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L'humour ne se résigne pas, il défie

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Sommaire

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. (http://www.arsc.be/)

Bruxelles Laïque asblAvenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 BruxellesTél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73E-mail : [email protected] • http://www.bxllaique.be/

Editorial • Ariane Hassid................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 3

La force de dire “non” • Mathieu Bietlot......................................................................................................................................................................................................................................................................... 4

L’humour comme arme de dérision massive • Amélie Mouton............................................................................................................................................................................................................... 8

Le trottoir et l’isoloir • Collectif Artivistes.................................................................................................................................................................................................................................................................... 11

La guérilla par le rire • Noël Godin ................................................................................................................................................................................................................................................................................... 12

Les habits neufs de l’empereur • Alec Devries..................................................................................................................................................................................................................................................... 17

Renverser le tragique • Christophe Adam ................................................................................................................................................................................................................................................................. 20

Faire du drôle avec du triste • Guy Bedos ............................................................................................................................................................................................................................................................... 24

Sous les jupes du turlupin • Auguste ............................................................................................................................................................................................................................................................................ 26

A contre-courant : Il y a rire et rire • Marc Oschinsky.................................................................................................................................................................................................................................... 29

Du sang sur... • Thomas Lambrechts............................................................................................................................................................................................................................................................................... 31

Blasphème caricature et subversion • Cedric Tolley ...................................................................................................................................................................................................................................... 34

L’humour des Francs-maçons • Philippe Lievain ............................................................................................................................................................................................................................................... 36

Portail • Mario Friso......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 38

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Le Festival des Libertés se termine et a, une fois de plus, tout mis en œuvre pour promouvoir l’esprit critique et la capacité derévolte. L’humour y a, cette année, trouvé sa place bien qu’il soit rarement utilisé par les laïques comme arme de résistance.Pourtant, l’humour implique un détachement, une prise de distance, une émancipation à l’égard des normes établies qui n’est pas

sans lien avec la démarche libre-exaministe. De tout temps, l’humour a permis de titiller les pouvoirs, de bousculer les tabous et de libé-rer la parole. Une des vertus de l’humour est de rendre audible ce qui ne pourrait se dire frontalement sans attirer les foudres des âmessensibles.

A toutes les époques, l’humour a dérangé les autorités en place, les clergés de tous ordres et les intégristes de tous bords. Bien quelibérateur de parole, il a ainsi souvent été censuré. Aujourd’hui, on peut se demander si nous n’assistons pas à une certaine démocra-tisation de la censure et de la définition de l’humoristiquement correct. C’est désormais moins le fait du Prince que d’associations anti-racistes, de comités de défense des gays et lesbiennes, de groupes minoritaires religieux ou autres, quand elle ne résulte pas de l’in-tériorisation de la bienséance, c’est-à-dire de l’autocensure. Combien de procès devrait affronter un Desproges de nos jours ?

Si les humoristes médiatiques nous semblent moins corrosifs ou moins nombreux à oser la subversion qu’il y a quelques lustres, c’estsur d’autres terrains que nous retrouvons la force du rire. De plus en plus de militants ou d’activistes recourent à des formes d’expres-sions et d’actions comiques afin de démasquer les hypocrisies des nantis, de mieux se faire entendre par leurs concitoyens ou lesmédias et de désamorcer la répression policière. Ou, tout simplement, pour contester dans la joie et la bonne humeur ! Qui a dit que lecombat pour un monde meilleur devait être un chemin de croix ? L’humour est également de bon secours dans des situations socialestendues, il aide à détendre l’atmosphère et ouvrir un dialogue là où celui-ci semblait bloqué.

Nous voulions donc remettre le rire à l’honneur et vous proposer, en cette fin d’année, un numéro de notre trimestriel moins sérieux qu’ànos habitudes, plus léger, un peu plus drôle. Mais, à la lecture de ce numéro, vous constaterez avec moi que parler de l’humour n’avraiment rien de drôle. Le sujet pose des questions complexes et suscite des débats compliqués qui s’abordent difficilement d’un tondésinvolte : par exemple, autour des limites de la liberté d’expression et du respect d’autrui qui se sent souvent blessé quand on rit deses idées ou croyances alors qu’on ne s’en prend pas à sa personne. En outre, il n’est pas facile de faire rire dans une revue de réflexion.Ne s’improvise pas humoriste qui veut…

On pourra donc se moquer de nous et de notre dossier. Mais serions-nous laïques, si nous n’étions pas ouverts à la critique, à la remiseen question et à l’autodérision ? N’ayons pas peur de rire de nous-mêmes et de certains de nos travers !

Ariane HASSIDPrésidente

EDITOrial

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Par Mathieu BIETLOTBruxelles Laïque Echos

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“non”La force de direA l’encontre du conformisme, c’est souvent àcoups d’actes de contestation ou de déso-béissance assumée qu’a pu progresser l’hu-manité vers plus de justice, d’égalité et deliberté. Quelques illustres noms parmi tantd’autres : Spartacus, Giordano Bruno, SimonBolivar, Gandhi, Jean Jaurès, Zola et les drey-fusards, Lénine, Missak Manouchian, RosaParks, Martin Luther King, Francis Jeanson,Nelson Mandela, Salman Rushdie, WillyPeers… “A tous les moments déci-sifs de l’humanité, quelqueshommes, parfois en grand nombre,ont toujours su sauvegarder ledroit de refuser”. “Nous ne pou-vons pas”, “Je m’en tiens là, je nepuis autrement”. C’est le recoursfondamental. Sur un tel droit, nousdevons tous veiller, veiller pour qu’iln’en soit pas fait un usage sans rigueur,veiller pour que, réaffirmé et maintenu, ilreste ce qu’il est : le recours ultime commepouvoir de dire non”1.

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Selon la tradition, le plus notoirede ces hommes est unefemme… Antigone fut em-murée vivante pour avoirenterré son frère Polynice,

alors que les lois de la cité antique interdi-saient de sépulture les traîtres. N’écoutantque l’appel de son cœur ou des lois natu-relles, elle avait sciemment décidé de sesoustraire à l’ordre terrestre et de défier laraison d’État incarnée par son oncleCréon. Non contente de lui avoir désobéi,Antigone niait l’autorité de Créon enrevendiquant fièrement son crime : “Jen'ai pas cru que tes édits pussent l'em-porter sur les lois non écrites et immuablesdes Dieux, puisque tu n'es qu'un mortel.[…] la destinée qui m'attend ne m'affligeen rien. Si j'avais laissé non enseveli lecadavre de l'enfant de ma mère, celam'eût affligée ; mais ce que j'ai fait nem'afflige pas. Et si je te semble avoir agifollement, peut-être suis-je accusée defolie par un insensé”2. En faisant primer lesens immuable de la justice sur le pouvoirtemporel des hommes, elle posait le prin-cipe de la désobéissance civile : il fautabsoudre l’absolu de la Loi lorsque celle-ci devient obsolète ou son applicationobscure. Lorsqu’une loi est inhumaine, ilconvient de la transgresser, de l’enfreindrepubliquement en assumant son acte afin qu’ilsuscite une remise en question de la loi.

La loi n’est jamais qu’un instrument auservice de principes supérieurs : justice,équité, droits de l’homme. Elle est édictéeafin de faciliter la vie d’une communauté.Etymologiquement, le terme “nomos”vient de“nemo” qui signifiait dans les pre-mières sociétés helléniques de bergers iti-nérants, “se nourrir, brouter”, paître aussi

bien que faire paître. Le berger suivait lesdéambulements de son troupeau. Petit àpetit, “nemo” a glissé de son sensnomade vers sa définition sédentaire : paî-tre est devenu pâturage. Les moutons semultipliant, il a fallu distribuer les pâtu-rages, ensuite les administrer, les gouver-ner3 selon une juste répartition. D’où“nomos”, la règle, la loi, la norme.

Il y aurait alors lieu de se demander quiengendre les règles : l’insouciance desmoutons ou l’ambition du pasteur ?Question à laquelle La Boétie répondaitpar la première option avec sa célèbrethéorie de la servitude volontaire (qu’ilavait en fait héritée de Nicolas de Cues).Selon l’adage du “qui ne dit mot consent”,c’est la servilité, le silence et la faiblessedu peuple qui nourrissent le pouvoir, lesdiscours et la force du Prince ou desTyrans4. Les moutons, lorsqu’ils n’existentque par leur compte, endorment et s’en-dorment. Et lorsqu’ils suivent aveugle-ment, finissent dans le ravin… C’est pour-quoi il importe de rester vigilant, de nejamais abandonner le pouvoir de dire non,de résister à l’oppression dès qu’ellepointe le bout de son nez fouineur ou desa crosse assommante. L’Homme, cet“animal politique” (Aristote), ne peut setrouver déchargé de son implication dansla chose publique, de sa tâche politique,sans être un peu moins Homme.

Tout en fondant la soumission du peuple àune autorité reconnue conventionnel-lement, la majorité des penseurs desLumières et du contrat social (de Hobbesà Rousseau en passant par Locke), qui ontinspiré la révolution française et la philo-sophie des droits de l’Homme, insistaient

sur la nécessité d’une soupape, d’uneréserve de révolte, d’une possibilité d'in-subordination dès lors que le pouvoir per-dait sa légitimité. Préoccupation présentedans plusieurs passages de la Déclarationd’Indépendance américaine du 4 juillet1776 et traduite dans la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen du26 août 1789 dont l’article 2 inclut parmiles quatre droits naturels imprescriptiblesde l’homme “la résistance à l’oppression”.L’article 35 de la déclaration de 1793affirme explicitement : “Quand le gouver-nement viole les droits du peuple, l’insur-rection est pour le peuple et pour chaqueportion du peuple, le plus sacré des droitset le plus indispensable des devoirs”5. Dèsque la force publique ou la loi contredit lesdroits imprescriptibles ou le principe dejustice, elle n’a plus de raison d’être et doitêtre contestée. Rien de plus légitime quele refus d’un système bafouant les libertésfondamentales.

L’exemple le plus évident de cette situ-ation eut lieu sous le régime hitlérien.N’était-ce pas un devoir pour la popula-tion allemande de ne pas respecter l’auto-rité artificielle de l’époque. Les “justes”qui, illégalement, cachaient des Juifs oules aidaient à fuir n’avaient-ils pas raisond’enfreindre les lois nazies ? De même, enFrance, la Constitution condamnant toutFrançais qui agit contre la France et laFrance étant de 1940 à 1944 sous le gou-vernement de Vichy, les résistants fai-saient figure d’illégaux, tandis que les col-laborateurs et antisémites étaient couvertsdu blanc manteau de l’innocence. La faillene se trouvait pas dans le gouvernementou son chef mais dans la loi ou laConstitution elle-même en ce qu’elles jus-

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tifiaient la soumission aveugle et autori-saient le gouvernement illégitime. SiPétain était légal, c’est la Résistance quiétait légitime. Evoquant cette distinction,Jean Paulhan écrivait : “Il existe du Droit àla Justice le même écart, peu s’en faut, quisépare la lettre de l’esprit : la lettre, tou-jours près d’empiéter sur l’esprit, de lerestreindre et de l’amoindrir – toujoursprête à passer lettre morte. Mais l’esprit,vivace et libre, échappant aux pièges del’automatisme, renaissant à tout instant.(…) C’est de Justice que j’ai faim et soif,non de légalité !”6.

A cette époque, le nom associé au renver-sement du régime vichyste fut celui dugénéral De Gaulle. Pourtant, quelquesannées plus tard, à l’appel du 18 juin suc-céda le coup d’État du 13 mai 1958 etc’est le même De Gaulle qui devenait àson tour illégitime. En riposte à cette prisede pouvoir, Dionys Mascolo et JeanSchuster créèrent une revue : Le 14 juillet.Certes, il ne s’agissait que d’une résis-tance intellectuelle mais c’était déjàénorme eu égard à la démissioncitoyenne, à la confiscation de toute pen-sée imposée par le pouvoir gaulliste.L’autorité publique s’étant refaite spiri-tuelle et absolue, le “pouvoir temporel del’intelligence” se déshonorait s’il gardaitplus longtemps le silence complice. Avanttout choix politique, dire non – sansconcession ni crainte, sans calcul nimodestie – relevait d’une exigence morale(des lois divines aurait-on dit du tempsd’Antigone). Avant même de savoir versoù se diriger, la première tâche était derésister à l’apathie, de secouer l’engour-dissement qui gagnait la société7. “Noussommes effectivement réduits pour le

moment à développer un constat dedéfaite et, dans un même mouvement, àapprofondir un refus qui doit être tel qu’iln’ait pas eu même, à l’origine, à donnerses raisons : cela va de soi. C’est ensuite,s’il se peut, que viendront les propositionspositives. Il n’est pas nécessaire malgréles mises en demeure malignes, d’êtrecapable de dire ce que l’on veut poursavoir ce dont on ne voudra jamais àaucun prix”8. Le “chantage à la solution”est une arme souvent brandie par lesdéfenseurs du statu quo afin d’altérer lesproblèmes, de prévenir toute lucidité, deparalyser la critique et d’étouffer la résis-tance : “Une solution ? Peut-être n’y en a-t-il pas. Faut-il pour autant ne pas tenterde mettre à plat ce qui scandalise et decomprendre ce que l’on vit ?”9. Ce n’estpas seulement le pire (l’occupant nazi)qu’il faut refuser mais aussi les semblantsde solution, les arrangements ou compro-mis d’apparence raisonnable (Pétain sau-vant la France de l’affrontement avecl’Allemagne). En outre, nonobstant qu’il nepermet pas encore d’affirmer une alterna-tive, le refus fait revivre et ouvre déjà unavenir par les liens qu’il crée, “l’amitié dece Non certain, inébranlable, rigoureux,qui les rend unis et solidaires”10.

C’est ce même noyau de réfractaires,cette communauté du refus, qui fut à l’ori-gine de la “Déclaration sur le droit à l’in-soumission dans la guerre d’Algérie” plusconnue sous le titre de “Manifeste des121”. Cette guerre raciste et coloniale,menée par la seule volonté de l’armée,restaurant, pour la première fois depuis lalibération, la torture comme une institutionen Europe, bien que légale, était elle aussiillégitime. Des Français outrés, guidés par

la juste idée qu’ils se faisaient de la vérité,étaient légalement poursuivis, emprison-nés et condamnés pour avoir refusé departiciper à la guerre ou pour avoir aiderdes combattants algériens. Par laDéclaration, 121 intellectuels décidaientde leur apporter soutien et légitimité :“Qu’est-ce que le civisme lorsque, danscertaines circonstances, il devient soumis-sion honteuse ? N’y a-t-il pas des cas oùle refus de servir est un devoir sacré, où la“trahison” signifie le respect courageux duvrai ?”. Et, aux dires de ses auteurs, cetacte de protestation avait une significationqui dépassait les circonstances dans les-quelles elle s’était affirmée, toujours cemême irréductible principe de résistance àl’oppression. Intransigeance du refus,volonté d’échapper par tous les moyens àun ordre aliéné, qui éclata en mai 68 pourréveiller le pays de la mort politique, cellequi fait accepter l’inacceptable, où l’avaitplongé le coup d’État gaulliste. Point dedépart indispensable, la négativité durefus peut ensuite parfois devenir cré-atrice, terreau d’invention de nouvellespratiques communes contournant lesimpasses et obstacles du système domi-nant, voire source de nouveaux droitslorsqu’à force d’insistance et de perti-nence, la société ne peut plus, sans vacil-ler, dénier la vérité du mouvement decontestation.

Dans un fastidieux effort de conceptuali-sation philosophique, Sartre a posé aufondement de toute insurrection le prin-cipe selon lequel l’impossibilité de vivren’est pas donnée avec la vie. Au nom del’impossibilité de l’impossibilité de vivre,l’humain, la vie, se lève contre ce qui l’em-pêche de vivre, contre toute conjoncture

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où ses besoins ne peuvent être satisfaits11.Aujourd’hui, de nombreuses situationsplongent des humains dans l’impossibilitéde vivre et appellent à la légitime contes-tation de l’ordre en place : précarité crois-sante, exclusion sociale, détention etexpulsion des étrangers, déséquilibre ver-tigineux entre le Nord et le Sud, maladiesmortelles par inaccessibilité des traite-ments, détérioration de l’environnement,guerres au nom du nouvel ordre moralinternational… Autant de scandales quiinspirent de nouvelles pratiques de résis-tance et de désobéissance car la “naturede la liberté est qu’elle résiste à laconquête et à l’oppression” (Saint-Just).Et même à l’abri de tels excès, pour cha-cun d’entre nous, la liberté n’est jamais

acquise, ne peut être régie par une légis-lation, elle doit sans cesse se reconquériren s’opposant à ce qui la limite oul’étouffe, à commencer par la suffisance,la somnolence et les illusions12. “La liberténe doit pas être dans un livre, elle doit êtredans le peuple, et réduite en pratique”(Saint-Just).

L’humour, le cirque et la clownerie peuventparticiper à la contestation des institutionsjugées illégitimes. L’esprit des bouffonsd’antan ou des surréalistes d’avant guerresemble aujourd’hui revenir sur le devantde la scène. La loi est enfreinte de plus enplus joyeusement, la transgression se veutd’emblée jouissive.

1Maurice Blanchot, “Mise au point” in Ecrits politiques, Paris, éd. Léo Scheer, Lignes & Manifeste, 2003, p. 35.2Sophocle, Antigone, scène 5. 3Ce que Foucault conceptualisera avec le thème de “La gouvernementalité”, directement inspiré de la pastorale, in Dits etEcrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard (“quarto”), 2001 (nouvelle édition), pp. 635-657.4Estienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002.5Notons que ce droit ne figurera plus dans la Déclaration universelle de 1948, son préambule rappelle plus timidement qu’ilest “essentiel que les droits de l’Homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, ensuprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression”.6Lettre aux directeurs de la Résistance, Paris, éd. Pauvert, 1951, cité par Marie Bietlot, “Au non de la loi” in La Flibuste, n°2 :“Des moutons mutins”, Bruxelles, janvier 1999, p. 7.7 “L’actuel régime ne serait supportable que s’il était imposé au terme d’une guerre civile. L’abattement alors serait justifié. Ilest vrai que la nation est en sursis de guerre civile. Mais enfin le consentement de tous, nécessaire à la poursuite du specta-cle fait la honte : tout est en place pour le fascisme – autrement dit la place est vide – mais ce n’est pas le fascisme, et nousattendons, nous regardons les uns et les autres attendre, les regards échangés de plus en plus stupides, vraiment bétail.”(Dionys Mascolo, “Sur le pouvoir temporel de l’intelligence” in Le 14 juillet, n°3, 1959, repris in A la recherche d’un commu-nisme de pensée, Paris, Fourbis, 1993, p. 169).8 Id., “La part irréductible”, in Le 14 juillet, n°2, 1958, repris in ibidem, p. 159.9Viviane Forrester, L’horreur économique, Paris, éd. A. Fayard, 1996, p. 75.10Maurice Blanchot, “Le refus” in Le 14 juillet, n°2, 1958, repris in Ecrits politiques, pp. 11-12.11 Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, tome I, p. 454.12 “…lorsque les barreaux sont rendus invisibles, par ruse et consentement général, la prison non seulement continue d’êtrelà, mais devient prison à vie, personne n’ayant plus idée de lutter pour s’en échapper, et la première tâche est alors de mon-trer les barreaux et même de les peindre en rouge.” (Maurice Blanchot, “En état de guerre” in ibidem, p. 102).

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Quand le militantisme se fait clownesque, artistique ou simplement ludiquepour mieux entrer dans une réflexion politique. A l’occasion de la Greenweek,le collectif Artivist dénonce la confiscation d’un débat citoyen essentiel auprofit d’une opération de greenwashing.

L’humour comme armede dérision massive

Par Amélie MOUTONJournaliste. Article déjà paru dans Imagine demain le monde, n°88, novembre-décembre 2011, p.34.

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Comme chaque année depuis11 ans, la Commission euro-péenne organisait, fin mai,une semaine de conférencessur la politique environ-

nementale européenne. Une greenweekorchestrée par Friends of Europe, un thinktank dont les membres se nomment BP,Coca-Cola, Exxon Mobil, Novartis ouUnilever. Dénonçant la confiscation d’undébat citoyen essentiel au profit d’uneopération publicitaire de greenwashing, lecollectif Artivist avait aiguisé ses armes dedérision massive pour faire entendre savoix durant la conférence.

Quelques semaines avant l’événement,les Artivists avaient créé, à la manière desYes Men, un faux collectif baptisé “écoci-toyen”. Grâce à cette couverture, le col-lectif a été invité à prendre la parole duranttrois minutes lors de la conférence. Sonalibi : présenter les résultats d’uneenquête très consensuelle sur le déve-loppement durable menée sur le campusde l’ULB. Une fois à la tribune, le discoursde Cyprien, un des Artivists, est bienentendu tout autre. Il raille les industries,les lobbies et les eurocrates, “cette bullequi, d’un coup de baguette magique, peuttout repeindre en green”.

“Les pesticides sont ?”, demande-t-il àl’assemblée où se dissimulent unetrentaine d’activistes : “Green !” répon-dent-ils tous en choeur. “La pétrochimie,la fin du monde ?” “Green, green !”,répond l’écho. Dans la salle, quelquessourires légèrement embarrassés. L’orga-nisateur de la conférence fait mine decroire que cette intervention était prévue.Mais il n’est pas au bout de ses surprises.

D’autres membres du collectif ont réussi às’introduire avec une immense banderoledans la salle. Lorsqu’ils la brandissentdevant la tribune, elle dissimule le visagedes intervenants avec le message sui-vant : “Le silence est bien plus green quetoutes vos salades.”

En dehors des routines protestataires

“Ce que nous dénonçons à la green week,c’est la confiscation d’un débat essentielau nom de l’expertise, explique Pierre, unquadragénaire épanoui par l’expérience.Les industries sont surreprésentées danscette conférence et il y a juste quelquesmembres de la société civile invitéscomme alibi. Les choix environnementauxne doivent pas être faits dans l’ombre. Jen’ai pas besoin d’avoir étudié l’économiepour comprendre que la croissance infinieest délirante, ni d’être physicien pourm’opposer aux centrales nucléaires”.

Rentrer dans le collectif Artivist a surtoutété, pour lui, un formidable nouvel élan.“Avant, je me sentais mal à l’aise face à untas de questions de société, mais j’avaistendance à râler dans mon coin.Maintenant, j’ai trouvé une sorte d’assu-rance, de légitimité. J’assume mieux le faitque je n’ai pas des idées consensuelles.Cette expérience m’a permis de faire unvéritable travail sur moi. Et puis j’apprendsénormément dans l’action”.

Son fils Arthur, 19 ans, a lui aussi rejoint lecollectif il y a quelques mois. Et l’expé-rience le convainc. “J’aime cette façon decritiquer tout en mettant de la vie.” Pierre

approuve : le côté ludique et drôle permetde toucher plus de gens, qui entrent dansla réflexion politique par ce biais. A l’instardes amis d’Arthur, qui sont une dizaine àl’avoir suivi dans l’aventure, sous l’oeilparfois inquiet des parents, qui se tran-quillisent peu à peu en voyant les effetsbénéfiques de cette expérience sur leursenfants. L’artivisme n’est pas unphénomène limité à Bruxelles. C’est uneforme de résistance culturelle que l’onpeut rencontrer aux quatre coins du globe.Pour Stéphanie Lemoine et SamiraOuardi, qui ont consacré un ouvrage à cesujet1, elle s’apparente à une galaxie mou-vante, plus ou moins proche des mouve-ments altermondialistes, dans laquelle onpeut trouver différentes pratiques, de l’entartage aux manifestations carnava-lesques de rue, en passant par les canu-lars à la Yes Men ou même l’expérimenta-tion quotidienne de la vie en squats. “A lajonction de l’art et du militantisme, cesperformances ont retrouvé de la vigueur àla suite du sommet de Seattle et ranimentdes formes de contestation inspirées desannées 60, notamment le situationnismeet la dénonciation de la société du specta-cle. Elles cherchent à faire prendre con-science de problématiques politiques, àleur donner une visibilité dans un mondecacophonique où il est de plus en plus dif-ficile de lire les messages politiques. Ellesinventent de nouvelles manières d’agir etde créer, en dehors des disciplines insti-tuées et des routines protestataires.”_____________________________________

1 Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi, Artivisme, art militantet activisme artistique depuis les années 1960, EditionsAlternatives, 2010.

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L’humour est sans conteste un des ingrédientsmajeurs de la résistance contemporaine. SusanGeorge, l’une des fondatrices d’ATTAC, proposeainsi de faire non plus des sit-in, mais des laugh-in(rire en anglais). “Ce qu’en France on craint le plusau monde, et surtout chez les hommes politiques,c’est le ridicule”, confiait-elle au journal en ligneRue89.

Assez significativement, un nouveau mouve-ment, de dimension internationale, a fait sonapparition depuis 2003 : l’armée clandestine declowns insurgés et rebelles. Son but : “Rendrel’art de la pitrerie à nouveau dangereux, leramener dans la rue, se réapproprier son pouvoirde désobéissance, mais de manière non violente,lui rendre la fonction sociale qui fut la sienne : sacapacité à perturber, critiquer et guérir la société”.

On retrouve aujourd’hui les clowns dans de nom-breux collectifs. Ils sont devenus incontournablesdans de nombreuses manifestations : à la basemilitaire de Kleine-Brogel pour protester contrela présence de missiles nucléaires, au Salon del’auto, où ils ont dénoncé, en 2010, l’hypocrisiede la voiture verte…

Rendre au pitre sa fonction :critiquer la société

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Alors que les Artivistes s'étaient donnérendez-vous pour commémorer la dispari-tion du Festival des Libertés, la police deBruxelles a démontré son engagement enfaveur de la démocratie. N'hésitant pas àdéployer d'importants moyens humains etmatériels, elle a envoyé sa brigade cheva-line “durable” cueillir délicatement chacun-edes Artivistes circulant sur la placepublique pour les inviter fort civilement àsuivre un cours de prévention citoyenne.Car, comme l'ont rappelé les officiers for-més pour cette opération stratégique : enmatière d'élection, le vote est la meilleuredes préventions.

Ce n'est que lorsqu'il est dans l'isoloir etpas sur le trottoir que l'Artiviste est vrai-ment en sécurité.Après une bonne demi-heure de thérapiecognitivo-comportementale, les représen-tants de l'Etat ont jugé que les Artivistes

avaient enfin bien compris toute la néces-sité des dangers liés à la bonne santééconomique et sociale du pays et l'absur-dité de leur suicidaire entreprise deprotestation passéiste. Il a ainsi été possi-ble d'organiser cinq fois le tour de la sta-tion de métro Bourse, sous haute protec-tion d'austérité financière, afin que lesArtivistes se rendent compte de leurimprudence passée et fraternisent avecles eurocrates présents, épris de justicesociale, comme chacun sait.

Après ces cinq tours hautement péda-gogiques et démontrant le savoir-faire denos parlementaires en matière de trans-parence du trafic lié aux lobbys, lesArtivistes ont heureusement disparu etlaissé toute leur place aux forces vives dela Nation, et à son gouvernement haute-ment responsable.

Les Artivistes remercient tous les animauxprésents à ce grand moment de n'importequoi et souhaitent vivement renouvelercette opération le 17 novembre 2024, enespérant que la brigade montée pourramobiliser au moins deux agents parArtiviste afin d'assurer pleinement sondevoir de protection.

Communiqué de pressedu collectif Artivistes

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Noël Godin, dit Le Gloupier ou l'entarteur, est un agitateur anarcho-humoristique.Réalisateur, chroniqueur, acteur, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : Anthologie de lasubversion carabinée (L'Âge d'homme, 2008, nouvelle édition revue et complétée),Entartons, entartons les pompeux cornichons ! (Flammarion, 2005) et Grabuge ! Dix réjouis-santes façons de planter le système (en collaboration avec Aimable Jr, Benoît Delépine etMatthias Sanderson, Flammarion, 2002).

guérillarire

Entretien avec Noël GODINPropos recueillis par Mathieu BIETLOT. Bruxelles Laïque Echos

La

par le

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Le Festival des Libertés a fait sien leslogan de Fela Kuti, “Music is aweapon”. On peut dire que, pour toi,l’humour est une arme. Est-ce davan-tage une arme pour attaquer les puis-sants, titiller les dominants et les gêneraux entournures ou une arme poursusciter la révolte des dominés, inviterles gens à s’indigner et s’insurger ?

C’est les deux à la fois ! Evidemment,c’est une arme redoutable pour désaxer,épouvanter l’ennemi en recourant àl’imagination, aux attaques surprises etamusantes. C’est une arme d’autant plusredoutable que les actions d’humoristesoffensifs sont, en général, fort populaires.D’autre part, pour le moment, on vit unepériode extraordinaire où la plupart desmilitants politiques, même les pluscoincés du cul et du reste, commencent àréaliser que l’humour d’attaque peut faireavancer les processus de révolte plus viteet mieux que les moyens de révoltes clas-siques qui semblent à peu près touspérimés.

Il y a donc une vertu pédagogique del’humour ?

Oui, une vertu pédagogique et thérapeu-tique totalement importante et anti-militante. Il y a une régénération tout à faittonique des mouvements contestataires.On peut prendre l’exemple de la manifes-tation des “indignés” du samedi 15 octo-bre à Bruxelles. Avant, on aurait eu unemarche compassée, très encadrée pardes leaders et des services d’ordre avecdes slogans tout à fait convenus, dansune ambiance un peu grave, grotesque-ment boy-scout, sans aucun intermède

amusant. Ce que nous avons eu samedi,c’est de la joie, de la fantaisie, de l’imagi-nation… Avec bien des lacunes certes,mais il y avait des costumes hétéroclites,des danseurs de samba, des slogans“culculs” comme toujours mais pas malde slogans chouettes aussi comme :“Peuples, levez-vous !”, “Vous ne nouslaissez pas rêver, nous ne vous laisseronspas dormir”. C’était magnifique ! De plus,circulait une belle électricité affectueuse ethumoristique dans le cortège. C’était constellé de petites actions cocasses quipimentaient le tout, comme l’attaque dedistributeurs de billets, le lancer deschaussures par-dessus les grilles de laBourse. Il y a même eu une fausse contre-manifestation de droite qui, contre touteattente, a été prise au sérieux par lesagences de presse qui l’ont reflétée dansles médias. Les activistes mis sur leur 31scandaient des slogans comme : “So-so-so-solidarité avec nos amis les ban-quiers”.

Il y a une réinvention du mouvementrebelle qui devrait aller beaucoup plus loinencore dans la voie du rire transgressif.Partout où la contestation réapparaît, il y ades franges importantes d’activistes bur-lesques qui entrent en action et sont trèsbien accueillis et répercutés par lesmédias. On va vers la guérilla par le rireque préconisaient, dans la période 68, lesyippies [Youth International Party] améri-cains électrisés par Abbie Hoffman etJerry Rubin qui n’arrêtaient pas detrompeter que la révolution ne pouvait sefaire que dans le plaisir, le gag, ladéfonce : “Tout, tout de suite !” Le monderévolutionné était ce qu’il y avait lieu deproduire tout de suite. Un monde rigolo !

Or, à ce moment-là, l’esprit de sérieux fai-sait la pluie et le beau temps dans la plu-part des mouvements contestataires. Lemilitantisme rigide régnait. J’ai eu l’occa-sion de vivre mai 68 à Paris sur les barri-cades. Il y avait un terrible désir de vraievie tout de suite, gâché par unencadrement psychorigide des idéologiesmarxistes léninistes et des organisationsde gauche. Ces groupuscules n’étaientplus là pour staliniser la manifestation desindignés. Les tentatives de récupérationgélatineuse ne vont pas manquer mais,pour le moment, le mouvement dépasseles indignés, il court-circuite les points derepères classiques.

Dans les mouvements de contestation,l’humour est donc plus populaire, plusmédiatique que le militantisme vieilleécole un peu rigide ou dogmatique.Mais par rapport au reste du flot de dis-cours médiatiques et politiques, quelleest la portée de ces actions ? Nepassent-elles pas pour folkloriquesface à tout le matraquage qu’il y aautour ?

Ce qui importe, c’est que ces actions, cescoups d'éclat humoristiques atteignent lesrebelles potentiels. L'opinion publique, ons'en fiche. Je ne suis pas de ceux qui mi-sent sur un grand complot stratégiquepour faire décisivement avancer le mouve-ment. Ce qui compte, c’est que celabouge vraiment. C’est que les actionsspontanées et comiques se multiplient eton verra bien où cela nous mènera. Pourle moment, il se passe quelque chose etl’on ne peut pas déterminer ce qui advien-dra ni si c’est plus efficace que d’autresmoyens de lutte. La notion même d’effi-

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cacité me semble douteuse. Ce quiimporte, c'est qu'on riposte contre le sys-tème spontanément, imaginativement eten rigolant beaucoup car l'on sait quel'ennui est toujours contre-révolutionnaire.

Quelles sont pour toi, aujourd’hui, lescibles principales de cette subversion ?Si l’humour permet de titiller, de bous-culer des normes, des tabous ou despouvoirs, quels sont les normes, lescodes moraux à bousculer en priorité ?

Outre les ennemis classiques – toutes lesformes de pouvoir –, la cible excellem-ment désignée pour le moment, c’estnaturellement la haute finance. A côté decela, le combat se poursuit contre toutesles normalités-flics, contre les tabous etles interdits. Ce qu’il y a de très nouveaudans la contestation d’aujourd’hui, c’estqu’elle n’est plus télécommandée pardes : “Préparons le grand soir et demainnous révolutionnerons tout !”. Assezcurieusement, les mots de désordre situa-tionnistes sont passés dans la foule :“Créons notre vie tout de suite à notreguise !”, “Vivons dans la fiesta !”. Le grandennemi des situationnistes en ’68, c’étaitle travail. Partout autour de nous, il y a deséloges spontanés ou plus élaborés de laparesse, de l’oisiveté. On se rend de plusen plus compte que ce qui prime, c’est dese faire du bien à soi-même et à tout ceuxqui nous bottent. Nietzsche appelait ça“se bienfaiteuriser” les uns les autres. Behoui, ce qui compte, c’est que chacuncons truise sa vie comme cela lui chante,c’est cela la révolution. Ce n’était pas dutout dans l’air en 1968. Ces revendi-cations euphorisantes étaient contrées pardes slogans marxistes léninistes. C’était

l’époque de : “Arrêtons avec l’économiebourgeoise et refondons l’économie”,dans les meilleurs des cas, “avec des con-seils ouvriers”. Aujourd’hui, on pourraitparler de conseils anti-ouvriers puisque lefameux slogan situationniste “Ne travaillezjamais !” est passé dans les têtes de biendes guillerets rebelles. Il y a une plusgrande qualité d’intelligence spontanéeaujourd’hui, une plus grande générosité,dans les masses en pétard qu’avant caron ne veut plus gober aucun hameçon. Onen a marre des encadrements, des lea-ders. Les chefs révolutionnaires ne sontplus là. Nous en avons eu un exempleloufoque à l’assemblée des indignés, dansle parc du Cinquantenaire où tout lemonde, absolument tout le monde, étaitcroquignolettement invité à s'exprimer,comme dans l'Odéon occupé en mai 68,alors qu'on était des milliers. Ce qui nepermettait à aucun aspirant petit chef dela ramener pour tenter de s'octroyer uneparcelle de pouvoir. Il y avait là un climatde vraie liberté impulsive et je pense quela solution à tous les problèmes dans lemonde, ce sont des assemblées révolu-tionnaires qui prennent toutes les déci-sions : comment tout réinventer ensembleillico, en autogestion, comme à Kronstadtou dans l’Espagne anarchiste, commedans l’Ukraine libérée ou dans les bas-tions flibustiers comme Libertalia, avecencore bien plus de fantaisie créatrice.

Peut-on en déduire que nous vivons unair du temps moins oppressant, moinsaliénant, moins contrôlé qu’aupara-vant ?

Pas du tout ! Je traduis un certain opti-misme par rapport à la contestation car il

y a quinze ans, elle n’existait même plus.Mais à côté de cela, on sait que la chapede plomb est pire que jamais, que tous lesmédias sont sous contrôle. Que tout estdégueulasse, que tous les élémentairesdroits sociaux sont en recul. Tout s’enve-nime, tout empire. Ce qui est peut-êtreune bonne chose. A partir du moment oùil y a de plus en plus de contestataires quiveulent vivre dans la joie, dans la vraielucidité critique, et que l’establishment estacculé à devenir de plus en plus oppressifet a de plus en plus de mal à récupérer lesnouveaux élans, cela va clasher joliment.Nous sommes quelques-uns à espérer unnouveau mai 68 qui irait beaucoup plusloin dans la réimagination de tout tout desuite, en plus poilant.

Tout ce qu’on vient de dire concernel’humour dans le mouvement contes-tataire. Je voudrais qu’on parle un peudes humoristes “professionnels”.N’ont-ils pas plus de difficultés qu’a-vant à être subversifs ? Rencontrent-ilsplus de censure ?

Pour qu’on censure la subversion, il fautencore qu’il y ait des subversifs transgres-sifs. Or, de nos jours, il y en a bien peu. Endehors des amuseurs vraiment corrosifscomme Christophe Alévêque, DidierPorte, Stéphane Guillon, les Grolandais ouGaspard Proust, la plupart des nouveauxcomiques sont peu politisés, bon enfant etnon-gênants pour le système. La plupartdes nouveaux talents fantaisistes, par exemple, découverts par JamelDebbouze, qui est un type bien, manquentd’esprit de frappe. On sait qu’à la radio etsurtout à la télévision, il n’y a presque plusde poches de résistance alors que nous

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avons des centaines de chaînes. EnFrance, il reste, évidemment, lesGrolandais qui vont extrêmement loindans la drôlerie agressive, un peu à laReiser, Hara Kiri vieux style. C’est formida-ble, ils restent en place parce qu’ils sonttellement populaires que Canal +, quipense “sous” avant tout, n’y touche pas.Les Guignols de l’info sont assezamadoués. Leurs fers de lance sont partisdepuis belle lurette : Benoît Delépine ouJean-François Halin, acoquinés tous deuxavec le Groland. La direction de Canal +tient bien en mains la relève. Nous avonsaussi chaque semaine dans Salut les ter-riens de Thierry Ardisson le billet deStéphane Guillon qui reste totalement librede déconner après ses infortunes avecPhilippe Val à France Inter. Mais c’est àpeu près tout et c’est effrayant. Il y enavait d’autres avant. L’an dernier, dans untalk-show de l’affreux Franz-OlivierGiesbert, on laissait Nicolas Bedos totale-ment libre d’aller aussi loin que StéphaneGuillon dans l’humour explosif. Pour lemoment, il n’est plus là. Mon amiChristophe Alévèque a eu tellement d’ac-crocs avec la productrice CatherineBarma qu’il a renoncé à passer à la télévi-sion. Il y avait dans l’émission du sa-medi soir de Laurent Ruquier, un tandemassez impossible : Eric Naulleau et EricZemmour qui maltraitaient la plupart desinvités et qu’on laissait déconner alorsque leurs remplaçantes sont totalementmollassonnes. Eric Zemmour n’est pas dumême bord que moi, il a été entarté pardes potes bruxellois, mais je trouve assezeffrayant qu’il soit muselé à son tour. Cesdeux chroniqueurs étaient des ennemis,on se bagarrait contre eux mais, avec eux,cela bougeait un tout petit peu à la

téloche. Il n’y a pas de nouvelle émissionqui soit insolente. Il reste bien le débat endirect, animé par Frédéric Taddeï, où onlaisse chaque invité s’exprimer sans jouerau gendarme. Mais malgré sa forte au-dience, ce talk-show quotidien est devenuhebdomatdaire. On constate d’ailleursque s’il invitait des lustucrus venant d’unpeu partout, il y a eu très peu de déra-pages puisque les subversifs cinglants quidésirent faire la révolution, on les compteaujourd'hui sur les doigts d'une main.

Cependant, si c'est la cata à la télé, celava un peu mieux à la radio car il y toujoursl’indispensable émission quotidienne endirect de Daniel Mermet. Mais on se rap-pelle ce qui s’est passé sur la mêmechaîne, avec l’horrible Philippe Val et sesévictions.

Pour terminer, une petite questionpiquante, soufflée par Jean Bricmont :l’entartement n’est-il pas une manièrede couper court au débat avec desgens avec qui il y aurait lieu des’engueuler et de contre-argumenter ?

Je reconnais bien là Jean Bricmont qui atrès mal vécu l’entartage de MonseigneurLéonard, de même que Pierre Kroll qui l’adéploré. Jean Bricmont, que j’aime beau-coup, me fait rire car je suis de ceux quiconsidèrent qu’il n’y a pas à blablater maisà partir à l’offensive. Il est très précieuxd’avoir des orateurs incisifs comme JeanBricmont ou Serge Halimi ou MichelCollon. C’est bien qu’ils soient là pourdémonter implacablement le système etdéconstruire tout ce qui est mensonger.C’est bien qu’il y ait des dessinateurshumoristiques accueillis partout, comme

Pierre Kroll. A côté de cela, il est néces-saire qu’il y ait des humoristes plus malo-trus qui ne sont pas, eux, les bienvenuspartout, comme ceux qu'on trouve dansles revues satiriques comme Siné men-suel ou Psikopat. De plus, je suis absolu-ment contre toute forme de dialogue avecles cancrelats. Jean Bricmont était là pourdialoguer avec Monseigneur Léonard,cette crapule, ce serial killer anti-capotesqui devrait être bien content de n’avoirreçu que des tartes à la crème. JeanBricmont est comiquement dépassé dansce genre de situation. On pourrait encorelui répondre que la tarte à la crème est, àsa façon, un sacré outil de dialogue.

Tu touches un point très important dudébat car je considère que dans la notionde liberté d’expression, il faut inclure laliberté de foutre le bordel, la liberté d’en-tarter, de passer à la caricature en actequ’est l’“entartement”. Et qu'il estsouhaitable de combiner la méthodeBricmont avec la méthode Le Gloupier.C'est-à-dire encanailler les théoriciensbrillants qui font un vrai travail de sapecorrosif avec les nouveaux guérillerosloufoques qui opèrent d’une toute autremanière : les Yes Men qui réussissent descanulars inouïs, le mouvement desdésobéissants en France avec les faussesmanifs de droite, les occupations dans lajoie, les dégonfleurs de pneus, lesboucheurs de serrure qui prolongent lecombat de mon ami Robert Dehoux. Il y aplein de nouvelles façons de contesteravec un humour fou. Portons un toast àtous ces garnements. J’applaudis mêmeles nouveaux terroristes Blacks blocs quine s’en prennent jamais aux personnesmais uniquement aux marchandises. Les

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affreux cocos décrits dans les médiassont en fait de très sympathiques jus-ticiers rocambolesques. Vive aussi lesquelques artistes qui osent aller loin dansleurs films, comme Benoît Delépine etGustave Kervern. Ce qui est totalementscabreux, c’est qu’il y en ait si peu car lacensure n’existe pas au cinéma. Il y a unecensure économique qui fait que certainsfilms se font et d’autres pas. Mais BenoîtDelépine et Gustave Kervern nous prou-vent qu’il est possible aujourd’hui d’attein-dre le grand public avec un contenu sulfureux à travers la machinerie de la dis-tribution bourgeoise. Leur dernier film LeGrand Soir, dans lequel j’apparais, va trèsloin puisqu’il propose la révolution tout desuite. Ce film va faire un bien fou et vacontribuer à la cause de la révolte pimen-tée.

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Quelques lectures conseillées par Noël Godin pour aller plus loin :• Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi, Artivisme, art militant et acti-visme artistique depuis les années 1960, Editions Alternatives, 2010.

• Autonome a.f.r.i.k.a. gruppe (Luther Blissett et Sonja Brünzels), Manuelde communication-guérilla, trad. de l’allemand par Olivier Cyran, LaDécouverte (“Zones”), 2011.

• Collectif, Désobéir par le rire, Le Passager clandestin, 2009.

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“Tandis que le roi cheminait fièrement à la pro-

cession sous son dais magnifique, tous les

hommes, dans la rue et aux fenêtres, s'écriaient :

“Quel superbe costume ! Quelle traîne ! Quelle

coupe !”. Nul ne voulait laisser deviner qu'il ne

voyait rien sous peine de passer pour un niais

ou un incapable. Jamais les habits du roi

n'avaient excité une telle admiration.

- Mais il me semble qu'il n'a pas du tout

d'habits, observa un petit enfant.

- Seigneur Dieu ! Écoutez la voix de l'inno-

cence ! dit le père.

Et bientôt on chuchota dans la foule en répétant

les paroles de l'enfant. Il y a un petit enfant qui

dit que le roi est nu ! Il n'a pas du tout d’habits !

s'écria enfin tout le peuple.

Le roi en fut extrêmement honteux, car il com-

prit que c'était vrai. Cependant il se raisonna et

prit sa résolution :

“Quoi qu'il en soit, il faut que je reste jusqu'à la

fin !””

Les habits neufsde l’EmpereurPar Alec de VRIESPhilosophe

Hans Christian Andersen, Les habits neufs de l'Empereur

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L'humour, une définitionpossible de la subversion

L'humour est directement subversif. Parrapport à la norme, il introduit une faille,une fuite, au risque de faire s'effondrercomme un château de cartes les édificestrop rigides. L'humour est à distinguer del'esprit, cher aux salons de l'AncienRégime, comme il est à distinguer del'ironie triste des plateaux télé de notreauto-proclamée “postmodernité”. L'hu-mour, comme la subversion, est réticent àtoute définition ; tous deux sont avant toutdes questions de méthode. Comme touteméthode, celle-ci prouve le chemin enmarchant. On peut cependant, au sujet del'humour, prendre le risque de lui adjoindretrois caractéristiques fondamentales.

Il est une activité réflexive, esthétique et transformatrice :

Réflexive : dans le domaine vaste de lacomédie et des diverses manières dedéclencher le rire, l'humour a avant tout lacapacité de pouvoir s'appliquer à soi-même. Dans l'humour, Je est un autre etforme le principal sujet. Un narcissismeméthodologique s'applique à démontrerla distance entre le sujet particulier et sonrapport à l'universel. Charles de Coster apris comme origine du nom de son hérosUylenspiegel, prince des humoristes, lesdeux attributs de la réflexion, l'unphilosophique, l'autre optique, à savoir lachouette et le miroir.Esthétique : qui dit humour dit création,une étincelle de chaos est invoquée au

sein d'un ordre donné et contraignant. Ils'agit de faire sortir un diable d'une boite.C’est cependant une démarche artistiquerisquée, surtout quand elle fait apparaîtreun roi comme nu. Invoquer imprudem-ment des forces chthoniennes a toujourseu l'heur de déplaire au pouvoir en place.

Transformatrice : l'humour introduit unefaille entre un avant et un après, il accom-plit une réaction irréversible. Quand l'hu-mour réussit, il est immédiatement troptard, le mal est fait. La réalité apparaît dèslors sous un jour plus complexe et plusinquiétant. Derrière le voile des ap-parences particulières, se dessine furtive-ment le destin tragi-comique de notrecommune humanité.

L'humour, entre le bel esprit et la société du spectacle

En humour, il ne s'agit pas seulement de“faire rire” ou “d'être drôle” mais aussid'en payer le prix. Un bon mot s'il veutprétendre au titre d'humour n'est jamaisgratuit. Il doit dépasser les convenancesde la conversation polie et abolir le bruitsocial qui anime les interlocuteurs. Laconversation, jusque là simple jeu mon-dain, se métamorphose dès lors en unemise en abîme que tente tant bien quemal de conjurer un rire d'autant plus fortque le scandale est grand. Ainsi, le bouf-fon du roi, révélant au détour d'uneplaisanterie tantôt un complot tantôt, àl'instar du Folial de Michel deGuelderode, un royal adultère, court tou-jours le danger de se voir étrangler dansun mortel jeu de rôle.

Cette dimension autodestructrice de l'hu-mour le distingue ainsi du trait d'esprit,arme en usage à la cour à l'époque de l'apogée de l'Ancien Régime. L'esprit,com-me on l'appelait alors, consistait enune sophistication complexe alliant l'artde l'escrime à celui de la conversation. Ledanger résidait non pas dans le risque liéà la transgression ou la subversion desnormes en usages, ces normes formant lesuprême arbitre de cette compétition,mais dans celui de perdre sa place, et delà son rang, pour notre champion ou notrechampionne des salons. Les règles sévè-res et les enjeux des joutes de l'esprit nelaissent dès lors pas la place à l'humour,activité pour laquelle il est nécessaireavant toute chose de baisser sa garde etd'affronter la terreur qui s'ensuit.

Notre époque du divertissement généra-lisé a retenu de ces joutes en perruqueune ironie triste qui sert à la bourgeoisie d'ersatz d'esprit de l'Ancien Régime. Achaque instant, il s'agit de rappeler per-versement la norme et de sanctionnertout écart de goût, de comportement oud'attitude par rapport à ce qui est attendude la production. La fonction conférée estavant tout de discipliner les corps et lesâmes en remplissant de terreur les spec-tateurs exposés en permanence au spec-tacle du supplice des individus déviantsdont il est de bon ton de se moquer. Cetteironie de la société du spectacle accom-pagnée de son concert d'experts en sar-casmes exerce une fonction de normali-sation du corps social. Cette dernière sefait en parfaite correspondance avec lanormalisation des produits industrialiséset des procès de production d'unesociété pratiquant l'utilitarisme jusqu'à

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l'absurde et la recherche de profit jusqu'àla nausée.

L'humour n'a pas non plus sa place danscette société du spectacle, si ce n'estdans les marges et dans les accidents de production qui émaillent un ordre capitaliste fier de sa maîtrise et sûr d'avoirinventé, pour le bien de tous, le meilleurdes mondes. Cette ironie médiatiqueavec ses rires sarcastiques et ses plaisan-teries de corps de garde n'est après toutque le “sourire du knout” d'une sociétéayant érigé l'esprit de sérieux et l'usagede la violence en vertus capitales et dontles maladies de civilisation sont la famineet la dépression nerveuse selon que l'onoccupe l'hémisphère sud ou nord.

Diplomatie ou barbarie

La plus inquiétante forme de comiquesocial reste cependant celle qui émane du“plus froid des monstres froids” commel'appelait Frédéric Nietzsche, à savoirl'Etat. Un État, par définition, n'a pasvocation à faire de l'humour, il incarne etpratique la norme et n'entend pas quecette dernière soit transgressée, souspeine d'exercer son monopole de la vio-lence. Aussi quand ce dernier se met àfaire de l'humour noir, il n'y a certaine-ment pas lieu de rire car c'est là le symp-tôme le plus sûr que quelque chose degrave se passe. Ainsi, quand pour répon-dre à une logique de “flux migratoire”, ilse met à construire des centres qui nesont pas des prisons mais dans lesquelsles résidents qui ne sont pas des prison-niers sont pourtant assignés à résidencesous prétexte que leur droit de résidenceleur a été refusé. Ce comique involontaire

de la part des tenants de la force et de lanorme est un des symptômes les plussûrs que l'on se trouve confronté à uneforme de barbarie. Pour répondre à cettebarbarie, une stratégie possible est cellequi consiste à rendre à l'humour ses con-ditions de possibilité.

L'humour, au contraire de l'esprit ou del'ironie, n'est pas une arme. Son but n'estpas de tuer ou de blesser et encore moinsde neutraliser. Son irruption oblige à pren-dre parti face à une situation sur laquellele pouvoir avait imposé le silence. Il est unrévélateur et un catalyseur destiné àprovoquer une réaction face à ce qui,sous le couvert de bonne gouvernance oude saine gestion, camoufle une politiquesouvent infâme. L'humour n'invite pour-tant pas directement à prendre les armes.Il laisse toutes ses chances à son adver-saire pour corriger le tir. Cependant, cedernier, mis à nu et non pas mis à mort,persiste dans une attitude, prétextantl'absence de choix. Plutôt que d'aller serhabiller, il s'enfonce alors dans le plushaut ridicule mais toujours de son proprechef. L'humour consiste alors en cetteforme de diplomatie qui revient à prendreet à restituer le pouvoir en inventant sonpropre jeu plutôt que de jouer le jeu dupouvoir.

L'empereur est nu et, fort de son pouvoir,il n'en veut rien savoir. Pourtant le peuple,poussé par l'innocence de l'enfant rieur,apprend à se manifester de manièreautonome. Il y a dès lors fort à parier quele souverain devra maintenant apprendreà composer avec ce nouveau peuple.

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Maurice est vendeurd’aspirateurs, du moinsc’est là son métier principalcar, à ses heures perdues,il est gynécologue.Effectivement, bien quen’ayant pas le titre requiset exerçant illégalementla profession, il lui estarrivé qu’au détour de lavente à domicile d’unaspirateur, il ait proposéune visite médicale gratuite à des femmesissues du milieu populaire, ce qui lui a valu dix chefs d’inculpation pour viol. Je l’ai rencontré hier.

Renverser le tragique :rire et humour en prison

Par Christophe ADAM Maître de conférences

à l’Ecole des sciences criminologiques de l’ULBChargé de cours invité à l’UCL.

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Les autres m’avaient dit : “Tu vasvoir Renato ?”. Je me suisdemandé : pourquoi ce surnom ?Et j’ai compris lorsque je l’aicroisé, c’était effectivement

quelqu’un au look “Cage aux Folles” avecses mèches blondes et son air efféminé. Illui est arrivé de me demander pourquoilors de ses séances de drague à la dis-cothèque d’un casino de la région, lesfemmes refusaient de danser avec lui :“Vous trouvez que je pue ? Sinon j’achètedu déodorant industriel ! Il paraît que c’estefficace”, j’étais cloué sur place, jamais ilne mettait en lien son “air de PD”, commelui avait dit “Grosse-Lèche”, son co-détenu, avec ses échecs au casino… Pourla parenthèse, “Grosse-Lèche” (le biennommé !) tenait son surnom du bruitdégoûtant qu’il faisait avec sa languelorsqu’il parlait, langue qui sortait de sabouche, je crois que Maurice ignorait cesurnom. Il me confiait aussi son secret devente des aspirateurs suivi ou non dubonus de la prestation médicale gra-cieusement offerte : “J’écoute Tina Turnerdans le radiocassette de la voiture, je lemets à fond, c’est la chanson “I’m simplythe best !” et ça me motive pour toute lajournée !”, je l’ima-ginais dans sa voiture.Depuis quelques jours, il me disait prendredes “cours de drague” avec “Grosse-Lèche” qui était tombé subitementamoureux de sa belle-fille de 13 ans,l’amour ça ne s’explique pas me dit-il… Ilen connaissait un rayon. Maurice allaitrévolutionner le monde des assurances, ilavait aussi fait pas mal de porte-à-portedans le domaine et n’arrêtait pas de meraconter les subtilités des niveaux hiérar-chiques dans l’entreprise, il était undes meilleurs de sa région et lors d’un

concours organisé par l’entreprise il avaitgagné le “pin’s d’or”. Hier, je me suisécroulé de rire : je devais rencontrerMaurice, il voulait passer le “Rorkak” (pourRorschach1), je suis allé directement verssa cellule et l’agent a ouvert en disant :“Docteur ? Il y a quelqu’un pour vous…”.Ca avait fait le tour de la prison queMaurice avait “joué au docteur”.Cependant, Maurice, lui, ne riait pas, jepense qu’il en était incapable, c’est ce quiest pathétique au fond dans cette petitehistoire, il n’avait pas conscience qu’onpouvait rire de lui, c’était le plus triste. Parailleurs, il s’inquiétait énormément pourson aquarium de poissons exotiques etpour “la chatte de sa mère” qu’il avaitrecueillie après le décès de sa maman,depuis qu’il était entré en prison, person-ne ne pouvait s’en occuper et ses pois-sons allaient périr… “Vous comprenez ladétresse de mes poissons japonais si jereste une minute de plus ici, et que va fairela chatte de ma mère?”.

Cette tranche d’observation ethno-graphique est issue de ma recherche surles services psychosociaux en milieu car-céral2 où il m’a été donné d’étudier le rireet l’humour intimement liés au quotidiende travail des assistants sociaux et despsychologues lorsqu’ils sont confrontés àla souffrance humaine et aux particularitésde la rencontre avec ceux qui, commeMaurice, sont appelés “délinquants sexu-els”. Pour ces travailleurs, l’enjeu est biende renverser le tragique ou le pathétiquepar le rire et l’humour, deux puissantsopérateurs difficilement objectivables3 etmoquant un certain sérieux scientifique.On pourrait dire que ces professionnelstransforment chaque jour la souffrance en

plaisir, ce qui permet de continuer à tra-vailler dans un univers décrit le plus sou-vent comme sordide et y trouver satisfac-tions et marges de manœuvre. Pour lechercheur, il importe de saisir cesphénomènes en évitant de les loger sim-plement dans la niche morale de la dénon-ciation de la moquerie car il est mis àl’épreuve de pouvoir dépasser ses indi-gnations et ses réactions épidermiquespour être en mesure d’en saisir l’étourdis-sante complexité.

S’éclater

A prendre ces extraits dans leur littéralitéet au premier degré, ils n’ont rien de risibleet confinent à l’absurde. Ce cas, commetant d’autres, témoigne d’une extrêmenaïveté que l’on rencontre souvent enmilieu pénitentiaire. Il est pathétique, faitparfois pitié. Le pathétique ici trahit lesérieux, le détenu était très sérieux en meracontant tout cela, si sérieux que j’ai dûen rire pour moi-même mais aussi pourtenter de dépasser ce pathos ; cesmotions comiques nous mettent en rap-port avec ce qu’il y a de radicalement sur-prenant chez l’être humain, ce à quoi onne peut s’attendre. Si cet extrait faitréférence à un auteur d’infraction à carac-tère sexuel, ce n’est pas un hasard, dansla mesure où les curiosités de la conditionhumaine dérivant de la sexualité sontpeut-être les plus étonnantes de toutes.Dans ce passage, j’ai “éclaté” et me suis“effondré” de rire, je n’en “pouvais” plus,ce qui en dit long sur ce que le rire a deparadoxal, révélant ainsi sa puissanced’éclatement et d’effondrement, on s’ef-fondre pour ne pas s’effondrer, on s’éclatepour ne pas éclater, on n’en peut plus de

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rire parce qu’on n’en peut plus d’enten-dre... On peut même mourir de rire…

Une fois encore le rire nous renvoie à nosattentes, permettant ainsi de mieux lespercevoir en ce qu’il vient les balayer,comme celui qui chute devant nous etdont il nous arrive de rire du malheur. Parconséquent, les moments où l’on rit devien-nent décisifs comme données qui peuventavoir du sens dans l’interaction avecl’autre : le rire se situe au-delà de sa fonc-tion purement cathartique, purgative d’af-fects, acquérant ainsi une fonctionnalitéqui gagnerait à être davantage exploitéecar, du rire et de la capacité à pouvoir rirede soi si décisive, nous ne trouvons jamaistrace dans les rapports psychosociaux4

qui doivent être sérieux, surtout depuisqu’ils sont spécialisés à l’égard des délin-quants sexuels… Pourtant, le rire c’estsérieux.

Du tragique au comique

En outre, à côté de cette fonction cathar-tique, nous pouvons extraire une autrefonction : la fonction de renversement dutragique en comique. Cette fonction m’aété donnée à entendre lors d’un entretienavec une psychologue qui soulignait que,si elle riait, c’était pour ne pas pleurer faceà des situations tragiques comme cellequ’elle a pu me raconter et qui l’avait con-sidérablement affectée, le jour où undétenu lui avait confié s’être fait violer encellule. Ce jour-là, j’étais présent et jel’avais vue revenir de l’entretien la mineabattue, ne riant pas du tout. Il n’est pasdu tout rare que le rire en prison prenneune tournure extrême tel un “fou rire”, rap-pelant que la folie – l’insensé – y est aussi

à l’œuvre ; mais il y a également desmoments pour rire comme lorsqu’on ditqu’après la réalité douloureuse d’uneépreuve, on peut enfin en rire et ce n’estpas au moment même. Le rire vient sesubstituer aux larmes et l’on peut ainsi,paradoxalement, pleurer de rire…

Rire des autres

Dans ses travaux portant sur les tra-vailleurs du secteur non-marchand,Abraham Franssen a envisagé le rôle del’humour qui, selon lui, “manifeste l’irré-ductibilité de la tension [identitaire] et cons-titue une stratégie de gestion de celle-ci.L’humour est une manière de rester sujeten mettant à distance les tensions identi-taires”5. Bien que l’auteur, dans la séried’exemples qu’il donne pour rendrecompte du rôle essentiel de l’humour,n’opère pas de distinction entre rire col-lectif, rire individuel, rire de soi ou del’autre, ses quelques lignes sur l’humouren lien avec les transactions identitairessuscite la réflexion. En effet : sur mes ter-rains, il semble bien que les praticienssoient plus enclins à rire d’autrui qued’eux-mêmes, ils ne pratiquent pas l’auto-dérision ainsi que Franssen l’a observé,mais tendent à tourner l’autre en dérision.Cette différence me paraît pouvoir êtremise en perspective avec la questionidentitaire et la sauvegarde que rire del’autre vient opérer : pour pratiquer l’auto-dérision et non la dérision tout court, il fautdisposer d’une stabilité qui permet de sepenser comme objet d’une activité telleque le rire, stabilité qui ne semble paspouvoir prendre assez de consistance enmilieu carcéral6. Rire de soi constitue, dèslors, une menace de plus à une identité

professionnelle déjà bien entamée par desfonctionnements destructeurs.

Sortir du tragique par le rire et le faire rire,c’est chercher, tenter activement de setrouver une marge de manœuvre quipuisse rendre le praticien compétent et,par là-même, montrer en quoi les col-lègues peuvent aussi le devenir, devenireux aussi capables de prendre en chargeun cas qui n’est assurément pas drôle.L’écoute empathique plonge dans lepathos qui, en milieu pénitentiaire, estsouvent pathétique, le rire transforme ainsicette expérience du pathétique en la ren-dant sympathique et partageable : face àce qui s’impose à eux comme dure et misé-rable réalité, il s’agit de se reprendre, dereprendre le dessus face à ce qui est venules mettre en “dessous de tout” voire“sens dessus-dessous”, ce qui est venules bouleverser et les “mettre en boule”,réclamant ainsi d’eux de se retrouver unecontenance propre, de se tenir debout etnon plus recroquevillés. Freud a mis enlumière ce ressaisissement par le rirelorsqu’il affirme que l’humoriste se retrouvedans la position de l’adulte à l’égard del’enfant, “dans une sorte d’identificationau père”7, dit-il ; même s’il proclame aus-sitôt que cette observation n’est guèreconvaincante et qu’il privilégie le fait que,lorsque quelqu’un dirige l’attitudehumoristique vers lui, c’est pour sedéfendre de ses propres possibilités desouffrance.

Mais nous pouvons donner du crédit etdavantage de conviction à ce que Freud aquelque peu laissé de côté. En effet : cerepositionnement est observable dansmon matériau et, plus encore, en ce qui

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concerne les auteurs d’infraction à carac-tère sexuel qui ont si souvent l’air d’en-fants eux-mêmes et d’en être restés à ceniveau infantile de fonctionnement psy-chique. Nous avons également pu rendrecompte de la grande naïveté de certains,naïveté telle qu’elle en devient risible etqu’il nous faut nous réassurer que nous-mêmes sommes bel et bien des adultes...Freud avait donc à nouveau une remar-quable intuition : le rire fait différence entrel’adulte et l’enfant, il est donc structuranten ce sens, il est appel au tiers.

Se récupérer

Cette reprise de soi par soi-même à tra-vers le rire marque une distance de soi àsoi, puisqu’il est le lieu d’une explicationde soi-même avec ses propres affectstragiques que sont par excellence la ter-reur (tournée vers soi) et la pitié (tournéevers l’autre) dans la doctrine aristotéli-cienne, avec ses tendances intimes aurejet et à l’exclusion (terreur) ou à la com-plicité et à la confusion (pitié). Ce sont lesdeux dangers de la clinique et, plusencore, de la clinique des auteurs d’infrac-tion à caractère sexuel, qui rendent nosaffects plus affectés encore. Ces dangersnaissent de notre rapport à soi et à l’autreet nous risquons toujours de manquer dedistance ou d’en introduire une tellequ’elle fasse disparaître l’autre.

On navigue ainsi entre inceste et meurtre,les Charybde et Scylla de notre humanité ;ainsi, l’explication avec ses propresaffects concerne tant les affects érotiquesqu’agressifs. Le rire constitue dès lors unformidable opérateur qui fait apparaître lacarte des longitudes et latitudes possibles

où se recomposent les rapports entrecelui qui fait rire, celui qui rit et celui donton rit, à la fois “pauvre type” et “saletype”, mais que l’humour fait aimer. Le rirecrée donc un espace communémentpartagé où chacun peut occuper uneposition, et il est à ce titre profondémentdialogique. _____________________________________

1 [NDLR] Le test de Rorschach est un outil clinique de l'éval-uation psychologique de type projectif élaboré par le psy-chiatre et psychanalyste Hermann Rorschach en 1921. Ilconsiste en une série de planches de taches symétriqueset qui sont proposées à la libre interprétation de la person-ne évaluée.

2 Christophe Adam, Délinquants sexuels et pratiques psy-chosociales. Rester clinicien en milieu carcéral, Bruxelles,Larcier, 2011.

3 Je m’explique dans mon ouvrage sur les raisons des diffi-cultés d’objectivation scientifique du rire.

4 Il s’agit ici de documents écrits rédigés dans le cadre d’uneprocédure d’octroi d’une libération anticipée.

5 Abraham Franssen, “Les travailleurs du non-marchand :héros et victimes. Demande de reconnaissance et transac-tion identitaire”, Recherches soc iologiques, vol. 30, n°2, p.178.

6 Voyez le chapitre 2 de mon ouvrage où l’instabilité estétudiée de près.

7 Sigmund Freud, “L’humour”, in S. Freud, L’inquiétanteétrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, pp. 321-328.

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Pourquoi ? Pour qui ? Contre quoi ? Guy Bedos nousl’explique, lors de son récent passage au Festival desLibertés et, par la même occasion, il retrace les originesde l’engagement et de la révolte qui le caractérisent : “Je prends des choses dramatiques pour faire rire, maisc’est un rire qui venge, un rire qui console, un rire quiencourage à se battre. Dans les temps que nous vivons,assez moroses, c’est important”.

Guy Bedos“Faire du drôle avec du triste”Paola Hidalgo et Olivia Welke Bruxelles Laique Echos

©Festival des Libertés 2011. Quentin Van der Vennet

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Au bout de plus de cinquanteans de carrière, Guy Bedosraconte comment il a dévelop-pé sa sensibilitépolitique : “Mon beau-père

était raciste, antisémite… un type odieux.C’est un miracle que je ne l’ai pas tué ! Ilavait été ouvrier et était devenu patron.Alors, quand les gens me disent “Le peuple,je connais, j’en viens”, je me méfie car, sou-vent, ils se conduisent comme desenfoirés… D’une certaine manière, c’est unpeu grâce à lui que je suis devenu ce que jesuis. C’est en voyant comme il était que j’aipris conscience… mais j’aurais pu tout aussibien tuer mon beau-père, à quatorze ans.J’aurais pu, moi aussi, devenir l’un de cesjeunes dont on parle actuellement et quidéfraient la chronique. Dans ce sens, lesméthodes de dressage des enfants délin-quants m’inquiètent… j’ai failli être l’und’entre eux ! Je me baladais avec uncouteau que je plantais dans les portes, aulieu de le planter dans le ventre de monbeau-père…”.

Son engagement pour les Droits del’Homme (il est actuellement délégué de laLigue des Droits de l’Homme française),contre le racisme et la violence envers lesfemmes est le fruit de ce qu’il a vécu, desinjustices qu’il ressentait déjà à l’âge desept ans comme quelque chose d’inac-ceptable. “Mon beau-père était violent avecma mère, il la battait. Je n’ai jamais pu fairedu mal à une femme et ça peut vous paraîtrebanal, mais pour moi, ce ne l’était pas… Sila résilience était un parti politique, je seraisle président ! Je me suis construit exacte-ment à l’inverse de ce que j’ai subi etassisté, j’ai fait tout le contraire”.

Son enfance en Algérie, la prise de con-science du racisme l’ont formé à ce qu’ilnomme la “gauche couscous” en opposi-tion à la “gauche caviar”. De même, il avoueavoir pu enrichir sa pensée grâce à l’influ-ence de figures notoires du monde des let-tres, de la pensée et de la politique commeSimone Signoret, Boris Cyrulnik, Jean-LucMélenchon et Michel Onfray, avec qui il est- ou a été - très proche. Une proximité qu’ilne revendique pas, mais qu’il racontevolontiers, pour permettre de le situer.

Alors, quand nous lui avons demandé cequ’il était urgent de dénoncer actuelle-ment, il répond sans hésiter : “En pleinecampagne électorale en France, c’estSarkozy et les siens. Je veux qu’ils partent.Point. Je lutte contre, parfois je suis mêmeagacé par mes camarades de gauche quis’abstiennent car ils sont trop exigeants.C’est criminel de s’abstenir. Nous avonsSarkozy et Le Pen d’un côté et c’est lamême chose : racisme, discrimination…J’ai dû interpréter Hitler à un moment et çam’a obligé à beaucoup lire sur lui. Et là, enFrance, je retrouve le même populisme quimonte les gens les uns contre les autresen se focalisant sur le chômage, l’immigra-tion. C’est le même discours “la Franceaux Français” qui est derrière. Les Roms,les Maghrébins, les Africains, on cherche àles enfermer. En Allemagne, ça s’appelaitle national-socialisme”.

Mais ce que Guy Bedos a à dire, sescolères, ses indignations, ses coups degueule ou ses coups de cœur, c’est davan-tage sur scène qu’en entretien qu’il les livre.Voici quelques morceaux choisis de sonspectacle qu’il nous autorise à reproduire :

“On m’accuse d’anti-sarkozysme primaireet moi, je réponds : le sarkozyste EST pri-maire ! Je lui réponds dans sa langue !”

“Le triple A, je croyais que ça marchait quepour les andouillettes… mais ça marcheaussi pour les andouilles […] Vous y com-prenez quelque chose, vous, à la crise del’euro ? Les histoires de fric, moi, j’entraveque dalle. L’argent, je l’ai toujours pris dehaut et sur le tard de ma vie, il me le rendbien […] Par contre, je lisais un jour dansLibération, d’un côté l’interview d’un ban-quier d’affaires et de l’autre celui d’un profd’économie. A gauche, en gros carac-tères, “si l’euro survit, les usines mour-ront”, très bien… il faudrait annoncer çaaux prolos qui s’en font pour leur boulot.De l’autre côté on lisait : “Sortir de l’euro :un suicide !”. Ok, d’accord, on va vouslaisser discuter entre vous, on sera trèscontents de savoir qui se sera flingué…”

“On n’arrête pas d’apprendre à propos deces infirmières qui éclatent en sanglots enplein bloc opératoire, on a viré toutes leurscopines, ces profs qui se font cramerdevant leurs élèves, les flics qui seflinguent avec le pétard de service… et lui,qu’est-ce qu’il propose comme urgenceéconomique ?... On va taxer le coca-cola !”

“On se met à lutter farouchement contre lafraude sociale, pas fiscale, sociale… Lesgens qui sont sous le seuil de la pauvreté,on les traite de “tricheurs” de “voleurs”, de“cancer”… on les oblige à travailler gra-tuitement… Il faut s’en prendre aux pau-vres… surtout pas aux riches… des pau-vres, il y en a plus !”.

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Auguste, c’est un nom d’emprunt, fut chroniqueurhumoriste pendant de nombreuses années auxheures de grande écoute, sur la chaîne de radionationale d’un pays européen. Ses actuelles respon-sabilités lui imposent quelques précautions qui nousinvitent à l’interroger anonymement pour les lecteursde Bruxelles Laïque Echos.

Sous les jupesdu turlupinPropos recueillis par Cedric TOLLEYBruxelles Laïque Echos

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De nombreuses radios nationales enga-gent des comédiens, des humoristes oudes journalistes pour animer unechronique humoristique, souvent durantles heures d’émission politique et d’information. Y a-t-il une communautéd’humoristes de ce genre ? Vous con-naissez-vous entre vous ?

Non, on ne peut pas dire qu’il y ait unecommunauté, les places de chroniqueurcomique ne sont souvent pas des“postes à pourvoir”. C’est plutôt au gréd’opportunités que l’un ou l’autre qui faitde l’humour sdans une émission de va-riété ou dont c’est le métier sur scène,est approché par un journaliste ou unéditeur qui le connaît. Les projets nais-sent de rencontres informelles qui parvien-nent finalement jusqu’à la rédaction. Maisce n’est pas un métier en soi. Donc il n’y a pas de communauté. Nousappartenons plutôt à une communautéde journalistes et de chroniqueurs detous poils qui ne se réunissent pas parti-culièrement autour de l’idée d’humour,mais qui composent le collectif de travailde la chaîne ou, au delà, des journalistes.Par contre, quand j’étais chroniqueur,j’étais assez attentif à ce que faisaient lesautres. Vous en avez d’ailleurs deux sym-pas qui ponctuent l’information du matinsur la radio nationale belge.

Mais quelle est l’utilité d’un chroni-queur humoriste dans une émissiond’information ? Est-ce seulement pourdétendre l’atmosphère ?

Je dois vous dire que je ne connais pasvraiment bien l’idée que les rédactions ontderrière la tête lorsqu’elles incluent un

humoriste dans leurs émissions d’informa-tion. Est-ce une question d’audimat ? Est-ce une question de détente ? Sont-ils con-scients que si leurs émissions sont addic-tives, elles sont aussi chiantes? Je restesur ma réponse précédente. C’est unequestion d’opportunités, de rencontres,d’amitiés parfois. […] D’une manièregénérale, il faut garder à l’esprit que lafaçon dont est faite l’information politiquesur les chaînes publiques ne la rend pasaccessible à tous ou évidente pour chacun.Les journalistes ont des codes de langageet ils ne se rendent pas compte que cescodes sont réservés. Les humoristes, parcontre, utilisent des codes plus communs,leur façon de caricaturer la réalité est pluspopulaire et plus accessible que celle desjournalistes. Les journalistes simplifientpour économiser les mots et faire tenir leursujet dans un format très restreint. Leshumoristes simplifient aussi évidement,mais ils utilisent des images, des ficellessémantiques qui, finalement, parlent mieuxà beaucoup auditeurs. Il est arrivé que jereçoive des mails d’auditeurs ou des mes-sages Facebook qui me disaient “en vousécoutant, j’ai enfin compris comment fonc-tionne la politique”. Alors évidement, on nesort pas franchement du registre du rire etde la dérision. Ces propos ne sont peut-être pas très sérieux. Cependant, j’aime lesprendre au sérieux. D’abord pour unequestion d’ego, c’est évident. Mais aussiparce que je crois volontiers que, pour cer-taines personnes, le fond est plus acces-sible par l’humour que par les messagescodés des journalistes d’information.

Comment font les chroniqueurs humo-ristes pour avoir toujours quelquechose à dire à propos de l’actualité ?

Un billet par jour, n’est-ce pas uneréelle épreuve de force avec soi-même ? Ne se fatigue-t-on pas ?

Si, bien-sûr, on se fatigue. Quand on nese fait pas virer pour “déloyauté cons-tante”1, c’est généralement parce qu’onest épuisé, au sens premier du terme,qu’on arrête. L’humour à répétition, laconstance dans le rire, ce regard ironiquerelèvent d’une conformation de l’esprit.C’est comme ces gens qui sont capablesde vous sortir calembour sur calembourou ceux qui génèrent des contrepèteriespour chacune des phrases de leurs inter-locuteurs. Pour nous – en tout cas pourmoi, je ne peux pas parler pour les autres– cela fonctionne de la même façon. Jesuis attentif à l’actualité, je la suis de prèset je m’en amuse. En particulier les politi-ciens sont d’excellents sujets. Ils sonttellement démagogues, tellement tenuspar une obligation de plaire à tout lemonde, qu’ils se contraignent eux-mêmes à en dire le moins possible. Ducoup, leurs discours sont déjà des cari-catures. La langue de bois, c’est du painbéni pour les humoristes (remarquez queje choisis adroitement mes mots : du painbéni dans un canard laïque, c’est pour lemoins subversif). Mais pour résumer, jedirais que notre pratique, en tout cas lamienne, relevait plutôt d’un automatismede l’esprit et d’une attention soutenue àl’actualité. Au départ on s’amuse soi-même et ça coule de source, après, celadevient un automatisme qui marche bienet, à la fin, on est usé et on passe à autrechose. Mais dans la pratique quoti-dienne, quel que soit notre état d’espritpersonnel, les aléas de notre vie privée,notre humeur, nous sommes attendus à

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7h50 avec notre billet (c’est amusantqu’on dise ici “d‘humour” alors qu’à l’an-tenne nous disions “d’humeur” juste-ment) et il est censé faire rire. Alors par-fois nous sommes moins drôles et parfoiscomplètement nuls. Il n’est pas rare quele billet soit le résultat de l’écoute de l’in-formation du petit matin. Si l’inspirationest au rendez-vous, tant mieux, si cen’est pas le cas, l’heure du passage àl’antenne est parfois un grand momentde solitude.

Tous les sujets d’actualité sont-ilsbons pour en faire un billet d’humour ?Y a-t-il des sujets à éviter ?

Il est entendu que l’humour dans uneémission d’information est une affairedélicate. Certains de mes collègues enont fait les frais. On ne peut pas rire n’im-porte comment de n’importe quoi. Il y aun cadre que l’on voudrait parfois bous-culer, mais qui est quand même con-traignant pour nous. Celui dont on parletout le temps, celui de la censure. Dansnotre champ d’action, il relève d’ailleursplus souvent de l’autocensure. Mais il y aaussi celui de la bienséance et durespect. Lorsque l’actualité est au désas-tre humain, ce n’est pas au chroniqueurde faire de l’humour à ce propos. C’est àceux qui vivent le désastre de temporiseravec l’humour. Ce serait certes très sub-versif que le chroniqueur ironise sur ledrame mais ce serait irrespectueux.Donc, dans cette situation, nous servonsun peu de dérivatifs. Nous trouvons unsujet à côté pour, effectivement, détendrel’atmosphère. Alors notre rôle relève plusde l’amuseur public que de l’humoristegrinçant et subversif. Mais je dois bien

avouer que c’est un peu le fantasme quia traversé ma carrière : dépasser les lim-ites et observer les effets. C’est un peuun fantasme de toute puissance, je leconcède. Mais qui sait ? Cela pourraitaussi être un moyen fertile de faire naîtreun sentiment de solidarité ou d’empathiedans le public des auditeurs.

Après, chaque époque a ses modeshumoristiques et la liberté de l’humoristeest aussi une question politique. Dans lespériodes tendues où ceux qui détiennentles rênes du pouvoir à quelque niveauque ce soit, sentent leur pouvoir effectifvaciller, l’humour comme moyen de sub-version représente une menace bien plusgrande que lorsque l’époque est à uneréelle hégémonie symbolique des déten-teurs de pouvoir. Quand ceux qui dirigentse sentent bien à l’aise dans leur fauteuil,cette sorte de subversion n’est ressentiepar eux que comme un risque mineur.Plus qu’une question d’époque, c’estdonc une question de contexte social etculturel. Aux Etats-Unis d’Amérique, parexemple, la tolérance à l’humour est bienplus grande, parce que la liberté d’ex-pression des humoristes et du seconddegré en général, lorsqu’elle se limite àson expression verbale, est beaucoupmoins limitée qu’en Europe occidentale.Il suffit de voir comment les chaînes lesplus propagandistes et réactionnaireslaissent place et accordent une grandeliberté à un humour décapant qui subver-tit et qui annihile l’ordre voulu par lesRépublicains.

Aux humoristes d’ici et maintenant deprendre le risque de repousser les limitesdans un esprit de subversion. De ne pas

se laisser enfermer dans une logiqued’audimat et de sujétion à la hiérarchiemédiatique (et politique, d’ailleurs). Caravant tout, l’humour doit rester un moyende véhiculer la critique et la pratique de lacritique. Et pour cela, il doit rester libre etimposer sa liberté à tous ceux quivoudraient le contrôler et le canaliser. Etquand l’un de nous tombe, sous l’effet del’ennui ou sous les coups de la censure,un autre prendra sa place.

Et Auguste entonne : “Ami si tu tombes,un ami sort de l’ombre à ta place...”_____________________________________

1 Auguste fait référence au renvoi de Stephane Guillon etDidier Porte, exclus de France Inter parce que leurs bil-lets d’humour piquants et subversifs à l’égard du person-nel politique français relevaient, selon le Directeur deFrance Inter, d’une “déloyauté constante”.

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Parce que, bon, il y arire

et rire,quoi !Par Marc OSCHINSKYJournaliste, essayiste et chroniqueur à la RTBF

À contre-courant

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Il n’y a probablement rien de pire pourquelqu’un qui tente de gagner modestement sa vie en faisant rire sescontemporains (allez, disons sourire)que de recevoir un courrier demandant

“4.000 signes sur l’humour en tant quemoteur pour bousculer les tabous et titillerles valeurs dominantes. Et faites ça drôle,mais pas trop parce que nous restons unpériodique sérieux quand même. Bienentendu, nous n’avons aucun budget pourvous payer.”

Généralement, juste après cette entrée enmatière alléchante, vient LA question, cellequi fait trembler les plus bravaches : “Peut-on rire de tout ?” J’ai connu deschroniqueurs, des dessinateurs de presse,voire même des auteurs jouissant d’unecertaine réputation qui, à l’idée de devoirune nouvelle fois affronter cette question,demandaient à leur chat de répondre qu’ilsavaient disparu sans laisser d’adresse, semettaient en arrêt-maladie ou partaient troismois à Bobbejaanland dans l’espoir que, làau moins, personne n’irait les dénicher.

A ce point de l’article, normalement, lejournaliste se doit de redevenir sérieux, des’exclamer que, non, bien entendu, l’hu-mour ne peut pas changer le mondepuisque, c’est comme les élections, s’il lepouvait, ça fait longtemps qu’il seraitinterdit. Quoique, quand même, la résis-tance par le rire, oui, peut-être, c’est undébat intéressant… Il se mettrait à citerl’un ou l’autre humoriste victime de l’un oul’autre régime dictatorial, il n’a que l’em-barras du choix, avant de conclure que,tout compte fait, c’est vrai, l’humour doitdéranger les puissants puisqu’ils traquentceux qui le pratiquent.

Mais finalement, non.Non, tout ça, vous ne le lirez pas ici. Parceque tout ça, vous le savez déjà. Et parceque, si l’humour a bien entendu unedimension politique, il est, avant tout,plaisir zygomatique, souvent sans autrejustification que le rire pour le rire. Si on nepouvait s’esclaffer que des blagues sub-versives, on ne s’esclafferait pas souvent.Et puis, vous, je ne sais pas, mais moi,plus ça a l’air bête, plus ça me fait rire etj’échangerais volontiers tous les sketchesde Guy Bedos contre un seul film deLaurel et Hardy. Un court-métrage, même.

Mais surtout, le rire est un miracle (oui, jesais, ce n’est pas le genre d’endroit pource genre de mot) : celui de quelques motsécrits sur un clavier d’ordinateur qui, à dis-tance et à retardement, vont provoquer,chez un ou une inconnue, une réactionchimique vachement compliquée dans lecerveau, réaction qui se traduira en uneenvie irrésistible de sourire, puis d’ouvrir labouche en émettant, de façon incon-trôlable, des sons rythmés impliquant lavoyelle A (si c’est un rire massif), I (si c’estun rire plus léger) ou U (si c’est un rire unpeu retenu, voire même contraint,oublions ça).

Evidemment, quand il n’y a pas de clavier,mais juste deux locuteurs enfermés dansune geôle infâme et que le sujet de la con-versation est le dictateur grâce à qui ilsont droit à ce séjour, le rire est forme derésistance. Mais même sans tyran dans lecoin, il reste la forme la plus directe decréer une complicité entre deux individus,de se découvrir une sensibilité et uneintelligence commune. Certes, le lecteurrépliquera que, pour arriver à ce résultat,

on pourrait aussi communier à deux à lavision d’un film des frères Dardenne. Oualler écouter, ensemble, Maurane. Onpourrait, mais, curieusement, je préfère deloin le rire (quoique je connaisse desblagues très drôles sur Maurane, mais jene suis pas sûr que ce soit l’endroit ni l’instant).

Bon, bref, c’est pas que je m’embête avecvous, mais le temps passe. En vitessedonc, voici les réponses aux questionsposées par ce numéro. Oui, l’humourbouscule les tabous et libère la parole.Non, à l’accueil que nous faisons à cemoyen d’expression, on ne peut pasmesurer le niveau d’ouverture de notresociété, tout au plus son niveau d’indif-férence. Et les réponses à la question“quelles sont les limites de l’humour ?”sont rangées sur la même étagère quecelles à “peut-on rire de tout ?”, puisquec’est la même question. Et que je n’yrépondrai qu’en présence de mon avocatou sous la torture, selon ce qui arrive enpremier.

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Du sangsur...Par Thomas LAMBRECHTSBruxelles Laique Echos

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Il était prévu de trouver ici quelqueslignes traitant du lien entre l’humour etla censure. Et nous pourrions conclureimmédiatement par le constat suivant :

sauf à se placer délibérément dans l’illé-galité, on n’embastille plus quelqu’un pourun gag, fut-il de mauvais goût. S’il mevenait une irrésistible envie de placer iciun trait d’humour carnavalesque sur unsujet qui fâche ma hiérarchie, voire sur lahiérarchie elle-même, je ne risquerais pasde sanctions pénales, mais plutôt unblâme ou un chômage plus ou moins long,tout au plus. Mon propos ne pourrait doncpas ou plus prendre place ici, il y seraitcensuré. Mais je reste totalement libre del’exprimer ailleurs.

Faut-il s’étonner de la censure dans lecadre d’un contrat de travail ? N’est-ellepas inhérente à la relation qui lie l’employéà son employeur ? Nous pourrionssouhaiter que ce ne soit pas le cas, maisc’est bel et bien la norme en vigueur.

Mais au-delà de ce constat facile, il noussemble opportun d’interroger le lien entrehumour et censure, ces derniers entre-tenant une relation ancienne qui s’inscritdans l’histoire de la liberté d’expression.Le pouvoir en place aura toujours une ten-dance plus ou moins affirmée à censurerce qui dérange et l’humour, a contrario,qu’il soit subtil ou grossier, sera un moyenincontrôlable d’exprimer par détours etsurprises un certain nombre d’idées et depoints de vue en dépit des tabous et desinterdits liés à l’esprit du temps.

Le récent incendie d’un journal satiriqueparisien aurait pu retenir toute notre atten-tion tant il semble proche de notre sujet.

Mais à bien regarder, il s’agit d’un autredébat. Que des individus déterminésveuillent museler qui que ce soit par tousles moyens est une chose, la censure enest une autre. La censure (entendue ausens de l’interdiction d’une œuvre) c’est lefait d’une autorité, pas d’individus isoléset par ailleurs anonymes.

Lorsque l’ancien patron du même journaldevenu responsable des radios publiquesfrançaises avait limogé des chroniqueurssuite à des critiques trop mal dissimuléesd’un ministre en exercice, on se rap-prochait de la définition orthodoxe de lacensure. Mais ces chroniqueurs ont perduleur salaire, pas leur dignité. Ils restentlibres de mouvement et d’expression maisplus sur la radio publique… Il en va demême pour Bob Siné, licencié par lemême hebdomadaire pour des proposestimés antisémites par le directeur. Lestribunaux français ont exprimé un aviscontraire…

Plus proche d’une censure authentique etplus dans l’air du temps, le cas du specta-cle “Sarkophonie, dissection dyslexiquedu discours réactionnaire”1 un spectaclequi a valu à l’organisation d’un festivalartistique de recevoir la remarque suivantede son pouvoir subsidiant : “En ce quiconcerne la programmation, je vois surgirun objet non-identifié qui m'a l'air d'êtreune charge contre le président de laRépublique. Je n'ai rien contre un point devue citoyen, mais on ne peut pas deman-der au ministère de la Culture de subven-tionner n'importe quoi...”2. Spectacle quiétait par ailleurs déjà bien rodé, en toutcas suffisamment pour évincer l’argumentde l’amateurisme et du “n’importe quoi”.

Ce genre de sournoise pression, à mi-chemin entre la censure (techniquementillégale) et l’ingérence artistique semblemonnaie courante dans le monde culturel.Ce qui a pour effet d’encourager les com-portements d’autocensure dans le chefdes programmateurs, voire des créateurseux-mêmes.

***On peut rire de tout, avec tout le mondemais pas dans n’importe quelle situation.Stéphane Guillon, qui avait fait un sketchsur le ministre Besson, en a fait l’expé-rience... Sa caricature scénique auxaccents rappelant sans ambigüitél’Allemagne Nazie n’a pas fait rire sahiérarchie, il a perdu son emploi. LorsqueGuy Bedos, parlant du même ministre,avec autant d’admiration, lors d’une émis-sion télévisée humoristique en directdéclarait : “Monsieur le ministre, je vousencule”. Tout le monde a rigolé. Pourquoi ? Peut-être est-ce simplement une questionde talent. Mais deux éléments apparais-sent comme des variables détermi-nantes : le cadre et le rapport de subordi-nation. Pour ce qui est du cadre, une dis-tinction très simple peut être faite entre cequi est fait et dit sur scène ou hors scène.Dans le cadre protégé d’une scène despectacle, la liberté d’expression est toutepuissante (mais pas absolue pour autant).Lorsqu’on sort de ce cadre privilégié, ons’expose à des jeux de pouvoir inexistantssur scène.

Pour qui taquine les limites du champd’expression scénique, les surprises sontparfois douloureuses comme nous l’avonsvu pour qui sort de l’espace protégé de lasalle de spectacle pour se produire sur les

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ondes publiques (pourtant elles aussi sen-siblement protégées). En guise d’illustra-tion, nous pourrions évoquer ceshumoristes qui ont ébranlé les frontièresde la politique dans le spectacle et duspectacle dans la politique. A l’instar deMichel Colucci, Dieudonné M'bala M'balaa fait les frais de ses sorties de scènes(espace paradoxalement privés) vers l’e-space public. Faire des blagues dans lascène politique et faire de la politique surla scène du spectacle dérange. Ce“dérangement” dévoile probablement leconfort que représente pour le pouvoir lefait que les humoristes restent enfermésdans les lieux qui leur sont dédiés, c'est-à-dire des lieux où le discours est neutra-lisé par le contexte.

Coluche ou Dieudonné agissaient sansêtre tenus dans un rapport de subordina-tion (en tout cas moins que d’autres). Cequi n’est pas le cas des chroniqueurs deradios publiques ou des salariés de lapresse satirique. C’est ce qui leur a permisd’aller – à tort ou à raison – beaucoup plusloin dans la recherche d’une réappropri-ation de la chose publique par l’approcheartistique.

Pour résumer mon propos, la censureaura plutôt tendance à s’exercer lorsquel’acteur est subalterne et qu’il s’exprimeen dehors d’un cadre strictement protégé.Au contraire elle est quasiment inexistantelorsqu’il s’agit d’un acteur indépendant,agissant dans le cadre dans lequel il estattendu.

Reste une question, pourquoi la censures’exerce-t-elle sur quelque chose qui faitrire ? A cette question nous pourrions

consacrer bien des pages, mais nousnous contenterons d’appuyer un point devue déjà exprimé dans cette revue. Cen’est pas parce qu’il fait rire que l’humourest la cible de menaces (individuelle, éta-tique, cléricale ou autres). Nous pouvonsrejoindre Alec de Vries en disant avec luique l’irruption d’un bon mot oblige à pren-dre parti face à une situation sur laquelle lepouvoir avait imposé le silence. Il ne s’agitpas systématiquement de quelque chosede vécu comme dangereux par le pouvoiren question, mais l’humour fait jaillir à l’esprit de tous quelque chose qui étaitplus ou moins enfoui. _____________________________________

1http://le.gendarme.free.fr/2http://www.rue89.com/2011/03/15/cen-sure-dun-spectacle-parodiant-les-dis-cours-de-sarkozy-194999

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Blasphème, caricature et subversionEntre guéguerre grégaireet lutte socialeCedric TOLLEYBruxelles Laïque Echos

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Le mot blasphème vient du grecancien blasphêmía, dérivé debláptein, et signifie injurier. Ladéfinition du blasphème préciseen général qu’il s’agit d’une injure

à l’égard de la divinité, de la religion ou dece qui est considéré comme sacré (ou pluslargement comme respectable).

De tout temps, le blasphème fut conçucomme une injure par ceux qui tiennentaux dogmes et aux tabous sacrés etcomme un acte d’émancipation par lesblasphémateurs. Dans certaines circon-stances et, notamment, après l’amorced’une sécularisation, le blasphème peuteffectivement prendre une forme subver-sive qui, progressivement, s’ancre dans laculture et le langage, notamment par lasurvie des jurons. Le cas des juronsquébécois ou français illustre bien cetteprogression historique. Jarnibleu parexemple, est un juron dont l’origine est “jerenie Dieu”. Au départ, pour éviter l’accu-sation de blasphème, le juron est parfoistransformé phonétiquement. Alors que,lorsque la sécularisation est assumée etque l’emprise religieuse s’est quelque peurelâchée, le blasphème peut, lui aussi, êtreassumé en tant que tel : Bon Dieu demerde !

La dimension subversive du blasphèmeest assez immédiate. Ce sont des paroles,des postures, des attitudes, des expres-sions qui transgressent les limites sociale-ment imposées par les gardiens du sacréou les détenteurs d’un pouvoir. Ainsi,lorsqu’une personne, ou un groupe,s’adonne au blasphème, c’est-à-dire qu’ilfranchit volontairement les frontièresmorales ou symboliques du cadre qui

s’impose radicalement à lui, il fait acte desubversion. Si par analogie nous pensonsces frontières comme des lois relevant dudroit régalien, le blasphème pourrait êtreconsidéré tel un acte de désobéissancecivile.

Quand il n’est pas encore une survivancehistorique, dans un monde où pouvoir etsacré restent étroitement liés, le blas-phème est un outil d’affranchissementcontre le pouvoir et sa dimensionreligieuse. Dans les années 1980, nousvoyons, par exemple, fleurir le graffiti “Jechie sur dieu” dans les rues de nom-breuses villes du pays basque espagnol.C’est l’expression d’une partie du peuplebasque qui refuse la tutelle d’une sociétéespagnole profondément inféodée à la reli-gion catholique.

En filigrane de ces définitions, de cesexemples du blasphème et de sa forcelibératrice, on voit se dessiner des acteurssociaux qui sont pourtant souvent absentsdes débats qui ont animé nos sociétésdepuis l’affaire des caricatures duprophète Mahomet. Ces acteurs sont,d’une part, ceux qui sont considéréscomme les blasphémateurs et, d’autrepart, ceux qui se formalisent du blas-phème.

Une part importante de la force subversivedu blasphème tient dans le fait qu’il soitl’acte des personnes qui sont soumiseselles-mêmes au dogme et au risque decoercition de la part des gardiens du sacré.Même lorsque ceux qui chérissent lesicônes religieuses et qui imposent lestabous du sacré à leur coreligionnaires sesentent personnellement ou collective-

ment offensés dans leur culture et dansleur croyance, il est très discutable qu’onpuisse nommer “blasphème” l’injure faite àces icônes par des personnes que rien necontraint religieusement. Qu’un caricatu-riste français laïque d’origine chrétiennetravestisse des figures adorées par lesreligieux de l’islam ou qu’un journalisteiranien musulman ironise méchamment àpropos du caractère sacré de la Shoah :s’agit-il vraiment de blasphèmes ? Sachantqu’aucun des préceptes de l’islam ne s’im-pose au Français laïque et que le journalisteiranien n’est lié en rien à la blessure laisséepar le judéocide nazi, aucun de ces deux-làne transgresse quelque règle qui leurvaudrait mise au ban ou les vouerait auxgémonies du monde social qui sont lesleurs. On pourrait donc contester à cesactes la dimension subversive que certainsvoudraient y voir. Il s’agirait là bien plusd’une caricature de blasphème que d’unblasphème de caricature. Nous voyons parlà que la qualification de blasphème, valo-risée à nos yeux comme vecteur de liberté,dépend grandement de l’appartenance dublasphémateur à la société dont l’image aété subvertie par son acte.

Récemment, il y eut un blasphème quirecouvre toutes les dimensions soulevéesplus haut. Dans une société profondémentconservatrice et dominée par le dogmereligieux et l’interdiction de toute référenceexplicite au corps sexué et sexualisé, AliaaElmahdy prend le risque de s’exposer, enEgypte, publiquement nue en affirmant :“je suis libre, individualiste, athée et, oui,j’ai un corps !”1.Aliaa, nous saluons ton combat et ta liberté !_____________________________________1http://arebelsdiary.blogspot.com

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Par Philippe LIEVIN

L’humour des Francs-maçons

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Travailler au progrès de l’humanité età l’édification de son templeintérieur n’implique pas nécessaire-ment de rester sérieux et morose.Nombreux sont les maçons,

célèbres ou anonymes, qui ont su manier l’hu-mour et la dérision pour le plus grand bonheurde leurs contemporains et des générationsfutures.

Dans son livre “Le sourire… sous le tablier”(Edition Dervy, 2008), Alain Mothu a regroupéun florilège de bons mots, d’aphorismes et deréparties cinglantes d’écrivains, poètes, chan-sonniers, journalistes ou hommes politiquesayant été initiés dans une Loge maçonniqueen Europe ou aux Etats-Unis.

Même proférées parfois depuis plus d’un siè-cle, certaines maximes ou réflexions restentd’une décapante actualité. A méditer…

Voltaire, écrivain français : “Les rois sont avecleurs ministres comme les cocus avec leursfemmes : ils ne savent jamais ce qui se passe”.

Jonathan Swift, écrivain britannique : “Tout le monde voudrait vivre longtemps, maispersonne ne voudrait être vieux”.

Chamfort, écrivain français : “De tous ceuxqui n’ont rien à dire, les plus agréables sontceux qui le font en silence”.

Benjamin Franklin, homme politique améri-cain : “L’humanité se divise en trois caté-gories : ceux qui ne peuvent pas bouger, ceuxqui peuvent bouger et ceux qui bougent”. Oscar Wilde, écrivain irlandais : “Dieu ? Onpeut demander à l’homme de croire à l’impos-sible, mais pas à l’improbable. Mais si Dieu acréé l’homme, je pense qu’il a quelque peusurestimé ses capacités”.

Ambrose Pierce, écrivain américain : “Futur :période de temps dans laquelle nos affairessont prospères, nos amis fidèles et notre bon-heur complet”.

Mark Twain, journaliste et écrivain américain :“La bonne éducation consiste à cacher tout lebien que nous pensons de nous-mêmes et lepeu de bien que nous pensons des autres”.

Jules Claretie, écrivain français : “Touthomme qui fait quelque chose a contre luiceux qui voudraient faire la même chose, ceuxqui font précisément le contraire et surtout lagrande armée des gens, d’autant plus sévères,qui ne font rien du tout”.

Henri Rochefort, journaliste français : “Il y adeux sortes de bergers parmi les pasteurs dupeuple : ceux qui s’intéressent à la laine etceux qui s’intéressent aux gigots. Aucun nes’intéresse aux moutons”.

Jérôme K. Jérôme, écrivain britannique :“C’est à force de boire à la santé des autresque l’on fiche la sienne en l’air”.

P.G. Wodehouse, écrivain anglo-américain :“Les souvenirs sont comme une soupe au larddans une gargote : il vaut mieux ne pasremuer”.

Will Rogers, artiste et chansonnier américain :“La publicité est l’art de faire dépenser auxgens l’argent qu’ils n’ont pas, pour acheterquelque chose dont ils n’ont pas besoin”.

W.C. Fields, artiste américain : “Les prièresn’apportent rien. Elles peuvent consoler lesfaibles d’esprit, les bigots et les ignorants,mais pour les personnes éclairées, elles corres-pondent aux lettres au Père Noël”.

Winston Churchill, homme politique britan-nique : “Un bon politicien est celui qui est

capable de prédire l’avenir et qui, par la suite,est aussi capable d’expliquer pourquoi leschoses ne se sont pas passées comme ill’avait prédit”.

Winston Churchill (bis ; il a été si prolixe) :“Les chiens vous regardent tous avec vénéra-tion. Les chats vous toisent tous avec dédain.Il n’y a que les cochons qui vous considèrentcomme leurs égaux”.

Pierre Dac, chansonnier et artiste français :“La différence entre Tolérance et Fraternité ?La tolérance, c’est d’accepter qu’il y ait desimbéciles en maçonnerie. La fraternité con-siste à ne pas donner les noms”.

Pierre-Jean Vaillard, chansonnier français :“S’il y a tant d’accidents sur les routes, c’estque nous avons des voitures de demain, con-duites par des hommes d’aujourd’hui sur desroutes d’hier”.

Léo Campion, chansonnier et écrivainfrançais : “La minorité a ceci de supérieur à lamajorité qu’elle comprend un nombre inférieurd’imbéciles”.

En guise de conclusion, encore avec LéoCampion, il faut faire avec humour les chosesgraves, et avec sérieux les choses drôles.Pratiquer l’humour à bon escient peut nouspermettre de traverser certaines épreuves denotre vie et de jeter sur ce monde parfoisabsurde un regard lucide et éclairé.

Si, en lisant ce petit article, vous avez souri etque vous avez réfléchi sur le pouvoir, les tra-vers humains ou les dérives du modernisme,alors vous n’avez pas perdu votre temps, vousêtes devenu un tout petit peu plus sage etvous contribuerez peut-être à améliorer notresociété.

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“Le rire châtie certainsdéfauts à peu près comme la maladie châtie certains excès”.Bergson

Tout en cultivant le mythe de leur capacité àrire de tout, les humoristes ont plutôt eu ten-dance ces dernières années à considérable-ment réduire leur sujet et objet de dérision.Les rois de la vanne se font maintenantmoins tranchants, moins subversifs, maisaussi plus consensuels et lénifiants.

Qu’est-ce qui peut expliquer cette rigiditéauto-castratrice ? L'industrialisation de l'hu-mour, en partie, mais surtout une chape deplomb moralisante qui se serait abattue surnos sociétés... tristement pour la survie d'unhumour qui décape, qui dérange et fait réflé-chir, mais aussi pour la liberté d'expression.1

Dans un univers médiatique triomphant oùrègne la tyrannie de “l’image” dictant sou-vent les comportements de nos représen-tants politiques, peut-être que l’apprentis-sage d’un peu d’auto-dérision ne serait passuperflu. Car, comme le disait Paul Léautaud,“On rit mal des autres quand on ne sait pasd’abord rire de soi-même”.

www.sinemensuel.com

“Le journal qui fait mal et ça fait du bien” estde retour. L’infatigable et courageux Sinécontinue avec sa bande de déconneurs dedonner de la voix à ceux qui luttent, sefâchent, et dénoncent : aux indignés, pau-més, révoltés, syndiqués… Tout ça dans unjoyeux délire. Longue vie à Siné !

www.gatt.orghttp://theyesmen.org

L'organisation mondiale du commerce(OMC) n'apprécie guère qu'on détourne sondiscours. L’OMC s’émeut du fait qu'un sitepastiche a été créé pour “tromper les inter-nautes”. Le site gatt.org est administré par lecollectif américain “The Yes Men”, qui sedéfinit lui-même comme une associationregroupant près de 300 imposteurs dans lemonde entier. Leur objectif ? “Attirer l'atten-tion sur le fait que le programme économiquenéolibéral est terrible pour les êtres humains.Les néolibéraux acceptent la souffrance et lamort comme des dommages collatéraux”.

http://mona.net.au

Le milliardaire David Walsh s’est offert unsurprenant musée pour abriter une collectiontoute aussi étrange, le MONA (Museum ofOld and New Art) vient d’ouvrir en Tasmanie.Sa collection mêle art ancien et contempo-rain autour des thèmes de la mort, du scato-logique et du sexe. “Un Disneyland subversifpour adultes” selon son propriétaire.

L’entrée est gratuite, il ne vous reste plusqu’à acheter votre billet d’avion.

http://auteursreunis.free.fr

Le coq des bruyères et son collectif d’au-teurs (Patrick Font and co) affrontent avecdérision une grande variété de sujets politi-quement incorrects. Textes, dessins, vidéoset potins pour combattre la morositéambiante.

www.wat.tv

Pierre Desproges charrie les Juifs avec uneliberté de propos et un art du second degréqui rendraient jaloux les Guillon et consort,nos prétendus avant-garde de la subversioncontemporaine.Une époque révolue à jamais ?_______________________________________

1Martin Leprince, Peut-on encore se marrer quand onest de gauche? (éditions Jacob-Duvernet).

Mario FrisoBruxelles Laique Echos

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Philippe BOSSAERTSJean-Antoine DE MUYLDERAnne DEGOUISIsabelle EMMERYAriane HASSIDChristine MIRONCZYKMichel PETTIAUXJohannes ROBYNCédric VANDERVORSTMyriam VERMEULEN

Fabrice VAN REYMENANT

Juliette BÉGHINMathieu BIETLOTMario FRISOPaola HIDALGOThomas LAMBRECHTSSophie LEONARDAlexis MARTINETAbabacar N’DAWCedric TOLLEY

Conseild’Administration

Direction

Comitéde rédaction

GRAPHISMECédric BENTZ & Jérôme BAUDETEDITEUR RESPONSABLE

Ariane HASSID18-20 Av. de Stalingrad - 1000 Bruxelles

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Au-delà du plaisir zygomatique qu’il suscite et de ses vertusconviviales, l’humour est aussi un moyen par lequel les peupless’aménagent des espaces de libertés, véhiculent des idées ettransmettent l’esprit de révolte et d’indignation. Il permet detitiller le pouvoir, de bousculer les tabous et de libérer la parole.Il se heurte alors parfois à de la censure ou de l’autocensure.Si les humoristes médiatiques nous semblent moins corrosifsou moins nombreux à oser la subversion qu’il y a quelques lustres,c’est dans le champ social et militant que nous retrouvonsaujourd’hui la force du rire.