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Boréal JEAN-FRANçOIS CHASSAY les taches solaires roman Extrait de la publication

Les taches solaires

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Page 1: Les taches solaires

Jean-François Chassay

les taches solaires

Entre astrophysique et littĂ©rature, entre ciel et eau, entre objec-tivitĂ© (scientifique) et subjectivitĂ© (humaine, trop humaine), Charles Bodry affirme des choix, mais hĂ©site parfois. Ses hĂ©sita-tions sont largement liĂ©es aux chocs qu’il va subir en dĂ©couvrant un passĂ© qui est beaucoup le sien. L’histoire qu’il raconte (qu’il se raconte) lui fait remonter le cours du temps, jusqu’au milieu du xviiie siĂšcle en France. Sa quĂȘte du passĂ© le conduira de MontrĂ©al Ă  la Louisiane, puis de la Louisiane Ă  MontrĂ©al. En rĂ©flĂ©chissant le passĂ© dans son prĂ©sent, de nombreuses questions modifient sa perception des choses : Qu’est-ce qu’une mĂ©moire « vraie » ? Est-il possible de raconter les faits objectivement ? Jusqu’à quel point une interprĂ©tation peut-elle modifier la rĂ©a-litĂ© ? Et surtout, surtout : Comment la volontĂ© de construire un canal, sur le modĂšle du canal du Midi, a-t-elle pu conduire Ă  autant d’évĂ©nements aussi burlesques que tragiques ?

Jean-François Chassay rĂ©ussit le tour de force de donner Ă  ce roman la prĂ©cision d’une mĂ©canique parfaitement huilĂ©e tout en emportant le lecteur grĂące Ă  une Ă©criture qui fuse avec une vitalitĂ© irrĂ©sistible.

ISBN 2-7646-0428-9 Imp

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BoréalCouverture: Ann McCall, Carte des vents, 2000

100% Wool, 1999

Du mĂȘme auteur

ObsÚques, Montréal, Leméac, 1991.

Les Ponts, Montréal, Leméac, 1995.

L’Angle mort, MontrĂ©al, BorĂ©al, 2002.

27,95 $21 e

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Jean-François Chassay est professeur

au DĂ©partement d’études littĂ©raires

de l’UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al.

Il a été codirecteur de la revue Spirale

et directeur de Voix et Images,

revue consacrée exclusivement à la

littérature québécoise. Il a publié au

BorĂ©al L’Angle mort (2002). Les

Taches solaires est son quatriĂšme

roman.

Photo: Martine DoyonBoréal

Jean-François Chassay

les taches solairesroman

Extrait de la publication

Page 2: Les taches solaires

Les Éditions du BorĂ©al4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2J 2L2

www.editionsboreal.qc.ca

Page 3: Les taches solaires

LES TACHESSOLA IRES

Page 4: Les taches solaires

DUMÊME AUTEUR

Avec Monique LaRue, Promenades littéraires dans Montréal, Montréal, Qué-bec/Amérique, 1989.

ObsÚques, Montréal, Leméac, 1991.

Le Jeu des coĂŻncidences: La Vie mode d’emploi de Georges Perec, MontrĂ©al/Paris, HMH/Castor astral, 1992.

Avec Jacques Pelletier et Lucie Robert, Littérature et société. Anthologie,Montréal, VLB éditeur, 1994.

Sous la direction de Jean-François Chassay, L’Album du ThĂ©Ăątre Ubu,MontrĂ©al/CarniĂšres (Belgique), Cahiers de ThĂ©Ăątre Jeu/Lansmann, 1994.

L’AmbiguĂŻtĂ© amĂ©ricaine. Le roman quĂ©bĂ©cois face aux États-Unis, MontrĂ©al,XYZ Ă©diteur, 1995.

Les Ponts, Montréal, Leméac, 1995.

Robert Coover. L’écriture contre les mythes, Paris, Belin, «Voix amĂ©ricaines»,1996.

Fils, lignes, réseaux. Essai sur la littérature américaine, Montréal, Liber, 1999.

Sous la direction de Jean-François Chassay, Jean-François CÎté et BertrandGervais, Edgar Allan Poe. Une pensée de la fin, Montréal, Liber, 2001.

L’Angle mort, MontrĂ©al, BorĂ©al, 2002.

Sous la direction de Jean-François Chassay et Bertrand Gervais, Les Lieux del’imaginaire, MontrĂ©al, Liber, 2002.

Sous la direction de Jean-François Chassay, La Science des écrivains. Biblio-graphie, Montréal, La science se livre, 2003.

Imaginer la science. Le savant et le laboratoire dans la fiction contemporaine,Montréal, Liber, 2003.

Sous la direction de Jean-François Chassay, Anthologie de l’essai au QuĂ©becdepuis la RĂ©volution tranquille, MontrĂ©al, BorĂ©al, 2003.

Sous la direction de Jean-François Chassay, Le Scientifique, entre histoire etfiction, Montréal, La science se livre, 2005.

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Page 5: Les taches solaires

Jean-François Chassay

L E S TA C H E S

S O L A I R E S

roman

Boréal

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Page 6: Les taches solaires

Les Éditions du BorĂ©al reconnaissent l’aide financiĂšre du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au dĂ©veloppement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activitĂ©s d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du BorĂ©al sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spĂ©cialisĂ©e de la SODEC et bĂ©nĂ©ficient du Programme de crĂ©dit d’impĂŽt pour l’édition de livres du gouvernement du QuĂ©bec.

© Les Éditions du BorĂ©al 2006

DépÎt légal: 1er trimestre 2006

BibliothÚque nationale du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Données de catalogage avant publication (Canada)

Chassay, Jean-François, 1959-

Les Taches solaires

isbn 2-7646-0428-9

I. Titre.

ps8555.h434t32 2006 c843’.54 c2005-942359-5

ps9555.h434t32 2006

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Page 7: Les taches solaires

À la mĂ©moire de Giordano Bruno, brĂ»lĂ© vif surle bĂ»cher par l’Inquisition, le 17 fĂ©vrier 1600,parce qu’il n’était pas d’accord.

Et Ă  la mĂ©moire de ma tante Jeanne, morteen 1935 Ă  14 ans, qui mĂ©ritait bien de revivreun peu, ne serait-ce qu’à travers les nombreuxmasques de la fiction.

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Seuls les gens trĂšs vils sont jaloux des morts.

JAVIERMARÍAS, Dans le dos noir du temps

Pour comprendre une seule existence, il nousfaut avaler le monde entier.

SALMAN RUSHDIE, Les Enfants de minuit

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Lune

La face visible de la Lune regarde vers la Terre, Ă©claire unsol boueux, de l’herbe, des racines, de solides pierres, depetits cailloux friables, de grosses roches, des arbres lacĂ©-rĂ©s par le vent. PrĂšs de lĂ , de cette terre, avec une Ăźle mys-tĂ©rieuse au-delĂ , un cours d’eau pour lequel n’existe pasencore de nom français. Pas un colonisateur, pas unexplorateur europĂ©en n’a encore posĂ© le pied ici. Mais,bientĂŽt, dans une poussiĂšre de temps, ils traverseront ceslieux, voilĂ  que ça commence, les baliseront Ă  leur guise,ces lieux, cĂ©lĂ©breront Ă  proximitĂ© la premiĂšre messe enNouvelle-France, inventeront des noms, piĂ©tinerontcette terre meuble rĂ©sultant de la transformation, aucontact de l’atmosphĂšre et des ĂȘtres vivants, de la roche-mĂšre sous-jacente. Il y aura des marins, des menuisiers,des soldats, des chasseurs, des bĂ»cherons, plus tard sĂ»re-ment des gĂ©ologues qui analyseront le complexerocheux qui s’est modifiĂ© depuis l’ùre du prĂ©cambrien

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jusqu’au cĂ©nozoĂŻque, puis des architectes et des ingĂ©-nieurs, les voici les voilĂ , pour Ă  la fois dĂ©truire etconstruire, parce que l’un ne va pas sans l’autre, mĂȘmesi bien des individus croient que tout se rĂ©vĂšle simple,que tout s’oppose, alors qu’au contraire, comment nepas y voir le fondement de nos problĂšmes, tout fonc-tionne ensemble, la culture ne cesse de dĂ©truire la natureen prĂ©tendant la protĂ©ger, mais innombrables sont lescatastrophes, et les humains possĂšdent un don pour enprovoquer Ă  satiĂ©tĂ©. Quand les routes, les ponts, les Ă©di-fices auront appris Ă  dominer le paysage, quand, malgrĂ©cela, canards, mouettes, ratons laveurs et mouffettesauront su s’adapter et se sentiront comme chez eux,quand le bruit des vĂ©hicules motorisĂ©s sera devenu unepetite musique susceptible d’apparaĂźtre naturelle Ă chaque citadin, on continuera Ă  se tenir debout et Ă  leverles yeux, parfois en pliant un peu le cou, parfois desjumelles Ă  la main, vers la Lune, Ă  384 000kilomĂštres dela Terre. On continuera Ă  rĂȘver Ă  l’autre monde, mĂȘmesi aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’un rĂȘve, puis-qu’on a marchĂ© sur la Lune. On continuera Ă  croire Ă  lapossibilitĂ©, comme simple quidam, d’aller explorer cesmers, qui n’en sont pas contrairement Ă  ce que croyaitGalilĂ©e, ces hautes terres, ces divers cratĂšres, cette surfacelunaire qui nous paraĂźt encore blanche et passablementrĂ©flĂ©chissante. Puis on baissera les yeux, et on verra Ă nouveau ce cours d’eau. Ce cours d’eau qu’on pourradorĂ©navant nommer puisque, depuis quelques siĂšcles,il sera devenu la riviĂšre des Prairies. Puis on tournera latĂȘte, et on verra ma maison.

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Terre

Il va de soi que je pourrais choisir d’attaquer d’une toutautre maniùre.

Par exemple: «Pour commencer par le commen-cement, je naquis, nĂ©cessairement petit, ce qui n’a pascessĂ© d’ĂȘtre une mienne caractĂ©ristique jusqu’à aujour-d’hui. On ne risque pas de voir survenir de grandschangements de ce cĂŽtĂ© puisque, en ce jour du 19 jan-vier 2007, j’ai 33 ans depuis bientĂŽt deux semaines,Ă©tant nĂ© un 7 janvier en 1974, avec Ă  l’horizon un nou-veau millĂ©naire. Une annĂ©e oĂč il a dĂ» se passer destonnes d’évĂ©nements marquants, comme chaqueannĂ©e, mais je ne saurais en faire un relevĂ©, ni exhaus-tif ni partiel. Mon aspect chĂ©tif est inversement proportionnel Ă  mon dynamisme intellectuel et Ă  ma curiositĂ©, curiositĂ© que je continue Ă  considĂ©rercomme la plus grande des qualitĂ©s sur cette planĂšte quiest la nĂŽtre, mĂȘme si bien des gens confondent encore

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stupidement ladite qualitĂ© avec le voyeurisme. QualitĂ©,j’insiste, qui permet Ă  l’humanitĂ© de se distinguer aussibien des autres mammifĂšres, des gastĂ©ropodes, que desvertĂ©brĂ©s ovipares couverts de plumes ou des arthro-podes. Entre autres. Je suis nĂ© de pĂšre et de mĂšre,aujourd’hui dĂ©cĂ©dĂ©s, dans un ordre chronologique quimime l’ordre dans lequel ils se prĂ©sentent dans cettephrase. Je suis un ĂȘtre fonciĂšrement pessimiste, pour nepas dire nĂ©gatif, et mĂȘme parfois haineux (oui, je sais,ceux qui apprennent la psychologie dans des revuespopulaires pour illettrĂ©s diront que ça s’explique parma taille), c’est pourquoi, ayant acquis au fil des ans unsens de l’équilibre qui s’exprime par les extrĂȘmes, j’aidĂ©cidĂ© de consacrer ma vie professionnelle Ă  m’intĂ©res-ser au Soleil, symbole de bonheur, de joie cĂ©leste et, demaniĂšre gĂ©nĂ©rale, tout prosaĂŻquement mais ce n’est pasrien, de vie. Tous les dictionnaires idiots qui vous dĂ©cor-tiquent les symboles Ă  grands coups de machette vousen feront la dĂ©monstration en trois lignes, en com-mençant par Quetzalcoatl et en terminant par le bon-heur de l’énergie solaire Ă  faire pousser le tofu.»

Ou encore: «Je sais, je sais comment ça se passe, jesais ce que les gens veulent aujourd’hui, je sais ce que lesgens veulent entendre, ce genre d’histoires qu’on trouvepartout, “tirĂ©es de la vraie vie”, comme si ce n’était pasjustement ce qu’il y a de moins intĂ©ressant, parce queles gens qui font ces rĂ©cits anecdotiques de leur quoti-dien merdique sont assez naĂŻfs pour croire qu’ils vontnous raconter la rĂ©alitĂ©, toute la rĂ©alitĂ©, dites je le jure.Et ces cons, ben ils le jurent. Histoires merdiques, insis-

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tons, ne lĂ©sinons pas sur le scatologique, il en resteratoujours quelque chose Ă  renifler, dans lesquelles unindividu, Ă  travers le papier, s’exprime, quelle horreur,creuse et insiste, s’ouvre aux autres et Ă  son vĂ©cu enmĂȘme temps, va jusqu’au fond de sa blessurepour mon-trer que parfois les larmes coulent de ses conduits lacry-maux et que parfois la colĂšre s’empare de ses tripes, tra-duisant ainsi, croit-il, cet individu, la profondeur de sessentiments. Il aime, il aime moins, il n’aime plus, maisil baise suffisamment pour attiser le voyeurisme etĂ©touffer la curiositĂ©. Ben si vous tenez absolument Ă savoir comment je vis mes Ă©motions depuis ma nais-sance jusqu’à aujourd’hui en passant par la perte demes parents et de ma grande sƓur, vous pouvez allervous faire voir ailleurs, c’est-Ă -dire aller lire les romansĂ  clĂ©s pleins de mesquineries et d’un vĂ©cu mĂȘme pasmalsain de personnes qui sont devenues cĂ©lĂšbres sansle mĂ©riter et Ă  qui je ne ferai pas plus de publicitĂ©, ellesen ont suffisamment et bientĂŽt sombreront dans unoubli profondĂ©ment mĂ©ritĂ©.»

D’une autre maniĂšre encore, juste pour voir: «Dequoi de quoi? OĂč, que tu dis? Ou que tu t’imagines?Ou que tu imagines? Parce que, sans imagination, fautpas y compter. Rien d’autre ne compte. Dire quoi, aujuste? N’importe quoi. Et pour cause. Et pourtant. Cen’importe quoi: pas n’importe quoi, des mots, gran-dioses et minuscules, monstrueux et angĂ©liques. Lesmots, ni plus ni moins. Mais ce “ni plus ni moins” estdavantage du plus que du moins, parce que ce sont destraces qui restent. Mieux vaut ça que les Ă©panchements.

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Les sentiments: Ă  fleur de peau; la bĂȘtise: abyssale.Alors, allons-y. Tant pis pour l’expression parfois clau-dicante, l’esthĂ©tisme bancal aux yeux des puristes. Fen-dons les flots et fonçons vers une obscuritĂ© encore plusgrande.»

Bref.J’ai des lettres. Je pourrais mĂȘme Ă©crire, puisqu’il

est question de commencement, que j’ai dĂ©butĂ© de cettefaçon. Mon pĂšre disait souvent en riant et en s’épou-monant avec un style inimitable que ma difficile nais-sance s’expliquait par mon amour des livres. J’étais ungros bĂ©bĂ©. Je dirais mĂȘme que, depuis ma naissance,mon poids est restĂ© assez stable (bon, j’exagĂšre un peu,j’adore ça, j’y reviendrai). Mais ma naissance fut un cal-vaire pour ma mĂšre, et parfois je me rĂ©pĂšte au fond demoi que les 31 annĂ©es pendant lesquelles elle a survĂ©cuĂ  ma naissance n’étaient au fond qu’une longue agonieconsĂ©cutive Ă  celle-ci. Des heures et des heures de souf-frances et de gĂ©missements plus ou moins audiblesselon les heures, la tĂȘte qui refusait de sortir, retenuemanifestement par le corps qui, d’instinct, comprenaitqu’on lui demandait de quitter le paradis pour l’enfer— peut-on ĂȘtre catholique de maniĂšre innĂ©e, est-cedans les gĂšnes, je me le demande et ne suis pasconvaincu qu’une rĂ©ponse nĂ©gative aille Ă  ce point desoi —, rien ne parvenait Ă  dĂ©livrer ma mĂšre de son cal-vaire, ne manquaient que la couronne d’épines et descoups de fouet bien placĂ©s.

J’étais l’incarnation de sa mauvaise conscience,celle qui en principe doit habiter tout bon chrĂ©tien, en

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particulier quand il fourre son prochain. À dĂ©faut dePonce Pilate pour justifier ce calvaire, et pour resterdans le registre romain, on s’est dĂ©cidĂ© Ă  lui proposerune cĂ©sarienne (mon humour est implacable). Elleaccepta, le temps de pouvoir souffler les lettres o-u-i, cequi prit un temps plus considĂ©rable qu’on ne pourraitle croire. Sa libĂ©ration se rĂ©vĂ©la de courte durĂ©e cepen-dant, je m’en excuse a posteriori et ne cessai d’allĂ©guermon innocence pendant les annĂ©es que nous passĂąmesconjointement sur cette terre, car dĂšs que la lumiĂšrevint se fracasser sur mon corps, je me mis Ă  hurler et Ă pleurer. Comme je suis un homme d’habitudes et queje cherchais Ă  manifester dĂšs le dĂ©part mon intĂ©rĂȘt pourla routine et autres accoutumances, je fis de ce premiersigne manifeste d’existence terrestre un symbole, refu-sant de me calmer avant l’ñge de trois ans. À cĂŽtĂ© de masƓur lunatique, il s’agissait Ă©videmment d’un change-ment de mode de vie pour mes parents. Ma pauvresƓur trop lunatique, nous y reviendrons, aprĂšs toutnous n’avons mĂȘme pas encore commencĂ©. RevenonsĂ  mes parents. Peu portĂ©s eux-mĂȘmes, tout commemoi, Ă  modifier les routines d’une vie qu’ils aimaientbien balisĂ©e, ils n’apprĂ©ciĂšrent que modestement monirruption. Les cernes de ma mĂšre devinrent un vĂ©ritablephĂ©nomĂšne de foire (des photos en tĂ©moignent). MonpĂšre, dit-on, car on en fit une lĂ©gende dans la parentĂšleet chez les connaissances professionnelles et amicales demes gĂ©niteurs, commença au bout d’un an Ă  confondreles mots. Non seulement il utilisait indiffĂ©remment les traditionnels «circonscrire» et «circoncire», lapsus

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Extrait de la publication

Page 18: Les taches solaires

qui ne parvient plus qu’à faire rire de jeunes gens eux-mĂȘmes en mal de chair, mais il mĂ©langeait les couverts,demandant avec force et prĂ©cision une fourchette pourquĂ©rir sa soupe dans le bol par-devers lui, murmurait Ă ma mĂšre qu’il aimerait dĂ©cidĂ©ment bien qu’elle luicaresse le nez au lieu de son appendice sexuel (alorsqu’elle regardait au mĂȘme moment, devant le miroir,avec une sorte d’insistance morbide, ses cernes), rĂ©pĂ©-tait qu’il tenait Ă  sortir le savon du garage pour tondrela piscine ou insistait auprĂšs de ma mĂšre, toujours elle,dĂ©cidĂ©ment, pour qu’elle achĂšte du foie de veau chez ledĂ©panneur, question qu’il puisse lire les nouvelles dujour et les derniers rĂ©sultats sportifs. Cela sans compterle bateau pour l’auto, un lit pour une souris, un baiserpour une araignĂ©e, des bretelles pour des jarretelles, undentiste pour un garagiste, la vache pour la hache, unmarteau pour un bibelot, j’en passe et des meilleures.

Nonobstant mes cris dĂ©mentiels et mon absencede sommeil qui faisait de moi un candidat pour leGuinness, et pendant que mes parents devenaient descobayes potentiels pour la lobotomie, mon apprentis-sage se dĂ©roulait normalement, aux yeux de ceux quime cĂŽtoyaient, cernĂ©s ou non. Je paraissais mĂȘme, Ă  cer-tains Ă©gards, en avance sur mon Ăąge. Ainsi, et je reviensĂ  la lecture, dĂšs que je fus en mesure de manipuler unobjet avec mes doigts, ne serait-ce que sommairement,les livres devinrent mes premiers modĂšles dans l’expĂ©-rimentation de ma motricitĂ© fine. DĂšs qu’il me fut per-mis, grĂące Ă  l’aide de ma langue et de mon larynx (Ă moins que ce ne soit le pharynx, je n’ai jamais rien

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Extrait de la publication

Page 19: Les taches solaires

retenu de la phonation et de la propagation des sons engĂ©nĂ©ral chez l’ĂȘtre humain), de dire ba-be-bi, et avantmĂȘme d’avoir mangĂ© ma premiĂšre bavette Ă  l’échalote,je dĂ©couvris le sadisme avec la comtesse de SĂ©gur et lemoralisme avec Jean de La Fontaine. J’étais prĂ©coce entoutes choses, je le suis de moins en moins, dois-jel’avouer, ce statut est appelĂ© Ă  changer en vieillissant.

Pour en revenir Ă  ma naissance, mon pĂšre rĂ©pĂ©tadonc au cours des annĂ©es suivantes, lui-mĂȘme grandlecteur quand il n’était pas saoul ou irascible, auquel casson regard de poisson meurtri ne le poussait guĂšre Ă  sepencher sur des pages pleines de signes Ă  dĂ©chiffrer, quela difficultĂ© de l’accouchement avait tenu Ă  ce que j’étaisnĂ© avec l’OdyssĂ©e dans une main et Moby Dick dansl’autre, ouvrages volumineux comme le savent ceux quis’intĂ©ressent un peu aux livres.

OĂč en Ă©tais-je? Pour ĂȘtre honnĂȘte, la question queje me pose pour mieux la poser joue le mĂȘme rĂŽle que certaines petites icĂŽnes dans les ouvrages touris-tiques qui permettent aux lecteurs de se repĂ©rer. Per-sonnellement, je sais parfaitement oĂč j’en suis et oĂč jesuis. Et mĂȘme, jusqu’à un certain point, qui je suis, sitant est qu’on puisse en arriver lĂ . À ce sujet, je suis tou-jours un peu sceptique. Mais, pour revenir Ă  la questionqui ouvre avec fracas ce paragraphe, je dois la contex-tualiser. On m’a parfois reprochĂ© un manque de clartĂ©,entendre par lĂ : ne pas ĂȘtre assez didactique, ne pasprendre mon interlocuteur par la main pour lui per-mettre de marcher sur la terre ferme, sans qu’il aitjamais, le pauvre, Ă  faire un effort. Bref, on m’a parfois

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Extrait de la publication

Page 20: Les taches solaires

accusé de ne pas prendre les gens pour des valises, ce quiconstitue à mon sens, fait comme je suis fait, uneétrange critique.

Test: oĂč en Ă©tais-je? À ma naissance. Facile, c’est ledĂ©but — croit-on. Mais, quitte Ă  sembler abscons, jedirais que le dĂ©but commence peut-ĂȘtre plus tĂŽt qu’onne veut bien l’admettre. Bien avant ce qu’on croit ĂȘtrele dĂ©but pour nous. Pour chacun d’entre nous. Poursoi. Ces pages, les miennes si je puis dire, et celles qu’onlira parallĂšlement et qui sont de moi mais que je doisaux autres, concernent justement cette difficultĂ© fon-damentale Ă  comprendre oĂč ça commence. Parce queça ne commence jamais, en rĂ©alitĂ©. C’est toujours lĂ . Il existe toujours quelque chose, quelque chose quiconcerne chacun d’entre nous. Un peu comme la sem-piternelle question: qu’est-ce qui se trouvait lĂ , avant cequ’on nomme burlesquement le big bang? Eh bien!autre chose, ou la mĂȘme chose parce que le temps ne sedĂ©roule peut-ĂȘtre pas comme on le sent en voyantvieillir notre corps qui devient de plus en plus patraqueau fil des ans, marquĂ©s que nous sommes par notreanthropocentrisme. Tout s’enroule et se dĂ©roule devantnos yeux. Ainsi de l’univers, ainsi du passĂ©, du prĂ©sentet du futur. Et parfois, Ă  notre grande surprise, nousnous trouvons encore plus concernĂ©s que nous pou-vions l’imaginer. Et si je peux donner l’impressiond’écrire sur moi ici, c’est pour parvenir Ă  m’arracherplus facilement Ă  moi-mĂȘme dans les pages qu’on liraĂ  cĂŽtĂ© de moi. J’écris actuellement sur moi simplementpour qu’on puisse sentir mon ombre Ă  cĂŽtĂ©, dans les

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Page 21: Les taches solaires

Table des matiĂšres

01 ‱ Lune 11

02 ‱ Terre 13

03 ‱ Terre 27

04 ‱ Pluton 41

05 ‱ Pluton 45

06 ‱ Neptune 49

07 ‱ Neptune 67

08 ‱ Triton 88

09 ‱ Triton 90

10 ‱ Uranus 92

11 ‱ Uranus 111

12 ‱ Saturne 131

13 ‱ Saturne 160

Page 22: Les taches solaires

14 ‱ Titan 189

15 ‱ Titan 191

16 ‱ Jupiter 193

17 ‱ Jupiter 230

18 ‱ Callisto 266

19 ‱ Callisto 268

20 ‱ Ganymùde 270

21 ‱ Ganymùde 272

22 ‱ Europe 274

23 ‱ Europe 276

24 ‱ Io 278

25 ‱ Io 280

26 ‱ Mars 282

27 ‱ Mars 290

28 ‱ VĂ©nus 298

29 ‱ VĂ©nus 306

30 ‱ Mercure 313

31 ‱ Mercure 318

32 ‱ Soleil 323

33 ‱ Lune 366

Remerciements 369

Extrait de la publication

Page 23: Les taches solaires

Extrait de la publication

Page 24: Les taches solaires

MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE:LES ÉDITIONS DU BORÉAL

ACHEVÉ D’IMPRIMER EN JANVIER 2006SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE GAUVIN

À GATINEAU (QUÉBEC).

Extrait de la publication

Page 25: Les taches solaires

Extrait de la publication

Page 26: Les taches solaires

Les Taches solairesEntre astrophysique et littĂ©rature, entre ciel et eau, entre objec-tivitĂ© (scientifique) et subjectivitĂ© (humaine, trop humaine), Charles Bodry affirme des choix, mais hĂ©site parfois. Ses hĂ©si-tations sont largement liĂ©es aux chocs qu’il va subir en dĂ©cou-vrant un passĂ© qui est beaucoup le sien. L’histoire qu’il raconte (qu’il se raconte) lui fait remonter le cours du temps, jusqu’au milieu du xviiie siĂšcle en France. Sa quĂȘte du passĂ© le conduira de MontrĂ©al Ă  la Louisiane, puis de la Louisiane Ă  MontrĂ©al. En rĂ©flĂ©chissant le passĂ© dans son prĂ©sent, de nombreuses questions modifient sa perception des choses : Qu’est-ce qu’une mĂ©moire « vraie » ? Est-il possible de raconter les faits objectivement ? Jusqu’à quel point une interprĂ©tation peut-elle modifier la rĂ©alitĂ© ? Et surtout, surtout : Comment la volontĂ© de construire un canal, sur le modĂšle du canal du Midi, a-t-elle pu conduire Ă  autant d’évĂ©nements aussi burlesques que tragiques ?

Jean-François Chassay rĂ©ussit le tour de force de donner Ă  ce roman la prĂ©cision d’une mĂ©canique parfaitement huilĂ©e tout en emportant le lecteur grĂące Ă  une Ă©criture qui fuse avec une vitalitĂ© irrĂ©sistible.

Jean-François Chassay est professeur au DĂ©partement d’études littĂ©raires de

l’UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al. Il a Ă©tĂ© codirecteur de la revue Spirale et

directeur de Voix et Images, revue consacrée exclusivement à la littérature

quĂ©bĂ©coise. Il a publiĂ© au BorĂ©al L’Angle mort (2002). Les Taches solaires

est son quatriĂšme roman.

ISBN 2-7646-0428-9

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Jean-François

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