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Les quatre effaçons1
Philippe Cullard Section Clinique de Rennes
28 Mars 2015
Sous ce titre où je ne place pas – comme effacée – la formule équivoque de Lacan, « Je
suis la trace »2 au double sens d’être et de suivre, je vais tenter un commentaire visant à
éclairer les quatre pages de la section 2 du chapitre XX, intitulé – « Savoir Jouissance »
du Séminaire d’ « Un Autre à l’autre » que Jacques-‐Alain Miller qualifie « d’agalma »3 , le
« trésor »4 de ce Livre XVI.
Ce commentaire s’organise à partir de ce que Jacques-‐Alain Miller désigne comme le 7ème
paradigme de la jouissance5, à savoir la distinction et l’opposition qui ne sont autre que
celle de « Savoir » et « Jouissance » : savoir comme jouissance transparente au sens –
« jouis sens » ou « j’ouis sens » en 2 ou 3 mots -‐ versus jouissance opaque au sens, le Réel.
La lecture concomitante de la fin du Séminaire VI – les chapitres XX à XXVII – au
programme de la Section clinique de Strasbourg cette année – heureux hasard -‐ a été
l’occasion d’intéressantes complémentarités et convergences.
Pour y mettre du mien, ce que recommande Lacan pour le lire, ce commentaire est
illustré d’un cas, ma propre expérience de l’analyse et de ce que j’ai aperçu depuis ce que
je me suis permis d’appeler une « outrepasse ratée », titre de mon intervention au
dernier congrès de l’AMP à Paris, en Mars 2014, sous la rubrique « Bout de réel ».
Pour cette possible « passe bis »6, selon l’expression de Jacques Alain Miller, je vais
dérouler un plan en quatre mouvements. Le premier ascendant – intitulé « Escabeau » -‐
jusqu’à une « coupure », un « point de rebroussement » qui amorce une désescalade –
c’est le chapitre II – qui s’arrête sur un « point de butée » ou « d’aphanisis », lequel nous
conduira au Chapitre III, du tableau de Dali en couverture du Livre XVI au littoral de
Lituraterre mais aussi à celui de l’Ile de Robinson Crusoé sur les traces de Vendredi.
1 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 314 2 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 72 3 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 65 P. 116 et N° 66 P. 81 4 J. Lacan. Ecrits. P. 825 5 J.-‐A. Miller. Le réel dans l’expérience analytique. 14.04.1999 6 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 66. P. 21
2
Enfin, je conclurai par une verticale intitulée « Genèse », celle de la synchronie inouïe
avant ce 14 mai 1969 des « quatre effaçons », synchronie en tant qu’elle s’oppose
simplement à la diachronie.
Il est en effet frappant de constater que Lacan dans ces quatre pages qu’il leur consacre
« ne numérote pas », comme le remarque Jacques Alain Miller, « les émergences des
différents objet a »7, mais que cela n’empêche pas le même Jacques Alain Miller de parler
de genèse – « genèse inédite »8– en ce qu’elle diffère complètement de la conception
stadiste traditionnelle, diachronique – stade oral d’abord, puis anal et enfin génital –
puisqu’elle se réfère, j’espère le démontrer, non pas au développement mais à la
structure, c'est-‐à-‐dire au langage. C’est ce qu’il faut saisir et qui fait la valeur de ces
quatre pages.
Je signale encore qu’au long de ce trajet, je laisserai tel le Petit Poucet quelques petits
cailloux comme autant de pierres d’attente, de questions à propos de l’autisme. Rennes
oblige.
J’ai interrompu mon analyse au début des années 90, je m’y étais engagé dix ans plus tôt
en raison de difficultés récurrentes rencontrées dans le rapport amoureux avec les
femmes, en quête de la règle implicite qui, de fait, déréglait et aboutissait aux ratages9. Si
la série de Fibonacci indique la répétition, c’est par l’effet d’une petite règle, elle
explicite, posée au départ : le chiffre suivant est obtenu par l’addition des deux
précédents. Cette règle, Lacan lui donne la valeur a. Quel était donc pour moi, cette règle,
ce petit a ?
7 J.-‐A. Miller. Illumination profane. 22 Mars 2006 8 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 65. P. 116 9 J.-‐A. Miller. Illumination profane. PP. 98-‐99
3
I ESCABEAU
Premier mouvement, ascendant, que j’appelle « escabeau » et dont j’indiquerai la
direction par ce dire de Lacan : « Un sujet ça rêve, ça rate, ça rit »10. C’est en tout cas, le
sourire du Saint Jean de Leonard de Vinci qui vaudra comme point final de cet exposé.
Donc, un rêve, central quoique terminal, dans ce que fut mon analyse. J’y figure enfant
muni d’un petit fusil et vise, sans tirer, deux loups affamés qui fondent sur moi.
L’interprétation très œdipienne que je produisis de cette formation de l’inconscient
m’apparut comme supportant un sens double, une première équivoque.
D’une part, celui d’un souhait supposé de ma mère à l’adresse de mon père – chasseur
émérite – qu’elle soupçonnait de la tromper avec une amie de la famille surnommée
Loulou. Soit le sens d’un fantasme « interprétation ou signification du désir de l’Autre »11
qu’une phrase -‐ une demande -‐ résume : qu’il ne tire pas de coup avec Loulou.
D’autre part, celui par lequel en m’identifiant à ce père, j’avais satisfait à ce vœu en me
séparant d’une femme, jalouse elle aussi, dont le patronyme n’était pas sans écho avec le
mot loup.
En me mettant en scène comme celui qui ne tirait pas de coup en direction de ces deux
loups, je répondais à deux questions : « Que suis-‐je ? » ou « ce qu’est je »12 (page 87) et
« qu’est ce que je veux ? »13 (page 123).
A la première, côté manque à être, par être le phallus qui manquait à ma mère, puisque
celui de mon père servait par hypothèse ailleurs, fût-‐ce au prix de rendre mes propres
armes.
A la seconde, côté jouissance – à écrire « jouis-‐sens » en deux mots – en croyant pouvoir
énoncer le désir de l’Autre et le combler, au prix ici qu’une autre femme se trouve
ravalée à un « objet de sacrifice », selon les mots de Lacan à la fin du Séminaire XI14. « Le
ressort de la névrose », énonce Lacan, « c’est de ne pas vouloir que l’Autre soit châtré »15.
10 J. Lacan. Mon enseignement, sa nature, ses fins. Paris. Seuil 2005. P. 27 11 J.-‐A. Miller. Extimité 2.02.1986 12 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 87 13 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 123 14 J. Lacan. Séminaire XI. P. 247 15 J. Lacan. Séminaire VI. P. 275
4
Tel fut mon pari qui comme le dit Lacan « ne porte pas sur la promesse d’une vie future,
mais sur l’existence de je »16 -‐ il fait miroiter « enjeu » avec « en je » -‐ et la nature de « la
mise »17 (page 178) que j’y perdis.
Ce ratage douloureux qui mit pourtant fin à un torticolis chronique – le cou me tirait –
trouvait donc sa raison dans quelques jeux de mots qui dans d’autres circonstances
prêtent à rire, apportent un Lustgewin, un « plus de jouir », puisqu’à l’époque je riais
jaune.
Sur cet échec, je mis fin aux rencontres avec mon analyste, en conformité avec le propos
de Lacan qui, rappelle Jacques Alain Miller, « évoque la fin plate sur laquelle une analyse
peut déboucher, fin qui a toujours affaire avec un interdit de jouissance dont il s’agit
d’accomplir l’assomption »18. « Le névrosé », indique encore Lacan, « se figure que ce que
l’Autre lui demande, c’est sa castration »19.
L’échec avait cependant pour corrélat une réussite, celle d’une élucidation dont les
conséquences ne furent pas négligeables. J’en évoquerai brièvement quatre.
1. Si je m’étais « emmêler les pinceaux, pris les pieds dans le tapis du désir de
l’Autre »20, ma chute en entraînait une autre, celle du sujet supposé savoir qui
n’avait pas su me l’épargner. Je n’ai pas envisagé depuis de reprendre une
analyse. Cette « traversée du désert » ainsi que la désigne Eric Laurent21
n’excluant cependant pas l’intérêt pour le savoir exposé d’une Ecole.
2. L’être du « je suis celui qui ne tire pas » s’est vidé, produisant un effet de
« désêtre »22 et le désir du fantasme, celui de « ne pas tirer de coup » a subi une
« déflation »23.
3. La levée de l’interdit de jouissance du fantasme impliquait encore une forme de
« libération »24 autorisant un nouvel amour, « hors des limites de la loi » -‐ celle
d’Œdipe comme on l’a vu – « où seulement il peut vivre », ainsi que l’énonce
Lacan, également au dernier chapitre du Séminaire XI25.
16 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 119 17 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 178 18 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un. 18.02.2011 19 J. Lacan. Ecrits. P. 826 20 D. Holvoet. A ciel ouvert. Buddy Movies. Paris 2013. P. 45 21 E. Laurent. Mental N° 29. P. 97 22 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un 4.05.2011 23 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un 4.05.2011 24 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un 4.05.2011 25 J. Lacan. Séminaire XI. P. 248
5
4. Considérant enfin le déchiffrage de ce rêve comme terminal de mon analyse, je
me présentais à la passe mais fut retoqué.
Je me suis bien évidemment questionné sur les raisons de ce nouveau ratage qui n’avait
pas été, lui aussi, sans me toucher. Pourtant je ne doutais pas d’avoir, avec cette
élaboration, franchit un pas, à telle enseigne qu’interrogé par Eric Laurent sur ma
satisfaction quant à ma cure, à l’occasion quelques années plus tard de ma demande
d’entrée à l’Ecole, je répondais affirmativement.
Aujourd’hui, je crois surtout que je m’étais présenté à la passe, sinon en martyr, tout du
moins en victime – vous savez que c’est le titre de PIPOL 7 qui se déroulera à Bruxelles
les 4 et 5 juillet prochain – victime de l’inconscient donc, bien plus que comme
l’inventeur prenant à sa charge cette élucubration qui avait « structure de délire »26,
cette vérité menteuse bricolée à partir de fragments péchés au fil de mon « histoire »
avec un y, une « histoire hystérisée »27.
De plus, la phrase extraite du fantasme, si elle projetait quelques lumières sur ce passé,
restait dans le registre du sens et à cet égard « écran », « impasse »28, bien plus que
« fenêtre »29.
Surtout, la composante pulsionnelle du fantasme n’avait pas été abordée. Je n’étais donc
parvenu qu’à mettre au clair l’inconscient transférentiel, « l’inconscient de papa »
comme le rappelle Serge Cottet30, et j’avais bel et bien raté celui réel qu’introduit Lacan à
la fin de son enseignement et que promeut Jacques Alain Miller dans son dernier cours
« L’être et l’Un ».
Je rappelle maintenant pour justifier le titre de ce premier chapitre le propos du même
Jacques Alain Miller dans sa présentation, en mars 2014 à Paris, du thème du X° et
prochain Congrès de l’AMP à Rio de Janeiro en 2016. Propos où il esquisse, m’a-‐t-‐il
semblé, une sorte de critique de la passe conçue comme « escabeau », en référence à
l’écrit de Lacan « Joyce le symptôme »31. L’escabeau, c’est bien sûr ce qui permet de
monter, d’accéder à la tribune – et tout particulièrement à l’AE – mais avance-‐t-‐il,
« l’escabeau est du côté de la jouissance qui inclut le sens. En revanche, la jouissance
26 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 32. P.12 27 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 66. P. 211 28 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. 19.01.2005 29 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un 2.02.2011 30 S. Cottet. L’inconscient de papa et le nôtre. Ed. Michèle. Paris. 2012 31 J. Lacan. Autres écrits. PP. 565-‐569
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propre au sinthome exclut le sens », et plus loin « les escabeaux sont là pour faire de la
beauté, parce que la beauté est la défense dernière contre le réel »32.
Il y aurait donc lieu à aller au-‐delà du sens, du beau, pour démontrer, conclut-‐il « son
savoir faire avec le réel, son savoir dire, son savoir le bien dire ». Je vais m’y essayer.
J’amorce donc maintenant un mouvement de désescalade, de descente de l’escabeau.
II COUPURE ET REBROUSSEMENT
L’intérêt majeur de cette passe manquée fut d’être ramené à un réexamen de ce rêve
jusqu’à ce qu’un point de silence finisse par s’imposer, en contrepoint de deux souvenirs
marqués de coup de feu assourdissants.
Dans l’un d’enfance, alors que la famille approchait en voiture du chalet de chasse où
nous allions passer les vacances, mon père, soudainement, s’arrête sur le bas côté de la
route, sort son fusil, le pose sur le toit de la voiture, tire et d’un coup abat un brocard.
Dans l’autre, cuisant, jeune chasseur lors d’une battue où je suis très bien placé, le gibier
ne cesse pas de passer à mon poste, je mitraille littéralement et manque tous mes tirs.
En contraste avec ces souvenirs bruyants, dans mon rêve je visais mais ne tirais pas. A ce
silence – détail « relevant » comme l’appelle Lacan de l’anglais33, détail qui cloche, ce qui
ne colle pas et devrait attirer l’attention qu’il nomme « point de faille »34 dans le
Séminaire XVI – j’étais resté sourd et l’avait donc recouvert, effacé, d’un sonore « sans
tirer ». Il ne s’agissait pas d’une nouvelle interprétation mais d’une « constatation », ainsi
que le propose Jacques Alain Miller dans son dernier cours35.
L’interprétation par contre a pris « la forme de la coupure », coupure de la voix36,
« matériel »37, substantielle ou corporelle pour retrouver sa consistance logique d’objet
a réel qui n’appartient pas au registre sonore, la voix comme « aphone »38, comme « ce
qui ne peut se dire », « ce qui du sujet est indicible »39.
32 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 88. P. 112 33 J. Lacan. Séminaire VI. P. 473 34 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 197 35 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un 6.04.2011 36 J. Lacan. Séminaire VI. P. 454 37 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 316 38 J.-‐A. Miller. Quarto N° 54. P. 48 39 J.-‐A. Miller. Quarto N° 54. P. 51
7
A laisser résonner sa face muette ou sa « forme silencieuse », comme l’appelle Armand
Zaloszyc40, le signifié « tirer » se « précipitait »41 et se « réduisait »42 à une lettre quand
bien même elle n’était pas de l’alphabet, tout au plus un élément typographique, un
« tiret », un petit trait horizontal, –, qui ne se prononce pas quand on lit un texte, « ne veut rien dire »43, et est donc hors sens ou plutôt d’avant le sens.
Si je situe là « le point de rebroussement », « élaboré dans la solitude », selon la formule
de Jacques Alain Miller dans son article « La passe bis », il justifie la phrase de Lacan
quasi conclusive du Séminaire VI : « la coupure est sans doute le mode le plus efficace de
l’interprétation analytique44 pour « déranger la défense »45.
La coupure c'est-‐à-‐dire la disjonction46 de l’articulation entre le signifiant et l’objet a
voix, mais tout aussi bien entre S1 et S2, S1//S2, a permis à ce signifié paternel majeur de
retrouver par le biais d’une nouvelle équivoque, sa dimension de signifiant Un-‐tout-‐seul,
coupé, détaché, de tout signifiant deux.
Signifié paternel (S1 à S2) : tirer
S1 (S1 // S2) : [tiRe]
Lettre :
Armand Zaloszyc m’a proposé pour cette dernière équivoque le qualificatif de
« véritable », au sens où celle-‐ci équivoque entre le sens et le hors sens, quand
l’équivoque ordinaire ne joue qu’entre un sens et un autre sens.
Il est encore loisible de remarquer ici que l’analyse se sert bien du père pour « s’en
passer »47. « Sevrer le symptôme du sens », « lire un symptôme »48 est donc une sorte de
lecture à l’envers, un dé-‐lire en deux mots.
La lettre n’est « pas à lire »49 « pas à lier à un signifié »50 et conséquemment libérée de la
loi qui dans l’Autre articule S1 à S2, c’est ce qui lui permet d’atteindre au réel « sans
40 A. Zaloszyc. Cahier psychanalytique de l’Est N° 17. P. 146 41 J. Lacan. Séminaire XXIII. P. 144 42 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. 24.11.2004 43 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 274 44 J. Lacan. Séminaire VI. P. 572 45 J. Lacan. Séminaire VII. P. 40 46 J. Lacan. Séminaire VI. P. 470 47 J. Lacan. Séminaire XXIII. P. 136 48 J.-‐A. Miller. Mental N° 26. P. 57
COUPURE
-‐ DÉ-‐LIRE
8
loi »51 ; c’est en quoi la lettre est un Einziger Zug, un trait unaire et non pas binaire. Et si
« le sinthome (…) est une lettre »52, comme le propose Jacques-‐Alain Miller, cette lettre
est bien « unilittérale », c'est-‐à-‐dire uniquement écrite, elle ne se phonétise pas, est dans
son principe silence.
Commentant les pages 14 et 15 de Lituraterre quand à la « primarité » de la lettre, Eric
Laurent dans la cinquième séance de son séminaire de cette année précise que
« l’écriture n’est pas première par rapport à la parole, mais elle note tous les effets de la
parole qui ne peuvent pas se dire au moment où on parle ». Il s’agit bien d’un « artefact »,
« ce qui s’en forge par qui la parle »52, écrit Lacan.
« L’écran » devant le réel, ou la défense qu’est le fantasme, consistait donc dans
l’effacement de ce tiret par l’adjonction du signifié « tirer » assorti d’une négation en
place de bouchon ou de masque, là où le « tissu »53 du rêve avait laissé un « trou »54.
Paradoxalement cependant, « la fenêtre sur le réel » s’ouvre sur l’opacité du sens de ce
tiret, « ombilic » freudien de mon rêve.
Une marche supplémentaire reste à descendre.
Ce tiret, -‐, marque en effet le passage de la phonétisation à l’écriture, de la voix au regard jusqu’à imaginariser sa fente. Cette lettre me regarde, à la façon de la boîte de sardines
qu’évoque Lacan : « Tu la vois parce que tu la regardes. Ben, elle, elle n’a pas besoin de te
voir pour te regarder »55.
III POINT DE BUTÉE ET LITTORAL
Arrivé en ce « point de butée »56 ou « point d’être évanouissant »57, il est utile de rappeler quelques définitions élémentaires concernant les notions de trace et d’effacement.
Disons que la trace est l’empreinte qui subsiste après le passage de quelque chose. Ce quelque chose qui n’est plus là, est au-‐delà mais laisse une marque, par exemple le creux d’un pas dans le sable.
49 J. Lacan. Autres écrits. P. 503 50 J.-‐A. Miller. Pièces détachées 12.01.2005 51 J. Lacan. Séminaire XXIII. P. 137 52 J. Lacan. Lituraterre. Autres Ecrits. P. 17 53 E. Laurent. Quarto N° 105. P. 25 54 J.-‐A. Miller. L’être et l’Un 11.05.2011 55 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 92 56 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 65. P. 96 57 J. Lacan. Séminaire XI. P. 79
9
Quand effacer une chose a pour conséquence qu’on ne retrouve pas la trace de cette chose, ainsi peut-‐on combler le creux du pas.
Mais l’effacement lui-‐même peut laisser une trace. Au tableau noir lorsqu’on efface, on peut encore voir la trace du chiffon, de l’effaceur. On peut aussi marquer l’effacement d’un trait ou d’une rature qui peuvent à leur tour être effacés.
Je voudrais montrer que « les diverses effaçons » sont les diverses façons d’effacer cette rature.
Pour commencer, je partirai comme le dit Jacques-‐Alain Miller de ce que « le langage efface la jouissance », soit que la symbolisation est équivalente à une « mortification »58, une « cadavérisation » de la jouissance première de la chair du vivant, ce qui a pour conséquence que le « corps s’en sépare »59, le corps symbolique qui en est comme nettoyé.
Il convient cependant de souligner que tout de cette jouissance initiale n’est pas négativé, effacé. Elle subsiste pour part et se réfugie au niveau des zones érogènes, c'est-‐à-‐dire aux bords mêmes, « hors corps » symbolique donc, où Eric Laurent nous a appris à localiser le retour de la jouissance chez l’autiste : fente palpébrale, « cornet de l’oreille »60, lèvres de la bouche, marges de l’anus.
Si « l’objet a (…) c’est ce qui reste de l’effacement de la jouissance », il est ici dans sa consistance logique « insaisissable au miroir »61. Aussi cette « touche de la mort »62 « que le sujet tient du signifiant » ne laisse-‐t-‐elle, comme l’écrit Lacan, qu’une « marque invisible »63. « Le sujet », dit Lacan page 21 du Séminaire XVI, « est là (…) effacé (…) aussitôt qu’apparu ».
C’est là un premier temps qu’il faut bien dégager.
58 J. Lacan. Écrits. P. 614 59 J.-‐A. Miller. L’inconscient et le corps parlant. Présentation du X° congrès de l’AMP à Rio de Janeiro. Le réel mis à jour au XXIème siècle. Ecole de la Cause freudienne. Paris 2014. P. 314 60 J. Lacan. Écrits. P. 817 61 J. Lacan. Écrits. P. 818 62 J. Lacan. Écrits. P. 345 63 J. Lacan. Écrits. P. 808
10
Aussi, faut-‐il saluer la trouvaille de Jacques-‐Alain Miller qui nous en propose malgré tout une image dans le choix de la couverture de ce Séminaire XVI, le tableau de Dali « Figure de la guerre » qu’il qualifie à plus d’un titre donc « d’irregardable »64.
Ça n’est pas en effet la tête de mort, le crâne totalement décharné, l’anamorphose qu’on aperçoit en se retournant au moment de quitter la salle où est exposé le tableau des Ambassadeurs d’Hans Holbein, qui fait, lui, la couverture du Séminaire XI, mais c’est mieux, une tête partiellement mortifiée, une tête-‐de-‐mort vivant, celle d’un zombie.
Peau et chairs persistent autour d’orbites aveugles et d’une bouche ouverte qui contiennent des têtes squelettiques qui elles-‐mêmes en contiennent d’autres, en abîme. Regard et voix sont donc là morts. Des sortes de serpents grouillent tout autour, non sans rappeler la tête de Méduse du Caravage.
N’est-‐ce pas là le « sujet brut » représenté par a65, c'est-‐à-‐dire comme « trou qui a des bords »66 qui amène Jacques-‐Alain Miller à rappeler l’équation de la page 189 du Séminaire X :
a ! ≪
S
Ce tableau n’est donc pas très beau. Ça n’est pas avec une tête comme ça qu’on peut gravir l’escabeau qui monte à la tribune sans craindre de faire fuir tout le monde, mais il est pourtant propice à figurer moins « la mort que porte la vie » -‐ ça c’est la « vanité » des Ambassadeurs – que « celle qui porte la vie », comme l’écrit Lacan67.
Je prendrai maintenant prétexte du paysage plat et désertique qui entoure cette figure peu amène pour évoquer l’apologue météorolique que rapporte Lacan dans Lituraterre – rédigé deux années après le Séminaire XVI – et qu’Éric Laurent qualifie joliment, en regard de « La lettre volée » de Poe, de « vol au-‐dessus de la lettre »68, puisque c’est d’un avion volant au-‐dessus de « la plaine désolée », inhabitée et stérile de la Sibérie qu’il lui vient.
64 J.-‐A. Miller. Illumination profane. 16.11.205 65 J.-‐A. Miller. Illumination profane. 5.04.2006 66 J.-‐A. Miller. Illumination profane. 23.11.2005 67 J. Lacan. Écrits. P. 810 68 E. Laurent. La Cause freudienne. N° 43
11
Il permet, me semble-‐t-‐il, de rendre compte à la fois du rebroussement et de la « précipitation » que je viens d’évoquer du signifié « tirer » dans la lettre, –, effacée par ce signifié et ses équivoques, et d’autre part de « l’évènement de corps » initial en quoi consiste « la percussion »69 traumatique du réel par le symbolique, « l’affection traçante de la langue sur le corps » 70 comme l’appelle Jacques-‐Alain Miller.
Aux météores, c'est-‐à-‐dire aux « nuées »71, aux nuages, aux « cumulus »72 où la vapeur d’eau est « matière en suspension »73, correspond l’essaim bourdonnant des signifiants de la « lalangue », en un seul mot.
La condensation en gouttes d’eau de la pluie, c’est la précipitation des signifiants dans les signifiés de la langue en deux mots, la parole, dont « l’effet »74 est quadruple.
Premièrement, avec l’équivoque « ce qui a plu du semblant »75, au sens double du verbe plaire et de la pluie que relève Éric Laurent, c’est le choix de l’aliénation qui n’est peut être pas seulement celui du névrosé mais aussi celui de l’autiste. « Il pleut du signifié et il pleut de la jouissance », dit Jacques-‐Alain Miller, au sens de « jouis-‐sens » en deux mots.
Deuxièmement, tombé du ciel de l’Autre, cette pluie désertifie, gèle le sol sibérien, comme le symbolique mortifie, efface la jouissance en un seul mot.
69 J.-‐A. Miller. L’enfant et le savoir. Peurs d’enfant. Ed. Navarin. Paris 2011. P. 19 70 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne N° 44. P. 47 71 J. Lacan. Autres écrits. P. 17 72 J. Lacan. Excursus Milan. 4.02.1973 73 J. Lacan. Autres écrits. P. 17 74 J. Lacan. Excursus. 4.02.1973 75 J. Lacan. Autres écrits. P. 17
Repoussoir
12
Troisièmement, la pluie du signifié ruisselle, et ce ruissellement « seule trace à apparaître »76, Lacan le compare à un « bouquet » qui finit quatrièmement par raviner la terre y creusant une marque – Lacan la compare à un « godet » ou encore à un « repoussoir effacé » dans notre chapitre XX, en référence probable avec la technique de gravure consistant à repousser le métal -‐ qui elle n’apparaît donc pas, et figure en pointillés sur mon illustration. C’est en tout cas pour cette raison que je comprends pourquoi dans Lituraterre, le trait premier qui est la lettre qui le « comble »77 y est qualifié de « rature d’aucune trace qui soit d’avant »78.
La phrase « le ruissellement est bouquet du trait premier et de ce qui l’efface » pourrait, quant à elle, être interprétée à partir de la prose souvent citée de Mallarmé79 : de même qu’une fleur est « l’absente de tous bouquets », le trait premier, -‐ , est l’absent, l’effacé du bouquet que dessine les équivoques du « sens jouit » : tirer un coup de feu, tirer un coup au sens sexuel, tirer le cou.
Il importe surtout de souligner que Lacan précise que « se faire sujet » nécessite la conjonction de ce trait, cette lettre, et du « bouquet qui l’efface ».
Pour mieux saisir ce que cela signifie, il convient depuis cette lettre qui fait donc littorale entre jouissance transparente au sens et jouissance opaque au sens de revenir à un autre
littoral, celui de l’île déserte où Robinson Crusoé découvre avec grande émotion « le vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable »80, la trace du pas de Vendredi. Apologue qui antécède, prépare et éclaire celui de Lituraterre et dont Lacan ne lâche pas la piste au long de cinq de ses séminaires.
L’idée simple qui y préside est le rapport qu’il « sent », dit-‐il, entre la trace, l’empreinte et le signifiant81.
Dès le Séminaire III, il établit ce qui distingue la trace du signifiant : « Le pas sur le sable est un signe à quoi Robinson ne se trompe pas. Il renvoie à l’objet Vendredi parti », quand « le signifiant », dit-‐il, « est un signe qui ne renvoie pas à un objet »82, il « ne signifie rien »83.
76 J. Lacan. Autres écrits. P. 16 77 J. Lacan. Écrits. P. 808 78 J. Lacan. Autres écrits. P. 16 79 S. Mallarmé. Œuvres complètes. Ed. Gallimard. 1945. P. 368 80 Daniel Defoe. Robinson Crusoe. Illustré par Grandville. Bibliothèque Marabout. Verviers. Belgique. 1977. P. 169 81 J. Lacan. Séminaire V. P. 342 82 J. Lacan. Séminaire III. P. 188 83 J. Lacan. Séminaire III. P. 210
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C’est pourquoi dans le Séminaire V, l’effacement de l’empreinte du pied de Vendredi, « introduit nettement la dimension du signifiant »84. Et si, poursuit Lacan dans le Séminaire VI, Robinson « veut garder cette place du pied de Vendredi, il faut au minimum une croix, c'est-‐à-‐dire une barre et une autre barre sur celle-‐ci »85.
La première barre marque la place de l’effacement, qui peut l’être aussi par « un cerne »86, quand la seconde efface la première.
Ce qu’il appelle alors « le signifiant spécifique se présente à la fois comme pouvant être effacé et comme pouvant dans l’opération même de l’effacement subsister comme tel (…). Avec la barre, j’annule le signifiant, mais aussi je le perpétue indéfiniment, j’inaugure la dimension du signifiant comme tel »87.
C’est enfin, dans le Séminaire IX, « L’identification » de 61-‐62 qu’apparaît la première occurrence du néologisme «effaçon ».
Il y rapporte d’abord avec une émotion qu’il ne cache pas – à l’envie de celle de Robinson – sa découverte quand penché au-‐dessus d’une des vitrines de la salle Piétte du Musée Archéologique National de Saint-‐Germain-‐en-‐Laye, il voit sur une côte de mammifère datée du Magdalénien une série de bâtons, de traits cochés où il reconnaît « sans ambigüité » du signifiant car «bien malin qui pourrait nous dire de quoi ils sont le signe »88.
Puis, considérant que « le sujet ne peut surgir » qu’entre les deux extrémités de la chaîne qui va de « trace de pas » à, je cite Lacan dans le Séminaire IX, « ce qu’est devenu
84 J. Lacan. Séminaire V. P. 343 85 J. Lacan. Séminaire VI. P. 103 86 J. Lacan. Séminaire IX. 24.01.1962 87 J. Lacan. Séminaire VI. P. 104 88 J. Lacan. Séminaire IX. 6.12.1961
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phonétiquement le pas comme instrument de la négation »89, soit « la vocalise de qui le lit en pas »90, s’esquissent regard et voix comme deux des « diverses effaçons ».
« Ce que le sujet cherche à faire disparaître », ajoute Lacan, « c’est son passage de sujet à lui ». « Passage » qui équivoque entre le sujet qui est passé par là et qui n’y est plus, a disparu, et le passage du sujet S au sujet $ confronté – comme nous allons le voir d’un point de vue différent – au « défaut » de l’Autre.
Car, et c’est un autre point qu’il faut bien saisir, l’aliénation au signifiant auquel le sujet brut a consenti ne lui apporte pas de réponse quant à ce qu’il est, ne lui permet pas de se signifier. Il lui faut donc franchir « ce pas de sens »91, effacer cet effacement pour trouver « le sens du sujet », comme Lacan l’appelle page 313 du Séminaire XVI.
Ce « sens du sujet » résulte donc d’une lecture de ce type particulier de lettre « qui ne s’écrit que de le faire sans aucun effet de sens »92. Trait, cercle, ne sont ni « impression »93 d’une trace comme le dit Eric Laurent94 ni « décalque d’un signifiant »95, mais « écriture de l’indicible »96.
Les « diverses effaçons » sont représentées par cette barre seconde qui « raye », efface cette lettre hors sens97. Mais, c’est en quelque sorte faire le malin, pour reprendre le mot de Lacan.
Le surgissement du sujet qui est la conséquence de cet effacement second, c’est ce que Jacques-‐Alain Miller nomme « le Big Bang de la psychanalyse » proposant une analogie entre la synchronie des « quatre effaçons » que nous pouvons maintenant aborder et le premier temps du modèle cosmologique utilisé par les scientifiques pour décrire l’origine et l’expansion brutale de l’univers.
89 J. Lacan. Séminaire IX. 6.12.1961 90 J. Lacan. Séminaire IX. 24.01.1962 91 J. Lacan. Séminaire IX. 24.01.1962 92 J. Lacan. La Troisième. La Cause freudienne N° 79. P. 16 93 J. Lacan. Lituraterre. Autres écrits. P. 15 94 E. Laurent. 25.11.14. Etudes lacaniennes à l’ECF. « Parler la langue du corps » 95 J. Lacan. Séminaire XVIII. P. 122 96 E. Laurent. 25.1.2014 97 J. Lacan. Lituraterre. Autres écrits. P. 16
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IV GENESE
Le Livre XVI est le cinquième séminaire où Lacan dans la section 2 du Chapitre XX ré-‐évoque la problématique de la trace et de l’empreinte qu’il couple avec un nom nouveau « l’enforme de A »98 dont il nous faut saisir rapidement la raison avant de nous engager sur cette ultime verticale synchrone des quatre effaçons.
Le titre de ce séminaire est une première indication. « D’un Autre à l’autre » n’implique pas un changement de pied d’appui, du pied de l’Autre à celui de l’objet a, mais la nécessité de se servir de ces deux pieds.
En effet, dans la conception de Lacan « une fois qu’il a été institué dans la parole, le sujet essaye de se situer comme sujet de la parole »99.
Cependant, il rappelle avec abondance au fil des six premières séances du Séminaire XVI que dans cette tentative de se signifier à partir de l’Autre, le sujet – jusque là définit comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant – se heurte à son incomplétude – il manque le signifiant dernier S(#), – et a son inconsistance qu’illustre le paradoxe d’Epiménide : la proposition « je mens » est indécidable100. L’Autre est troué101, les pièces du trésor qu’il constitue sont percées.
Le but de cette démonstration sur laquelle il insiste à nouveau est de nous faire apercevoir que le sujet « défaille dans sa désignation de sujet »102 à moins qu’il n’y mette du sien, n’apporte un « en plus »103, « se donne un support »104 l’objet a.
« A ce défaut de l’Autre, il lui faut suppléer en payant (…) de sa personne », « quelque chose » qu’il qualifie dans le Séminaire VI « de réel »105 alors qu’il considère l’objet a dans le Séminaire XVI dans sa consistance corporelle, sa « substance »106, dit-‐il.
A l’instar de l’embauchoir, l’instrument qu’on introduit dans la chaussure pour qu’elle garde sa forme, l’objet a substantiel est « l’enforme de A », ce qui donne forme à A. « L’élucubration fantasmatique »107, le fantasme ($ $ !) comme articulation du $ et du a, est donc nécessité.
L’entrée sur « le marché de l’Autre »108 (page 18) implique pour Lacan – en homologie109 avec l’entrée sur le marché du travail capitaliste qui a pour conséquence la perte de la « plus-‐value » -‐ « la coupure »110 (pages 315-‐316), la cession d’un « plus de jouir ».
98 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 311 99 J. Lacan. Séminaire VI. P. 465 100 J. Lacan. Séminaire XVI. PP. 85-‐86 101 J. Lacan. Séminaire VI. P. 453 102 J. Lacan. Séminaire VI. P. 435 103 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 65. P. 107 104 J. Lacan. Séminaire VI. P. 435 105 J. Lacan. Séminaire VI. P. 435 106 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 315 107 J.-‐A. Miller. Un réel pour le XXIème siècle. Scilicet. ECF. Paris. 2013. P. 25 108 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 18 109 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 16 110 J. Lacan. Séminaire XVI. PP. 315-‐316
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C’est ce que Lacan écrit l’année suivante dans le mathème de l’inconscient, où a au site
de la production, témoigne de cette « castration inaugurale »111.
C’est là un second temps qui s’appelle aussi « séparation » dans le Séminaire XI auquel ne consentirait pas l’autiste.
Dés lors, le sujet ne se définit plus seulement comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant, mais comme l’indique Lacan, dessinant les contours de la notion de « parlêtre »112, je le cite page 318, « d’une façon bien plus large, celle qui fait entrer en jeu ce qui se place sans doute à l’origine du sujet, à savoir la jouissance »113 qu’il convient d’écrire ici en deux mots. Si, comme on a pu le dire « la nature a horreur du vide », le sujet aurait-‐il, lui, horreur de l’absence de sens ?
On pourrait alors comprendre pourquoi Lacan, non sans un apparent paradoxe puisqu’il définit le réel comme « dépourvu de sens »114 parle par deux fois – dans l’entretien au magazine Panorama et dans « La Troisième » en 1974 – du réel comme d’un « oiseau »115 ou « d’un petit poisson dont le bec vorace ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent »116. Le réel serait-‐il d’autant plus avide de sens qu’il en est privé ?
Si le sujet est « réponse du réel » au sens où le réel a un « effet de signification »117, « la réponse est un mensonge »118, nous dit Jacques-‐Alain Miller dans son cours « Des réponses du réel ». Se pourrait-‐il alors que ce réel qui donc « ment »119, soit l’objet a substantiel, cet enforme de A qui permet au sujet de se signifier120 et raison pour laquelle il le qualifie dans « Le symptôme charlatan » de « faux réel »121?
Quoiqu’il en soit, nous voici maintenant au pied de cette verticale évoquée dans mon introduction, et Lacan, dans ces quatre pages très denses rappelle « le départ » qu’il a pris dans le séminaire « L’identification » de la trace matérielle « d’une main ou d’un pied, une empreinte » (P. 313).
111 J.-‐A. Miller. Extimité. 5.02.86 112 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne. N° 65. PP. 94-‐96 113 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 318 114 J. Lacan. Séminaire XXIII. P. 135 115 J. Lacan. Entretien au magazine Panorama. La Cause freudienne. N° 88. P. 170 116 J. Lacan. La Troisième. La Cause freudienne. N° 79. P. 17 117 J.-‐A. Miller. Des réponses du réel. 23.11.83 118 J.-‐A. Miller. Des réponses du réel. 16.11.83 119 J.-‐A. Miller. Le symptôme-‐charlatan. P. 45 120 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 313 121 J.-‐A. Miller. Le symptôme-‐charlatan. Ed. Seuil. Paris. Juin 1998. P. 29
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C’est une piste qu’il abandonne puisqu’il pose « la question de ce que devient ce qui signifie un sujet quand, contrairement à la trace naturelle, à l’empreinte, la trace n’a plus d’autre support que l’enforme de A » (P. 313).
Il y répond en posant que « la trace passe à l’enforme de A selon les façons diverses par où elle est effacée » (P. 314). « Les quatre effaçons du sujet » nomment les objets a regard, voix, sein et excrément.
REGARD
« Le sujet », dit d’abord Lac an, « c’est lui qui efface la trace en la transformant en regard, regard a entendre fente, entr’aperçu » (P. 314).
Le regard que Lacan a distingué depuis le Séminaire XI de l’organe de la vision ainsi que nous l’avons déjà évoqué avec les miroitements intermittents de la boîte de sardines, c’est « l’entrevue (…), la coupure dans le vu, la chose qui ouvre au-‐delà du vu » (P. 315).
L’illustre, les « cailloux blancs » -‐ propice à figurer l’œil aveugle – que sème de loin en loin le Petit Poucet, comme autant « de rendez-‐vous qu’il se donne à lui-‐même » (P. 314).
Ajoutons-‐y, pour faire bonne mesure, la géniale observation clinique de Freud du jeu de son petit fils qui « ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, s’était accroupi, ce qui avait fait disparaître l’image »122. Le petit sujet à peine apparu, s’efface lui-‐même.
« Se voir disparaître dans le miroir », fut sans doute aussi pour Rembrandt l’enjeu de ses autoportraits répétés, ce que signale Eric Laurent123.
VOIX
Puis, Lacan introduit un nouvel apologue, celui de la meute : quand le chien flaire la trace, l’odeur de sa proie dépistée, il la lit et l’efface d’une certaine façon en aboyant, ce qu’on appelle aussi en vènerie « donner de la voix ».
« Mais », commente-‐t-‐il, « ce support de la voix est distinct du donner de la voix, là où il y a langage ». Propos qui fait écho avec l’accent mis par Jacques-‐Alain Miller sur la notion nouvelle de « corps parlant »124, « union de la parole et du corps »125.
« Un être qui peut lire sa trace » avec la parole « cela suffit à ce qu’il puisse la réinscrire ailleurs que là où il l’avait d’abord portée » (P. 314).
La vocalise prolongée o.o.o.o. « d’abord portée » sur la bobine disparue à la vue, « réinscrit » le sujet dans les signifiés de l’Autre, Fort ! et Da ! de sa langue maternelle.
La signature de l’illettré, la croix, devient ainsi pour Lacan le « symbole de la barre barrée, de la trace effacée » et donc [tiRe] est ma signature quand le tiret n’est « qu’un
122 S. Freud. Essais de Psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot. 1963. P. 17 123 E. Laurent. Séminaire du 20.01.2015. Radio Lacan 124 J.-‐A. Miller. L’inconscient et le corps parlant. Le réel mis à jour au XXIème siècle. AMP. Paris 2014. P. 310 125 J.-‐A. Miller. Ibid. P. 311
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artifice lié au fait qu’il y a de la parole »126, et c’est dire à nouveau qu’il n’est pas une trace naturelle.
La phonétisation laisse alors s’épanouir les équivoques du sens que l’autiste ne supporte pas plus que de faire entendre sa voix comme le démontre Jean-‐Claude Maleval. Du pâté, la tache identifiée au regard dans le Séminaire XI et lettre « unilittérale » s’il en est qui souligne « le rapport de l’écriture au regard » (P. 315), on « remonte » comme l’écrit Lacan dans Lituraterre par la voix bégayante de Brid’oison, au ruissellement de l’équivoque pâ-‐até, pas hâté, où reste indécidable de se presser ou pas.
D’où la référence de Lacan à « l’actualité »127 des publications de Derrida puisque paraissent en 1967 « De la grammatologie », « La voix et le phénomène » et sa conférence « Freud et la scène de l’écriture » dans « L’écriture et la différence ». Lacan objecte au philosophe que l’écriture n’est pas dans sa conception « la transcription »128 alphabétique de la parole, ni « l’impression »129 du style sur la cire du Wunderblock freudien.
La lettre de Lacan, comme « le nœud borroméen, découple l’écriture de la parole »130, est dissociée du son, à l’instar des caractères chinois, à telle enseigne que ceux qui pratiquent les différents dialectes chinois – aussi différents que sont pour les langues romanes le français, l’italien, le roumain ou l’espagnol – s’ils ne se comprennent pas à l’oral, communiquent par l’écrit. L’écriture chinoise est un « esperanto pour les yeux »131. De même le – est-‐il une « écriture pure » qui « n’est pas une écriture de la parole » 132.
SEIN
Le troisième pas est maintenant aisé à franchir. « La demande » qui n’est jamais pour Lacan que demande « d’une place » (P. 317) qui « évoque ce placage qui est le sens qui nous permet de poser le sein comme analogue du placenta »133, je l’ai déjà évoqué par la phrase du fantasme et n’y reviendrai donc pas. N’est-‐ce pas aussi cette place dans le giron maternel que l’autiste classiquement n’anticipe pas ?
126 J. Lacan. Séminaire XXV. Le moment de conclure. Inédit. 10.01.1978 127 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 316 128 J. Lacan. Ibid 129 J. Lacan. Lituraterre. P. 15 130 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. 1.12.2004 131 J.-‐G. Février. Histoire de l’écriture. Ed. Payot. Paris 1984. P. 81 132 J.-‐A. Miller. L’Un tout seul. 23.03.2011 133 J. Lacan. Séminaire XVI. P. 317
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PALEA
Enfin, Lacan conclut cette genèse synchrone en faisant du « registre de l’objet anal », « à savoir du déchet », « l’amas des sens qui se sont concentrés autour d’un signifiant » (P. 317) et qui « s’accumulent » donc inexorablement dès que nous ouvrons les yeux et les oreilles.
Comme le « sujet apparaît au niveau du S2 »134, ce passage nécessaire par le sens « l’alphabétisation »135 aboutit à la « débilité »136 en quoi consiste la « broderie »137 de la pensée qui n’est que « pansement »138, « emplâtre »139 pour se défendre du réel ou du trauma consécutif au heurt du symbolique avec le réel qui a effet d’effacement et dit « comment cet Autre a commencé » (P. 316). C’est ce qu’il s’agit de « démonter »140.
L’analyse donne donc chance de curer les écuries du sens comme on le fait du fumier – sicut palea141 – sort auquel n’échappe pas la lettre, litter, déchet142.
Jacques-‐Alain Miller remarque encore que Léonard de Vinci dans son œuvre ultime « a effacé la croix qui figurait premièrement au dessus du doigt levé »143 de son Saint Jean. Il n’indexe donc plus que l’opacité de la jouissance Une qui fait obstacle au rapport sexuel.
134 J.-‐A. Miller. La Cause freudienne N° 65. P. 120 135 J. Lacan. Séminaire XI. Post face. P. 252 136 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. P. 52 137 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. P. 27 138 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. P. 52 139 J.-‐A. Miller. Pièces détachées. P. 31 140 J.-‐A. Miller. Un réel pour le XXIème siècle. Scilicet. ECF. Paris. 2013. P. 27 141 J.-‐A. Miller. De la nature des semblants. 29.01.92 142 J. Lacan. Lituraterre. P. 11 143 J.-‐A. Miller. De la nature des semblants. 1.04.92