Lettre sur l'humanisme

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Martin Heidegger

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  • Lettre sur lhumanisme

    ( l e t t r e j e a n b e a u f r e t )

    Traduit par Roger Munier.

  • Titre original:

    UBER DEN HUMNISMUS

    Vittorio Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1946.

  • Nous ne pensons pas de faon assez dcisive encore l essence de l agir. On ne connat l agir que comme la production dun effet dont la ralit est apprcie suivant lutilit qu il offre. Mais l essence de l agir est l accomplir.

    ( Accomplir signifie : dployer une chose dans la plnitude de son essence, atteindre cette plnitude, producere. Ne peut donc tre accompli proprement que ce qui est dj. Or, ce qui est avant tout est lEtre1. La pense accomplit la relation de lEtre l essence de l homme. Elle ne constitue ni ne produit elle-mme cette relation. La pense la prsente seulement lEtre, comme ce qui lui est remis elle-mme pajrlEtre. Cette offrande consiste en ceci, que dans la pense PEtre vient au langage2. Le langage est la maison de lEtre. Dans son abri, habite lhomm. Les

    1. Nous crivons le mot avec une majuscule, suivant en cela Heidegger lui-mme: Denken ist l engagement par l tre pour l tre (p. 74). Et plus loin: Penser, c est rengagement de l-tre. Nch wartet das Sein dass Es selbst... (p. 88) Doch das Sein was ist das Sein? Es ist Es selbst

    . (p.. 101). Das Sein selberist das Verhaltnis insofem Es... (p . 103).. Prcisment nous sommes sur un plan o il y a principalement l tre (p. 106). W ohrr aberkommt und was ist le plan ? L Etre et le plan sind das Selbe. InS. u. Z. ist mit Absicht und Vorsicht gesagt: il y a VEue.:. (p. 107). Zum Geschick kommt das Sein, indem Es, das Sein, sich gibt (p. 109).

    2. Zur Sprache kommt. L expression signifie dans la langue courante: venir en question. De mme, plus loin, zur Sprache bringen: mettre en discussion.

  • 68 Questions III

    penseurs et les potes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur veille est l accomplissement de la rvlabilit de F Etre, en tant que par leur dire ils portent au langage cette rvlabilit et la conservent dans le langage. La pense n est pas d abord promue au rang d action du seul fait qu un effet sort d elle ou qu elle est applique ... La pense agit en tant qu elle pense. Cet agir est probablement le plus simple en mme temps que le plus haut, parce qu il concerne la relation de l Etre l homme. Or, toute efficience repose dans l Etre et de l va l tant. La pense, par contre, se laisse revendiquer par lEtre1 pour dire la vrit de lEtre. La pense accomplit cet abandon. Penser est lengagement par lEtre pour lEtre2 Je ne sais si le langage peut unir ce double par et pour dans une seule formule comme : penser cest lengagement de lEtre2. Ici, la forme du gnitif de V... doit exprimer que le gnitif est la fois; subjectif et objectif. Mais sujet et objet >> sont en l occurrence des termes impropres de la mtaphysique cette mtaphysique qui, sous les espces de la logique et de la grammaire occidentales, s est de bonne heure empare de l interprtation du langage. Ce qi se cle3 dans un tel vnement, nous ne pouvons qu peine le pressentir aujourdhui. La libration du langage

    ; des liens de la grammaire, en vue d une articulation plus , originelle de ses lments, est. rserve la pense et la posie. La pense n est pas seulement lengagement dans laction4 pour et.par l tant au sens du rel de la situation prsente. La pense est lengagement4 par et pour la vrit de l Etre, cet Etre dont l histoire n est jamais rvolue, mais toujours en attente. Lhistoire de l Etr supporte et dtermine toute condition et situation humaine4. Si nous voulons

    1. Ih den Anspruch nehmen (voir note 1,- p. 74). 2. En franais dans le texte.3. Was sich... verbirgt.4. En franais dans le texte. .

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    seulement apprendre exprimenter purement cette essence de la pense dont nous parlons,, ce qui revient T accomplir, il faut nous librer de l interprtation technique de la pense dont les origines remontent jusqu Platon et Aristote. A cette poque, la pense elle-mme a valeur de x}(Vi], elle est processus de la rflexion au service du faire et du produire. Mais, alors, la rflexion est dj envisage du point de vue de la npcci et de la n o ] C H . C est pourquoi la pense, si on la prend en elle-mme, n est pas pratique . Cette manire de caractriser la pense comme Gecopia et la dtermination du connatre comme attitude thortique , se produit dj l intrieur dune interprtation technique de la pense. Elle est une tentative de raction pour garder encore la pense une autonomie en face de l agir et du faire. Depuis, la philosophie est dans la ncessit constante de justifier son existence devant les sciences . Elle pense y arriver plus srement en s levant elle-mme au rang dune science. Mais cet effort est l abandon de l essence de la pense. La philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considration et en validit, si elle n est science. On voit l comme un manque qui est assimil une non-scientificit. LEtre en tant que l lment de la pense est abandonn dans l interprtation technique de la pense. La logique est la sanction de .cette interprtation, en vigueur ds l poque des sophistes et de Platon. On juge la pense selon une mesure qui lui est inapproprie. Cette faon de juger quivaut au procd qui tenterait d apprcier l essence et les ressources du poisson sur la capacit qu il a de vivre en terrain sec. Depuis longtemps, trop longtemps dj, la pense est choue en terrain sec. Peut-on maintenant appeler irrationalisme l effort qui consiste remettre la pense dans son lment?

    . Les questions de votre lettre s clairciraient plus ais ment dans un entretien direct. Dans un crit, la pense perd

  • 70 Questions III

    facilement sa mobilit. Mais surtout elle ne peut que difficilement faire tenir la pluralit de dimensions propre son domaine. La rigueur de la pense ne consiste pas seulement, la diffrence des sciences, dans T exactitude fabrique, c est--dire technique-thortique, des concepts. Elle repose en ceci que le dire reste purement dans l lment de lEtre et laisse rgner ce qu il y a de simple en ses dimensions varies. Mais, par ailleurs, la chose crite offre la salutaire contrainte dune saisie vigilante par le langage. Pour aujourdhui, je voudrais seulement isoler une de vos questions. L examen que j n ferai jettera peut-tre aussi quelque lumire sur les autres.

    Vous dmandez : Comment redonner un sens au mot Humanisme ? 1 Cett question dnote l intention de maintenir le mot lui-mme. Je me demande si c est ncessaire. Le malheur qu ntranent les tiquettes de ce genre n est-il pas encore assez manifeste? On se mfie certes depiiis longtemps des ...ismes . Mais le march de l opinion publique en rclame sans cesse de nouveaux. Et l on est toujours prt couvrir cette demande. Les termes tels jque logique , thique , physique n apparaissent eux-mmes qu au moment o la pense originelle est sr son dclin. Dans leur grande poque, les Grecs ont pens sans de.telles tiquettes. Ils n appelaient pas mme philosophie la pense. Celle-ci est sur son dclin, quand elle s carte de son lment. L lment est ce partir de quoi la pense peut tre une pense. L lment est proprement ce-qui-a-pouvoir: le pouvoir. Ilprend charge de la pense et ainsi l amne son essence. En un mot, la pense est la pense de lEtre. Le gnitif a un double sens. La pense est de l Etre, en tant qu advenue par lEtre, elle appartient lEtre. La pense est en mme temps pense de' 1. En franais dans le texte, de mme que les autres questions de la lettre de Jean Beaufret.

  • Lettre sur lhumanisme 71

    lEtre, en tant qu appartenant F Etre, elle est l coute de lEtre1. La pense est ce qu elle est selon sa provenance essentielle, en tant qu appartenant l Etre, elle est l coute de lEtre. La pense est cela signifie: F Etre a, selon sa destination2, chaque fois pris charge de son essence. Prendre charge dune chose ou d une personne dans leur essence, c est les aimer: les dsirer3. Ce dsir4 signifie, si on le pense plus originellement: don de l essence. Un tel dsir est l essence propre du pouvoir5 qui peut non seulement raliser ceci ou cela, mais encore faire se dployer6 quelque chose dans sa pro-venance, c est- -dire faire tre7. Le pouvoir du dsir est cela grce quoi quelque chose a proprement pouvoir d tre. Ce pouvoir est proprement le possible8 , cela dont l essence repose dans le dsir. De par ce dsir, lEtre peut la pense. Il la rend possible. LEtre en tant que dsir-qui-s accomplit-en- pouvoir est le pos-sible9 . Il est, en tant qu il est l lment, la force tranquille du pouvoir aimant, c est- -dire du possible. Sous l emprise de la logique et de la mtaphysique , nos mots possible et possibilit ne sont en fait penss qu en opposition ralit, c est--dire partir dune interprtation dtermine

    1. Heidegger rapproche gehren: appartenir, de horen: couter.2. Geschicklich: le mot n existe pas dans la langue courante. Heidegger le

    forme partir de Geschick: destin. Geschick est souvent rapproch de schicken : envoyer. Par exemple: Das Sein dis das Geschick das Wahrheit schickt... (p. 115). Le jeu de mots est galement possible en franais si l on prend destin au sens de: ce qui destine. C est pourquoi nous traduisons chaque fois schicken par destiner et Geschick par destin.

    3. Mogen. Dans ce passage, Heidegger joue sur la polyvalence de ce mot qui signifie la fois: pouvoir, dsirer, aimer.

    4. Mgen.5. Vermogen.6. Wesen .

    . 7. Sein lassen peut aussi vouloir dire: laisser tre; il faut lui maintenir galement ce sens. 8. Das Mgliche .

    9. Das Mg-liche.

  • 72 Questions III

    mtaphysique de l Etre conu comme actus et potentia, opposition qu on identifie avec celle d existentia et d essentia. Quand je parle de la force tranquille du possible , je n entends pas le possibile dune possibilitas seulement reprsente, non plus que la potentia comme essentia dun actus de l existentia, mais lEtre lui-mme qui, dsirant, a pouvoir sur la pense et par l sur l essence de lhomme, c est--dire sur la relation de l homme lEtre. Pouvoir une chose signifie ici: l garder dans son essence, la maintenir dans son lment.

    Lorsque la pense, s cartant de son lment, est sur son dclin, elle compense cette perte en s assurant une valeur comme T)(Vi}, comme instrument de formation, pour devenir bientt exercice scolaire et finir comme entreprise culturelle. Peu peu, la philosophie devient une technique de l explication par les causes ultimes. On ne pense plus, on s occupe de philosophie . Dans le jeu de la concurrence, de telles occupations s offrent alors au domaine public sous forme d ... ismes et tendent la surenchre. La suprmatie de semblables tiquettes n est pas le fait du hasard. Elle repose, et particulirement dans les temps modernes, sur la dictature propre de la publicit. Ce qu on appelle existence prive n est toutefois pas encore l essentiel, le libre tre-homme. Elle n est quun raidissement dans la ngation de ce qui est public. Elle reste la marcott qui en dpend et ne se nourrit que de son retrait devant lui. Elle atteste ainsi malgr elle son asservissement la publicit. Or celle-ci est l effort, conditionn mtaphysiquement parce qu il a ses racines dans la domination de la subjectivit, pour diriger l ouverture de l tant vers l objectivation inconditionne de tout et l y installer. C est pourquoi le langage tombe au service de la fonction mdiatrice des moyens d change, grce auxquels l objectivation, en tant que ce qui rend uniformment accessible tout tous,

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    peut s tendre au mpris de toute frontire. Le langage tombe ainsi sous la dictature de la publicit. Celle-ci dcide d avance de ce qui est comprhensible, et de ce qui, tant incomprhensible, doit tre rejet. Ce qui est dit dans Sein und Zeit (1927), 27 et 35, sur le on n a nullement pour objet d apporter seulement au passage une contribution la sociologie. Pas davantage le on ne dsigne-t-il uniquement la rplique, sur le plan moral-existentiel, l tre-soi de la personne. Ce qui est dit du on contient bien plutt, sur l appartenance originelle du mot l Etre, une indication pense partir de la question portant sur la vrit de l Etre. Sous l emprise de la subjectivit qui se prsente comme publicit, ce rapport demeure cel. Mais quand la vrit de lEtre, se rappelant la pense, est devenue pour elle digne d tre pense1, il faut aussi que la rflexion sur l essence du langage conquire un autre rang. Elle ne peut plus tre une simple philosophie du langage. C est l lunique raison pour laquelle Sein und Zeit ( 34) contient une indication sur la dimension essentielle du langage et touche cette question simple: en quel mode de lEtre le langage existe-t-il rellement comme langage? La dvastation du langage qui s tend partout et avec rapidit ne tient pas seulement la responsabilit d ordre esthtique et moral qu on assume en chacun ds usages qu? on fait de la parole. Elle provient dune mise en danger de l essence de lhomme. Le soin attentif qu on peut montrer dans l utilisation du langage ne prouve pas encore que nous ayons chapp ce danger essentiel. Il pourrait mme tre aujourd hui le signe que nous rie voyons pas du tout ce danger et ne pouvons le voir, parce que nous ne nous sommes jamais encore exposs son clat. La dcadence du langage, dont on parle beaucoup depuis peu, et bien tardivement, n est toutefois pas la raison, mais dj une

    1. Denk-wrdig.

  • 74 Questions III

    consquence du processus selon lequel le langage, sous l emprise de la mtaphysique moderne de la subjectivit, sort presque irrsistiblement de son lment. Le langage nous refuse encore son essence, savoir qu il est la maison de la vrit de lEtre. Le langage se livre bien plutt notre pur vouloir et notre activit comme un instrument de domination sur l tant. Celui-ci apparat lui-mme comme le rel dans le tissu des causes et des effets. Nous abordons l tant conu comme le rel par l biais du calcul et de l action, mais aussi par celui dune science et d une philosophie qui procdent par explications et motivations. Sans doute maintient-on que ces dernires laissent une part d inexplicable. Et l on croit, avec d tels noncs, tre en prsence du mystre. Comme s il se pouvait que la vrit de l Etre se laisse jamais situer sur le plan des causes et des raisons explicatives ou, ce qui revient au mme, sur celui de sa propre insaisissabilit.

    Mais, si l homme doit un jour parvenir la proximit de . lEtre, il lui faut dabord apprendre exister dans ce qui

    n a pas de nom. Il doit savoir reconnatre aussi bien la . tentation de la publicit que l impuissance de l existence prive. Avant de profrer une parole, l homme doit d abord se laisser nouveau revendiquer1 par l Etre et prvenir par lui du danger de n avoir, sous cette revendication, que peu ou rarement quelque chose dire.. C est alors seulement

    1. Ansprechen. Le premier sens de ce verbe est: aborder quelqu un, lui adresser la parole (an-sprechen). Par assimilation, Anspruch, qui signifie: revendication, a galement ce sens dans la mme phrase et au paragraphe suivant, d o la construction: in diesem Anspruch ara den Menschen. >> Pour maintenir la fois

    l ide de parole adresse et de revendication* on pourrait traduire ansprechen par : r-clamer. L Etre aborde l homme, il Je r-clame, c est--dire, dans la parole qu il lui adresse, le revendique. (Et cette parole qu il lui adresse l avertit par elle-mme du danger de n avoir, en rponse, que peu ou rarement quelque chose

    : dire.)Lorsque, dans la traduction, revient ce mot de revendication ou le verbe

    revendiquer , l ide de parole adresse, plus explicite en ce passage, demeure toujours prsente.

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    qu est restitue la parole la richesse inestimable de son essence et l homme l abri pour habiter dans la vrit de lEtre.

    Mais ny a-t-il pas, dans cette revendication de lEtre sur lhomme, comme dans la tentative de prparer l homme cette revendication, un effort qui concerne l homme? Quelle est l orientation du souci , sinon de rinstaurer lhomme dans son essence? Cela signifie-t-il autre chose que de rendre lhomme (homo) humain (humanus)? Ainsi lhumanitas demeure-t-elle au cur dune telle pense, car l humanisme consiste en ceci: rflchir et viller ce que lhomme soit humain et non in-humain, barbare , c est- -dire hors de son essence. Or, en quoi consiste l humanit de l homme? Elle repose dans son essence.

    Mais comment et partir de quoi se dtermine l essence de lhomme? Marx exige que l homme humain soit connu et reconnu. Il trouve cet homme dans la socit . L homme social est pour lui lhomme naturel . Dans la socit , la nature de l homme, c est--dire l ensemble de ses besoins naturels (nourriture, vtement, reproduction, ncessits conomiques), est rgulirement assure. Le chrtien voit lhumanit de lhomme, l humanitas de l homo, dans sa dlimitation par rapport la deitas. Sur le plan de lhistoire du salut, l homme est homme comme enfant de Dieu , qui peroit l appel du Pre dans le Christ et y rpond. Lhomme n est pas de ce monde, en tant que le monde , pens sur le mode platonico-thortique, n est qu un passage transitoire vers l au-del.

    C est au temps de la Rpublique romaine que pour la premire fois l humanitas est considre et poursuivie expressment sous ce nom. L homo humanus soppose lhomo barbarus. Lhomo humanus est alors le Romain qui lve et ennoblit la virtus romaine par l incorporation

  • 76 Questions III

    de ce que les Grecs avaient entrepris sous le nom de naieia. Les Grecs sont ici ceux de lhellnisme tardif dont la culture est enseigne dans les coles philosophiques. Cette culture concerne l eruditio et institutio in bonas artes. On traduit par humanitas la naisia ainsi comprise. C est en une telle humanitas que consiste proprement la romanitas de lhomo romanus; et c est Rome que nous rencontrons le premier humanisme. Aussi celui-ci reste-t-il dans son essence une manifestation spcifiquement romaine, rsultant d une rencontre de la romanit avec la culture de l hellnisme tardif. Ce qu on appelle la Renaissance des X IV e et X V e . sicles en Italie est une renascentia rmanitatis. Puisqu il s agit de la romanitas, il y est question de l humanitas et par suite de la naieia grecque. Mais l hellnisme est toujours considr sous sa forme tardive et plus prcisment romaine. Lhomo romanus de la Renaissance s oppose, lui aussi, lhomo barbarus. Mais ce qu on entend alors par non humain est la prtendue barbarie de la scolastique gothique du moyen ge. C est pourquoi l humanisme, dans ses manifestations historiques, comporte toujours un studium humanitatis qui renoue expressment avec l antiquit, et se donne chaque fois de la sorte comme une reviviscence de l hellnisme. C est ce que rvle chez nous l humanisme du XVIIIe sicle, tel que l ont illustr Winckelmann, Goethe et Schiller. Hlderlin, par contre, n appartient pas l humanisme pour la bonne raison qu il pense le destin de l essence de lhomme plus originellement que cet humanisme ne peut le faire.

    Mais si l oh comprend par humanisme en gnral l effort visant rendre lhomme libre pour son humanit et lui faire dcouvrir sa dignit, l humanisme se diffrencie suivant la conception qu on, a de la libert et de la nature de lhomme. De la mme manire se distinguent

  • Lettre sur l'humanisme 77

    les moyens de le raliser. Lhumanisme de Marx ne ncessite aucun retour l Antique, pas plus que celui que Sartre conoit sous le nom d existentialisme. Au sens large indiqu prcdemment, le christianisme est aussi un humanisme en tant que, dans sa doctrine, tout est ordonn au salut de l me (salus tema), et que lhistoire de l humanit s inscrit dans le cadre de l histoire du salut. Aussi diffrentes que soient ces varits de lhumanisme par le but et le fondement, le mode et les moyens de ralisation, ou par la forme de la doctrine, elles tombent pourtant daccord sur ce point que l humanitas de lhomo humanus est dtermine partir dune interprtation dj fixe de la nature, de lhistoire, du monde, du fondement du monde, c est--dire de l tant dans sa totalit.

    Tout humanisme se fonde sur une mtaphysique ou s en fait lui-mme le fondement. Toute dtermination de l essence de l homme qui prsuppose dj, qu elle le sache ou non, l interprtation de l tant sans poser la question portant sur la vrit de lEtre, est mtaphysique. C est pourquoi, si l on considre la manire dont est dtermine

    - F essence de 1? homme, le propre de toute mtaphysique se rvle en ce qu elle est humaniste . De la mme faon, tout humanisme. reste mtaphysique. Non seulement lhumanisme, dans sa dtermination de lhumanit de lhomme, ne pose pas la question de la relation de l Etre l essence de l homme, mais il empche mme de la poser, en ne la connaissant ni ne la comprenant, pour cette raison qu il a son origine dans la mtaphysique. Inversement, la ncessit et la forme propre de cette question portant sur la vrit de lEtre, question qui est oublie dans la mtaphysique et cause d elle, ne peut venir au jour que si, au sein mme de l emprise de la mtaphysique, on pose via question: Qu est-ce que la mtaphysique? Bien plus, il faut que ds le dbut toute question portant sur l Etre ,

  • 78 Questions III

    et mme celle qui porte sur la vrit de F Etre, s introduise comme une question mtaphysique.

    Le premier humanisme, j entends celui de Rome, et les genres dhumanisme qui depuis se sont succd jusqu l heure prsente, prsupposent tous l essence la plus universelle de l homme comme vidente. Lhomme est considr comme animal rationale. Cette dtermination n est pas seulement la traduction latine des mots grecs ov yov XOV, elle est une interprtation mtaphysique. Une telle dtermination essentielle de l homme n est pas fausse, mais elle est conditionne par la mtaphysique. Toutefois, c est sa provenance essentielle, et: non pas seulement ses limits, que Sein und Zeit a jug digne de mettre en question1. Ce qui est digne d tre mis en question, loin d tre livr l action dissolvante dun scepticisme vide, est avant tout confi la pense comme ce qu elle a elle-mme -penser.

    Il est vrai que la mtaphysique reprsente l tant dans son tre et pense ainsi l tre de l tant. Mais elle ne pense pas la diffrence de lEtre et de l tant. (Cf. Vom Wesen des Grundes, 1929, p. 8 ; Kant und das Problem, der Meta- physik, 1929, p. 225, et Sein und Zeit, p. 230.) La mtaphysique ne pose pas la question portant sur la vrit de lEtre lui-mme. C est pourquoi elle ne se demande jamais

    i non plus en quelle manire l essence de l homme appartient la vrit de l Etre. Cette question, non seulement la mtaphysique ne l a pas encore pose jusqu prsent: elle est inaccessible la mtaphysique comme mtaphysique. LEtre attend toujours que l homme se le remmore comme digne d tre pens. Que l on dtermine, en regard de cette dtermination essentielle de lhomme, la ratio de l animal et la raison de l tre vivant comme facult des principes , comme facult des catgories , ou de toute

    1. Frag-wrdig.

  • Lettre sur lhumanisme 79

    autre manire, partout et toujours l essence de la raison se fonde en ceci : pour toute comprhension de l tant dans son tre, l Etre lui-mme est dj clairci et advient en sa vrit. De la mme manire, le terme d animal , ov, implique dj une interprtation de la vie qui repose ncessairement sur une interprtation de l tant comme cr} et cpoiq, l intrieur desquels le vivant apparat. Mais, en outre, et avant toute autre chose, reste se demander si F essence d l homme, dun point de vue originel et qui dcide par avance de tout, repose dans la dimension de F animalitas. Dune faon gnrale, sommes- nous sur la bonne voie pour dcouvrir l essence de l homme, lorsque nous dfinissons l homme, et aussi long

    temps que nous le dfinissons, comme un vivant parmi d autres, en l opposant aux plantes, l animal, Dieu ? On peut bien procder ainsi ; on peut, de cette manire, situer l homme l intrieur de l tant comme un tant parmi d autres. Ce faisant, on pourra toujours mettre son propos des noncs corrects. Mais on doit bien comprendre que par l l homme se trouve repouss dfinitivement dans le domaine essentiel de l animalitas, mme si, loin de l identifier l animal, on lui accorde une diffrence spcifique. Au principe, on pense toujours l homo animalis, mme si on pose l anima comme animus sive mens, et cee-ci, plus tard, comme sujet, personne ou esprit. Une telle position est dans la manire de la mtaphysique. Mais, par l, l essence de l homme est apprcie trop pauvrement; elle n est point pense dans sa provenance, provenance essentielle qui, pour lhumanit historique, reste en permanence l avenir essentiel. La mtaphysique pense l homme partir de l animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas.

    La mtaphysique se ferme la simple donne essentielle, que l homme ne se dploie dans son essence qu en tant

  • 80 Questions III

    qu il est revendiqu par F Etre. C est seulement partir de cette revendication qu il a trouv l o son essence habite. C est seulement partir de cet habiter qu il a le langage comme l abri qui garde son essence le caractre extatique. Se tenir dans l claircie1 de l Etre, c est ce que j appelle l ek-sistence de lhomme. Seul l homme a en propre cette manire d tre. L ek-sistence ainsi comprise est non seulement le fondement de la possibilit de la raison, ratio, elle est .cela mme en quoi l essence de l homme, garde la provenance de sa dtermination.

    L ek-sistence ne peut se dire que de l essence de lhomme, c est--dire de la manire humaine d tre ; car l homme seul est, pour autant que nous en ayons l exprience, engag dans le destin de l ek-sistence. C est aussi pourquoi l ek-sistence ne peut jamais tre pense comme un mode spcifique parmi-d autres modes propres aux vivants, supposer qu il soit destin lhomme de penser l essence de son tre, et non pas seulement de dresser des rapports sur sa constitution et son activit, du point de vue des sciences naturelles ou de l histoire. Ainsi ce que nous avons attribu l homme, partant dune comparaison avec l animal >>, comme animalitas, se fonde elle-mme dans l essence de l ek-sistence. Le corps de lhomme est quelque chose d essentiellement autre qu un! organisme animal. L erreur du biologisme n est pas surmonte du fait qu on adjoint l me la ralit corporelle de lhomme, cette me l esprit, et l esprit le caractre existentiel, et qu on proclame plus fort que jamais la haute valeur de l esprit... pour tout faire retomber finalement dans l exprience vitale, en dnonant avec assurance le fait que la pense dtruit, par ses concepts rigides, le courant de la vie et que la pense de lEtre dfigure l existence. Que la physiologie et la chimie physiologique

    1. Lichtung. Le sens premier est: clairire, perce de lumire.

  • Lettre sur lhumanisme 81

    puissent tudier l homme comme organisme du point de vue des sciences naturelles ne prouve nullement que dans ce caractre organique , c est--dire dans le corps expliqu scientifiquement, repose l essence de lhomme. Autant vaudrait prtendre enfermer dans l nergie atomique l essence de la nature. Il se pourrait bien plutt que la nature celt prcisment son essence dans le ct qu elle offre la domination technique par l homme. Pas plus que l essence de l homme ne consiste tre un organisme animal, cette insuffisante dtermination essentielle de lhomme ne se laisse liminer ni rduire, du fait qu on a dot l homme d une me immortelle, d une facult rationnelle, ou du caractre qui en fait une personne. A chaque fois, on est pass ct de l essence, et cela en raison du mme projet mtaphysique.

    Ce que l homme est, c est--dire, dans la langue traditionnelle de la mtaphysique, l essence de l homme, repose: dans son ek-sistence. Mais l ek-sistence ainsi pense n est pas identique au concept traditionnel d existentia, qui dsigne la ralit en opposition l essentia conue comme possibilit. On trouve dans Sein und Zeit, p. 42, cette phrase imprime en italique: L essence de l tre-l rside dans son existence1. Mais il ne s agit pas l dune opposition entre existentia et essentia, car ces deux dterminations mtaphysiques de lEtre en gnral, et bien plus forte raison leur rapport, ne sont pas encore en question. La phrase contient moins encore un nonc gnral sur l tre-l, si cette appellation surgie au XVIIIe sicle pour le mot objet doit exprimer le concept mtaphysique de la ralit du rel. Bien plutt veut-elle dire que l homme dploie son essence de telle sorte qu il est le l2 , c est--dir l claircie de lEtre. Cet tre du

    1. Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existera. 2. Dos Da. Heidegger isole dans le mot Dasein, qui dsigne couramment

    l existence, et partant de son tymologie d* tre-l T 1*adverbe da , l .

  • 82 Questions III

    l, et lui seul, comporte le trait fondamental de l ek- sistence, c est--dire de l in-stance1 extatique dans la vrit de lEtre. L essence extatique de l homme repose dans l ek-sistence, qui reste distincte de l existentia pense d un point de vue mtaphysique. Cette existentia, la philosophie du Moyen Age la conoit- comme actualitas. Kant la reprsente comme la ralit au sens de l objectivit de l exprience. Hegel la dtermine comme l ide de la subjectivit absolue qui se sait elle-mme, Nietzsche la conoit comme l temel retour de l identique. Quant savoir si cette iexistenti, dans ses interprtations comme ralit interprtations qui ne diffrent qu premire vue , suffit penser ne fut-ce que l tre de la pierre, ou mme la vie, comme tre des plantes ou des animaux, nous laisserons la question en suspens. Il reste que les tres vivants sont ce qu ils sont saris pour autant, partir de leur tre comme tel, se tenir dans la vrit de lEtre, ni garder dans cet tat2 ce qui fait que leur tre dploie son essence. De tout tant qui est, l tre vivant est probablement pour nous le plus difficile penser, car s il est, d une certaine manire, notre plus proche parent, il est en mme temps spar par un abme de notre essence ek-sistante. En revanche, il pourrait sembler que l essence du divin nous ft plus proche que cette ralit impntrable des tres vivants; j entends: plus proche selon une distance essentielle, qui est toutefois en tant que distance plus familire notre essence ek-sistante que la parent corporelle avec l animal, de nature insondable, peine imaginable. De telles rflexions projettent une trange lumire sur la manire courante, et par l mme toujours htive, de caractriser l homme comme animal rationale. Si plantes et animaux sont privs du langage,

    1. Innestehen.2. Stehen. Selon 1* tymologie, tat vient de stare: se tenir debout. Nous

    donnons ici au mot ce sens originel.

  • Lettre sur lhumanisme 83

    c est parce qu ils sont emprisonns chacun dans leur univers environnant, sans tre jamais librement situs dans l claircie de lEtre. Or seule cette claircie est monde . Mais s ils sont suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n est pas parce que le langage leur est refus. Dans ce mot d univers environnant se concentre bien plutt toute l nigme du vivant. Le langage, en son essence, n est pas le moyen pour un organisme de s extrioriser, non plus que. l expression d un tre vivant. On ne saurait jamais non plus, pour cette raison, le penser dune manire conforme . son essence, partant de sa valeur de signe, pas mme peut-tre de sa valeur de signification. Le langage est la venue la fois claircissante et celante de lEtre lui-mme.

    L ek-sistence, pense de faon extatique, ne concide, ni dans son contenu, ni dans sa forme, avec l existentia. Dans son contenu, ek-sistence signifie ex-stase1 en vue de la vrit de lEtre. Existentia (existence2) veut dire par contre actualitas, ralit, par opposition la pure possibilit conue comme ide. Ek-sistence dsigne la dtermination de ce qu est l homme dans le destin de la vrit. Existentia reste le nom qu on donne laralisation de ce qu une chose est, lorsqu elle apparat dans son ide. La proposition: lhomme ek-siste n est pas une rponse la question de savoir si l homme est rel ou non ; elle est une rponse la question portant sur l essence de lhomme. Cette question est aussi mal pose, que nous demandions ce qu est lhomme, ou que nous demandions: qui est lhomme? Car avec ce qui ? ou ce quoi ? nous prenons dj sur lui le point de vue de la personne ou de l objet. Or, la catgorie de la personne, tout autant que celle de l objet, laisse chapper et masque la fois ce qui fait que l ek-sistence historico-

    1. Hinaus-stehen.2. En franais dans le texte.

  • 84 Questions III

    ontologique dploie son essence. Aussi est-ce dessin que la phrase de Sein und Zeit (p. 42) cite plus haut porte ce mot essence entre guillemets. On indique par l que l essence ne se dtermine plus dsormais, ni partir de l esse essentiae, ni partir de l esse existentiae, mais partir du caractre ek-statique de l tre-l1. En tant qu ek- sistant, l homme assume Ftre-le-l2, lorsque pour le souci il reoit le l comme l claircie de lEtre. Mais cet tre-le-l dploie lui-mme son essence comme ce qui est jet . H dploie son essence dans la projection3 de lEtre, cet Etre dont le destin est de destiner.

    Mais la pire mprise serait de vouloir expliquer cette proposition sur l essence ek-sistante de l homme comme si elle tait la transposition scularise et applique lhomme dune pense de la thologie chrtienne sur Dieu (Deus est suum esse); car l ek-sistence n est pas plus la ralisation dune essence, qu elle ne produit ni ne pose elle-mme la catgorie de l essence. Comprendre le projet dont il est question dans Sein und Zeit, comme l acte de poser dans une reprsentation, c est le considrer comme une ralisation de la subjectivit, et ne point le penser comme seule peut tre pense l intelligence de lEtre dans la sphre de l analytique existentiale de l

  • Lettre sur lhumanisme 85

    fait que lors de la parution de Sein und Zeit, la troisime section de la premire partie: Zeit und Sein ne fut pas publie (voir Sein und Zeit, p. 39). C est en ce point que tout se renverse. Cette section ne fut pas publie, parce que la pense ne parvint pas exprimer de manire suffisante ce renversement et n en vint pas bout avec l aide de la langue de la mtaphysique. La confrence intitule: Vom Wesen der Wahrheit, qui fut pense et prononce en 1930, mais imprime seulement en 1943, fait quelque peu entrevoir la pense du renversement de Sein und Zeit en Zeit und Sein. Ce renversement n est pas une modification du point de vue de Sein und Zeit, mais en lui seulement la pense qui se cherchait atteint la rgion dimensionnlle partir de laquelle Sein und Zeit est expriment et expriment partir de l exprience fondamentale de l oubli de lEtre.

    Sartre, par contre, formule ainsi le principe de l existentialisme : l existence prcde l essence. Il prend ici existentia, et essentia au sens de la mtaphysique qui dit depuis Platon que l essentia prcde l existentia. Sartre renverse cette proposition. Mais le renversement dune proposition mtaphysique reste une proposition mtaphysique. En tant que telle, cette proposition persiste avec la mtaphysique dans l oubli de la vrit de F Etre. Que la philosophie dtermine en effet le rapport d essentia et d existencia au sens des controverses du Moyen Age, au sens de Leibniz, ou de toute autre manire, il reste d abord et avant tout se demander partir d quel destin de lEtre cette distinction dans lEtre entre esse essentiae. et esse existentiae se produit devant la pense. Il reste penser pourquoi la question portant sur ce destin de lEtre n a jamais t pose et pourquoi elle ne pouvait tre pense. Mais ny aurait-il pas, dans le sort fait cette distinction entre essentia et existentia, un signe de l oubli de l Etre? Nous avons le droit d prsumer que ce destin ne repose pas sur une simple

  • 86 Questions III

    ngligence de la pense humaine, encore moins sur une capacit moindre de la pense occidentale ses dbuts. La distinction, cele dans sa provenance essentielle, entre essentia (essentialit) et existentia (ralit) domine le destin de lhistoire occidentale et de toute lhistoire telle que

    ; lEurope l a dtermine.Le principe premier de Sartre selon lequel l existentia

    prcde l essentia justifie en fait l appellation d existentialisme que l on donne cette philosophie. Mais le principe premier de l existentialisme n a pas le moindre point commun avec la phrase de Sein und Zeit, sans parler du fait que, dans Sein und-Zeit, une proposition sur le rapport essentia-existentia ne peut absolument pas encore tre formule, puisqu il ne s agit dans ce livre que de prparer un terrain pr-alable1. On ny parvient, d aprs ce qui a t dit, que de faon assez imparfaite. Ce qui reste encore dire aujourdhui, et pour la premire fois, pourrait peut-tre donner l impulsion qui acheminerait l essence de l homme ce que, pensant, elle soit, attentive .la dimension sur elle omnirgnante de la vrit de l Etre. Un tel vnement ne pourrait dailleurs, chaque fois se produire que pour la dignit de lEtre et au profit de cet tre-le-l que l homme assume dans l ek-sistence, mais non l avantage de l homme pour que brillent par son activit civilisation et culture.

    Si toutefois nous voulons, nous les hommes d aujourd hui, atteindre cette dimension de la vrit de l Etre. pour tre mme de la penser, nous sommes d abord tenus de montrer clairement comment PEtre aborde lhomme et comment il le revendique. Une telle exprience essentielle nous est donne lorsque nous commenons comprendre que l homme est, en tant qu il eksiste. Nous exprimant dabord dans.la langue traditionnelle, nous dirons:

    1. ... Ein Vor-lafiges vorzubereiten. .

  • Lettre sur lhumanisme 87

    l ek-sistence de lhomme est sa substance. C est pourquoi la proposition suivante revient plusieurs reprises dans Sein und Zeit: La substance de l homme est l existence (p. 117, 212, 314). Seulement le mot substance , pens sur le plan de l histoire de lEtre, est dj la traduction dformante du mot OOia, qui indique la prsence de ce qui est prsent, et la plupart du temps dsigne aussi, par une nigmatique ambigut, Cela mme qui est prsent. Si nous pensons le terme mtaphysique de substance en ce sens qui dj s annonce dans Sein und Zeit, conformment la destruction phnomnologique accomplie dans ce livre (cf. p. 25), la proposition: la substance de l homme est l existence ne dit rien d autre que ceci : la manire selon laquelle lhomme dans sa propre essence est prsent lEtre est l in-stance extatique dans la vrit de l Etre. Les interprtations humanistes de l homme comme animal rationale, comme personne , comme tre-spirituel-dou-d une-me-et-d un-corps, ne sont pas tenues pour fausses par cette dtermination essentielle de lhomme, ni rejetes par elle. Lunique propos est bien plutt que les plus hautes dterminations humanistes de l essence de lhomme n exprimentent pas encore la dignit propre de l homme. En ce sens, la pense qui s exprime dans Sein und Zeit est contre l humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu une telle pense s oriente l oppos de lhumain, plaide pour l inhumain, dfende la barbarie et rabaisse la dignit de l homme. Si l on pense contre lhumanisme, c est parce que l humanisme ne situe pas assez haut l humanitas de lhomme. La grandeur essentielle de l homme ne repose assurment pas en ce qu il est la substance de l tant comme sujet de celui-ci, pour dissoudre dans la trop clbre objectivit , en tant que dpositaire de la puissance d l Etre, l tre-tant de l tant.

  • 88 Questions III

    Lhomme est bien plutt jet par l Etre lui-mme dans la vrit de l Etre, afin qu ek-sistant de la sorte il veille sur la vrit de lEtre, pour qu en la lumire de lEtre, l tant apparaisse comme l tant qu il est. Quant savoir si l tant apparat et comment il apparat, si le dieu et les dieux, lhistoire et la nature entrent dans l claircie de lEtre et comment ils y entrent, s ils sont prsents ou absents et en quelle manire, lhomme n en dcide pas. La venue de l tant repose dans le destin de lEtre. Mais, pour l homme, la question demeure de savoir s il trouve la

    . convenance propre1 de son essence, correspondant ce destin2 ; car, suivant ce destin, il a, en tant que celui qui ek-siste, veiller sur la vrit de lEtre. L homme est le berger de l Etre. G est cela exclusivement que Sein und Zeit a projet de penser, lorsque l existence extatique est exprimente comme souci ( 44 a, p. 226 sq.).

    Mais lEtre qu est-c que l Etre? L Etre est Ce qu il est. Voil ce que la pense future doit apprendre exprimenter et dire. L Etre Ce n est ni Dieu, ni un fondement du mond. LEtre est plus loign que tout tant et cependant plus prs de l homme que chaque tant, que ce soit un rocher, Un animal, une uvre d art, une machine, que ce soit un ange ou Dieu. L Etre est le plus proche. Cette proximit toutefois reste pour lhomme ce qu il y a de plus recul. L homme s en tient toujours, et d abord, et seulement, l tant. Sans doute, lorsque la pense reprsente l tant comme tant, se rfre-t-elle lEtre. Mais en vrit elle ne pense constamment que l tant comme tel, t non point et jamais l Etre comme tel. La question d lEtre reste toujours la question qui porte sur l tant. La question d lEtre3 n est nullement encore ce

    1. Dos Schickliche.2. Geschick.3. Die Seinsfrage.

  • Lettre sur lhumanisme 89

    que prtend indiquer cette dnomination fallacieuse: la question qui porte sur l Etre1. L mme o la philosophie se fait critique comme chez Descartes et Kant, elle suit constamment la ligne de la reprsentation mtaphysique. Elle pense, partir de l tant, en direction de cet tant mme, passant par la mdiation dun regard sur lEtre. Car c est dans. la lumire de lEtre que se situent dj toute sortie de l tant et tout retour lui.

    Mais la mtaphysique ne connat l claircie de lEtre que comme le regard vers nous de ce qui est prsent dans l apparatre (la) ou, d un point de vue critique, comme ce que la subjectivit atteint au terme de sa vise dans la reprsentation catgoriale. C est dire que la vrit de lEtre, en tant que l claircie elle-mme, reste cele la mtaphysique. Ce clement2 toutefois n est pas une insuffisance de la mtaphysique, c est au contraire le trsor de sa propre richesse qui lui est elle-mme soustrait et cependant prsent. Or, cette claircie elle-mme est lEtre. C est elle qui d abord accorde, tout au long du destin de lEtre dans la mtaphysique, cet espace de vue du sein duquel ce qui est prsent atteint lhomme qui lui est prsent, de sorte que seulement dans le percevoir (vOv) lhomme lui-mme peut toucher l Etre (Giyev, Aristote, Met. , , 10). Seul cet espace de vue attire lui la vise. Il se livre elle, lorsque la perception est devenue la reprsentation-production, dans la perceptio de la res cogitans comme subjectum de la certitudo.

    Comment lEtre se rapporte-t-il3 donc l ek-sistence, s il nous est toutefois permis de nous poser une telle question? LEtre lui-mme est le rapport4, en tant qu il porte 5 soi l ek-sistence dans son essence existentiale,

    1. Die Frage nach dem Sein..2 . Verborgenheit.

    3. Verhlt sich.4. Das Verhaltnis.5. An sich hait.

  • 90 Questions III

    c est--dire extatique, et la ramne soi comme ce qui, au sein de l tant, est le lieu o rside la vrit de l Etre. C est parce que l homme, -comme ek-sistant, parvient se tenir dans ce rapport en lequel lEtre se destine lui-mme, en le soutenant extatiquement, c est--dire en l assumant dans le souci, qu il mconnat d abord le plus proche et se tient ce qui vient aprs. Il croit mme que c est l le plus proche. Mais plus proche que le plus proche et en mme temps plus lointain pour la pense habituelle que son plus lointain est la proximit elle-mme: la vrit de lEtre.

    Sein und, Zeit appelle dchance l oubli de la vrit de lEtre au profit dune invasion de l tant non pens dans son essence. Le mot ne s applique pas un pch de lhomme compris au sens de la philosophie morale et par l mme scularis, il dsigne un rapport essentiel de l homme lEtre l intrieur de la relation de l Etre l essence de lhomme. De la mme manire, les termes d authenticit . et d inauthenticit qui prludent cette rflexion n impliquent aucune diffrence morale-exis- tentielle ou anthropologique . Us dsignent cette relation extatique de l essence de l homme la vrit de lEtre qui reste encore penser avant toute autre chose, parce qu elle est jusqu ici demeure cele la philosophie. Mais cette relation n est pas ce qu elle est sur le fondement de l ek-sistence. C est au contraire l essence de l ek- sistence qui est existentiale-extatique partir de l essence de la vrit de l Etre.

    Cela seul que voudrait atteindre la pense qui cherche s exprimer pour la premire fois dans Sein und Zeit est quelque chose de simple. En tant que cela mme, lEtre reste mystrieux, la proximit nue d une puissance non contraignante. Cette proximit dploie son essence comme le langage lui-mme. Celui-ci toutefois n est point seulement langage au sens o nous le reprsentons, c est--dire

  • Lettre sur lhumanisme 91

    au mieux comme unit de trois lments : structure phon- . tique (graphisme), mlodie et rythme, signification (sens). Nous voyons, dans la structure phontique et le graphisme, le-corps.du mot ; dans la mlodie et le rythme, l me ; dans la valeur signifiante, l esprit du langage. Nous pensons d ordinaire le langage dans une correspondance l essence de lhomme, en tant que cette essence est reprsente comme animal rationale, c est--dire comme unit dun corps, dune me et d un esprit. Mais de mme que dans lhumanitas de l homo animalis l ek-sistene, et par elle la relation de la vrit de lEtre l homme, reste voile, de mme T interprtation mtaphysique du langage sur le mode animal masque son essence historico-ontologique. Selon cette essence, le langage est la maison de lEtre, advenue par lui et sur lui ajointe. C est pourquoi il importe de penser l essence du langage dans une correspondance lEtre et en tant que cette correspondance,. c est--dire en tant qu abri de l essence de l homme.

    Mais l homme n est pas seulement un vivant qui, en plus d autres capacits, possderait le langage. L langage est bien plutt la maison de F Etre en laquelle l homme habite et de la sorte ek-siste, en appartenant la vrit de lEtre sur laquelle il veille.

    Il ressort donc de cette dtermination de l humanit de lhomme comme ek-sistence que ce qui est essentiel, ce n est pas l homme, mais l Etre comme dimension de l extatique de l ek-sistence. La dimension toutefois n est pas ce qu on connat comme milieu spatial. Bien plutt tout milieu spatial et tout espace-temps dploient-ils leur essence dans le dimnsional qui est comme tel F Etre lui-mme.

    La pense est attentive ces relations simples. Elle cherche, au sein de la langue longtemps traditionnelle de la

    , mtaphysique et de sa grammaire, la parole qui les exprime. Reste savoir si cette pense peut encore se caractriser

  • 92 Questions III

    comme humanisme, supposer que de telles tiquettes puissent avoir un contenu. Assurment pas, dans la mesure o l humanisme pense dun point de vue mtaphysique. Assurment pas, si cet humanisme est un existentialisme et fait sienne cette proposition de Sartre: Prcisment nous sommes sur un plan o il y a seulement des hommes1. Si l on pense partir de Sein und Zeit, il faudrait plutt dire: Prcisment nous sommes sur un plan o il y a principalement lEtre1. Mais d o vient le plan1 et qu est-ce que le plan1 ? LEtre et le plan se confondent. C est avec intention et en connaissance de cause qu il est dit dans Sein und Zeit (p. 212) : Il y a lEtre1 : es gibt ds Sein. Cet il y a ' ne traduit pas exactement es gibt . Car le es (ce) qui ici gibt (donne) est l Etre lui-mme. Le gibt (donne) dsigne toutefois l essence deTEtre, essence qui donne, qui accorde sa vrit. Le don de soi dans l ouvert au moyen de cet ouvert est l Etre mme.

    En mme temps, la formule es gibt (il y a) est employe pour viter provisoirement celle-ci : das Sein ist (l Etre est) ; car ordinairement cet est se dit de quelque chose qui est. Ce quelque chose, nous l appelons l tant. L Etre est , mais justement il n est pas l tant . Dire de F Etre, qu il est sans autre commentaire, c est le reprsenter trop aisment comme un tant sur le mode de l tant connu qui, comme cause, produit et, comme effet, est produit. Et pourtant Parmnide dit dj au premier ge de la pense : crnv yp evai: il est en effet tre2 . Dans cette "parole se cache le mystre originel pour toute pense. Peut-tre le est ne peut-il se dire en rigueur que de lEtre, de sorte que tout tant

    1. En franais dans le texte.2. Voir ce sujet: Le Pome de Parmnide, prsent par Jean Beaufret,

    P.U.F. 1955, p; 81. -

  • Lettre sur lhumanisme 93

    n est pas, ne peut jamais proprement tre . Mais parce que la pense doit d abord parvenir dire lEtre dans sa vrit, au lieu de l expliquer comme un tant partir de l tant, il faut que, devant l attention vigilante de la pense, l question demeure ouverte: lEtre est-il et comment?

    L mv yp evai d Parmnide n est pas encore pens aujourd hui. On peut mesurer par l ce qu il en est du progrs en philosophie. Lorsqu elle est attentive son essence, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas. sur plac pour penser constamment le mme. Progresser, c est--dire s loigner de cette place1, est une erreur qui suit la pense comme l ombre qu elle projette. C est parce que F Etre n est pas encore pens qu il est dit aussi de lui dans Sein und Zeit: es gibt (il y a). Mais sur cet il y a, on ne peut spculer tout de go ni sans point d appui. Cet es gibt rgne comme le destin de lEtre dont l histoire2 vient au langage dans la parole des penseurs essentiels. C est pourquoi la pense qui pense en direction de la vrit de lEtre est, en tant que pense, historique3. Il n y a pas une pense systmatique laquelle s adjoindrait, titre d illustration, une historiographie4 des opinions passes. Mais il n y a pas non plus seulement, comme Hegel le croit, une systmatique qui pourrait poser la loi de sa pense comme loi de l histoire et par l rsorber lhistoire dans le systme. Il y a, pens plus originellement, l histoire de lEtre, laquelle appartient la pense, comme mmo

    1. Fortschritt: progrs, de fortschreiten, dont Heidegger dcompose le sens: schreiten fort, s loigner d un point donn.

    2. Geschichte.3. Geschichtlich.

    ; 4. Histori. Heidegger relie Geschichte geschehen: se produire, avoir lieu. L'Histori^ par contre, n est que la recension chronologique des faits dans leur

    enchanement, ici, des doctrines.

  • 94 Questions III

    rial-pens-dans-lEtre1 de cette histoire et advenu par elle. Le mmorial-pens-dans-l Etre se diffrencie essentiellement d une pure remmoration de l histoire prise au sens de pass coul. Lhistoire na pas lieu dabord comme avoir- lieu, et l avoir-lieu n est pas l coulement temporel. L avoir-lieu de lhistoire dploie son essence comme le destin de la vrit de l Etre partir de celui-ci (cf. la confrence sur lhymne de Hlderlin: Wie wenn arn Feier- tage... ( Erlaterungen zu Hlderlins Dichtung , 1951, p. 47). L Etre vient son destin, en tant que Lui-mme, lEtre, se donne. Ce qui signifie, pens conformment ce destin: Il se donne et se refuse la fois. Toutefois la dtermination hglienne de l histoire comme dveloppement de l Esprit n est pas fausse. Elle n est pas non plus en partie juste et en partie fausse. Elle est vraie comme est vraie la mtaphysique qui pour la premire fois, chez Hegel, porte au langage dans le systme son essence pense absolument. La mtaphysique absolue, avec les renversements que lui ont fait subir Marx et Nietzsche, appartient l histoire de la vrit de lEtre. Ce qui procde d elle ne saurait tre abord et encore moins limin par des rfutations. On ne peut que l accueillir en tant que sa vrit, ramene plus originellement l Etre lui-mme, est cele en lui et soustraite la sphre d une opinion purement humaine. Dans le champ de la pense essentielle toute rfutation est un non-sens. La lutte entre les peseurs est la lutte amoureuse qui est celle de la chose mme. Elle les aide mutuellement atteindre l appartenance simple au mme, en quoi ils trouvent la conformit leur destin dans le destin de lEtre.

    1; Le mot Andenken voque normalement l ide de souvenir (mmorial, remmoration). En fait, Heidegger l a choisi par opposition Denken pour dsigner une pense totalement dgage des modes de reprsentation du savoir objectivant, qui laisse l Etre tre, c est--dire pense l Etre dans l lment de lEtre : Denken arn Sein selbst. Cf. R. Munier, Visite Heidegger, Cahiers du Sud, t. XXXV, n 312, p. 295. ^

  • Lettre sur l'humanisme 95

    Suppos qu l avenir l homme parvienne penser la vrit de lEtre, il pensera alors partir de l ek-sistence.

    ! Comme ek-sistant lhomme se tient dans le destin de lEtre. L ek-sistence de l homme est, en tant qu ek-sistence, historique, mais elle ne l est point d abord, ni mme seulement, parce qu avec l homme et les affaires humaines toutes sortes de choses surviennent dans le cours du temps. C est parce qu il s agit de penser l ek-sistence de l tre- le-l, qu il est si essentiel pour la pense, dans Sein und Zeit, d avoir expriment lhistoricit de l tre-l.

    Mais n est-il pas dit dans Sein und Zeit (p. 212) o la formule es gibt vient au langage: Il ny a dEtre qu autant qu est F tre-l? Sans aucune doute. Gela signifie: l Etre ne se transmet l homme qu autant qu advient l claircie de l Etre. Mais que le l , l claircie comme vrit de l Etre lui-mme advienne, c est le dcret de l Etre lui-mme. L Etre est le destin de l claircie. Cette phrase toutefois ne signifie pas que F tre-l de l homme, au sens traditionnel d existentia et au sens moderne de ralit de l ego cogito, soit cet tant par le moyen duquel lEtre est cr. Elle ne dit pas que lEtre est un produit de lhomme. Dans l introduction de Sein und Zeit (p. 38) se trouve ceci simplement et clairement exprim et mme en italique: lEtre est le transcendant pur et simple . De mme que l ouverture de la proximit

    spatiale dpasse toute chose proche ou lointaine, quand on la considre du point de vue de cette chose, de mme F Etre est essentiellement au-del de tout tant, parce qu il est l claircie elle-mme. En cela, lEtre est pens partir de l tant, selon une manire de voir de prime abord invitable dans l mtaphysique ncore rgnante. C est seulement dans une telle perspective que lEtre se dcouvre en un dpassement et en tant que ce dpassement.

    Cette dtermination introductive : lEtre est le trans-

  • 96 Questions III

    Cendant pur et simple , rassemble en une proposition simple la manire selon laquelle l essence de l Etre jusqu prsent s claircissait pour l homme. Cette dtermination rebours de l essence de F Etre partir de l claircie de l tant comme tel demeure invitable pour toute pense qui cherche se poser la question portant sur la vrit de l Etre. La pense attest ainsi la destination propre de son essence. Loin d elle la prtention de vouloir tout reprendre par le dbut et de dclarer fausse toute philosophie antrieure. Mais quant savoir si la dtermination de l Etre comme pur transcendant dsigne dj l essence simple de la vrit de lEtre, c est l l unique question qu ait se poser avant tout une pense qui cherche penser la vrit de l Etre. C est aussi pourquoi il est dit, p. 230, que c est seulement partir du sens , c est--dire de la vrit de lEtre, qu on peut comprendre comment l Etre est. LEtre s claircit pour lhomme dans le projet extatique. Mais ce projet ne cre pas l Etre.

    Du reste, ce projet est, dans son essence, un projet jet1. Ce qui jette dans le projeter n est pas l homme, mais l Etre lui-mme qui destine l homme l ek-sistence de l tre- le-l comme son essence. Ce destin advient comme rclaircie de lEtre ; il est lui-mme cette claircie. Il accorde la proximit lEtre. Dans cette proximit, dans l claircie du l , habite l homme en tant qu ek-sistant, sans qu il soit encore mme aujourdhui d exprimenter proprement cet habiter et de l assumer. Cette proximit de lEtre qui;est en elle-mme le l de l tre-l, le discours sur l lgie Heimkunft de Hlderlin (1943) qui est pens partir de Sein und Zeit l appelle la patrie , d un mot emprunt au.chant mme du pote et en partant de l exprience de l oubli de l Etre. Le mot est ici pens en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais

    1. Le projet est.Ent-wuif. Il est issu (ent) du Wuif de l Etre.

  • Lettre sur lhumanisme 97

    sur le plan de l histoire de l Etre. L essence de la patrie est nomme galement dans l intention de penser l absence de patrie de l homme moderne partir de l essence de l histoire de l Etre. Nietzsche est le dernier avoir expriment cette absence de patrie. Il ne pouvait lui trouver d autre issue, l intrieur de la mtaphysique, que dans le renversement de la mtaphysique. Mais c tait l se fermer dfinitivement toute issue. En fait, Hlderlin, lorsqu il chante le retour la patrie , a soiici de faire accder ses compatriotes leur essence. Il ne cherche nullement cette essence dans un gosme national. Il la voit bien plutt partir de l appartenance au destin de l Occident. Toutefois, l Occident n est pens, ni de faon rgionale, comme Couchant oppos au Levant, ni mme seulement comme Europe, mais sur le plan de l histoire du monde, partir de la proximit l origine. Nous avons peine commenc de ; penser les relations mystrieuses avec l Est qui sont devenues parole dans la posie de Hlderlin (cf. Der Ister, Die Wanderung, 3e strophe et suivantes). La ralit allemande n est pas dite au monde pour qu en l essence allemande le monde trouve sa gurison; elle est dite aux Allemands pour qu en vertu.du destin qui les lie aux autres peuples ils deviennent avec eux participants l histoire du monde (cf. Zu Holderlins Gedicht Andenken , Tbingen Gedenkschrift, .1943, p. 322). La patrie de cet habiter historique est la. proximit l Etre.

    C est dans cette, proximit ou jamais que doit se dcider si le dieu et les dieux; se refusent et comment ils se refusent et si la nuit demeure, si le jour du sacr se lve et comment il se lve, si dans cette aube du sacr une apparition du dieu et des dieux peut nouveau commencer et comment. Or le sacr, seul espace essentiel de la divinit qui son tour accorde seule la dimension pour les dieux et le, dieu, ne vient l clat du paratre que lorsque au pralable, et dans

  • 98 Questions III

    une longue prparation, l Etre s est clairci et a t expriment dans sa vrit. C est ainsi seulement, partir de l Etre, que commence le dpassement de l absence de patrie en laquelle s garent non seulement les hommes, mais l essence mme de l homme.

    L absence de patrie qui reste ainsi penser repose dans l abandon de l Etre, propre l tant. Elle est le signe de l oubli de l Etre. Par suite de cet oubli, la vrit de l Etre demeure iinpense, L oubli de l Etre se dnonce indirectement en ceci que F homme ne considre jamais que l tant et n opre que sur lui. Mais parce que l homme ne peut alors s empcher de se faire de l Etre une reprsentation, l Etre n est dfini que comme le concept le plus gnral de l tant et par le fait comme ce qui l englobe, ou comme une cration de l Etant infini, ou comme le produit d un sujet fini. En mme temps, et cela depuis toujours, F Etre est pris pour l tant , et inversement l tant est pris pour l Etre , tous deux tant comme mlangs dans une confusion trange et sur laquelle on n a pas encore rflchi.

    L Etre en tant que le destin qui destine la vrit reste cel. Mais le destin du monde s annonce dans la posie sans tre manifest dj comme histoire de l Etre. C est pourquoi la pense de Hlderlin, aux dimensions de l histoire du monde, qui s exprime dans le pome ndenken, est essentiellement plus originelle et par le fait mme plus future que le pur cosmopolitisme de Goethe. Pour la mme raison, la relation de Hlderlin l hellnisme est essentiellement autre chose qu un humanisme. Aussi les jeunes Allemands qui avaient connaissance de Hlderlin ont-ils pens et vcu en face de la mort Autre chose que ce que l opinion publique a prtendu tre le point de vue allemand.

    L absence de patrie devient un destin mondial. C est pourquoi il est ncessaire de penser ce destin sur le plan de

  • Lettre sur l'humanisme 9 9

    l histoire de l Etre. Ainsi ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu eh un sens important et eissentiel comme tant l alination de l homme plonge ses racines dans l absence de patrie de l homme moderne. Cette absence de patrie se dnonce, et cela partir du destin de l Etre, sous les espces de la mtaphysique qui la renforce en mme temps qu elle la dissimule comme absence de patrie. C est parce que Marx, faisant l exprience de l alination, atteint une dimension essentielle de l histoire, que la conception marxiste d l histoire1 est sprieure toute autre historiographie2: Par contre, du fait que ni Husserl, ni encore ma connaissance Sartre, ne reconnaissent que l historique a son essentialit dans l Etre, la phnomnologie, pas plus que l existentialisme, ne peuvent parvenir cette dimension, au sein de laquelle seule devient possible un dialogue fructueux avec le marxisme.

    .Mais, pour.cela, il fat videmment se librer des reprsentations naves du matrialisme et des rfutations bon march qui pensent l atteindre. L essence du matrialisme ne consiste pas dans l affirmation que tout n est que matire, mais bien plutt dans une dtermination mtaphysique selon laquelle tout tant apparat comme matriel du travail. Hegel a pens l avance dans la Phnomnologie de VEsprit l essence mtaphysique et moderne du travail comme le processus s organisant lui-mme de la production inconditionne, c est--dire comme l objectivation du rel par l homme, expriment lui-mme comme subjectivit. L essence du matrialisme se cle,dans l essence de cette technique sur laquelle, vrai dire, on a beaucoup crit mais peu pens. La technique est dans son essence un destin historico-ontologique de la vrit de l Etre en tant qu elle repose dans l oubli. Ce n est pas seulement selon l tymo-

    1. Geschichte.2. Histori.

  • 100 Questions III

    logie qu elle remonte la x)(vr] des Grecs, mais sa source historique essentielle est chercher dans la x)(vr[ comme mode de 1 i}08Uiv, c est--dire comme mode de la manifestation de l tant. En tant qu elle est une forme de la vrit, la technique a son fondement dans l histoire de la mtaphysique. Cette dernire est elle-mme une phrase marquante de. l histoire, de l Etre, la seule qu on puisse jusqu ici embrasser du regard. On peut prendre position de diffrentes manires vis--vis des enseignements du communisme et de ce qui les fonde ; sur le plan de l histoire de l Etre, il est certain qu en lui s exprime une exprience lmentaire du devenir historique du monde. Ne voir dans le communisme qu un parti ou une conception du monde , c est. penser aussi court que ceux qui sous F tiquette d amricanisme ne veulent dsigner, et qui plus est en le dprciant, qu un style de vie particulier. Le danger auquel lEurope actuelle se trouve toujours plus manifestement accule, consiste probablement avant tout en ce que sa pense, qui tait autrefois sa grandeur, recule sur le chemin essentiel du destin mondial qui s annonce, destin qui demeure pourtant europen dans les traits fondamentaux de sa provenance essentielle. Aucune mtaphysique, qu elle soit idaliste, matrialiste ou chrtienne, ne peut, selon son essence, ni en vertu des seuls efforts qu elle

    ; tente pour se dployer, re-joindre encore le destin ; j entends : atteindre et rassembler dans la pense ce qui de l Etre est actuellement accompli.

    En regard de l essentielle absence de patrie qui affecte l homme, et pour la pense historico-ontologique, le destin futur de l homme se rvle en ceci qu il a dcouvrir la vrit de l Etre et se:mettre sur le chemin de cette dcouverte. Tout nationalisme est, sur le plan mtaphysique, un anthropologisme et comme tel un subjectivisme. Le nationalisme n est pas surmont par le pur intemationa-

  • Lettre sur lhumanisme 101

    lisme, mais seulement largi et rig en systme. Il accde aussi peu par l mme l humanitas et s achve aussi peu en elle que l individualisme n.y parvient dans le collectivisme sans histoire. Le collectivisme est la subjectivit de l homme sur le plan de la. totalit. Il accomplit la propre affirmation inconditionne de cette subjectivit. Cette affirmation ne se laisse pas briser. Elle ne se laisse pas mme exprimenter d une manire suffisante par une pense qui n en mdiatise qu un ct. Partout l homme, exil de la vrit de l Etre, tourne en rond autour de lui-mme comme animal rationale.

    Mais l essence de l homme.consiste en ce que l homme est plus que l homme seul, pour autant qu il est reprsent comme vivant dou de raison. Plus ne saurait tre ici compris en un sens additif, comme si: la dfinition traditionnelle de l homme devait rester la dtermination fondamentale, pour connatre ensuite un largissement par la seule adjonction du caractre existentiel. Le plus signifie : plus originel et par le fait plus essentiel dans l essence. Mais ici se rvle l nigme: l homme est dans la situation d tre-jet1. Ce qui veut dire: en tant que la rplique2 ek-sistante de l Etre, l homme dpasse d autant plus l animal rationale qu il est prcisment moins en rapport avec l homme qui se saisit lui-mme partir de la subjectivit. L homme n est pas le matre de l tant. L homme est le berger de l Etre. Dans ce moins , l homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant la vrit de l Etre. Il gagne l essentielle pauvret du berger dont la dignit repose en ceci: tre appel par l Etre lui-mme la sauvegarde de sa vrit. Cet appel vient comme la projection3 o s origine l tre-jet4 de l tre-le-l. Dans son essence historico-

    1. Gewoifenheit.2. Gegenwutf.3. Wuif.4. Gewoifenheit.

  • 102 Questions III

    ontologique, T homme est cet tant dont l tre comme k-sistence consiste en ceci qu il habite dans l proximit de l Etre. Lhomme est le voisin de l Etre.

    Mais, tes-vous prt sans doute me rpliquer depuis longtemps, une telle pense ne perise-t-elle pas prcisment l humanitas de l homo humanus? Ne pense-t-elle pas cett humanitas en un sens plus dcisif qu aucune mtaphysique ne l a fait jusqu alors et n est capable de le faire ? N est-ce pas l un humanisme au sens le plus fort du trme? Assurment. C est l humanisme qui pense l humanit de l homme partir de la proximit l Etr. Mais c est n mme temps l humanisme dans lequel est en jeu non point l homme, mais l essence historique de l homme en sa provenance du sein de la vrit de TEtre. Mais alors, l ek-sistnce de l homme n entre-t-elle pas en jeu du mme coup? Sans aucun doute.

    Il est dit dans Sein und Zeit (p. 38) que toute question de la philosophie renvoie l existence . Mais l existence dont ori parle n est pas la ralit de l ego cogito. Elle n est pas non plus seulement la ralite des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par l mme venant soi. Diffrente en cela fondamentalement de toute existentia et existence 1, l ek-sistence est l habitation ek-sta- tique dans la proximit de l Etre. Elle est la vigilance, c est--dire le souci de l Etre. C est parce qu en cette pense il s agit de penser quelque chose de simple, que la pense par rprsentation reue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficult. Seulement le diffic ile n est pas de s attacher un sens particulirement profond ni de former des concepts compliqus. Il se cache bien plutt dans la dmarche de recul qui fait accder la pense une question qui soit exprience et rend vaine l opinion habituelle de la philosophie.

    1. En franais dans le texte.

  • Lettre sur lhumanisme 103

    On rpte partout que la tentative de Sein und Zeit a abouti une impasse. Laissons cette opinion elle-mme. La pense qui fait quelque pas dans cet ouvrage aujourd hui encore demeure en suspens. Mais peutrtre entre-temps s est-elle quelque peu rapproche de son objet1. Aussi longtemps toutefois que la philosophie ne s occupe constamment que de s ter elle-mme toute possibilit d accs l objet1 de la pense qui n est autre que la vrit

    de l Etre, elle chappe assurment au danger de se rompre jamais la duret de son objet1. C est pourquoi le fait.de philosopher sur l chec est spar par un abme d une pense qui elle-mme choue. Si un homme avait l heur d accder une telle pense, il ny aurait l nul malheur. A

    - cet homme serait fait l unique don qui puisse venir de l Etre la pense.

    Mais il faut ajouter ceci: l objet2 de la pense n est pas atteint du fait qu on met en train un bavardage sur la vrit de l Etre et sur l histoire de l Etre . Ce qui compte, c est uniquement que la vrit de l Etre vienne au langage et que la pense atteigne ce langage. Peut-tre alors le langage exige-t-il beaucoup moins l expression prcipite qu un juste silence. Mais qui d entre nous, hommes d aujourd hui, pourrait s imaginer que ses tentai tivs pour penser sont chez elles sur le sentier du silence?

    : Si elle va assez loin, peut-tre notre pense pourrait-elle signaler la vrit de l Etre et la signaler comme ce qui est

    -penser. Elle serait ainsi soustraite la pure opinion et conjecture et remise cet artisanat de l criture, devenu rare. Les choses qui sont de poids, quand bien mme elles rie sont pas fixes pour l ternit, viennent encore leur heure, mme si c est l heure la plus tardive.

    1. Seine.Sache. Faute de mieux, nous traduisons ce mot par: objet, qu il faut prendre ici dans son acception courante et hors de tout contexte philosophique.

    2. Voir note page prcdente.

  • 104 Questions III

    Quant savoir si le domaine de la vrit de F Etre est une impasse ou s il est la dimension libre o la libert mnage son essence* chacun en pourra juger quand il aura lui-mme tent de s engager sur le chemin indiqu ou, ce qui est mieux encore, en aura fray, un meilleur, c est--dire en conformit avec la question. A l avant-dernire page de Sein und Zeit (p. 437), on peut lire les phrases suivantes: Le dbat relatif l interprtation de l Etre (je ne dis pas de l tant, non plus que de l tre de l homme) ne peut pas tre clos parce quil nest pas mme encore engag: Et on ne peut tout de mme pas l imposer de force, mais, pour engager un dbat, encore faut-il s y prparer. C est vers ce but seul qu est en route la prsente recherche. Ces phrases restent valables aujourd hui encore, aprs vingt ans. Restons donc, dans les jours qui viennent, sur cette route, comme des voyageurs en marche vers le voisinage de l Etre. La question que vous posez aide prciser ce qu est cette route.

    Vous demandez: Comment redonner un sens au mot Humanisme ? Cette question ne prsuppose pas seulement que vous voulez maintenir le mot Humanisme : elle contient encore l aveu qu il a perdu son sens.

    Il l a perdu parce qu on a compris que l essence de l humanisme est mtaphysique et cela veut dire prsent que non seulement la mtaphysique ne pose pas la question portant sur la vrit de l Etre, mais encore empche qu elle soit pose, dans la mesure o la mtaphysique persiste dans l oubli de l Etre. Mais, justement, la pense qui conduit pntrer ainsi l essence de l humanisme qui fait question nous a, en mme temps, amens penser plus originellement l essence de l homme. Au regard de cette plus essentielle humanitas de l homo humanus s offre la possibilit de rendre au mot humanisme un sens historique1 plus

    1. Geschichtlich.

  • Lettre sur lhumanisme 105

    ancien que le plus ancien dont on puisse faire tat chrono- ; logiquement1. Quand je parle de lui rendre un sens, il ne faut pas entendre par l que le mot humanisme soit en lui-mme dpourvu de sens et un pur flatus vocis. L humanum , dans le mot, signale l humanitas, F essence de l homme. L ...isme signale que l essence d l homme devrait tre prise comme essentielle. C est ce sens que le mot humanisme a en tant que mot. Lui rendre un sens ne peut signifier que ceci: dterminer nouveau le sens du mot. Cela exige d abord qu on exprimente plus originellement l essence de l homme, pour montrer ensuite dans quelle mesure cette essence, en sa manire, est selon sa destination. L essence de l homme repose dans l ek-sistence. C est l ek-sistence qui importe essentiellement, c est--dire partir de l Etre lui-mme, en tant que l Etre fait advenir l homme comme celui qui ek-siste pour la vigilance en vue de la vrit de l Etre, dans cette vrit mme. Humanisme signifie, ds lors, si toutefois nous dcidons de maintenir le mot: l essence de l homme est essentielle pour la vrit de l Etr, et l est au point que dsormais ce n est prcisment plus l homme pris uniquement comme tel qui importe. Nous pensons ainsi un humanisme d une trange sorte. Le mot se rvle tre un terme qui est un lucus a non lucendo .

    Cet humanisme qui s rige contre tout humanisme antrieur, sans pour autant se faire le moins du monde le porte-parole de 1?inhumain, faut-il l appeler encore humanisme ? Et cela pour le seul avantage peut-tre, en adoptant l usage de cette tiquette, de nous engager notre tour dans les courants dominants qui s asphyxient dans le subjectivisme mtaphysique et ont sombr dans l oubli de l Etre. Ou bien la pense ne doit-elle pas tenter, par une rsistance ouverte l humanisme , de risquer une

    1. Historisch.

  • 106 Questions III

    impulsion qui pourrait amener reconnatre- enfin l huma- nitas de Phomo humanus et ce qui la fonde? Ainsi pourrait s veiller, si la conjoncture prsente de l histoire du monde n y pousse dj d elle-mme, une rflexion qui penserait non seulement l homme, mais la nature de l homme, non seulement la nature, mais plus originellement encore la dimension dans laquelle l essence de l homme, dtermine a partir de l Etre lui-mme, se sent chez elle. Mais peut- tre vaut-il mieux supporter quelque temps encore et laisser s puiser d elles-mmes lentement les invitables erreurs d interprtation auxquelles est expos le cheminement de la pense dans l lment d Etr et d Etre et Temps. Ces erreurs d interprtation sont le naturel reflet de ce qu on a lu ou seulement pens aprs coup, sur ce qu avant la lecture on croyait dj savoir. Elles rvlent toutes la mme structure et le mme fondement.

    Parce que cette pense est contre 1 humanisme , on craint une dfense de l in-humain et une glorification de la brutalit barbare. Car qiioi de plus logique que ceci, savoir qu il ne reste quiconque dsavoue l humanisme d autre issue que d avouer la barbarie?

    Parce que cette pense est contre la logique , on croit qu abdiquant la rigueur de la pense elle exige qu sa place rgne l arbitraire des instincts et des sentiments et que soit ainsi proclam comme le vrai l irrationalisme . Car quoi de plus logique que ceci, savoir que quiconque se prononce contre ce qui est logique dfend ce qui est alogique?

    Parce que cette pense est contre les valeurs , on considre avec effroi une philosophie qui ose apparemment livrer au mpris les biens les plus hauts de l humanit. Car quoi de plus logique que ceci, savoir qu une pense qui nie les valeurs doit ncessairement dclarer toute chose comme sans valeur?

  • Lettre sur lhumanisme 107

    Parce qu il est dit que l tre de l homme consiste dans l tre-au-monde , on trouve que l homme est rduit une pure essence de l en-de, ce qui fait sombrer la philosophie dans le positivisme. Cr quoi de plus logique que ceci, savoir que quiconque affirme la mondanit de l tre-homme n accorde de prix qu l en- de, nie l au-del et refuse toute Transcendance ? :

    Parce qu il est fait renvoi au mot de Nietzsche sur la mort de Dieu , on tient pour athisme ne telle attitude. Car quoi de plus logique que ceci, savoir que quiconque a expriment la mort de Dieu est un sans-Dieu?

    Parce qu en tout ce que vient d tre dit, la pense partout est contre ce que l humanit tient pour grand et sacr, cette philosophie enseigne un nihilisme irresponsable et destructeur. Car quoi de plus logique que ceci, savoir que quiconque nie partout de la sorte l tant vritable, se place dix ct du non-tant et annonce comme sens de la ralit le pur nant?; Que se produit-il en fait? On entend parler d humanisme , de logique >>, de valeurs , de monde , de Dieu . Puis d une opposition ces entits. On reconnat en elles le positif et on les prend comme du positif. Ce qui est dit contre elles, du moins tel qu on le rapporte par ou-dire et sans grand examen, on le prend aussitt comme leur ngation, voyant dans cette ngation le ngatif au sens de ce qui est destructeur. Il est pourtant expressment parl quelque part dans Sein und Zeit de la destruction phnomnologique . Partant de cette logique qu on ne cesse d invoquer et de la ratio, on croit que ce qui n est pas positif est ngatif, aboutit un rejet de la raison et mrit ainsi d tre stigmatis comme une dpravation. On est si imbu de log iqu e que l on range aussitt dans les contraires rejeter tout ce qui s oppose la somnolence

  • 108 Questions III

    rsigne de l opinion. Tout ce qui ne demeure pas fix au positif connu et chri, on le jette dans la fosse l avance prpare de la ngation pure, celle qui rcuse toiit, pour finir dans le nant et accomplir ainsi le nihilisme. Sur ce chemin logique, on fait tout sombrer dans un nihilisme que l on s est constitu l aide de la logique.

    Mais l opposition qu une pense dresse l encontre de l opinion habituelle mne-t-elle ncessairement la ngation pure et au ngatif ? Cela, n arrive en ralit (mais alors de faon inluctable et dfinitive, c est--dire sans aucune chappe libre sur autre chose) que si l on pose au pralable que cette opinion est le positif et qu partir de ce positif on dcide absolument et ngativement la fois du champ des oppositions qu elle pourra rencontrer. Une telle manire de faire dissimule le refus d exposer une rflexion ce qu on a estim au pralable positif , ainsi que la position et l opposition par lesquelles il se croit sauv. Par une rfrence constante ce qui est logique, on donne l apparence de s tre engag sur la voie de la pense, alors qu on l a en fait abjure.

    Que l opposition l humanisme n implique aucunement la dfense de l inhumain, mais ouvre au contraire d autres chappes, c est ce qu on pourrait tablir en peu de mots.

    La logique comprend la pense comme la reprsentation de l tant dans son tre, tre que la reprsentation se donne dans la gnralit du concept. Mais qu en est-il de la rflexion sur l Etre lui-mme, c est--dire de la pense qui pense la vrit de l Etre? Cette pense est la premire atteindre l essence originelle du yo qui dj, chez Platon et chez Aristote, le fondateur de la logique , se trouve ensevelie et a consomm sa perte. Penser contre la logique ne signifie pas rompre une lance en faveur de l illogique, mais seulement: revenir dans sa rflexion1 au

    . 1. Nachdenken.

  • Lettre sur lhumanisme 109

    lgos et son essence telle qu elle apparat au premier ge de la pense, c est--dire se mettre enfin en peine de prparer une telle r-flexion1. A quoi bon tous les systmes, si prolixes encore, de la logique, s ils commencent par se soustraire la tche de poser d abord et avant tout la question portant sur l essence du logos, et cela sans mme savoir ce qu ils font. Si on voulait retourner les objections, c qui est assurment strile, on pourrait dire avec plus de raison encore : l irrtionalisme, en tant que refus de la ratio, rgne en matre inconnu et incontest dans la dfense de la logique , puisque celle-ci croit pouvoir esquiver une mditation sur le yo et sur l essence de la ratio qui a en lui son fondement.

    La pense qui s oppose aux valeurs ne prtend pas que tout ce qu on dclare valeurs : la culture . l art , la s c ie n ce , la dignit humaine. , le monde et Dieu >s soit sans valeur. Bien plutt s agit-il de reconnatre enfin que c est justement le fait de caractriser quelque chose comme valeur qui dpouille de sa dignit ce qui est ainsi valoris. Je veux dire que l apprciation de quelque chose comme valeur ne donne cours ce qui est valoris que comme objet de l valuation de l homme. Mais ce que quelque chose est dans son tae ne s puise pas dans son objectit, encore moins si l objectivit a le caractre de la valeur. Toute valuation, l mme o elle value positivement, est une subjectivation. Elle ne laisse pas l tant: tre, mais le.fait uniquement, comme objet de son faire-valoir. L trange application prouver l objectivit ds valeurs ne sait pas ce qu elle fait. Proclamer Dieu la plus haute Valeur , c est dgrader l essence de Dieu. La pense sur le mode des valeurs est, ici comme ailleurs, le plus grand blasphme qui se puisse penser contre l Etre. Penser contre les valeurs ne signifie

    1. Nach-denken.

  • 110 Questions III

    donc pas proclamer grand fracas l absence de valeur et la nullit de l tant, mais bien ceci : contre la subjectivation qui fait de l tant un pur objet, porter devant la pense l claircie de la vrit de F Etre.

    Le renvoi l tre-au-monde comme au trait fondamental de l humanitas de l homo humanus ne prtend pas que l homme soit uniquement une essence mondaine comprise au sens chrtien, c est--dire dtourne de Dieu et compltement dtache de la Transcendance. On entend sous ce mot ce qu il serait plus'clair d appeler: le Transcendant. Le Transcendant est l tant suprasensible. Il est donn comme l tant le plus haut, au sens de la Cause premire de tout tant. Dieu est pens comme cette Cause premire. Mais dans l expression tre-au-monde , monde ne dsigne nullement l tant terrestre en opposition au cleste, pas plus que le mondain en opposition au spirituel . Dans cette dtermination, monde ne dsigne absolument pas un tant ni aucun domaine de l tant, mais l ouverture de l Etre. L homme est, et il est homme, pour autant qu il est l?ek-sistant. Il se.tient en extase1 vers2 l ouverture de l Etre, ouverture qui est l Etre lui-mme, lequel, en tant que ce qui jette3, s est acquis l essence de l homme en la jetant4 dans le souci . Jet de la sorte, l homme se tient dans 5 l ouverture de PEtre. Le monde est l claircie de l Etre dans laquelle l homme merge6 du sein de son essence jete. L tre-au- monde nomme l essence de l ek-sistence au regard de la dimension claircie, partir de laquelle se dploie le ek- de l ek-sistence. Pens partir de l ek-sistence,

    1. Er steht... hinaus.2. In die.3. Der Wwf.4. Sich das Wesen des Menschen... erwoifen hat.5. In der.6. In die der Mensch... heraussleht.

  • rd une certaine manire le monde est prcisment l au- del l intrieur de l ek-sistence et pour elle. Jamais l homme n est d abord homme en de du monde comme

    . sujet , qu on entende ce mot comme je ou. comme nous . Jamais non plus il n est d abord et seulement un sujet qui serait en mme temps en relation constante avec des objets, de sorte que son essence rsiderait dans la relation sujet-objet. L homme est bien plutt d abord dans son essence, ek-sistant dans1 l ouverture de l Etre, cet ouvert seul claircissant l entre-deux l intrieur duquel une relation de sujet; objet peut tre .

    La proposition : l essence de l homme repose sur l tre- au-monde, ne dcide pas non plus si, au sens mtaphysico- thologique, l homme est un tre du seul en-de ou s il appartient l au-del.

    C est pourquoi, avec la dtermination existentiale de l essence de l homme, rien n est encore dcid de l existence de Dieu ou de son non-tre , pas plus que de la possibilit ou de l impossibilit des dieux. IL est donc non seulement prcipit, mais erron dans sa dmarche mme, de prtendre que l interprtation de l essence de l homme

    . partir de la relation de cette essence la vrit de l Etre est un athisme. Cette classification arbitraire dnote de surcrot un manque d attention dans la lecture. On ne se soucie pas du fait que, depuis 1929, est port ce qui suit dans .l crit Vom Wesen des Grundes (p. 28, notre 1): L interprtation ontologique de l tre-l comme tre-au-monde ne dcide ni positivement ni ngativement d un possible-tre pour Dieu.: Mais sans doute l clairement de la Transcendance permet-il pour la premire fois un concept suffisant de ltrerl, en fonction duquel on peut dsormais se demander ce qu il en est sur le plan ontologique du rapport de l tre-l Dieu. Si maintenant l on pense courte vue, comme

    Lettre sur lhumanisme 111

    1. n die.

  • 112 Questions III

    d habitude, cette remarque mme, on dclarera: cette philosophie ne se.dcide ni pour ni contre l existence de Dieu. Elle reste cantonne dans l indiffrence. L question religieuse n a pas l intrt-pour elle. Or un tel indiffrentisme est la proie du nihilisme.

    Mais le passage cit plus haut ensigne-t-il l indiffrentisme? Pourquoi ds lors certains mots dtermins et ceux-l seuls sont-ils imprims en italique dans la note? Uniquement pour indiquer que la pense qui pense partir d la question portant sur la vrit de l Etre questionne plus originellement que ne peut le faire la mtaphysique. Ce n est qu partir de la vrit de l Etre que se laisse penser l essejice du sacr. Ce n est qu partir de l essence du sacr qu est penser l essence de l divinit. Ce n est que dans la lumire de l essence de la divinit que peut tre pens et dit ce que doit nommer le mot Dieu . Ne nous faut-il pas d abord comprendre avec soin et pouvoir entendre tous ces mots, si nous voulons tre en mesure en tant qu hommes, c est--dire en tant qu tres ek-sistants, d exprimenter une relation du dieu l homme? Comment l homme de l histoire prsente du monde peut-il seulement se demander avec srieux et rigueur si le dieu s approche ou

    -s il se retire, quand cet homme omet d engager d abord sa pense dans la dimension en laquelle seule cette question peut tre pose? Cette dimension'est celle du sacr, qui dj mme comme dimension reste ferme, tant que l ouvert de l Etre n est pas clairci et n est pas proche de l homme dans son claircie. Peut-tre le trait dominant de cet ge du monde consiste-t-il dans la fermeture de la dimension de l indemne1. Peut-tre est-ce l l unique dam2.; Par cette indication toutefois, la pense qui signale3 la

    1. Das Heile. .2. Das Unheil.3. Vorweist.

  • Lettre sur lhumanisme 113

    vrit de l Etre comme ce-qui-est--penser ne voudrait aucunement s tre dcide en faveur du thisme. Elle ne peut pas plus tre thiste qu athe. Et cela, non en raison d une attitude d indiffrence, mais parce qu elle tient compte des limites qui sont fixes la pense en tant que pense, et le sont par cela mme qui se donne elle comme ce-qui-est--penser: la vrit de l Etre. Dans la mesure o

    - la pense s en tient sa mission, elle donne l homme, en ce moment o nous sommes du destin mondial, une assignation 1 la dimension originelle de son sjour historique. En disant de la sorte la vrit de l Etre, la pense s est remise ce qui est plus essentiel que toutes les valeurs

    ; et que tout tant. La pense ne dpasse pas la mtaphysique en la surmontant, c est--dire en montant plus haut encore pour l accomplir2 on ne sait o, mais en redescendant jusqu la proximit du plus proche. L surtout o l homme s est gar dans son ascension vers la subjectivit, la descente est plus difficile et plus dangereuse que la monte. La descente conduit la pauvret de l ek-sistence de l homo humanus. Dans l ek-sistence, la sphre de l homo animalis de la mtaphysique est abandonne. La suprmatie de cette sphre est le fondement lointain et indirect de l aveuglement et de l arbitraire de ce qu on caractrise comme biologisme, mais aussi d ce qu on connat sous l tiquette de pragmatisme. Penser la vrit de l Etre, c est en:mme temps penser rhumanitas de l homo humanus. Ce qui compte, c est l humanitas au service de la vrit de l Etre, mais sans l humanisme au sens mtaphysique.

    Mais si l humanitas se rvle ce point essentielle pour la pense de F Etre, l ontologie ne doit-elle pas tre complte par l thique ? L effort que vous exprimez dans cette phrase n est-il pas ds lors tout fait essentiel:

    1. Eine Weisung in die...2. Aujhebt.

  • 114 Questions III

    Ce que je cherche faire, depuis longtemps dj, cest prciser le rapport dune ontologie avec une thique possible ?

    Peu aprs la parution de Sein und Zeit, un jeune ami me demanda: Quand crirez-vous une thique? L o l essence de l homme est pense de faon aussi essentielle, c est--dire partir uniquement de la question portant sur la vrit de l Etre, mais o pourtant l homme n est pas rig comme centre de l tant, il faut que s veille l exigence d une intimation qui le lie, et de rgles disant comment l homme, expriment partir de l ek-sistence l Etre, doit vivre conformment son destin1. Le vu d une thique appelle d autant plus imprieusement sa ralisation que le dsarroi vident de l homme, non moins que son dsarroi cach, s accroissent au-del de toute mesure. A cet tablissement du lien thique nous devons donner tous nos soins, en un temps o