bombarde au gamelan, enpassant par le djembé ou la tumbadora, il nous a sembléutile de donner quelques repères (I) avant de préciser leschamps d’intervention de l’Etat (patrimoine et recherche,enseignement, diffusion, questions spécifiques de ladanse et des problèmes qui s’y rattachent (II), et enfin dedécrire les outils culturels existants (III).

Ce plan a été choisi car les champs d’interventiondans ce domaine culturel sont croisés en permanence :par exemple un centre de musique traditionnel en région(CMT) peut travailler avec une université ou un labora-toire CNRS pour la recherche, avec des écoles de musiqueet des associations pour l’enseignement, et avec des fes-tivals pour la diffusion.

Les interventions du ministère de la Culture concernantles projets artistiques, le spectacle vivant et le milieu asso-ciatif relèvent de la compétence des Directions régio-nales des affaires culturelles, suivant en cela la logiquede la déconcentration de l’Etat. Au sein de la Direction

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de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles(DMDTS), les musiques tradition nelles sont rattachées à laSous-Direction des enseignements et des pratiques artis-tiques pour ce qui concerne les fédérations nationales,l’enseignement spécialisé, la recherche et la coordinationde la politique générale dans le champ. La Sous-Directionde la formation professionnelle et des entreprises cultu-relles, qui assure le suivi de l’enseignement supérieur et desaides apportées aux productions audiovisuelles, est égale -ment concernée par les musiques traditionnelles. Enfin,le secrétariat général suit les affaires internationales ets’occupe, à ce titre, de la Maison des cultures du monde.

I. REPèRES

LES MUSIQUES TRADITIONNELLES PRATIQUéES EN FRANCE

Dans la France contemporaine, trois catégories musi-cales – plus ou moins reliées entre elles – peuvent êtreconsidérées comme appartenant au champ des musiquestraditionnelles :

– Les musiques du domaine français : ce sont lesformes issues des patrimoines régionaux, essentiellementdu monde paysan. La société paysanne ayant subi desmutations radicales à l’aube de ce siècle, les musiques, lesinstruments, les chants et les danses se sont vus réappro-priés au sein des cultures locales et régionales. Les acteursd’aujourd’hui sont regroupés au sein d’un puissant mou-vement associatif (dont sont issus les Centres de musiquestraditionnelles et la Fédération des associations de

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musique traditionnelle), qui a su concilier les aspectsscientifiques de la recherche patrimoniale avec une pra-tique musicale vivante et créative. Ces associations sontréparties de façon inégale sur le territoire national (essen-tiellement Ouest et Sud du pays). En effet, les traditionsmusicales, liées aux aspects identitaires des culturespopulaires, n’ont pas été réinvesties par le tissu associa-tif de façon homogène sur l’ensemble du territoire.

– Les musiques issues des différentes strates de l’im-migration : les Français d’origine italienne, portugaiseou maghrébine (…), comme les étrangers vivant surnotre sol, ont des pratiques musicales qui relèvent destraditions de leurs pays d’origine. Souvent discrètes etcommunautaires, ces pratiques enrichissent néanmoinsle paysage musical contemporain, tant au niveau del’enseignement qu’à celui de la diffusion.

– Les musiques du monde – musiques savantes d’Asie,musiques africaines, sud-américaines, caraïbes… – ontpris une place de premier ordre, au cours des quinze der-nières années, dans le paysage musical français. C’est unsecteur qui subit une forte croissance, en particulierdepuis le début de la décennie. Elles sont présentes essen-tiellement au niveau de la diffusion (spectacle vivant,disque), mais leur enseignement et leur pratique sont enprogression (percussions africaines, gamelan…).

QUELQUES CARACTéRISTIQUES DES MUSIQUES TRADITIONNELLES

Nul ne se risquerait à donner une définition générale de“la tradition” ou de “la musique traditionnelle”. Si le

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terme de “tradition” est étymologiquement lié à la notionde transmission, il serait sans doute plus judicieux deconsidérer les musiques et danses traditionnelles commedes processus de réappropriation, tant d’un point de vuesociologique que d’un point de vue cognitif. Néanmoinsquelques grands traits, largement communs, peuventêtre dégagés de ces pratiques bien vivantes et contempo-raines, irriguant la vie musicale des cultures qui en sontdétentrices :

Musiques liées à la tradition orale, même si desformes d’écriture/aide-mémoire peuvent être utiliséesparfois :

– Musiques liées à des instruments, à des formesvocales et à des styles originaux, dont la variété estpresque infinie, et qui ont profondément influencédepuis le début de ce siècle les créateurs d’autres genresmusicaux (Bartók en est la figure emblématique mais lereggae, le tango ou le rap transcendent aussi leursracines) ;

– Musiques patrimoniales accrochées à des terri-toires, ritournelles représentatives et vivantes de cultureslocales, mais néanmoins expressions artistiques en per-pétuelle mutation, sous influence et travaillées pardivers métissages ;

– Musiques de danse et musiques festives, issuesd’un fonds poli par le temps et les influences multiplesqu’ont connues les sociétés humaines.

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II. LES CHAMPS D’ACTION DE L’ÉTAT ET LES PROBLÉMATIQUES

ENSEIGNEMENT ET FORMATION

La transmission des savoirs accumulés par les diversestraditions musicales en France (musiques issues des pra-tiques de la société paysanne, musiques issues des diffé-rentes strates de l’immigration) n’est en général plusdirectement assurée par le milieu social et le contextefamilial qui ont produit ces formes d’expression musi-cale. Le relais a été pris dans un premier temps par lesassociations, prenant acte des mutations profondes qu’asubies le monde rural.

La formation a une place centrale dans la politiqueque la DMDTS mène en faveur des musiques tradition-nelles ; en particulier des diplômes (certificat d’aptitude– CA, diplôme d’Etat – DE) ont été créés afin d’institu-tionnaliser et de donner un label de qualité aux ensei-gnants de bon niveau, et aussi de faciliter l’entrée de cesmusiques dans les structures existantes : Conservatoiresnationaux de région (CNR), Ecoles nationales demusique (ENM), Ecoles municipales de musique agréées(EMMA). Ces deux diplômes peuvent être passés en seréférant à une tradition musicale du monde ; si les titu-laires sont majoritairement issus des pratiques dudomaine français (accordéon, bombarde et biniou,chant, cornemuse violon populaire…), de nombreuxinstruments d’origine extra-européenne ont aussi leursdiplômés. Le CA permet à son détenteur d’enseigner soninstrument dans les écoles de musique, mais aussi d’êtrechef d’un département de “musiques traditionnelles” ausein de ces structures. Cela suppose une connaissance

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approfondie de sa propre aire musicale, mais aussi unevision plus globale des musiques du monde, tant dansleurs aspects musicologiques qu’anthropologiques. LeDE, quant à lui, sanctionne les compétences nécessairesà l’enseignement d’un instrument ou d’une traditionvocale particulière.

Les musiques traditionnelles ne sont pas entrées dansles conservatoires pour s’y figer, car l’accent a toujoursété mis sur la nécessité impérative de garder des lienssolides avec la pratique collective vivante, en permettantpar exemple aux élèves de jouer dans des bals, y comprisen milieu urbain. La DMDTS a, pour ce faire, insisté sur lanécessaire coopération entre les départements de musiquetraditionnelle et le monde associatif : un enseignementisolé de toute pratique sociale risquerait de conduire à unefixation et à une stérilisation des genres et des styles, cequi est contraire à l’essence même de ces musiques.

L’enseignement des musiques traditionnelles dans lemonde associatif est important : il reste le vivier de pra-tiques musicales amateurs, et les Centres de musique tra-ditionnelle en région ont vocation à fédérer ces actions.On peut constater que le DE devient une référence pourl’enseignement associatif : ce dernier est en général sub -ventionné par de petites mairies ou des conseils généraux(en Bretagne par exemple) qui souhaitent un enseigne-ment de qualité dans ces musiques liées à l’identitérégionale.

Il apparaît d’autre part que les musiques tradition-nelles peuvent enrichir, par leurs spécificités et leurstechniques, l’enseignement de la musique en général.En particulier l’oralité (travail sur la mémoire et sur laperception), l’efficacité des acquisitions rythmiques, lesrapports privilégiés avec la danse, ou encore la pratiquesociale de la musique concernent les fondamentaux de

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l’enseignement musical au-delà du seul champ des“musiques traditionnelles”.

L’enjeu de cette politique de formation est doncdouble : d’une part, assurer les conditions de la conti-nuité et de la pratique vivante des traditions musicalesprésentes en France ; d’autre part, donner à ces musiquesla place qui leur revient dans le paysage musical, en par-ticulier dans les conservatoires en liaison avec le mondeassociatif.

La DMDTS a ainsi plusieurs champs d’intervention :– organisation des diplômes et gestion des examens

(DE d’instruments traditionnels et CA de musique tradi-tionnelle) ;

– préparation à ces diplômes ; – tutelle pédagogique des départements de musique

traditionnelle et des enseignements dans les écoles demusique ;

– conception, en partenariat avec les enseignants etles responsables d’établissement, des cursus et desmodes d’évaluation des actions pédagogiques ;

– soutien à l’enseignement associatif, là où cela estnécessaire, avec les Centres de musique traditionnelle enrégion ;

– soutien aux enseignements universitaires d’ethnomu-sicologie, dans les départements de musique ou d’ethno-logie. Des formations spécifiques (diplômes d’université),orientées en direction des acteurs culturels, ont été en par-ticulier mises en place à Nice et à Clermont-Ferrand ;

– la formation des formateurs constitue un enjeu cen-tral : l’enseignement supérieur devrait prendre en chargeà moyen terme les formations diplômantes des futursprofesseurs.

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PATRIMOINE ET RECHERCHE

La notion de patrimoine vivant est centrale pour lesmusiques traditionnelles. Les aspects ethnomusicolo-giques et historiques sont indissociablement liés auxdéveloppements modernes de ces pratiques musicales.L’un des rôles essentiels du ministère de la Culture estd’être le garant de la qualité scientifique des sources uti-lisées pour les réappropriations contemporaines despatrimoines liés à l’oralité. Pouvoir accéder aux sourcesdes traditions orales est une nécessité qui doit s’accom-pagner des mêmes exigences que pour les autres aspectsdu patrimoine. Ces sources des musiques traditionnellesconsistent essentiellement en des archives sonores,recueillies sur le terrain, auprès des anciens, des musi-ciens porteurs de mémoire. Les sources documentairesclassiques (documents écrits, photographies, films…)complètent les fonds.

Les institutions publiques de recherche ne couvrentpas complètement le champ, en particulier en ce quiconcerne le domaine des traditions françaises : le CNRSet le musée dont c’est la vocation (musée national desArts et Traditions populaires [MNATP]) n’ont sans doutepas les moyens suffisants pour prendre véritablement encompte les études et la gestion du patrimoine que consti-tuent les traditions populaires.

Le relais a été pris par le monde associatif, dont lesmembres se sont formés dans les universités (ethnolo-gie, ethnomusicologie, histoire) au cours des quinze der -nières années. Par exemple, bon nombre des Centresde musique traditionnelle ont des responsables ayantobtenu des diplômes de 3e cycle (DEA, doctorat) en eth-nomusicologie ou en histoire. Néanmoins, les associa-tions disposent de moyens limités et leur vocation n’est

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pas de se substituer à des centres de recherche ou d’ar-chives. Le soutien de la DMDTS (et, anciennement, de laDirection de la musique et de la danse) a été et restedéterminant dans ce champ. Cependant, la sauvegarde,le traitement et l’exploitation des archives sonores enparticulier présentent un problème préoccupant : les ori-ginaux analogiques (bandes magnétiques, cassettes) sontdéjà anciens et leur conservation est limitée dans letemps. Il faudrait, avec les moyens adéquats, pouvoirimpulser des actions d’envergure, en coordonnant lesvolontés associatives avec les musées, les médiathèquesrégionales et les archives départementales.

La DMDTS intervient à plusieurs niveaux : – par des aides spécifiques aux projets de recherche

(en partenariat avec le CNRS, les universités ou lesmusées), et par des bourses de recherche. Ces dernièressont un outil extrêmement utile car elles permettent à dejeunes chercheurs d’effectuer leurs premiers travauxprofessionnels et de les publier ;

– par des aides aux productions audiovisuelles concer-nant ces patrimoines musicaux (commission audiovi-suelle) ;

– par le soutien aux sociétés savantes ; – par le soutien à des projets d’édition ;– par le soutien apporté à l’organisation de colloques

ou de rencontres ;– par le soutien à des projets spécifiques de numérisa-

tion ou de traitement des archives sonores. On citera enparticulier les exemples de partenariat avec le MNATP et lemusée de l’Homme, et aussi les aides apportées à Das-tum, le Centre de musique traditionnelle en Bretagne.

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DIFFUSION ET CRéATION

Le secteur est en pleine expansion, porté par un véri-table engouement du public au niveau du disque, desfestivals, des lieux musicaux, etc. Il s’agit d’un secteuroù les crédits du ministère de la Culture sont intégrale-ment déconcentrés. Les musiques traditionnelles ne fontpas l’objet d’un traitement différent des autres musiquesactuelles (rock, chanson, jazz, formes nouvelles), et relè-vent des mêmes procédures d’aide. Les professionnelsrevendiquent d’ailleurs leur appartenance au monde des“musiques actuelles”. Parmi les festivals, on citera, entreautres : Saint-Chartier dans l’Indre, qui est aussi unmoment important d’exposition pour les luthiers ; Ris-Orangis, festival fondateur du mouvement des musiquestraditionnelles ; Lorient, festival interceltique, qui estl’un des plus grands festivals de France ; Angoulême,Musiques métisses ; Parthenay, “De bouche à oreille” ;Nantes, festival d’été. De plus, beaucoup de festivals dejazz intègrent aujourd’hui les musiques du monde à leurprogrammation.

Les musiques traditionnelles ne sont pas figées, et lapart de création dans leur évolution historique est toujoursconsidérable. Aujourd’hui, c’est à l’écoute de différentsgenres musicaux (musiques du monde, jazz, musiquecontemporaine) que se compose l’actualité des traditions.

La création est, elle aussi, soutenue en DRAC, par desaides aux tournées ou bien des aides au projet dans lecadre de festivals ou de lieux de diffusion.

On notera que les musiques du monde font aujour-d’hui partie de la programmation de lieux comme lesscènes nationales, et aussi bien sur des petits lieuxoù elles commencent à prendre leur place à côté durock, de la chanson ou du jazz. Les formes les plus

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“traditionnelles”, polies par le temps, y côtoient desformes aux audacieux métissages.

LA DANSE

Si la pratique musicale est indissociablement liée à ladanse dans la plupart des formes traditionnelles en Europe,force est de constater que les pratiques chorégraphiquessont beaucoup plus difficiles d’approche pour une poli-tique culturelle : il s’agit avant tout de danse de sociabilitéet non de spectacle. Les exemples de passage à la scène,effectués depuis presque un siècle par les groupes folk-loriques, ont presque toujours mené à des formes chorégra-phiques à la rhétorique pesante, et à une fixation arbitrairedes formes, contraire à l’esprit même de traditions popu-laires en mouvement et en perpétuelle recomposition.

L’Etat intervient au niveau des danses traditionnelles.On notera en particulier la mission danse de la Fédéra-tion des associations de musiques et danses tradition-nelles (FAMDT). Il s’agit d’un travail patrimonial sur lessources dans le domaine, qui a abouti à la publication dedeux ouvrages en 1995-1996 et d’un ouvrage de réfé-rence en 1998.

III. OUTILS CULTURELS

LES CENTRES DE MUSIQUE TRADITIONNELLE EN RéGION

Issus de la politique en faveur des musiques tradition-nelles conduite par l’Etat depuis 1982 et portés par les

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forces vives du mouvement associatif de renouveau deces pratiques musicales, les centres de musique tradi-tionnelle en région ont été labellisés et reconnus par laDMD en 1990. Des conventions triennales d’objectifs ontété signées par ces centres et les Directions régionalesdes affaires culturelles.

Les conventions concernent la formation, la rechercheet la diffusion, mais la mission principale d’un centre demusique traditionnelle est la mise en réseau de la vieassociative. Ce sont donc avant tout des centres de res-sources pour la vie musicale traditionnelle dans la région.

Les centres ont été créés là où le dynamisme associa-tif autour de ces musiques mérite une reconnaissance etune attention particulière. Déterminés par l’histoiremusicale et sociale de leur région, par la grande diver-sité et la richesse des pratiques que l’on rencontreaujourd’hui en France, les centres sont fédérés au seinde la Fédération des associations de musiques et dansestraditionnelles (FAMDT). Celle-ci coordonne les activi-tés au niveau national et organise des travaux théma-tiques d’intérêt général : commissions de formation,éditions, commission de diffusion en relation avec leCentre d’information des musiques traditionnelles, orga-nisation de colloques, relations avec le monde associa-tif européen.

Les centres sont des outils régionaux qui devraientêtre financés à parité entre l’Etat et les collectivités.Dans les faits, si quelques centres ont été inscrits dansles contrats de plan (Poitou-Charentes, Languedoc-Roussillon, Auvergne), les financements des collectivitéssont bien souvent insuffisants ou aléatoires. Les régionspeuvent, la plupart du temps, être convaincues au vu dela qualité du travail réalisé, mais cela prend du temps.

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Les centres en région sont les suivants : – Bretagne : Dastum, à Rennes, avec trois antennes

départementales, se consacre au collectage et à la ges-tion du très riche patrimoine breton.

– Poitou-Charentes : Métive, à Parthenay, regroupeles associations de l’UPCP. Ce centre organise le festivalde Parthenay “De bouche à oreille”.

– Aquitaine : le Carrefour des musiques tradition-nelles en Aquitaine a mis en place des antennes départe-mentales en Dordogne, Pyrénées-Atlantiques, Gironde.

– Midi-Pyrénées : le Conservatoire occitan, à Tou-louse, outre ses activités générales, abrite en son seinune activité de lutherie.

– Languedoc-Roussillon : ce centre prend sa placeau sein de l’association régionale à Montpellier, avecdes antennes actives en Lozère et dans les Pyrénées-Orientales.

– Provence-Alpes-Côte d’Azur : il s’agit d’un centrequi se construit, dans un premier temps, autour de l’arcalpin (Alpes-de-Haute-Provence, Hautes-Alpes, Alpes-Maritimes).

– Auvergne : située à Riom (Puy-de-Dôme), l’AMTAa quatre antennes départementales (Allier, Cantal, Haute-Loire, Puy-de-Dôme).

– Limousin : créé en 1994, ce centre entre dans unephase de recomposition de son projet.

– Rhône-Alpes : le CMTRA, situé à Saint-Fons (69190),œuvre tant dans le milieu rural que dans l’agglomérationlyonnaise.

– Centre : c’est un centre interdépartemental, surl’Indre et le Cher.

– Ile-de-France : une mission “musiques tradition-nelles” est en place au sein de l’association régionale,l’ARIAM, avec une importante antenne dans l’Essonne.

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– Dans les DOM-TOM où la vie musicale est intense etoù la partition entre musiques traditionnelles et musiquesde variétés n’est pas opérante selon les mêmes critèresqu’en métropole, des outils spécifiques sont en cours demise en place (la Réunion) ou en préfiguration (Marti-nique, Guadeloupe, Guyane, Mayotte…). C’est un chan-tier important car l’intérêt musical et la vitalité des formescréoles sont manifestes : le patrimoine des traditionsorales et la formation requièrent en particulier une atten-tion soutenue.

LE CENTRE D’INFORMATION DES MUSIQUES TRADITIONNELLES (AU SEIN DE L’IRMA)

Ouvert en 1992, le CIMT a rejoint l’IRMA lors de sa créa-tion. Il s’agit d’une structure dont la vocation profession-nelle est affirmée. Il a des correspondants en région quisont les centres de musique traditionnelle là où ils exis-tent. L’action du CIMT se décline en plusieurs missions :

– Informer : le CIMT collecte, recense et centralise auniveau national les informations concernant le secteur etles met à la disposition de tous par la création et l’entre-tien d’une banque de données regroupant les groupes etles artistes professionnels, les groupes et artistes ama-teurs, les lieux de formation, les lieux de diffusion, lesassociations, les chercheurs et les collecteurs, les profes-sionnels spécialisés (luthiers…).

Un Guide des musiques et danses traditionnelles enFrance regroupant ces informations est paru en 1997. LeCIMT participe à son niveau aux autres productions édi-toriales de l’IRMA : Officiel, Europopbook, etc.

– Conseiller et former : un service de conseil per-sonnalisé et un programme de sessions et de stages de

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formation est mis en place sur l’année. Il concerne l’in-sertion professionnelle, les droits sociaux, la productionartistique, les métiers de la scène, les recherches d’aideset de financement, la programmation artistique.

AUTRES OUTILS

La DMDTS soutient plusieurs structures qui allient recher - che et formation :

– La Société française d’ethnomusicologie (une cen-taine de membres professionnels francophones) quiorganise des sessions de formation et des colloques àdestination des chercheurs. Elle publie aussi des ouvragesd’ethnomusicologie. Ses membres sont d’autre part sol-licités pour des expertises par différentes institutions.

– Des associations représentant des “communautés”issues de l’immigration sont parfois soutenues pourleurs activités musicales dans le domaine patrimonial etdans celui de la formation.

– L’enseignement universitaire de l’ethnomusicologie,qui comprend des aspects de recherche sur le terrainfrançais, est soutenu par convention avec les universitésde Tours, Poitiers, Bordeaux, Nanterre, Saint-Denis,Nice, Montpellier et Clermond-Ferrand.

– La Maison des cultures du monde. C’est un diffu-seur prestigieux, investi depuis plus de dix ans dans laprésentation de formes traditionnelles, en musique, danseet théâtre. Le Département des affaires internationalesassure le suivi de cette institution à laquelle la DMDTS

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apporte aussi son soutien. Au spectacle vivant s’ajoutentd’importantes actions éditoriales (Internationale del’imaginaire, collection de disques “Inédit”) de qualitéet des interventions dans le domaine de la recherche(colloques, études d’ethnoscénologie).

– On terminera en mentionnant la Cité de la musique,établissement public dont une partie de la programma-tion concerne les musiques du monde.

JEAN-PIERRE ESTIVAL

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LES INSTITUTIONS

La problématique de l’institutionnalisation traverse l’his-toire de l’évolution des musiques et danses tradition-nelles durant les cinquante dernières années. Elle formeun enjeu stratégique sur lequel des positions très oppo-sées ont été adoptées et qui détermineront sans doute ledevenir de ces répertoires. Je me suis attaché, dans cerapide panorama, à décrire et à analyser quelques-unesdes institutions dont le rôle et le fonctionnement meparaissent aujourd’hui caractéristiques.

RETOUR EN ARRIèRE

En trente ans, deux vagues successives sont venues por-ter les musiques traditionnelles sur le devant de la scène.La première période, dans les années soixante-dix, s’estsituée délibérément à l’écart des institutions. Les acteursde cette époque ont fui la reconnaissance officielle ettoute forme d’aide à leur développement. Ils ont cherchéà créer, par eux-mêmes ou avec quelques rares soutiens,leurs propres outils. Ces appuis sont venus essentielle-ment du secteur socioculturel, des MJC par exemple quiont joué un rôle déterminant dans la diffusion musicale.Une presse autonome, la création d’un réseau de clubs

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(les “folk-clubs”), un mouvement associatif irriguanttout le territoire constituent les éléments moteurs d’unepériode qui voit émerger une pratique artistique intense.Dans le même temps, ce mouvement se construit enopposition affirmée avec la recherche officielle et déve-loppe de façon résolue une politique de collecte systé-matique. La fracture avec les anciens mouvements telsque la mouvance des groupes folkloriques, voire cer-taines organisations d’éducation populaire, est presquetotale. Le renouveau musical porte essentiellement surles musiques des régions de France avec quelques incur-sions du côté des musiques nord ou sud-américaines.Les autres expressions musicales demeurent quasimentà l’écart. Pourtant quelques liens se tissent dès le début,notamment grâce au séminaire d’ethnomusicologie quise tient régulièrement, durant des années, au MNATP. Parcontre, les relations avec certains pans du secteur mar-chand, et particulièrement l’édition phonographique, senouent très rapidement. Les artistes et les groupes lesplus en vogue abandonnent les petits éditeurs poursigner avec des “majors”. Cette observation vaudra pourl’époque suivante.

CHANGEMENT DE CAP

Au début des années quatre-vingt, le mouvement connaîtun essoufflement qui se traduit notamment par une désa-grégation des outils de diffusion : les clubs disparaissent,le réseau des MJC modifie ses objectifs, le public reporteailleurs sa curiosité. Le monde associatif, loin de capitu-ler, concentre alors ses forces vers l’approfondissementde ses connaissances et déploie une intense activitéd’enquête et de collecte. Le contexte général a changé,

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l’heure n’est plus à une idéologie de la rupture mais àune stratégie de collaboration. Et l’Etat marque enfinson intérêt pour ce secteur. Un poste d’inspecteur chargédes musiques traditionnelles est créé. Des Assises desmusiques et danses traditionnelles se tiennent à Ris-Orangis en 1981 et rassemblent l’essentiel des acteursdu moment. Elles débouchent sur la création d’uneCommission consultative au sein de la Direction de lamusique et de la danse. Cette commission parvient àréunir et faire se concerter aussi bien le milieu associa-tif, et notamment de grandes associations régionalescomme Dastum pour la Bretagne, l’UPCP pour le Poitou-Charentes ou le Conservatoire occitan à Toulouse, quedes musiciens et des chercheurs. Les relations avec lesgrands organismes de recherche, qui étaient jusque-làtrès distendues, voire franchement hostiles, évoluent peuà peu et des rapprochements s’instaurent. Le monde deschercheurs du domaine non français apprend à fréquen-ter le secteur associatif porteur des musiques régionalesalors que, dans le même temps, celui-ci se prend d’inté-rêt pour la recherche et de curiosité pour les autresmusiques traditionnelles. Cet ensemble de faits conver-gents s’accompagne de la reconnaissance des pouvoirspublics et des institutions pour ce genre musical.

LES CENTRES DE MUSIQUE TRADITIONNELLE EN RÉGION

Les travaux de la commission aboutissent à la créationde la Fédération des associations de musiques et dansestraditionnelles (aujourd’hui, la FAMDT) puis à l’élabora-tion du concept de Centres de musique traditionnelle enrégion. Au fil des discussions, il est apparu nécessaire, àl’ensemble des protagonistes, de disposer d’outils

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spécifiques de développement alors que la décentralisa-tion prend forme. La notion de Centre de musique tradi-tionnelle se dégage peu à peu des réflexions. Cettenotion porte en elle l’idée même d’institution puisqu’ils’agit dès le début d’un organisme soutenu par les pou-voirs publics et investi de missions particulières cou-vrant la totalité du champ des musiques traditionnelleset des musiques du monde.

On peut distinguer trois générations de centres quidéclinent l’évolution de l’institutionnalisation du secteur.Les premiers centres s’appuient sur des structures pré-existantes. Il s’agit en fait des principales associationsprésentes au sein de la Commission consultative quisont ainsi labellisées par le ministère de la Culture. Cettelabellisation s’inscrit dans le cadre d’une “conventiond’objectifs” signée entre le centre, l’Etat d’abord puisles collectivités territoriales. Cette convention reprend laligne politique dégagée par le secteur lui-même, et quele titre d’un colloque fondateur qui se tiendra quelquetemps plus tard, “De la recherche à la création”, résumeparfaitement. Ainsi les activités de recherche et de docu-mentation comme celles de formation, de diffusion et demise en réseau font partie du cahier des charges descentres en région.

Le maillage du territoire s’organise petit à petit selonune extension déterminée par des régions conservant uneforte pratique identitaire. Les zones urbanisées connais-sent une effervescence sans précédent, particulièrementdans le domaine des musiques du monde, mêlant lestraditions de toutes les communautés installées dansles régions. Dans la dynamique de ce nouveau concept,une seconde génération de centres, créés, cette fois-ci,expressément sous l’empire de cette convention d’ob-jectifs, voit le jour aussi bien en zone essentiellement

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rurale, comme le Limousin, que dans des régions présen-tant aussi d’importantes concentrations urbaines, commeRhône-Alpes. A l’euphorie provoquée par le dégagementde crédits spécifiques, succède une période de réalismeéconomique et la troisième génération de centres prendla forme de “missions” intégrées dans des Associationsrégionales pour le développement de la musique et de ladanse. La région Languedoc-Roussillon est la premièreà disposer de ce nouveau type de centre, suivie par l’Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur. Aujourd’hui,les Centres de musique traditionnelle en région sont aunombre de onze. Deux nouveaux centres pourraient voirle jour dans les années à venir : en Bourgogne et, faitnouveau, hors de la métropole, dans les Antilles. D’autrepart, une “mission” se profile au sein du Pôle régionaldes musiques actuelles de la Réunion.

LE CENTRE D’INFORMATION DES MUSIQUES TRADITIONNELLES (CIMT)

En 1990, un collectif de musiciens, l’Association desprofessionnels en musique traditionnelle, met au pro-gramme de ses actions l’étude d’un projet d’organismechargé de contribuer au développement professionnel dece secteur. Au fil des démarches et des consultations, ceprojet s’oriente vers la création d’un centre investi d’unemission générale d’information et d’une vocation deconseil et de formation pour les professionnels. Lecentre était officiellement inauguré en janvier 1992.Depuis 1994, le CIMT est intégré à l’Irma. Le projet pro-venant d’une demande exprimée par le secteur profes-sionnel lui-même – secteur entendu au sens large :artistes, organisateurs, producteurs, responsables de

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structures –, le centre s’est trouvé dès le début encontact étroit avec le terrain. Le CIMT s’est engagé dansle fonctionnement institutionnel et les divers réseaux dudomaine des musiques et danses traditionnelles dont ilest devenu l’un des rouages essentiels. Il s’adresse auxacteurs de toutes les traditions présentes sur notre terri-toire, qu’elles soient françaises, issues de l’immigrationou de l’expression des cultures populaires ou savantesextra-occidentales. Il intervient fréquemment commeexpert ou comme opérateur, notamment pour des opéra-tions de valorisation du secteur professionnel (JeunesAffiches SACEM, Talents MIDEM, Tremplin JMF…) ou dela pratique amateur. A la suite des Assises européennesdes musiques et danses traditionnelles, le CIMT a aussiété chargé de développer un réseau européen de corres-pondants spécifiques dans chaque pays et de créer unebase de données européennes sur les musiques et dansestraditionnelles.

LES FÉDÉRATIONS

Les musiques traditionnelles sont depuis longtemps solide -ment organisées autour de fédérations et confédérations.L’une des plus récentes, la Fédération des associationsde musiques et danses traditionnelles (FAMDT), ras-semble le réseau des Centres de musique traditionnelleen région, le CIMT et plus de soixante associations dontcertaines sont elles-mêmes d’importantes fédérationsrégionales. Son originalité est constituée par le faitqu’elle parvient à regrouper aussi bien le secteur profes-sionnel (artistes, diffuseurs) que le monde associatif etcelui de la pratique amateur. La FAMDT, fondée en 1985,trouve son origine, comme je l’ai décrit plus haut dans

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le regroupement des associations qui participaient à laCommission consultative mise en place par la Directionde la musique et de la danse. Le champ d’interventionde la FAMDT est très large. Elle œuvre, avant tout, à lamise en réseau de l’ensemble du secteur par le biais decommissions spécialisées et la mise en place d’actions etd’outils spécifiques. Elle assure la circulation de l’infor -mation dans le réseau et le soutien logistique aux centresen difficulté. Elle joue un rôle d’interlocuteur auprès despartenaires institutionnels et particulièrement auprès del’Etat et des régions. A l’origine des premières Assiseseuropéennes des musiques et danses traditionnelles, ellepilote la construction d’un réseau européen. Depuis peu,la FAMDT est devenu Pôle associé de la Bibliothèquenationale de France, à travers les archives sonores dequatre centres fédérés (Dastum à Rennes, Métive à Par-thenay, le Conservatoire occitan à Toulouse et la MMSHà Aix-en-Provence).

A côté de la FAMDT, on trouve des organisationscomme Zone franche qui rassemble des festivals, deslabels, des journalistes et des personnalités autour d’ac-tions d’information, de réflexion et de promotion. L’as-sociation assure notamment à ses membres la possibilitéd’une présence dans certaines grandes manifestationscomme le MIDEM ou le Womex.

LES INSTITUTIONS DE LA MOUVANCE FOLKLORIQUE

Une analyse de la problématique de l’institutionnalisa-tion des musiques traditionnelles ne saurait oublier lamouvance folklorique. Cette question traverse toute ladécennie qui précède la dernière guerre et ses péripétiessont riches d’enseignements. Ce courant a une longue

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expérience de la collaboration avec les institutions. Lerapprochement s’est opéré avant guerre, notammentgrâce aux relations étroites entretenues entre les fédéra-tions et le musée national des Arts et Traditions popu-laires. Un Office national du folklore avait même étécréé en 1937. Le ministre de l’Education nationale n’hé-site pas à instituer en 1938 une “Commission nationaledes arts et traditions populaires”. Des représentants deschambres d’agriculture seront même présents dans cettecommission. La capacité à nouer des rapports avec lemonde du tourisme fait partie des objectifs de cette insti-tutionnalisation. Les grandes fédérations de groupes folk-loriques trouvent leur origine dans cette période d’intenseactivité. La plus importante d’entre elles s’appelleaujourd’hui la Confédération des groupes folkloriquesfrançais (CNGFF). La CNGFF rassemble onze fédérationsde groupes folkloriques des provinces de France. A côtéde cette puissante organisation, on trouve aussi la Fédé-ration nationale du folklore français, l’Union nationaledes groupes folkloriques et des fédérations régiona-listes comme la BAS (Bodadeg ar sonnnerien), Ken-dalc’h et War’l leur pour la Bretagne, Euskal DantzarienBiltzarra au Pays basque ou encore la Federaciod’Esbarts Dansaires pour la Catalogne. Enfin, on nesaurait oublier le Cioff qui est un réseau créé, il y a vingt-cinq ans, par le président du Festival de Confolens,Henri Coursaget. Cette association a grandi pour devenirune ONG ayant statut de consultant auprès de l’Unesco.Elle est présente dans soixante-quinze pays à travers lemonde, groupés en sept secteurs. Dans chaque pays, ilexiste une section nationale qui s’est améliorée à lasuite des réflexions menées depuis vingt-cinq ans.Dans chaque pays, le Comité national regroupe les ins-tances s’intéressant à la culture traditionnelle, les festivals

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évidemment, mais aussi les fédérations, les associations,ainsi que des chercheurs, des membres des académiesdes sciences, etc. Le Cioff représente environ trois centcinquante festivals à travers le monde. Les festivals sontclassés en plusieurs catégories : les festivals “de carac-tère authentique ou ethnique”, les festivals de “caractèreélaboré” et ceux de “caractère stylisé”.

La décennie qui suit verra la création des grandesfédérations bretonnes qui existent toujours. Elles ontjoué, et elles jouent encore, un rôle déterminant dans lemaintien et la renaissance des traditions populaires bre-tonnes. Des équivalents existent dans certaines régionscomme le Pays basque, la Provence ou la Catalogne.Ainsi, Euskal Dantzarien Biltzarra est une fédération(elle-même fédérée à la FAMDT) qui rassemble cinquante-neuf associations de danse basque des provinces bas -ques du Labourd, de Soule et de Basse-Navarre, soitplus de trois mille danseurs. On pourrait citer aussi,pour la Catalogne, la Federacio d’Esbarts Dansaires deCatalunya-Nord et la Fédération sardaniste du Rous-sillon, sans oublier le mouvement des félibres pour laProvence.

L’ACTION DU MINISTèRE DE LA JEUNESSE ET DES SPORTS

Ce département ministériel a été chargé, dès la fin de laguerre, de la tutelle des mouvements dits “d’éducationpopulaire”, comme Peuple et Culture, l’Ufolea (dépen-dant de la Ligue de l’enseignement), ou les CEMEA ainsique des fédérations de groupes folkloriques. Dans lemême temps, ce ministère procède à la création despostes d’instructeurs nationaux dans différentes spéciali-tés dont le “folklore”. Ces instructeurs seront remplacés

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en 1960 par les conseillers techniques et pédagogiques(CTP) affectés auprès des directeurs régionaux de la Jeu-nesse et des Sports, puis par les conseillers d’éducationpopulaire et de jeunesse (CEPJ), aux attributions plusgénéralistes. Jusqu’au début des années quatre-vingt, laplupart des associations sont aidées pour leur fonctionne-ment et leurs manifestations exceptionnelles. Après lavague folk des années soixante-dix, ce secteur de la vieassociative sera repris en compte en 1981 sous le minis-tère d’André Henri, avec la création d’un bureau des Artset Traditions populaires, accompagnée d’un recrutementde conseillers techniques et pédagogiques spécialiséssous ce “label” – dont le champ est d’ailleurs susceptiblede recouper celui des spécialités plus larges “musique” et“danse”. Il verra la création d’un “atelier-laboratoire ATP”à l’Institut national de l’éducation populaire (Inep), lieu deréflexion sur la sauvegarde de ce secteur culturel, tel quedéfini par la conférence d’experts près l’Unesco – oùsiège un représentant du ministère – dans sa “Recom-mandation sur la sauvegarde de la culture traditionnelleet populaire”. Le ministère aide par ailleurs, sur créditsdéconcentrés, le Festival mondial de folklore de Gannat.

ARDDM, ADDM ET PôLES RÉGIONAUX

L’intégration de certains Centres de musique tradition-nelle dans les associations régionales traduit un faitancien : le rôle joué par ces institutions paritaires Etat-région ou Etat-département que sont les Associationsrégionales ou départementales dans le développementdes musiques et des danses traditionnelles. Les ADDM(ou Addim ou Adiam selon les départements) sont depuislongtemps présentes auprès des acteurs de ce secteur. Ces

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musiques et ces danses de proximité ne pouvaient quefaire leur jonction avec ces structures, certes institution-nelles, mais proches du terrain. Cet accompagnement apris et prend des formes variées : il va du simple conseilou de la fonction de centre de ressources à l’appui directaux projets de formation ou de diffusion. Des ADDM peu-vent être directement impliquées dans le fonctionnement,voire la constitution, des centres. Certaines assurentmême jouer le rôle d’antennes des Centres en région.C’est le cas en Languedoc-Roussillon, par exemple.

Plus récemment, le réseau des Associations régio-nales s’est porté au côté du secteur pour apporter sonsoutien à des projets de diverses natures, allant jusqu’àaccueillir en son sein des “missions” spécifiques donttrois ont reçu le label de Centres en région. Dans lemême temps, le ministère de la Culture mettait en placeun réseau de Pôles régionaux des musiques actuelles,essentiellement stationnés dans les Associations régio-nales. A l’origine, outils de développement surtoutdestinés au rock, à la chanson et aux musiques dites“émergentes”, leur mission s’est élargie à un rôle decoordination de l’information et des activités du secteurdes “musiques actuelles”, et par conséquent au champdes musiques traditionnelles et des musiques du monde.Ce rôle les amène à collaborer étroitement avec le sec-teur associatif et notamment avec les Centres en région,ceci d’autant plus facilement que la proximité peut êtreimmédiate au sein des associations régionales.

LA DIFFUSION

Les musiques traditionnelles connaissent depuis lemilieu des années soixante-dix un fort développement

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de sa population d’artistes professionnels. Cette popula-tion s’est insérée dès le début dans le secteur des “varié-tés” tant en ce qui concerne ses relations avec l’éditionphonographique que dans sa volonté de pénétration descircuits de diffusion du spectacle vivant. Il est donc toutnaturel que les musiques traditionnelles aient revendiquéune place au sein de la galaxie de ce que l’on appellemaintenant les “musiques actuelles”. Ainsi peuvents’expliquer les relations entretenues avec les Pôlesrégionaux, l’intégration du CIMT au sein de l’Irma et laprésence dans le dispositif des Scènes de musiquesactuelles (Smac). Le secteur étant encore très jeune, il achoisi de s’associer à des démarches préexistantes qu’iljuge aptes à le recevoir. Ainsi, il n’existe que peu deSmac dont la programmation soit spécifiquement tour-née vers les musiques traditionnelles. Par contre, le rat-tachement revendiqué des musiques traditionnelles auxmusiques actuelles permet d’espérer une présence ren-forcée au sein de ce réseau de diffuseurs. L’époque estaussi fortement marquée par l’émergence de ce que l’onappelle les “musiques du monde” – notion qui marquel’intérêt manifesté à la fois pour les musiques tradition-nelles de toute la planète et pour les genres dérivés destraditions populaires. Certaines collaborations sontexemplaires, comme les actions menées en commun parle Théâtre de Caen et l’association Nadir pour la mise envaleur des artistes des musiques du monde résidant danscette région. Enfin, plusieurs réseaux liés à des festivalscherchent à coordonner des opérations de promotion etde concertation, tels celui de Zone franche et un Collec-tif de festival en cours de création. On retiendra aussique Catherine Trautmann, dans l’allocution qu’elle aprononcée le 19 octobre 1998 au cours de la conférencede presse présentant son “Programme d’action et de

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développement en faveur des musiques actuelles”, suiteau rapport de la Commision nationale des musiquesactuelles, a déclaré qu’elle confiait à l’Office national dediffusion artistique – Onda – “une mission d’accompa-gnement des créations dans le domaine de la chanson,du jazz et des musiques traditionnelles”.

L’ensemble des institutions présentes sur le site de laVillette à Paris fait une place importante aux musiquestraditionnelles. La Grande Halle les insère régulièrementdans son calendrier d’événements thématiques et la Citéde la musique les accueille dans ses diverses program-mations. Des opérations conjointes, rassemblant lemusée de la Musique et le Centre de ressources, ont pu sedérouler récemment, comme la semaine des “Musiquesd’en France” organisée en février 1997.

L’EXPORTATION ET L’ACTION INTERNATIONALE

Le marché des musiques traditionnelles étant un marchémondial, l’exportation constitue donc un enjeu impor-tant. Depuis quelque temps, l’Association françaised’action artistique (Afaa) manifeste un intérêt grandis-sant pour les musiques traditionnelles des régions deFrance. Cet intérêt s’est traduit notamment par un numérode ses Chroniques consacré à ce sujet (Jean-FrançoisDutertre et Philippe Krümm, “Les nouvelles musiquestraditionnelles”, Chroniques de l’Afaa, n° 18, Paris, 1997).La rédaction de ce guide à l’usage des réseaux exté-rieurs de l’Afaa s’est inscrite dans une politique d’aideaccrue aux tournées à l’étranger d’artistes français desmusiques traditionnelles. Ainsi plusieurs groupes peuvent-ils tourner aujourd’hui, particulièrement dans et avecl’appui du réseau des Instituts culturels français et

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des Alliances françaises. Certaines bourses du ministèredes Affaires étrangères peuvent aussi profiter auxacteurs des musiques traditionnelles. Ainsi, il n’est pasrare que des chercheurs ou des artistes du secteur puis-sent bénéficier des bourses inscrites dans des échangeset des accords bilatéraux (bourse Romain Rolland) oudestinées à aider de jeunes Français désireux de complé-ter leur formation à l’étranger (bourse Lavoisier). LeDépartement des affaires internationales du ministère dela Culture est aussi amené à intervenir en faveur desmusiques traditionnelles.

D’autres institutions liées à l’exportation et à l’actioninternationale, comme le Bureau européen de lamusique, le French Music Office ou encore le Bureauexport de la musique française, peuvent intervenir pouraider au développement international des musiques tra-ditionnelles. L’Union européenne, par le biais de sesprogrammes Kaléidoscope ou Leonardo, a récemmentsoutenu plusieurs projets tels que les Assises euro-péennes en 1997 ou la Route des musiques tradition-nelles en 1999.

DE QUELQUES GRANDES MAISONS

On peut recenser de nombreuses institutions qui ontaffaire directement ou indirectement avec les musiquestraditionnelles. Il s’agit tout d’abord de la Maison descultures du monde, bien sûr, qui fait figure d’emblèmeet de modèle quant au savoir-faire en ce domaine. Lesexpressions culturelles du monde entier, et singulière-ment la musique, se retrouvent dans ce lieu unique àParis. Les choix de ses animateurs offrent à découvrirdes musiques souvent rares et inédites enchâssées dans

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une programmation exigeante. Le Festival de l’imaginairepermet de rassembler, en collaboration avec d’autresstructures, au printemps, des troupes et des artistesvenus du monde entier. La collection discographique“Inédit” prolonge toutes ces émotions. L’édition d’unerevue, Internationale de l’imaginaire, et le Centre d’ethno -scénologie complètent cette panoplie d’activités qu’unCentre international de documentation sur le spectaclevivant, installé à Vitré, viendra bientôt enrichir. A côtéde cette référence, on trouve d’autres institutions commel’Institut du monde arabe dont la programmation faitune large place à ce secteur, les grands musées et laBibliothèque nationale de France qui a passé une conven-tion de Pôle associé avec la FAMDT (voir plus haut). Lesprogrammations “Musiques du monde” du Théâtre de laVille font, elles aussi, figure de modèle et influencentgrandement le goût des programmateurs. Enfin, onn’oubliera pas, non plus, une série de plus petites mai-sons comme l’Institut kurde, Etudes tsiganes, le Centrede recherche sur la diaspora arménienne, la Maison del’étranger à Marseille ou encore la Maison des racinesdu monde à Toulouse.

Le musée national des Arts et Traditions populaires(MNATP), après avoir vécu replié sur la préservation deses collections, s’ouvre depuis plusieurs années à l’en-semble des acteurs du terrain. Les archives sonores sontdésormais accessibles aux collecteurs du milieu associa-tif ou aux chercheurs isolés. Cette collaboration prendaussi la forme de programmation de concerts et d’ani-mations en liaison avec la thématique des expositionstemporaires. Le musée de l’Homme, pour tout ce qui neconcerne pas la France, fait pendant au MNATP. Ledépartement d’ethnomusicologie, aujourd’hui placésous la direction de Bernard Lortat-Jacob, intéresse plus

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particulièrement le secteur. Il est le creuset de larecherche et de l’enseignement pour le domaine nonfrançais. Il est aussi très actif dans le domaine de l’édi-tion phonographique, et ceci depuis très longtemps. Cesdeux musées possèdent d’importantes collections d’ins-truments de musique que la Galerie sonore d’Angers,qui accueille la collection de Maurice Fleuret, complèteutilement. L’enseignement universitaire n’est pas enreste avec des cursus importants dans nombre d’univer-sités comme Paris-X, Paris-VIII et Paris-IV mais aussi àClermont-Ferrand, Lille, Lyon, Poitiers ou Toulouse…

LES SOCIÉTÉS CIVILES ET ORGANISMES PROFESSIONNELS

Le tableau ne serait pas complet sans évoquer l’inter-vention des sociétés civiles et des organismes profes-sionnels œuvrant dans la musique. Certes, il a falluparfois que les représentants des musiques tradition-nelles déploient toute leur force de conviction pouraccréditer l’idée parmi ces interlocuteurs qu’un véritablesecteur professionnel existait et croissait d’année enannée. Aujourd’hui, ce secteur a gagné toute sa légiti-mité et bénéficie, sans ostracisme et à l’instar des autresgenres musicaux, de toutes les aides disponibles. Ainsi,par exemple, le Fonds pour la création musicale (FCM) ainscrit les musiques traditionnelles dans les genres éli-gibles à l’un de ses programmes d’aides au disque. Onpeut encore citer la Sacem qui avait inséré, une année,les musiques traditionnelles dans son programme JeunesAffiches et avait confié à la FAMDT le soin d’effectuer lasélection. La Spédidam organise chaque année, dans lecadre de la Nuit des musiciens, un concours spécial pour

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les musiques traditionnelles qui permet au lauréat d’êtreprogrammé dans cette manifestation. Plus récemment,l’opération Talents MIDEM, organisée conjointementpar l’Adami, la Sacem et le MIDEM, s’est ouverte auxmusiques traditionnelles. Elle permet à trois groupes etartistes d’être présentés, au cours d’une soirée, à unpublic de professionnels et de bénéficier d’une couver-ture promotionnelle importante. Enfin, le CIMT coor-donne maintenant la présence d’un rassemblement delabels indépendants sur le stand du ministère de la Cultureà ce même MIDEM.

CARTE A JOUER

Ce rapide panorama et les quelques considérations histo-riques qui l’émaillent tendent à montrer que l’institution-nalisation est un élément fondamental du développementdes musiques traditionnelles en France, et ceci depuismaintenant plus d’un demi-siècle. Cette stratégie a connudes éclipses et des périodes intenses. Nous traversonsaujourd’hui une de ces périodes intenses. Mais la grandeoriginalité de l’époque actuelle réside dans le fait qu’elleconjugue institutionnalisation et intérêt du secteurprivé et marchand, ce qui n’avait jamais été totalementle cas auparavant. Ce renchérissement coïncide avecl’ex plo sion des “musiques du monde” et l’irruption duconcept marchand de world music. Ces deux phéno-mènes conjoints évoluent dans le contexte de la mondia-lisation des échanges économiques et culturels, d’unepart, et, de l’autre, dans l’appétence grandissante dupublic et des diffuseurs de toute nature (spectacle vivant,disque et réseaux) pour les styles et les sonorités desdifférents genres et traditions populaires de la planète.

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Dans ce paysage en constante évolution, les institu-tions jouent un rôle essentiel de soutien au développe-ment harmonieux des pratiques tant professionnellesqu’amateurs, de contrepoids aux tentations normativesdu secteur marchand et de préservation des richessespatrimoniales et humaines des musiques et des dansestraditionnelles.

JEAN-FRANÇOIS DUTERTRE

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LES RÉSEAUX COMMUNAUTAIRES

Les communautés ressemblent souvent à une multituded’îlots sans géographie apparente, recomposées en fonc-tion des aléas de l’histoire.

Un arrêt de train juste avant Paris fit naître une com-munauté bretonne à Versailles et la petite ceinture des-sina une nouvelle frontière pour bon nombre decommunautés “étrangères” s’installant au milieu desannées cinquante sur le sol francilien. En fonction deraisons géographiques, de liens conservés avec d’an-ciennes colonies ou de rapports avec divers rectoratsd’outre-mer, les ports de Bordeaux, de Marseille ou deNantes réceptionnèrent ou accueillirent diverses com-munautés.

Il en est des réseaux communautaires comme des ice-bergs avec une partie apparente et visible, bruyante ousonore, et une autre partie immergée, souterraine, navi-guant dans un monde informel où se tissent des ramifi-cations quasi secrètes par crainte ou peur des représaillesque pourrait encourir la communauté tout entière deve-nue, suite à un choc ou un traumatisme, le bouc émis-saire tout désigné de la société dans laquelle elle s’estimplantée.

C’est pourquoi les musiciens interviennent souventdans le paysage de ces réseaux comme le ciment de la

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collectivité, valeur refuge de ceux qui ont le mal du pays.Il n’y a qu’à observer aujourd’hui, sur une échelle mon-diale, les expressions de toutes les saudades que véhicu-lent le fado, la morna et toutes leurs déclinaisons, portantà leur apogée les sentiments et la poétique des commu-nautés portugaises, cap-verdiennes ou lusophones engénéral.

La musique marque mieux que toute expression letemps du rassemblement, la pratique des coutumes. Elleaccompagne les deuils ou les réjouissances, suit la cir-concision dans la communauté sénégalo-malienne,rythme un mariage juif, une bar-mitsva, un carnavalantillais ou brésilien, les nuits de ramadan.

C’est alors qu’apparaît dans le paysage une figure clépour le comprendre : les associations. Infinies et multiples,éphémères ou durables, elles permettent aux commu-nautés de se doter de structures légales pour organiser unemanifestation, recevoir les artistes, faire connaître unlieu de rassemblement, divulguer des informations con -cernant la venue de tel ou tel grand chanteur ou encoreaident à la préparation d’une fête traditionnelle importante.

Visible dans tous ces moments, il est pourtant déli-cat de recenser les réseaux communautaires en Francecar ce qui se dit et se voit est insuffisant pour décrire lepanorama en toute transparence. Les conditions d’exis-tence et les moteurs principaux de ces organisations nesont-ils pas liés à des affinités, à des signes d’apparte-nance, voire à une certaine discrétion ? Aujourd’huiencore, la musique qui rallie les réseaux communau-taires ne se signale guère sur la place publique, elle seprotège. Quelques exceptions pourtant confirment heu-reusement la règle. C’est l’exemple du festival Africoloren Seine-Saint-Denis. Dès le début de cette manifes -tation, la communauté a montré qu’elle existait. Elle

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s’est affirmée. Comment expliquer un tel phénomène ?Agnès Faivre, attachée de presse d’Africolor, répond :“A ses débuts, Africolor touchait essentiellement lacommunauté malienne installée en Seine-Saint-Denis.Le Festival permettait ainsi aux artistes et plus particu-lièrement aux griots et aux griottes de faire la tournée desfoyers géographiquement ghettoïsés.” Ne dit-on pas queMontreuil est la seconde ville du Mali ?

Pour comprendre la situation il faut remonter audébut des années quatre-vingt lorsque Salif Keita fitentendre sa voix et, à travers elle, celle de toute la com-munauté malienne. Ce fut aussi l’époque des réseauxafricains de musiciens de studio jusqu’à ce que... latempête se déchaîne sous le crâne de l’administration…

Il faut bien se rendre compte du poids de la cultureorale dans ces sociétés et du rôle traditionnel du griotdans les milieux populaires. La venue de ce dernier ren-force la cohésion sociale. Même si elle s’accompagned’un lourd tribut à payer : un griot de talent se doit d’êtrerécompensé par de nombreux cadeaux et une forte sommed’argent, et ce, par la seule et unique famille dont il estvenu faire l’apologie. Ainsi n’est-il pas rare de voir unegriotte comme Mah Demba récolter dix mille francs enun seul samedi après-midi et arriver cinq minutes àpeine avant le début de son concert du soir au Festival lavoix cassée et fatiguée tant elle a chanté pendant lesheures précédentes.

Cela dit, le sort des musiciens de la communautémalienne que je côtoie dans mon travail n’est pas facileà vivre, et que l’on soit griot ou non, on peut connaîtreles mêmes galères. Toute regroupée qu’elle soit, la com-munauté n’en demeure pas moins isolée… Sans parlerde la question des artistes “sans papiers”.

Prenons l’exemple d’Aboulaye Diabaté qui a à son

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actif vingt ans de musique et qui est resté deux annéesen France pour pouvoir s’acheter du matériel. Ou encorecelui de Moriba Koïta qui mène une “petite vie” car leréseau communautaire signifie aussi que l’on y redistri-bue l’argent qu’on a gagné.

Je voudrais souligner l’importance du rôle des femmesdans leur souci de relier la musique et la cuisine tradi-tionnelles en rappelant la grande disponibilité et la géné-rosité dont elles font preuve lorsque le festival Africolorles incorpore à l’organisation de la manifestation.

J’attire aussi l’attention sur le rôle relatif des médiaset l’importance des émissions interactives. Quant aumélange des communautés avec la société française,je crois qu’il est lié à une question de génération et àla manière dont se pratiquent les instruments extra-européens par l’entremise des percussions et notam-ment du djembé, qui est probablement l’instrument leplus démocratiquement joué.”

Toujours en Seine-Saint-Denis, il est impossible deparler de musique liée aux réseaux communautaires sansfaire allusion aux Carnavalcades en Seine-Saint-Denis quise sont déroulées au moment de la Coupe du monde 98.Dans la foulée des différentes initiatives du festival Ban-lieues bleues, les écoles, les collèges, les conservatoiresont travaillé à cette occasion – sur des durées allant dedeux à six mois – avec des musiciens de jazz, de hip hop,comme David Murray, ou encore avec des ensemblescomme le groupe Akiyo de Guadeloupe, pour ne citerqu’eux. Les Carnavalcades ont bénéficié d’un immensemouvement de sensibilisation à diverses pratiques musi-cales et d’un sentiment de sympathie et de confianceparmi les musiciens en herbe et leur famille. Des ateliers

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de costumes, de décoration de chars, de chorégraphie etde musiques se sont alors constitués, faisant sortir deleur réserve bon nombre d’associations jusqu’alors res-tées en retrait par crainte de s’exposer au grand jour.Ainsi la loi du bénévolat a pu s’exercer pleinement.Trois défilés aux couleurs et sonorités du Maghreb, duPortugal, de l’Afrique noire, du continent sud-américainen passant par l’Asie, les Antilles et les îles de l’océanIndien, ont pu se répandre dans les rues de Saint-Denis,grossis par de très nombreuses associations venuesreprésenter l’immense mosaïque des communautés dudépartement avec instruments et habits folkloriques,dans un mélange où une ville entière s’est sentie soli-daire et actrice de sa propre manifestation.

Parmi les réseaux communautaires signalons l’exemplede ceux inventés par la mode et par la musique à traversle phénomène de la SAPE (Société africaine des per-sonnes élégantes) à la fin des années soixante-dix etrebaptisée vingt ans plus tard Société des Africains enperdition en Europe. Ce phénomène particulier a ras-semblé étudiants, chômeurs, petits bandits, couturiers,diplomates, créateurs de partitions et de parures vesti-mentaires sans se rattacher directement au milieu asso-ciatif mais animé du sentiment religieux du kitendi :religion du tissu. Une religion avec ses initiations et sescodes secrets, sa langue – un mélange de français, delingala et de kikongo – et sa musique : la rumba zaïroisequi donnera plus tard le soukouss avec ses stars PapaWemba, Koffi Olomidé, Docteur Nicco, Chocs Stars,Antichocs… Ce phénomène relie dans un jeu de miroirsles pays d’origine des musiciens et leur public ; commu-nauté extensible et informelle pour l’observateur, par-cours particulièrement codifié pour ses membres et sesprotagonistes.

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Dans le lien étroit qu’entretiennent les musiques etles communautés, se trouve aussi la possibilité deretrouver sa fierté, de démontrer la force et la beauté desa culture. Un Paco Ibañez installé à Paris dans lesannées soixante-dix a ainsi permis à de nombreux tra-vailleurs immigrés espagnols et sud-américains de quit-ter l’ombre des renégats et des sans-nom. Citons encorele groupe Kassav pour les communautés antillaises, lechanteur Salif Keita pour tous les Africains, NusratFateh Ali Khan pour les Pakistanais et les musulmansproches du soufisme et encore Cheb Mami pour tous lesAlgériens. Autant d’artistes phares qui ont permis à des“exilés” et des immigrés de se faire connaître et recon-naître par l’Autre, celui qui est différent, qui a peur et quis’interroge au-delà de la communauté.

CAROLINE BOURGINE

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Nous avons choisi d’illustrer le sujet des réseauxcommu nautaires en France par trois exemples : la com-munauté maghrébine, la communauté africaine et lacom munauté latino-américaine sont évoquées dans lespages suivantes. Il existe cela dit d’autres communau-tés importantes qui écoutent, “produisent” et font cir-culer des “musiques du monde” sur le territoire français.Les réseaux des communautés chinoise, vietnamienneet indienne (pour ne citer qu’elles) mériteraient euxaussi d’être étudiés.

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VIE ET MORT DU RÉSEAU MAGHRÉBIN

Les premiers Maghrébins venus en France sont les tra-vailleurs kabyles d’Algérie, arrivés ici dès la fin duXIXe siècle. A partir de 1910, les “cafés arabes” ont faitleur apparition en France. Ils font désormais partie dupaysage urbain français, du quartier Barbès à Paris, de laplace du Pont à Lyon ou du cours de Belsunce à Mar-seille, pour ne citer que les plus grandes métropoles. Ceslieux de convivialité publique restent le réseau histo-rique de la communauté maghrébine dans l’Hexagone.Pendant des décennies, plusieurs de ces cafés ont orga-nisé des concerts le week-end pour les travailleursmaghrébins que venaient aguicher quelques compa-triotes – fausses blondes ou vraies brunes – en quêted’aventures. Le second circuit de la musique maghré-bine se constitue au gré des fêtes familiales – mariages,naissances, circoncisions, voire retour du pèlerinage àLa Mecque – et prend son essor avec le développementdu regroupement familial pour l’immigration. La troi-sième voie de circulation qu’empruntent les mélodiesnord-africaines sont les “galas1” qu’organisent des

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1. Ce mot contient toute la symbolique de la solidarité des annéessoixante-dix, bien que ce type de manifestation intra-immigrationmaghrébine remonte aux années vingt.

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asso ciations plus ou moins éphémères, des radios com-munautaires, des producteurs éditeurs de musique etquelques aventuriers flairant le “bon coup” à fairenotamment lorsque déferle une nouvelle vague musicalecomme le raï d’Oran, la musique moderne kabyle et lerythme marocain à la manière des Nass el-Ghiwan et JilJilala auparavant. Cette dernière filière connaîtra unintense développement avec l’avènement des socialistesau pouvoir en 1981 qui, à défaut de donner le droit devote aux immigrés dans les élections locales, leur offri-ront celui de constituer des associations. Un droit quesauront bien détourner plusieurs escrocs, partis avec larecette du gala à peine fermé le guichet de la salle desfêtes gracieusement prêtée par la mairie “amie” dans lescommunes à forte population immigrée. Il est vrai qu’envingt ans d’observation de l’évolution de la mélodiemaghrébine en France, nous n’avons guère le souvenirde concerts “arabes” soutenus par les municipalités deNeuilly, du Vésinet ou de Versailles, pour ne citer que larégion parisienne.

Bref, la musique maghrébine bénéficiait depuis lesannées vingt d’un triple circuit : les cafés, les fêtes fami-liales et les galas. Le tout, bien sûr, se déroulait dans lestrict cadre communautaire et n’exigeait aucune rigueurprofessionnelle. Malgré le succès international de Avanainouva du Kabyle Idir au début des années soixante-dix,la musique “arabe” était d’ailleurs jugée invendableaux “Français” (blancs et d’origine chrétienne). Et lesArabes et Berbères préféraient rester entre eux. Toutcela se déroulait donc dans le meilleur des mondes com-munautaires, jusqu’à la seconde moitié des annéesquatre-vingt. Jusqu’à ce que le rythme du raï frappe icià partir du mémorable concert communautaire en jan-vier 1986 à la maison de la culture de Bobigny et, en

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février de la même année, du concert “Le raï dans tousses états” organisé par la Maison des cultures du mondeà la Grande Halle de la Villette. Depuis cette date, leraï s’est définitivement installé en France. Aprèsquelques brèves approches, les majors, filiales fran-çaises des multinationales du disque, se détournent vitede ces artistes de là-bas, jeunes, souriants et ingérables.Seules quel ques maisons de disques indépendantesextra-communautaires tenteront de les produire vailleque vaille. Autrement dit, la presque totalité de la pro-duction musicale maghrébine en France sera le fait desproducteurs de Barbès et de leurs homologues à Mar-seille et à Lyon. Entre flair commercial, déni des droitsd’auteur, pirateries et fausses déclarations, ils feront ledéveloppement de la musique du Maghreb en France.Sans eux, nous n’aurions pas aujourd’hui des Khaled,Mami et Faudel programmés dans les grandes émis-sions de variétés de la télévision française. Même s’ilfallut entre-temps – le milieu frileux de la télé ne s’yserait pas laissé convaincre à moins – que des grandslabels musicaux misent sur ces rythmes nord-africainsqui font désormais partie du paysage de la variété fran-çaise. Dans un mélange de courage commercial, de flairsociologique et de stratégie “entreprenariale”, les majorsont surtout compris que la musique maghrébine n’a plusde “communauté”. L’immigration maghrébine s’est belet bien tarie et, faute de nouveaux bataillons de tra-vailleurs nord-africains – ceux sollicités durant les“trente glorieuses”, partent à la retraite quand ils ne sontpas déjà au chômage. Barbès c’est fini. Jusqu’au milieudes années quatre-vingt, les cassettes de musique maghré -bine étaient distribuées quasi exclusivement dans lecentre des métropoles (Barbès à Paris, Belsunce pourMarseille ou le 3e arrondissement de Lyon). On assiste,

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depuis ces dix dernières années, à un rapide développe-ment des marchands de cassettes sur les marchés hebdo-madaires ou bihebdomadaires dans les périphéries à fortepopulation immigrée nord-africaine. Cela dit, les enfantsde cette communauté préfèrent, quant à eux, s’approvi-sionner en “musique arabe” (ou “orientale”) auprès dedistributeurs comme la FNAC ou le Virgin Megastore. Ilsse conduisent en fait comme la plupart de leurs compa-triotes. Les enfants des immigrés ne sont pas des immi-grés mais des Français nés ici, passés par l’apprentissagede l’école publique. Ils n’ont pas le même rapport à lamusique des origines que leurs parents. Quand ils s’yintéressent, ils ne l’achètent pas chez les détaillantsmaghrébins mais leur préfèrent des distributeurs dedisques non communautaires. Par ailleurs, ils se ren-dent de plus en plus souvent aux concerts de musiquemaghrébine, en compagnie de leurs autres compatriotesfrançais “de souche”, d’origine africaine ou antillaise,bref avec leurs voisins. C’est ce réseau qui est en trainde prendre le pas sur les circuits traditionnels de la cir-culation et de la production de musique maghrébine enFrance. Les grandes fêtes familiales, les galas, la pro-duction et distribution façon Barbès sont déjà caducs.Peut-être est-ce cela “l’intégration” ?

BOUZIANE DAOUDI

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LE RÉSEAU COMMUNAUTAIRE AFRICAIN

Enveloppée dans son boubou blanc immaculé, FantaCoumaré chante de sa voix haut perchée la gloire duroyaume de Ségou. La mélopée, accompagnée par lesgestes amples et souples de la cantatrice, est ponctuée parles enchaînements sourds du djembé1 et du doundoun2.Les notes mélodieuses du n’goni3 introduisent une atmo-sphère de mélancolie dans la fête. Lors d’une pause, lerepas est servi dans des grandes bassines émaillées et destissus richement brodés sont mis en vente pour l’assis-tance. Nous ne sommes pas à Bamako, ni dans un petitvillage sur les berges du fleuve Niger, mais en banlieueparisienne. Un mariage a lieu dans la salle de réceptiond’un foyer et, selon une coutume, les parents de l’épouxont convié une jeune griotte à chanter les récits épiques etdécliner les généalogies de la famille et de ses ancêtres.De temps à autre, des billets de cinquante, cent ou deuxcents francs français tombent aux pieds de Fanta, quiégrène sans cesse les noms de rois célèbres et les exploitsde guerriers illustres. Une bonne partie de l’argent circu-lant dans ces cérémonies prend le chemin du pays pour

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1. Tambour d’origine mandingue répandu dans tout le Sahel.2. Grand tambour aux sonorités graves, de tradition malinké et bambara.3. Petite guitare tétracorde, apanage des griots.

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aider au redressement économique. “L’im migration estnotre pétrole”, disent avec fierté les Maliens vivant enFrance et qui n’ont oublié ni leurs traditions ni les mem -bres du clan restés au pays. Les djelimousso4 maliennesne sont pas dépaysées en France. Toutes les fins desemaine, elles perpétuent leur métier séculaire et leurchant aérien salue la naissance d’un enfant ou la joie dejeunes mariés. Pas mal de collègues de Fanta, apparte-nant à la même caste de nyamakala5, se sont lancéesdans le show-biz dans l’espoir d’arrondir leurs revenusou d’ajouter à la renommée acquise par le lignage, unpetit palmarès artistique. Premiers à s’installer en Franceau lendemain de la guerre, les Maliens constituentencore aujourd’hui la communauté africaine la mieuxstructurée. Dans les nombreux foyers franciliens, desvillages entiers reproduisent les mêmes hiérarchies, lesmêmes valeurs et les mêmes calendriers de festivités.

Exemple unique dans l’Hexagone, c’est à partir ducircuit des foyers mandingues qu’un grand ensembleinstrumental, Mandefoli, a vu le jour au milieu desannées quatre-vingt-dix, avec des musiciens considéréscomme des monstres sacrés “au pays”. D’autres, commeOumou Kouyaté, Mah Demba et son mari MamayeKouyaté, ou le joueur de n’goni Moriba Koïta sont issusde ce milieu et tournent dans les concerts et les festivals,parfois invités à l’étranger.

Les Maliens, à l’instar de tous les autres Africainsde la diaspora établis en France, vivent leur conditiond’immi grés dans la splendeur d’un isolement social etculturel qui en dit long sur l’état du dossier intégration.

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4. Femmes appartenant à la caste des griots.5. Ensemble des castes de la société mandingue, ancienne et contempo-raine.

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Ce qui ne les empêche pas, au contraire, de vivre dansleur culture comme dans un espace clos ou souterrain ilest vrai, mais ô combien vivace et solide, riche derepères et de solidarité ! Ainsi, quand pour une courtepériode la mode black a fait rage à Paname au début desannées quatre-vingt, les concerts de la star malienneSalif Keita étaient pratiquement désertés par ses compa-triotes. Mis à part la fait que la forme-spectacle estaujourd’hui encore inhabituelle en Afrique noire, où lemot même de musique est généralement absent deslangues nationales ou ethniques, quel intérêt auraient putrouver ces Maliens à se déplacer et à dépenser de l’ar-gent dans ces circonstances ? Aucun si l’artiste en ques-tion a changé de répertoire pour répondre aux exigencesde la production, s’éloignant ainsi de leurs goûts ; aucunnon plus si la musique leur correspond et se trouve êtrealors la même que celle qu’ils consomment habituel -lement le week-end dans les foyers ou un espace plusfamilial.

On constate d’ailleurs le même phénomène si l’onobserve le public en attente devant les guichets d’unesalle où est annoncé un concert de l’Ougandais GeoffreyOryema, de la Béninoise Angélique Kidjo, de la Came-rounaise Sally Nyolo ou encore du Congolais Ray Lema :il n’y a généralement pas d’Africain. Il faut dire que tousces artistes mènent leur carrière ici après avoir choisi uneesthétique musicale assez proche de la variété. A croireque le discours sur les métissages et les échanges cultu-rels reste essentiellement idéologique… Dans une sociétéd’accueil où l’inégalité des opportunités demeure de règlesur le marché du travail et la politique du logement.

Le cloisonnement qui sépare les différentes commu-nautés étrangères entre elles, sans parler de la frontière“culturelle” qui les sépare de la population indigène

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française, rapproche, par paradoxe, cet état de fait hexa-gonal du modèle anglo-saxon tant abhorré.

Dans ce cadre de relations intercommunautaires mar-quées par les séparatismes, le seul cas de figure quiéchappe à la règle est celui d’Africolor.

Cette manifestation qui se déroule chaque mois dedécembre en Seine-Saint-Denis est l’unique festivalde musique africaine organisé en France ! Dix ans aprèssa naissance, elle reste aussi la seule à accueillir unpublic à dominante africaine auquel se sont ajoutés, aufil des ans, des spectateurs français. Il est bon de signalerici combien elle est liée au fonctionnement des dyna-miques communautaires, mettant en évidence des possi-bilités réelles d’évolution, tout en contestant la logique,apparente et à la fois opérationnelle, des relations figéesdans la compartimentation.

La réussite soudaine et surprenante d’Africolor estdue au choix de s’adresser aux communautés africainesde la banlieue et de prévoir la participation de vedetteslocales (du Mali, du Sénégal) susceptibles de mobiliserleur public naturel. Conçue selon ces principes, la pro-grammation a attiré des Européens grâce à la présence detalents affirmés d’une part, et des Africains de la régionparisienne à travers des artistes inconnus ici mais trèscélèbres chez eux, de l’autre.

L’affiche n’explique pas à elle seule le succès d’Afri-color. La promotion du festival y est aussi pour beau-coup, son originalité consistant à s’assurer le concoursdu réseau associatif malien et notamment des Soninkés(fer de lance de l’immigration sahélienne en France etqui, pendant les années quatre-vingt, constituaient encore50 % de la présence malienne sur le sol français). Mobi-lisation des Maliens face à une manifestation dont ils seconsidèrent les promoteurs, convivialité et partage de la

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langue furent autant d’éléments favorables au succèsd’Africolor. Par ailleurs, la présence du public maliendans la salle – avec ses attitudes spécifiques vis-à-visdes artistes et de la scène – constitua une composanteactive du spectacle, permettant ainsi aux Européens demieux saisir la valeur de ces musiques. Quant au publiccommunautaire, il dut apprendre à accepter la présenced’un autre public (les Blancs), ce qui fit dire à PhilippeConrath, directeur artistique de la manifestation et ancienjournaliste à Libération, qu’“Africolor est aussi une ren-contre de publics”.

Les Congolais constituent une autre importante com -munauté africaine établie sur le sol français. Ils sontarrivés plus tardivement sur le territoire et leurs com-portements – liés à leur contexte sociopolitique – diffè-rent de ceux des Maliens. Issus d’un milieu urbainsouvent ravagé au niveau des mentalités par un pro-fond choc culturel et par trente-sept ans d’apologiemobutiste du système D, les Congolais se sont souventembarqués dans l’aventure à Paname à titre individuel.Des jeunes hommes sont venus travailler sans leurfamille (contrairement aux Maliens), souvent de façonclandestine et sans relais. Entreprenants et efficacesdans leurs débrouilles quotidiennes, où la logique dubusiness l’emporte souvent sur le reste, ils s’organisentpar le biais de réseaux impalpables, éphémères, à partirdesquels ils peuvent néanmoins remplir une salle deconcert sans recourir aux médias, avec le seul tam-tamkinois… Dans cette doctrine du “business dans la clan-destinité” qui remplace les pratiques des communautésà base familiale, ils ne pénètrent jamais dans un lieuoù agissent d’autres organisateurs qu’eux-mêmes. Lacom munauté congolaise s’avère d’ailleurs très difficileà pénétrer.

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Dans une sorte de sociologie de l’immigration, onpourrait envisager un clivage entre “sédentaires” et “aven-turiers” et en examiner les répercussions sur le plan desvaleurs. Toujours est-il que les Congolais restent atta-chés à une dimension existentielle typique des grandeset chaotiques concentrations citadines d’Afrique cen-trale, avec leurs avatars, leurs rêves, leurs sous-culturesfondées sur le mimétisme ou les rapports de force. Lamusique, qui a joué un rôle si important dans les dyna-miques anthropologiques des deux Congos – il suffit depenser aux nombreux Balzac de la chanson kinoise –, nesera pas absente de ce vécu inspiré par la philosophie ducarpe diem. Si l’observation est autant vraie que banale,trois phénomènes majeurs se sont dernièrement produitssuite à la baisse du nombre de concerts organisés (unebaisse liée à l’augmentation des épisodes de violencependant les spectacles et aux difficultés de plus en plusgrandes dans les négociations pour faire venir ici les for-mations musicales du pays). Dans le marché parallèledu disque laser, géré par un petit nombre de producteurscongolais dans les circuits underground, la musique reli -gieuse a pris depuis deux ans un essor considérable etmenace sérieusement les vedettes du soukouss (dernièreversion de la rumba congolaise). Protagoniste de cemouve ment, sur les origines duquel on devrait bien s’inter -roger, un prédicateur-musicologue-réalisateur de vidéo-clips, Charles Moumbaya, détecte les talents vocaux etles invite aux séances d’enregistrement. L’autre aspect àsouligner est la réédition des anciens succès remontantaux années soixante et soixante-dix : d’une part. De l’autre,et cela est plus récent, les jeunes entre vingt-cinq et qua-rante ans sont devenus des bons acheteurs des mêmesouvrages, laissant à leurs cadets le soin de s’adresseruniquement aux Extramusica, Defao et autres Wenge

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Musica, alors que seuls Koffi Olomidé et Papa Wemba(en version roots…) font l’unanimité. On ne manquerapas de souligner les bons effets de l’initiative “Bisso NaBisso”, prise par un groupe de rappeurs congolais dans lebut de rapprocher le hip-hop de la musique africaine etplusieurs générations de Congolais vivant en Francealors que le fossé était en train de se creuser entre lesparents et leurs enfants… Chose tout à fait louable sur leplan des valeurs, mais aussi sur celui de la promotion dela musique congolaise : grâce à Passi & C. en fait, cettedernière pourrait bien briser le tabou qui lui interdit latélé hexagonale et on a de bons espoirs de voir la danseà la mode ndombolo6 passer sur le petit écran !

En ce qui concerne les autres communautés, leursproportions plus réduites les obligent parfois à une évo-lution plus lente mais également perceptible. Celle-cipeut être déterminée par les agissements d’un grouperestreint, dont l’influence se manifeste jusqu’au pays.Les Camerounais de Paris, par exemple, ont fait pas mall’actualité dans les années quatre-vingt, quand leurmakossa7 flamboyant allumait les feux de la danse danstoutes les discothèques afro-antillaises et les fêtes pri-vées de la communauté. Après sa crise par manque decréativité, la communauté s’est repliée sur la rumba éter-nelle et les vedettes du style douala ont commencé àfaire du makossa-ndombolo un hybride dont la percéeest restée plutôt confidentielle en dépit des espoirs despromoteurs. Depuis peu, et suite à l’activité de quelquesproducteurs camerounais qui ont pignon sur rue en Ile-de-France, le makossa reprend son élan gagnant autant

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6. Danse issue du soukouss.7. Genre musical de la côte camerounaise, en particulier du paysdouala, à partir des années cinquante.

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ici qu’en Afrique. Un exemple pour tous : le dernieralbum de Grâce Decca a atteint les cinquante mille copiesvendues, un très bon score si l’on considère le fléau dela piraterie et sa circulation limitée au marché périphé-rique. La reprise de ce genre, dont les acteurs principauxn’ont jamais bénéficié de l’aide de la Coopération fran-çaise ou du ministère de la Culture du Cameroun, nid’institutions promotionnelles comme le MIDEM, adynamisé une partie de la communauté et les artisteslocaux recommencent à passer par la France pour fairela promotion de leurs albums.

Un cas à part est représenté par la Côte-d’Ivoire, étantdonné le grand nombre d’artistes venant de ce pays del’Afrique de l’Ouest et travaillant en France. A larecherche de l’identité perdue suite à l’essoufflement duziglibity8, ils se cantonnent dans le soukouss ou dans lezouk9, ce qui ne leur permet pas de sortir d’un milieuassez étriqué. Des associations d’entraide constituéespar regroupements régionaux – comme “Ablidé’, quiréunit les ressortissants de l’Ouest – s’occupent de pro-jets de développement à réaliser au pays davantage quede la musique. Rarement, elles organisent des manifes-tations avec joutes musicales, où l’on voit paraître aussiles tenants de la tradition, comme Justin Liadé maître dupolihet10 et de la danse vavà11. Les autres sont contraintsd’organiser avec leurs moyens les soirées-dédicaces àl’occasion de la parution de leur album. Les producteursdonnent un petit coup de main pour louer la salle, qui se

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8. Genre musical urbain ivoirien.9. Musique des Antilles “françaises”, propulsée sur la scène interna-tionale par le groupe Kassav.10. Danse à la mode à Abidjan, venant de la tradition bété.11. Danse à la mode à Abidjan.

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trouve d’habitude dans la zone de la plaine Saint-Denis,et les prospectus circulant dans les boîtes de nuit, lescoiffeurs ou les magasins de produits typiques, assurentla présence d’un public parfois élargi aux membres desautres communautés. L’argent pour la réalisation de l’al-bum ? Une amie peut aider, et d’autres solidarités semettent en branle : l’arrangeur et les musiciens, tous descompatriotes, peuvent travailler sans rémunération etapporter leur soutien pour payer le studio. Voilà que lesréseaux communautaires africains, informels et à géo-métrie variable, sont en fin de compte un facteur nonnégligeable dans la circulation de la musique makossanoire en France et en Afrique. Et heureusement exemptsde toute complicité avec les périlleuses et douteusesaventures dans l’univers de la world music.

LUIGI ELONGUI

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LES MUSIQUES D’AMÉRIQUE LATINEET LEURS RÉSEAUX COMMUNAUTAIRES

EN FRANCE

(ou De la construction du latino-américanismemusical en France à travers ses réseaux

de sociabilité)

Les musiques et danses d’Amérique latine en France etleurs réseaux communautaires – qu’ils soient identitairesou symboliques – ont connu tout au long du siècle desrelations complexes et ambivalentes dont nous ne pou-vons que dessiner quelques grands axes transversauxdans le cadre restreint de cette étude.

On peut introduire l’originalité de ces relations encitant Gabriel García Márquez pour qui “Paris est lacapitale de l’Amérique latine”. L’ensemble du continentlatino-américain et la constellation insulaire, dans toutesa diversité, n’auront pas seulement bousculé la géogra-phie. Nombre de musiques d’origine européenne seretrouveront malaxées, transformées, recomposées. Pour-tant, à travers ces métissages, l’Européen se retrouve.A cause de ses liens historiques avec l’Europe, la dis-tance culturelle est beaucoup moins grande avec l’Amé-rique latine qu’avec les autres musiques du monde. Dansl’Autre, on se regarde d’autant plus facilement qu’iln’est pas, tout compte fait, si éloigné.

De là, sans doute, l’engouement hexagonal pour lesmusi ques latines, qu’elles soient d’origine hispani -que ou africaine, dont la déferlante actuelle trivia -lement appelée world music ne doit pas nous faireoublier qu’elles furent, avec les musiques tsiganes et

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afro-nord-américaines, les premières, parmi les musiquesdu monde, à s’enraciner durablement en France.

L’Hexagone connaîtra jusqu’aux années soixante,époque de grands bouleversements, trois grandes vaguesde musiques américano-latines. A partir des annéessoixante-dix, des changements significatifs apparaissentdans les pratiques musicales latino-américaines en France,notamment avec l’arrivée d’immigrants en provenancedes pays latins d’Amérique. Avec la latino-américanité,trois types de relations spécifiques s’établiront alorsentre les réseaux de sociabilité et la musique et la danse :d’abord, le “folklore latino-américain” en voie de construc-tion symbolique, puis les musiques tropicales dites“rythmiques”, enfin le tango en tant que danse etmusique. En effet, par un de ces retours dont l’histoire ale secret, le tango, qui troubla tant le siècle à ses débuts,le termine dans une tangomania grandissante comme entémoignent notamment ses quarante-sept lieux de pra-tique régulière à Paris.

1907 est la date habituellement donnée comme la pre - mière entrée en France de la musique latino-américainede tradition orale. De fait, c’est à cette époque qu’unefirme argentine intéressée par l’invention toute récentedu disque envoie l’Uruguayen Alfredo Gobbi, safemme, la chanteuse chilienne Flora Rodríguez, et leguitariste Angel Villoldo, l’auteur du tango déjàcélèbre El Choclo, enregistrer à Paris. Dès l’origine, lespratiques des musiques et danses d’Amérique latinesont liées à la reproduction mécanique puis électriquedu son et de son industrie naissante, caractéristiquesque les musiques d’Amérique latine partagent avec lejazz, une dizaine d’années avant lui, cependant. A la

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diffusion par le disque qui deviendra vite massive,s’ajoutera bientôt le spectacle vivant. Les musiquesd’Amérique latine ne seront donc pas diffusées par lebiais de l’immigration comme ce sera le cas plus tardpour nombre de musiques traditionnelles en France(Pologne, Arménie, Italie, Algérie, Portugal, Espagne…).Ce sont les réseaux de sociabilité parisiens, le Tout-Paris toujours friand d’exotisme, qui les accueillent enpremier. Délaissant peu à peu leur sphère sociale d’ori-gine, musique et danse pénètrent les milieux popu-laires, puis les faubourgs. La pénétration sociale seraassez forte pour créer plusieurs styles de tango (métis-sage, déjà !) dont un “tango-musette” – musique etdanse –, un tango de salon, un tango “franco-argentin1”dont l’existence autonome dans le paysage musicalurbain français, pouvant faire jeu égal à côté de lavalse, de la java et de la polka, se fera sentir jusqu’àaujourd’hui2.

Le tropicalisme verra fleurir nombre d’orchestrescubains qui s’établiront de manière plus ou moins durableà Paris, dont les plus célèbres sont les Lecuana Boys quidans les années trente donneront une série de concerts,entre autres, à la salle Pleyel. Emilio “Don” Barreto,Eduardo Castellanos et son orchestre typique jouerontaussi au Palermo, rue Fontaine, et dans d’autres salles

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1. Cf. Marcel Pasquier, Bandonéon et tango, Association romande desmusiciens accordéonistes (ARMA). Voir à ce sujet le remarquabledouble CD Le Tango à Paris (1907-1941), Frémeaux, 1994. On yappréciera également le célèbre tango El Choclo d’A. Villoldo (tango“brésilien anonyme”) “exécuté” (!) à Paris, en 1908, par l’orchestretsigane du Restaurant du Rat mort (!).2. Le tango connaîtra d’autres aventures exaltantes, tel ce tango égyp-tien (!) mâtiné de gammes orientales.

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moins connues. L’activité de ces groupes déclinera aprèsla guerre, mais ne cessera jamais vraiment, drainant aveceux un réseau assez ténu mais fidèle, sans pouvoir fairebeaucoup d’émules cependant, mais qui, pour certainsd’entre eux, réussiront à perdurer jusqu’à l’arrivée de lasalsa, dans les années soixante-dix.

Le “brésilianisme”, quant à lui, se construira enFrance non par le médium d’un orchestre ou d’un disque,mais par celui du cinéma. C’est la musique du filmOrfeu Negro tiré de la pièce de Vinicius de Moraes, etréalisé par le Français Marcel Camus, primé au Festi-val de Cannes en 1959, qui deviendra la figure emblé-matique de la bossa-nova en France, grâce à ses deuxthèmes musicaux Manha de Carnaval du guitariste LuisBonfá, et surtout A felicidade, du guitariste et pianisteAntonio “Tom” Jobim. Au même moment, le cinemanovo brésilien donne une impulsion à ce tropicalismenouvelle manière avec de jeunes réalisateurs de talentcomme Joaquim Pedro de Andrade, Ruy Guerra et sur-tout Glauber Rocha. Notons toutefois que cette musi quenouvellement arrivée ne modifie pas en profondeur lespratiques musicales, mais les pratiques culturelles, à tra-vers le spectacle vivant et la musique de variétés avecdes chanteurs comme Pierre Barouh, Georges Moustaki,Claude Nougaro, et des musiciens de studio créateurs desuccès éphémères qui vont user et abuser des mélodiessucrées et des renversements d’accords.

Nombre de ces musiques d’Amérique latine serontamplifiées dans leurs pays d’origine par leur passage enEurope. Elles acquièrent souvent un statut qui leur étaitrefusé avant leur voyage à Paris. L’ambassadeur d’Argen-tine ne déclarait-il pas en 1930 que considérer le tangocomme argentin était une insulte au peuple et à la nation ?Le tango n’entrera dans les salons de Buenos Aires

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– sous une forme académique, certes – qu’après sareconnaissance européenne.

Paris accueille les musiques de tradition orale déli-vrées de leur contexte culturel, social et symbolique quileur donne du sens dans leur pays d’origine. De pra-tique culturelle issue d’un groupe social déterminé, lesmusiques du monde deviennent fait esthétique, à l’ins-tar de l’art nègre que découvriront les surréalistes del’entre-deux-guerres. Ce sont d’ailleurs eux qui serontles vecteurs d’un latino-américanisme culturel à traversl’art pictural de Diego Rivera, Wifredo Lam, duquelparticipera également Alejo Carpentier, alors exilé poli-tique, dont l’ouvrage La Música en Cuba nous laisseun témoignage percutant sur la genèse et les pratiquesmusicales de l’île.

L’Hexagone, par l’existence d’une forte traditiond’immigration sans doute, et un tissu social multicultu-rel, absorbe et renvoit. Ainsi, bon nombre de musiciensacadémiques latino-américains se formeront ou vivronten France3. Avant le grand tournant de la fin des annéessoixante qui marque le début d’une immigration latino-américaine, seules quelques individualités vont marquerleur passage, tel Astor Piazzola qui, boursier en 1954, severra encourager par Nadia Boulanger à écrire desœuvres personnelles frappées du sceau du tango.

Le tournant des années soixante/soixante-dix, quantaux musiques d’Amérique latine et à leurs pratiques,

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3. Alberto Williams, Juan José Castro, Carlos López Buchardo pourl’Argentine, Alberto Nepomuceno, Henrique Oswald, Camargo Guar-nieri, Villa-Lobos pour le Brésil, Manuel Ponce pour le Mexique,Ricardo Castillo pour le Guatemala, etc.

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n’aurait pas été possible sans une construction identi-taire du latino-américanisme qui a trouvé en France unterrain favorable à son développement et sans lequelles musiques d’Amérique latine n’auraient pu jouer enFrance un rôle si important.

Un contexte politique favorable pousse à l’intensifica-tion des relations France-Amérique latine peu développéesjusqu’alors4. C’est sous l’impulsion d’universitaires his-panistes ou historiens comme Fernand Braudel, ou d’an-thropologues comme Paul Rivet, que sera fondé en 1954l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, danslequel enseigneront, entre autres, Jacques Soustelle,Roger Bastide, américanistes de renom, ainsi que despersonnalités extérieures comme le musicologue bré -silien Luis Hector Corréa de Azevedo. Dans le cadrede ces échanges culturels intensifiés, bon nombre deLatino-Américains arriveront à Paris, plasticiens, sculp-teurs, musiciens classiques, souvent boursiers du gou-vernement français.

Toutefois, ce sont des musiciens paraguayens intégrantune troupe de ballet qui vont être les acteurs de ce latino-américanisme musical. Ces musiciens paraguayens ontdéjà visité les provinces du Nord de l’Argentine danslesquelles ils ont joué. Lorsqu’en 1947 la guerre civilefait rage au Paraguay, ils fuient vers Buenos Aires oùils sont embauchés dans une troupe de ballet qui serend en Europe. Ils jouent au Théâtre Marigny à Parisen 1951, où apparaît sans doute pour la première foisen Europe la “musique folklorique d’Amérique latine”,ils enregistreront leur premier disque sous le label BAM(Boîte à musique), primé en 1952 par l’“Académie du

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4. Jacques Chonchol, Guy Martinière, L’Amérique latine et le latino-américanisme en France, L’Harmattan, 1985, 332 p.

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disque français” et en 1953 par les “Jeunesses musicalesde France”. “Les Quatre Guaranis” constitueront legroupe fondateur de ce latino-américanisme parisien.En effet, les thèmes qu’ils enre gistreront appartiennent àdes univers musicaux différents qui dans la réalité latino-américaine ne se rencontrent jamais car contextualisés pardes groupes sociaux distincts, au demeurant porteurs devaleurs souvent contradictoires. Si les trois genres musicaux/chorégraphiques polca, galopa et guarania appartien-nent bien à la culture musicale populaire du Paraguay,en revanche beaucoup d’autres thèmes lui sont totalementétrangers, et davantage encore les instruments tels que lecharango (Bolivie) et le bombo (Argentine). De plus, lesmusiques sont, au demeurant, très territorialisées en Amé-rique latine. Les genres musicaux/chorégraphiques aux-quels correspondent les titres ne sont pas indiqués, maison reconnaît facilement un carnavalito (vallée de Huma-huaca, Argentine), un bailecito (Bolivie), une tonada(région de Mendoza, Argentine), une chacarera (Santiagodel Estero, Argentine), une vidala (Rioja, Argentine), etplusieurs zambas dont une du poète-guitariste argentinAtahualpa Yupanqui (El arriero va). Deux remarquess’imposent : d’une part, “Les Authentiques Guaranis”,comme l’affirment les deux disques BAM, construisentune musique qu’ils “latino-américanisent”, la harpe étantaussi étrangère à la musique traditionnelle argentine5 quele charango peut l’être à la tradition paraguayenne, sansparler des thèmes musicaux eux-mêmes. D’autre part, dès

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5. La harpe comme le violon ont été apportés par les religieux dansce qui s’appelait alors la Audiencia de Charcas (provinces de Tucu -mán, Santiago del Estero…). Harpes et violons sont tombés en désué-tude sur l’ensemble du territoire argentin, mais restent vivaces ailleurs(Mexique, Pérou, Equateur, Venezuela, Paraguay…).

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l’origine cette identité latino-américaine se construit enEurope sur et par une image de l’indianité dont ils saventqu’elle aura les faveurs du public parisien, ce qui eût étéimpossible à Buenos Aires. Les thèmes chantés, moitié enespagnol, moitié en guarani, comme il est de coutume auParaguay, aideront considérablement à cette constructionsymbolique.

On peut situer comme un des actes fondateurs dulatino-américanisme musical en France l’ouverture audébut des années cinquante du cabaret L’Escale, situérue Monsieur-le-Prince, racheté plus tard par LosMachucambos, l’un des premiers groupes de “musiqued’Amérique latine” à Paris, dont l’un des membres étaitespagnol, le deuxième italien et la troisième costari-caine. Quelques années plus tard, apparaîtra le Ranchoguarani, rue Descartes, fondé par un musicien para-guayen, et plus tard encore le Discophage, rue desEcoles, pour les brésilophiles. Ces lieux magiques appar-tiennent à la mouvance de ces “cabarets rive gauche”– aujourd’hui en déclin – qui fleurirent après guerre, et quiparticiperont de façon intense aux pratiques culturellesde réseaux de sociabilité parisiens au cours des annéessoixante. La latinité musicale se construit à Paris autourde quelques musiciens paraguayens d’abord, puisvénézuéliens et argentins ensuite, plasticiens pour laplupart. Sur une photo6 prise au cabaret L’Escale en1952, on aperçoit Jesús Soto (vénézuélien) qui n’est pasencore le cinéticien qu’il deviendra par la suite, NarcisoDubourg (vénézuélien) peintre, Carlos Cáceres-Sobrea(argentin) également peintre, Paco Ibañez (espagnol), etCarlos Ben-Pott (argentin) jouant de la quena péruvienne.

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6. Jacques Leenhardt, Pierre Kalfon, Les Amériques latines enFrance, Découvertes/Gallimard, 1992, p. 136.

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Notons que cette “latino-américanisation” des musiquesd’Amérique latine, ce passage virtuel des frontières cul-turelles habituellement très bien gardées par les musi-ciens eux-mêmes, s’effectue seulement au sein d’unelatinité continentale et hispanophone. A la questionposée à Cesar Andrade, cuatriste vénézuélien : “Et leBrésil ?” il répondit : “Ah non ! on ne peut pas s’en-tendre rythmique ment.” Bien au-delà de la langue et dela culture qui restent toujours un facteur identitaireimportant entre les ressortissants de l’ancien empirecolonial espagnol, encore que largement remis encause depuis les indépendances nationales du début duXIXe siècle où chaque pays suit sa voie propre, ce sontles patrons rythmiques communs qui soudent les musi -ques latino-hispanophones entre elles. D’abord le pen-tatonisme – système préhispanique rythmico-mélodiquemétissé, surabondamment utilisé dans les “musiquesd’Amérique latine”, que l’on trouve dans l’ensembledes cultures andines, de la Colombie au Chili, et danscertaines ethnies indiennes des basses terres –, ensuiteles rythmes sesquialtères 3/4 6/8. Ces rythmes, consti-tutifs de la plupart des musiques espagnoles profanesdu XVIe-XVIIe siècle, se sont répandus dans toutel’Amérique hispanophone7 et ont constitué la matièrepremière à partir de laquelle se sont développées laplupart des musiques traditionnelles du côté Pacifiqueet sur le pourtour caribéen.

Cette musique d’Amérique latine se construit à Parisdans des cercles d’abord très restreints de sociabilité aufur et à mesure de l’arrivée d’autres Latino-Américains,

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7. Notons que ces rythmes, appelés aussi hémioles, sont quasi incon-nus au Brésil (et rarissimes dans la musique populaire portugaise)sauf pour une petite zone limitrophe avec le Paraguay.

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peintres, sculpteurs ou musiciens issus des conserva-toires. C’est parmi ces réseaux que la musique circule,soit de manière vivante, soit par le disque microsillon8

– dont la production en Amérique latine ne cesse àcette époque d’augmenter grâce à une situation écono-mique favorable laissant une large place au marchéintérieur – soit encore par les écrits, partitions éditéesou ouvrages de recopilación9 ou cancionero10 d’au-teurs académiques. L’ouvrage des époux d’Harcourt11

sera largement utilisé – notamment le fameux thème Elcondor pasa – par certains musiciens qui ont une pra-tique de déchiffrage. La “musique des Andes” sortirade ce noyau matriciel que certains appellent “musiqued’Amérique latine du Quartier latin”. Nombre de musi-ciens vont alors en Amérique latine, y achètent desdisques, des instruments, charango, quena, zampoña,retaillent les flûtes pour les accorder à l’oreille euro-péenne, recréent une musique en mentionnant rarementles auteurs (mais celui de l’arrangeur en revanche) etse produisent sur scène.

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8. La collection “Folkways Records”, par exemple. Cf. texte de l’au-teur dans Guide des musiques et danses traditionnelles CIMT sous ladirection de J.-F. Dutertre (p. 83). L’arrivée du microsillon aura pourconséquence, dans nombre de pays d’Amérique latine, le développe-ment d’une industrie discographique, produisant de la musique natio-nale, souvent appelée música folclórica, distribuée entre quelquesmultinationales et des labels indépendants qui, pour la plupart, dispa-raîtront dans les années quatre-vingt.9. Collectage de musique habituellement effectué sur le terrain.10. Recueil de poésie ou parolier de chansons.11. Raoul et Marguerite d’Harcourt, La Musique des Incas et ses sur-vivances, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1925. Voir texte del’auteur, dans Musiques du monde en Ile-de-France, coordinationMône Guilcher, ARIAM-île-de-France, Paris, 1998, p. 110.

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Cette construction musicale latino-américaine esttrès symbolique des années soixante et soixante-dix.On peut observer que la plupart des groupes de“musique des Andes” formés à cette époque en Europecontenaient la consonne “ch”, comme dans “Che Gue-vara” : Los Machucambos, Los Calchakis, Achalay,Los Chacos… Cette connotation, consciente ou incon -sciente, liée aux mouvements sociaux de cette période,a pu jouer un rôle dans l’exceptionnel succès de cettemusique et la multiplication des groupes (France, Alle-magne, Hollande…). La force symbolique de cettemusique, sans avoir été une condition nécessaire nisuffisante, a certainement facilité l’adhésion de réseauxentiers de sociabilité préoccupés par un questionne-ment social et politique dont la musique a été un vec-teur important.

Les années quatre-vingt inaugurent une nouvellepériode : celle “où plus personne n’écoute, mais où toutle monde veut danser”.

Les musiques du continent latino-américain décon-textualisées de leurs ambiances sociales d’origine sesont recréées pour le spectacle et le concert et ont sou-vent servi de support à la chanson française.

Dans les années soixante-dix, si la musique s’étaittrouvé de nombreux émules parmi les réseaux de socia-bilité français, la danse qui s’était largement folkloriséeavait fait assez peu d’adeptes. Les années quatre-vingt,en revanche, verront un bouleversement dans la relationentre les musiques couramment appelées latines et lesréseaux de sociabilité dans lesquels elles se diffusent. Lamusique, support du texte, est minorisée. Elle sera majo-rée comme support de la danse. C’est ce que l’on observe

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à travers les musiques tropicales d’abord, et avec letango-danse ensuite.

Les musiques tropicales n’ont jamais cessé leurs pra-tiques en France. Toutefois, dans les années soixante/soixante-dix, apparaît la salsa comme produit identi-taire des communautés caribéennes et portoricaines deNew York12. Cette salsa qui culminera avec la créationde la compagnie Fania se diffusera en France parmi lesréseaux latino-américains, surtout colombiens et péru-viens, qui sont dans leur ensemble une immigrationassez populaire. Notons, à ce sujet, qu’en Amériquelatine même les musiques d’origine noire, telle lamusique afro-péruvienne, afro-vénézuélienne, les tam-bours du candombé en Uruguay, sont de plus en plusappréciées.

Le tango comme danse et musique connaît une voguesans précédent que confirme l’implication croissante deréseaux de sociabilité (environ cinq cents couples àParis, et deux mille à Berlin !), et la quantité de CD dis-ponibles sur le marché français. Il y a assez peu deLatino-Américains dans les prácticas. Si nombre d’Ar-gentins se reconnaissent dans l’écoute de la musique-tango, la danse-tango n’est pas, à Paris, vecteur d’uneidentité culturelle, contrairement à ce qui se passe enArgentine, où le nombre de lieux de tango a eu tendanceà se multiplier dans les dernières années.

MICHEL PLISSON

12. Maya Roy Reyes, La Salsa à New York : une réponse identitaireà la marginalité, CRAP/Rennes.

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LA DIFFUSION

Les lieux : l’écho des communications

Dans le fracas sonore de la planète, devant la multiplica-tion des moyens de communication, le foisonnement desnouveaux réseaux, les autoroutes du prêt-à-écouter tropsouvent synonymes du prêt-à-consommer, les lieux quioffrent à entendre les musiques du monde, à découvrirdes artistes représentant d’autres cultures, d’autres hori-zons, d’autres sensibilités, méritent une attention touteparticulière. Ces lieux en France n’existeraient pas sansl’engagement d’hommes se mobilisant pour transmettreau public un moment de rencontres suspendu à l’ailleurset au désir des autres. Authenticité, subjectivité et poésieapparaissent comme les dénominateurs communs pources initiateurs dans le paysage culturel français.

La diffusion des musiques du monde s’édifie sur unterreau historique. Lors des expositions universelles etcoloniales, les artistes et le grand public découvrent desmusiques jusqu’alors inconnues. Un fragment du langageuniversel est proposé aux visiteurs… Dans les annéescinquante avec la décentralisation, la pensée unique n’aplus le monopole. Chemin faisant, ce qui était encoreune ébauche dans la première moitié de ce siècle consti-tue dans l’immédiat après-guerre et se confirme durantles années Malraux : l’émergence de nouveaux centresd’intérêt artistique. L’intuition balaie les vieilles idées

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reçues d’un ethnocentrisme absolu. Des portes com-mencent à s’entrouvrir sur de nouveaux horizons.L’énergie de Claude Planson impose le 27 mars 1957 lacréation du Théâtre des Nations. Sur cette scène ayantpour mission de dresser l’inventaire des cultures univer-selles, les spectacles lyriques prennent une place impor-tante. Les prestigieuses troupes des cinq continentsrépondent immédiatement aux invitations. Le nô, lekabuki, l’Opéra de Pékin sont enfin accueillis à Paris aumême titre que les grandes œuvres allemandes, ita-liennes ou russes. Rares à cette époque étaient les Fran-çais à connaître et encore moins à avoir assisté à cegenre de représentations. Parallèlement, l’érudit voya-geur et musicologue Alain Daniélou contribue à révélerles riches cultures des peuples de l’Inde et d’Extrême-Orient. L’homme à la vie vagabonde, Fernand Lum-broso, organise aux heures de la guerre froide la venued’artistes soviétiques et chinois. Dès 1952, l’Associationfrançaise des amis de l’Orient propose les fameuxconcerts de Guimet. Des interprètes indiens, chinois,coréens et japonais se produisent pour la première foisen Occident dans le célèbre musée des Arts asiatiques.D’autres initiatives concourent dans les années soixanteà soutenir cet élan. Sous l’impulsion de Trân Van Khë,le Centre d’étude de musiques orientales présente desrécitals. Geneviève Dournon, chargée du départementde musicologie du musée de l’Homme, invite à décou-vrir dans le petit salon de musique des formes originales.En 1975, Milena Salvini inaugure le centre Mandapa.Son amour pour l’Inde l’incite à accomplir un travaill’entraînant très vite vers d’autres traditions.

Maurice Fleuret, voyageur et musicien, critique etorganisateur de festivals, engage – dès son premierpériple en Afrique en 1957 et cela jusqu’à sa mort – une

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promenade dans la matière acoustique, la vie sociale etla magie. Ses fonctions de directeur de la musique auministère de la Culture, de 1981 à 1986, lui ont permisde faire entrer les musiques traditionnelles dans l’institu-tion. Ses confrontations aux musiques lointaines l’ontconduit à considérer l’art occidental comme “une frac-tion infime et très limitée de toute la pensée du monde”.Sa collection d’instruments acquis sous toutes les lati-tudes est à l’origine de la Galerie sonore d’Angers, lieuaujourd’hui de découvertes et de pratiques des musiquesdu monde.

Le fondateur du Festival d’automne à Paris, l’esthèteet cosmopolite Michel Guy, dès la première édition en1972, explore les tendances musicales contemporaineseuropéennes et américaines comme les partitions descultures extra-occidentales. Son successeur Alain Crom-becque, qui dirigea durant huit ans le Festival d’Avi-gnon, poursuit cette quête musicale. De l’Australie auroyaume himalayen du Bhoutan…

Chérif Khaznadar et Françoise Gründ, en francs-tireurs et découvreurs de l’insolite, imaginent à Rennesen 1974 le Festival des arts traditionnels. Ils cherchentinlassablement des artistes de musiques traditionnellessavantes ou populaires. Avec la Maison des cultures dumonde, née en 1982, une structure permanente de diffu-sion, Paris s’affirme comme un carrefour des répertoiresdes patrimoines culturels souvent en voie de disparition.Chérif Khaznadar et Françoise Gründ sont à l’origine dela venue pour la première fois en France de nombreuxmusiciens et chanteurs. Leur démarche suscite au seinmême des pays hôtes la renaissance de formes trop injus-tement oubliées. Depuis 1997, en association avec d’autresétablissements, ils prolongent la découverte de la mémoireet de la créativité avec le Festival de l’imaginaire.

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Des lieux de plus en plus nombreux (le centre d’in-formation des musiques traditionnelles les recense, ainsique l’ouvrage que je leur ai consacré1) ont orienté cesdernières années leurs programmations vers ces musiquesdu monde. Les centres culturels étrangers en France ontsuivi cette évolution avec plus ou moins de bonheur.Des associations participent activement auprès des com-munautés étrangères résidant en France à la diffusion.Le temps des précurseurs semble être une étape accom-plie. Le Théâtre de la Ville, le New Morning, l’Institutdu monde arabe, le Centre Acanthes, le Quartz de Brest,Paris Quartier d’été, la Cité de la musique, la GrandeHalle de la Villette et une kyrielle de festivals illustres oumineurs multiplient l’offre. Cette nouvelle donne engen -dre des interrogations. Comment éviter la banalisation del’extraordinaire ? Comment préserver ces musiquessouvent indissociables du spectacle ou d’un rituel ?Comment ne pas succomber à l’appel d’un vedettariatpernicieux ? Comment concilier la tradition et la créa-tion ? Le paradoxe du succès ne serait-il pas de con fon drel’exotique chic, l’ethno-toc et cette poésie de l’humanitéqui résonne, au gré des musiques, dans le cœur de chacun ?

JEAN-LUC TOULA-BREYSSE

1. Cultures du monde en France, – le guide de Jean-Luc Toula-Breysse, paru en coédition Plume/Maison des cultures du monde, 1999.

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LA DIFFUSION

Les festivals et les réseaux

L’ÉMERGENCE DES FESTIVALS

Les multiples bouleversements que traverse la France del’après-guerre sont sans doute à l’origine du succès querencontrent les festivals, en tant que forme nouvelle dediffusion culturelle. Le public, les artistes, les journa-listes, les professionnels de la communication et duspectacle, les responsables des collectivités territorialeset les représentants de l’Etat sont conquis par le concept“festival” qui apporte une dimension événementielle,festive et populaire à la diffusion du spectacle.

Le microsillon, la radio(diffusion), le cinéma(tographe)et les tournées mettent dorénavant le grand public encontact avec des artistes, des œuvres connues ou incon-nues, des formes d’art anciennes ou contemporaines, descultures universelles ou particulières venues de l’autrebout du monde. La presse, les magazines, les actualitésPathé puis le journal de la télévision française sont lesrelais – naturels et obligatoires – pour les événementsculturels. Ils commentent les remises de prix, les sor-ties de disques, les représentations exceptionnelles, lesvoyages d’artistes en tournées internationales. Ils met-tent en images le spectacle du monde-du-spectacle et àla portée de tous, les événements susceptibles de frapper

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l’imaginaire collectif d’une époque. Le festival de Cannes,où s’affichent starlettes et “vedettes”, où se côtoientartistes en vue, célébrités de la finance, de la mode, de lapolitique, de l’actualité mondaine, devient la manifesta-tion favorite de ces médias qui le flattent et se font lerelais du star-système.

La possibilité d’acheter un disque – de s’approprierl’artiste et sa musique – change pourtant radicalementles rapports du public et du spectacle. L’économie decette activité, qui exigeait jusque-là que l’artiste soit dis-ponible pour le public, s’en trouve bouleversée. Lamajorité des musiciens interprètes travaille désormaisessentiellement à l’enregistrement de disques – ilsconstituent sa principale source de revenus –, n’utilisantla voie des concerts que pour assurer la promotion d’unnouvel album. Par voie de conséquence, les cabarets, lescaf’conc’, les guinguettes, les bals populaires qui met-taient en contact les artistes et le public, périclitent etferment les uns après les autres. Paris, capitale des arts,où siègent les maisons de disques, la presse écrite et deslieux de spectacles emblématiques comme l’Olympia,aimante toute la vie artistique et détient le monopole duspectacle pour toute la France, faisant de la “province”un désert culturel.

RÉHABILITER LA VIE CULTURELLE EN RÉGION

En allant à Avignon, le TNP de Jean Vilar redéplace le“centre” culturel. Il redonne aux régions une actualitéartistique. Il réhabilite une vie culturelle qui, bien quelimitée dans le temps – pendant l’été, période des congés– payés –, redonne l’envie aux artistes d’être en contactdirect avec le public et à celui-ci l’occasion de voir – et

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de juger par lui-même – des artistes “vedettes” de lascène et des écrans parisiens.

Conscients du déséquilibre Paris-province, des hommesde théâtre comme Gabriel Monet, Jean Dasté et d’autrespartent s’établir en région. Les pouvoirs publics lesy encouragent. S’ouvre alors la période de la décentrali-sation qui va faire basculer l’économie du spectacle deplus en plus dans le champ de l’intervention publique.Les déplacements saisonniers des spectateurs et lesbesoins économiques des régions vont inciter les villes àfavoriser le développement du tourisme. L’implantationet le développement d’un festival seront dès lors perçuscomme une vitrine culturelle. Le mouvement gagned’abord les régions “ensoleillées” du Midi, de la Pro-vence et de la Côte d’Azur qui voient fleurir des festi-vals en tous genres. Puis il s’étend à pratiquement toutesles provinces. Chaque monument historique, chaquechâteau – du plus prestigieux au plus modeste – se trans-forme en lieu de spectacles… Les traditions festivessont réhabilitées. Les réjouissances populaires, commele carnaval de Nice, prennent l’allure d’événementsnationaux, parfois au détriment d’une vie culturellemoins ponctuelle et plus régulière. Souvent hors de l’ad-hésion de la population “indigène” qui se sent reléguéeau rôle de “spectateurs” involontaires face à des spec-tacles transplantés qui ne les concernent souvent que pareffets induits.

LES FESTIVALS DE MUSIQUES DU MONDE ET LEURS MISSIONS CULTURELLES

Alors que les festivals se multiplient pendant la courtepériode estivale, allant jusqu’à s’implanter parfois à

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quel ques kilomètres les uns des autres, les genres despectacles qu’ils présentent se diversifient. Chacun sespécialise – théâtre, jazz, musique classique – selon legoût supposé d’un public devenu itinérant et ne résidantque provisoirement dans la région. La programmationest la plupart du temps inspirée – au minimum adaptée –par l’architecture du lieu dans lequel elle se déroule :une salle, en plein air, sous chapiteau ou sur une placepublique sans trop d’égard pour le confort des specta-teurs. Les festivals d’orgue, de musique ancienne, lesquartettes à cordes ou les orchestres de chambre profi-tent volontiers de l’acoustique des églises ou des monas-tères, tandis que les festivals de danses ou de musiquestraditionnelles se contentent d’un simple champ entouréd’arbres ou d’une grange bucolique. Les festivals de théâ -tre, de danse contemporaine ou classique et les festivalsde jazz élisent domicile dans des lieux plus conformes àla grandeur des œuvres présentées.

Les musiques du monde gagnent un droit de citéassez tardivement aux côtés des musiques tradition-nelles et du jazz. De rares initiatives émergent en pro-vince avec le Festival des arts traditionnels de Rennesou Musiques métisses d’Angoulême qui ouvrent la voie.Le succès rencontré par quelques artistes étrangers et ledynamisme inlassable de quelques aventuriers, dont lapassion est de faire découvrir les musiques les plus raris-simes, gagnent peu à peu le public.

Actuellement, les musiques du monde sont program-mées par nombre de festivals, qu’ils soient pluridiscipli-naires, déjà engagés dans la diffusion de la musique,axés sur le théâtre ou la musique classique du momentqu’ils acceptent d’ouvrir leur programmation. Ce succèscorrobore sans doute l’affection que rencontrent aujour-d’hui les musiques du monde, en écho à l’ouverture du

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monde, au rapprochement des continents, au déracine-ment et au métissage.

LES RÉSEAUX : UNE FORCE DE REGROUPEMENT

Un festival se doit généralement d’attirer et d’intéresserun nombre de spectateurs significatif s’il veut avoir unecouverture médiatique locale et nationale, être adoptépar les populations autochtones, attirer les touristes,convaincre les industriels de la région, être reconnu parles collectivités territoriales (ville, département, région)et être soutenu par l’Etat. A ce titre, la qualité de sa pro-grammation reste son principal atout.

Bâtir une programmation attrayante est moins simplequ’il n’y paraît. Les artistes capables de toucher unpublic très large en rassemblant à la fois générations etcouches sociales ne sont pas légion. Déjà très sollicités,ils réclament des cachets à la hauteur de leur notoriété etde leurs capacités fédératrices. Une programmation nepeut pas néanmoins n’être bâtie qu’avec des têtes d’af-fiche. Elle doit diversifier son “offre”. Donner à voir desartistes moins connus, faire varier les émotions, toucherles différentes sensibilités…

A ce titre, les musiques du monde ouvrent un champillimité. Chaque continent, chaque pays, chaque régionoffre des musiques à découvrir, à explorer. La demandedu public est tout aussi illimitée et diverse. Les specta-teurs – qui sont aussi acteurs de leur temps – voyagentde continent en continent, découvrent l’Autre, sa diffé-rence, recherchent des émotions et des sensations rareset inconnues d’eux. Face à ce bouillonnement, les res-ponsables de festivals de musiques du monde se sententdésormais isolés. Plus ils sont implantés dans un pays,

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une région, une ville, plus ils sont condamnés à être descentres immobiles, un point de repère pour le spectateur,alors qu’autour d’eux le monde tourne de plus en plusvite. Pour retenir l’intérêt du public, ils doivent impérati-vement capter ce monde changeant, en présenter lesreflets. Les liens entre les divers festivals sont désormaisindispensables. C’est là qu’interviennent les réseaux.Réseaux multiples qui entrecroisent les mailles du filetoù les programmateurs captent les images du monde.Réseaux affinitaires aussi où l’on se coopte pour parta-ger des idées, des projets. Défendre un présent et unavenir commun, tant sur le plan des esthétiques que surle rôle culturel et l’économie des festivals.

UN RÉSEAU ACTIF : ZONE FRANCHE

A titre d’exemple et parce que les auteurs parlent de cequ’ils connaissent, Zone franche est l’un de ces réseauxregroupant aujourd’hui une centaine de membres dansle monde. Des festivals de musiques du monde, maisaussi des associations, des managers d’artistes, des “tour-neurs”, des programmateurs de salle, des producteurs dedisques, des journalistes, tous intéressés, passionnés, parles musiques du monde. Le réseau est présent dans plu-sieurs pays en Europe, au Canada, en Asie et en Afrique.Il fonctionne avec un bureau “léger” – trois permanents –qui informent, conseillent et reçoivent les propositionsdes membres. Son but est de favoriser les échanges, departager l’information, de développer des actions com-munes et de promotionner collectivement l’activité deses membres. Zone franche réunit ses adhérents à l’oc-casion d’événements comme le MIDEM, le Masa, leWomex, Tam-Tam à Bourges, le Mercat de Musica Viva

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de Vic en Espagne et de divers festivals comme Musi -ques métisses d’Angoulême, les Nuits atypiques deLangon, de Koudougou, les REMY de Yaoundé, Africo-lor, le Festival d’été de Nantes ou les Rencontres duSud à Arles, etc. En Europe, le réseau de Zone francheest en contact avec d’autres réseaux : Desde El Sur enEspagne, la Transafricaine des Arts en Afrique, l’Euro-pean Music Forum Festivals en Europe et bon nombre demanifestations en Italie, en Allemagne ou au Bénélux.

PHILIPPE GOUTTES, BERTRAND DE LAPORTE

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LES PROBLÉMATIQUES

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A LA SCèNE, LA TRADITION

C’est de la vie que naissent les musiques traditionnelles.Elles suivent le geste du semeur ou du forgeron, accom-pagnent le premier saignement intime de la jeune femmeou le dernier voyage du vieillard, saluent le retour duchasseur ou le départ du pèlerin. Ce sont des musiquesde circonstance, d’usage, d’occasion. A chaque récoltede mil ou de riz, à chaque anniversaire de la mort d’unsaint homme, à chaque circoncision d’un enfant, la com-munauté voudra reproduire les mêmes gestes, rites etémotions. A chaque répétition d’un événement, la musiqueégalement sera répétée.

Le propre des musiques traditionnelles est d’être liéesau contexte de leur exécution. Il y a la musique du temple,la musique du bateau de pêche, la musique de la veilléemortuaire, celle du gynécée… La musique n’existeraque si elle est exigée par les circonstances. Une femmepeule chantonnera peut-être pour elle-même, sur le che-min du puits ou dans ses insomnies, un chant du gere-wol, la rencontre ritualisée entre filles et garçons pubères.Mais ce chant n’existera vraiment avec sa pleine ampleurque dans le soleil, devant les garçons maquillés et parés,dans le vacarme des percussions et des chœurs de lacommunauté assemblée.

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Notre perception de la musique est différente. Nous,Occidentaux, allons au concert. C’est-à-dire que nousrecherchons l’émotion d’une musique, et d’une musiqueseulement. Ce que nous recherchons est un ensemble detimbres et de silences, de figures et d’abstractions. Biensûr, nous y trouvons des émotions connexes qui élargis-sent l’approche sensible : les chansons d’Angelo Bran-duardi nous donnent envie de porter des pulls en vraielaine de jadis, la voix de sœur Marie Keyrouz nous faitdésirer la paix entre les peuples… Mais notre habitudeest l’écoute : des musiciens nous présentent une œuvrequi suscite, par une mécanique à la fois complexe ettransparente, des désirs, des plaisirs, des nostalgies, desferveurs – et même, parfois, des angoisses, des peurs oudes colères.

Quand l’Occidental se déplace jusqu’à une salle deconcert pour entendre chanter une Messe de Bach, cetteMesse est séculière, bien qu’elle ait fait partie (et puisse,techniquement, encore faire partie) d’une célébrationreligieuse. Cette messe n’est plus un objet social, elleest un objet artistique. Le spectateur ne participe plusau désespoir du Kyrie ou à l’élan du Sanctus, il lescontemple, il les goûte.

Les sociétés traditionnelles (ou, du moins, les socié-tés qui produisent des musiques traditionnelles) n’igno-rent pas les catégories esthétiques : un quartier, unvillage ou même une nation tout entière célébreront telinterprète pour sa virtuosité ou sa chaleur. Mais l’enjeune sera jamais la musique seule.

L’enjeu, lorsqu’une institution culturelle occidentalesouhaite partager la découverte d’une forme musicaletraditionnelle, est qu’il faut transformer une musiquefonctionnelle en un spectacle. En changeant de contexte,la musique voit se déplacer son centre de gravité.

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Souvent, les acteurs du système culturel occidentalfocalisent leurs inquiétudes sur la seule partie affleurantedu problème : la maniabilité des musiques tradition-nelles. Déplacées sur une scène, dans l’économie d’unconcert, ces musiques sont rétives à nos contraintesconcrètes : il faut chanter dans un micro (comment,alors, chanter en dansant ?), se présenter face au public(comment s’asseoir en cercle ?), respecter des contraintesde durée et de résistance présumée du public (et doncraccourcir des morceaux, se limiter à une heure trente dereprésentation)… Tout caractère temporel de la musiqueest aboli : il faut jouer le soir une musique qui peut êtrestrictement matinale, chanter le carnaval en décembreou le ramadan en juin…

De plus, il faut s’inscrire dans un autre rapport aupublic. Le simple usage des applaudissements et desrappels à la fin d’un concert apparaît souvent commedéstabilisant pour les musiciens traditionnels. Et le dia-logue avec ce public est en général impossible : la conni-vence disparaît quand une langue devient étrangère,quand les références musicales et esthétiques sont diffé-rentes. Le lieu même du concert détruit les pratiqueshabituelles : si l’on peut voir encore des spectateursmaliens poser un don (un billet de banque, une montre, unbijou) au pied d’un griot qui se produit au New Morning,est-ce encore possible au Théâtre de la Ville ?

Avec le temps, avec l’expérience, toutes les institu-tions culturelles “invitantes” (théâtres, festivals, “tour-neurs”) se sont défini une pratique, une éthique et mêmeune esthétique particulières, compromis à doses variablesde formalisme et de débraillé, de liberté et de conten-tion. Ce qui fait que, paradoxalement, on verra desmusiciens traditionnels se produire avec un “style” iden-tifiable : celui de leur initiateur aux pratiques scéniques

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occidentales (les musiciens “découverts” par le Womad,par exemple).

Souvent, les intentions mêmes des musiciens peuventsurprendre. On a assez vu de tenues de scène clinquantesou platement “typiques” pour savoir que les entreprisesde séduction du public occidental sont périlleuses. Demême, certains critères esthétiques peuvent nous échap-per : en découvrant Monajât Yultchieva en scène, nombrede commentateurs se sont étonnés de son tour de forceaccompli en faisant rebondir sa voix sur une assietteposée contre sa joue. Dans ce cas, ce numéro d’épateappartient-il au jeu habituel ou est-il seulement un pro-cédé de music-hall ?

Autrement dit : un musicien pervertit-il sa musiqueen se ceignant d’un pagne en raphia et prostitue-t-il saculture en jouant quelques notes d’Au clair de la lune enclin d’œil dans son concert ? Souvent, ses tentativespour réduire la distance qui le sépare de son public vontsurtout témoigner de son désarroi et de ses difficultésd’adaptation à des conditions culturelles qui lui sontopaques.

Il y a peu, alors, de l’acclimatation à la direction artis-tique, souvent fondée sur quelques robustes certitudesquant à la musique traditionnelle : la croyance qu’uninstrument occidental la pollue forcément, que l’anti-quité d’un répertoire est la preuve de son enracinement,que son caractère acoustique et son dépouillement sontdes garanties de vérité, que sa rareté prouve son authen-ticité. Force est de constater, par exemple, que les chan-teuses du Pays sounda recourent si systématiquement aumicro que l’esthétique du chant a évolué, ou que lesmariachis mexicains utilisent massivement le synthéti-seur dans les mariages de campagne. Cela veut-il direque leurs musiques ne sont plus traditionnelles ?

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Ainsi, on demandera à des musiciens d’Asie centralede ne pas se produire sur scène en mêlant aux instru-ments de facture traditionnelle l’accordéon venu dugrand frère russe. On bannira les congas d’un groupe depercussions africaines, on refusera la basse électrique auchouval bwa des Martiniquais… Progressivement, leglissement s’accomplit d’une musique traditionnelle àune musique épurée. Le désir que nous avons de voirune culture dans sa pleine authenticité réduit sa défini-tion à son instrumentarium.

L’écueil est d’autant plus imparable que la musique estabstraite. La déclamation de la geste hilalienne d’Egypteou les improvisations de conteurs zoulous d’Afrique duSud s’adressent ici à des auditeurs qui ne possèdent ni lalangue, ni l’arrière-plan culturel, social et historique dujeu présenté sur scène. Ils n’en perçoivent que desgestes, des syllabes dénuées de sens. Se met alors enplace une sorte de comédie puriste, dans laquelle la fonc-tion première de la musique (perpétuer la mémoire d’unmythe fondateur, critiquer les travers de la société oulouer les mérites d’un personnage) disparaît totalement.

Certes, Alem Qasimov, par exemple, y trouve uncertain confort : débarrassé de la critique des amateursmaniaques de la syntaxe, il avoue jouer beaucoup plusdes effets de voix ou des ornementations. Mais sa musi -que le lui permet, au contraire de nombreuses formes nar-ratives, épiques ou satiriques dont l’austérité formelle sedouble pour le public occidental d’une parfaite inintelli-gibilité.

Maintes entreprises de “découverte” y perdent toutespoir de séduction. Leur seul critère est l’authenticité.On cherche à transplanter sur le plateau d’un théâtre,dans toute sa possible sévérité, une pratique musicalecorrespondant à un événement communautaire. Et le

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choix n’est pas dicté par l’intérêt musical mais par laplace qu’occupe le rite dans la vie de la communauté :transe, exorcisme, guérison, intercession… Alors, l’au-diteur subit une nuit de cérémonie gnawa, un cycle deplusieurs milliers de vers, un culte vaudou dans son inté-gralité : surlégitimées par la lecture qui est faite de leurpoids social, ces pratiques musicales éloignent le specta-teur des salles. Le heurt survient entre l’intention (didac-tique, politiquement correcte) du programmateur et lesattentes du public (séduction, limpidité, lisibilité). Laperformance de vulgarisation ethnographique étouffe lesimple plaisir, ce plaisir qui est le critère premier et ultimede la consommation marchande de la musique en Occi-dent.

Même s’ils tracent un chemin intègre et heureuxentre adaptation et réécriture autoritaire, entre purisme etfolklorisation, les musiciens traditionnels en viennentforcément à repenser leurs musiques. Musiciens mal-gaches choisissant de chanter a cappella pour mieuxséduire la France, derviches tourneurs inventant des toursde foire, Nusrat Fateh Ali Khan se mariant aux DJ anglais,les exemples de corrections apportées aux arts tradition-nels pour séduire nos publics sont nombreux.

Et ce sont les musiques les moins strictement tra -ditionnelles dans leur pratique qui s’en préservent lemieux : les arts de cour balinais, le classicisme desmusiques savantes indiennes ou la musique bretonnequi, en cristallisant l’identité celte française, s’est affran-chie de ses usages anciens pour devenir une musiqueà vocation unanimiste… Ces musiques, étant libéréesde la savane, de la cour de ferme ou du village, peu-vent affronter la scène sereinement. Les conflits qui s’yfont jour sont les mêmes que dans la musique classiqueoccidentale ou dans le jazz : on débat de lutherie, de

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répertoire, de création, de personnalités, mais l’authenti-cité ne fait plus question.

Lorsque l’on va voir Zakir Hussain ou Yann Fañch-Kemener sur scène, ni l’artiste ni le producteur du concertne sont suspects de présenter une fausse musique indienneou un chant breton dénaturé. Ce que l’un et l’autre jouentest ce qu’écoute le public : une musique aux intentionset à la généalogie claires.

Les musiques traditionnelles portées à la scène sontquant à elles toujours proches du malentendu : le rite, lacélébration, l’action de grâces se réduisent à des rythmes,des mélodies, des timbres, des images furtives et ellip-tiques… Cela dépayse en même temps que cela assured’avoir fait un pas vers l’autre. Cela donne à voir un autremonde, une autre vie – que l’on imagine plus cohérente,plus brute, plus harmonieuse que la nôtre.

De cette illusion que les musiques traditionnellesseraient par essence porteuses de sagesse et de véritédécoule un double souci : contempler une sorte d’huma-nité plus “vraie”, et se prouver qu’on désire aller à sarencontre. Cela induit ce paradoxe fréquent que desmusiciens traditionnels sont enfermés dans l’idée que sefait l’Occident de leur tradition. Et que se perde de vueune vérité première : les musiques traditionnelles ne seperpétuent qu’avec les circonstances qui les font naître,n’ont pas besoin d’une légitimation par la scène et ledisque. Leur passage sur scène n’est qu’un instantané.Un instantané du dialogue entre nos civilisations, entrece siècle et la mémoire. Mais cet instantané n’est tou-jours, dans la vie de ces musiques, qu’une anecdote.

BERTRAND DICALE

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DERRIèRE LA SCèNE

Le point de vue des ethnomusicologues

DU MALAISE DES ETHNOLOGUES

On ne peut plus l’ignorer : les musiques du monde sontplus que jamais présentes chez les disquaires et dans lesthéâtres occidentaux. Cultures du monde en France – leguide, paru tout récemment1, nous le rappelle avecclarté : rien que pour la France, une vingtaine de col-lections de disques nous rendent ces musiques acces-sibles, et quelque deux cent cinquante lieux de diffusionleur consacrent des programmes spécifiques.

Partons d’un constat paradoxal : il semble bien que,de façon confuse au moins, ces pratiques de diffusionlargement débridées gênent les ethnomusicologues pro-fessionnels. Constat paradoxal, en effet, car ces lieux etmoyens de diffusion désormais multipliés font entendredes cultures musicales que, précisément, les ethnomusi-cologues ont pour mission de faire connaître. Certes,tous ne réagissent pas de la même façon sous la pressiondésormais massive de la médiatisation. Ils ne meurentpas tous, mais tous en sont frappés, comme aurait pu direLa Fontaine, mais beaucoup s’en troublent. Ce troublene s’exprime pas nécessairement du haut d’une tribune ;il se murmure plutôt dans les couloirs des institutions

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1. Coédition Plume/Maison des cultures du monde, 1999.

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scientifiques ou à l’occasion des entractes de concert,mais il n’en est pas moins réel.

Allons ! diront certains : les raisons sont toutes simples ;“ce que veulent les ethno(musico)logues, c’est d’abordprotéger leur terrain et, par là même, leur profession ;voici pourquoi ils n’aiment pas voir les musiques dontils s’occupent s’exhiber à tout vent. C’est pour les mêmesraisons qu’ils acceptent mal que les gens dont ils s’occu-pent sortent de chez eux pour fréquenter les théâtresoccidentaux.”

Il serait aisé de montrer que cet argument – même àtravers la formulation forcée que je lui donne – n’a pasune grande portée. Pourquoi ? D’abord, parce que le cor -poratisme est peu présent dans la profession (les ethno-logues sont d’ailleurs trop peu nombreux pour constituerune véritable corporation) ; ensuite, parce que le mondeest assez vaste et diversifié pour laisser des espaces à lafois aux activités de recherche et aux actions de diffusion ;enfin et surtout, parce que, dans leur ensemble, les actionsde diffusion ne relèvent pas du champ de rechercheprioritaire de l’ethno(musico)logie. Au risque de simpli-fier un peu, disons que le spectacle est une chose, et lascience – si “humaine” soit-elle – une autre.

De leur côté, les ethnomusicologues, déçus par lesspectacles que leur offrent les théâtres occidentaux, nemanqueront pas d’avancer quelques arguments :

– d’ordre esthétique d’abord : ce qui leur est donné àvoir n’est pas conforme. Il y manque le contexte ; or cecontexte est déterminant. Mieux vaut, diront-ils, voir etentendre les Pygmées dans leurs campements, les Bali-nais dans leurs banjar, les Berbères dans leurs fêtes :“Là-bas, c’est tellement mieux !”

Les ethno(musico)logues entreraient donc dans la caté-gorie les “derniers snobs”. Non seulement ils voyagent et

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ont l’extraordinaire privilège d’approcher les culturesdes autres dans leur contexte réel, mais ils sont mêmepayés pour cela (certains d’entre eux, du moins).

– d’ordre éthico-financier (les deux choses étant mal-heureusement bien souvent associées). C’est ainsi quebeaucoup d’ethno(musico)logues sauront témoigner dece que la venue d’un groupe dûment rétribué – mêmepeu, car (diront-ils), “pour eux, c’est toujours somp-tueux…” – introduit presque toujours un grand troubledans le village ou la tribu d’origine. Dans le fond, si,comme en Occident, les Africains de la brousse, les pay-sans du Yémen ou les bergers de Sardaigne avaient desconceptions exclusivement mercantiles de leur art, leproblème ne se poserait pas. Mais on sait qu’il n’en estrien : seuls les musiciens professionnels, et encore, pastous, sont susceptibles d’associer et de proportionner,comme n’importe quel pianiste de chez nous, leur savoirà une rétribution personnelle. On le sait, le savoir tradi-tionnel est toujours un savoir partagé. Ou, en tout cas,toujours plus largement partagé que le nôtre, lequel restele plus souvent confiné dans des lieux de transmission etde diffusion hautement spcialisés (conservatoire d’unepart, salle de concert de l’autre). C’est pourquoi, face àde telles embûches, les plus protectionnistes des ethno-logues n’hésiteront pas à demander qu’on arrête touteforme de spectacles, pour éviter des circulations d’argenttoujours difficiles à maîtriser : non seulement pourmettre fin à des privilèges abusivement accordés à ceuxqui se produisent, mais encore pour épargner un trauma-tisme à ceux qui n’auront rien et qui demeurent au pays.

Reste l’argument esthétique et éthique stricto sensu.Pour le premier d’entre eux, seule une longue thèse (unede plus !) saurait nous détailler les étranges relationsqu’entretiennent l’ethnologie et une esthétique marquée

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par l’exotisme. Cela étant, considérer l’ethnologue commeun voyageur privilégié – voire un snob – ne me gênepas2. Dans le fond, et en dépit du respect que l’on doit àl’auteur de Tristes tropiques (on se souvient du début :“Je hais les voyages et les explorateurs…”), l’ethnologien’est pas autre chose qu’une exploration raisonnée, sil’on veut bien laisser à chacun de ces mots sa réellevaleur. Et, à travers cette “exploration”, l’ailleurs prendsouvent la valeur du sublime – un sublime que les ethno-logues ont justement pour mission de rendre familier. Onvoit à quel point la démarche est grisante. De sortequ’aucune représentation sur une scène européenne, siélaborée soit-elle, ne peut prétendre réussir à associer lesdeux termes d’une aussi étonnante aporie. Le sublimeest rarement au rendez-vous : les clés qui vous en don-nent l’accès font le plus défaut (elles se réduisent sou-vent à quelques notes de programme plus ou moinsexplicites) et, de toute façon, le spectacle est toujourslointain : il n’est donc jamais familier. Et c’est à cetteimpossible collusion du sublime et du familier, via lespectacle, que doit se mesurer la désillusion de nos col-lègues lorsqu’ils assistent à quelque représentation demusiques moluque, touareg ou sarde.

Quant à l’argument éthique proprement dit, il reposetout entier sur le fait que les ethno(musico)logues sont(ou s’estiment être) d’irremplaçables témoins et que, àce titre, ils sont qualifiés pour faire entendre leur voix,

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2. Je n’irai pas pour autant suivre les thèses prétendument neuves del’école postmoderne très en vogue aux Etats-Unis qui n’hésite pas àassocier l’ethnologie classique au colonialisme (et la condamne à cetitre), puisqu’elle est supposée se fonder sur l’utilisation d’outils concep-tuels supposés universels et, à travers ses travaux et ses publications, n’ade cesse d’affirmer la suprématie des outils conceptuels de l’Occident.

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en principe objective. De fait, ils ont le plus souvent laconfiance des gens chez qui ils travaillent ; ils peuvent enêtre les porte-parole3, ce qui impose certains devoirs etdonne certains droits. Et c’est à ce titre que, sans être à pro -prement parler corporatistes, les ethno(musico)loguesont tous une certaine propension – voire une vocation –au protectionnisme.

De sorte que les problèmes rencontrés ne se résumentpas à des considérations d’intérêt, ni à de simples faitsd’imparité monétaire (entre la roupie et le dollar, parexemple) même si, comme on sait, les histoires d’argentont toujours leur importance dans les affaires humaines.Il me faut, en outre, préciser, à titre personnel, que jen’ai pas une passion pour la morale et il ne me semblepas indispensable que les ethno(musico)logues se trans-forment en une sorte de conseil de l’Ordre se consacrantà une déontologie prétendument souveraine. Bref, aunom d’un certain libéralisme, il est possible d’accepterbeaucoup de choses. A condition que chacun soit réelle-ment informé sur ce qu’il fait. Ce qui, je crois, n’est pastoujours le cas. Aussi cet article prétend-il apporter unemodeste lumière à un débat, qui – si j’en juge d’aprèsles réactions entendues lors d’un colloque récent sur lesujet4 – est très souvent escamoté… et tout en sachantque cette lumière n’aveuglera pas le lecteur.

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3. Partout où j’ai travaillé, il m’a toujours été adressé, à un momentou un autre de mes enquêtes, des recommandations telles que : “Toi,quand tu seras de retour chez toi, dis bien à ceux de ton pays quenous…”, etc.4. “Diffusion des musiques du monde” : colloque international tenuà l’Institut du monde arabe, les 15-17 mai 1998, au cours duquelj’avais exposé, sous une forme orale et nettement plus polémique,certaines des idées présentes ici.

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DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE…

C’est, bien sûr, de la musique qu’il s’agit. Et, sous uneforme nécessairement très condensée, j’aborderai cinqpoints la concernant : 1. La musique comme langageuniversel – aphorisme des plus communs ; 2. Le champcouvert par le mot “musique” ; 3. et 4. La notion demusique traditionnelle et de tradition ; 5. La mission del’ethno(musico)logue. Et, pour conclure, je ferai uneproposition d’ordre réglementaire et non philosophiqueconcernant les salles dites “de spectacle”, afin de corri-ger l’impression d’“ethnopessimisme” latente dans cetarticle.

1. La musique comme langage universel. Non seule-ment, en termes scientifiques, la musique n’est pas unlangage, mais, du fait de son caractère éminemment cul-turel, de ses dimensions esthétiques propres, de la diver-sité de ses expressions et – plus encore – de la variétédes codes qu’elle utilise, elle n’a aucune vocation àl’universalité. N’en déplaise à des idéologues aussi sym-pathiques et généreux qu’un Yehudi Menuhin, parexemple, l’intercompréhension des peuples à travers lamusique est une utopie. Les musiques sont l’expressionmajeure de la différence et de l’identité. C’est ce quenous enseigne la pratique de l’ethnomusicologie. Celuiqui fait une musique différente de la vôtre – celle d’unevallée voisine pour les gens du Haut-Atlas, ou d’uneproche contrée pour les bergers de Sardaigne – pratiqueune forme de borborygme musical. La tour de Babelmusicale existe bel et bien, contrairement à ce que veu-lent nous faire croire les apôtres prosélytes de la worldmusic et, à leur suite, quelques stars naissantes de la

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musique traditionnelle. L’idéologie world music, elle, seprésente comme universelle. A ce titre, elle est fausse, etmême dangereuse.

Il n’en reste pas moins que, comme chacun sait, lesexpressions non plus strictement régionales mais réelle-ment planétaires s’affirment chaque jour. Daniel Cohn-Bendit a peut-être raison de penser – parmi d’autreschoses – qu’on avancera sur les problèmes ethniques dela Bosnie-Herzégovine en favorisant l’éclosion d’unrock néo-yougoslave et en programmant, sur place, unénorme Woodstock. Un Woodstockovitch, en quelquesorte. Mais ce type d’initiative n’intéresse pas, au pre-mier chef, l’ethnomusicologie. Ce n’est pas que le rockne l’intéresse pas, mais elle a d’autres urgences et pourvocation première d’étudier des faits microculturels, nonles grandes messes interculturelles.

2. La musique, c’est toujours beaucoup plus que la musi -que : L’expression est certes un peu elliptique. Je la tiensde Gilbert Rouget. En effet, le même terme est répétédeux fois. La seconde occurrence du mot “musique”renvoie à la dimension acoustique de la musique ; lapremière à sa dimension sémantique. Une sémantiquecomplexe et toujours obscure, certes, mais néanmoinsréelle, que s’efforcent de connaître les ethnomusi -cologues.

Pour rester concret, je me référerai à mon dernierlivre consacré au chant polyphonique de Sardaigne5 où

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5. Chants de passion. Au cœur d’une confrérie de Sardaigne, édi-tions du Cerf, 1998. Mais j’aurais pu tout autant m’appuyer sur unbeau livre, également récent, de Jane C. Sugarman : EngenderingSong, publié à l’University Press de Chicago (1997).

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il apparaît que la musique est à la fois : 1. Expressiond’une pensée abstraite (sa construction l’atteste) etforme-symbole (produit de calculs théologiques) ; 2. Pro-jet esthétique : elle pénètre un champ de significationsoù l’ineffable a certes sa place ; mais où la douleur etla douceur s’expriment de façon contiguë (il s’agit,précisons-le, de chants religieux liés au rituel de laSemaine sainte). Ce rapport entre douleur et douceurest au centre d’un débat entre les chanteurs et renvoiedirectement à leur conception du monde et du sacré ;3. Témoin d’une entente sociale et, à ce titre, pleinementrévélatrice de la personnalité des chanteurs. Ceux quisont animés par un esprit de domination pratiquent ledéfi et chantent d’une voix rugueuse et forte. Les paci-fistes et les doux chantent d’une voix plus sereine.L’homme est toujours derrière le chant qu’il exécute et,derrière l’homme, des conceptions précises d’une cer-taine façon d’être-au-monde. 4. Incarnation de l’inef-fable : plus largement, le chant représente le divin et al’étrange propriété de pouvoir le figurer de façon assezprécise : c’est la quintina, “la voix de la Vierge”, dont laprésence acoustique est toujours perceptible, même si elleéchappe à l’auditeur non averti. Cette voix fusionnelle,obte nue par une juxtaposition des quatre voix duchœur, est d’une nature en quelque sorte “métaphy-sique”. La Vierge est acoustiquement configurée. Elleest une photographie acoustique du divin. En chantant,les confrères, qui pourtant ne connaissent pas très bienle sens des textes qu’ils chantent, produisent de l’his-toire sainte, comme autrefois les peintres de la Renais-sance offraient une figuration concrète et picturale deleur catéchisme. Mais la musique est aussi, et simulta-nément, 5. Un vecteur du politique. Elle est liée au pou-voir et, d’ailleurs, pour les rituels, personne ne chante

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“librement”. Pour chanter, il faut être choisi par leprieur de la confrérie, lequel “fait ses comptes” avantd’investir ses différents chanteurs.

A travers ce court exemple, qu’il n’y a pas lieu dedévelopper ici, on comprendra que la musique recouvreet irrigue à peu près tous les aspects culturels ethumains que l’anthropologue a le devoir et le métier dedétecter. De sorte qu’une culture musicale ne peut seconcevoir comme une machine à programmer des sonsmais comme un dispositif à produire du sens, lequelpasse par un agencement de sons et une volonté d’ex-pression que particularise chaque culture. Ces considé-rations doivent être prises très au sérieux par ceux quiacceptent les lourdes charges et responsabilités d’orga-niser des concerts dans des théâtres occidentaux.

3. Musique traditionnelle. Le terme est impropre. Nonpour des raisons lexicales – qui renvoient elles-mêmesà quelque interminable débat : où commence la tradi-tion et où finit-elle ? –, mais pour des raisons logiques.“Musique traditionnelle” est une syllepse, tout commel’expression “minuit sonnèrent” donnée par Le Robert.Minuit n’a jamais sonné et ne sonnera jamais. Seul lecarillon indiquant qu’il est minuit peut le faire.

De la même façon, la musique n’est pas tradition-nelle. Seul l’est le milieu qui la produit. Musique demilieu (ou de société) traditionnel(le), pourrait-on dire.De sorte qu’une musique produite à la Maison descultures du monde, au Théâtre de la Ville ou en toutautre lieu n’est plus à proprement parler traditionnelle,puis que la société qui la porte n’est pas convoquée àla messe qui en célèbre l’existence. Concédons que laforme peut en être traditionnelle, mais pas le fond,

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qui est resté au pays et qui, pour mieux dire, constituele pays.

4. La tradition. C’est ce qui nous a été donné à notrenaissance. C’est “ce que nous avons trouvé dans notreberceau”, disent souvent les gens eux-mêmes, sansy voir de malice et en confondant très spontanément leurétat de nature et leur état de culture. Rien de plus faux,bien entendu car, pour pouvoir être dénommée commetelle, une tradition se (re)construit chaque jour ; elle estdonc fondamentalement active et, productrice de sens,elle mobilise ses acteurs. Elle est donc tout sauf unphénomène naturel et se présente comme une configu-ration changeante, suscitant des conduites parfois hési-tantes et des comportements fragiles. Une tradition estillusion de permanence, comme le dit justementWoody Allen dans un de ses derniers films, Harry danstous ses états. Les traditions, surtout lorsqu’elles sontvivantes, sont paradoxalement presque toujours dotéesd’un fort pouvoir intégrateur. Et l’on pourrait d’ailleurss’interroger longuement sur les raisons de ce paradoxe.Ces traditions-là n’ont pas grand-chose à craindred’une diffusion massive et s’expatrient sans problème,puis que l’intérêt majeur des gens qui les connaissentc’est de continuer à les pratiquer et à les faire vivre surplace au jour le jour. Mais reconnaissons que, aujour-d’hui du moins, toutes les traditions ne sont pas decette nature.

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5. L’ethno(musico)logue. Il n’est pas celui qui “va sur leterrain”, mais celui qui y retourne. Cette idée de retourest centrale. Lorsque le “terrain” se déroule bien, chaqueretour est une fête, et la confiance croît en même tempsque la multiplication des visites. Les Indiens des diffé-rents groupes d’Amazonie – qui ont chacun leur ethno-logue – passent des soirées, me dit-on, à comparer lesfidélités qu’on leur accorde. Ils ironisent : “Ah ? votreethnologue n’est pas venu vous voir depuis trois ans ; lemien était là l’année dernière…” Ce retour obligé estgénérateur d’un double crédit – celui de “ses” Indiens, etcelui de ses collègues et interlocuteurs – dont l’ethno-logue a toutes les raisons de s’enorgueillir : les unscomme les autres sauront tirer les conséquences de cesretours réitérés et accorder quelque valeur à ses asser-tions.

DU CôTÉ DES SPECTACLES, OU COMMENT AMÉLIORER LESCONDITIONS DE DIFFUSION DES MUSIQUES DU MONDE ?ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION

Les réflexions qu’on va lire sont nées à l’occasion de lafuture création du “musée des Arts et des Civilisations”.Soit le MAC : nouveau musée de l’Homme, en quelquesorte, revisité par quelques concepteurs qui, tous, ne sesont pas encore fait connaître, et dont, en ce moment, onparle beaucoup dans la presse.

La création de ce nouveau musée, décidée, commeon dit, “au niveau des plus hautes instances de l’Etat”, etdont chacun espère qu’il ne sera pas une simple vitrineesthétisante des diverses expressions du monde recon-nues comme belles par un Occident volontiers dicteurde normes technico-esthétiques, offre l’occasion non

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seulement de penser la culture des autres, mais de repen-ser nos propres habitudes culturelles, notamment enmatière de spectacle. L’auteur de ces lignes a donc, pourl’occasion – et bien qu’il n’ait pas de compétences tech-niques particulières dans le domaine –, ébauché un pro-jet de salle de spectacle qui, précisément, ne serait pas, àproprement parler, une salle de spectacles6.

Ce projet part de l’observation que, pour ce qui est desspectacles de musiques du monde, les pratiques actuellesrelèvent d’un étrange paradoxe : ces spectacles, tou-jours plus nombreux, offrent une immense variété d’ex-pressions (opéra de Pékin, bardes turkmènes, qawwalipakistanais, polyphonistes pygmées, etc.). Mais, enmême temps, le caractère spécifique de ces expressionsn’est pas pris en compte par ceux-là mêmes qui veulent,justement, en célébrer la particularité, en utilisant dessalles de théâtre qui ont été conçues pour tout autrechose. En les conditionnant de la sorte, on nie leurnature propre, qu’il s’agirait au contraire de mettre enévidence.

Il s’agit donc maintenant de repenser complètementnos espaces de diffusion qui, par leur structure et leurfonction, imposent autoritairement leurs conditions deréception aux productions qu’elles accueillent.

En effet, l’espace théâtral traditionnel, classique, sedéroulant le plus souvent dans des salles “à l’italienne”,est à la fois : 1) un lieu (d’un côté les acteurs, de l’autrele public assis, généralement sur des chaises, le plussouvent rouges). Entre les deux : un mur symbolique qu’onne peut franchir que latéralement, après le spectacle,

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6. Ce projet a été présenté et discuté au sein de la Commission depréfiguration du musée des Arts et des Civilisations, en mars 1998 ;j’en donne un condensé en fin d’article.

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lorsqu’on a le privilège d’être l’ami d’un acteur ou d’unmusicien et qu’on peut aller le voir dans sa loge ; 2) uneinstitution, avec ses programmations, ses conventions, sesabonnements, ses publics hiérarchisés (à la fois spatiale-ment, socialement et financièrement), ses durées, sesapplaudissements et, plus largement, ses critères esthé-tiques : “ça passe la scène/ou ça ne passe pas la scène” ;3) un répertoire : tous les spectacles sont programmés enfonction de leur dimension spectaculaire, précisément,et de la scène européenne en particulier ; ils doivent s’yconformer. Certains s’y prêtent (ce sont les plus rares),d’autres non. D’autres encore s’en accommodent commeils peuvent et, pour “passer la rampe”, acceptent desérieux sacrifices. D’autres s’y adaptent de force : c’estainsi que, voulant montrer qu’ils chantent des chants demoisson, des chanteurs yéménites ou albanais, des pay-sannes chanteuses bulgares, font semblant de se servird’une faucille et de cueillir des gerbes, grâce à une scéno-graphie figurative que ne renierait pas Greuze lui-même.

Ajoutons à cela que, pour les musiques du monde, ona désormais recours systématiquement à l’amplification(qui n’a pas pour seul effet de renforcer le son), et à deséclairages souvent puissants (qui n’ont pas pour seuleffet d’aider la visibilité) : sons et lumières amplifiésrenforcent aussi l’épaisseur du mur existant entreacteurs-musiciens et public.

Espace théâtral, scénographies imposées (du côté desacteurs et de la mise en scène), positions désespérémentassises (du côté du public), entractes et conduites program -mées, applaudissements, amplifications de tout genre, etc.,n’offrent rien de compatible avec le respect que l’on doitporter aux diverses expressions musicales du monde.

D’où la nécessité de repenser fondamentalement lerap port public/acteur, dans un projet où l’utopie devrait

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pren dre corps en une réalisation architecturale spéci-fique pensée non pas en fonction d’une attente “prépro-grammée” du public, mais en fonction des exigencesmêmes de ce(ux) qu’il s’agit de montrer.

RECOMMANDATIONS CONCERNANT UN ESPACE DE DIFFUSION DESTINÉ A ACCUEILLIR LES MUSIQUES DU MONDE

Imaginer une nouvelle façon de diffuser (c’est-à-dire, enfait, de comprendre) les expressions artistiques desautres cultures répond à un souci de respect desdites cul-tures, mais relève surtout d’un défi anthropologique quele MAC devrait relever. Il s’agirait d’offrir enfin un lieunouveau – sans doute unique – qui saura être tout saufun théâtre classique. Ce serait :

– Un espace modulable, cassant le caractère frontalde la représentation (comme le faisait d’ailleurs en par-tie le théâtre élisabéthain), invitant les musiciens à êtrecomme chez eux et n’obligeant pas le public à demeurerassis, ni contraint à une complète passivité, mais lui pro-posant la possibilité de s’éloigner ou de s’approcher desacteurs, de se tenir debout sur des appuis, ou allongé.

– Ce qu’il aura à voir ne sera pas forcément un spec-tacle étroitement conçu pour la scène ; c’est ainsi quela musique pourra être éventuellement un concert, maistout autant figurer un moment d’une de ses phasesd’élaboration : on préférera toujours la répétition auconcert.

– Cet espace pourrait accueillir environ trois cent cin-quante personnes (chiffre approximatif ; la nécessairemodularité de la salle pouvant conduire à réduire cenombre).

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Liberté des musiciens/liberté du public au profit d’ex-pressions diversifiées : voici, en un mot, l’idée. Dans denombreux cas, il faudra tenir compte du fait que laconsommation de musique s’accompagne de consom-mation de nourriture, laquelle servira de contrepoint à lamusique qui s’adresse aux oreilles et aux yeux : nourri-ture (légère et discrète) durant le jeu musical, mais aussi,plus lourde, avant ou après lui. Il y a donc la nécessitéimpérieuse de concevoir une cuisine attenante à l’espacede jeu, en rapport direct avec lui, où l’on pourra mangeren compagnie des musiciens.

L’espace à concevoir serait circulaire et jouerait surdifférents niveaux communiquant entre eux. On peutimaginer la scène comme une place de village de mon-tagne, avec ses lieux d’observation divers (plongées,visées latérales, terrasses suspendues, observation pardes cursives ou des fenêtres latérales, de larges balconsoù l’on peut s’allonger, des murets sur lesquels on peutprendre appui, etc.). L’esthétique pourrait être néo-naturelle. Le public sera convié à apprendre à se com-porter dans cette salle : il s’agira aussi pour lui d’uneexpérience sociale fondamentale : comment être libre deses mouvements sans gêner ses voisins ? Il s’agit d’unequestion très contemporaine.

Ces considérations sur l’espace demanderont unsérieux travail aux architectes. Les problèmes d’acous-tique tant déterminants puisque les microphones sontexclus, il y aura également un gros travail à réaliser pourl’emploi des matériaux : la pierre n’est pas à exclure,bien au contraire. Autre problème spécifique à régler :celui de la sécurité (cuisines, lieux d’observation qu’ilcon vien dra de ne pas rendre trop périlleux, etc.).

Le fond de la salle devrait être un mur, sans douteamovible, et en tout cas blanc : il sera possible d’y

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projeter des images : films (bien entendu, muets) ou dia-positives en carrousel, en rapport direct avec la presta-tion des musiciens.

La direction de l’éclairage (pleinement significatif)devra être revue. Chacun sait que tous les musiciens dumonde souffrent d’être aveuglés par des spots qui occul-tent la présence de leur destinataire. Un éclairage cen-tral, correspondant à la direction de la source sonore,devrait être privilégié. Quelques lampes légères et auto-nomes pourraient être mises à la disposition du public ;elles sont destinées à passer de main en main, commeun relais et la trace visible d’une entente commune.

Propositions décoratives : le plafond pourrait être unciel étoilé…

BERNARD LORTAT-JACOB

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DÉCONTEXTUALISATION : FAUT-IL AVOIRPEUR DE LA PLANèTE SAUVAGE ?

Derrière les barrières de police de l’aéroport Charles-de-Gaulle, l’équipe attend les Javanais. Une partie desmembres de la Maison des cultures du monde se tientprête, de même que quelques fonctionnaires de l’ambas-sade d’Indonésie. En effet, un souverain dirige la troupede musiciens et de danseurs : le sultan de Mankunaga-ran. Les officiels s’emparent de lui et de son épousepour les installer dans des appartements princiers desquartiers ouest de Paris. Les artistes montent dans unautocar qui les emmènera dans un hôtel de Montpar-nasse, tout près du théâtre.

Le spectacle de Wayang, basé sur des extraits duRamayana, se déroule dans d’excellentes conditions ; cequi fait dire à la regrettée Brigitte Delanoy alors journa-liste à France Culture : “Le drame-dansé atteint la per-fection ! On a envie de dire : c’est presque trop beau.”

Rentrés sagement à l’hôtel, à la fin de chaque repré-sentation, les artistes déclinent poliment les invitationsde la Maison des cultures du monde qui voudrait leurfaire connaître Paris. Tour Eiffel, Notre-Dame, Ver-sailles, une promenade en bateau-mouche sur la Seine,les grands magasins, l’Opéra de Paris ne semblent susci-ter chez eux aucun intérêt. Pendant leur jour de relâche,ils se groupent dans une grande chambre, commandent

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de la nourriture indonésienne et restent assis sur le tapis,côte à côte, à bavarder ou à chanter. Epaule contre épaule,ils construisent une fortification qui les protège de laville, du pays et des étrangers qui l’habitent. Alors queles mots de métissage, de fusion, de symbiose restentencore à la mode à la veille du troisième millénaire, JeanDuvignaud évoque, dans Cultures et civilisations, lesmondes fermés sur eux-mêmes. L’axis mundi demeurefort, au point d’éclipser totalement ce que certains Euro-péens appellent l’irrésistible séduction de l’Occident.

Sur la scène, au cours de leur présentation, les Java-nais n’éprouvent aucune gêne. Le théâtre parisien peutse confondre avec cette grande terrasse de pierre sur-montée par un toit mais ouverte de tous les côtés etreposant sur quatre piliers. Dans la salle du boulevardRaspail, le sultan, entouré de la famille royale, installéau milieu du rang central, reste le point de mire desartistes. A la fois compositeur, metteur en scène d’uneexpression plusieurs fois centenaire, historien et direc-teur de la troupe de son propre palais, il reste le specta-teur privilégié ; en fait le spectateur unique. La musiqueet les corps en danse construisent pour lui le monde, toutsimplement.

L’exemple des Javanais est à souligner à cause ducaractère exceptionnel du comportement des artistes. Ence qui concerne l’essence même de ce spectacle de cour,le jeu de ces professionnels ne subit aucune variation,aucune distorsion et les petits obstacles, dus à la sur-prise, au contact de technologies scéniques – réduites auminimum – se trouvent vite surmontés.

Il n’en est pourtant pas de même de tous les gamelansde Java ou de Bali, qui depuis les années soixante-dix serépandent aux USA et en Europe jusqu’à provoquer laconstitution de groupes de musiciens de gamelan non

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indonésiens. Dans le Rapport mondial sur la culture1988 (publié par l’Unesco), Martin D. Roberts écrit :

… Les orchestres de gamelan indonésiens sont des habi-tués du circuit de la world music et des ensembles nonindonésiens se produisent lors des festivals organisés àBali et à Yogyakarta, dans l’île de Java. Il existe actuel-lement plus de 80 orchestres de gamelan aux Etats-Unisd’Amérique et au Canada, et des groupes actifs en Alle-magne, en Australie, en France, au Japon, en Nouvelle-Zélande, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni (…) Mais,d’autre part, du point de vue ethnographique, jouer lamusique de gamelan pose un certain nombre de ques-tions qui débordent le problème purement musicolo-gique. En Indonésie, les instruments du gamelan sontcensés avoir des vertus magiques et sont l’objet de rituelscomplexes. Les musiciens occidentaux devraient-ilsobserver ces rituels complexes ? Les musiciens occi-dentaux devraient-ils observer ces rituels, même s’ils nepartagent pas les croyances qui les fondent ? En Indoné-sie même le gamelan est un phénomène transculturel,tout autant que dans le reste du monde. (…) La musiquede gamelan est aujourd’hui en Indonésie une institutionculturelle nationale qui continue de remplir ses fonc-tions traditionnelles. (…) Le caractère dissonant desaccords et des échelles du gamelan par rapport aux sys-tèmes harmoniques occidentaux illustre bien la natureirréductible de cette musique, pratique sociale qu’on nepeut réduire ni à la dimension commerciale de l’indus-trie mondiale de la musique, ni aux analyses culturellesde la world music.

La Maison des cultures du monde, dont la missiondepuis 1982 consiste à présenter au public français les

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expressions étrangères, se trouve confrontée à de nom-breuses expériences à la fois sur le terrain et dans diffé-rents espaces scéniques parisiens. Lorsque l’un de nouspart en prospection, il ne sait jamais exactement quellesseront les possibilités de choix des formes attachées à ungroupe de population, ces formes se trouvant en évolu-tion permanente en particulier à cause de contacts avecd’autres communautés. Le moment d’excitation de lapure découverte se double chaque fois d’une terribleanxiété de la part de chacun de nous comme de la partdes musiciens, danseurs, acteurs, conteurs, marionnet-tistes en présence. Qu’attendons-nous l’un de l’autre ?La présentation dans l’environnement local prend pres -que toujours un caractère d’épreuve. L’épreuve en miroirse double d’une supputation au plan de la réalisationd’un projet de transfert comme au plan d’une efficacitéextérieure.

En effet, que la pratique spectaculaire se déroule dansun pays africain, arabe, asiatique, ou bien de l’une destrois Amériques, elle se trouve soumise sur place à desexigences d’efficacité.

Au Cameroun, dans le royaume des Bamum, dirigéencore aujourd’hui par le sultan Njoya, descendant de ladynastie fondatrice au XVIIe siècle, un jeu théâtral appeléThéâtre du palais ou Chroniques des sultans bamumconsiste dans le même temps en une affirmation publiquedes pouvoirs du sultan et en une cour de justice. Remar-quablement organisée depuis plusieurs siècles, la trouperoyale, composée d’une part par les princes et d’autrepart par les notables d’origine servile (anciens captifs),possède des ensembles d’instruments de musique pourchacune des castes représentées, des costumes, desmasques et des accessoires soigneusement gardés dansle palais de Foumban. La représentation se déroule au

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moment choisi par le sultan et ses ministres lorsqu’unbesoin de recensement de la population s’avère néces-saire ou bien lorsque les listes des plaignants ou desvictimes d’injustices et de passe-droits locaux s’accu-mulent. Le sultan en personne, assis sous un parasol,préside le jeu et fait face à un acteur le représentant. Ceroi de théâtre entouré de musiciens et d’acteurs fait par-tie de la distribution d’une pièce du répertoire où l’acted’injustice ou de réparation ainsi que la parole royaleforment le pivot. A l’issue de certaines scènes, le véri-table sultan interrompt le sultan de théâtre et renchéritsur la procédure. Les plaideurs-spectateurs se précipitentautour de lui et lui exposent le litige. Ils entendent leverdict et la pièce continue, coupée de nouveau par uneintervention du souverain.

Dans ce drame musical et historique où le rôle du roise trouve théâtralisé, l’efficacité du traitement du gou-vernement se trouve renforcée par un procédé de miroir.Le jeu se trouve si bien au nœud des situations socialeset politiques que au moment de l’invitation à la Maisondes cultures du monde en 1990, les musiciens et lesacteurs, dignitaires du royaume et princes de sang, sousla conduite du prince Aboubakar (historien, musico-logue et fils du sultan régnant), ont trouvé un subterfugepour reconstruire sur une scène française ce pirandel-lisme à l’africaine. Sur un siège amené du palais, la pipede bronze et le chasse-mouches du sultan Njoya étaientdisposés, abrités sous un parasol. La pièce : Le Vol de lapoudre royale, se déroula sans les interruptions du souve-rain, il est vrai. Cependant les interventions du quotidiense produisaient grâce à l’action du prince Aboubakar,qui sur scène, se dirigeant d’un groupe à l’autre, donnaitdes instructions de départ d’instruments ou de voix toutà fait spontanées en langue bamum et créant ainsi un

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effet de distanciation non concerté à l’avance mais quis’intégrait parfaitement dans cette perspective drama-tique particulière. Le public français, prévenu du contenude cette action dramatique et musicale par des docu-ments distribués avant la représentation, loin de se sentirlésé par les “manques”, apprécia au contraire l’intelli-gente substitution. La décontextualisation qui aurait pupeser gravement sur la qualité du spectacle s’est trouvéecompensée par le processus d’adaptation rapide desCamerounais parfaitement conscients des caractéris-tiques de leur fonctionnement dramatique.

D’autres cas de transfert ne proposent pas des solu-tions aussi heureuses. Parfois la transplantation d’uneexpression spectaculaire reste synonyme de pertes plusou moins lourdes. Afin de pallier ces inconvénients sou-vent prévisibles, l’équipe de la Maison des cultures dumonde se pose la question de l’“exportation” dès sonarrivée sur le terrain et la mise en présence avec lesgroupes ou les individus. Les possibilités de présentationhors du contexte local restent soumises à une classifica-tion des formes en fonction de l’efficacité mentionnéeplus haut.

Dans le monde entier, les expressions se répartissenten trois groupes : les expressions sacrées, les expres-sions populaires et les expressions classiques ou savantes.Bien entendu les frontières entre elles restent perméa bles.Ainsi une expression populaire peut appartenir au registredu sacré ou au registre du profane.

Le transfert qui pose le moins de problèmes reste cer-tainement celui qui concerne un individu ou un groupeprésentant une forme classique. Une forme classique setrouve fixée par des règles établies la plupart du tempspar des lettrés ou par les interprètes eux-mêmes. Le lieu,la caractéristique du public, les conditions d’écoute et de

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présentation font que, d’un continent à l’autre, le “per-formant” se trouve face à des auditeurs et à des specta-teurs, dans des conditions équivalentes. Munir Bachir, lejoueur de ‘ud irakien, Ida Widawati, la chanteuse java-naise d’un ensemble tembang sunda, Zawose, le maîtrede la sanza de Tanzanie, Florida Uwera, chanteuse duRwanda, Nezih Uzel et Kudsi Erguner, musicienssavants de Turquie, Alim Kassimov, Sakina Ismaelova,chanteurs de mugam d’Azerbaïdjan, Munajat Yulchieva,chanteuse de ghazal d’Ouzbékistan, etc., ont ainsi pu,sans aucun dommage pour leur expression, présenterleur répertoire classique à un public français et occiden-tal attentif.

L’expression sacrée posséderait elle aussi cette sou-plesse de présentation (en suivant certaines règles)presque uniquement grâce à la qualité de certains de sesinterprètes. Il en va ainsi de plusieurs chanteurs de qaw-wali tels que les frères Sabbri du Pakistan. Il s’agit là depersonnes de plus en plus habituées à se trouver expo-sées aux foules différentes et en particulier aux non-sufi. Ce type d’individus ou de groupes ne pose pasplus de problèmes aux organisateurs que les artistesclassiques. En revanche, il faut faire preuve en Europed’une extrême vigilance lorsque intervient la présenta-tion de formes populaires.

Le sacré, ancré le plus souvent dans la narration dra-matisée de mythes fondateurs, comporte une phaseindispensable qui intervient avant, pendant ou après lespériodes musicales, dansées ou jouées : le déroulementdu sacrifice. Qu’il prenne la forme d’immolation oud’offrande, il définit un lien contractuel entre l’humainet le divin. Privée de cet acte central et signifiant, l’ex-pression spectaculaire, coupée de la ritualisation, devientune enveloppe vide. Or, oser montrer sur une scène

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occidentale l’objet du sacrifice et son accomplissementreprésente un risque élevé.

Au cours des années soixante lorsque le Théâtre desNations amena au théâtre de Lutèce la mambo (prêtressevaudou) Mathilda Beauvoir, celle-ci au cours d’unecérémonie égorgea de ses dents deux pigeons vivants.Le public français fut saisi de stupeur et plusieurs per-sonnes quittèrent la salle. Aujourd’hui, soit quarante ansaprès cet épisode de transfert manqué, la réaction desspectateurs resterait la même. Certains Européens nepeuvent voir couler le sang que sur leur écran de télévi-sion. En des circonstances autres que la guerre et lachasse, leur cœur se soulève et ils crient au scandale.

Dans la conception du transfert à la Maison des cultu -res du monde, il n’est pas question de simuler le sacri-fice, soit en accomplissant un geste incomplet, soit en seservant d’un objet de substitution. Les organisateurs despectacles se trouvent donc confrontés à un obstaclesauf si leurs partenaires font preuve d’intelligence, telsces Bataks de Bornéo qui, basant leur vie quotidiennesur le cérémoniel, manient en permanence le subterfugeou la suggestion. Les communautés Batak Modang serassemblent autour de magnifiques séances chama-niques appelées sangyang. Les tambours, les métallo-phones, les voix s’entrelacent et mènent jusqu’à l’extasequel ques hommes âgés qui tournoient autour d’uneimmense poupée de chiffon, image planante de la ferti-lité. Des fruits, du parfum, des cigares, du riz et un coqrouge constituent les offrandes à la divinité de la forêt.Les femmes du sanctuaire déposent les divers biens sousla poupée et tranchent la tête du coq. Aussitôt, les tam-bours commencent à battre. Comment présenter auThéâtre du Rond-Point, en 1992, un tel rituel inconnu dupublic, mais d’une incomparable richesse ? Un des plus

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vieux chaman trouva la solution qui convenait à lascène parisienne. Le coq serait amené sur le plateaudans une cage de bambou. Au moment de l’immolation,une femme le sortirait de sa prison, lui placerait lente-ment la tête sous l’aile, le déposerait quelques secondesau-dessus des offrandes et le remettrait dans sa cage.Tous comprendraient ainsi la portée symbolique dugeste. Cependant, toutes les ritualistes ne possèdent pasla finesse des Bataks et quelquefois, pour ne pas violercertains interdits ou risquer de tomber dans l’outranceou dans le ridicule, il faut bien se résigner à ne pas pré-senter de cérémonie hors de son contexte.

Une question de localisation se poserait à propos decette situation. Si le monde occidental se révèle particu-lièrement fragile ou timoré concernant le meurtre rituelprésenté hors de son contexte, en serait-il de même s’ils’agissait de présenter une cérémonie de Malaisie auBénin ou une cérémonie du Nigeria devant des paysansdu Sud de la Chine ? Le transfert entre les formes nereste plus unidirectionnel et des approches Sud-Sud seréalisent actuellement.

Les expressions populaires sont celles qui posent lesplus grands problèmes en ce qui concerne leur trans-plantation momentanée, sauf dans le cas où elles ontdéjà subi sur place l’épreuve du feu de l’urbanisation.Sorties plus ou moins spontanément d’un groupe d’indi-vidus ou de la totalité d’une communauté, elles nécessi-tent pour exister la présence active de cette communautémême si la musique, la danse et le jeu ne semblent exé-cutés que par quelques membres, sortes d’élus symbo-liques, bénéficiant d’un peu plus de savoir-faire ou d’unpeu plus de pouvoir que les autres. Les expressionspopulaires interactives peuvent difficilement se passerdu renvoi permanent de l’“émetteur” au “récepteur”. Il

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faut d’ailleurs se demander qui est le véritable émet-teur. Transporter une partie de l’un ou de l’autre horsdu milieu d’origine correspond alors à une mutilationde la forme. L’exemple des très beaux chants de Dal-matie exécutés par des villageois croates à la Maisondes cultures du monde en 1997 a révélé une sorte defrustration à la fois des chanteurs et du public français.Aux ornemen tations vocales, il fallait des réponses, descris d’encou ragement, un support humain capable desuren chérir sur les prodiges du chant pour aller plusloin dans une forme où le rebondissement fait partie dujeu musical.

Dans le cas des formes populaires présentées à despublics extérieurs, la pire des solutions réside dans lafolklorisation. Les Soviétiques, dont l’adage politico-culturel s’énonçait comme : “Mille peuples dans unemême famille !”, non seulement ont excellé dans cetexercice, mais ont contaminé une partie du mondeoccidental, arabe et latino-américain. La méthode serévélait simple. Il s’agissait de choisir les morceaux lesplus “spectaculaires” exécutés à la perfection par des“bêtes à concours”, l’effort consistant à gommer lesirrégularités, les spontanéités, les rugosités. L’infimepartie de l’expression présentée donnait ainsi l’imaged’une société parfaitement lisse et dont l’esthétiqueconvenait à tout le monde. Bâties sur un modèle simi-laire, les pièces folklorisées comportaient des accumu-lations d’effets sonores dans un temps extrêmementréduit pour échapper à l’impression de répétition doncde lassitude, des amoncellements de couleurs et demouvements ainsi que des techniques d’accélérationfinale destinées à prouver que tout baignait dans la vir-tuosité et dans la joie. Bien entendu, la vie des tradi-tions populaires passe aujourd’hui par la disparition

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des festivals de folklore, champions de la sclérose et del’agonie de nombreuses formes spectaculaires dans lemonde.

Le voyage des expressions vers l’extérieur demandela plus grande prudence, non seulement parce que lespeuples transportés peuvent se trouver fragilisés (la santédes Pygmées, des Indiens d’Amazonie, etc.), mais aussiparce que le déplacement de certaines catégories demusique et de danse engendrerait des dommages auniveau de la conscience des performants. Il ne semble-rait pas en effet qu’un Afghan ayant accordé son rhobabselon une technique de mille ans puisse subir une pertur-bation par trois semaines de tournée en Europe. Enrevanche, il peut devenir la proie des champions du syn-thétiseur et des parrains de la world music, qui, en unclin d’œil et à l’aide de quelques dollars, vont ledépouiller de son particularisme pour couler son “âme”dans le moule mondial.

Passeurs de culture, apprentis sorciers qui apportonsde l’inconnu et de l’émotion, soyons vigilants en versantl’élixir d’un chaudron dans un autre.

FRANÇOISE GRüND

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LA CIRCULATION DES ARTISTES

La fonction du spectacle vivant est de provoquer la ren-contre du public et des artistes. Celle-ci constitue un pri-vilège, l’artiste renouvelant chaque fois sa prestation (laprésentation d’une œuvre) dans un rapport changeantface à un public toujours différent. Expérience unique pourl’artiste et pour le spectateur. C’est ce rapport “direct”qui différencie le spectacle vivant du spectacle média-tisé, où la prestation de l’artiste est fixée une fois pourtoutes (mécaniquement ou électroniquement). Dansleurs modes de représentations vivantes, les musiquesdu monde ont les mêmes exigences. A cette différenceprès que pour rencontrer le public du monde les artistesdu monde doivent franchir les distances qui séparentles continents, les pays, différencient leurs régions. Leslimites de chacune de ces entités géographiques mar-quées par des frontières, véritables barrières de sépara-tion placées sous la surveillance et la sauvegarde desEtats. Qui les gardent (parfois jalousement) de dangers(toujours) venus du dehors. Toutefois l’imperméabilitédes frontières est par nature contradictoire. A la fois,elles doivent fermer le pays pour l’em pê cher d’être“envahi”, et rester “ouvertes” pour qu’il échange sesrichesses avec les autres. Chose difficile en un tempsoù les marchés ont ouvert le monde et la technologie

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“virtualisé” les frontières. Plus les marchés poussent lesEtats à ouvrir leurs frontières, plus ils ressentent lebesoin d’affirmer leur souveraineté et veulent exercer uncontrôle sur les personnes.

Les pays européens et d’Amérique du Nord sontdevenus très sourcilleux à l’égard des ressortissants despays du Sud. Les règlements aux frontières sont désor-mais très “sélectifs”. Les superfrontières (type Schen-gen) venant renforcer les frontières historiques de chaquepays et freiner un peu plus leurs relations avec lesrégions du Sud.

La vie artistique et culturelle pâtit directement de cesrestrictions. Plus et mieux les publics connaissent lescultures du monde et deviennent curieux à leur endroit,moins ils ont la possibilité de “voir” (physiquement) lesartistes qui en sont les représentants.

Les programmateurs, directeurs de salles ou de festi-vals européens sont confrontés à ce paradoxe chaque foisqu’ils veulent faire venir des artistes du Sud (pays arabes,Afrique, Amérique du Sud, Asie et parfois même Europecentrale ou orientale). Les fameux pays à risques !

Les administrations chargées de faire respecter leslois concernant l’entrée et le séjour des étrangers agis-sent selon des logiques et avec des “sensibilités” diffé-rentes selon les pays. En fonction des textes existantsbien entendu, mais aussi selon l’origine des artistes, leurnotoriété, la durée la fréquence des séjours, la qualitéde l’“invitant”… Leur rigueur dépend fortement ducontexte politico-social et de leurs opinions publiques.Un fait divers, de société, culturel, sportif, politique, sur-venant au moment de la demande peut provoquer unrejet (plus rarement faciliter son acceptation). L’inter-vention d’un homme public peut également ouvrir desportes qui habituellement restent fermées. En revanche,

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que la demande aboutisse ou qu’elle soit refusée, ce seratoujours sans motif et sans recours. Prises sous le cou-vert de l’intérêt supérieur des Etats, ces décisons s’appa-rentent le plus souvent au fait du prince, dans unarbitraire qui n’a d’égal que la non-transparence.

Les artistes (individus, groupes ou troupes) ne sontjamais considérés comme des “biens culturels”. Lesdemandes de visa sont examinées seulement en fonctiondes personnes et ne prennent pas en compte l’activitééconomique de celles-ci. En conséquence, les adminis-trations sont indifférentes au fait qu’en refusant un visa,elles provoquent un manque à gagner, voire une perted’argent (parfois public), une perte d’emplois directs(les personnels du spectacle) ou indirects (hôtelleries,commerces) et sont responsables d’un déficit culturel etprivent le public d’une liberté.

Ceux qui invitent les artistes doivent en outre résoudrede nombreux problèmes. En particulier, ils doivent s’effor -cer de rendre compatibles les “statuts” sociaux desartistes dans leurs pays d’origine (qui parfois n’en ontaucun ou exercent un autre métier) avec les législationsdu Nord. Ils doivent tenir compte des différences de pro-tection des œuvres et des patrimoines, prendre degrandes précautions face au risque de “piratage” quefacilite la différence des systèmes de droit d’auteur.

Non seulement l’écart de niveau de vie est source dedifférences, mais les statuts légaux sous lesquels lesartistes peuvent travailler dans les pays du Nord ne sontpas les mêmes d’un pays l’autre. La plupart du temps,les contrats qui lient les artistes avec les “invitants” sontpassés entre entreprises et relèvent des règles commer-ciales. A l’exception notable de la France, où le statutde salarié qui s’applique aux artistes confère à “l’invi-tant” la responsabilité d’“employeur”. Ce qui complique

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l’organisation de tournées à partir de la France et péna-lise les entreprises qui y exercent leurs activités. Alorsque leur savoir-faire (la connaissance qu’elles ont descultures du monde) est largement apprécié et devrait aucontraire constituer un atout.

Les professionnels qui se consacrent au développe-ment des musiques du monde doivent accomplir unvéritable parcours du combattant.

C’est la raison qui les a incités dans le cadre duréseau des musiques du monde Zone franche, à proposerla création d’un visa spécifique pour les professionsartistiques et culturelles.

La circulaire conjointe du ministère de l’Intérieur etdu ministère des Affaires étrangères, qui l’ont publiéeaprès le vote de la nouvelle loi sur l’accueil et le séjourdes étrangers a sensiblement amélioré la situation enFrance. Malheureusement, elle n’a pas pour vocation derégler les problèmes internationaux qui restent posés auniveau de l’Europe.

Il s’agit maintenant de porter la question au plan dela Communauté européenne. Et ce, dans trois directions :harmoniser les conditions de séjour et d’entrée dansl’espace de Schengen et dans les pays de la Commu-nauté ; harmoniser les règles du travail et d’emploi desartistes étrangers ; engager la Communauté sur la voied’un soutien actif dans le domaine culturel, notammentdans le champ de ses relations avec les pays extra-européens.

PHILIPPE GOUTTES

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LA MUSIQUE, VECTEUR D’INTÉGRATION

Remobilisation, insertion, intégration : des mots qui sontau cœur des préoccupations d’aujourd’hui mais aussipeut-être des mots piégés par les significations que cha-cun veut bien y mettre en fonction de ses préoccupa-tions.

Des mots qui inquiètent sûrement lorsque l’on estdans les marges avec une langue, des codes, une écono-mie souterraine, une organisation où tout se transmet defaçon fulgurante, où tout se sait, se commente et se gèreavec une solidarité bien spécifique.

Des attitudes qui inquiètent aussi lorsqu’on a du malà percevoir la société actuelle avec ses intolérances sisouvent effrayantes et ses solutions trop radicales.

La société elle-même n’est pas toujours prête àaccepter la différence !

La remobilisation est une main tendue, une marquede respect qui, en redonnant confiance, crée de nou-veaux rapports, renoue un dialogue rompu qui remet ensituation des individus, des groupes, une communauté.

Les pratiques musicales mais aussi les musiques danslesquelles on se reconnaît sont un moyen de dialogueprivilégié qui dans bien des cas exalte les sentiments,rapproche. La musique accompagne l’histoire des peupleset en raconte autant les événements que les sentiments.

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S’appuyer sur ses racines, c’est peut-être aller plusfacilement à la rencontre de l’autre, échanger, s’insérer,s’intégrer à l’Histoire, des histoires.

L’interprétation musicale, c’est une façon d’affirmer,de marquer sa différence.

L’intégration, c’est d’abord être suffisamment sûr deson identité pour entrer en relation avec quelqu’un quia une autre identité, une autre histoire, et c’est au fond,avant tout, une affaire personnelle.

Lorsque l’on est en mesure de donner et de recevoir,il y a le vécu d’une relation affective qui engendre autrechose que la violence. Toute construction positive estdésormais envisageable.

Une société est faite sur sa différence, et dans l’His-toire, nous pouvons souvent observer que des “méthodesd’intégration” mal maîtrisées entraînent trop souvent ladésintégration, l’assimilation1.

La musique, vecteur d’intégration, un sujet qui nousrenvoie aux problématiques des musiques qui sont aucœur de l’actualité de l’univers de la jeunesse.

Pour ceux issus de l’immigration, on observe plu-sieurs conduites.

La volonté d’assimilation totale à la société françaiseou, à l’inverse, le repli identitaire dans l’univers social etculturel des parents. Dans certains cas, l’occidentalisa-tion est considérée comme une menace.

La recherche de spiritualité, la construction d’uneidentité nouvelle tout en affirmant son origine sociale

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1. Comme le souligne Bernard Leblon, dans le Sud de l’Espagne, lesmorisques se sont quasiment dépersonnalisés, déculturés, désintégrés.Leur origine africaine du Nord disparaît et, pour donner un signe deleur parfaite intégration, leur grande spécialité est le commerce ducochon !

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deviennent aussi de plus en plus fréquentes avec larecherche de nouvelles voies, de nouveaux sons. Onnotera l’utilisation de l’électronique et l’influence gran-dissante des nouvelles technologies, en particulier à tra-vers les courants musicaux “fusion” et dans la worldmusic.

Depuis le début des années quatre-vingt, j’ai été per-sonnellement confronté à ces problématiques en étantdirectement impliqué sur le terrain autour de ces réalitésmusicales en tant qu’interprète, chercheur, ou commeréalisateur catalyseur d’aventures humaines et artis-tiques qui m’ont procuré de grandes satisfactions per-sonnelles.

C’est la passion de l’échange créatif avec des artistesde tous niveaux et conditions pour s’exprimer, se réali-ser dans des projets musicaux les plus divers qui a per-mis de bien belles réalisations et découvertes.

La principale difficulté est de savoir aller à la ren-contre, pouvoir être à l’écoute, afin de comprendre etd’apporter des réponses adaptées.

Des résultats ont été obtenus grâce à une souplesseassociative et notre rapidité d’intervention.

Essayer systématiquement d’être là au bon moment,de s’adapter aux situations en apportant des solutions, eninstaurant un climat de confiance et de respect mutuelfavorisant un enrichissement réciproque.

Avec leur ethnocentrisme, les tentatives institution-nelles ont été plus laborieuses.

Notre propos va donc s’appuyer sur ce vécu.Il y a bien souvent un abîme d’incompréhension entre

les envies des jeunes et les solutions proposées ; aussi,en l’absence d’outils efficaces pour traiter du monde sen-sible, nous sommes bien souvent contraints d’adopterdes stratégies latérales.

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Les pratiques musicales des jeunes s’adaptent, se déve-loppent et nécessitent de plus en plus de lieux équipés.

C’est la meilleure façon d’apporter des réponses àdes expressions musicales qui veulent et doivent exister.

Les machines envahissent la production musicaleavec deux écoles. Celle qui reproduit et restitue desespaces sonores, et celle qui cherche de nouvelles sono-rités à partir de sons acoustiques.

On assiste aujourd’hui au métissage de toutes ces tech-nologies. Il existe ainsi un grand nombre de pratiquesmusicales dans le domaine des musiques traditionnelleset communautaires et les musiques actuelles qui ont deplus en plus besoin de trouver des réponses adaptées.

On en connaît aujourd’hui la teneur, mais des enquêtesplus approfondies révéleraient sûrement encore des réa-lités musicales inattendues en France2.

La musique est aujourd’hui devenue un gigantesqueobjet de consommation3, et les villes sont le théâtre desspécialisations fournissant aux musiciens professionnelsles possibilités de développer et de diffuser leur art.

Une façon de communiquer et de faire passer desmessages que beaucoup d’artistes utilisent4.

Dans ces mêmes villes, la pratique amateur, tous stylesconfondus, s’essaie, au gré des propositions, à élargirson champ.

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2. Le CMTRA (Centre des musiques traditionnelles en Rhône-Alpes) aréalisé une série d’atlas sonores qui révèlent des pratiques musicalesd’une extrême densité. Hélène Lee, dans Libération, avait analysé lacompilation “Musiciens du Maghreb à Lyon”.3. De récentes études révèlent l’énorme attrait des jeunes pour laconsommation musicale avec achat de matériel qui permet de recréerou de reformater ce qui existe déjà à son image, notamment avec lesgraveurs de CD qui permettent de faire des compilations.4. Notamment la scène rap, avec ses diverses tendances.

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La prolifération d’activités d’éveil artistique (contextescolaire), les lieux d’enseignement musical spécialisé(conservatoires) donnent un rôle, une mission spécifiqueà la musique, avec encore trop souvent une vision quel-quefois trop restreinte, même si, ces dernières années,d’énormes avancées ont été effectuées.

A Perpignan5, nous avons développé depuis 1989 unesérie d’actions en direction des dynamiques musicalesspécifiques à certains quartiers de la ville, notammentdes quartiers à forte population gitane (le Vernet et Saint-Jacques), essayant de comprendre quels en étaient leslieux de mémoire. Comment ceux-ci sont-ils chargés etrechargés de symboles, d’histoires évocatrices.

Comme le souligne Louis Assier-Andrieu6, “la percéemusicale de Saint-Jacques, réceptacle de traditions, estsouvent soulignée par opposition à l’insalubrité de sonhabitat ou à l’insécurité de ses rues : or, de la part despopulations qui y vivent, on constate une «culture degestion des risques» qui en fait (statistiquement, il estvrai) un quartier à faible taux d’accidents domestiques età faible délinquance”.

Il convient, pour nous, de mettre la musique en rapportavec les autres formes de représentations symboliquesoù se logent les valeurs non utilitaires de la vie sociale.

En confrontant ce qui est culture pour l’anthropo-logue et ce qui est culture pour qui entend lutter contre

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5. Dans le cadre du département “Musiques traditionnelles/musiquesactuelles” du conservatoire de musique, avec l’AMIC (Action musiqueinterculturelle en Catalogne), et plus récemment avec la Casa Musicalsituée dans l’ancien arsenal de Perpignan.6. Louis Assier-Andrieu, Le Culturel et le social – ethnographie del’“insertion” chez les gitans de Perpignan, CNRS Contrat de Ville(Pôle de connaissance en développement social).

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l’exclusion, nous souhaitons contribuer, en coopérationavec les acteurs-décideurs, à l’élargissement du cadre età un affinement des objectifs d’une politique réelle d’in-sertion par la culture.

Hermétique, comme le sont les cultures dominées,que la crainte légitime du dominant sert à protéger, lasociété gitane, présente dans la ville et le départementdepuis plusieurs siècles, est de plus en plus au cœur d’unemultiplicité de tensions politiques locales et nationales.

On connaît l’extraordinaire faculté d’adaptation desTsiganes présents en Europe depuis des siècles et qui,tantôt ignorés, tantôt installés dans des rapports d’hosti-lité, symbolisent l’anticivilisation7.

La société gitane n’est pas un monde sans lois8. Elleest le produit de l’évolution d’une organisation ances-trale qui a façonné dans tous les domaines une petitecivilisation unique, dérangeante certes, mais qui a sucréer un décalage et a résisté à toutes les tentatives d’in-tégration. C’est peut-être ce qui la sauve aujourd’hui.

GUY BERTRAND

7. Dossier “Tsiganes d’Europe”, in revue semestrielle Etudes tsi-ganes 1/93 et Musiques 1/94 – Etudes tsiganes, 2 rue d’Hautpoul,75019 Paris.8. Cf. Jean-Paul Escudero, Tekameli-ida y vuelta (CD), Epic Music,1999.

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MUSIQUES DU MONDE EN CIRCULATION INTERNATIONALE

Entretien avec Alex Dutilh1, propos recueillis par Francisco Cruz

Francisco Cruz. – Parle-t-on de musiques du monde oude world music ?

Alex Dutilh. – Musiques du monde ou world music, je lesconsidère sur un mode synonyme, et la Commission quej’ai présidée a abordé ces questions-là, avec la mêmelogique qu’elle le fait pour la chanson, le jazz ou le rock.Ce sont des musiques qui ont évidemment une mémoire,mais dont l’expression actuelle les différencie du réper-toire consacré. Le fait que les musiques tra ditionnellessoient considérées dans le cadre des musiques actuellesest une façon de les sortir du ghetto nostalgique dont cer-tains élus régionaux d’extrême droite tentent de s’empa-rer pour en faire une bataille idéologique concernantl’identité régionale d’un temps révolu. Alors que lesacteurs de ces musiques-là, aux quatre coins de la planète,sont en plein dans l’actualité avec des oreilles grandesouvertes sur les radios, la télévision, les musiciens de pas-sage, les possibilités d’échanges… J’aime cette dimen-sion de réciprocité d’apports qu’il y a avec les voyagesdes musiques traditionnelles. Je ne peux pas croire que

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1. Alex Dutilh est président de la Commission nationale des musiquesactuelles auprès du ministère de la Culture.

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Cesaria Evora ou Hariprasad Chaurasia n’aient pasécouté la radio depuis une cinquantaine d’années !

Certains pensent que la world est sensible au mélange detechnologies et que les musiques traditionnellesconservent les techniques d’interprétation originales.

Je suis intimement convaincu que toutes les musiquestraditionnelles sont “impures”. Ce qui m’intéresse c’estd’identifier leur dominante mais aussi de pouvoirentendre à l’intérieur de ces musiques, soit ce qu’ellesont éveillé dans d’autres continents musicaux, soit latrace qui leur reste des musiques, venues d’ailleurs. Jeviens d’écouter des extraits de La Casa de la Trova (deSantiago de Cuba [ndlr]) et là je retrouve des effluvescapverdiens. Car ces musiques ont une histoire com-mune, sur les deux rives de l’Atlantique. Ce sont cespoints de rencontre que j’aime trouver et non pas desidentités repliées sur elles-mêmes. Pour revenir à latechnologie, je pense qu’elle n’est qu’un moyen quipeut servir à la tradition comme la trahir, tout est dansla manière. Je pense par exemple à Bénat Achiary,chanteur basque qui connaît comme peu de gens lavraie tradition de chant de la Soule et des pastorales.Sans aucun recours à la technologie, il propose unedémarche ouverte sur le monde.

Achiary n’est pas soupçonné de faire de la world.

Non, parce que ses rencontres avec d’autres musiciens(notamment du jazz et des musiques improvisées) sefont sur un mode acoustique. Sa démarche consistenéanmoins à partir de la culture basque pour la confron-ter et la faire dialoguer avec un autre univers musical.

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Que ce soit avec un ordinateur ou une platine, un vio-loncelle ou une vielle à roue, cela ne change pas fonda-mentalement les choses. L’important, c’est d’accepterd’être “déplacé” par la rencontre avec un autre musicienou une autre musique. Les griots maliens ne se priventpas d’intégrer, à leur façon, la basse électrique sur desinstruments traditionnels. Les cousinages et les distinc-tions entre musiques populaires et savantes dans cer-taines régions du monde restent d’ailleurs très ambigus.

On peut donc parler de musique du monde française,anglaise ou allemande, par-delà l’exotisme et l’étrangeté.

Il y a des exotismes de l’intérieur, que nous appelons“de région”. Ces musiques régionales, qu’il s’agisse descornemuses de Poitou, du gwerz breton ou des chantspolyphoniques corses, ont le même rapport à la mémoireet au temps présent que les musiques sardes ou pakista-naises. Elles ont juste une “apparence” moins exotique.Sans perdre de vue que la notion d’exotisme est trèsrelative et dépendante du contexte. Ainsi Denez Prigentdevient “exotique” au milieu d’un concert rock aux Trans -musicales de Rennes. Alors qu’il baigne là dans sonmilieu naturel.

Les musiques du monde ne sont-elles pas soumises àune écoute acritique elle-même soumise à des phéno-mènes de mode culturelle ?

J’y vois juste la traduction, sur le plan musical, de l’in-croyable accélération du phénomène des voyages touris-tiques. Plus on voyage loin, plus le réflexe de curiositénous porte à écouter des musiques lointaines qui ne res-semblent pas au formatage anglo-saxon vendu dans les

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grandes surfaces. De la même façon que le tourisme estdevenu une vraie industrie, la part des musiques du mondedans l’industrie du disque est devenue un véritable enjeu.

Plus fort que celui du jazz et aussi important que celuide la musique classique ?

Cet enjeu fait qu’elles commencent à être traitées avecles mêmes moyens de promotion et marketing que desmusiques considérées jusqu’ici plus “commerciales”.Quant à la mode, elle va se déplacer. Nous sommesactuellement dans une phase très fortement axée surles Caraïbes et en particulier sur Cuba. Quand on auraexploré et exploité de façon exhaustive toutes lesrichesses musicales de ces îles, le public et l’industriedéplaceront leur intérêt sur des musiques d’autres pays.A cause des verrouillages politiques de quelques contréesou des conditions géographiques, il reste encore beau-coup de musiques à découvrir, ailleurs.

Y aurait-il des musiques du monde auxquelles les musi-ciens français seraient davantage sensibles ?

Il me semble que oui. Essentiellement pour des raisons his-toriques. Pensons à l’époque coloniale : nous avons gardéun lien avec l’Afrique du Nord et l’Afrique noire à traversdes échanges politiques et culturels. Puis, avec les Antilles.Du coup, les influences caraïbes sont très fortes ici.

Cela n’explique pas pourquoi la musique du Vietnam oud’Indochine vous a si peu influencés.

C’est là que l’analyse musicologique est plus fine quel’analyse politique. Il y a en notre culture une importance

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donnée au rythme et à la mélodie qui est plus évidentedans les formes musicales traditionnelles d’Europe,d’Afrique et d’Amérique latine que sur celles d’Asie. Lesdifférentes musiques actuelles en France sont très peuconcernées par les formes musicales asiatiques. L’apportafricain et latino-américain est beaucoup plus évident.Pour l’Amérique latine, il y a une condition particulière :il s’agit de musiques déjà métissées avec des musiqueseuropéennes, ce qui n’est pas le cas pour l’Afrique. Parcontre, la musique arabe – notamment le raï – nous amarqués pour des raisons politiques et de communautéculturelle : en dehors du contexte où il est chanté habi-tuellement, le raï n’a pas influencé la chanson française.

Dans le sens inverse, on exporte la variété françaisemais pas les musiques “régionales”.

Pour l’instant. Mais je suis convaincu qu’une évolutionaura lieu, car nous sommes dans un rapport à la languequi fausse la manière de poser le débat. Jadis, la Francevoulait exporter sa langue avant la réalité de sa culture :un chanteur breton, corse ou basque avait moins dechances d’être aidé à l’exportation qu’un chanteur quis’exprimait en français. Aujourd’hui, dans le servicepublic au moins – je pense au ministère des Affairesétrangères (notamment l’Association française d’actionartistique) et à celui de la Culture –, on raisonne diffé-remment et on prête davantage attention aux différentséléments qui constituent la mosaïque identitaire fran-çaise. On pense plus en termes “d’espace francophone”qu’en termes de “langue française”. L’an dernier, au Fes-tival d’été de Québec, l’artiste français qui a remporté leplus grand succès était Rachid Taha !

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Il chante en arabe et ça, pour l’Amérique du Nord, c’esttrès exotique.

C’est le facteur nouveauté, la curiosité et la différencequi ont primé. Un atout pour ceux qui veulent s’exporteravec l’image des “musiques à découvrir”. Néanmoins, ily a des différences à faire selon les pays. Par exemple,les Japonais semblent pour l’instant très attachés aux cli-chés de la chanson française “de toujours”. Ils plébisci-tent des chanteuses qui sont pratiquement inconnues enFrance. Dans la région de la Sarre, en Allemagne, la tra-dition francophile facilite plus volontiers la tournée d’unsoliste qui chante en français qu’un autre qui s’exprimeen anglais, en wolof ou en arabe. Pourtant, je crois beau-coup plus au succès mondial de Khaled, ou des chan-teuses maliennes qui s’exportent depuis Paris. Notam mentvers des régions du monde où l’on connaît mal la musiqueafricaine ou la musique arabe. Je suis convaincu que letype de soirée que présente le festival Africolor de Saint-Denis aurait un grand succès en Scandinavie. Ce coeffi-cient de différence est une idée à creuser. Car ellevéhicule une image moderne de la France : une imagede l’intégration analogue à celle qui fait la réputation dedynamisme de l’Amérique (Etats-Unis) moderne.

Pourtant, ces chanteurs restent arabes et africains auregard du public international.

Certes, mais je crois que c’est l’histoire de l’art enFrance qui peut s’en honorer. Quand on présente lestoiles de Kandinsky, on a l’image d’un peintre russe. Onpense rarement qu’il a passé les dernières années de savie créative en France. C’est l’honneur de la France del’avoir accueilli, d’avoir sauvegardé son œuvre et de la

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présenter dans les musées nationaux. Je crois qu’il y aun moment où, si l’on veut continuer de nourrir l’iden-tité culturelle de la France, il faut accueillir goulûmentceux qui viennent écarquiller nos oreilles. Il ne faut pasnon plus oublier que c’est à partir du sol français que cesartistes continuent à créer. Il faut surtout les aider à res-ter ici. Ils nous font avancer sur le plan de la créativité.

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LES PRODUITS CULTURELSET LES MÉDIAS

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LES ENFANTS D’ABORD

Cantonner les enfants à une culture qui leur est réservéepeut parfois se justifier. Dans le domaine du théâtre parexemple. Sachant que les pièces pour adultes sont troplongues pour les petits et que l’obscurité qui précède lespectacle déclenche souvent chez eux peurs et crises delarmes, il est utile et louable que des spectacles spéciale-ment conçus pour les enfants tiennent compte de la sen-sibilité de ce public spécifique pour lui éviter unerencontre perturbante avec le spectacle vivant1.

Au chapitre de la musique, le devoir de protectionparaît moins évident. Pourquoi proposer aux enfants uneversion édulcorée des musiques traditionnelles et ne pasleur faire écouter directement les chants des PygméesAka ou Bibayak ? Parce que la question ne se pose pasen ces termes. D’une part, la pratique culturelle desenfants dépend énormément de celle de leurs parents : sices derniers n’écoutent pas de musiques du monde,comment auraient-ils l’idée d’en faire entendre à leursenfants ? D’autre part, il existe désormais un marché dela “culture pour enfants”, plutôt prospère et suffisamment

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1. Rares sont en fait les spectacles pour tout-petits qui tiennentcompte de ces paramètres même si, à Paris, les enfants sont souventmenés “au spectacle” dès l’âge de deux ou trois ans.

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organisé pour que les modes et les engouements desadultes s’y répercutent. D’autant plus volontiers lors-qu’il s’agit de s’ouvrir à d’autres cultures : que l’onprête aux enfants moins d’a priori qu’aux adultes ou quel’on prêche pour une éducation sans “racisme” pour unavenir meilleur. Il existe donc une gamme de produitsmusiques du monde “pour enfants” qui, bien qu’encorerelativement restreinte, semble s’être tout particulière-ment enrichie au cours de l’année 1998-1999.

QUE TROUVE-T-ON SUR CE MARCHÉ ?

Le pire et le meilleur s’y côtoient comme ailleurs maisen règle générale, la qualité serait plutôt bonne. Du côtédes disques, le domaine des berceuses est le plus sujet àcaution, du moins en ce qui concerne les arrangementsmusicaux et les orchestrations. Paroles et mélodies sonten effet rarement servies par des instruments tradi-tionnels. Et sans cette donnée acoustique, les chansons– traduites ou non mais souvent proposées dans lesdeux langues – perdent une grande partie de leur carac-tère original. Passons rapidement sur le fait que denombreux enregistrements incluent des chœurs d’en-fants aux voix placées trop haut – un travers fréquentdans la production de disques pour enfants – poursignaler une démarche opposée : celle de Francis Cor-pataux2. Elle consiste à enregistrer “brut de coffrage”les chansons d’enfants du monde entier en respectantle timbre naturel des interprètes que le hasard lui faitrencontrer. Il les donne à entendre sur plusieurs albums

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2. Francis Corpataux est professeur de pédagogie de la musique àl’université de Sherbrooke au Canada.

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(collection “Le chant des enfants du monde” chez Arion)d’une authenticité irréprochable, souvent émouvantsbien que de qualité inégale. Comparé à cette foule dechants de travail ou d’initiation, de comptines de récréa-tion, de chansons à messages et d’hymnes aux valeursmorales, le patrimoine culturel musical des enfants enFrance apparaît bien pauvre. Oublié sans doute (au pro-fit des Fabulettes d’Anne Sylvestre ou des très sympa-thiques chansons d’Henri Dès) et néanmoins doucementremis au goût du jour, grâce à des disques commePetite Alouette qui rassemble rondes, comptines, ber-ceuses et formulettes du Centre de la France (Amta, LesMusiques du paysage). Moins typiques, moins attachéesà la transmission d’un répertoire particulier, d’autresproductions comme celles signées par Steve Waring oules Ours du Scorff savent lorgner avec talent et inventi-vité du côté des musiques traditionnelles.

A signaler encore, deux entreprises réussies, usantcette fois d’un fil narratif pour donner à entendre desmusiques traditionnelles d’autres pays. Ainsi, la nouvellecollection “Musiques d’ailleurs” – certains ne manque-ront pas de lui reprocher de négliger l’Europe – de Galli-mard Jeunesse présente sous forme de livre-CD l’histoiredite, écrite et illustrée d’un enfant passionné de musique.Grâce à ce récit entrecoupé de plages musicales de qua-lité, la musique est replacée dans un contexte historique,social et géographique. Un petit reportage photogra-phique arrive en conclusion de l’ouvrage. Les deuxpremiers titres de la collection, Anton et la musiquecubaine et Bama et le blues, édités en décembre dernier,seront rejoints au cours de ce mois de mai par deux autresalbums : l’un consacré à la musique tsigane, l’autre à lamusique indienne. Puis la collection devrait s’enrichirrégulièrement, à raison de quatre à six titres par an.

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Avec “Passions d’enfants” des Productions Boréales,le directeur de la collection Barthélemy Fougea espèresusciter des engouements sans renoncer au plaisir deraconter une belle histoire. Entre reportage et fiction,les huit premiers vingt-six minutes diffusés sur Canal J(en octobre-décembre 1998) puis sur La Cinquième(décembre-janvier 1998) ont le mérite d’inclure chaquefois une allusion à la facture de l’instrument et à la rela-tion maître-élève dans le pays concerné. Tournés pardifférents réalisateurs, les films sont de qualité inégalemais plutôt louables dans l’ensemble. La collectionmériterait de s’étoffer. La volonté est là. Il ne manqueque les financements.

LES MUSIQUES DU MONDE SONT-ELLES ENTRÉES A L’ÉCOLE ?

Assurément. Face à la présence de nombreux enfantsissus de l’immigration dans leurs classes, les ensei-gnants et les responsables des écoles maternelles et pri-maires sont d’autant plus enclins à s’ouvrir aux culturesdu monde. La musique est vite apparue comme un vec-teur privilégié d’échanges et de rencontres. Et, dans unsouhait conjoint d’offrir aux enfants la possibilité d’ac-céder à des répertoires musicaux de différents pays,l’Education nationale et le ministère de la Culture ontfavorisé la création des Centres de formation des musi-ciens intervenants. Ils sont neuf en France et dispensentdepuis 1983 un enseignement en deux ans récompensépar le DUMI : diplôme universitaire des musiciens inter-venants dans les écoles élémentaires et préélémentaires.On compte actuellement mille cinq cents diplômés. Outrela formation musicale complémentaire, les techniques

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d’éveil musical et l’ouverture sur les techniques d’impro-visation, le programme aborde l’ethnomusicologie et lesmusiques du monde à partir de données géographiques,historiques et artistiques. Ce, avec plus ou moins devolonté d’ouverture et des choix propres à certainscentres. Ceux de Lyon, d’Orsay et de Tours semblentparticulièrement actifs. Le CFMI de Lyon (tourné vers lesmusiques du Maghreb) organise ainsi des formationsd’échanges entre étudiants avec des musiciens tunisienset marocains.

Si ces centres et les musiciens qui y sont formés ontsu peu à peu gagner la confiance des établissements sco-laires, on note par contre une certaine réticence de lapart des Inspections départementales qui, rarementconscientes des besoins et des réalités du terrain, com-prennent encore mal le rôle de ces musiciens extérieursengagés par les municipalités pour travailler dans lesécoles.

Parallèlement, la Ligue de l’enseignement, les Jeu-nesses musicales de France et une poignée de particu-liers tentent de favoriser l’accueil de concerts demusiques du monde (musiciens bauls, groupe burki-nabé) en milieu scolaire.

DES OUTILS PÉDAGOGIQUES

Les enseignants bénéficient aussi de quelques supportspédagogiques tels que les dossiers sonores des éditionsJ.-M. Fuzeau (De la sanza au sanzarium, Musiquestoutes !, Musiques et danses traditionnelles d’Europe).Leur coffret trois CD Musiques du monde, en particulier,s’accompagne d’un livret de travail remarquablementbien conçu.

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Les établissements scolaires peuvent également setourner vers des structures extérieures – beaucoup troprares encore – comme la Cité de la musique à Paris et laGalerie sonore à Angers. Ces deux magnifiques outilsde découverte proposent aux groupes scolaires, auxenfants en individuel, voire à un public familial, des ate-liers de pratique et d’éveil musical autour des percus-sions (pour la Galerie sonore) et des instruments du mondeentier (à la Cité de la musique). Des concerts autour dela parole africaine, du répertoire italien, sud-américainou d’autres contrées complètent le programme de la Citéde la musique. A quand la construction d’autres établis-sements de ce type3 ?

LAURE BERNARD

3. Merci à Sylvie Alix pour ses conseils.

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LE DISQUE DE MUSIQUES DU MONDE : PRODUIT DE CONSOMMATION

OU PRODUIT CULTUREL ?

Les producteurs de disques sont des brigands…ils ont du fric et le dépensent dans les tavernesune nuit, ils m’ont attrappé dans leurs filetsc’était au Pirée…

(Rebetiko composé et chanté par Yorgos Batis en 1934.)

Le marché discographique regorge de disques de musi -ques dites traditionnelles et rebaptisées world music.A l’heure où, plus que jamais, les ventes de disques sontgénérées par une poignée d’artistes ou de titres (de CélineDion à Titanic, une petite dizaine réalisent 20 % desventes de CD en France en 1998), on assiste à un défer-lement de productions de toutes sortes, venues des quatrecoins du monde pour en proposer les expressions musi-cales enracinées de près ou de loin dans la tradition.L’ersatz y côtoie le document.

LE RôLE DU DISQUE

Qui se pose encore la question fondamentale qui devraitsous-tendre toute production dans ce domaine ? Pourquoipublier la musique de tel peuple, de telle communauté, de

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telle tendance populaire ? Les meilleurs producteurs, lespionniers, ont souvent voulu instaurer une démarche :aller à la découverte, scientifiquement, et la partager,offrir une alternative à l’ethnocentrisme, ne pas dissocierles musiques de leur contexte social, économique, géo-graphique, humain…

Bien sûr, les tendances sont nombreuses et les labelsne pratiquent pas tous la même déontologie. Ici, on vouspropose des pièces enregistrées dans leur intégralité, tandisque là vous ne découvrirez qu’un zapping anthologique.Certains tentent le panorama complet, d’autres focalisentsur un style plus exotique. Les amateurs de musiques eth-niques fonctionnelles devront se limiter à quelques labelstandis que ceux de musiques d’art auront un autre choix.Certains livrets offrent un maximum de commentaires etd’autres le désert absolu. On en déduira un respect pro-bable des auteurs-musiciens chez les uns et le flou totalchez les autres qui ne mentionnent aucune source. Il n’estpas difficile, au terme d’une recherche attentive, de déga-ger les producteurs fiables de ceux qui sacrifient à la ten-dance mode ou s’enfoncent dans un folklorisme idéalpour sonoriser les dias de l’oncle Albert. Mais, entre cesextrêmes, demeure un no man’s land de plus en pluslarge. Comme l’écrivait Jean-Jacques Nattiez : “le disquede tradition orale est un objet ambigu parce qu’il est lelieu de rencontre de points de vue divergents : celui ducommerçant, celui de l’auditeur occidental à la recherchede beautés nouvelles et de sons inouïs, celui de l’ethno-musicologue soucieux de donner une image scientifique-ment exacte d’une culture musicale, celui de l’autochtonequi vit les valeurs de sa collectivité à travers sa musique1”.

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1. J.-J. Nattiez , “Le disque de tradition orale et ses problèmes”, inRecherches amérindiennes au Québec, vol. VIII, n° 4, 1979.

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Encore faut-il ajouter la nouvelle mode qui consiste à tra-fiquer les sons des autres (avec ou sans leur accord), sousprétexte que cela se vendra mieux.

LES PRODUCTEURS

La règle numéro un est la concentration du travail deprospection dans les mains de producteurs indépen-dants. Ce sont les petits qui vont au charbon, décou-vrent, s’enthousiasment et diffusent. Ces dernièresannées ont vu la confirmation de quelques labels impor-tants, spécialisés, ayant déjà une expérience dans ledomaine. Ces labels sont relativement nombreux, plusou moins bien distribués et connus des amateurs. Ilsont su créer un esprit de collection et allier une démarchequasi scientifique avec un goût du public pour ladécouverte. C’est le cas d’Ocora (lié à Radio France),Auvidis (Unesco, Ethnic, Flamenco Vivo), Le Chant dumonde (musée de l’Homme / CNRS), Inédit de la Maisondes cultures du monde, Smithsonian Folkways, Lyri-chord, Arion, Rounder, Topic, Caprice, King Records, etc.

L’apparition d’une multitude de petits labels, plus oumoins spécialisés, a suivi. Les musiciens du monde bou-gent, sortent de leur communauté et tentent de vivre deleur art, en concert et en disques. De plus en plus demusiques intéressantes voient le jour sur nos marchésgrâce au courage et au travail acharné de ces nombreuxpetits ou déjà ex-petits labels. Certains se risquent surdes terrains très vastes, sans spécialisation territoriale oustylistique précise : Silex, Buda, Globestyle, Rykodisc,Long Distance, World Network. D’autres se spécialisentparfois de façon très nette, soit sur un style, soit sur unterritoire : Dat en Laponie, Tutl aux îles Féroé, ULO au

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Groenland, Navras, Raga ou Makar pour l’Inde, ArtistesArabes Associés pour les expressions arabes, EmpreinteDigitale et Al Sur pour la Méditerranée, Stern’s Africapour les nouvelles musiques africaines, Cinq Planètes etles instruments. Les démarches historico-didactiques semultiplient également, voyant le jour sous forme de CDavec livrets détaillés (Ellipsis Arts, Frémeaux & Associés,Cité de la musique/Actes Sud, université de Crète). Onvoit également s’affirmer des collections consacrées auxmusiques ethniques et aux peuples autochtones (VDE-Gallo, Fonti Musicali, Pan Records). Le déferlement surl’Europe est immense, renforcé encore par les labelslocaux qui viennent élargir ce catalogue écrasant. LesBretons, les Basques, les Irlandais, les Ecossais, les Scan-dinaves, les Allemands, les Grecs, les Italiens, les Gali-ciens, produisent énormément de disques de qualité où latradition orale reste présente aux côtés des musiques quien expriment les évolutions et recherches actuelles.

Enfin, il faut relever un phénomène récent. Depuis quela mode world music envahit certaines radios, télévisions,revues, ou encore concerts et hit-parades, les “majors”,multinationales qui n’accordaient aucune importance àces musiques “commercialement marginales”, ont sou-dain pris le train en marche. On a vu apparaître quelquesnouvelles séries créées par ces grandes marques. EMI alancé hEMIsphère, WEA a sorti une série Celtic Heartbeat,Virgin s’accroche à Real World, Warner défend soudainfarouchement Nonesuch, BMG tente son coup entre mode,coups de foudre et vieux requins vendeurs, etc. On s’ar-rache catalogues anciens et étrangers à coups d’accéléra-teur et de dollars, pourvu que la mode et le marketinglaissent entrevoir quelques bénéfices. La récente défer-lante cubaine est un exemple parmi d’autres.

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LE CHOIX DANS LA MASSE

Maurice El Medioni disait, lors d’un récent concert,“vous trouverez mon disque dans les FNAC et les Virgin” !

Produire n’est pas tout, encore faut-il être distribué.La masse offerte en grande surface (nous n’avons guèrede disquaires spécialisés, sinon en Finlande, Suède etAllemagne) ne représente pas nécessairement l’en-semble et encore moins le meilleur ! Que font ceux quise disent “agitateurs culturels”, sinon agiter surtout lestiroirs-caisses ? Et lorsqu’un petit disquaire veut se spé-cialiser, il est soumis aux mêmes lois que les autres etferme boutique après deux ans.

Un disque peut prétendre offrir la musique “authen-tique” d’un peuple ou d’une communauté et tromper l’au-diteur qui ne connaît pas l’existence éventuelle d’autresdisques présentant les mêmes expressions d’une tout autremanière. Un label peut avoir une démarche extrêmementmédiatisée et sympathique mais ne pas être la meilleurevitrine de certaines musiques qu’il représente. C’estl’arbre qui cache la forêt. Il faut connaître beaucoup pourchoisir peu. On peut déjà en déduire qu’on produit trop.

A qui faire confiance ? Faut-il se fier à la presse spé-cialisée pour déterminer son choix ? Peut-être peut-ony trouver une aide, mais à condition d’accepter que l’ob-jectivité n’est jamais qu’une subjectivité apprivoisée, àcondition de repérer les spécialités et les défauts dechaque journaliste. Encore faudrait-il que les produc-teurs soient les premiers à lire la presse et apprennenteux-mêmes à cibler les journalistes en fonction de leurscompétences et domaines de prédilection. Distributionet information sont les deux plus grands problèmes pourla plupart des producteurs et donc pour le public.

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PRODUIT DE CONSOMMATION OU PRODUIT CULTUREL ?

Le marché du disque est de plus en plus un marché del’éphémère, à moins de faire partie des gros vendeurs.Pour un commerçant comme pour un distributeur, toutdisque est un produit. Il doit être vendu au plus vite,donc présent au plus vite dans les organes de presse,puis idéalement être avalé comme un tube. Un distri-buteur qui voit un catalogue se vendre à raison de quel -ques unités ou dizaines d’unités par an aura envie de sedébarrasser au plus vite de ce poids mort. Et qu’importes’il s’agit de la musique d’un peuple en voie de dispari-tion, d’une musique présente sur un seul CD à travers lemonde, etc.

Pourtant, si le produit est une denrée éphémère entermes de marché, la musique ne l’est pas nécessai -rement. Que faire d’une musique qui ne s’adresse aucune-ment à l’Occidental, parce que enregistrée dans soncontexte, sans modification apparente par rapport à latradition millénaire ? Que faire de cette musique pré-sente sur notre marché via la démarche engagée d’unproducteur spécialisé ? Peut-on vraiment admettre quecette musique soit traitée comme les autres, jetée aurebut parce qu’elle ne se vend pas ? D’autant plus que laclassification globale world music est devenue fourre-tout où se mélangent pêle-mêle les musiques du GrandNord sibérien ou des hauts plateaux andins avec les tri-potages synthétisés à l’horizon lointain desquels on dis-cerne encore vaguement un chant indien ou tsigane. Sices derniers se vendent, les autres n’en sont que d’autantplus considérés comme des intrus. Moses Asch avaitosé, en créant Folkways, inventer un concept qui allaità l’encontre des tendances du marché. Toute référencedemeurerait perpétuellement au catalogue. Et si

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d’aventure un disque est épuisé, l’amateur peut acheterune copie cassette ! Mais il est trop de labels qui vou-draient en faire autant sans y parvenir. Combien dedisques épuisés n’attendent-ils pas une hypothétiqueréédition ? Les producteurs font face à un dilemme cruel :rééditer une ancienne cote ou produire du nouveau.Faute de moyens, ils sont obligés de choisir, et d’excel-lents enregistrements rares disparaissent (comme lejuzzli du Muotatal chez Chant du monde/CNRS), tandisque d’autres, inutiles, inondent les disquaires. Il estpourtant évident que la notion de produit de consomma-tion ne peut s’appliquer à toute production. Il est deslabels dont la démarche est exclusivement culturelle ouscientifique, il en est d’autres dont la démarche est com-merciale (ce qui n’exclut pas la production de bonnesmusiques) ; il en est d’autres enfin dont le catalogue estun savant mélange entre les deux tendances, les bonnesventes des uns générant la commercialisation des autres.

PATRIMOINE LOCAL, PATRIMOINE GLOBAL

La chanteuse quechua Luzmila Carpio, de passage chezmoi dernièrement, a passé des heures à écouter desmusiques indiennes du Pérou, prenant des notes, s’en-thousiasmant. Tous les CD écoutés venaient du catalogueSmithsonian Folkways, particulièrement mal distribuéen France. Cette image est significative à plus d’un titre.On est en droit de se poser d’abord la question de savoirà quoi servent ces disques, si de nombreux représentantsdes peuples enregistrés ne sont même pas au courant deleur existence et donc de leur importance. On peut aussise demander pourquoi ces six CD uniques au monde sontsi mal représentés sur un marché pourtant très ouvert !

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La notion de patrimoine est incompatible avec cellede marché, du moins globalement. Il est évident qu’unpatrimoine breton, très présent sur le marché local de laBretagne, s’y vend bien mieux qu’ailleurs. De même,lorsque Topic ose produire une série de vingt CD sur lestraditions de Grande-Bretagne, on serait tenté de direqu’il s’agit d’une production à rendement interne. Pour-tant le patrimoine local n’est-il pas également patri-moine global ? N’avons-nous pas, comme dans le cas dela musique quechua ou de la musique bretonne, intérêt àpouvoir appréhender et comprendre un maximum d’ex-pressions diverses ? Sinon à quoi bon la globalisationd’un marché ?

Parmi les labels qui osent, beaucoup sont aussi ceuxqui sauvent l’essentiel, ceux qui mettent en valeur lesmusiques du monde les plus ancrées dans leur cultured’origine et dans leur histoire passée et récente. Ceslabels travaillent sans filet, sans aides, sans subsides(sauf cas exceptionnels de subventions de recherches,aides locales et collaborations avec des radios). Il fautque leurs productions résistent aux lois et aux structuresdu marché en étant largement diffusées dans le temps etl’espace. La distribution est en effet le principal pro-blème qui demande, avec urgence, une augmentationdes lieux de diffusion, via, peut-être, un recensement desvolontaires : ce réseau parallèle de librairies, petits dis-quaires, musées, lieux culturels et autres instituts quisont déjà des points de vente spécialisés prêts à créer ouaugmenter leur rayon disques.

Au-delà de ce problème très concret de diffusion,d’accessibilité et de longévité des catalogues, se posentd’autres questions tout aussi complexes à résoudre.Faut-il rappeler le combat de certains pour que le tauxde TVA dont bénéficie le livre soit étendu au disque ?

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Et puisqu’il est impossible de créer une division entredisques-produits culturels et les autres, tout le monde enprofitera, comme pour le livre. Car, en effet, la premièretâche extrêmement difficile serait la classification desmusiques du monde, une classification qui permettraitde ne pas confondre le marché de la musique pop inter-nationale avec celui des musiques de tradition. Si lesVictoires de la musique appellent world music ce qu’ilsrécompensent, il existe cependant d’autres musiques,traditionnelles, que les disquaires et médias balancentpourtant dans le même sac. Entre le public habitué auxtubes de l’été fabrication TF1, et ceux qui comme Luz-mila Carpio cherchent la source, le spectre est de plus enplus large. Pour choisir entre les musiques du mondeet ce que le monde occidental fait de ces musiques, ilfaudrait un réseau averti de vendeurs engagés, et undéploiement intelligent d’aides à la réalisation et l’infor-mation.

ÉTIENNE BOURS

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LES DISQUAIRES ET LES MUSIQUES DU MONDE

Depuis le milieu des années quatre-vingt, nous assis-tons dans le monde des disquaires, et plus généralementchez les distributeurs revendeurs de disques, à une évo-lution de la terminologie et donc de la signalétique desmusiques issues des traditions populaires. Dans lesannées cinquante, au début du microsillon, on parlaitde folklore, du mot anglo-saxon folk (peuple) et lore(science). Si sous ce vocable étaient rassemblées toutesles productions culturelles non matérielles, c’est-à-direcroyances, rites, contes, légendes, fêtes et cultes dessociétés sans écriture, au niveau musical on commençaità parler de folksong, ces chants issus ou inspirés deschansons traditionnelles. La vieille Europe découvrait,dans ces années cinquante, que l’histoire de la musiquene peut recouvrir de réalité que si elle accepte de s’écrireau pluriel. Le terme de musiques du monde est alorsdans les limbes. Sous cette appellation, les bacs des dis-quaires se sont enrichis d’une nouvelle signalétique aus-sitôt subdivisée en cinq mondes correspondant aux cinqcontinents. De même, les rayons “pop” ont vu arriverdes signalétiques, telles que ethno-pop, ethno-house, etc.Difficile, aujourd’hui, d’y retrouver ses petits, mais ily en a pour tous les goûts, et certaines collections pion-nières dans le genre permettent encore de se situer dans

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cette marée sonore de “musiques populaires”. Quelle estla compagnie de production ou d’édition qui n’a pasaujourd’hui “son”, voire “ses” labels de musiques dumonde ? Grâce au disque, les défricheurs qu’ont été lesfolkloristes et les ethnomusicologues ont permis à unplus large public de découvrir les expressions musicalespopulaires d’abord européennes, puis extra-européennes.Le passage à une phase industrielle – le disque estdevenu produit de grande consommation – a conduitces musiques vers deux directions contradictoires. D’unepart, l’enregistrement de traditions musicales ethniques(celles où l’improvisation et l’expression individuelle del’homme sont fondamentales) ne peut être autre chosequ’un instantané figé, déterminé par un espace, unesituation, un contexte… Comment appréhender en effet,la musique des derviches tourneurs turcs sans com-prendre ce qu’est le soufisme ? D’autre part, la mondia-lisation des échanges, et particulièrement de la musique,permet le mixage et la découverte d’instruments et detraditions ouvrant à une meilleure compréhension de“l’autre”. Le grand “shaker artistique” de l’industriephonographique a fait la différence et a construit sondiscours sur les musiques du monde, aidé en cela par lesévolutions technologiques, l’influence des médias, ladiffusion des supports à l’échelle planétaire et l’extrêmemobilité de la population mondiale. Cette assimilationdes musiques traditionnelles et musiques ethniques apermis un discours marchand, et donc une proliférationdes labels et des collections. Les disquaires furent d’au-tant plus sensibles à ce discours que le marketing desmajor companies faisait tout pour que ce creuset musi-cal puisse atteindre l’oreille d’un large public, large endemande d’exotisme dans un monde en crise. Lestermes de village global, de sono mondiale participent à

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cette décolonisation de ce que sont véri tablement lesmusiques du monde. En fonction des réseaux de distri-bution, la présence du secteur musiques du monde estplus ou moins représentée. En grande distribution sontprésents les produits “markétés” par les major compa-nies. Certaines promotions organisées autour de thèmesproches de l’alimentaire sont proposées ponctuellement.Les collections présentées sont empreintes de folklo-risme et d’exotisme afin de satisfaire un public en malde rêve et d’évasion. Les chaînes de spécialistes et lesgrands magasins ont fait évoluer leurs linéaires afin derépondre à cette demande de plus en plus forte, entermes de référencement et en termes identitaires d’uneclientèle en quête de valeurs et de racines. Les rayonsévoluent en fonction des collections, de l’actualité musi-cale et des modes. Que l’on parle de Cuba ou que l’onmédiatise l’île et aussitôt les disques cubains, afro-cubains et de salsa envahissent les feuilles de nouveau-tés des compagnies discographiques. Mais prenons lecas des musiques celtes : au milieu des années soixante-dix, une volonté de se construire une identité forte a per-mis à cette musique de devenir en peu de temps uneréférence pour ceux qui s’y trouvaient des racines et detoucher les autres au travers des médias. Ce fut le défer-lement de nouveaux artistes, de créations de coopéra-tives, de nouveaux labels, puis le grand vide tout aumoins au niveau du large public conquis à l’époque. Latraversée du désert durera un peu plus d’une quinzained’années. Le marketing savamment orchestré autour defêtes traditionnelles comme Halloween ou la Saint-Patrick a relancé le phénomène celtique. Cela va encoreplus loin. Il ne se passe pas une semaine sans que despropositions émanant des major companies discogra-phiques ou d’indépendants n’amènent leur cohorte de

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productions dont le “packaging” a une sérieuse tendanceà associer musiques du monde avec ésotérisme etlégendes. Le nombre de jaquettes reprenant un élémentcoïncidant avec un aspect millénariste ne manquent pas.Les grandes épopées moyenâgeuses tel Excalibur don-nent le champ libre à la création de comédies musicalesempreintes des racines musicales de tout un peuple.

Le terme de world music est né dans la distributionau moment où, dans les studios, certains ont comprisque pour atteindre un large public, il était nécessaired’associer, de mixer les sons d’aujourd’hui avec les ins-truments et les bases rythmiques des musiques popu-laires ou ethniques. Les cas des Gipsy Kings ou de MoryKante sont encore dans toutes les mémoires. Non seule-ment ces artistes ont acquis une notoriété dans le champgéographique duquel ils étaient issus mais, en plus, lemonde entier a découvert à travers eux ce que pouvaientêtre le monde gitan ou le Mali. Chez les disquaires indé-pendants, le genre “musiques du monde” fait florès etpermet même à certains d’avoir des points de vente spé-cialisés dans le genre.

Il est certain que dans un domaine où l’écoute est unpassage nécessaire à la découverte, les disquaires instal-lés sur le web vont voir leurs ventes se multiplier. Lapossibilité d’obtenir une foule de renseignements surl’origine de telle ou telle musique va permettre, à unplus large public encore, de découvrir des heures d’en-registrement qui n’avaient peut-être pas encore vu lejour sous forme de compact-disc. Un autre phénomèneest à remarquer à propos des musiques du monde. Deplus en plus de magasins, qui ne sont pas des disquaires,offrent à leur clientèle des collections de ces musiques“packagées” pour la circonstance. Un certain “mix”entre écologie, retour aux produits naturels et new age

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permet à certains labels de mettre sur le marché descollections donnant au public l’impression d’être ou departiciper à la compréhension d’un grand tout planétaire.

Le fait que les points de vente soient actuellementdemandeurs de personnel compétent dans le domainedes musiques du monde est un argument de plus poursignifier l’importance prise par ces musiques chez lesdisquaires. Elles représentent aujourd’hui entre 5 % et10 % des ventes des réseaux de disquaires spécialiséset des grands magasins, et parfois beaucoup plus, dansla mesure où certains artistes sortent du genre musi -ques du monde même pour entrer dans la pop ou lesvariétés internationales. Un vendeur compétent, unvoyage à l’étranger vont donner à celui qui écoutel’impression de faire partie des initiés. Il est certain quela demande de plus en plus forte concernant cesmusiques devrait déboucher sur une meilleure compré-hension de “l’autre”. Souhaitons que ceci permette deconstruire une société multiculturelle à l’écoute dessons et des rythmes de l’univers, au contraire de l’idéede village global qui serait pensée unique, enferme-ment et intolérance.

DOMINIQUE DAFFOS

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LE CINÉMA, LE DOCUMENTAIREET LA VIDÉO COMMUNAUTAIRE

Si le “cinéma exotique” a vite connu ses heures degloire, la Symphonie malgache, tournée par le marquisde Wavrin dans les années trente, ou La Mélodie dumonde du cinéaste allemand Walter Ruttman, filméedans les années vingt, n’avaient guère de musical queleur titre. Il faudra attendre 1958 pour voir le premier filmtourné en 35 mm entièrement consacré à une musiquedu monde, avec le célèbre Jalsaghar, en français LeSalon de musi que, du cinéaste bengali Satyajit Ray. Ilest d’ailleurs remarquable qu’il s’agisse là d’une œuvrede fiction et que l’acteur principal, Chhabi Biswas, n’aiteu, comme l’a raconté le réalisateur, aucun sens musical.La scène où il accompagne son fils à l’esraj (une vielleà quatre cordes mélodiques) est pourtant une de cellesqui évoquent le mieux l’univers de la musique savanteindienne.

C’est grâce à ce film que le public européen a pudécouvrir les plus grands noms de la musique savantehindoustanie de l’époque, comme ceux des sitaristesUstad Vilayat Khan ou Imrat Khan, du joueur de shehnaïBismillah Khan, de la Begum Akhtar, divine chanteusede ghazal, ou encore du chanteur de khayala SalamatAli Khan, sans oublier celui de la danseuse de kathakRoshan Kumari. Malheureusement, cette exceptionnelle

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réussite ne devait encourager que peu de vocations (parexemple, le récent La Danse du vent de Rajan Xhosa),le reste du cinéma musical indien, comme d’ailleurs deson homologue égyptien, étant principalement consacréà des comédies musicales. On peut tout de même signa-ler dans d’autres pays quelques films de fiction ayantpour cadre un milieu musical, comme Adieu, maconcubine de Chen Kaige, qui se déroule au sein d’unetroupe de l’Opéra de Pékin, ou Le Silence, du réalisateuriranien Moshen Makhmalbaf, situé au Tadjikistan. LeSatyricon (réalisé en 1968) a marqué également unedate, puisque Fellini y abandonnait son compositeurfétiche, Nino Rota, pour évoquer les mystères de l’Anti-quité à travers une bande-son alliant musiques arabes,africaines ou balinaises. Mais c’est à Tony Gatlif quel’on doit le premier long métrage documentaire consacréuniquement aux musiques traditionnelles, avec le désor-mais célèbre Latcho drom, flamboyant poème visuel etmusical qui nous entraîne sur les chemins du monde tsi-gane, depuis le Rajasthan jusqu’à l’Espagne, en passantpar l’Europe centrale, la Turquie, l’Egypte ou la France,sans que le moindre dialogue ou commentaire ne viennealtérer le flux musical. Ce travail sera poursuivi parGadjo dilo, un film de fiction tout aussi remarquable.On peut aussi évoquer, si l’on élargit le recensement auxmusiques électrifiées, une profusion de films sur le reg-gae, captations de concerts ou films de fiction, comme lecélèbre The Harder They Come, avec en vedette JimmyCliff, ou encore quelques films sur la musique cubaine,comme Salsa produit en 1976 par Jerry Masucci.

La production de documentaires musicaux, réalisésen 16 mm ou, le plus souvent maintenant, en vidéo, est,heureusement, beaucoup plus importante. On peut dis-tinguer deux genres principaux, même si les frontières

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ne sont pas étanches. Il existe d’une part un certainnombre de productions à caractère scientifique, réaliséesen France notamment dans le cadre du service audiovi-suel du CNRS, et, d’autre part, des documentaires produitspar des maisons de production privées et destinés à latélévision.

LE DOCUMENTAIRE SCIENTIFIQUE

Le premier film ethnographique fut tourné en 1898 parl’expédition anthropologique de Cambridge au détroitde Torres organisée par A. C. Hadden. Il faudra attendrela fin des années trente pour assister au tournage d’unfilm destiné à un public scientifique, Trance and Dancein Bali, réalisé par Margaret Mead et Gregory Bateson,où la musique a un rôle important, même si elle n’en estpas le sujet principal. On retrouvera d’ailleurs souvent lemême schéma d’anthropologues qui n’ont, serait-on tentéde dire, pas pu éviter le phénomène musical, commeJohn Marshall et son admirable série de films (dont leplus connu est sans doute Bitter Melons, tourné en 1955dans le désert du Kalahari) consacrée aux Bochimans.Vers la même période, Jean Rouch réalise une série defilms, ayant souvent pour sujet la musique ou tout aumoins des rites de transes accompagnés de musique, oud’autres avec Gilbert Rouget, comme Danse des reinesà Porto-Novo.

La définition d’un film d’ethnomusicologie scienti-fique n’est d’ailleurs pas très facile à établir puisque lesattitudes varient à l’extrême. Dans deux publicationséditées à cinq ans d’intervalle, on peut lire des positionsradicalement différentes, énoncées d’abord par JeanRouch, puis par Hugo Zemp.

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Jean Rouch déclare1 : “Pour moi (…) la seule manièrede filmer est de marcher avec la caméra, de la conduirelà où elle est la plus efficace, d’improviser pour elle unautre type de ballet où la caméra devient aussi vivanteque les hommes qu’elle filme.” Dans la lignée de l’écolede Göttingen ou de Margaret Mead, Hugo Zemp2 défendun point de vue radicalement opposé : “Pour faire un filmscientifique avec toutes les garanties de l’objectivité,nous dit-il, on plantera une caméra devant les musicienset on filmera en un plan d’ensemble toute la durée del’exécution musicale sans bouger. Afin de mieux mon-trer les gestes des musiciens et de ne pas détourner l’at-tention du spectateur par des éléments perturbateurs, onles placera sur une scène de théâtre ou dans un parc dela ville, les soustrayant ainsi du regard et du bruit despassants.” Il continue en assurant que “filmer la relationentre musiciens, danseurs et spectateurs, ce n’est pas unsujet de recherche !” On trouvera un exemple de cetteconception dans Le Chant des harmoniques, consacréau chant diaphonique mongol, qui utilise notamment desprises de vues radiographiques de l’appareil phonatoiredu coauteur du film, Tran Quang Haï. Quant aux filmsréalisés par Jean Rouch, ils sont trop nombreux pourêtre cités dans le cadre de cet article.

En France, le CNRS audiovisuel a produit une soixan-taine de documentaires ethnomusicologiques à caractèrescientifique depuis 1948. Les approches varient, depuiscelles de Zemp ou de Simha Arom, pour qui seulesimportent les formes musicales, avec des films comme

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1. “La caméra et les hommes”, in Claudine de France (éd.), Pour uneanthropologie visuelle, Cahiers de l’homme, nouvelle série, XIX, 1979.2. “Le cinéma en ethnomusicologie”, in Bulletin de l’Associationfrançaise des anthropologues, n° 16-17, mai 1984.

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Musique ‘aré ‘aré ou L’Arc musical ngbaka, et d’autresfilms dont les auteurs considèrent que la musique nesaurait être dissociée de son contexte sociologique,comme Le Chant des fous que Georges Luneau a consa-cré aux musiciens bauls du Bengale.

L’Association universitaire pour le développement etla culture en Afrique et dans le monde (AUDECAM) aégalement un très riche fonds de documentaires musi-caux. A l’étranger, les grandes universités possèdentaussi des collections importantes. On peut citer l’uni-versité de Bologne ou celle de Columbia qui abrite,entre autres, le travail colossal d’Alan Lomax.

LE DOCUMENTAIRE “DE TÉLÉVISION”

Il existe deux grands genres, la captation, c’est-à-dire laprésentation d’un concert, dans son intégralité ou non,généralement filmé à trois caméras, et le documentaireproprement dit, qui dresse le portrait d’un musicien oudécrit la musique d’un pays ou d’une culture. Il s’agitd’un cinéma d’auteur qui emploie la caméra comme unstylo, avec la syntaxe qui lui est propre.

Un des caractères de ce type de documentaire estl’emploi parfois systématique de plans de coupe à l’inté-rieur des pièces musicales, et qui présentent générale-ment des aspects de la vie quotidienne du pays où sepasse la scène. D’autre part, la continuité temporellen’est pas toujours respectée : on peut, par exemple, insé-rer dans une séquence un gros plan de musicien extraitd’un autre morceau que celui interprété à l’image, oudes plans de spectateurs filmés à un autre moment. Ils’agit plus d’une vision expressionniste, personnelle, del’ambiance musicale, que d’un document pouvant servir

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à une étude scientifique, ce dernier n’ayant d’ailleursaucune chance de passer à la télévision.

La première série de ce type produite en France, àpartir de 1972, a été celle réalisée par Claude Fléouter etRobert Manthoulis, intitulée “Un pays, une musique”,dont les quatre premiers numéros étaient consacrés auYémen, à la Hongrie, à l’Egypte et à l’Irlande. Elle devaitêtre suivie de nombreux autres documentaires basés surle même principe.

Les Films du Village, fondés en 1978, ont eu ensuiteune politique suivie de production de films consacrésaux musiques du monde. Ces documentaires étaienttournés en 16 mm, parfois avec la collaboration d’ethno-musicologues français, comme Vincent Dehoux, ou dusociologue nigérien Djingarey Maïga. Au départ, cesfilms, aidés par le ministère de la Coopération, n’étaientpas destinés à la télévision mais passaient dans des festi-vals spécialisés. La plupart de ces films ont été tournéssur le terrain, en Centrafrique, au Mali, au Niger ou auBrésil… Les débuts de coproduction avec La Sept/Artese feront en 16 mm avant le tournant de la vidéo, mainte-nant universellement employée. Le démarrage de FranceSuper Vision verra l’apparition d’un nouveau format, le16/9, et l’utilisation généralisée de la stéréo, avant leretour depuis deux ou trois ans au 4/3 et à l’enregistre-ment (ou tout au moins à la diffusion) en mono. Lepanorama des films s’étendra à d’autres régions commela Roumanie, le Pakistan, la Mongolie ou le Rajasthanet comprendra aussi des portraits de musiciens, à partirdesquels le spectateur découvrira leur culture. On peutaussi citer une série de cinq films sur la salsa tournésdans cinq pays différents. D’autres séries thématiquessont prévues avec, par exemple, une réflexion sur lesrapports entre la musique et l’histoire.

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Morgane Productions, beaucoup plus récente (1996),a produit toute une série de captations de concerts devedettes de la world music et une série, “Music Planet”,consacrée à des portraits de musiciens où les vedettes durock voisinent avec de grandes figures comme AmaliaRodrigues, Fairouz ou Salif Keita.

Ohra Productions a la particularité d’avoir pour pro-ductrice et réalisatrice une seule personne, Izza Génini,qui se consacre uniquement aux musiques du Maroc,berbères, arabes ou juives. Etant elle-même d’originemarocaine, elle revendique une approche personnelle deces musiques, liées à un vécu.

Ces maisons de production sont celles qui ont le plusgros catalogue, mais il en existe aussi bien d’autres quiproduisent des films sur les musiques du monde mêmesi ce n’est pas leur spécialité.

En Grande-Bretagne, la BBC et Channel Four ont euun rôle comparable à celui de La Sept/Arte, avec desproducteurs comme Jeremy Marre ou Avril McRowryqui ont produit un nombre impressionnant de sériesthématiques sur l’Afrique, l’Europe de l’Est, l’Inde, lePakistan, l’Asie, les Tsiganes, le rythme, ou des portraitsdes grandes personnalités des musiques du monde, trèsriches en archives.

LA VIDÉO “COMMUNAUTAIRE”

Il ne faut pas oublier une importante production de cas-settes vidéo commerciales destinées à des publics com-munautaires. Il existe à Paris un gros réseau dedistribution et souvent de production de cassettes VHSarabes, berbères, maliennes, sénégalaises, zaïroises,antillaises, indiennes, pakistanaises ou chinoises… Il

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s’agit le plus souvent de captations de concerts ou declips. Les critères de montage ne sont pas les mêmesque pour les documentaires destinés aux chaînes de télé -vision. Ces clips sont souvent réalisés avec des moyensréduits et leurs auteurs n’hésitent pas, sur une musique enplay-back, à monter des extraits filmés dans des endroitsdivers, la chanteuse ou le chanteur portant des habitsdifférents d’un plan à l’autre, en se livrant à la débauched’effets spéciaux que permettent maintenant des palettesgraphiques, à des prix très accessibles. La plupart dessujets traités sont des vedettes urbaines, à mi-cheminentre la tradition et les variétés, mais on trouve aussi desenregistrements de musiciens classiques hindoustanis,comme Hariprasad Chaurasia ou Kishori Amonkar, ou dugrand chanteur pakistanais de qawwali Nusrat Fateh AliKhan, ainsi que des musiques villageoises africaines,comme ces deux cassettes de musique des confrériesde chasseurs du Wassoulou éditées par “Image et sond’Afrique” de Karamoko Sidibé. Les Chinois, les Indienset les Pakistanais ont également édité quelques DVD.

Les musiques du monde ont, pour l’instant, peu ins-piré les producteurs de CD-rom. Citons cependant ceuxayant pour sujet Youssou N’Dour (Organa) ou la musiquedes Pygmées Aka (CNRS Audiovisuel).

Dans ce bref panorama, consacré principalement,pour des raisons de place, aux productions françaises, ilne faut pas oublier l’importance des festivals, seul moyenpour beaucoup de films de se faire connaître (même si leCNRS vend des cassettes par correspondance3).

HENRI LECOMTE

3. Merci à Martina Catella pour son aide précieuse à la réalisation decet article.

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LES MUSIQUES DU MONDEA LA TÉLÉVISION

On peut estimer, sans grand risque d’erreur, que les pre-miers documents télévisés concernant les musiques dumonde datent du milieu des années soixante. Essentiel-lement produits par le Service de la recherche de PierreSchaeffer, ils sont d’abord diffusés par la première (etunique) chaîne puis progressivement aussi sur la 2e àpartir de 1968, et sur la 3e à partir de 1973. C’est lagrande époque de la musique “ethno” sur le petit écran.Les réalisateurs s’intéressent tout de suite aux théâtresmusicaux d’Asie (Sylvain Dhomme au Nô, Jean-ClaudeSée au Kathakali, Charles Brabant au Ramayana bali-nais, Jean Mousselle au Wayang-Kulit), à la musiquesavante et à la danse classique indienne (les frères Dagaret la danseuse Ritha Devi filmés par René Blanchard ouencore Amjad Ali Khan, le maître du sarod, vu par lacaméra de Jean-Claude Lubchansky).

A partir des années soixante-dix, alors que l’Asie resteprivilégiée (Bali, Japon, Cambodge), les continents afri-cain et latino-américain font une entrée en force, et ce pourlongtemps. Gabriel Foki et Jean Kerchbron rapportentsoixante-quinze minutes sur les musiques du Camerounet, pour la série de vingt-six minutes produite par ColetteCastagno, Jean-Pierre Janiaud tourne au Zaïre, Jean-LouisBertucelli en Bolivie, François Ribadeau-Dumas chez les

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griots du Sénégal, Serge Witta en Equateur, EdmondAgabra à Madagascar et à Marrakech. On s’intéressepeu aux musiciens exilés en France et aux sons venusd’Europe. A partir de 1976 néanmoins, la série “L’opérasauvage” de Frédéric Rossif et Hélène Bleskine, qui faitla part très belle à la musique traditionnelle, entame,avec une vingtaine d’opus, un long voyage à travers lemonde qui comblera quelques lacunes, notamment surle continent européen.

Avec les années quatre-vingt, le paysage, jusque-làrelativement uniforme sur les trois chaînes qui se parta-gent les tâches, commence à se diversifier. Tandis quesur Antenne 2, Georges Luneau poursuit avec l’Inde(Bénarès, les Bauls) son voyage asiatique ouvert avec leJapon, et que sur France 3, Claude Fléouter débute unesérie sur la mémoire du peuple noir (prolongée par uneautre sur les musiques noires), la salsa et les rythmescubains ou antillais se font plus présents. Mais surtoutdès 1981, Antenne 2 révèle une musique urbaine inouïequi mêle joyeusement juju et rythm’n blues. La pre-mière apparition de la world à la télévision ? Probable-ment. Jean-Jacques Flori a en effet rapporté du Nigeriaun étonnant portrait de Fela Anikulapo Kuit et de sonafro-beat. Et comme il n’y a pas de hasard, le managerde Fela n’est autre que Martin Meissonnier, le futurcréateur du magazine “Mégamix” sur La Sept. Autreinnovation, le Maghreb, singulièrement absent du petitécran, fait son apparition d’abord sur Antenne 2 (Tuni-sie) puis surtout sur TF1 avec un remarquable documentde deux fois une heure signé Paul Seban (Notes nonécrites sur les musiques d’Algérie).

Mais l’essentiel de cette période reste évidemment lacréation de La Sept qui dès le départ s’ouvre à toutes lesmusiques. Une voie que n’a pas choisie la chaîne privée

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cryptée Canal+, davantage tournée vers le cinéma et lesport. D’abord société d’édition de programmes, dispen-sée dans un premier temps de toute contrainte d’an-tenne, La Sept constitue, sous l’impulsion de GuillaumeGronier et d’Isabelle Mestre, un stock conséquent dedocumentaires qui viendront, lors de leur diffusion,compléter utilement le magazine “Mégamix” et son côtézapping ludique. La Sept, qui ne se cache pas de prendreChannel Four comme modèle, engage une politique decoproduction tous azimuts et accueille de nombreuxprojets émanant des petits producteurs français indépen-dants ravis de voir une chaîne s’ouvrir autant aux musiquesdu monde. C’est le cas du producteur-réalisateur YvesBillon (Les Films du Village) qui va en quelques annéesfournir à La Sept bon nombre de documentaires plus“ethno” que world (Centrafrique et Mali de Jean-FrançoisSchiano, deux volets sur la Guinée signés Billon etRobert Minangoy, deux autres sur le Pakistan et l’Inde,encore de Billon, qui livre aussi cinq heures sur la salsa).Autres bénéficiaires de cette période bénie, Xavier Bel-lenger et Béatrice Soulé. Le premier réussit à tourner,en 35 mm, vingt fois six minutes sur L’Aventure dumonde par les sons. La seconde, remarquée en 1986pour son Doudou N’Diaye Rose, chef tambour majeursur FR3, signe pour La Sept un magnifique document dequarante-cinq minutes sur le même sujet, dans lequel labande-son n’est constituée que des seuls roulements detambours. Un projet qui en a laissé beaucoup sceptiquesavant que le film ne soit couvert de prix.

L’euphorie, pourtant, ne dure pas. Progressivement,les contraintes de l’antenne, multipliées par la naissanced’Arte, chaîne franco-allemande qui trouve enfin saplace sur le réseau hertzien, la nécessité d’une cohérencede programmation puis les impératifs de l’audience vont

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obliger La Sept à revoir sa politique de production et dediffusion. Les directives de Strasbourg sont draconienneset à Paris Gabrielle Babin, qui a remplacé GuillaumeGronier à la direction de l’unité “Spectacle”, voit samarge de manœuvre considérablement réduite. “Méga-mix” s’arrête pour de mystérieuses raisons après plus dedeux cents numéros de vingt-six ou cinquante-deuxminutes produits entre 1989 et 1993, et ni La Cigale etles fourmis ni Velvet Jungle ne pourront faire oublier lemagazine de Martin Meissonnier, peut-être trop attachéà la découverte systématique de nouveaux artistes. Demême certains films de qualité produits pour La Sept neseront pas diffusés sur le réseau hertzien. Motif : “troppointus”. Ainsi sur les trois volets des Grandes Voix de lachanson arabe rapportés par Simone Bitton, seul celuiconsacré à Oum Kalsoum est accepté par la programma-tion, les deux autres (“Farid El-Atrache” et “Moham-med Abdel Wahab”) ne passeront que sur le câble.Quant à Béatrice Soulé, le soin qu’elle apporte à lafabrication de ses films finit par agacer. On lui demandede “faire moins beau et plus populaire”. Fidèle à son idéedes films passion, nourris par une longue relation avecl’artiste préalable au tournage, elle craque. “YoussouN’dour” sera le dernier d’une longue suite de portraitsqu’elle a réalisés pour La Sept/Arte. Faut-il s’étonnerque ni elle ni Martin Meissonnier avec son producteur de“Mégamix”, Jérôme Walrafen, n’aient pas été retenus àla suite de l’appel d’offres lancé par Arte pour la“World Collection” créée en 1996. La chaîne a préféréMorgane Production, nouvelle venue sur le territoire desmusiques du monde et probablement plus ajustée à lanouvelle ligne d’Arte.

Et en 1999, où en sont les musiques du monde ? Ellesont quasiment disparu des chaînes hertziennes qui n’ont

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plus depuis longtemps de cases réservées à leur inten-tion. Sur TF1, la privatisation a eu raison du magazine“Télévision sans frontières” d’Eric Dietlin (qui a conti-nué sur FR3 avec “Mondo Sono” puis “Musique sansfrontières” et la dernière série digne de ce nom (sur leBrésil) remonte à 1989. On ne peut vraiment pas consi-dérer les opérations clips-tubes de l’été style lambada,macarena ou autre sambolera et Yakalelo, ni les raresconcerts retransmis (Dan Ar Braz, Alan Stivell) commeles signes d’un grand intérêt pour les cultures musicalesdu monde. A Canal+, dont la direction a une sensibi-lité plutôt rock, le présent (des artistes world invités à“Nulle Part Ailleurs” et des sujets dans les programmescourts comme “L’Œil du cyclone”) est moins réjouissantque le passé où grâce aux “Allumés” de 1989 à 1996(danseuses orientales, samba, trinidad, rumba, flamenco),grâce aussi à “C’est pas le 20 heures” (reportages mul-tiples) et quelques documentaires (Afrique, Syrie, Bré-sil, Egype, Maroc), les musiques du monde n’ont pasété complètement absentes de l’antenne. Quant à M6,quel ques diffusions nocturnes (essentiellement des docu -ments venus des Films du Village) ne font pas une pro-grammation mais donnent juste un coup de pouce à laproduction.

La situation serait-elle meilleure sur les chaînespubliques, sur ce que l’on ose à peine nommer encore leservice public ? Pas vraiment. France 2, qui n’oubliejamais qu’elle est une “chaîne généraliste et popu-laire”, tente d’imiter TF1 avec ses opérations tubes del’été et s’en tient pour le reste au minimum en ne refu-sant pas d’inviter sur ses plateaux de prime time quel -ques artistes world, de la planète raï évidemment maispas seulement (I Muvrini, Gipsy Kings), tout en repous-sant en deuxième partie de la soirée les moins connus.

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A France 3, le rendez-vous hebdomadaire des “Notesde voyage”, en mai-juin 1998, a laissé espérer que lachaîne avait l’intention de poursuivre sa mission de ser-vice public. Mais la série s’est arrêtée et le nouveauresponsable du secteur, Martin Even, qui a déjà ins-tallé le jazz toutes les semaines, espère trouver unecase world pour l’an 2000. En attendant, il distille unpeu de musique du monde à travers les grands événe-ments régionaux dont il capte les concerts, généralementagrémentés d’un documentaire (Festival interceltique deLorient, Fiesta des Suds à Marseille, Transmusicales deRennes, Festival de flamenco de Mont-de-Marsan).

De La Cinquième née en 1994, on attendait beau-coup. Des programmes surtout, à défaut des budgets. Ila fallu déchanter. Pas de concerts, juste quelques raresdocumentaires pédagogiques (la série “Passions d’en-fants” de décembre 1998) ou d’autres offerts au publicfamilial du dimanche matin, histoire de voir si les sonsvenus d’ailleurs rassemblent harmonieusement, et mieuxque le jazz, parents et enfants devant le petit écran. Lesrésultats de l’audience décideront probablement de lasuite. Et on peut s’inquiéter quand on sait que les douzeconcerts du festival de Fès diffusés pendant l’été 1997n’ont pas fait un tabac, pas plus que le documentaire“Décibled” (sur les musiques algériennes) en janvier1999. Prochain test, un film sur les gnawas à l’occasiondu Temps du Maroc.

Le son de cloche est identique chez Arte. Mais làune décision a déjà été prise. Sans vraiment le dire, carofficiellement on réfléchit. Parce que l’audience estmauvaise, en tout cas moins bonne que pour MichaelJackson ou Madonna, parce qu’on pense avoir fait letour de la question après une bonne vingtaine d’opus,de qualité inégale d’ailleurs (d’Alan Stivell à Toto

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La Momposina), les artistes world ne sont plus vraimentsouhaités dans la collection qui garde pourtant son nomd’origine (“World Collection”). En revanche, ont été jugésdignes d’y figurer Iggy Pop et Jay-Jay Johanson, PattiSmith et Portishead. Pourquoi pas… Encore faudrait-ilchanger le titre de la collection pour clarifier l’affaire.

Mais alors les musiques du monde existent-ellesencore à la télévision. Oui, sur les chaînes thématiquesdu câble. Enfin, pour être plus précis, sur certaines.Naturellement sur Muzzik (10 % de l’antenne, avecune case le dimanche soir, des week-ends thématiqueset partiellement dans le magazine) et sur Mezzo (unecase le mercredi soir) qui diffusent l’une et l’autre desconcerts et des documentaires achetés, préachetés oucoproduits. Tels les six films, tous inédits, que Muzzika proposés à l’occasion de son troisième anniversaire.Même chose à Paris Première qui alterne concerts, docu-mentaires et programmations événementielles (Latino,par exemple, en février 1998) avec des films essentielle-ment achetés. De rares achats sont aussi visibles surPlanète avec parfois une diffusion groupée comme lasérie des onze documents d’Izza Génini sur le Maroc(décembre 1996-mars 1997). Quant à MTV et MCM,notamment Africa, leur contribution se résume au pas-sage de quelques rares clips. Enfin, on pourrait men-tionner d’autres chaînes comme RFO ou même localesqui, en acceptant d’être diffuseurs, permettent à celuique rien n’arrête dans ce paysage délabré, le producteur-réalisateur Yves Billon, de faire exister des films quiauraient pu rester seulement à l’état de projet.

Sombre bilan qui augure mal de l’avenir. Des artistesanonymes, en tout cas inconnus en France, filmés aubout du monde dans leur univers quotidien, on est passéen à peine trente ans aux portraits de stars de la world et

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maintenant aux vedettes des grands labels poussées surles plateaux de télé par les responsables de la “promo”.On est en plein show-biz. Comment y échapper. Peut-onespérer voir de nouveau rétablies les missions de servicepublic sur lesquelles ne pèsent, en principe, ni audimat,ni actualité, ni multinationales du disque. Dans un tempsoù souffle le vent de la mondialisation, dans un pays oùflottent des relents nauséabonds de xénophobie, l’ouver-ture aux autres cultures n’apparaît-elle pas comme unevéritable mesure de salubrité publique ? Il sera ensuitetoujours possible de débattre des meilleures formules detraitement (combinaison ou pas de concerts, documen-taires, magazines, plateaux), des genres à développer(musiciens “ethno” anonymes et/ou vedettes de la world)et de la nécessité d’une approche spécifique, la musiquen’apparaissant pas séparable d’un contexte plus général.

JEAN-LOUIS MINGALON

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DES RADIOS ET DES MUSIQUES DU MONDE

DES MUSIQUES DU MONDE, AVANT LA WORLD

Paris, la cosmopolite, Paris, carrefour des musiques dumonde, une histoire aussi vieille que le siècle, qui aimprégné les murs de lieux mythiques comme Le BalNègre, Le Bataclan, La Cigale, Le Shéhérazade ouplus récemment Le Bistrot, rue Saint-Séverin, du pèrede l’orientale diva, Warda.

En Afrique, dans les années soixante, les radios natio-nales enregistrent highlife, rumba, nouveaux groovesmandingues et diffusent les tubes afro-cubains déjà popu -larisés par les soldats, les marins ou les étudiants deretour au pays. Ça déménage dans les capitales de l’après-indépendance mais à Châteauroux, Lyon ou Nantes, onn’en entend pas grand-chose. L’explosion de ces musi -ques sur les ondes devra attendre la fin du monopolepublic, officialisé en 1981. Ouf !! il était temps !

RETOUR AUX SOURCES

Fin des années soixante-dix, le développement desmusiques du monde sur les radios s’est nourri du croise-ment d’artistes, de routards, de militants, de producteurs

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débutants, de mécènes et de journalistes. Il y a eu, biensûr, les prédécesseurs du service public : Charles Duvellelance dans les années soixante avec Ocora, l’Office decoopération radiophonique, des séries d’enregistrementsde musique africaine réalisés in situ et s’amuse à jouersur France Musique ces musiques de tradition orale à descompositeurs contemporains comme Olivier Messiaen.Sur France Musique, ça a continué sous la direction deLouis Dandrel, avec un Daniel Caux aujourd’hui pro-ducteur de “Transversales”, toujours aussi épris d’OumKalsoum, des musiques de transe soufies, d’autresmusiques savantes du Maghreb et du Proche-Orient, etplus récemment de la techno, “nouvelles musiques detranse vernaculaire” ! “Moi qui m’étais passionné pourle free jazz et m’insurgeais contre l’oppression culturelledes Afro-Américains aux Etats-Unis, je me suis renducompte qu’ici c’était pareil ! Les Français avaient toutesces musiques berbères, arabes juste à côté d’eux et n’yprêtaient pas une oreille”, dit Daniel Caux.

Sur France Inter, fin des années soixante, c’est JoséArtur, et son “Pop club”, qui accueille le Breton AlanStivell. C’est bien peu, comparé au foisonnement demusiques populaires qui se jouent en concert, dans lessoirées privées ou dans les bars de l’underground. Làoù se retrouvent les immigrés d’Afrique, des Antilles etautres contrées lointaines de l’Hexagone et leurs potesfrançais. C’est aussi la fin d’une décennie marquée parune agitation culturelle et politique qui culmine en 68,une ébullition musicale qui passe essentiellement parles festivals folks, la scène ouverte au Hootenanny del’American Center, lancée par Lionel Rocheman, et audébut des seventies, les concerts des exilés politiqueslatino-américains, Chiliens, Argentins (avec le Quar-teto Cedrón) ou Brésiliens (comme Caetano Veloso et

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Gilberto Gil qui jouent à la Mutualité et salle Wagramen 1971), sans oublier les happenings musicaux et lesproductions de Pierre Barouh : sur son label Saravah,le Gabonais Pierre Akendengue, Nana Vasconcelos, lepercu brésilien, Jacques Higelin, et les variations franco-arabisantes de Brigitte Fontaine avec Areski.

Les premières radios pirates deviennent alors le lieunaturel à investir pour tous ces fous de musiques d’ailleurs,orientales, mandingues, implantées ici, mais de manièreultracommunautaire, et pour ces routards de découvreursqui reviennent les poches pleines de cassettes ramasséesdans leurs errances, de Fela le Nigérian, créateur del’afrobeat, à Lee Perry, Bob Marley et cette explosionde reggae qui n’a pas encore dépassé les rives de laManche.

C’est l’aventure sur les gouttières des toits de Paris,là où l’on pose et rembarque à la hâte le précieux émet-teur, dans une incessante course-poursuite avec les agentscenseurs de l’Etat français. La libéralisation des ondesen 1981 crée un fameux appel d’air pour la pluralitéd’expression et la diffusion de toutes ces musiques : lesartistes ont enfin une constellation d’émissions qui dif-fusent leurs musiques.

L’IVRE PIRATE

Tout comme Radio Barbe-Rouge à Toulouse ou RadioEglantine à Mulhouse, Radio Ivre a joué au Robin desBois avec Maître TDF. “C’est parti de l’assoc de la Mai-son pour Tous de Courbevoie où j’animais des ateliersradio”, se rappelle Patrick Leygonie, pionnier des pro-grammes reggae sur la FM et créateur de la pirate RadioIvre. “On a acheté un émetteur pas cher. Ça a démarré en

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78 dans une chambre de bonne du 16e. Passé une heuredu matin, les radios du service public s’arrêtaient, onoccupait le terrain ! Chaque nuit, avec la diffusion non-stop des 45 tours reggae de Jamaïque, de Lee Perry, dustudio Coxone.”

“J’ai débarqué avec mon émission L’Arbre à mer-guez”, raconte Fadia, aujourd’hui à Radio Latina. “Jepassais les cassettes des éditeurs installés à Paris, lesvinyles de mon enfance et les grands classiques orientauxdiffusés par Sonodisc. L’un des tubes de cette époque,ce fut Kaïti ma hiali noum (j’en perds le sommeil), uneK7 d’une certaine Chebba Fadela. Une période de vraiwestern où il fallait déménager tous les trois jours pour nepas se faire attraper !” Radio Ivre au Théâtre Noir deMénilmontant, Radio Ivre recueillie par Fabrice Emaer,dans une loge du Palace…

Pour certains, tel Jean-Jacques Dufayet, directeur dela production musicale de RFI, le choc se produit enécoutant, sur France Inter, l’émission “Bananas” dePatrice Blanc-Francard qui passe Manu Dibango, legroupe M’bamina produit par Paco Rabanne et les musi -ques chaudes des tropiques. Patrice Blanc-Francard estalors le digne héritier de ces pères aventuriers du servicepublic, José Artur, Claude Villers… Respect ! D’autresauditeurs se souviennent de RTL où Monique Le Marcisprogrammait des artistes afro-caribéens. Entre 1978 et1985, ce sont les belles heures de Radio 7, avec LiliReka, Rémy Kolpa Kopoul, l’historique world plumede Libé avec Philippe Conrath, Gilles Obringer, héros deRFI qui diffuse son émission Canal tropical sur l’Afriqueet sème l’ambiance sur Radio 7. Qui se souvient detoutes ces radios aux noms évocateurs ? Radio Tomate,

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créée par Félix Guattari, Romain Gary et leurs amisbasques, bretons ou guadeloupéens, Radio PiliPili fré-quentée par le cinéaste Jean Rouch ou le propulseurd’Africa Fête, Mamadou Konte, Radio Gulliver, Latina,Tropic FM, Radio Tchach et ses musiques cubaines,Radio Cité future puis La Voix du Lézard, Radio MaryPop’ins à Orléans, RVS à Rouen…

VIVE LA SONO MONDIALE

En 1981, on autorise et on rapproche les radios. Ivre semarie avec Nova, héritière de Radio Verte et c’est partipour la grande aventure de la sono mondiale, avec pourcapitaine de vaisseau Jean-François Bizot entouré desjournalistes de son magazine Actuel, comme Patrice VanErsel, parti faire un article sur le boom pétrolier au Nige-ria et revenu avec l’afro-beat de Fela ! Jean-FrançoisBizot part au Zaïre et en revient avec la rumba. Du Mali,il rapporte le Super Rail Band de Bamako, de Trinidad, lasoca, et de la mairie du 14e à Paris, Kassav ! Libération sefait l’écho des premiers pas de l’Afro Parisien, de la salsade passage (Celia Cruz, Tito Puente, Fania All Stars) ouintra-muros (Azuquita et Patato Valdès à la chapelle desLombards, entre 1978 et 1980) et des musiques antillaisesdu moment (Malavoi, Henri Guédon), d’où quelques incur-sions sur les périphériques (RTL, Europe 1, France Inter).Radio Nova, la petite sœur radiophonique d’Actuel, devientla tête de file de la sono mondiale, joli manifeste pourrésumer cette furieuse envie de découvrir d’autres musi -ques, quand le satellite tel un tam-tam peut se muer enune formidable caisse de résonance, quand des musiciensqui ont rejoint la France créent de nouveaux croisement,tels l’afro-psyché West African Cosmos, l’afro-jazz

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Xalam ou le déjà technoïde Ray Lema. Des délires, desenthousiasmes qui vont se réduire, chez d’autres, à l’ex-pression world music qui a l’avantage de sortir lesdisques des rayons ethnogéographiques et l’inconvénientde devenir vite une étiquette gênante pour de nombreuxartistes, désireux de se faire aimer d’un plus large public,embarqués dans des productions qu’ils ne maîtrisent plus.Beaucoup s’y sont noyés. Leur public ne les suivait plustandis que les radios auxquelles ils se destinaient ne les“jouaient” pas non plus.

EN AVANT POUR LA WORLD MUSIC

Les stars de la pop en quête d’inspiration ne tardent pas àprendre le relais de la world music, créant ses fameusesfusions musicales qui vont parcourir la planète et prendreplace dans les “play-list” des radios. Paul Simon, PeterGabriel, David Byrne flirtent avec les artistes africains etlatino-américains : Toure Kunda, Kassav, Alpha Blondy,à l’époque sur le label Celluloïd, deviennent populairesen France. Illusions et déceptions : le vrai raz de maréede la world music n’arrivera que par des tubes créés pardes campagnes télé ; c’est la lambada, suivie de tubestropicaux lancés chaque été. Des producteurs entêtés,comme Philippe Constantin pour Barclay, trépignent dene pas voir leurs artistes “joués” dans les radios, malgréla déferlante du Yéké Yéké de Mory Kante. Il faudraattendre l’ère de Pascal Nègre, toujours chez Barclay,pour qu’un Khaled soit lancé avec force moyens et queson tube Didi se retrouve dans les “play-list”. Ça n’a pasété sans moult réticences. Combien de fois les artistesarabophones ne se sont-ils pas vu expliquer que les chan-sons en arabe n’étaient pas du goût des auditeurs.

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A l’aube de l’an 2000, la situation change. Les Vic-toires de la musique consacrent Faudel, organisent un duoen arabe entre Cheb Mami et Enrico Macias. Le disque“1, 2, 3, soleil”, avec Khaled, Faudel et Rachid Taha,cartonne dans les ventes. Que cela ne fasse pas illusion :cette fameuse world music dont le raï est actuellement latête de pont ne constituait que 1 % de la programmationde l’ensemble des radios en 1997 (hors reggae1).

ET AUJOURD’HUI, QUELLE PLACE LES RADIOS, COMMUNAUTAIRES ET AUTRES, ACCORDENT-ELLES AUX MUSIQUES DU MONDE ?

On est toujours la musique du monde d’un autre. Uneattachée de presse anglaise me dit un jour “vous, les Fran-çais, vous êtes amusants, vous nous rebattez les oreillesavec la world celtique ou la world africaine, mais pournous, votre musique auvergnate, c’est aussi de la world” !

Musiques du monde, une catégorie à dimension extrê -mement variable. Quand vous parlez aux programmateursde radios, ils sont tous d’accord sur ce que recouvrent lerock, la techno ou la variété française, allez donc lesréunir sur les musiques du monde. N’allez pas demanderaux radios communautaires ou thématiques musicalesde classer ce qu’elles jouent le plus, musique maghré-bine, orientale sur Beur FM, afro-caribéenne sur Africa n° 1ou Média Tropical, latino-américaine, méditerranéennesur Radio Latina, comme les musiques du monde. Unefois de plus, les musiques du monde seront les musiquesde l’ailleurs, mais quand l’ailleurs est venu d’ici, çacomplique la statistique ! Entre raï au refrain en français

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1. Selon le Bilan radio 1997/Ipsos music/Aircheck.

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(Tellement N’brick de Faudel) ou reprise, en français dansle texte, sur une musique résolu ment salsa (Ne me quittepas de Yuri Buenaventura), sommes-nous dans la variétéfrancophone ou dans les musiques du monde ? Sanscompter les DJ’s, de plus en plus nombreux à pratiquer lemix et le remix de musiques du monde (Doctor L avecTony Allen), à s’engager même dans de vraies rencontresavec les artistes (Frederic Galliano avec Nahawa Doum-bia), quand les rappeurs retournent aux tubes de leurenfance pour assener de nouveaux raps à fonds culturelsafricains (Bisso Na Bisso), algérien, ou breton.

La recherche de statistiques pour mesurer le rayonne-ment des musiques du monde sur la programmationd’une radio doit donc élargir la catégorie à d’autres titresqui ne sont pas inscrits comme tels ! Si l’on s’en tient àla manière dont les programmateurs musicaux les per-çoivent, la part des musiques du monde jouées sur lesradios généralistes, nationales et locales tourne autourde 5 %, avec des pointes de chaleur en été, périodebénie pour les tropiques télévisés sponsorisés !

A CHACUN SON OREILLE

Parmi les radios du service public, FIP annonce 30 % demusiques du monde dans sa programmation, avec descampagnes spéciales pour les disques “coup de cœur”(par exemple le dernier album de Natacha Atlas), demême que Radio Corse Frequenza Moran annonce30 % de musiques du monde.

A Bordeaux, Radio Black Box, créée en 1991 avec100 % de world music, a changé son format musical,jouant aujourd’hui 60 % de rap et 40 % de musiques dumonde, triplant ainsi son audience. Par contre Radio

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Pais est restée fidèle à ses amours, depuis 1981 et a cen-tré son format musical sur les musiques “trad’” deFrance (bretonnes, occitanes, corses ou basques) et dumonde entier (des Inuits ou des Pygmées). A Montpellier,c’est Divergence FM qui revendique 30 % de musiquesdu monde, pour Radio Galère à Marseille, c’est 50 %,avec des émissions sur Cuba, les Antilles, la musiqueberbère, comorienne ou arménienne… Radio CampusDijon, qui travaille avec l’assoc et le journal créés parTribu, “joue” les musiques du Brésil, du Laos, de l’Orient,d’Afrique et des Caraïbes. Radio Dio à Saint-Etienneproclame 25 % de musiques du monde contre seulement10 % il y a deux ans. A Paris, Radio Nova (qui émetégalement sur Angers et Montpellier) reste l’une desradios FM les plus ouvertes à la diversité des musiquesdu monde (entre 15 % et 18 % de sa programmationmusicale), avec une play-list où se côtoient la techno deDaft Punk et le Maskanda de la chanteuse sud-africaineBusi Mhlongo, ce qui est unique !

Exception au sein des réseaux, Sky Rock, où la pro-grammation majoritairement rap s’est complétée d’unetouche sensible de raï en play-list, Faudel, Mami, Kha-led. Laurent Beauneau, le directeur musical, prédit unavenir encore meilleur pour le raï. Oui mais quel raï ?Formaté, à la durée idéale, au son et au goût de la pro-duction majoritaire actuelle lancée par les major compa-nies avec les gros moyens ? Quand les radios sont deplus en plus formatées, à charge pour les artistes et leursproducteurs de savoir jouer la bonne carte. Que devientalors la rencontre de l’ailleurs, la découverte de musiquesurbaines ou rurales fabriquées hors du contexte français,représentées par des producteurs indépendants qui ontdes moyens financiers limités ?

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FRANCOPHONIE, UNE FRANÇAISE EXCLUSIVE…

L’un des leviers importants pour de nombreux artistesoriginaires de pays francophones serait sans aucun douteune interprétation moins restrictive du concept de chan-son francophone qui résulte du décret sur les quotas sou-haités de diffusion, le terme francophone se réduisant àce qui est d’expression française ou de langue régionale.C’est ainsi que des artistes clairement identifiés à l’étran-ger comme ambassadeurs de cette fameuse France plu-rielle, bleu-blanc-rouge à la manière “World Cup”, seretrouvent hors quotas, dans les radios françaises. Onarrive à des situations paradoxales où de nombreuxartistes francophones se sentent plus valorisés à l’étran-ger que dans l’Hexagone, avec pour soutien de nom-breuses actions de promotion relayées par des organismesfrançais tels que le Bureau Export, RFI, Francophoniediffusion et son réseau de cent vingt-cinq radios dans lemonde. RFI, qui émet sur Paris, passe peu de musiquesur son format “tout actu” (à l’exception des magazinesmusicaux spécialisés, afro-caribéens avec Claudy Siar,musiques du monde avec Laurence Aloir) mais abat untravail considérable dans ses coulisses, à travers la pro-duction de CD envoyés à un réseau de mille radios parte-naires, ou le concours Découvertes, qui assure auxjeunes artistes élus, Mangu, Rokia Traoré, Sally Nyoloparmi les derniers lauréats, campagne de promotionauprès des radios et appui à des tournées de concerts…

On a changé d’époque et le fossé est immense entreun réseau FM commercial et une antenne comme RadioCampus à Lille où les animateurs, bénévoles, continuentd’exercer ce métier par passion…

Le développement d’Internet et du satellite laisseentrevoir la création de nouvelles radios et l’accès aux

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ondes du monde entier. Au-delà de toutes ces pro-messes, au-delà des évolutions nécessaires pour que lesartistes de ces musiques du monde de plus en plusappréciées reçoivent de plus justes rémunérations deleurs droits de diffusion, les radios communautaires etles radios fouineuses sont le terreau des musiques dumonde, l’ont été et le demeureront. Longue vie2 !

L’UPRAT, onze radios décidées

Effet induit de la Coupe du monde qui a montré la forcede la France “black-blanc-beur” ? Beur FM, Africa n° 1,Média Tropical, Radio Shalom, Radio Alpha, AYP FM,Radio Communautés juives, Radio Gazelle, Espace FM,Judaïque FM, Radio Salam viennent de lancer l’UPRAT

(Union professionnelle des radios thématiques), histoired’avoir leur place au soleil dans un contexte de dévelop-pement des réseaux et rachat des fréquences, pourremettre en cause certaines techniques de sondages quiles sous-valorisent, pour disposer d’aides spécifiques desinstitutions, compte tenu de leur rôle culturel.

BINTOU SIMPORÉ

2. Merci à Aurélia Perreau pour son aide à la rédaction de cet article.

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LA PRESSE ÉCRITE ET LES MUSIQUES DU MONDE

Quelle place la presse écrite accorde-t-elle, aujour-d’hui, aux musiques du monde ? Il y a quelques années,rappelons-le, les concerts de musique ethnique, tradition-nelle, de fusion, de métissage, etc., que l’on regroupesous l’expression “musiques du monde”, posaient tou-jours un problème de classification. On en trouvait men-tion, si mention il y avait, dans les rubriques : variétés,folklore ou divers. L’extension du phénomène, le nombrecrois sant de concerts, de disques, l’apparition de bacsde plus en plus fournis de musiques du monde chez lesdisquaires, l’extension du marché tout court de cesmusiques trouve-t-elle un reflet dans la presse écrite ?Pour tenter de répondre à cette question, j’ai choisi uneapproche pragmatique. Afin d’éviter toute subjectivité,mon étude a porté sur la dernière semaine du mois quiprécédait sa remise à l’éditeur, celle du 25 au 31 jan-vier 1999. Cette semaine m’a permis de couvrir la pressenationale quotidienne, hebdo madaire et mensuelle. Hasardbénéfique du calendrier, elle ne comportait pas d’événe-ment particulier (festival ou autre grande manifestation.Rappelons que le 33e Marché international du disque etde l’édition musicale [MIDEM] s’est ouvert à Cannes le23 janvier et avait été couvert par la presse les jours pré-cédents). Une semaine ordinaire, somme toute.

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Je n’ai pas voulu étendre mon étude à la presse régio-nale, bien qu’elle soit parfois d’un tirage supérieur àcelui de la presse nationale (Ouest-France par exemple).La presse régionale rend généralement compte des évé-nements d’actualité dans la région sans distinction desgenres. Elle réagit donc en fonction de la programma-tion des lieux d’accueil et de création, annonçant régu-lièrement et en détail les spectacles présentés dans cesinstitutions. Elle relaie l’information sans parti pris.

Ces préalables étant établis, voici donc – réparti enquatre rubriques : les quotidiens, les hebdomadaires, lesmensuels, la presse spécialisée – le résultat de cette étude.

LES QUOTIDIENS

En cette semaine-test, les musiques du monde sontabsentes du quotidien Le Monde, à l’exception d’une cita-tion dans la rubrique “Sortir” et d’une allusion dans lecompte rendu du 7e Festival des musiques d’Europe. Lasélection hebdomadaire de disques ne commente que deuxdisques de variétés. Il est rare d’ailleurs de trouver danscette sélection d’autres formes de musi ques du monde, lesdisques de musique traditionnelle par exemple n’y sont,malgré le nombre de plus en plus important de labels quien produisent, que très exceptionnellement présentés.

Libération, en revanche, consacre dans son éditiondatée du mardi 26 janvier un cahier central de douzepages au rap, et les musiques du monde y occupent quoti-diennement une colonne des pages “Guides” sous le titre“World” – c’est dire que les con certs de musiques dumonde ne manquent pas cette semaine. La sélectiondisques de ce quotidien reste toutefois allergique à cesmusiques qui n’y sont que très rarement citées.

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L’Humanité ne dispose pas de rubrique spécifiquepour les musiques du monde mais en revanche annoncelargement des concerts : quatre cette semaine.

Le Parisien : Une annonce world music dans sa pagespectacles. La “Sélection du mois” ne comporte pasde rubrique “Musiques du monde” mais seulement troisrubriques musicales : Chanson, Classique, Rock.

La Croix : Rien.France-Soir : Une annonce world et un article pour

un concert de variétés turques au Zénith.Le Figaro : La rubrique “La Journée” dans “La vie à

Paris” annonce les principaux concerts, mais en revancherien dans “La vie des spectacles” ni dans le “Calendrier”qui n’a pas de rubrique “Musiques du monde”. Dans lesdisques de la semaine, signalons cette semaine une rubri -que “Rock, électronique”.

LES HEBDOMADAIRES

Aden, le supplément hebdomadaire du quotidien Le Mondeet de l’hebdomadaire Les Inrockuptibles, a une impor-tante rubrique “World” indépendante des rubriques“Techno” et “Groove”.

Le Figaroscope, supplément hebdomadaire du quo-tidien Le Figaro, a une importante rubrique “Musiquesdu monde”.

Les Inrockuptibles : Rien sur les musiques du monde.Le Figaro Magazine : Rien.Le Figaro Madame : Une page sur Tarkan, le chan-

teur populaire turc de variétés.Télérama : Rien dans l’hebdo. Une rubrique “Musiques

du monde” dans l’encart Télérama-Paris d’annonce deconcerts. Dans la page “Disques” : une rubrique “Musi -ques du monde” avec la critique d’un disque.

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L’Express : Rien. Dans le supplément L’Express leMagazine une citation “World” dans la rubrique “Sortir”pour Paco Ibañez et Tayfa. Dans “Les sorties CD”, quatrecitations dont une “World”.

Le Point : Une rubrique “World” dans les pages “Loi-sirs”. Rien dans la rubrique disques.

Le Nouvel Observateur : Une rubrique “Monde” dans“Le Guide”. Pas de rubrique dans les disques.

Politis : Rien.VSD : Un écho sous le titre “Folk”.L’Evénement du jeudi : Rien.Elle : Rien.Marianne : Un article sur le hip-hop.Jeune Afrique : Rien.

LES MENSUELS

Les mensuels consultés pour cette étude ont une page“Musique” (Cosmopolitan, Dépêche Mode, Biba, Jalouse,Marie-France) ou deux pages “Musique” (DS Maga-zine, Max, L’Etudiant) mais rien, dans ces pages, sur lesmusiques du monde. D’autres n’ont rien sur les musiquesen général (Art Press, Le Monde de l’Education, Le Mondediplomatique, Grands Reportages, Muséart, Marie-Claire). Le mensuel Géo, qui a consacré en décem - bre 1998 sa première et son dossier principal aux musiquesdu monde (Bravo !), n’a rien en février sur ce sujet.Dans le pêle-mêle d’Afrique Magazine on croit pouvoirrepérer une brève alors que 20 ans consacre, ce mois-ci,une double page aux “Nouvelles rappeuses”, et NovaMagazine, qui n’a aucun article sur les musiques dumonde, offre, en revanche, un guide Nova Hot Guide trèscomplet avec une répartition très claire par genre : Kabyle

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et Raï, Salsa, Tsiganes, Afro-allemand, Gospel, Latino,Celto-berbère, World, Klezmer, etc. Encore une indica-tion sur la multiplicité de la programmation de concertsde musiques du monde en France ce mois-ci.

Le bimestriel Tribeca 75 cite dans son guide-supplément un certain nombre de concerts de musiquesdu monde.

LA PRESSE SPÉCIALISÉE

Le Monde de la Musique, mensuel qui fut l’un des pre-miers à avoir une rubrique “Traditions-Musiques dumonde” dans ses pages “Disques”, ne consacre sur sescent quatorze pages qu’une page aux musiques dumonde dans “Disques actualités” et que deux pages surtrente-sept dans “Disques” à sa rubrique “Traditions-Musiques du monde”. En revanche, une page de publicitéinterne est consacrée à quatre suppléments passés de cemême magazine : “Les musiques du monde”, “A ladécouverte des musi ques du monde – Le Festival del’imaginaire”, “Chants du Nil – Festival d’automne”,“Cuba, l’île aux trésors”. L’Agenda des concerts ne faitmention d’aucun concert de musiques du monde.

Dans les quatre-vingt-deux pages de Répertoire,seules trois sont consacrées à la présentation de douzedisques “Musiques du monde”.

Diapason bat tous les records en n’accordant qu’unepage sur cent trente-huit aux “Musiques traditionnelles”,les autres musiques du monde ne sont pas mentionnéeset le progamme des concerts de ce mensuel ignore lesmusiques du monde.

Il est inutile de chercher une quelconque rubrique surles musiques du monde dans La Lettre du Musicien

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(mensuel de quatre-vingt-deux pages), bien qu’un articledans ce numéro de février déplore les clivages, les bar-rières entre les différentes musiques et cite les musiquescontemporaines, nouvelles, actuelles et du monde commequatre variétés de musiques qui sont légitimées par leurprésence dans les grandes surfaces de vente et… auministère de la Culture !

Le même ostracisme se retrouve de manière encoreplus marquée dans L’Affiche le magazine des autresmusiques qui n’accorde aucune place aux musiques dumonde ni, bien évidemment, à la musique classique.

World, qui ignore également les musiques classiques,consacre en revanche l’essentiel de ses quatre-vingt-dix-huit pages aux musiques du monde. Dans ce mensuel,nous retrouvons d’ailleurs les signatures de la majoritédes journalistes de musiques du monde qui, trop àl’étroit dans leurs quotidiens, hebdomadaires ou men-suels, trouvent là la possibilité de défendre les musiquesqui leur tiennent à cœur.

Le bimestriel Micro et Musique est sur une autre lon-gueur d’onde…

Enfin, bien qu’il ne soit pas distribué en kiosque, ilserait injuste de ne pas citer pour mémoire le bimestrielTrad’ magazine entièrement consacré aux musiques tra-ditionnelles, de France essentiellement.

QUESTIONS

Le bilan se passe, me semble-t-il, de commentaire et s’ily en avait un à faire il serait lapidaire : Les musiques dumonde n’ont toujours pas acquis un véritable droit decité dans la presse française. Les exceptions de Libéra-tion, d’Aden, du Figaroscope, de Nova Hot Guide, et de

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World ne sont que des arbres qui ne sauraient cacher laforêt. Mais à quoi cela tient-il ? Posons-nous quelquesquestions.

N’y a-t-il pas de journalistes intéressés par le sujet ousuffisamment compétents pour en parler ? La réponseest à l’évidence négative et l’exemple de World est là pourle prouver. Des journalistes compétents et passionnéspar leur sujet existent, plusieurs d’entre eux n’écrivent-ils pas même des livres-référence sur l’une ou l’autredes musiques du monde ? Mais pour qu’ils puissents’exprimer, encore faudrait-il qu’ils aient l’espace pourle faire. Sont-ils suffisamment combatifs pour l’obtenirou les rédactions sont-elles intraitables ? Comment expli-quer que pour quelques festivals ou concerts de grandesinstitutions des pages entières se dégagent parfois pouren parler ? Y a-t-il à l’intérieur même du domaine desmusiques du monde des sectorisations, des spécialisa-tions, chaque journaliste cultivant son champ clos ?

N’y a-t-il pas un public pour les musiques du monde ?On peut encore une fois répondre par la négative car s’iln’y avait pas de public, comment expliquer le nombrede plus en plus important de concerts et de disques demusiques du monde ?

Alors quelles questions se poser ?L’information, le rédactionnel, ne sont en principe

pas liés à la publicité, donc aux finances. Avant d’étudiercette question, signalons quand même que les “supplé-ments musiques du monde” des magazines n’existe-raient pas sans le financement de leurs commanditaires,et demandons-nous si le nombre de pages consacréesaux musiques du monde dans tel ou tel support n’est paslié à celui des pages de publicité des maisons de disques.

Les musiques du monde sont des musiques d’étran-gers, dérangeraient-elles dans le paysage ?

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Les interprètes des musiques du monde sont très sou-vent, du moins au début, inconnus du grand public. Neseraient-ils pas assez “people” pour qu’on en parle ?

Les musiques du monde demandent une certainedisponibilité, une capacité d’ouverture à l’inhabituel,à l’étrange, à la difficulté. Elles ne reposent pas surles mêmes critères que ceux qui nous sont habituels.Seraient-elles considérées alors comme marginales ?

Y aurait-il des réactions de protectionnisme ? Dexénophobie ? De mépris voire ?

Toutes les questions sont permises, même les plusextrêmes lorsque l’on constate, comme nous l’avonsfait, que malgré leur présence de plus en plus importantedans le domaine culturel en France, les musiques dumonde n’ont pas la place, loin s’en faut, qui leur revientdans la presse écrite nationale.

ISABELLE MONTANÉ

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INTERNET : C’EST PAS DU PIPEAU

LES MAMMOUTHS SONT CHATOUILLÉS

1998 a été une annus horribilis pour les producteurs dedisques compacts avec l’apparition sur Internet d’unlogiciel ouvert, poétiquement baptisé MP3 (abréviationpour MPEG1AudioLayer3), qui comprime assez lesfichiers numérisés de son pour que le transfert de la qua-lité CD d’ordinateur à ordinateur en un temps raison-nable soit désormais une réalité à la portée de tous.

Un logiciel de lecture de ces fichiers permet de transfor -mer le PC en un récepteur de haute fidélité. Un baladeuraudio (RIO PMP300, de la compagnie Diamond Multime-dia) utilisant cet outil est déjà vendu pour 1 300 F depuisl’automne 1998 : mieux vaut dater précisément leschoses car au train où elles vont…

Toujours plus fort, ce logiciel et ceux assurant l’enco-dage et la compression des fichiers au départ sont gra-tuits, comme sont disponibles à faible coût logiciels etmatériels autorisant l’amateur tant soit peu bidouilleur àgraver ses propres CD à un prix défiant toute concur-rence et les musiciens et professionnels indépendants àpromouvoir leurs créations.

Naturellement, les firmes de disques crient à l’écorchécar c’est, disent-elles, une voie royale pour le piratage,

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l’audiopillage et la mise à mort des droits d’auteur.Très vrai, on y reviendra, mais la vérité derrière le para-vent de la vertueuse déclaration est que pointe la findes monopoles de production et de distribution de lamusique enregistrée type, pour être précis et pour res-ter chez les Gaulois, FNAC ou Virgin. Ces deux-làs’obstinent à vendre l’album de nouveautés à 150 F lagalette… alors que le coût de façonnage est passé sousla barre des 10 F, le coût global de production tourneautour des 30 F et que les auteurs et interprètes sont,sauf exception, payés au lance-pierre. Le CD acheté enFrance est un des plus chers au monde. Le CD fabriquéen France est systématiquement moins cher à l’étran-ger. Pourquoi ?

La distribution de la musique via les fichiers numéri -ques sur Internet n’est pas une nouveauté. La transmis sionrapide en est une, et de taille. Des systèmes proprié-taires comme Liquidaudio ou a2b ont ouvert en 1998des boutiques sur le web, qui se vantent de distribuer50 % de leurs profits aux artistes contre 10 % pour lesmultinationales ! Le dernier-né de ceux-là en janvier 1999est MP4 (proposé par l’alliance Sony/Yamaha/AT&T,rien à voir avec MP3) qui, outre un taux de compressionimpressionnant (16/1 contre 11/1 pour MP3), permet enoutre d’encapsuler dans les fichiers audio un marquageindélébile des droits des auteurs avec renvoi vers unsite web où ces droits sont affichés. Ce dispositif, sousréserve d’évaluation, permettra le traçage des contre-facteurs industriels.

MP3 en est démuni. La chose n’empêche pas lasociété Goodnoise de proposer un site commercial enMP3 avec les prix suivants pour les nouveautés : télé-chargement de l’équivalent d’un album à 9 dollars, envoidu même contenu sous forme d’un CD à 12 dollars plus

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frais postaux, achat de pistes au détail à 1 dollar l’unité !(1 dollar vaut 5,65 F ce jour).

IL FAUT QU’UN STANDARD SOIT OUVERT OU FERMÉ

Revenons donc à MP3. Voilà une norme ouverte qui per-met à tout producteur de musique de devenir, quasimentsans frais, son propre distributeur sur le réseau, unréseau mondial et désormais doué de l’ubiquité univer-selle, directement des artistes au consommateur, à uncoût naturellement infiniment moindre avec un petitplus : la TVA en moins ! Camarades, c’est la révolution,c’est la nuit du 4 août ; c’est la honte, répliquent lesmultinationales de la distribution et de la productionrejointes dans leur détresse par les sociétés de droitsd’auteur (là où il y en a), mais pas forcément par lesauteurs qui au premier chef entretiennent chèrement les-dites sociétés. Sur cette question, on se souviendra del’audit sur l’ADAMI. Le Syndicat national de l’éditionphonographique (SNEP) a saisi l’occasion de la tenue duMIDEM en janvier 1999 pour demander “l’instaurationd’une taxe sur la copie numérique” selon le modèle dela loi Lang de 1985 créant la taxe sur la vente des cas-settes vierges. C’est toujours confortable de confier àl’Etat la perception d’une partie du chiffre d’affaires !

Très récemment, le 15 décembre 1998, la puissanteRecording Industry Association of America (RAIAA)lançait la Secure Digital Music Initiative (SDMI) qui ras-semble la crème mondiale des professions éditrices ettechnologiques et qui vise à l’établissement d’un stan-dard universel de diffusion de la musique digitale et dumarquage et traçage des droits d’auteur… avec, en sous-titre jamais imprimé, l’éternel logo “pour que ça dure”.

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Does it ring a bell ? Souvenons-nous de l’autre initiativequi au début des années soixante-dix avait mobilisé lesmajors du cinéma contre une terrible invention qui s’ap-pelait le Betamax prédécesseur et alors concurrent de lanorme VHS… et qui assure aujourd’hui de formidablesrentrées financières auxdites majors.

Le succès de la SDMI consisterait à imposer au mondeune norme de logiciel dont les promoteurs se feraient unerente à vie car on imagine mal sa diffusion ne pas s’ac-compagner du tintement des royalties. Les Amé ricains,les autres qui achètent de la musique, font confiance à lajustice pour que ne soient pas confondus le premieramendement de la Constitution, fondement très radical dela liberté d’expression aux US, et la loi sur le copyright.

Mais la SDMI n’est plus seule ; le 25 janvier 1999,LiquidAudio annonçait la mise à disposition de ses tra-vaux au profit de la “Genuine Music Coalition” pour lacréation, avec une cinquantaine de producteurs indépen-dants de disques et de firmes d’informatique, d’un stan-dard ouvert d’authentification de la musique compatibleMP3, entre autres. Premiers résultats annoncés pourjuillet 1999. A suivre…

LE SOUK ET LA CATHÉDRALE

On retrouve dans le combat des Titans qui s’annonce,plus justement que David et Goliath, l’antinomie bienconnue du souk et de la cathédrale.

La cathédrale, c’est le monopole des grands produc-teurs et grands diffuseurs, le PDG qui contrôle, le tou-jours plus de profits avec ceux qui permettent de fairedu profit, la concentration des activités, l’uniformisationdu goût et le maintien d’un équilibre économique qui

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favorise la pyramide des intermédiaires. C’est aussi pourl’essentiel les majors, Sony, BMG, Warner, Seagram etEMI. Rappelons qu’en 1998, trois milliards de CD furentvendus dans le monde mais aussi que le groupe EMI/Virgindispose de quarante sites sur Internet. Pas fous les amis,ils se préparent aussi à l’inéluctable dématérialisationdes supports, si possible à leur profit accru.

De l’autre côté de la rue, c’est le souk d’Internet, destechnologues libertaires, des créateurs en déficit de dif-fusion, les idéologues de la distribution gratuite desbiens culturels, les pirates bien sûr et le plus importantaux Etats-Unis, le parti de ceux qui trouvent que le CD,pas l’artiste, est trop cher, tout simplement : j’audiopilleparce que le prix du CD est un scandale (que diraient-ilsen France ?). Le débat fait rage… sur Internet bien sûr.

Premier acte du côté des chanoines de la cathédrale,une action en justice contre Diamond Multimedia et leRIO accusés de violer la loi sur le copyright US… ce dontla justice californienne ne paraît pas totalement convain-cue au motif que ce n’est pas le couteau qui fait l’égor-geur. Un appel à la première décision favorable à RIO aété interjeté. Et puis, ne voilà-t-il pas que les Coréens deSamsung s’y mettent aussi et vont produire un appareilsemblable : comment arrête-t-on les Coréens ?

Comble de l’horreur donc pour ces généreux protec-teurs des ayants droit : les auteurs et exécutants pourrontbien se passer d’eux, MP3 ou non. En plus, la libéralisa-tion des niveaux de cryptage (pour la France, depuis l’an-nonce de M. Jospin le 20 février 1999, 128 bits) permet lepaiement en ligne absolument sécurisé. Se met donc enplace un nouveau système de distribution dont quelquesmilliers de sites sur le réseau Internet annoncent lesprémisses désordonnées, nouveau système qui court-circuite radicalement les intermédiaires traditionnels.

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LE WEB EN DÉBAT

Pour retrouver les éléments du débat et juger des posi-tions et arguments en présence, on donnera les adressesde sites web suivantes :

Pour s’informer en français sur MP3, un site avec uncarnet de liens :

http://perso.easynet.fr/~hmauderl/mp3.htmSur RIO, de DiamondMultimedia :http://www.rioport.comUn guide d’achat de RIO, un dispositif moins simple

qu’il n’y paraît :http://www.zdnet.fr/fr/acha/guid/p1582.htmlDirectement à la source :http://www.mp3.comPour comparer le prix du CD en France et aux Etats-

Unis d’Amérique :http://www.cdnow.comhttp://www.fnac.frLes systèmes propriétaires de transfert de fichiers

sonores compressés :http://www.globalaudio.com/mp4http://www.liquidaudio.comhttp://www.a2b.comUne boutique de distribution commerciale de musique

sous MP3 :http://www.goodnoise.comL’initiative américaine SDMI :http://www.riaa.com/techLe point sur le débat aux Etats-Unis d’Amérique

(21 décembre 1998)http://musicians.miningco.com/weekly/aa122198.htmLa position (qui date) des gestionnaires collectifs de

la SACEM :http://www.sacem.fr/jlt1.html

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L’annonce de M. Jospin et plus généralement l’acti-vité gouvernementale autour d’Internet :

http://www.internet.gouv.fr

LES MUSIQUES DU BAZAR

Dans le combat homérique, que deviennent les musiquesdu monde, entendues comme musiques de traditionslocales ou orales (dixit Gilbert Rouget) ? Pour l’heure ils’agit d’un marché relativement modeste mais habité enbeaucoup de ses recoins par des passionnés et descurieux, un vrai marché culturel diversifié où les auteurssinon les exécutants sont quelquefois difficiles, voireimpossibles à identifier, mais aussi sur l’autre versant,où gît la mémoire musicale du monde (dixit le mêmeG. R.). Ce n’est plus seulement de la musique à meublermais de la musique patrimoniale à conserver et à diffu-ser comme on diffuse les langues étrangères, comme unoutil pour mieux connaître nos camarades humains.

La faiblesse éclatée du marché, l’immense variété dupatrimoine, l’éloignement des acteurs, la digne pauvretéde beaucoup d’institutions musicologiques ou de diffu-sion non ou non entièrement commerciales, le côté artisa-nal de la production de musiques d’ailleurs en spectaclevivant ou sur support audio, la rapacité des distributeurssont autant de défauts et d’obstacles que le souk, nousy retournons, transmute en avantages comparatifs.

L’histoire vaguement teintée de colonialisme, à sestout débuts, de l’ethnomusicologie est pour l’essentielcourte et date de l’invention de l’enregistrement sonore.C’est ainsi que se sont constituées, au frais du contri-buable ou du mécène pour beaucoup d’entre elles, desbanques d’enregistrements de musiques dont les auteurs

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par définition étaient souvent inconnus et les exécutantsassez ethno-objets pour qu’on ne les classe pas au rangdes instrumentistes de nos formations occidentales ni neles élève à la dignité d’ayants droit. Rendons au publicce que le public a payé et a le droit de connaître sansrestriction. Les archives sonores du musée de l’Hommeseraient-elles l’archétype du fonds qui peut et doit êtremis sur le réseau, avec MP3 bien sûr, et avec les études etla documentation que le web véhicule si bien ?

Cette démarche culturelle de service public n’est pasencore inscrite dans les habitudes. Seules les “Archives ofworld music” de Harvard sont numérisées sur un serveurFTP de l’université mais pour un cercle restreint d’usagersdûment identifiés, les membres du New England Consor-tium of Ethnomusicological Sound Archives. L’Acadé-mie des sciences de Vienne donne, quant à elle, quel queséchantillons de ses trésors avec le logiciel RealAudiomais la qualité du son est impropre à une écoute musi-cale. Pour le reste, c’est le grand silence du silicium.

Ethnomusicologues de tous les pays, unissez vosclaviers.

Qui brisera ce silence ? Qui lancera le projet dont onvoit assez bien désormais les contours ? Qui formulera,pour reprendre le terme même de la RIAA, la IMWA, Ini-tiative for the Musics of the World Archives, ou Initiativepour l’archivage des musiques du monde, et on ajoutera,avec un accès libre et universel ? Accès payant, pourquoipas, si, et seulement si, les rentrées financières viennentconforter le sauvetage, la conservation et les pratiquesdu patrimoine musical le plus démuni ou menacé.

Ajoutons à ces contenus sonores les notes et travauxqui permettront de les mieux comprendre, l’iconographie

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des gestes musicaux et de l’interprétation et, encore unefois pourquoi pas, des cours d’ethnomusicologie, etnous aurons une véritable université virtuelle desmusiques populaires où se mêleront les mémoires et lesmétiers, le savoir et les formations.

Certes, on le sait, la musique populaire n’est pas faiteseulement des mémoires du passé mais aussi des exécu-tions d’aujourd’hui avec des artistes, des créateurs et desdiffuseurs que l’esprit de la législation des droits d’auteurou du copyright impose fort justement de traiter avecl’équité même dont nous souhaitons bénéficier. Avecceux-là, il ne saurait être question de domaine publicpuisque la conservation de la musique impose désormaiscelle des exécutants et la transmission de leur savoir-faire.

Les nouvelles technologies qui se mettent en place etqui se perfectionneront sont une illustration du célèbre“small is beautiful” : elles sont peu onéreuses, d’atteintemondiale, technologiquement faciles à utiliser, raccourcis-sent dramatiquement le circuit producteur-consommateur,abaissent les coûts d’édition et de livraison, permettentla recherche de niches autrement inexploitables et sontdésormais à la portée technique et financière d’un plusgrand nombre de démunis. Mieux encore, l’informa-tion de la clientèle potentielle devient presque gratuite,en consommables sinon en temps : le courrier électro-nique est un puissant instrument d’irrigation du réseauInternet où il est très facile de repérer les nœuds demusicologie : sites web, listes de diffusion spécialisées,groupe de nouvelles où se rencontrent les amateurs etles clients.

On imagine bien ainsi, avec un investissement modeste,les polyphonies poldaves devenir à terme autosuffisanteset maîtresses d’elles-mêmes, de leur diffusion et de leurdéveloppement, de leurs alliances et de leur devenir.

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Même les Limpopos dans une hypothétique basse val-lée himalayenne pourront faire connaître leurs chansonscalendériques, car l’ethnomusicologie sur le réseau serapartagée et structurée par l’esprit de générosité et d’al-truisme des pères fondateurs d’Internet. Les Limpopospourront bénéficier d’une assistance technique d’uneinstitution plus riche et plus puissante qui ne recueillerapas simplement la musique et d’éventuelles rentréescommerciales mais qui donnera en contrepartie, à dis-tance, les moyens et l’esprit de l’autonomie.

Vision irénique, dira-t-on. Certes, certes. Et le piratage,monsieur ? Que faites-vous du piratage ? S’il est undomaine entre tous où il peut être combattu, c’est biencelui-là, celui de la musique folklorique populaire, surInternet. N’oublions pas en effet la puissance du média.

Un exemple : si le traité d’Ottawa sur le bannisse-ment des mines antipersonnel a été signé en 1998 aprèsune période d’instruction plus courte, de mémoire dediplomate, que celle de tout autre instrument, c’est parceque les milliers d’ONG (“le troisième pilier de la com-munauté avec les gouvernements et les entreprises”,citation de… Hillary Clinton) et d’associations militanten sa faveur ont choisi le terrain d’Internet pour le com-bat et ont bombardé inlassablement et de manièreconcertée les gouvernements et représentations natio-nales de courriers électroniques exigeant la mise au bande l’humanité d’une forme certaine de barbarie.

On verrait assez bien un appel spécifique à la musico-logie expliquant que le vol de la musique populaire, c’esttrop souvent voler les pauvres, c’est voler de la cultureet pas de “l’entertainment”, c’est amoindrir les défenseshumanitaires contre l’uniformisation esthétique, c’estréduire le patrimoine et la diversité génétiques de lamusique. Un tel appel serait entendu car il est dans la

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culture du web que d’y répondre, d’autant plus que dif-fuser les musiques du monde reste, majoritairementencore, tous supports confondus, une entreprise noncommerciale.

Pour illustrer la musicologie en réseau, on proposequelques adresses de sites web :

Un carnet de liens compilé par notre excellente Mai-son des cultures du monde, dans lequel on notera l’ab-sence quasi totale des Français :

http://www.mcm.asso.frLes “Archives of world music” de Harvardhttp://www.rism.harvard.edu/MusicLibrary/AWMLes échantillons de Viennehttp://www.kfs.oeaw.ac.at/DU/dilidem.htm

DERRIèRE LE HAUT-PARLEUR SE CACHE L’ÉCRAN, OU LA VICTOIRE DE L’ALGORITHME

Sous le nom de convergence numérique se cache unetendance générale d’Internet, la capacité que le réseaupossède et accroîtra de transmettre non seulement duson mais aussi de l’image animée, c’est-à-dire de la téléou du cinéma. Aujourd’hui, de nombreuses radios et téléssur le réseau en témoignent, la transmission existe maiselle est de modeste qualité et ne permet guère de témoi-gner précisément par l’image qui bouge. Les progrèsdans la création des algorithmes de compression et dansla disponibilité de bandes passantes larges (le débit destuyaux) sur le réseau laisse entrevoir le jour, pas si loin-tain, où l’écran de l’ordinateur se confondra de plus enplus avec celui de la télévision, vraiment numérique ducoup. La télévision numérique telle que nous l’entendonsaujourd’hui a déjà permis un accroissement considérable

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du nombre de chaînes reçues avec une fragmentation del’audience et la création de niches thématiques.

Nul doute que dans les profondeurs du réseau, desgénies inconnus et généralement en herbe sont déjà entrain de mitonner la nouvelle bombe auprès de laquelleMP3 se révélera un pétard mouillé. Cette bombe éclateradans un an ou dans dix ans mais elle éclatera ; elle per-mettra la transmission d’ordinateur à ordinateur, sur leréseau, d’images animées de bonne qualité et ultérieure-ment de haute qualité. On peut déjà écrire, pour ce jour-là, le texte de l’initiative que prendront les majorsaméricaines : remplacer Betamax par Internet SVP.

Pour le monde de nos musiques où l’acte d’exécutionest souvent une partie du spectacle, c’est un rêve. Lessons et leur fabrication, les rites et les gestes qui lesentourent, les danses ou les marionnettes qui les suppor-tent seront accessibles à tous, et pas seulement aux Pari-siens ou “Nouillorquais” qui vivent dans une relativeabondance de spectacles vivants. Ce qui a été dit pour leson vaudra pour l’image ; il sera un devoir impérieux deprotéger les ayants droit, de les respecter et de les aiderle cas échéant. En contrepartie, de quel fabuleux outil nedisposerons-nous pas pour exposer l’humanité artis-tique, les liens indissolubles de l’altérité et de l’universa-lité et les chemins si variés de la création.

Comme nous avons désormais des studios audio-numériques dans l’arrière-cuisine et des stations de radiosur le réseau, nous disposerons à terme du studio detélé à la maison dont la préfiguration, encore fruste onl’avouera, est la visioconférence sur Internet. Là encore, ils’agit d’une révolution aux conséquences incalculables,surtout pour les géants de l’audiovisuel d’ailleurs, maisd’une richesse potentielle formidable pour les petitesstructures de diffusion et de partage des connaissances

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et du savoir-faire. La vague est forte aux Etats-Unis,appuyée en outre par le mouvement des citoyens pourune radio libre.

Pour appréhender le futur et le chemin qui reste àfaire pour y arriver, quelques adresses de sites :

Une radio avec une extension sur le web, notre RFI :http://www.rfi.frUne radio “web only”, à la carte, catholique et géné-

raliste :http://www.audionet.com/rstations/ann/default.htmlUne radio en direct des Caraïbes :http://www.rci.gp/rci28.raUne télévision en direct, celle de la NASA :http://www.audionet.com/events/nasa/nasatv/nasatv.ramLe point sur les radios en ligne :http://internetradio.miningco.com/bl_newslet-

ter0199.htm

HISTOIRE DE PIRATES

Nul ne mettra en doute les préjudices importants causéspar le piratage à la chaîne musicale dans son ensemble,pour ne parler que de celle-là. Le mot recouvre bien desacceptions. En 1998, a été justement puni par la loi lecercle des bootleggers d’Orlando (contrebandiers) quigéraient un gigantesque réseau de distribution de CDgravés à partir de prises de son illégales, effectuées enEurope. Aussi importantes sont les prises de CD indû-ment fabriqués par copie de CD du commerce.

En France, le SNEP se désole de la stagnation du mar-ché en 1998 avec 140 millions de CD vendus (albums etsingles confondus) et en rend responsable la diffusiondu CDR qui permet à tout un chacun de graver dans son

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garage. 30 millions d’exemplaires ont été vendus en1998 dont 10 % auraient été utilisés à des fins musicales,parmi lesquels une “majorité” concernerait l’usage per-sonnel du copiste. Notons en passant que c’est Philips,l’ancien propriétaire de Polygram récemment vendu auxCanadiens, qui est désormais le plus agressif dans lapromotion de son graveur comme il le fut, retour surson, dans le lancement de la cassette audio dont le suc-cès “justifia” l’imposition d’une taxe sur le support…que, qui, dont, tous les fers sont au feu du commerce.On poussait l’enregistrement et l’enregistreur égalementdes deux mains, la troisième tendue vers le contribuable !

Il n’a pas échappé au SNEP et à la SACEM, et autressociétés civiles, que beaucoup d’utilisateurs de ces sup-ports de reproduction sont des jeunes, forcément, et quecertains d’entre eux en font commerce sous les préaux.Une campagne de presse est prévue pour que ces jeunesconnaissent les risques qu’ils encourent.

Les pirates du net sont aussi, pour beaucoup, desmômes, pas ceux des autres pour une fois, mais lesnôtres, ceux dont la famille est assez aisée ou avertie pourdisposer à la maison d’un ordinateur, d’une connexionInternet, des logiciels et du matériel adéquat (la fractureinformatique aussi est béante). Les producteurs et lessociétés civiles ont également écrit au ministre de l’Edu-cation pour lui demander de faire patrouiller les cours derécré. Bonne chance parce qu’on imaginera (et c’estprobablement un facteur fondamental) que le prix de35 F pour un single, dont la mode passe comme le vent,est largement surévalué.

On pourrait penser aussi que les milliers de bidouilleursen culotte courte sont un trésor assez précieux pourqu’on ne leur montre pas seulement la loi et la répressionmais aussi pour qu’on les attire sur d’autres terrains où

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leurs initiatives, leurs talents et leur entregent seraientcultivés à d’autres fins. Que les altruistes promoteurs dela campagne consacrent une partie de son coût et de leursprofits (le marché français fait 6 % du marché mondialdu CD, l’Europe 30 %) à offrir à ces jeunes des ateliersde création informatique ou musicale ! Ils y apprendrontle respect de l’œuvre d’autrui puisque devenus créateursils l’exigeront des autres. Une simple campagne, on saitdepuis Napoléon comment ça finit. En plus, ce sont jus-tement des campagnes médiatiques furieuses et mas-sives qui obligent les jeunes à “posséder” la musique,non ? Souvenons-nous du Titanic et de l’immortelleDiana/Elton John, deux super-tops du hit-parade (sic).

Une étude sociologique de l’université du Texas consa-crée aux mondes des jeunes pirates informatiques améri-cains de logiciels (hors criminalité commerciale organisée)est, dans l’esprit de ce qui précède, fort intéressante. Ellesoutient la thèse qu’ils constituent des groupes initia-tiques avec ses stricts usages et ses rites de préparationau monde capitaliste libéral pur et dur. Les qualités, lestalents et les compétences que les jeunes piratesdéploient dans leurs exploits seraient exactement ceuxque le marché de l’emploi rétribue au plus haut. L’acti-vité des pirates serait en fait celle de corsaires dotésd’une lettre implicite de mission avant leur intégrationdans l’armée régulière. Dérangeant, à lire absolument :

http://www.cwrl.utexas.edu/~rouzie/e309sp/proj3/MOZYRSKY/mozyrsky.htm

EN GUISE D’ABSENCE DE CONCLUSION

La technologie sur le réseau va très vite parce que Inter-net est une coopérative géante où s’élaborent en continu

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les produits d’une intelligence partagée. Pensons à laprodigieuse aventure du logiciel libre LINUX, inventé etdonné gratuitement à la communauté par un jeune étu-diant finlandais idéaliste, enrichi par les milliers de tra-vaux de volontaires, informaticiens libertaires, dont laréussite, nous dit-on, serait de nature à saper les basesde l’empire de Bill Gates. Lui aussi, tout naturelle-ment, s’intéresse à la distribution des produits culturelsen ligne.

Elle va si vite que les mammouths (incluant les édi-teurs de livres qui sont aussi en première ligne), assis surdes certitudes et des avantages acquis, ont du mal à pré-céder l’événement et se réfugient d’abord dans le refus.D’où l’extrême confusion du débat sur les rapports entretechnologies en ligne et droits d’auteur/copyright. Cen’est pas uniquement en défendant une gestion collec-tive des droits inventés au siècle précédent ou en appli-quant une vieille loi à des algorithmes d’aujourd’huiqu’on peut dissimuler l’enjeu premier qu’est la surviedesdits mammouths. Les plus intelligents d’entre euxont naturellement un pied dans le numérique maisretardent de toutes leurs forces sa généralisation ; un anest un an et c’est toujours ça de gagné pour le bilan.

La technologie va aussi très vite pour les pirates quisont désormais toujours en avance d’une embuscade.

C’est dire qu’on ne fera pas l’économie d’une pro-fonde réflexion sur le sujet, dont les créateurs eux-mêmessont encore trop absents. Car ils sont au premier chefintéressés, avant les commerçants, avant les bureaucrates.

Les musiques de l’ethnomusicologie ne pèsent paslourd en termes de marché : en France beaucoup moinsque le jazz qui fait 2,5 % des ventes. Sur elles pèsecependant une responsabilité particulière puisqu’ellessont l’expression même de la diversité culturelle face

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aux titaniques rouleaux compresseurs musicaux desmajors.

A nous, qui en sommes des amateurs, des consomma-teurs, des médiateurs ou des producteurs, de les proté-ger et d’en assurer un harmonieux relais aux générationsqui suivent. Comment faire ? Ce devrait être une partiedu vaste débat : les techniques actuelles de transmissionde l’information, et plus encore celles à venir, devrontêtre des alliées dans le combat contre l’uniformité.

Pour continuer le combat : http://………………, unsite web à créer. Appel à tous (01.02.1999).

MICHEL DEVERGE

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UN AVENIR EUROPÉEN

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ÉTAT DES LIEUX EN EUROPE

Qu’en est-il de l’essor des musiques du monde chez nosvoisins européens ? Nous avons choisi de demander àquelques-uns des pionniers de l’accueil dans leur paysdes musiques du monde d’en dresser un bref bilan. LeHollandais Frans De Ruiter a été, avec l’Allemand HabibTouma et moi-même, l’un des fondateurs, en 1978, del’Extra-European Arts Committee, l’un des premiers“réseaux” de diffusion des musiques du monde enEurope occidentale. Le Festival des arts traditionnels deRennes, que j’ai créé en 1974, l’Institut des musiquescomparées de Berlin, qu’Alain Daniélou avait créé en1963 et dont Habib Touma assura pendant de très nom-breuses années la programmation, le Festival de Hol-lande, que dirigeait Frans De Ruiter, et le musée desTropiques d’Amsterdam, le Commonwealth Institute deLondres avec Fred Lightfoot, puis Robert Atkins et Pra-kash Daswani, s’associèrent très vite aux Ateliers d’eth-nomusicologie de Genève, que dirige Laurent Aubert, etau Centre de recherches théâtrales de Milan dirigé parFranco Laera, pour établir régulièrement, tous les ans,pendant vingt ans, des prospections et des programma-tions communes dans le cadre de ce Comité informel oùamitié et passion partagées tenaient lieu de règlementintérieur.

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Depuis, Robert Atkins puis Habib Touma1 nous ontquittés prématurément, aussi c’est leurs plus prochescollaborateurs et amis, Prakash Daswani et Jürgen Die-trich qui ont mené l’enquête pour l’Angleterre et l’Alle-magne. Frans De Ruiter, Laurent Aubert et Franco Laeraont eux couvert leur pays, respectivement la Hollande,la Suisse et l’Italie.

L’Espagne ne faisait pas partie de l’EEAC, mais commel’accueil des musiques du monde se développe dans cepays, nous nous sommes adressé à Carles Sala, directeurdu Mercat de Musica Viva de Vic, pour en parler.

C. K.

1. La Maison des cultures du monde a créé en 1998 un “prix HabibTouma de musique traditionnelle” qui a été décerné pour la premièrefois à Berlin.

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LES MUSIQUES DU MONDE EN ITALIE

Pendant quelques semaines j’ai feuilleté avec un soinparticulier la page des spectacles du Corriere della Seraà la recherche d’une annonce, d’une nouvelle quelconquequi puisse constituer un point de départ pour écrirequelques notes sur la diffusion des musiques du mondeen Italie. Le Corriere della Sera est le quotidien le plusinfluent et le plus diffusé en Italie. Milan est la ville ita-lienne la plus européenne et celle qui possède la plusgrande communauté d’immigrés du tiers-monde. Milanest la ville où est vendu le plus grand nombre de billetspour la musique. Cependant ma recherche est restéevaine !

En tant qu’opérateur et organisateur culturel, je ne croispas que l’on puisse parler de musique traditionnelleextra-européenne en faisant abstraction de sa consom-mation et du système de son économie : les espaces, lesconcerts, les disques, les publications. Mais dans cettedirection le panorama est absolument vierge de signaux,révélant une absence absolue de toute initiative systéma-tique qui affleure dans les médias traditionnels.

J’ai donc décidé de me confier au réseau Internet ettapé sur le moteur de recherche les mots-clés : musiquesextra-européennes. Et voici qu’apparaît dans la premièresérie de données une découverte incroyable : à Lecce, la

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ville la plus au sud du Sud-Est italien, connue pour sonarchitecture baroque et plus récemment pour les débar-quements permanents sur les côtes voisines d’immi-grés albanais clandestins, il y a, à l’université de cettepetite ville, un enseignement universitaire, un coursconsacré aux musiques extra-européennes.

Je crois que c’est là la photographie la plus fidèle dela situation italienne en ce qui concerne les musiques dumonde : d’une part, une absence substantielle d’initia-tives et donc d’institutions culturelles qui développentune attention permanente ; de l’autre, des initiatives trèsélitaires, académiques ou aristocratiques.

L’unique fait remarquable dans ce domaine qui mérited’être cité est le succès de Moni Ovadia, un acteur-chanteur d’origine bulgare installé depuis longtemps enItalie qui, avec son Theater Orchestra a fait connaître lamusique klezmer et la culture yiddish. Le public et lapresse l’ont accueilli avec chaleur. Au point que le phé-nomène a atteint une notoriété nationale au cours de cesdix dernières années et a valeur d’exemple, non seule -ment parce qu’il montre à quel point l’Italie a été pendantdes années détachée d’un contexte musical européen,mais surtout parce que Moni Ovadia nous offre à traversson itinéraire artistique individuel l’image d’un parcoursde l’après-guerre typiquement italien.

Si elle constitue aujourd’hui le diamant de la musiqueklezmer, la formation musicale d’Ovadia s’est montéedans les années soixante et soixante-dix sous l’aile pro-tectrice d’un chercheur, Robert Leydi, père reconnu dela documentation et de la valorisation du vaste patri-moine inexploré des musiques populaires italiennes. Eneffet, au pays de l’opéra et des chansonnettes, tandis ques’intensifiait la consommation de musique de variétésaméricaine, les autres musiques sont devenues objet

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d’étude, d’inventaire et de documentation philologiqueet donc de revalorisation idéologique. Et c’est ainsi queles mondine et leurs chansons des rizières passent deschamps aux fêtes populaires et aux places de village,pour arriver ensuite, dans la seconde moitié des annéessoixante-dix, dans les théâtres d’avant-garde.

Des musiques populaires italiennes aux musiques tra-ditionnelles d’autres cultures, il n’y a qu’un pas.

L’intérêt pour les autres musiques du monde se greffesur cette racine et trouve sa place davantage dans lemilieu théâtral que dans celui de la musique : la curio-sité et l’attention portées aux autres formes musicalesdes cultures extra-européennes ne fait qu’un avec lacuriosité et la voracité avec lesquelles on découvre et con -somme les autres cultures théâtrales, récupérées et reva-lorisées par les mouvements d’avant-garde des annéessoixante-dix.

Au début des années quatre-vingt, commence doncune décennie heureuse pendant laquelle la curiosité pourles musiques extra-européennes et leur consommationdeviennent presque un phénomène de masse. 1980 marquela naissance d’un “Festival des arts extra-européens” quiest en réalité le moteur d’une exploration systématiquedes formes musicales non européennes, conduite sansinterruption pendant douze années consécutives, à Milanet dans d’autres villes, en liaison avec d’autres festivalset institutions européens. A côté de ces manifestations,de nombreuses autres initiatives prennent vie et alimen-tent un succès qui compte par milliers et non plus pardizaines ou centaines, les participants aux concerts demusique balinaise ou islamique, brésilienne ou japo-naise.

C’est pendant ces dix années que se met en routeet se consolide l’unique institution culturelle italienne

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consacrée exclusivement aux traditions populaires, leCentre Flog de Florence qui, depuis vingt ans, organisechaque année une manifestation qui trouve un écho nonseulement au niveau local mais aussi dans les médiasnationaux.

Dans la foulée du succès de ces manifestations, lamusique “des peuples” s’inscrit dans le système de laconsommation : des agences prennent vie, spécialiséesdans l’organisation de tournées, des groupes musicauxindiens et pakistanais se montent ; et le phénomène n’estplus propre aux grandes villes mais s’étend à la pro-vince.

Naissent aussi des manifestations commerciales nou-velles : un grand quotidien comme Repubblica annoncela publication de certains CD thématiques consacrés à lamusique indienne ou à celle des Peaux-Rouges, avec lamême conviction de promotion que pour un CD de fla-menco ou de fado qui ont pourtant bien d’autres racinesdans la mémoire musicale collective.

On voit même naître une revue spécialisée,Etnica/world music, mais malheureusement le dévelop-pement de l’initiative s’accompagne d’une chute pro-gressive de la qualité du produit musical, des exécutantset du contexte de programmation qui conduit à la désaf-fection et à l’abandon du public.

Je ne veux pas ici accabler le marché et exalter unepureté abstraite de comportement de la part des exécu-tants musicaux, des organisateurs ou du public. En réa-lité il s’agit d’observer un fait absolument objectif etdramatiquement réel. La grande boulimie de musiqueethnique, extra-européenne ou world music comme onvoudra l’appeler, n’a pas réussi à faire reconnaître à cesmusiques leur valeur intrinsèque de faits culturels dequalité que l’on doit préserver et soutenir dans une vision

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plus organique de la culture du spectacle. S’il y avaiteu cette prise de conscience, les musiques du mondeauraient été assimilées au système de la musique savanteet auraient été protégées dans le cadre des institutionsqui reçoivent le soutien économique de l’Etat. Aucontraire, le point culminant de l’intérêt des jeunes et detous les consommateurs de musique en général aumilieu des années quatre-vingt a coïncidé avec la réduc-tion drastique des fonds publics pour les activités duspectacle.

Vécues, hélas, davantage comme les manifestationsd’une mode temporaire, les musiques du monde ont étépoussées dans le système de la musique de consomma-tion qui ne peut survivre que si elle trouve un espace etdes réponses sur le plan commercial.

Et pourtant, sur la totalité de l’intervention de l’Etaten Italie pour le spectacle vivant, les deux tiers des res-sources vont à la musique : aux opéras et aux autres acti-vités musicales, orchestres, festivals, institutions diverses,mais à aucune qui ait aussi, dans ses tâches institution-nelles, celle de garantir la programmation d’une activitéqualifiée et permanente de musiques classiques quin’appartiennent pas au tronc de la culture occidentale.

Naturellement, de même que dans chaque désert il y aune cathédrale, dans ce désert aussi il y a des exceptionsà signaler, et je suis content de terminer avec des remar -ques positives et pleines d’optimisme. Non seulementil y a un cours sur les musiques extra-européennes dansune université de l’Extrême Sud de l’Italie, mais dansun village perdu de Sicile tristement célèbre pour unterrible tremblement de terre qui le détruisit totalementen 1968, à Gibellina – presque pour souligner sa proxi-mité avec l’Afrique – on entretient la mémoire de cetévénement tragique avec une manifestation annuelle

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consacrée aux musiques du monde, même si c’est sousle titre étrange d’“Etno Jazz”.

A Rome, une prestigieuse institution musicale commel’Accademia di Santa Cecilia insère de plus en plussou vent dans ses programmes de concerts invités descon certs de musique extra-européenne.

A Milan, une manifestation intitulée “Musica deicieli” (Musique des cieux) est organisée chaque année àl’occasion d’une importante fête religieuse et accueilleen son sein les formes musicales mystiques d’extrac-tion extra-européenne.

Et enfin – peut être comme un signe des temps nou-veaux – à l’occasion du Jubilé de l’an 2000 à Rome, esten préparation, pour la première manifestation cultu-relle, un festival musical officiellement parrainé par lesinstitutions de l’Eglise catholique qui, sous le titre“Assonanze” (Assonances), accueillera des concerts demusique sacrée des trois religions monothéistes : et l’onpourra donc écouter le qawwali dans une église, à côtédes chants klezmer et grégorien.

FRANCO LAERA(Traduit de l’italien par Paul Laffont.)

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LES MUSIQUES DU MONDE EN ESPAGNE

Parler de musiques du monde en Espagne, c’est parlerde tradition populaire, de célébration, de fête, de religio-sité et de musicalité. Comme pour l’immense majoritédes peuples de l’Europe du Sud, la musique est étroite-ment liée à l’imaginaire populaire. Y a-t-il quelque chosede plus intensément ethnique que le fracas des tamboursde Calanda pendant la Semaine sainte ? Y a-t-il lamenta-tion plus ethnique que celle du martinete ?

Je sais bien que si je mêle les termes tradition/folkloreet musiques du monde, je cours le risque de recevoir descritiques des deux côtés de cette avenue qu’est la musiquepopulaire. Il est étrange d’ailleurs que ces deux termes,plus qu’à réclamer chacun pour soi la paternité de l’autre,se consacrent à s’exclure mutuellement. Je ne souhaitepas entrer dans ce débat stérile, néanmoins il faut bienadmettre que, s’il y eut des pionniers des musiques dumonde dans notre pays, ce furent bien les festivals demusiques traditionnelles comme, pour ne citer que deuxexemples, Folk Segovia ou Vilanova (FIMPT).

LES FESTIVALS

En marge des deux festivals de musique tradition -nelle cités ci-dessus qui, pendant des années, furent les

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représentants actifs des musiques liées au savoir popu-laire, il faut se reporter à l’année 1989 pour trouver lepremier projet sérieux de présentation d’un festivalconforme au mouvement, alors naissant dans notre pays,de la world music. Cela se passait à Barcelone dans lecadre de la toute nouvelle Olympiade culturelle. Sousle titre “Barcewomad”, non seulement il réussit la premièretentative réalisée pour importer chez nous le conceptde “Womad” mais, de plus, il le fit avec une marque deperson nalité propre qui le différencia des multiplesWomad qui commençaient à cloner un peu partout.Après une première année plus que glorieuse en ce quiconcerne le contenu artistique et plus que ruineuse d’unpoint de vue économique et fréquentation du public, ceBarcewomad survécut pendant quelques années, s’éloi-gnant du centre de la ville et s’installant dans la villevoisine de Badalona, abrité par le Festival Blues & Ritmes.On le voit encore aujourd’hui apparaître et disparaître àintervalles irréguliers.

Dix ans après, nous devons encore être reconnais-sants à cette première tentative d’avoir ouvert les portesde notre ville à la présence plus ou moins permanente etréussie de ces musiques à l’occasion des différentes sai-sons musicales.

Pour ce qui est des festivals, la politique suivie par laCommunauté d’Aragon mérite une mention particulière.C’est dans cette communauté, en effet, que nous trou-vons le premier festival associé au “European Forum ofWorldwide Music Festivals”, le Festival Pirineos Sur(Pyrénées Sud) qui, avec ses sept années d’existence, estle festival de world music le plus solide d’Espagne et laréférence dans notre pays pour tout le mouvement. Si ony ajoute des festivals comme El Castillo de Ainsa (LeChâteau d’Ainsa), récemment associé au EFWMF, on

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s’aperçoit que c’est la zone qui possède la plus grandeconcentration de festivals et celle qui connaît la poli-tique la plus solide et la plus suivie du genre.

En continuant sur les traces du EFWMF, on trouve àCarthagène le festival La Mar de Musicas (La mer demusiques) ainsi que le Mercat de Musica Viva de Vic(Marché de musique vivante de Vic). Le premier dans lalignée des festivals de world music comme Pirineos Sur,le second qui, étant moins un festival qu’une foire pro-fessionnnelle ouverte à tous les styles, propose à chaquenouvelle édition une section de plus en plus denseconsacrée aux musiques du monde, ce qui l’a amenérécemment à faire partie de ce réseau.

A côté des festivals catalogués comme folks et ceuxmentionnés ci-dessus, on peut recenser les expériencesdu Womad Cáceres et du Womad de Las Palmas (alterna-tivement), d’Atlantica à Ténériffe, de Séville, d’Etno-Sur(Ethno-Sud) à Jaén, le cycle de la Caixa à Barcelone,World Music Getafe et quelques autres festivals ponc-tuels et épisodiques.

En règle générale, et sauf en ce qui concerne PirineosSur et Womad, on peut dire que c’est pendant les cinqdernières années que s’est produite la plus grande éclo-sion de festivals de ce type dans notre pays. Habituelle-ment ils sont tous liés à des institutions publiques à unniveau de participation plus ou moins important, avecdes budgets inférieurs à la moyenne européenne et diri-gés par des responsables travaillant à temps partiel etmanquant de mobilité, ce qui, dans certains cas, conduità un excès d’intervention des agents de tournées ; saufexceptions comme, je le répète, Pirineos Sur et quelquesautres.

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LE PUBLIC

Il est certain que de par sa situation géographique et saculture le public de la world music en Espagne est unpublic extrêmement sensible aux musiques de stylepopulaire, bon danseur et disposé à déguster les platsmusicaux les plus torrides de la planète. Etant donné laperte précoce de nos colonies et notre entrée tardivedans l’Union européenne, il s’agit d’un public peumétissé avec un taux d’immigration bas.

La population espagnole a été avant tout émigrante etsans aucun doute le métissage s’est surtout produit à l’in-térieur même du pays entre des cultures aussi diversesque les cultures andalouse, basque, catalane et de Galice.

Aujourd’hui encore, en l’absence d’une masse socialed’origine étrangère pouvant influer sur les médias, lesprogrammes et revues spécialisés dans ces musiquessont presque inexistants. Ajoutons que le public quiécoute de la world s’y intéresse plus par goût intellectuelou philosophique que par une attirance liée à ses racines.

Tout au plus pourrait-on considérer comme significa-tive la présence sensible d’une population d’originelatino-américaine, surtout installée dans les villes impor-tantes comme Madrid ou Barcelone.

Tout cela donne un public trop peu nombreux pour cegenre de musiques, ce qui pourrait expliquer aussi quel’on soit en dessous des moyennes européennes en ce quiconcerne les festivals, l’information, les salles et les agents.

Et il est bien difficile de faire augmenter un publicpour ces musiques sans un appui médiatique dans unpays où les médias ne s’intéressent épisodiquement qu’àdes événements comme la célébration du centenaire dela perte de Cuba ou d’autres du même ordre.

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DE LA MUSIQUE ET DES MUSICIENS

En premier lieu il convient de se débarrasser du clichéEspagne = flamenco. La diversité à l’intérieur de l’Etatespagnol est aussi grande qu’au sein de l’Europe elle-même. Il est aussi absurde de parler de musique espa-gnole que de musique européenne. Sauf à parler demusiques au pluriel.

L’identification de l’Espagne au flamenco ne vientpas seulement d’une séquestration de cette musique parle franquisme pendant la dictature, ce qui d’ailleurs causaà ce mouvement plus de mal que de bien. Elle vient ausside la force créative et interprétative que le flamencopossède et d’une variété de timbres et d’harmonies quien font l’une des musiques les plus riches de la planète.

Il s’agit non seulement d’une musique vivante ancréedans la vie quotidienne andalouse mais qui a su aussidépasser ses frontières. On produit du flamenco danstoute l’Andalousie et tout particulièrement à Séville et àGrenade mais aussi à Madrid et à Barcelone : villes pro-pices aux expériences de fusion et aux rencontres avecle jazz, la pop et le rock.

Toujours aux frontières de la tradition et de la moder-nité, avec son épicentre situé en Galice, à Saint-Jacques-de-Compostelle et Vigo, et ses relations bien identifiéesavec tout le mouvement d’origine écossaise et irlan-daise, la musique d’origine celtique a donné naissance àun mouvement qui s’est étendu à tout le pays. Tout par-ticulièrement le long de la côte atlantique et du golfe deGascogne, avec une sonorité propre, et des virtuoses ducalibre de Carlos Núñez ou Kepa Junquera.

Ce sont sans doute ces deux mouvements qui, pours’être transformés en mouvements urbains, ont atteint lemeilleur rayonnement international. Cependant il ne faut

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pas négliger ou renoncer à plonger à l’intérieur d’autresmusiques aussi importantes que la jota qui imprègnetout l’Aragon, une partie de la Castille et toute la côteméditerranéenne du nord au sud, que la sardane enCatalogne au timbre très riche ou que le folklore dur etparfois expérimental du Pays basque avec ses instru-ments aussi magiques que la xalaparta. Je crois que larichesse musicale et sonore de notre pays, divers et mul-ticulturel, reste encore à découvrir et que l’union pos-sible entre la tradition folk et le mouvement de la worldmusic sur notre territoire, avec la reconnaissance clairede notre influence latino-américaine et méditerranéenne,pourrait donner, dans un futur pas très lointain, des fruitsnombreux et savoureux.

Notre pays est en bonne voie pour l’accroissement,tant au niveau de la création et de l’exportation que decelui de la consommation, des musiques venant de l’ex-térieur. Mais il est avant tout du ressort des représentantsde ce secteur, des pouvoirs publics et des moyens decommunication, de créer un climat de collaborationmutuelle qui permette d’avancer sur le plan économiquemais aussi de défendre les concepts de diversité, de tolé-rance et de solidarité, ce à quoi la population de l’Es-pagne devrait, de par son histoire et sa culture, êtreparticulièrement sensible.

CARLES SALA(Traduit de l’espagnol par Paul Laffont.)

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LES MUSIQUES DU MONDE EN ALLEMAGNE

De l’Orchestre royal du Siam à la “World Punk”Pommes frites et spaghettis

Un siècle de musiques exogènes en Allemagne

La venue à Berlin en 1900 de l’Orchestre royal du Siamne devait pas marquer durablement la vie musicale del’Allemagne ; pourtant, les enregistrements de ces concertsexotiques effectués sur un phonogramme Edison consti-tuent les premiers témoignages de musicologie compa-rative dans la capitale allemande. Jusqu’en 1933, alorsque les spécialistes se consacraient, dans le cadre duPhonogramm-Archiv et de l’Institut de psychologie del’université Humboldt, à l’étude scientifique de culturesmusicales étrangères, les Allemands dansaient le tangoet écoutaient du jazz. Mais l’avènement du nazismemit un terme à la diffusion de la “musique de nègres” etcontraignit musicologues et musiciens à l’émigration.

A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ce ne futpas seulement l’Allemagne, mais également sa vie cul-turelle qui se trouva écartelée entre Est et Ouest. Si, dansles deux nouveaux Etats, on continuait à cultiver lamusique classique occidentale, la jeunesse de l’Ouest sepassionnait pour la musique diffusée par les radios del’armée américaine alors qu’à l’Est, la radio d’Etats’appliquait à distraire la population par de la musiquedes pays frères socialistes, genre dans lequel s’illustrè-rent particulièrement les chœurs virils des danseurs dekazachok de l’Armée rouge. Jusqu’au début des années

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soixante, la musique traditionnelle authentique extra-européenne fut absente de la vie culturelle des deuxAllemagnes. Ce n’est qu’en 1963, avec la création àBerlin de l’Institut international d’études comparativesde la musique, rebaptisé plus tard Institut internationalde musique traditionnelle, que, pour la première foisdans l’histoire musicale de l’Allemagne, les culturesmusicales non européennes furent officiellement recon-nues. Grâce à l’action de son directeur, le Français AlainDaniélou, ainsi qu’à celle de son équipe internationalede collaborateurs, tous musicologues ou impliqués dansle monde de la culture, l’Institut international de musi -que traditionnelle s’attira bientôt une notoriété dépassantles frontières de l’Allemagne. Jusqu’à sa fermeture en1996, l’Institut publia plus de cent soixante-dix micro-sillons et CD de musique traditionnelle, cent livres et lemagazine international The World of Music. Ne se limi-tant pas à ce travail scientifique très prenant, le très actifdirecteur des programmes Habib Touma réussit à faireconnaître, tant à Berlin que dans les autres villes de l’Al-lemagne fédérale, à travers soixante festivals et d’in-nombrables concerts, les traditions musicales de l’Asie,de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Orient. Ils’agissait, comme il le répétait avec insistance, de fairecomprendre à un public ouvert que l’évolution indus-trielle et matérielle de l’Allemagne ne signifiait pas ipsofacto une quelconque supériorité culturelle. Ainsi de lamusique classique extra-européenne fut enfin jouée àpartir de 1977 dans le cadre du Festival de musique tra-ditionnelle qui se tient annuellement à la Philharmoniede Berlin, à l’Académie des arts et dans d’autres sallesprestigieuses, au même titre que la musique classiqueeuropéenne. Les musiciens invités jouèrent égalementà Bonn, Munich, Francfort, Bochum et autres villes

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d’Allemagne de l’Ouest. En diffusant régulièrement desextraits de ces concerts, les stations de radio n’intéressè-rent pas seulement un auditoire d’amateurs de musiqueclassique, mais elles attirèrent également l’attention dumonde du jazz ainsi que celle des tenants de “la Nou-velle Musique”. Des ethnomusicologues chargés decours radiophoniques et de programmes de formationorganisèrent des émissions de radio durant lesquellesfurent diffusés des enregistrements originaux faits sur leterrain. A Berlin furent créés Horizonte et Metamusik-festival. Si les organisateurs de concerts de l’Alle-magne fédérale disposaient du monde entier commechamp d’investigation, leurs homologues de la Répu-blique démocratique allemande durent se contenter, jus-qu’à la chute du mur de Berlin en 1989, en raisond’interdictions de voyage, de manque de devises etd’obligations d’ordre idéologique, du choix limité offertpar les “pays frères”. Se produisirent au Friedrichstadt-palast et lors du Festival de la chanson politique, leBallet national de la République de Guinée, la célèbreMiriam Makeba et bien entendu des musiciens de l’An-gola, du Mozambique, du Vietnam, de Cuba, du Chili,d’Argentine et de l’Irak. L’agence artistique d’Etat del’Allemagne de l’Est offrit par ailleurs à des musicienslatino-américains exilés des emplois dans les maisons dela culture de la République. Eterna, la maison de disquesd’Etat, publia en 1976 un enregistrement du virtuoseirakien du ‘ud Munir Bachir, réalisé à l’occasion d’unesérie de concerts au Palais de la République à Berlin-Est. En raison de son faible tirage, cette édition – à pré-sent épuisée – ne put rencontrer un vaste écho enAllemagne de l’Est. Quant au Festival de Rudolfstadt, ilconstituait plutôt un lieu de rencontre pour groupes folklo -riques, et ce n’est qu’après la réunification qu’il acquit

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une dimension internationale avec des musiciens venusd’Inde et de Grèce.

Les Singeclubs d’Etat et les différentes organisationsde la Jeunesse puisaient leur inspiration dans le fondsdes chants révolutionnaires. Leur répertoire était consti-tué de chansons des volontaires de l’Armée rouge, despirituals, de gospels et de chansons de résistance àl’oppression.

Les ouvriers vietnamiens, angolais ou mozambicains“prêtés” à la RDA par leurs gouvernements respectifsvivaient séparés de la population allemande. Il n’y eutdonc ni échange culturel, ni découverte de leurs tradi-tions musicales. L’ouverture internationale était assurée,à la radio comme à la télévision, par des ensembles folklo -riques d’Etat venus de pays socialistes et il n’y eutjamais de présentation sérieuse des traditions musicalesextra-européennes. Un petit groupe d’ethnomusico-logues privilégiés eut cependant la possibilité d’accom-plir des recherches à l’étranger bien entendu dans lecadre des Etats socialistes.

Pendant ce temps, c’est-à-dire depuis le milieu desannées soixante, Berlin-Ouest devenait, en dépit deson isolement géographique, un pôle pour la musiqueextra-européenne. Venant de Paris et de Londres, desinterprètes de musique traditionnelle africains, latino-américains et également indiens s’installèrent dans desvilles ouest-allemandes et présentèrent leur musiquedans des clubs. Nombre d’entre eux enseignèrent dansdes écoles de musique. Régulièrement, des concertsfurent organisés par des musées des traditions popu-laires, des services culturels fédéraux, des organisationsprivées telle la Société indo-allemande, par des écolesde yoga, des associations à vocation culturelle ou encoreà l’initiative personnelle de mélomanes. Les musiciens

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traditionnels, bien éloignés de leur environnement cultu-rel familier, prirent conscience des succès commerciauxenregistrés par leurs collègues de la pop music, du rocket du jazz en Allemagne fédérale et ils tentèrent de s’yassocier. Globalisation de la production et diffusioncom merciale de musique “ethnique”, désormais appelée“musique du monde”, étaient depuis longtemps effec-tives. Des musiciens allemands se formèrent auprès deleurs collègues africains, arabes et indiens, si bien quetablas, didjeridoo, djembés et tampuras apportèrent trèsvite leur touche exotique à l’instrumentation de nom-breux groupes allemands. Les emprunts à la musiqueafricaine et à la musique brésilienne furent particu liè -rement importants car la pop music se devait d’êtredansante.

C’est grâce aux efforts du journaliste Joachim ErnstBehrendt dans les années soixante que le jazz s’étaitouvert à la musique traditionnelle extra-européenne. Si,dans un premier temps, musiciens traditionnels et inter-prètes de free jazz se produisirent les uns à côté desautres dans différents festivals, ils en sont vite venus àdes fusions. Des musiciens de jazz, tel Charlie Mariano,travaillent avec des musiciens indiens. Et des musiciensindiens, tels Trilok Gurtu ou Zakir Hussein, constituentdes groupes comprenant des musiciens de toutes natio-nalités. Dans leur quête de nouvelles formes d’expres-sion musicale, ils refusent de se laisser enfermer dansdes classifications. Trilok Gurtu par exemple déclare nonsans ironie : “Ma musique n’est pas de la fusion, maisbien plutôt de la confusion.” Des groupes amateurs ousemi-professionnels, comme on peut en entendre chaqueannée au concours Musica Vitale organisé par “l’Atelierdes cultures” de Berlin, puisent allégrement dans l’offreimmense des “musiques du monde”. Ainsi apparaissent

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“Experimental Ethno avec accents moder nes”, “Irish-Turkish-Speed-Folk”, “Heavy Messing World Music”ou même “World Punk”.

Habib Touma, ethnomusicologue, compositeur etmusicien, qui, pendant plus de vingt-cinq ans, par sesconcerts de musique extra-européenne, a marqué de sonempreinte l’image des cultures étrangères présentées aupublic, avait une conception plus puriste des conceptsde “tradition” et “authenticité”, ce qu’il exprimait endisant que “spaghettis et pommes frites dans une mêmeassiette” ne donneraient rien de bon. Journalistes etpublic considéraient ses concerts comme un “voyageaux sources”. La récente ethnopop, dont la conceptionmême enthousiasme les vastes auditoires du Tempo-drom de Berlin lors de concerts de “musiques du pays”,s’inscrit dans la droite suite de Woodstock et renforcel’illusion qui fait croire que la musique est universellepour peu qu’on l’adapte à des oreilles européennes ouanglo-américaines et qu’on la dépouille de ses élémentssacrés. En Allemagne également les concerts sont deve-nus des events. Les musiciens traditionnels sont dopéspar l’industrie européenne du disque, en quête perma-nente de nouvelles stars “vendeuses’, et mis sur le mar-ché comme leurs collègues de la pop et du rock. Ainsi,les concerts du chanteur pakistanais de qawwali, NusratFateh Ali Khan, ont, grâce aux ressources de la techni -que moderne en matière de son et de lumière, littérale -ment plongé dans l’extase un public allemand d’habitudeplutôt réservé. Les groupes de samba créés dans de nom -breuses villes allemandes par des musiciens brésilienssur le modèle des écoles de samba du Brésil constituentassurément une véritable novation. Toutes les catégoriessociales y sont en effet représentées. Avec leur joie devivre débridée, ces groupes suscitent l’enthousiasme au

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“Carnaval des cultures” qui se déroule chaque année àBerlin et sont au centre des activités pluriculturellesalternatives lors du Carnaval rhénan.

Alors que s’achève le deuxième millénaire, les formesmusicales peu facilement accessibles au grand publicn’ont que de rares occasions de se faire connaître enAllemagne. Des concerts isolés sont le fait d’organisa-teurs spécialisés, souvent d’associations qui ont un lienprivilégié avec la culture musicale de l’Inde, du mondearabe, de l’Iran, ou encore avec des interprètes particu-liers (de klezmer ou de chants séfarades). L’Institutinternational de musique traditionnelle n’en a pas moinsété la victime des restrictions budgétaires décrétées parle gouvernement du Land de Berlin. Alors qu’opéras etorchestres reçoivent de généreuses subventions pourentretenir l’héritage musical de l’Occident, la Maison descultures du monde de Berlin, qui fête son dixième anni-versaire, doit vivre avec à peine dix pour cent du budgetalloué à un théâtre de ville moyenne. Les passionnésexplorateurs de musique traditionnelle non européenne,tels Alain Daniélou et Habib Touma, les musiciens,chercheurs et artistes aux parcours pluriculturels, tousceux qui, pendant près d’un demi-siècle, ont su entrete-nir un dialogue avec les cultures se voient remplacés àprésent par des fonctionnaires allemands de la culture etpar des managers dont les choix musicaux sont fonctiondu marché.

Les musiciens traditionnels, dans les pays desquelssévissent la famine, la guerre et la maladie, suivent leflot de tous les malheureux qui viennent en Allemagne.Dans les zones piétonnières, les joueurs de flûte de Panboliviens, les joueurs de tam-tam sénégalais et les joueurs

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de vielle mongole ont pris la place des joueurs d’orguede Barbarie typiquement allemands. Peut-être les verra-t-on un jour s’associer, se laisser pousser des dreadlockset fonder un groupe de reggae…

JüRGEN DIETRICH(Traduit de l’allemand par Pierre Charau.)

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LES MUSIQUES DU MONDE EN HOLLANDE ET EN BELGIQUE

Ces quarante dernières années, et plus particulièrementpendant ces deux dernières décennies, l’attention portéeaux cultures traditionnelles et populaires des pays endehors de l’Europe ainsi qu’aux cultures “non classiques”en Europe s’est développée, intensifiée et accrue.

La révélation de ces formes artistiques dans les annéessoixante et soixante-dix s’est faite par le biais des ethno-musicologues, en liaison avec des institutions telles queles universités et les musées.

En Hollande, les pionniers dans ce registre ont été leJaap Kunst Institute de l’université d’Amsterdam, leRoyal Tropical Institute (Amsterdam), le MunicipalMuseum (La Haye) et le Museum for “Volkenkunde”(Rotterdam).

Les musées, en particulier, ont été équipés de petitsthéâtres où des représentations “ethnomusicologiques”dans le domaine des arts de la scène pouvaient avoirlieu, souvent de nature postcoloniale et dans certains casen parallèle avec des expositions.

Il s’agissait de représentations fortuites d’envergureassez limitée, à destination d’un public de connaisseursavertis.

Jusqu’au milieu des années soixante-dix, les cir cuitsofficiels des arts de la scène, tels que les salles de

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concert, les salles de récitals et les festivals, ne portaientpas une attention sérieuse aux autres formes artistiquesen dehors de celles appartenant à l’Ouest, soit les tradi-tions classiques. Les imprésarios commerciaux se limi-taient principalement aux performances folkloriques de“troupes nationales de danse”, où l’attraction principalerésidait dans le fait de regarder des gens sauvages, àmoitié nus, venus de pays étranges. Les auditeurs radiose rassemblaient autour des ethnomusicologues dans lecadre d’émissions tardives sur les musiques de payslointains.

A la fin des années soixante-dix, un certain nombrede développements parallèles ont contribué à un change-ment radical de ce paysage.

1. En dehors du phénomène, toujours présent, qui estde simplement montrer des arts de la scène extra-européens, certains ont pris de plus en plus en considé-ration le nombre croissant des habitants des autres paysaux Pays-Bas (originaires des anciennes colonies, maiségalement de l’Afrique du Nord, de l’Europe du Sud et dela Turquie), conduisant des personnalités avant-gardistesdans le domaine culturel à penser que les cultures desnouveaux Pays-Bas, mais en réalité les cultures dumonde, devraient être prises plus au sérieux, celles-cireprésentant un enrichissement de la vie culturelle locale.Les uns ont continué à proposer des représentations dites“authentiques” ; les autres, plus éclairés, plus ouverts etfascinés par les réelles beautés des cultures du monde,ont ressenti le besoin de présenter des formes plus acces-sibles.

Il en résulta une tendance à mettre de côté l’organisa-tion et la présentation purement ethnomusicologiques et

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à créer des spectacles spéciaux : des programmes deconcert avec des artistes, correspondant plus ou moinsaux attentes et à la durée auxquelles les fidèles specta-teurs des arts de la scène étaient accoutumés.

2. A la fin des années soixante-dix, le Holland Festival(de même que le Holland Festival of Early Music àUtrecht à la fin des années quatre-vingt) a décidé deconsacrer une partie importante de sa programmationaux cultures du monde, parfois même en liaison avecd’autres thèmes de festival. Le principe sous-jacent à cedéveloppement, pour un festival international de l’art,était d’amener ces formes artistiques à un niveau aussiélevé et visible que celui des grands créateurs et acteursde l’Europe d’aujourd’hui et d’hier.

3. Des contacts fructueux entre les leaders d’opiniondans le domaine ont permis la création en 1978 d’un cir -cuit européen de promoteurs appelé Extra-EuropeanArts Committee, où se regroupèrent de manière infor-melle les principales institutions partenaires qui étaient :le Royal Tropical Institute et le Holland Festival, la Mai-son de la culture de Rennes (puis plus tard la Maisondes cultures du monde à Paris), l’International Institutefor Comparative Music Studies à Berlin, les Ateliersd’ethnomusicologie à Genève, l’Associazione TeatriEmilia Romagna à Modène et le Centro per il RicercaTeatrale à Milan, et enfin le Commonwealth Institute etCultural Co-operation à Londres.

L’objectif de l’EEAC était de coopérer et de coordon-ner des représentations (in)cohérentes, de haute qualité,de formes artistiques authentiques, traditionnelles et

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populaires, lors de déplacements adaptés et non lucratifsen Europe, accompagnés de l’information nécessaire aupublic pour satisfaire les besoins en matière de connais-sances d’accessibilité de ce dernier, et ce, toujours sur labase de la confiance et du respect envers l’artiste, requispar la nature même de la représentation et indiqués dansles conditions de voyage, de tournée, d’hébergement etde restauration.

4. Les déplacements internationaux, et intercontinen-taux en particulier, ont permis à un public de plus enplus nombreux de se familiariser avec la richesse et labeauté des “autres” cultures ; il en résulta une soif deconnaissance continue envers les arts extra-européensde la part du monde occidental.

Il est important de noter la transition qui s’est opérée,ces deux dernières décennies, entre la présentation uni-dimensionnelle de formes d’art traditionnel et populaire,motivée par une curiosité et/ou un intérêt scientifique desannées soixante et soixante-dix, et la grande variété deprésentations de toutes les formes d’expression artistique,au travers d’expositions, de manifestations littéraires, despectacles, de festivals de films et de manifestations derue, souvent en liaison les uns avec les autres.

Il faut de même souligner l’évolution et le mélangede toutes les formes artistiques individuelles, les soi-disant “croisements” : les artistes européens d’aujour-d’hui et leurs collègues des cultures extra-européennesrassemblent leurs forces pour la création et la présenta-tion de produits enracinés dans deux cultures, voire plus,en mélangeant souvent les genres et, ce faisant, créantdes phénomènes nouveaux.

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Les transformations dans le profil des publics méri-tent également d’être mentionnées : partant des petitscercles de spécialistes, des connaisseurs et des invitésdes pays concernés pour toucher des publics plus largeset créer un mélange composé d’un public généralementintéressé, d’adeptes de festivals et de nouveaux immi-grés.

Chaque année, il existe un certain nombre de paradesdans les rues et autres manifestations en plein air où legrand public, de passage ou en tant que spectateur, vientau contact de musiques, de danses, de littératures, dethéâtres, de costumes, d’odeurs, de nourritures et d’autresaspects de la culture au sens large du terme qui lui sontinconnus.

On peut également voir des metteurs en scène danoistravailler sur une adaptation de Roméo et Juliette, parexemple, dans le monde arabe, des ensembles demusique intégrant des musiciens africains dans leursconcerts ou combinant la musique traditionnelle chi-noise avec la musique contemporaine chinoise orches-trée par des chefs d’orchestre et compositeurs chinois,parfois même assistés d’une technologie occidentale.

Outre les institutions et les événements mentionnés,et plus particulièrement le Royal Tropical Institute etson enfant le Soeterijn-theatre, des tremplins importantsont été : le Poetry in the Park Festival à Rotterdam (rem-placé plus tard par le Dunya Festival), De Melkweg (lavoie lactée) à Amsterdam, le 042 à Nijmegen, le Stage-door Festival d’Amsterdam vers d’autres villes du payset le RASA à Utrecht, qui a créé un grand réseau pour lesformes d’art extra-européen aux Pays-Bas.

En Belgique, les deux centres importants à retenirsont le Het Zuiderpershuis (“l’usine à vapeur”) à Anverset le Dele Gele Zaal (“le hall jaune”) à Gand.

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Les nouveaux festivals qui ont vu le jour sont : leMundial à Tilburg, le Music Meeting à Nijmegen etl’Africa Roots Festival d’Amsterdam (De Melkweg).

Dans la dernière décennie, des activités significativesont été entreprises par :

– le Amsterdam Roots Festival qui a rejoint le RoyalTropical Institute, le Holland Festival, De Melkweg et…le célèbre Concertgebouw ;

– le Temple de Mahler et Bruckner, qui accueilleaujourd’hui des formes d’art traditionnel et populaire dumonde entier ;

– De Ijsbreker (“le briseur de glace”), un centre pourla musique contemporaine devant bientôt déménager surl’avant-port d’Amsterdam, qui inclut de plus en plus del’extra-européen et des fruits de croisements dans saprogrammation ;

– beaucoup de théâtres et de salles de concert quioffrent désormais dans leurs catégories d’inscriptions larubrique “Musiques et danses de…” ;

– de plus en plus de représentations qui se spéciali-sent dans le théâtre créé et joué par de nouveaux citoyens.Un rôle important est aujourd’hui joué par les représen-tants des deuxième et troisième générations nées auxPays-Bas.

En ce qui concerne l’éducation professionnelle, leConservatoire de Rotterdam a pris une position avant-gardiste en créant durant cette dernière décennie undépartement de world music, regroupant les tendancesindiennes et d’Amérique latine, du flamenco et du tangoavec en option les genres africain et indonésien. Lamusique extra-européenne joue un rôle modeste auConservatoire d’Utrecht et de La Haye, alors qu’elle tendà devenir une spécialité du Conservatoire d’Amsterdamgrâce à son département de la “musique à l’école”.

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Dans le domaine de l’éducation artistique pour lesamateurs, une autre position avant-gardiste a été prisepar le LOKV (l’Institut des Pays-Bas pour l’éducationartistique) qui permet l’introduction, par le biais deprofesseurs, de projets, de lettres d’information, de pro-grammes de formation, etc., la richesse des arts extra-européens dans les salles de classe.

Si l’on devait décrire la situation actuelle, on verraitune multitude de formes et de formats artistiques, allantdes concerts spécialisés et pointus à des expressions plusurbaines, des grosses structures aux productions de rue,des productions invitées aux productions locales. Autant designes qui trahissent la richesse d’une culture hollan-daise alimentée par la présence de communautés étran-gères.

FRANS DE RUITER(Traduit de l’anglais par Aimée Pollard.)

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LES MUSIQUES DU MONDE EN SUISSE

La Suisse n’ayant pas de passé colonial, sa relation avecles cultures extra-européennes a été peu marquée par desrelations de pouvoir comparables à celles entretenues parles grandes puissances européennes de l’époque. La pre-mière trace d’une présence musicale non occidentale enSuisse remonte à l’Exposition nationale organisée àGenève en 1896. Différentes attractions exotiques y sontprésentées au public. Avec, entre autres, un certainnombre de musiciens sénégalais, indonésiens et arabesqui, “parés d’amulettes, se livrent à des gestes bizarreset à contorsions grotesques”, dira la presse de l’époque.

Cinq ans plus tard, le professeur Eugène Pittard fondele musée d’Ethnographie à Genève. Malgré sa taillemodeste, cette institution devient rapidement un impor-tant laboratoire des cultures du monde. En 1944, l’ethno -musicologue roumain Constantin Brailoiu y fonde lesArchives internationales de musique populaire et lance,dans la foulée, la première collection de disques de musi -ques traditionnelles publiée sous les auspices de l’Unesco– cette collection existe toujours et propose actuellementun catalogue d’une soixantaine de disques compacts1.

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1. La collection AIMP est publiée à Lausanne chez VDE-Gallo, distri-bué en France par Disques Concord.

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Dès les années cinquante, quelques concerts de musiquestraditionnelles sont organisés au musée et des musicienscomme le Vietnamien Tràn Ven Khê ou l’Indien AliAkbar Khan ont l’occasion de s’y produire devant unpublic “sélect” d’une cinquantaine de personnes.

Sa situation de siège de la Croix-Rouge et de laSociété des Nations, puis de l’ONU et de nombreusesorganisations internationales, a fait de Genève un lieuparticulièrement indiqué pour une action intercultu-relle. A partir du début des années soixante-dix, l’im-pulsion des courants culturels alternatifs commence àsusciter des réalisations plus concertées en faveur desmusiques et des danses “du monde”. En 1983, les Ate-liers d’ethnomusicologie2 se constituent en associationdans le but de fournir à ces musiques une structured’accueil digne de leur valeur. Rattachés dès leur créa-tion au Comité des arts extra-européens, les Ateliersse signalent par l’organisation régulière de concerts,des festivals et de stages ainsi que par une série depublications (CD et livres, y compris les Cahiers demusiques traditionnelles), qui contribuent de façondécisive à la diffusion des musiques du monde àGenève.

Des échanges se créent avec d’autres villes suisses,notamment avec Zurich et son musée Rietberg au parcparticulièrement adapté à l’accueil de manifestations enplein air, puis avec Bâle qui, avec son Académie demusique et son musée des Civilisations, offre un envi-ronnement propice à ce genre d’activités. Créée en1987, l’association Musiques du monde à Bâle (Musik

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2. Ateliers d’ethnomusicologie. Case postale 318. CH-1211 Genève 25.Tél. : 41.22.731.55.96. Fax. : 41.22.731.48.60. E-mail adem@ world com.ch ; www.adem.ch

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der Welt in Basel3) devient rapidement un partenaireimportant des réseaux européens de musiques du monde ;son festival, organisé chaque année en juin, propose desconfrontations intéressantes entre traditions musicales etcréations contemporaines issues de ces traditions ou ins-pirées par elles. L’AMDATHTRA (Association pour lamusique, la danse et le théâtre traditionnels) voit le jourpeu après à Lausanne.

L’augmentation de la présence étrangère en Suissesuscite la création de nombreux ensembles de musiquesdu monde et la professionnalisation de certains d’entreeux. Avec ses quarante à cinquante pour cent de popula-tion étrangère, Genève en est le principal vivier mais lephénomène se répand dans l’ensemble du pays. Forte-ment encouragés par les Ateliers d’ethnomusicologie,ces artistes bénéficient également de l’appui d’un orga-nisme appelé Culture et Développement (Kultur undEntwicklung 4), créé à Berne en 1991, qui s’efforce defédérer les différentes actions menées en Suisse enfaveur des “cultures du Sud”.

En ce qui concerne l’enseignement, deux universitéssuisses proposent des cours d’ethnomusicologie : cellede Neuchâtel, dans le cadre de son Institut d’ethnologie,et celle de Zurich, au sein de son cursus de musicologie.Pour ce qui est de l’apprentissage pratique des musiqueset des danses du monde, les Ateliers d’ethnomusicologiede Genève proposent vingt-quatre ateliers permanents

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3. Musik der Welt in Basel, Postfach. CH-4001 Bâle. Tél. : 41.61. 266.56.45. Fax. : 41.61.266.56.44. E-mail : [email protected]. Kultur und Entwicklung. Postfach 632. CH-3007 Berne. Tél. : 41. 31.311.62.60. Fax. : 41.31.312.24.02. E-mail : [email protected]

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de musique, neuf de danse ainsi que différents stagesd’initiation et d’approfondissement. Quant au Studio demusiques extra-européennes de Bâle, lié à l’Académiede musi que de cette ville, il offre un enseignementrégulier de musiques indonésienne, japonaise et indienne,en association avec le Ali Akbar College of Music en cequi concerne cette dernière.

Différentes archives musicales suisses comportentd’importantes collections de musiques traditionnelles etpopulaires, notamment les Archives internationales demusique populaire (AIMP) de Genève, citées plus haut,le Music of Man Archive, actuellement déposé à Zurich,les archives sonores du musée d’Ethnographie de Neu-châtel, celles de la Société suisse des traditions popu-laires à Bâle ainsi que diverses archives radiophoniquesréparties dans l’ensemble du pays. Un nombre croissantd’émissions radiophoniques sont en outre aujourd’huiconsacrées aux musiques du monde, traditionnelles etmodernes, sur la plupart des chaînes nationales franco-phones germanophones et italophones.

Hormis Genève et Bâle, plusieurs festivals ouvrentaujourd’hui leurs portes aux musiques du monde,notamment le festival de jazz de Montreux (le premier,historiquement, à s’y être intéressé), le festival Paléo deNyon, celui de musique classique de Lucerne ou encoreceux du Gurten à Berne et de Chiasso au Tessin. Diffé-rentes manifestations estivales sont également consa-crées à la world music, notamment Afro-Pfingsten àWinterthur, Festivalpe à Château d’Œx, Uhuru au Weis-senstein et la Fête des Cinq Continents à Martigny.

Sur le plan financier, deux organismes fédéraux sou-tiennent actuellement des projets relatifs aux musiqueset aux danses du monde en Suisse : Pro Helvetia, la fon-dation suisse pour la culture, et la DDC (Direction du

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développement et de la culture), attachée au départe-ment fédéral des Affaires étrangères. Mais l’essentiel dufinancement des structures – pour la plupart associa-tives – dédiées à ce domaine provient de fonds soit muni-cipaux, soit cantonaux, soit privés. D’une manièregénérale, malgré sa petite taille et l’attitude volontiersisolationniste d’une partie de sa classe politique, laSuisse est aujourd’hui un partenaire solide des initia-tives et des réseaux internationaux en matière de musiquesdu monde.

LAURENT AUBERT

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LES MUSIQUES DU MONDE EN ANGLETERRE

De la marge vers le centre.La diffusion des musiques du monde

en Grande-Bretagne

On attendait avec impatience le critique d’art du Guar-dian, un des poids lourds de la presse intellectuelle bri-tannique. Le concert allait bientôt commencer.

En coulisses, les Musiciens du Nil se préparaient àjouer devant un public mélangé. Dans la salle, l’Anglaisbon teint d’âge moyen, vouant aux “autres” cultures unintérêt académique ou spécialisé, y côtoyait quelquesvagues étudiants d’une école d’art en quête de costumeset de coiffures inédites ainsi que de jeunes et remuantsbacheliers style post-punk qui, à une médiocre carrièrecommerciale, avaient préféré se former sur le tas en traî-nant leurs basques aux quatre coins du monde et ren-traient tout juste de voyage.

Au milieu de cette assemblée, une poignée d’élégantsexpatriés égyptiens, et l’ambassadeur lui-même. Pourcouronner le tout, l’événement allait être chroniqué dansun des journaux les plus respectables d’Europe. Nousétions vraiment contents de nous. Finalement, le journa-liste arriva et nous l’accueillîmes poliment. Quel désap-pointement, pourtant, de constater qu’au lieu de l’un deses principaux critiques d’art, le journal avait délégué uncorrespondant spécialiste du tiers-monde et de ses pro-blèmes de développement : analphabétisme, famine,inondation, plans quinquennaux, etc.

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Plusieurs années plus tard, nous comprîmes que cetteexpérience, certes démoralisante sur le moment, n’enétait pas moins prévisible : nous n’étions après toutqu’en 1980. Et la Grande-Bretagne postcoloniale nes’était pas encore vraiment impliquée dans les culturesde son ancien empire, ni dans celle du monde non occi-dental. Aujourd’hui, des journalistes du Guardian écri-vent des guides de six cents pages, définitives, sur lesmusiques du monde et collaborent à une pléthore denouvelles revues qui leur sont consacrées. Ce qui, aupa-ravant, était considéré comme la marge du goût cultureldans notre pays se retrouve aujourd’hui au centre, et demanière irrévocable. Dans les bars et les night-clubs deNottingham à Newcastle, on peut ainsi entendre des tra-ditions vieilles de plusieurs siècles, dont certainesremontent même à l’Antiquité, et qui, il y a seulementvingt ans, n’étaient accessibles qu’à une poignée decentres culturels et de festivals spécialisés.

Ce qui en ressort n’est ni un melting-pot ni une saladerusse, mais un mélange détonant dont chacun des élé-ments, culturellement distinct, entre en collision avec lesautres et engendre ainsi de nouveaux ingrédients. Nousy reviendrons plus loin. Examinons d’abord ce qui acausé cette transformation subite et inattendue des atti-tudes du public, et quelles en furent la profondeur et laportée.

Comme nous le rappelait récemment Edward Said,l’Occident a toujours été fasciné par l’exotisme. Lacuriosité d’un George Harrison pendant la période psy-chédélique des Beatles engendra en Grande-Bretagne unintérêt pour la musique classique indienne qui dépassaitde loin le cercle des spécialistes et des expatriés. Entreles années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, on vit tourner en Grande-Bretagne Pandit Ravi

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Shankar, Ali Akbar Khan, Amjad Ali Khan, Nikhil Ban-nerjee, Hariprasad Chaurasia, les Frères Sabri, NusratFateh Ali Khan et bien d’autres musiciens et danseursdu sous-continent. Parmi les pionniers qui participèrentà ce mouvement, citons le festival annuel Sanskritik,organisé pendant dix-sept années consécutives par unneveu de Ravi Shankar, Birendra, celui-là même qui,encore tout jeune, montait avec George Harrison unconcert de gala au Royal Albert Hall afin de commémo-rer la guerre civile et la famine au Bangladesh et deréunir des fonds. Une quinzaine d’années plus tard, c’étaitau tour de Bob Geldof d’organiser les concerts légen-daires Band Aid et Live Aid en faveur des déshérités dela Corne de l’Afrique.

Par ailleurs, à la fin des années soixante et au débutdes années soixante-dix, diverses communautés britan-niques issues des anciens peuples colonisés luttaientcontre les effets dévastateurs du racisme en s’appuyantsur leurs aspirations spirituelles et matérielles. C’estainsi que de violents troubles agitèrent Notting Hilllorsque des Britanniques d’origine caribéenne furent las-sés d’être traités comme des citoyens de second, voirede troisième rang. Le peuple britannique se réveilla aba-sourdi par ces effets des politiques d’immigration gou-vernementales qui, des années cinquante jusqu’au débutdes années soixante, n’étaient en fait qu’un décalqueplus subtil des pratiques coloniales touchant à l’emploi.Après les émeutes, commença une période de cicatrisa-tion dont le symbole fut la création du carnaval de Not-ting Hill. Originellement célébré par les immigrantsWindrush et leurs descendants pour se rappeler les sou-venirs enchantés de leur terre natale, ce carnaval devint– signe de réconciliation avec leurs nouveaux hôtes – unévénement chaque année plus considérable, et qui s’ouvrit

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même à d’autres communautés britanniques. Il attireaujourd’hui plus de deux millions de visiteurs du mondeentier, ce qui en fait la plus grande fête de rue euro-péenne.

De la fin des années soixante-dix aux années quatre-vingt, la lutte contre le racisme fut au cœur de nom-breuses programmations culturelles. Pour certains d’entrenous, elle y est même demeurée jusque dans les annéesquatre-vingt-dix et cela durera encore dans les premièresdécades du prochain millénaire. Les fameux concertsRock Against Racism associaient le combat pourl’émancipation culturelle des toutes nouvelles commu-nautés britanniques à un programme de gauche pluslarge. Ces concerts, qui se déroulaient devant des dizainesde milliers de gens, peuvent faire penser aux grandsfestivals de rock de la fin des années soixante : SheptonMallet et l’île de Wight dont l’envergure et la popularitéavaient rivalisé avec Woodstock. Ils s’en distinguaientcependant en imposant à la fois le rock et des formesplus exotiques telles que le reggae, le ska et autresmusiques afrobeat. Beaucoup de musiciens qui jouaientces styles (ou leurs variantes) n’étaient ni d’Afrique, nides Caraïbes, ni même noirs. C’étaient de jeunesAnglais. Vingt ans plus tard, à la fin des années quatre-vingt-dix, de jeunes Anglais – toujours – continuent demélanger des traditions musicales dynamiques, venuesd’un peu partout dans le monde, avec des rythmesurbains. A cette différence près qu’ils sont bien souventnoirs ou asiatiques. Signe que de nos jours, l’appropria-tion culturelle se met à fonctionner comme à une rue àdouble sens.

Dans les années quatre-vingt, ce courant de fusioninterculturelle, née d’une curiosité artistique, permit à desgéants de la musique rock de reconstruire leur carrière.

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Peter Gabriel quitta Genesis, son groupe des annéessoixante-dix, pour poursuivre une carrière en solo. En1981, il aida Thomas Brooman et d’autres à créer le fes-tival Womad, dont la notoriété est désormais internatio-nale, et aida l’organisation quand elle connut de sérieusesdifficultés financières. Comme Paul Simon après lui,Gabriel puisa une inspiration nouvelle dans les traditionsmusicales du monde et s’impliqua personnellement ettalentueusement dans plusieurs collaborations presti-gieuses. Ses albums des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, comme l’impressionnant catalogue RealWorldqui présente plusieurs des meilleurs musiciens nonoccidentaux, témoignent du succès de la mission queGabriel et Womad se sont assignée : unir le monde à tra-vers la musique.

Womad naquit deux ans après que le London’s Com-monwealth Institute eut l’idée opportune d’ouvrir unnouveau Arts Centre. L’objectif était d’amener une insti-tution pleine de ressources, mais démodée et marquéepar son passé colonial, à rejoindre la fin du XXe siècle.Une mission impossible si elle n’avait eu en la personnede Robert Atkins un directeur entreprenant et vision-naire comme il en existe peu en ce domaine, où que cesoit dans le monde.

Quelques-uns d’entre nous ont eu le privilège de tra-vailler avec Robert à l’élaboration, au rayonnement etau développement de l’Arts Centre. Un budget annuelminuscule (neuf mille livres sterling pour couvrir les artsd’un milliard et demi d’individus et de quarante-cinqpays) constituait la maigre assise d’une programmationannuelle. Une recherche de fonds énergique car animéed’une volonté d’émancipation culturelle qui nous étaitinsufflée par Robert, et l’amour des traditions culturellesextra-européennes, nous donnèrent la force de défier

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– et vaincre bien souvent – l’ignorance qui caractérisetant d’institutions officielles. D’autre part, en nous asso-ciant à des mouvements semblables en Europe, etnotamment à d’autres institutions ou festivals importantscomme la Maison des cultures du monde à Paris, l’Insti-tut international des musiques traditionnelles à Berlin,les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève, Ater àMilan, le Holland Festival et le Musée royal des Tro-piques à Amsterdam – nous pûmes apporter à notre pro-grammation un parfum international et original.

Parmi les projets que nous avons réalisés : le MusicVillage, un festival annuel que Robert et moi-mêmeavons continué d’animer, même après que le gouverne-ment Thatcher eut obligé le Commonwealth Institute àabandonner ses activités artistiques en 1987. MargaretThatcher ne fut jamais une championne de l’émancipa-tion culturelle : cette fermeture intervint près de sixmois après le triomphe du Commonwealth Arts Festivald’Edimbourg où, sous la direction de Robert, avaient étéprésentés plus de mille artistes venus d’outre-mer. Lamême année, nous mîmes sur pied la fondation des artsindépendants, Cultural Co-operation, afin de pouvoirpoursuivre notre programmation. Music Village aaujourd’hui dix-sept ans, ce qui en fait le doyen des fes-tivals des cultures traditionnelles extra-européennes enGrande-Bretagne.

Si les pionniers qui viennent d’être cités ont effecti-vement joué un rôle décisif dans le développement desmusiques du monde, un grand nombre de producteursindépendants et d’agents y ont leur part. Les plus ancienssont Ann Hunt, Jay Viswadeva et Wilf Walker, mais ily en a des centaines d’autres qui sont aussi très actifs.Le plus remarquable de ces nouveaux producteurs estSerious Speakout qui programme régulièrement, et dans

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des salles de dimensions philharmoniques, des musiquesque l’on entend d’habitude dans les clubs du centre deLa Havane ou de Soweto. Tous ces producteurs partici-pent potentiellement à rendre familières des formes demusique venues de pays lointains et qui étaient autrefoistotalement inconnues en Grande-Bretagne.

Mais, ainsi que j’y faisais allusion plus haut, quelques-uns des territoires musicaux les moins explorés sesituent beaucoup plus près de nous. Souverainementnégligés par la majorité des subventionneurs officiels,dédaignés par les experts qui ne goûtent que les sons deformes soi-disant “pures” ou authentiques, déçus parune industrie musicale commerciale, parasitaire et domi-née par le rock and roll, beaucoup de jeunes Anglais sesont mis tout simplement “à faire leur truc”, faisantrevivre les traditions de l’ère hippie, mais animés cettefois tant par un sentiment de frustration que d’idéalisme.Fléaux du vécu immigré, les crises d’identité sont endéfinitive un formidable réservoir de création musicale.Et en plus c’est à la mode.

Quelle n’est pas la surprise du petit monde de lavariété occidentale, lorsqu’il voit des fils et des fillesd’émigrants rafler les premiers prix. L’éclectismebrillant d’un Roni Size, qui décrit ce que c’est que d’êtrenoir à Bristol, lui a valu voici deux ans le prix Mercurypour son album “New Forms”.

Comment décrire les sources de cette passion et decette angoisse ? Pour bien montrer à quel point ce phé-nomène est manifeste dans l’ensemble de l’Europe, jeciterai pour finir Harlem Désir, ancien leader de SOSracisme en France : “Nos racines sont à la fois Mon-taigne, que nous avons étudié à l’école ; Mourousi, quenous avons vu à la télévision ; Toure Kunda, le reggae,Renaud et Lavilliers. Nous ne nous demandons pas si

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nous avons perdu nos références culturelles. Car nous enavons plusieurs et que nous avons tous la chance devivre dans un pays qui est un carrefour et où la libertéd’opinion et la liberté de conscience sont respectées. Laréalité de notre référence est le métissage culturel.”

Si les prévisions du recensement sont exactes, dansmoins de quinze ans un Londonien sur trois sera d’ori-gine non occidentale. Voilà une réalité à laquelle il fau-dra bien commencer à s’adapter.

PRAKASH DASWANI(Traduit de l’anglais par Pierre Bois.)

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NAVIGATION A VUE

Le premier nom de la musique en Grècearchaïque (sophia) désignait l’habileté àconstruire des navires.

PASCAL QUIGNARD, La Haine de la musique1.

Tentons d’éviter quelques écueils : les trompes tibé-taines de l’œcuménisme, l’unisson du raï et des poly-phonies pygmées. Ensemble m’balax et tango, tousensemble. Ce dont il est d’abord question, ce n’est pastant de mesurer l’écart qui s’étend de l’ethnomusicolo-gie la plus sourcilleuse aux remix samplés destinés àextraire l’or des forêts profondes, mais bien d’exprimerce qui en fait un “lieu commun”.

“Musiques du monde”, comme “cultures du monde”,cela veut dire à la fois beaucoup, beaucoup trop, etbeaucoup trop peu. Les commodités du langage ont deces effets pervers, et chacun sait qu’à trop vouloirembrasser, l’on étreint mal. Le syndrome serait celuide l’extension du domaine de la flûte. Il n’est, à coupsûr, pas raisonnable de vouloir cerner un objet auxcontours si vastes dans les dimensions de l’espace etdu temps, de vouloir lui assigner des bornes et lui fairerendre raison. Il y a là un danger contre lequel il con -vient de se prémunir, susceptible d’envoyer la réflexionpar le fond.

Que dire en effet de l’objet, rapporté aux dimensionsde l’espace et du temps ? Les “musiques du monde”,

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1. Aux éditions Gallimard.

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innombrables, indénombrables, infinies par leur hétéro-généité et leur multiplicité, dissemblables d’une région,d’un village, parfois même d’une rue à l’autre, ne sau-raient se prêter à un inventaire, ni même se prévaloird’une parenté commune. Et puis, aux côtés des musiquesde répertoire, les musiques du monde s’inscrivent pourune large part dans une perspective évolutive. L’enchaî-nement des rencontres, des coïncidences, des contin-gences historiques et sociales, des bouleversementsmigratoires, des apports instrumentaux et humains, apour effet d’en modifier perpétuellement les contours, àl’image d’un sillage sonore continu qui renverrait à nospropres tribulations. Cette onde sonore est, à n’en pasdouter, vivante, mutante, plus ou moins pure, plus oumoins bâtarde. Vivante, donc insaisissable.

Les principes en sont mouvants, donc inaptes, rétifs àtoute perspective d’ancrage. Mouvants également, lesintérêts qui transportent le public de l’afro-beat à la salsa,du raga aux polyphonies corses, du reggae au chant cel-tique, dans une ronde dont on ne sait trop qui mène ladanse, du public, des “prescripteurs d’opinion”, ou desmajors. Les vents tournants ont de ces caprices : lesmusiques africaines ont marqué le pas alors que s’af-firme le triomphe de l’afro-cubain, les musiques régio-nales (qui sont des musiques du monde à part entière)trouvent un regain d’intérêt en France et aussi en Amé-rique du Nord, la curiosité s’exprime en mètres linéairesau rayon des grandes surfaces.

Evolution encore, parce que le local d’hier tend,irrésistiblement, à devenir l’universel de demain. Hier,Cesaria Evora en tablier et savates dans la cour de saconcession, à Mindelo. Aujourd’hui, Cesaria Evora quichante dans un silence de cathédrale devant soixantemille spectateurs au stade Maracana à Rio de Janeiro.

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Vertige. Et cette question qui mérite d’être posée : qu’est-ce que Cesaria Evora a apporté au Cap-Vert ? Qu’est-ceque ces “musiques du monde” apportent aux pays dontelles sont issues ? Vecteurs de reconnaissance ou instru -ments d’une identité en conflit… sur cette mer déchaînéedu présent, on trouve aussi quelques bouteilles porteusesde messages, de l’art en résistance, du chant en soupape.Il y a à dire ici sur le raï et quelques autres, sur le faitque “les oreilles n’ont pas de paupières”. Interroger lesmusiques du monde en France, cela a-t-il un sens si l’onfait l’économie de la question de l’apport de ces musiquespour les pays où elles trouvent leur origine ?

Définir apparaît donc comme une tâche insurmon-table, si toutefois l’on s’en tient à l’objet précis qui nousoccupe et caractérisé comme “musiques du monde”.Peut-être serait-il plus opportun de s’essayer à uneapproche indirecte, qui privilégie le sujet et qui pourraitse traduire ainsi : “toute musique qui suscite, éveillechez l’auditeur la curiosité pour l’autre et la culture, lescultures de l’autre”. Le même, et l’autre. Catégories fra-giles, certes, et d’un maniement délicat. Mais qui, à toutprendre, permettent de suspendre l’impossible exégèsedu divers.

Poussant plus loin, il n’est sans doute pas impossibled’affirmer que les “musiques du monde” n’existent pas.Pas plus que ce pan de mur rose, Borges ou le tango.Objet divers, objet diffus qui ne vaut que par le regarddu sujet qui l’observe. Du moins peut-on dire que lesmusiques du monde n’existent qu’au travers de cetteévidence : “parce qu’il y a des hommes, des lieux et desmots pour en rendre compte”. C’est en racontant deshistoires que l’Histoire se tisse.

Les hommes, donc les acteurs, les passeurs (pas demeilleur mot que celui-là). Ici, la curiosité est tout,

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comme l’étonnement reste le premier moteur du ques-tionnement philosophique. Et l’on serait tenté de direque les circonstances ont fait le reste. Plus sérieusement,une histoire de cette curiosité et des acteurs qui en ontassumé la geste reste à écrire. Par ailleurs, ce constat :l’ouverture au monde, “l’internationalisation” de notrecuriosité, de notre intérêt pour les cultures étrangères etles musiques étrangères, pour multiséculaire qu’elle soit,a connu un bond prodigieux ces trente dernières années.

Que ce bond prodigieux ait plongé tout droit dansune logique de marché est une autre… histoire. Ceshommes qui ont porté les musiques du monde à notreconnaissance, ces “grands curieux”, appartiennent à uneépoque et ces musiques du monde sont à notre portepour bien des raisons qui ont nom : avion, vaccinations,téléphone et fax. Sans ces vecteurs, pas d’histoire, pas lamême histoire. Un autre chapitre du récit aurait trait àl’évolution de la reconnaissance médiatique dont cesmusiques ont fait l’objet depuis trente ans, à cette priseen considération qui aujourd’hui ne fait plus question.Cette évolution, qui par glissements successifs a conduitles musiques du monde sur les scènes nationales et aupremier rang des pages culturelles du Monde, s’inscrit àl’évidence dans un processus plus global d’accélérationphénoménale des échanges immatériels qui marquenotre temps.

Des “ponts”, comme l’indique Michel Maffesoli, desponts en nombre croissant et illimité, en prenant gardede ce pont aux ânes du “village global” et autres “mon-dialisations”. Toujours moins d’espace et toujours plusde vitesse, et, là encore, le vertige. Des danses balinaisesen plein cœur de Paris, mais la jeunesse de Dakar empor-tée par le rap. Je garde le souvenir de ce groupe de Pyg-mées Aka, dans le hall d’embarquement de l’aéroport

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d’Abidjan, assis, des chaussures en plastique aux pieds,le regard fixe, perdus. Musiques du monde… autrementdit, des chocs et des permutations qui ne laissent placepour aucun abri, aucun sanctuaire.

Autre écueil, autre débat que celui de la qualité, et deson corollaire, sous-jacent : l’authenticité. Le pur etl’impur. Le mixte. A partir de quand un mélanges’avère-t-il être impur, souillé irrémédiablement par deséléments hétérogènes qui participent à sa composition ?On a le sentiment, parfois, qu’il faudrait livrer le pro-blème aux chimistes. Le processus d’évolution quis’élabore à partir d’éléments fondamentaux pour aboutirà un travail de reprise et de diversification de ces fonda-mentaux participe tantôt de la part évolutive qui signel’acte créateur, tantôt de la part opportuniste qui signel’appât du gain.

Dans cette perspective, où se situe la ligne de partagequi marque la limite entre une bonne et une mauvaisemusique du monde ? Je pense au travail exemplaireaccompli par Israel López Cachao à partir du répertoiretraditionnel cubain (son, danzón, guaija) et du fondYorouba qui en constitue le socle, comme à un modèlede cette réappropriation, réinterprétation d’une musiquequi, de ce fait, continue à vivre et croître en dignité.Mais il y a mille autres exemples… Les catégories dupur et de l’impur se doublent par un jeu de va-et-vientincessant avec le passé et le présent. Tradition et rupture.Comment le présent en vient-il à préserver ou à tuer lepassé ? Alejo Carpentier, concluant “Le partage deseaux”, répond à sa façon, conclusion qui fait elle-mêmeécho au fragment d’Héraclite : “On ne se baigne jamaisdeux fois dans la même rivière.”

Prenons simplement le temps de regarder à côté. Ilest un domaine où ce débat a mille fois eu lieu. Celui

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d’une “musique du monde” qui est parvenue à s’impo-ser au monde. Le jazz aura tout au long de son histoire,et aujourd’hui encore, porté ces contradictions dans sachair. Musique de deux mondes, de l’Afrique originelleet du nouveau monde, le jazz n’a cessé de muer tout enpréservant des formes harmoniques et rythmiques, touten s’enrichissant d’apports instrumentaux et de formesmusicales extérieures. De Buddy Bolden à King Oliver,la rupture est considérable, déjà. De Louis Armstrong àDuke Ellington, pas moindre. De Fletcher Andersonà Charlie Parker, que dire ? Une explosion. Chaquefois une expérience des limites (le cas Coltrane) et jus-qu’aux extrêmes : Ornette Coleman, Cecil Taylor, jus-qu’aux formes d’un retour aux formes essentielles : ArtEnsemble of Chicago, Sun Ra, Alan Silva… Combiende voies divergentes, d’accidents, de télescopages et, aufond, rien qui ne soit plus cohérent, rien qui n’apparaissecomme rétrospectivement vital (y compris les bévuesfusionnesques) dans la lunette de l’histoire.

Le plus intéressant dans cette histoire, c’est que toutcela continue encore, que cette métalangue parle aussibien avec les dialectes d’Europe centrale qu’avec latarentelle sarde, que les interprètes ne sont en rien desnatifs exclusifs de ladite métalangue, mais sont aussibien islandais, français, japonais ou slovènes. Le jazzn’est plus possible, comme le quattrocento et le cubismene sont plus possibles, mais le jazz est encore possible,toujours possible. Alors quoi ? Le blues ? La note bleue ?Le ternaire ? Sans doute autre chose, quelque chose decette “capacité à persévérer dans l’être” qui signe levivant chez Spinoza, de cette nécessité violente quis’impose aux créateurs et les conduit à s’emparer d’unvocabulaire existant pour recomposer le récit d’uneodyssée sans terme…

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Fin du détour et cap sur l’avenir, qui impose cettemise à plat, ce livre en forme d’état des lieux, ainsi quel’ont voulu ses concepteurs. De ces “trente glorieuses”,le temps est venu de dresser un bilan, qui s’attache àmesurer le chemin parcouru et qui, surtout, prenne encompte la parole des passeurs. Si le contexte et les acteurssont connus, reste à mettre en évidence, plus qu’un solcommun, un ensemble de pratiques qui se heurtent àl’épreuve du réel, lequel, quoi qu’on ait pu dire, n’estpas toujours rationnel.

La reconnaissance, partout affirmée et saluée, desmusiques du monde en France pose aujourd’hui avecd’autant plus d’acuité un ensemble de problèmes spéci-fiques dont l’urgence et l’intérêt sont à la mesure del’enjeu culturel qu’ils représentent. Corollaire de l’ac-cueil des cultures étrangères, la question globale du sta-tut des artistes étrangers est sans conteste primordiale,aussi primordiale que le statut des scènes supposées lesaccueillir. Centrale, évidemment, la question des rela-tions avec les pouvoirs publics, et du dialogue qui doitse construire, à la fois avec la tutelle administrative etavec les collectivités territoriales. Le travail considérableaccompli par la Commission Dutilh a permis de nourrirle débat sur le statut des musiques actuelles et de tracernombre de perspectives. Une meilleure prise en comptedes musiques du monde dans ce débat affirmera sansdoute des préoccupations communes. Un élément majeurdu dialogue en cours reste la mesure de l’efficacité desmécanismes de soutien appelés à constituer autant degarde-fous dans une économie de marché hégémoniquepar essence, mécaniquement vouée à la concentration, àla réduction, à la standardisation.

Plus fondamentale encore, la réflexion qui doit s’enga-ger sur le rôle que les musiques du monde peuvent être

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amenées à jouer dans les processus d’intégration. Lesexpériences, les succès remportés dans ce domaine prou-vent à quel point ce formidable potentiel de rencontrespeut être mis à profit pour des actions concrètes, combienl’apprentissage et la mise en relation avec des formesmusicales constituent un vecteur de développement indi-viduel et communautaire. Combien l’universel redonneune cohérence au particulier, le resitue, lui donne un lieu.

La mer est immense. Elle est désordre, chaos, entro-pie. Seule, comme l’indique Michel Serres, une naviga-tion de cabotage peut nous permettre de rallier, de pointen point, les îlots où l’entendement fait surface. Onl’aura compris, l’extrême diversité des “musiques” etdes “mondes” nous enjoint de concentrer nos efforts surdes outils, des pratiques, des problématiques communes.

Ces liens doivent nous permettre de construire, pas àpas, quelques avancées, quelques digues destinées àcontenir le désordre, quelques ponts destinés à favoriserles échanges, les communications, les initiatives. Sansperdre de vue le souci premier qui doit habiter notreréflexion : le souci de l’autre, des voies et moyens quinous permettent un dialogue avec l’autre, le prochecomme le lointain. L’enjeu n’est pas mince. Les musiquesétrangères, les cultures étrangères, par-delà le désird’exotisme qui s’y attache, posent et reposent à l’envi laquestion des fondements de nos valeurs, esthétiques etmorales, dans le champ de la relation aux autres culturesqui est le nôtre.

Chant du monde, sons d’ailleurs, musiques métisses,l’inouï déplace, révèle et déconstruit notre perception,ainsi que la transe fait de l’identité. Veille et vigie par cestemps de brume, l’ouïe fine nous garde dans l’ouvert.

HERVÉ LENORMAND

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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Jean-Luc Toula-Breysse, Cultures du monde en France – le guide,Plume/Maison des cultures du monde, Paris, 1999.

Annuaire des lieux de musiques et de danses traditionnelles, rédacteuren chef Jean-François Dutertre, IRMA éditions, Paris, 1998.

La collection de livres-disques publiée par Actes Sud/Cité de lamusique.

Françoise Gründ et Chérif Khaznadar, L’Atlas de l’imaginaire, coédi-tion Maison des cultures du monde/Favre, Paris, 1996.

Musiques du monde en Ile-de-France, coordination Mône Guilcher,ARIAM-Ile-de-France, Paris, 1998.

Laurent Aubert, Musiques traditionnelles, Georg éditeur, Genève,1991.

Sans visa, coordination Frank Tenaille et François Bensignor, Zonefranche, Paris, 1995.

World Music Rough Guide (en anglais), Penguin Group, Londres,1994.

Jean-François Dutertre et Philippe Krümm, “Les nouvelles musiquestraditionnelles en France”, in Chroniques de l’AFAA, n° 18, Paris, 1997.

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ONT PARTICIPÉ A CE NUMÉRO DE L’INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE

LAURENT AUBERT

Directeur des Ateliers d’ethnomusicologie de Genève, conser-vateur au musée d’Ethnographie et secrétaire général desArchives internationales de musique populaire (Genève).

LAURE BERNARD

Journaliste au Figaroscope.

GUY BERTRAND

Chef du département Musiques traditionnelles/Musiquesactuelles au Conservatoire de Perpignan.

CAROLINE BOURGINE

Productrice de l’émission “Musiques du monde” sur FranceCulture.

ÉTIENNE BOURS

Journaliste à Répertoire et Trad’ magazine, conseiller musicalà la médiathèque de la Communauté française de Belgique.

FRANCISCO CRUZ

Journaliste au Monde de la Musique.

DOMINIQUE DAFFOS

Acheteur disques au BHV.

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BOUZIANE DAOUDI

Journaliste à Libération, rédacteur en chef du magazine World.

PRAKASH DASWANI

Directeur artistique de Cultural Co-operation.

MICHEL DEVERGE

Professeur, ancien conseiller culturel, auteur.

BERTRAND DICALE

Journaliste au Figaro.

JüRGEN DIETRICH

Ancien collaborateur de l’Institut international de musique tra-ditionnelle à Berlin.

JEAN-FRANÇOIS DUTERTRE

Directeur du Centre d’information des musiques tradition-nelles à l’IRMA.

JEAN DUVIGNAUD

Professeur émérite des universités de Paris, sociologue, prési-dent de la Maison des cultures du monde.

LUIGI ELONGUI

Journaliste.

JEAN-PIERRE ESTIVAL

Ethnomusicologue, inspecteur de la création et des enseigne-ments artistiques à la Direction de la musique, de la danse, duthéâtre et des spectacles au ministère de la Culture et de laCommunication.

PHILIPPE GOUTTES

Directeur de Zone franche.

FRANÇOISE GRüND

Ethnoscénologue, fondatrice de la collection de disques“Inédit”, du Festival des arts traditionnels et du Festival del’imaginaire, chargée de cours à l’université de Paris-X.

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CHÉRIF KHAZNADAR

Directeur de la Maison des cultures du monde, président duComité culture de la Commission nationale française pourl’Unesco.

PHILIPPE KRüMM

Producteur, journaliste.

FRANCO LAERA

Directeur du Centre de recherches théâtrales de Milan.

BERTRAND DE LAPORTE

Directeur du Festival d’été de Nantes, président de Zonefranche.

HENRI LECOMTE

Spécialiste des musiques traditionnelles.

GILDAS LEFEUVRE

Journaliste spécialisé dans l’industrie musicale, fondateur del’Observatoire du disque.

HERVÉ LENORMAND

Chargé de mission au Département des affaires internationalesdu ministère de la Culture et de la Communication.

BERNARD LORTAT-JACOB

Directeur de recherche au CNRS, responsable du laboratoired’ethnomusicologie du musée de l’Homme.

JEAN-LOUIS MINGALON

Journaliste et réalisateur de télévision.

ISABELLE MONTANÉ

Photographe, a été attachée de presse pour les musiques dumonde de 1988 à 1996.

VÉRONIQUE MORTAIGNE

Journaliste au Monde.

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MARIE-CLAIRE MUSSAT

Professeur de musicologie à l’université Rennes-II – Haute-Bretagne.

MICHEL PLISSON

Ethnomusicologue.

FRANS DE RUITER

Directeur du Conservatoire royal de musique de La Haye, pré-sident du Conseil international de la musique/Unesco.

CARLES SALA

Directeur du Mercat de Musica Viva de Vic.

BINTOU SIMPORÉ

Journaliste à Radio Nova, productrice de l’émission “Neo géo”.

FRANK TENAILLE

Journaliste, conseiller artistique, membre de l’académieCharles-Cros et de Zone franche.

JEAN-LUC TOULA-BREYSSE

Journaliste.

CATHERINE TRAUTMANN

Ministre de la Culture et de la Communication.

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Extrait du catalogue

378.HANAN EL-CHEIKH Histoire de Zahra

379.PAUL AUSTERLe Diable par la queue suivi de Pourquoi écrire ?

380.SIRI HUSTVEDTL’Envoûtement de Lily Dahl

381. (réservé)

382. CHARLES BERTINLes Jardins du désert

383. G.-O. CHÂTEAUREYNAUDLe Héros blessé au bras

384. HENRI BAUCHAULes Vallées du bonheur profond

385. YVES DELANGEFabre, l’homme qui aimait les insectes

COÉDITION ACTES SUD – LEMÉAC

Ouvrage réalisé par l’Atelier graphique Actes Sud. Achevé d’imprimeren mai 1999 par Bussière Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher) sur papier des Papeteries de Jeand’heurs pour le compted’ACTES SUD Le Méjan Place Nina-Berberova 13200 Arles.N° d’éditeur : 3405Dépôt légal 1re édition : juin 1999. N° impr.