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Les rats et la Ville Charleroi Marc Jamoulle, médecin de famille 30 mars 2016 La ville de Charleroi est un lieu très remarquable. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre Google Earth et de survoler la ville. Les clichés diffusés ayant été pris en été, on ne voit que du vert de cette ville si grise quand on ose y circuler en voiture. Trottoirs cauchemars pour piétons et rue défoncées vouant les amortisseurs à la mort et les propriétaires de vélos au suicide, la ville est belle d’en haut et même magnifique. Il suffit d’oser passer les détritus qui jonchent encore les abords des terrils et celui qui ose s’aventurer là-haut découvre une faune et une flore incroyable, sauvage à souhait, où dominent les arbres à papillons. Le paysage est beau, les usines mortes sont le terrain de prédilection des archéologues industriels et une poésie dramatique émane de l’horizon. Seules deux ou trois usines 1

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Les rats et la Ville Charleroi

Marc Jamoulle, médecin de famille

30 mars 2016

La ville de Charleroi est un lieu très remarquable. Pour s’en convaincre,il suffit de prendre Google Earth et de survoler la ville. Les clichés diffusésayant été pris en été, on ne voit que du vert de cette ville si grise quand onose y circuler en voiture. Trottoirs cauchemars pour piétons et rue défoncéesvouant les amortisseurs à la mort et les propriétaires de vélos au suicide, laville est belle d’en haut et même magnifique.

Il suffit d’oser passer les détritus qui jonchent encore les abords des terrils etcelui qui ose s’aventurer là-haut découvre une faune et une flore incroyable,sauvage à souhait, où dominent les arbres à papillons. Le paysage est beau,les usines mortes sont le terrain de prédilection des archéologues industrielset une poésie dramatique émane de l’horizon. Seules deux ou trois usines

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laissent échapper encore des nuages d’eau. Les fumées toxiques ont disparuavec l’évasion des hauts fourneaux, partis polluer en Chine.

Le plan de ville est étrange. Bien sûr on voit bien les tracés géométriques,vestiges des guerres d’antan qui donnent au centre-ville un petit air militaire.Mais en dehors de cela, c’est le hasard qui a présidé à la construction urbaine.D’un haut fourneau à un charbonnage, de la Sambre aux aciéries et desaciéries aux verreries, les tracés des rues et routes, d’un ancien village àl’autre est totalement aléatoire, les circonvolutions étonnantes et le labyrinthecauchemar des GPS et des nouveaux chauffeurs de taxis.

Mais ces tracés randomisés, hasard de l’évolution industrielle mêlée à lasurvie humaine, ont placé les maisons le long de longue routes et rue étroitesbordées de corons entremêlés de maisons bourgeoises de brique rouge et depierres pour faire riche. Derrière ces maisons, quel spectacle, ce ne sont quejardins allongés, s’épanouissant à l’arrière comme des tapis de corridor, pro-fitant de tout cet espace laissé libre de construction, avec encore çà et là uncabinet, vestige d’un passé pas si lointain ou l’eau courante était le privilègede quelques ’uns.

Quand j’ai acquis ma maison en 1987, c’était un vestige abandonné d’unpassé révolu. La moitié d’une ferme, construite en 1902 probablement avecl’argent du beurre des guerres de fin de l’autre siècle, au pierres de façade unpeu plus riches que la ferme originelle qui subsiste à côté. Mes caves passenten dessous de cette dernière et la taille de ma citerne témoigne de la soifdes vaches à l’époque. Mais cette maison ferme commandait probablement larégion et à l’arrière le terrain d’un demi hectare bordé de frênes majestueuxnous a donné le vertige. Les carreaux noir et blanc en damier du corridor,rappelant le bien et le mal comme à la Cathédrale de Chartres, témoignentencore de la volonté des propriétaires d’intégrer la morale de la bourgeoisiede l’époque.

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A l’arrière du terrain un terril magnifique nous fait un paysage de Suisse.Personne ne pourrait croire que nous habitons le Pays noir. Au fond dujardin coule un petit ruisseau – on l’entend encore -, enterré et transforméen égout par la ville dans les années 70. Un voisin nous a assuré que petit,il y taquinait encore le goujon. Bref un lieu idyllique où j’ai commencé parélever des moutons. Cela a duré dix ans. Jusqu’au jour où le renard, habitantusuel du terril est venu emporter mes agneaux. Las, j’ai tout planté d’arbres, quelques essences plus rares et surtout des fruitiers. Maintenant , au lieu demanger mes moutons, je bois mon jus de pomme.

Un endroit tranquille donc. Sans compter les rats. Ces habitants de génied’une ville de verdure ont envahi ma réserve de bois, creusé des galeries sousles dalles, établi leur quartier dans le toit du garage et fait leur vie avec lanourriture de mes chiens. Dépité du peu d’effet des produits achetés bien cher,j’ai appris que la Ville de Charleroi avait un service dératisation. Heureuxde savoir qu’on m’envoyait un spécialiste sur rendez-vous, j’ai entrepris unnettoyage général, enlevé les dalles et le stock de bois couvert d’excrémentsodorants – c’est fou ce que ça pue les rats – et nettoyé la niche de mes chiensau Karcher, tuant l’un ou l’autre rat pris au piège de mon jet.

Vint le jour du rendez-vous tant attendu. Bien sûr ils n’allaient pas veniren équipement spéciaux avec lance flamme et pièges sophistiqués, mais enfin,

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je repensais au film de ces dépisteurs de fantômes et je m’attendais à voirsurgir un professionnel aguerri, botté et casqué, prêt pour la lutte avec noscompagnons de survie humaine. On sonne, j’ouvre la porte à un sympathiquepetit bonhomme, quatre sachets à la main. Un peu décontenancé je veuxlui montrer les lieux envahis, il regarde de loin, me donne les sachets enm’assurant que ceux-là je ne les trouverais pas dans le commerce, que lesrats adorent l’avoine décortiquée et que le produit les tuera donc à coup sûr.La dessus il s’en va poliment et monte dans sa petite auto pour aller porterses graines ailleurs.

Un peu désorienté, je pose soigneusement mes pièges. Je divise mes quatresachets en trois et les place aux endroits stratégique. En quatre jours les ratsavaient tout mangé et en voulaient encore. Anéanti par tant de gourmandiseje retéléphone au service de dératisation de la Ville de Charleroi. On m’assureque le service est débordé, que je peux encore avoir un rendez-vous mais dansdeux mois. Il me faudra attendre et vivre avec mes rats.

Toujours à la recherche de la solution, je hante les magasins spécialisés.Je fini par découvris, chez un grand droguiste professionnel de la région, uneboîte immense dont l’image montre de l’avoine décortiquée d’une belle cou-leur verte comme dans les sachets du service de dératisation. A contre cœurje débourse près de 20 euros pour tuer mes rats. Je reviens , place le pro-duit aux endroits stratégiques encore une fois et laisse malencontreusement laboite, en carton mais bien fermée par un solide couvercle, dans mon garage,pas très loin des appâts. Le lendemain je découvre que mes amis les rats onttout mangé, non seulement mon assiette d’appât mais aussi le contenu de laboite dont ils ont soigneusement découpé le carton – ils savent surement lire- et fait sauter le couvercle. Il ne m’en reste que la moitié.

Depuis lors, chaque jour, je nourris mes rats à l’avoine verte, enduite debromadiolone, anticoagulant radical et très écotoxique. Mais je pense que mes

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rats sont malins, plus que moi, et qu’ils sont capables comme dit Wikipedia :"de développer diverses stratégies d’évitement voire de se rendre résistants aupoison en consommant des aliments naturellement riches en vitamine K."

Ca ne doit pas être connu du service de dératisation, une société privée,payée par la Ville de Charleroi, dont le sympathique employé se présenteencore chez moi ce matin . En main il a cette fois 8 sachets d’avoine vertedécortiquée dont la marque est, cette fois je peux vérifier, la même que celleachetée en ville. Il est bien marqué « contient du bromadiolone » sur chaquesachet et le même nom commercial. J’ai beau montrer ma boite rongée aupréposé aux rats, il ne me croit pas et me répète à l’envi que "ce produit là,vous ne pouvez le trouver dans le commerce."

Il s’en va à nouveau dans sa petite auto porter ces petits sachets à d’autresrats. Je reste avec mes rats, amateurs de Bromadiolone, et je suis songeur.Combien coûte à la ville de Charleroi, de me faire envoyer sur rendez-vous,un préposé aux rats aussi gentil qu’inefficace ?

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