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LITTÉRATURES NOS SÉRIES D’ÉTÉ LIVRES DE POCHE C ’est l’un des écrivains américains contempo- rains les plus décon- certants, les plus inté- ressants aussi. En une vingtaine d’années et une douzai- ne de livres, son parcours insolite – mais d’une grande cohérence – a conduit Robert Olen Butler jusqu’à son dernier roman, Mr Spaceman, qui met en scène un extraterrestre, sans toutefois se ranger du côté de la science-fiction. Le père de Robert Olen Butler étant directeur du département théâtral d’une université, celui-ci s’est intéressé très tôt à la scène et avait l’intention de devenir comé- dien. Il s’est donc inscrit à la North- western University, près de Chica- go, dont l’école d’art dramatique était réputée. L’été, il revenait à Granite City (Illinois) il tra- vaillait dans les hauts-fourneaux ou comme chauffeur de taxi. « Voi- là une part très importante de mon éducation littéraire, dit-il. Comme j’ai grandi au côté d’un père universi- taire, l’expérience directe du haut- fourneau ou celle de chauffeur de taxi, où l’on voit défiler toute une humanité, ont été essentielles pour moi. Je suis un écrivain totalement avide d’expériences humaines direc- tes. » Tout en ayant un certain succès dans son travail d’acteur, il s’est assez vite rendu compte qu’il était plus intéressé par l’écriture que par le jeu théâtral. Il s’est alors mis à écrire des pièces et est entré à l’uni- versité de l’Iowa pour suivre des cours d’écriture dramatique. Mais, rapidement, il a eu conscience d’être un piètre dramaturge. « En fait, il y avait en moi un romancier qui voulait sortir du placard. Je vou- lais diriger chaque geste, chaque atti- tude, chaque mouvement. Ce n’est pas le travail d’un auteur dramati- que ; c’est celui d’un écrivain de fic- tion. » Le destin allait prendre un bien curieux détour pour faire sortir « le romancier du placard ». « J’ai passé ma maîtrise en février 1969, au plus fort de la guerre du Vietnam. J’ai été enrôlé dans l’armée et on m’a envoyé dans une école de langues pour me former comme interprète. J’ai appris le vietnamien sept heures par jour, cinq jours par semaine, pen- dant un an avec un vrai Vietnamien. Quand je suis arrivé au Vietnam, je le parlais couramment ; tous les objets qui se présentaient à moi avaient un nom dans cette langue. Bien que je n’écrive pas toujours sur le Vietnam, c’est le Vietnam qui a fait de moi un écrivain. La force, la sensualité, l’intensité de cette expé- rience : vivre dans ce pays en pleine guerre ferait sortir l’écrivain de n’im- porte quel écrivain à venir. Quand je suis rentré aux Etats-Unis, je me suis mis à écrire des romans. » L’aventure a commencé en 1981. Mais c’est son septième titre, Un doux parfum d’exil, un recueil de nouvelles, qui lui a valu un prix Pulitzer en 1993, à 48 ans (Rivages, 1994, et Rivages, « poche »). « Dans ces nouvelles, je fais enten- dre quinze voix d’exilés vietnamiens vivant en Louisiane. Des voix qui par- lent à la première personne. Aux Etats-Unis, on m’identifie surtout comme un romancier écrivant à la première personne, avec un très lar- ge éventail de personnages. D’une certaine manière, je suis retourné à mon travail d’acteur, car quand on est acteur, on apprend à habiter un personnage. On le prend en soi- même et on parle avec sa voix. » En 1996, Robert Olen Butler écrit un recueil intitulé Tabloïd Dreams, des nouvelles inspirées par les « unes » des journaux populaires à sensation. « Une de ces nouvelles s’intitule “Aidez-moi à trouver mon amant extraterrestre” (1). C’est une histoire où, prenant la voix de mon personnage Edna Bradshaw, je raconte sa première rencontre avec l’extraterrestre Desi. Quand ce der- nier lui demande sa main, elle est incapable de partir avec lui dans les espaces intergalactiques. Et toutes les nuits, elle tourne sous les étoiles en regrettant de ne pas l’avoir suivi. A l’époque, je pensais que c’était la fin de l’histoire : les espoirs perdus d’Edna… Mais à l’approche de la fin du millénaire, je me suis dit que Desi allait revenir sur Terre, investi d’une mission très importante et qu’il allait retrouver Edna. J’en ai fait un roman. » Pour réussir sa mission le mieux possible, Desi doit s’efforcer de comprendre la bizarre espèce humaine. Pour cela, outre les témoignages recueillis lors de pré- cédentes visites, il suit un bus avec son vaisseau spatial, le télétrans- porte à son bord avec ses douze passagers, d’origines sociales très diverses, qu’il va interroger tour à tour. Le roman se compose donc, pour partie, d’un patchwork de confessions et d’anecdotes for- mant une structure romanesque originale. « C’était un défi, c’était très complexe. Il fallait arriver à glis- ser des fragments de nouvelles dans le flot narratif d’un roman. Je crois que j’ai été inspiré par le sentiment du millénaire finissant. A travers tous ces fragments, ce sont la plupart des grands événements du XX e siècle qui sont évoqués : la Shoah, la bom- be A, la guerre du Vietnam, l’inven- tion du cinéma, le procès d’O. J. Simpson… Se mettre à la fin du mil- lénaire et se retourner sur les événe- ments du siècle, ça le fait apparaître comme extrêmement fragmenté. Et en même temps, tout d’une pièce, cohérent. Il fallait donc que je trouve une structure qui soit à la fois très fragmentée et qui forme un flux cohé- rent. Tout en suivant l’engagement de cet étranger, de cet “outsider” dans notre monde. L’acmé du livre, c’est quand, séparé physiquement des passagers du bus, il reçoit directe- ment leurs confessions d’esprit à esprit. Il réussit à capter directement leur vie intérieure et il réussit aussi à pleurer. Le roman raconte en fait l’humanisation du Spaceman. » Cette « humanisation » parve- nue à son terme, l’extraterrestre se sent prêt pour la mission qui lui a été confiée, une mission propre- ment messianique pour laquelle l’auteur colore l’empathie de son regard d’une pointe de satire. « Il y a de la parodie dans ce final, mais aussi une sorte de compassion pour notre élan à vouloir communiquer avec Dieu, reconnaît Robert Olen Butler. C’est aussi une parodie de cette obsession que nous avons sur l’existence d’une vie extraterrestre. Selon moi, c’est le même besoin qui fait croire en Dieu ou à l’existence d’extraterrestres : nous avons tous cette terreur d’être seuls, sur notre planète, et d’être des moins-que- rien. » (1) Elle a été publiée sous le titre « L’Ex- traterrestre de mon cœur », hors com- merce, chez Rivages, en 2001. APARTÉ Lily l’indomptable MOTS DE FRANCE COMBIEN de temps faudra-t-il attendre avant que toutes les femmes artistes, mécè- nes, protectrices des arts et des lettres qui ont marqué la Belle Epoque et l’entre-deux- guerres, sortent définitivement du purgatoi- re où une certaine société masculine les a mises ? Un purgatoire qui s’exprime aujour- d’hui encore soit à travers des visions carica- turales d’écrivain mineur, de mondaine ou de « salonnière » (on pense notamment à Louise de Vilmorin que tente de réhabiliter l’éditeur Patrick Mauriès, voir « Le Monde des livres » du 4 juin) ; soit en les passant sous silence, au risque d’offrir une vision tron- quée de l’histoire littéraire. A ce titre, on saluera l’excellente biogra- phie, minutieuse et fouillée, de Francesco Rapazzini, qui redonne vie à l’indomptable et avant-gardiste Elisabeth de Gramont (Fayard, 660 p., 28 ¤). Et une juste place à cet- te épicurienne engagée dans son temps, dont certains s’acharnent à taire l’existence, telle Anne de Cossé Brissac dans sa biogra- phie de La Comtesse Greffuhle (Perrin, 1991), parente d’Elisabeth de Gramont ! Il est vrai que la « Duchesse Boum Boum » (ainsi surnommée par Catherine Pozzi), aura cumulé, pour le moins, quelques défauts. Issue d’une des plus vieilles familles de Fran- ce – les Gramont – mariée à 21 ans (en 1886) à une autre grande lignée, les Clermont-Ton- nerre, Elisabeth divorce contre l’avis des siens en 1920. Après treize ans d’un enfer conjugal – marqué par les humiliations et les violences quotidiennes d’un époux jaloux et tyrannique – qui se soldera, entre autres, par deux fausses couches. Un enfer que « L’Allé- gresse » surmonte par la lecture, l’écriture, la traduction (Keats), et la fréquentation assi- due des cercles, des salons et des fêtes. C’est là, via son ami Robert de Montesquiou qu’el- le se lie à Marcel Proust. Après sa mort, celle qui lui inspira – « sans aucun doute possible » selon Rapazzini – Oriane de Guermantes, consacrera à l’auteur de la Recherche, plu- sieurs essais. Mais le véritable déclic qui l’amène à s’émanciper définitivement des contraintes familiale et conjugale, c’est l’amour qu’elle découvre dans les bras de Natalie Barney et que rien ou presque n’entachera pendant plus de quarante ans. Là encore, Francesco Rapazzini, fort de leurs correspondances, replace Elisabeth de Gramont à sa juste pla- ce dans le cœur de l’Amazone : la première. Malgré leurs diverses liaisons « secondai- res » : Romaine Brooks pour l’une, Germaine Lefrancq ou Blanche Gay pour Elisabeth. Dès lors, plus rien n’arrête le « volcan » Lily. Quand elle ne voyage pas aux Etats- Unis, en URSS ou en Italie ; quand elle ne per- fectionne pas sa technique de sculpteur auprès d’Antoine Bourdelle, ou que cette « mécène sans le sou » ne reçoit pas dans son pavillon de la rue Raynouard artistes, écri- vains, poètes, musiciens (Jacques Ibert et Arthur Honegger notamment, avec lesquels elle travaillera), Elisabeth de Gramont fré- quente les librairies de Sylvia Beach et Adrien- ne Monnier. Là, elle retrouve Paul Valéry – dont elle a favorisé la découverte –, côtoie Joyce, Larbaud, Ezra Pound ; rend visite sou- vent à Gertrude Stein, qui l’initie au cubis- me... Et s’enthousiasme à l’arrivée du Front populaire. Car, plus que ses Mémoires (4 volu- mes, Grasset, épuisés), qui dès leur sortie font frémir le Faubourg Saint-Germain, ce sont ses positions marxistes qui vaudront à « La Duchesse rouge » approchée par Blum, en 1936, lors de la formation de son gouvernement – l’hostilité de son milieu. Grâce à Francesco Rapazzini, justice est enfin rendue à cette femme hors norme, qui mourut le 6 décembre 1954, quelques mois seulement après son amie Colette. Christine Rousseau Démosthène Kourtovik. Alexis Stamatis. Des romans pour revisiter l’Histoire. page III Erri De Luca et les sommets himalayens. Philippe Sollers : « Une Saison en enfer », d’Arthur Rimbaud ; Chantal Thomas : « Claudine à l’école », de Colette. pages IV, V et VII Les contes arabes des « Mille et Une Nuits ». André Gorz. Patrick Pharo. page VI Une littérature née du Vietnam C’est d’abord comme acteur, au contact des textes des autres, que le romancier américain Robert Olen Butler a commencé son éducation littéraire. Mais c’est le conflit vietnamien qui l’a déterminé à devenir écrivain. Avec « Mr Spaceman », son dernier roman, il flirte avec la science-fiction Mr SPACEMAN de Robert Olen Butler. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez, éd. Rivages, 230 p., 19 ¤. a Jacques Baudou JOCHEN GERNER. Né à Nancy en 1970, Jochen Gerner dessine pour la presse et l’édition. Il est l’auteur de livres d’images pour enfants et adultes publiés principalement par les éditions du Rouergue et l’Ampoule. Il est également auteur de bandes dessinées éditées par l’Association. ARLES ET LA PROVENCE Nombreux sont les gens de lettres à avoir choisi, ces dernières années, le Sud et ses couleurs. Qualité de vie, initiatives culturelles en tout genre ont fait de ce coin de Provence une dynamique terre d’édition page II « Nous avons tous cette terreur d’être seuls, sur notre planète, et d’être des moins-que-rien » VENDREDI 16 JUILLET 2004

Lily l'indomptable

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LITTÉRATURES NOS SÉRIES D’ÉTÉ LIVRES DE POCHE

C’est l’un des écrivainsaméricains contempo-rains les plus décon-certants, les plus inté-ressants aussi. En une

vingtaine d’années et une douzai-ne de livres, son parcours insolite –mais d’une grande cohérence – aconduit Robert Olen Butler jusqu’àson dernier roman, Mr Spaceman,qui met en scène un extraterrestre,sans toutefois se ranger du côté dela science-fiction.

Le père de Robert Olen Butlerétant directeur du départementthéâtral d’une université, celui-cis’est intéressé très tôt à la scène etavait l’intention de devenir comé-dien. Il s’est donc inscrit à la North-western University, près de Chica-go, dont l’école d’art dramatiqueétait réputée. L’été, il revenait àGranite City (Illinois) où il tra-vaillait dans les hauts-fourneauxou comme chauffeur de taxi. « Voi-là une part très importante de monéducation littéraire, dit-il. Commej’ai grandi au côté d’un père universi-taire, l’expérience directe du haut-fourneau ou celle de chauffeur detaxi, où l’on voit défiler toute unehumanité, ont été essentielles pourmoi. Je suis un écrivain totalementavide d’expériences humaines direc-tes. »

Tout en ayant un certain succèsdans son travail d’acteur, il s’estassez vite rendu compte qu’il étaitplus intéressé par l’écriture que parle jeu théâtral. Il s’est alors mis àécrire des pièces et est entré à l’uni-versité de l’Iowa pour suivre descours d’écriture dramatique. Mais,rapidement, il a eu conscienced’être un piètre dramaturge. « Enfait, il y avait en moi un romancierqui voulait sortir du placard. Je vou-lais diriger chaque geste, chaque atti-tude, chaque mouvement. Ce n’estpas le travail d’un auteur dramati-que ; c’est celui d’un écrivain de fic-tion. »

Le destin allait prendre un biencurieux détour pour faire sortir « leromancier du placard ». « J’ai passéma maîtrise en février 1969, au plusfort de la guerre du Vietnam. J’ai étéenrôlé dans l’armée et on m’a

envoyé dans une école de languespour me former comme interprète.J’ai appris le vietnamien sept heurespar jour, cinq jours par semaine, pen-dant un an avec un vrai Vietnamien.Quand je suis arrivé au Vietnam, jele parlais couramment ; tous lesobjets qui se présentaient à moiavaient un nom dans cette langue.Bien que je n’écrive pas toujours surle Vietnam, c’est le Vietnam qui a

fait de moi un écrivain. La force, lasensualité, l’intensité de cette expé-rience : vivre dans ce pays en pleineguerre ferait sortir l’écrivain de n’im-porte quel écrivain à venir. Quand jesuis rentré aux Etats-Unis, je me suismis à écrire des romans. »

L’aventure a commencé en 1981.Mais c’est son septième titre, Undoux parfum d’exil, un recueil denouvelles, qui lui a valu un prix

Pulitzer en 1993, à 48 ans (Rivages,1994, et Rivages, « poche »).« Dans ces nouvelles, je fais enten-dre quinze voix d’exilés vietnamiensvivant en Louisiane. Des voix qui par-lent à la première personne. AuxEtats-Unis, on m’identifie surtoutcomme un romancier écrivant à lapremière personne, avec un très lar-ge éventail de personnages. D’unecertaine manière, je suis retourné à

mon travail d’acteur, car quand onest acteur, on apprend à habiter unpersonnage. On le prend en soi-même et on parle avec sa voix. »

En 1996, Robert Olen Butler écritun recueil intitulé Tabloïd Dreams,des nouvelles inspirées par les« unes » des journaux populaires àsensation. « Une de ces nouvelless’intitule “Aidez-moi à trouver monamant extraterrestre” (1). C’est unehistoire où, prenant la voix de monpersonnage Edna Bradshaw, jeraconte sa première rencontre avecl’extraterrestre Desi. Quand ce der-nier lui demande sa main, elle estincapable de partir avec lui dans les

espaces intergalactiques. Et toutesles nuits, elle tourne sous les étoilesen regrettant de ne pas l’avoir suivi.A l’époque, je pensais que c’était lafin de l’histoire : les espoirs perdusd’Edna… Mais à l’approche de la findu millénaire, je me suis dit que Desiallait revenir sur Terre, investi d’unemission très importante et qu’il allaitretrouver Edna. J’en ai fait unroman. »

Pour réussir sa mission le mieuxpossible, Desi doit s’efforcer decomprendre la bizarre espècehumaine. Pour cela, outre lestémoignages recueillis lors de pré-cédentes visites, il suit un bus avecson vaisseau spatial, le télétrans-porte à son bord avec ses douzepassagers, d’origines sociales trèsdiverses, qu’il va interroger tour àtour.

Le roman se compose donc,pour partie, d’un patchwork deconfessions et d’anecdotes for-mant une structure romanesqueoriginale. « C’était un défi, c’était

très complexe. Il fallait arriver à glis-ser des fragments de nouvelles dansle flot narratif d’un roman. Je croisque j’ai été inspiré par le sentimentdu millénaire finissant. A traverstous ces fragments, ce sont la plupartdes grands événements du XXe sièclequi sont évoqués : la Shoah, la bom-be A, la guerre du Vietnam, l’inven-tion du cinéma, le procès d’O.J. Simpson… Se mettre à la fin du mil-lénaire et se retourner sur les événe-ments du siècle, ça le fait apparaîtrecomme extrêmement fragmenté. Eten même temps, tout d’une pièce,cohérent. Il fallait donc que je trouveune structure qui soit à la fois trèsfragmentée et qui forme un flux cohé-rent. Tout en suivant l’engagementde cet étranger, de cet “outsider”dans notre monde. L’acmé du livre,c’est quand, séparé physiquementdes passagers du bus, il reçoit directe-ment leurs confessions d’esprit àesprit. Il réussit à capter directementleur vie intérieure et il réussit aussi àpleurer. Le roman raconte en faitl’humanisation du Spaceman. »

Cette « humanisation » parve-nue à son terme, l’extraterrestre sesent prêt pour la mission qui lui aété confiée, une mission propre-ment messianique pour laquellel’auteur colore l’empathie de sonregard d’une pointe de satire. « Il ya de la parodie dans ce final, maisaussi une sorte de compassion pournotre élan à vouloir communiqueravec Dieu, reconnaît Robert OlenButler. C’est aussi une parodie decette obsession que nous avons surl’existence d’une vie extraterrestre.Selon moi, c’est le même besoin quifait croire en Dieu ou à l’existenced’extraterrestres : nous avons touscette terreur d’être seuls, sur notreplanète, et d’être des moins-que-rien. »

(1) Elle a été publiée sous le titre « L’Ex-traterrestre de mon cœur », hors com-merce, chez Rivages, en 2001.

APARTÉ

Lilyl’indomptable

MOTS DE FRANCE

COMBIEN de temps faudra-t-il attendreavant que toutes les femmes artistes, mécè-nes, protectrices des arts et des lettres quiont marqué la Belle Epoque et l’entre-deux-guerres, sortent définitivement du purgatoi-re où une certaine société masculine les amises ? Un purgatoire qui s’exprime aujour-

d’hui encore soit à travers des visions carica-turales d’écrivain mineur, de mondaine oude « salonnière » (on pense notamment àLouise de Vilmorin que tente de réhabiliterl’éditeur Patrick Mauriès, voir « Le Mondedes livres » du 4 juin) ; soit en les passantsous silence, au risque d’offrir une vision tron-quée de l’histoire littéraire.

A ce titre, on saluera l’excellente biogra-phie, minutieuse et fouillée, de FrancescoRapazzini, qui redonne vie à l’indomptable etavant-gardiste Elisabeth de Gramont(Fayard, 660 p., 28 ¤). Et une juste place à cet-te épicurienne engagée dans son temps,dont certains s’acharnent à taire l’existence,telle Anne de Cossé Brissac dans sa biogra-phie de La Comtesse Greffuhle (Perrin, 1991),parente d’Elisabeth de Gramont !

Il est vrai que la « Duchesse Boum Boum »(ainsi surnommée par Catherine Pozzi), aura

cumulé, pour le moins, quelques défauts.Issue d’une des plus vieilles familles de Fran-ce – les Gramont – mariée à 21 ans (en 1886)à une autre grande lignée, les Clermont-Ton-nerre, Elisabeth divorce contre l’avis dessiens en 1920. Après treize ans d’un enferconjugal – marqué par les humiliations et lesviolences quotidiennes d’un époux jaloux ettyrannique – qui se soldera, entre autres, pardeux fausses couches. Un enfer que « L’Allé-gresse » surmonte par la lecture, l’écriture, latraduction (Keats), et la fréquentation assi-due des cercles, des salons et des fêtes. C’estlà, via son ami Robert de Montesquiou qu’el-le se lie à Marcel Proust. Après sa mort, cellequi lui inspira – « sans aucun doute possible »selon Rapazzini – Oriane de Guermantes,consacrera à l’auteur de la Recherche, plu-sieurs essais.

Mais le véritable déclic qui l’amène à

s’émanciper définitivement des contraintesfamiliale et conjugale, c’est l’amour qu’elledécouvre dans les bras de Natalie Barney etque rien ou presque n’entachera pendantplus de quarante ans. Là encore, FrancescoRapazzini, fort de leurs correspondances,replace Elisabeth de Gramont à sa juste pla-ce dans le cœur de l’Amazone : la première.Malgré leurs diverses liaisons « secondai-res » : Romaine Brooks pour l’une, GermaineLefrancq ou Blanche Gay pour Elisabeth.

Dès lors, plus rien n’arrête le « volcan »Lily. Quand elle ne voyage pas aux Etats-Unis, en URSS ou en Italie ; quand elle ne per-fectionne pas sa technique de sculpteurauprès d’Antoine Bourdelle, ou que cette« mécène sans le sou » ne reçoit pas dans sonpavillon de la rue Raynouard artistes, écri-vains, poètes, musiciens (Jacques Ibert etArthur Honegger notamment, avec lesquels

elle travaillera), Elisabeth de Gramont fré-quente les librairies de Sylvia Beach et Adrien-ne Monnier. Là, elle retrouve Paul Valéry –dont elle a favorisé la découverte –, côtoieJoyce, Larbaud, Ezra Pound ; rend visite sou-vent à Gertrude Stein, qui l’initie au cubis-me...

Et s’enthousiasme à l’arrivée du Frontpopulaire. Car, plus que ses Mémoires (4 volu-mes, Grasset, épuisés), qui dès leur sortiefont frémir le Faubourg Saint-Germain, cesont ses positions marxistes qui vaudront à« La Duchesse rouge » – approchée parBlum, en 1936, lors de la formation de songouvernement – l’hostilité de son milieu.

Grâce à Francesco Rapazzini, justice estenfin rendue à cette femme hors norme, quimourut le 6 décembre 1954, quelques moisseulement après son amie Colette.

Christine Rousseau

DémosthèneKourtovik.Alexis Stamatis.Des romans pourrevisiter l’Histoire.

page III

Erri De Luca et les sommets himalayens.Philippe Sollers : « Une Saison en enfer »,d’Arthur Rimbaud ;Chantal Thomas : « Claudine à l’école »,de Colette.

pages IV, V et VII

Les contes arabesdes « Milleet Une Nuits ».André Gorz.Patrick Pharo.

page VI

Une littérature née du VietnamC’est d’abord comme acteur, au contact des textes des autres, que le romancier américain Robert Olen Butler a commencé son éducation littéraire.

Mais c’est le conflit vietnamien qui l’a déterminé à devenir écrivain. Avec « Mr Spaceman », son dernier roman, il flirte avec la science-fiction

Mr SPACEMANde Robert Olen Butler.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Isabelle Reinharez,éd. Rivages, 230 p., 19 ¤.

a Jacques Baudou

JOCHEN GERNER. Né à Nancy en 1970, Jochen Gerner dessine pour la presse et l’édition. Il est l’auteurde livres d’images pour enfants et adultes publiés principalement par les éditions du Rouergue et l’Ampoule.Il est également auteur de bandes dessinées éditées par l’Association.

ARLES ET LA PROVENCENombreux sont les gens de lettres à avoirchoisi, ces dernières années, le Sud et sescouleurs. Qualité de vie, initiatives culturellesen tout genre ont fait de ce coin de Provenceune dynamique terre d’édition page II

« Nous avons touscette terreurd’être seuls,

sur notre planète,et d’être des

moins-que-rien »

VENDREDI 16 JUILLET 2004

A Arles, difficile pour unlibraire de se faire une placeau soleil. Harmonia Mundi etActes Sud, les deux institu-tions culturelles de la ville,possèdent chacune leur pro-pre librairie. Pourtant, PierreLegros-Auroy, de la petiteLibrairie du Palais – au décortout provençal – assure être« un libraire heureux ». « Noustravaillons dans le respectmutuel et quelquefois ensem-ble. Avec Harmonia Mundi,nous organisons un petit Festi-val du livre jeunesse à Font-vieille, le village du moulin deDaudet. » Amateur de Dickenset de Jules Verne, l’hommeest aussi un fou de BD. Unamour qu’il affiche en arbo-rant un pull à l’effigie deCorto Maltese mais surtouten organisant depuis cinq ansun festival du 9e art : « Arlesfait ses bulles » (plus de5 000 visiteurs cette année).

ADRESSES ET RENDEZ-VOUSb La Boutique des passionnésLa librairie idéale pour s’immerger dans la cultureprovençale. Au cœur d’Arles, la Boutique propose unlarge choix d’ouvrages consacrés aux arts et tradi-tions de la région, et plus particulièrement à la tauro-machie. On y trouve également des disques – beau-coup de flamenco – et des vidéos de corridas ou decourse camarguaise.e La Boutique des passionnés, 14, rue Réattu, 13 200Arles.

b Les 31es Rencontres d’été de la Chartreuseà Villeneuve-lès-AvignonComme chaque été, le monastère ouvre ses portes àla littérature et à l’écriture scénique. A l’honneur cet-te année, l’auteur et dramaturge contemporain Oli-vier Cadiot, avec trois spectacles en alternance : Oui

dit le très jeune homme, une œuvre de Gertrude Steintraduite par Olivier Cadiot, Fairy Queen et Le Coloneldes zouaves. Des lectures sont programmées parallèle-ment, occasion de découvrir et de rencontrer dans uncadre exceptionnel des auteurs parmi lesquels MichelSimonot ou Sarah Fourage. Jusqu’au 24 juillet.e Tél. : 04-90-15-24-45 ou www.chartreuse.org

b L’Année PétrarqueLe département du Vaucluse célèbre le 7e centenairede la naissance du poète italien Francesco Pétrarqueépris de celle qui fut sa muse et qui vécut dans larégion, Laure de Sade. Au programme, concerts, lec-tures, colloques et promenades littéraires à traverstout le département. Jusqu’au 24 août.e Renseignements : 04-90-20-32-32ou 04-90-20-37-20.

Au départ, il y a lespeintres. Fascinéspar la lumière duMidi, ils viennent ypuiser de nouvellesimpressions visuel-

les, plus intenses, plus nuancées.Ainsi Van Gogh, dont l’œuvre serenouvelle au contact de l’ardenteluminosité provençale : « La cou-leur ici est vraiment très belle, écrit-il à sa sœur, en 1888, lors de sonséjour en Arles. Le paysage prend(…) des tons dorés de toutes les nuan-ces : or vert, or jaune, or rose, oubronzé ou cuivré, enfin du jaunecitron ou jaune terne, le jaune parexemple d’un tas de grain battu. »Gauguin, venu rendre visite à VanGogh, écrira à son tour : « … Moi,je crois au Midi, pour l’avenir et auprésent. » D’autres, nombreux, ycrurent ou y croient toujours. Despeintres – Cézanne, Bonnard, Sou-tine, Nicolas de Staël, Picasso…Mais aussi des hommes de lettres.Ceux de la région – Alphonse Dau-det, Frédéric Mistral, Jean Giono…– et ceux, innombrables, de pas-

sage, venus de France ou d’ailleurs.On pense à Stendhal, Mérimée,mais aussi à Casanova passé par leVaucluse pour retrouver les lieuxoù vécut Laure de Sade, femmeaimée et chantée par Pétrarque.Ou à Henry James, qui consacre delongs chapitres à la Provence dansson Voyage en France.

Aujourd’hui, ce sont les éditeursqui semblent avoir foi dans les ver-tus solaires du Midi. D’abord avecdes maisons d’édition régionales,voire régionalistes, le plus souventdévolues à la culture provençale.Et, au-delà, des maisons qui partici-pent pleinement de la vie éditoria-le à l’échelon national : Actes Sud,Philippe Picquier et Au Diable Vau-vert. Trois éditeurs ouverts sur lalittérature du monde entier, celled’Asie tout particulièrement pourPicquier. Des éditeurs sans frontiè-res en somme, qui ont d’abord pas-sé celles du quartier parisien deséditeurs.

Issu de l’Atelier de cartographiethématique et statistique (Actes),Actes Sud, créé par Hubert Nyssen

en 1978 – et désormais dirigé par safille, Françoise Nyssen, et le mari decelle-ci, Jean-Paul Capitani –, faitfigure de pionnier en matière dedécentralisation. D’abord installéedans une bergerie du Paradou, unvillage de la vallée des Baux, la mai-son a ensuite rejoint Arles en 1983,au lieu-dit le Méjan situé sur uneplace, désormais baptisée Nina-Ber-berova, en hommage à un auteur

emblématique d’Actes Sud.Ce lieu est devenu, au fil

des ans, une institution, levéritable cœur culturel de la

cité arlésienne. La demeureaux murs ocre, sise sur les bords

du Rhône, abrite non seulement lamaison d’édition mais aussi une vas-te librairie, un cinéma, un restau-rant et même un hammam. Sansoublier la salle de concerts dans lachapelle toute proche. Un espaceparfaitement intégré à la ville et à

sa vie. « Nous ne nous sommes pasarrêtés aux rabat-joie qui nous prédi-saient que ça ne marcherait jamaisdans une si petite ville, explique Fran-çoise Nyssen. Il existe un vrai publicà Arles, avide d’échanges et recon-naissant du travail que l’on fait. »

Cette reconnaissance s’étendbien au-delà des portes de la villeet des lions de pierre qui veillentsur elle. Avec un catalogue affi-chant des auteurs comme Paul Aus-ter, Don DeLillo ou le Prix NobelImre Kertész, des ouvrages immé-diatement identifiables grâce àleur format, leur couverture soi-gnée et leur texte aéré sur papiervergé ivoire, Actes Sud s’est faitune jolie place dans l’édition fran-çaise, avec un catalogue varié et dequalité, faisant rayonner cette villelumineuse.

L’héliotropisme n’est d’ailleurspas un élément négligeable pour

Françoise Nyssen : « Arles est uneville baignée de lumière. Cet enso-leillement étincelant excite les neuro-nes et donne envie de travailler. »Envie d’écrire aussi, puisque desauteurs maison comme VéroniqueOlmi, Virginie Lou ou GuillaumeLe Touze ont rejoint Arles. A écou-ter leur éditrice, cette situationexcentrée ne présente que desavantages : « Aujourd’hui, avecInternet et le TGV, on ne peut plusparler d’éloignement. D’Arles, je suisen 3 heures à Paris, à Barcelone, à5 heures de route de Milan… et ici,on gagne en qualité de travail. »

Créateur d’Harmonia Mundi, ins-tallé à 4 kilomètres d’Arles depuis1988, Bernard Coutaz partage lesentiment de Françoise Nyssen :« Je ne regrette en rien Paris.D’ailleurs, je n’y vais plus. C’est madernière coquetterie », avoue-t-il,pince-sans-rire. D’abord éditeur demusique classique, Bernard Coutazs’est lancé dans la distribution delivres il y a une vingtaine d’annéeset collabore aujourd’hui avec42 éditeurs dont Allia, Métailié etPhilippe Picquier, qui a rejoint en1992 le Mas de Vert, fief d’Harmo-nia Mundi. Est-ce un hasard si cetéditeur spécialisé dans la littératured’Extrême-Orient travaille désor-mais dans cette ancienne exploita-tion agricole ceinte de rizières, aumilieu d’un paysage que Van Goghcomparait à une estampe japonai-se ?

Le destin, Philippe Picquier, hom-me discret et charmant, semble entout cas y croire : « Arles est un lieude passage, de coïncidences. » Pour-tant, si la ville jouit aujourd’huid’une telle vitalité culturelle – aussiavec les Rencontres photographi-ques, chaque année en juillet –,c’est moins le fruit du hasard que lerésultat de la volonté politique deJean-Pierre Camoin, maire de 1983à 1995, qui chercha à mettre laculture au cœur de la cité, en atti-rant des éditeurs mais aussi le Collè-ge international de la traduction lit-téraire, aujourd’hui dirigé parClaude Bleton, et le Centre deconservation du livre, organismeconsacré notamment à la restaura-tion de documents anciens et répu-té à travers le monde.

Politique, l’installation deMarion Mazauric à Vauvert, prèsde Nîmes, l’est tout autant, mêmesi cette « fille du pays » aux che-veux gris acier, passionnée deculture taurine, ne l’a pas perçuimmédiatement. « Quand j’ai crééle Diable Vauvert en 2000, j’ai déci-dé de retourner dans le Gard aprèsquinze ans d’allers-retours Nîmes-Paris. Au départ, c’était simplementpour vivre près de mon mari et de

mon fils. » Progressivement, cellequi compare la production indépen-dante à un sport de combat, a prisconscience des inégalités en ma-tière de diffusion de la culture surun territoire ultracentralisé et s’estsentie « investie d’une responsabilitéde citoyenne » à l’égard de sarégion natale.

« La maison, explique MarionMazauric entourée de diablesofferts par des gens de Vauvert,contribue à l’élaboration d’idées, deréflexions et, outre un impact écono-mique certain, exerce une influencesur le plan culturel. » Perdu aumilieu des vignes dans une an-cienne école aux volets bleus, leDiable Vauvert a su insuffler undynamisme nouveau à la région enorganisant des rencontres, desfêtes. Les auteurs accueillis enrésidence participent aux cafés litté-raires de Montélimar et bientôt unprix récompensant un texte courtconsacré à la tauromachie devraitêtre organisé à Nîmes.

Tous ceux qui ont fait le pari duMidi semblent donc l’avoir em-porté sur toute la ligne : soleil, indé-pendance et créativité. Ils peuventsans conteste faire leur la devise deMarion Mazauric : « Au diable

Vauvert Saint-Germain-des-Prés. »

Elisabeth PhilippeDessins de

Guillaume Reynard

UN PETITCHEZ LES GRANDS

a DU 16 AU 18 JUILLET. RONSARD. ACouture-sur-Loire (41), à LaPossonnière, maison natale de Ron-sard, les Rencontres de l’été s’articu-leront autour de l’univers du livreavec trois thèmes : « Le livre ancien,la récréation littéraire et le livre-échange », des lectures de textes deRaymond Queneau par MichelParot et des projections de portraitsd’écrivains par le cinéaste JacquesMeny (rens. : 02-54-72-49-79).

a LE 17 JUILLET. FRANCOPHONIE. ASaint-Maixant (33), le centre Fran-

çois-Mauriac de Malagar proposeson troisième rendez-vous franco-phone qui aura pour thème« Bruxelles, carrefour linguistique,carrefour européen » (de 10 heuresà 17 heures) ; le 24 à 20 h 30, la com-pagnie Ariadni interprétera Poètes,vos papiers, sur une mise en scène deFabrice Eberhard, tandis que la com-pagnie Marion Mirbeau donneraGeorge Sand en Aquitaine (à 19 heu-res) suivi de la projection du film LesEnfants du siècle, de Diane Kurys (à22 heures) (rens. : 05-57-98-17-17ou [email protected]).

a LES 22 ET 23 JUILLET. DURRELL. ASommières (30), les 2e Journées deséditeurs en Languedoc serontconsacrées à Lawrence Durrell,Henry Miller et Frédéric JacquesTemple ; une table ronde sur le thè-me « Biographie(s) » ouvrira lamanifestation (le 23 à 20 heures, sal-le Lawrence-Durrell) (renseigne-ments : 04-66-80-96-74 ou 99-30).

a DU 22 AU 25 JUILLET. DIONYSOS. AArbois et à Salins-les-Bains (39), lesrencontres littéraires « Les PetitesFêtes de Dionysos » auront pour

thème « Mythes, mets et vins » où,entre autres, seront projetés lesfilms mythologiques de Pier PaoloPasolini : Œdipe Roi, L’Evangile selonSaint-Matthieu, La Ricotta, lecturesde textes et ballades littéraires(rens. : 03-81-82-04-40 ou crlfranche-comte. free. fr).

a JUSQU’AU 12 SEPTEMBRE.ARCHIVES/GUERRE. A l’Abbaye d’Ar-denne, l’IMEC présente, pourl’ouverture permanente au publicde l’abbaye et à l’occasion du60e anniversaire du Débarquement,

deux expositions : « L’Abbaye d’Ar-denne dans la guerre » et « Archivesdes années noires » avec docu-ments et textes inédits de Margueri-te Duras, Louis Althusser, JeanGenet, Jean Paulhan… (de 14 heuresà 18 heures, tous les jours, entréelibre ; rens. : 01-53-34-23-23 ou imec-archives. com).

a PRÉCISION. Dans la liste des livrespubliés par nos collaborateurs (« LeMonde Livres d’été » du 2 juillet),nous avons omis de citer Les Paysbaltes, d’Antoine Jacob (éd. Alvik).

Écrivainsen bord de merDu 21 au 25 juillet à La Baule,cette 7e édition accueilleraOlivier Adam, Patrick Cahuzac,Arnaud Cathrine, BernardComment, Chloé Delaume,Patrick Deville, Olivier Frébourg,Gérard Lambert, AlbertoManguel, Marie Nimier,Françoise Nyssen,Paul Otchakovsky-Laurenset Jean-Claude Pinson(rens. : 02-40-69-51-94).

Arles, les lettresen habit de lumièreActes Sud, Philippe Picquier, Au Diable Vauvert,Harmonia Mundi... : ils sont nombreuxà avoir choisi, ces dernières années,le Sud et ses couleurs. Recherche d’une meilleurequalité de vie, désir de lutter contre la centralisationculturelle et volontarisme politique ont fait de ce coinde Provence une dynamique terre d’édition

AGENDA

MOTS DE FRANCECi-contre et ci-dessous,les locaux d’Actes Sud,où a lieu une lecture,avec, sur la gauche,Hubert Nyssen, le fondateur.Illustration de gauche,les éditions Philippe Picquieret, en bas, la librairieAux livres anciens,rue Saint-Julien, à Arles

II/LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004

N on, il n’y a pas que le bal-lon rond et la torche olym-pique. Cet été, rien ne sera

pardonné aux touristes obtus quise rendraient en Grèce sans unminimum de curiosité pour sesécrivains et leur imaginaire.D’autant que sortent en Francedeux excellents romans, deuxvraies-fausses enquêtes policièresmenées tambour battant – l’unearchéologique, l’autre littéraire –,intelligentes et drôles, grecques etuniverselles, qu’on n’aurait aucu-ne excuse à ne pas glisser derechefdans son sac de plage.

La première est signée Démos-thène Kourtovik, une figure intel-lectuelle athénienne à peu prèsaussi forte et inclassable que cetteNostalgie des dragons, son deuxiè-me roman traduit (1). Biologisteet anthropologue de formation– il a consacré un doctorat à l’évo-lution de la sexualité humaine –,Démosthène Kourtovik est aujour-d’hui l’un des critiques littérairesles plus éminents et les pluscraints d’Athènes (notamment àtravers sa chronique dans le jour-nal Ta Nea), un auteur prolifique(une douzaine d’ouvrages), un tra-ducteur polyglotte (il a traduitplus de soixante livres de huit lan-

gues différentes !), bref, un oiseauaussi rare que son héros, le vieuxpaléontologue Ion Dragonas. Flan-quée d’une séduisante policière,ce farfelu professeur est lancé surles traces d’une momie recher-chée par différentes sociétés secrè-tes, certaines liées au nazisme.Athènes, Gênes, Münster, Copen-hague, Berlin, Wroclaw : l’enquêtenous embarque dans une Europedéjantée, pétrie de contradictions– du rationalisme dogmatique àl’irréalisme le plus extrême, de laquête scientifique au refus du pro-grès – où les fanatiques de toutpoil tuent et se tuent sous les pré-textes les plus futiles, certains per-sonnages, comme le sombre com-te de Norfolk, préfigurant (le livreest sorti en 2000) de façon trou-blante celui d’Oussama BenLaden.

« »La paléocriminologie n’est bien

sûr qu’un prétexte. Inspiré par lemythe de Persée et de Méduse,Démosthène Kourtovik s’est amu-sé à emboîter les genres littéraires– roman philosophique, polargothique, thriller métaphysique…– comme pour disposer autant demiroirs entre le monde et le lec-teur. Parce que, expliquait-il lorsd’un séminaire qui s’est tenu àParos (2), « comme dans l’histoirede Persée, les vérités les plus terri-fiantes ne peuvent se regarder enface. On a besoin de miroirs. Cen’est pas l’histoire qui est l’essencedu livre. C’est l’idée que, dans lespériodes où tout ce qui “tient” lespeuples autour d’un mythe s’effon-dre, le comportement humain chan-ge. Le roman permet alors d’en étu-

dier les couches les plus profondesavant qu’il n’ait été lissé par la civili-sation. Tel est le substrat anthropo-logique du livre. » Sectes, luttecontre la mondialisation, prostitu-tion forcée, renaissance de l’escla-

vage… : rien de plus actuel que ceroman foisonnant qui mêle avecbrio les languages des scientifi-ques, des médias, des juristes etmême du monde religieux. Uneprouesse d’imagination et unrégal pour le lecteur.

Même plaisir chez Alexis Stama-tis qui livre ici son quatrièmeroman. En fouillant dans les archi-ves de son père, son héros, Lou-kas, découvre le manuscrit d’unroman intitulé Bar Flaubert qui luifait l’effet d’une « seringue »qu’on lui aurait planté dans la vei-ne pour en extraire « les élémentsles plus intimes de [s]on univers ».Troublé au plus au point, Loukaspart à la recherche des protagonis-tes de ce texte. Barcelone, Floren-

ce, Berlin : le lecteur voyage avecGinsberg, Burroughs ou Kerouacau cœur de la beat generation. Jus-qu’au coup de théâtre final.

Né en 1960, Alexis Stamatis estl’un des auteurs les plus doués de

sa génération. Cosmopolite luiaussi, il a étudié l’architecture et lecinéma à Athènes puis Londres,projette d’écrire son prochainlivre dans l’Iowa et se prépare àséjourner comme pensionnaire enFrance, à la Villa Mont-Noir. UnGrec universel, en somme, commeDémosthène Kourtovik. Et com-me ces deux romans, à découvrir.

Florence Noiville

(1) Après Poussière d’étoiles (Hatier,1992).(2) Organisé par Ekemel, le deuxièmeséminaire sur « La littérature grecqueet la critique littéraire européenne »s’est tenu les 3 et 4 juillet à Paros oùétait inaugurée une maison des traduc-teurs (Rens : [email protected]).

Des romans pour revisiter l’histoire

UNE FRANÇAISE CHEZ LES GRECS

Démosthène Kourtovik

LITTÉRATURES

Deux Grecs universelsEntre Euro de football et JO, la Grèce occupe toutes les « unes ». Autant profiter de cette actualité pour découvrir Démosthène Kourtovik

et Alexis Stamatis, deux auteurs qui proposent de vraies-fausses enquêtes policières menées avec intelligence sur un rythme haletant

D ans toutes les époques, il ya matière à faire un enfant àl’histoire, comme disait maî-

tre Dumas, et des auteurs pours’inspirer de ce qu’elle a de mysté-rieux, comme dans le parfait dépay-sement que nous offre La Chinevue par les écrivains français (Bar-tillat, 350 p., 20 ¤), une anthologie,de Pascal à Simone de Beauvoir, deMontesquieu à Michaux, ou dansce qu’elle a de plus odieux avecVénus Hottentote, de Barbara Cha-se-Riboud (Albin Michel, 380 p.,20,90 ¤), la vie de l’esclave sud-afri-caine exhibée comme un monstrede foire et devenue le « triste em-blème du racisme scientifique ».

L’Egypte des pharaons est unesource où bien des auteurs abreu-vent leur imagination. Avec Nito-cris reine d’Egypte (Editions 1,270 p., 18 ¤), Christian Chaix, dansle contexte classique d’une succes-sion, met en scène deux personna-ges emblématiques, le princeMérenrê et sa sœur Nitocris. Poursuccéder au pharaon Pépi, ils setrouvent en rivalité avec Khenou,fils de la seconde épouse de Pépi.Dans un récit bien construit, l’uni-vers de la cour et l’ambiance desgynécées sont comme une toile defond qui met en relief les intriguesque suscitent des luttes fratricidesdont le pouvoir est l’enjeu cepen-dant que « le peuple manipulé »réagit.

Un autre empire est au centredu roman de Jean-Michel Thi-baux, Imperator (Plon, 320 p.,19,50 ¤). Au IIIe siècle, Romeaffronte deux périls, les « sectairesqui se réclament de Jésus » et lesinvasions barbares. C’est pourtantà deux sœurs du peuple goth, Juliaqui est médecin et Nina qui est ins-titutrice, que Valérien confie lamission de sauver l’empire et sesdieux. En plaçant ses héroïnesdans un monde de débauche et decrime, l’auteur réussit à restituerla Rome des bacchanales.

Sans négliger un réalisme quidonne à cette attachante histoiretantôt une note intimiste, tantôtl’envolée d’une épopée, il dépeintde beaux caractères de femmes pri-ses dans le drame de la décadenceque veut conjurer Valérien, l’em-pereur que l’on retrouve dans LesGaulois contre les Romains (Per-rin, 380 p., 22,50 ¤). En allant à l’en-contre de « la prétendue romanisa-tion de la Gaule », Joël Schmidt,qui a la qualité d’un romanciersoutenue par l’érudition d’un his-torien, fait de l’opposition entre laGaule et Rome une « guerre de mil-le ans » qui a son début avec la vic-toire de Brennus occupant Romequ’humilie son Vae victis et quis’achève au Ve siècle de notre ère.On est séduit par la description deces Gaulois qui n’ont de cesse des’allier avec les ennemis de Rome

afin de combattre « par tous lesmoyens possibles l’occupantromain ».

Michèle Kahn n’est pas la pre-mière à être fascinée par la reineque le Coran appelle Balkis et quiest au portail de bien des églisescomme une sainte, mais dans Moi,reine de Saba (Bibliophane-Daniel-Radford, 230 p., 19 ¤), ellea une façon très originale de la pré-senter. On a l’impression que Salo-mon, quelque peu perturbé, nousla raconte. Lui qui règne sur « septcents épouses et trois cents concubi-nes », est autant troublé par saféminité que par sa capacité à gou-verner. Une fine construction

romanesque, un style sobre pourdes situations grandioses, deuxforts portraits du roi d’Israël et dela reine mythique, légende et réa-lité bien imbriquées.

Loin de ce temps, mais pour unequête elle aussi mythique, L’Orsous la neige, de Nicolas Vanier(XO, 400 p., 21,90 ¤) nous trans-porte au XIXe siècle, dans l’Alaskades chercheurs d’or. D’étonnantesphotos illustrent cette folle odys-sée à laquelle Jack London a parti-cipé. Mœurs des Indiens, soif del’or, goût de l’aventure, tout rendattrayant ce récit d’un moment del’histoire américaine peu connu.

Ce n’est pas le cas de l’explora-

teur et écrivain Richard Burton,héros d’une autre recherche, celledes sources du Nil. On connaîtsans doute moins Isabel Arundellqui, devenue Mme Burton, partagesa vie faite de voyages qui ne selimitent pas au lac Tanganyika. Aleur suite, nous rencontrons despersonnages historiquementimportants comme Disraeli ouAbd el-Kader. Part faite à un exo-tisme mesuré, avec La Passagèredu désert, de Sylvie Simon(éd. Anne Carrière, 382 p., 20 ¤),nous revivons l’histoire des paysqu’ils parcourent, de Beyrouth àJérusalem, du Brésil aux Indes. Unroman d’aventures et d’amourfou. Passionnant.

On revient en France avec Ber-nard Spindler, Paris en flammes(éd. du Rocher, 272 p., 18,90 ¤) etJean Cosmos, La Dictée(éd. De Borée, 460 p., 20 ¤). LeParis qui brûle est celui de la Com-mune. Le sujet se prête à la grandi-loquence, au pathos sur l’air duTemps des cerises. Spindler éviteces pièges en créant deux person-nages pris dans une tourmente quiles dépasse, un clown et une jeunebourgeoise. Guillaume et Emiliese rencontrent par hasard,témoins de l’assassinat de VictorNoir, le journaliste abattu par lecousin de Napoléon III. Ils se sépa-rent, se retrouvent, vivent ensem-ble les journées de la répression

quand Thiers décide « d’en finiravec la révolte des gueux ». C’est làune attachante évocation de cesjournées que les romanciers ontrarement racontées. Spindler yréussit, avec une fin dramatiqueécrite, comme tout le roman, dansla sobriété d’un style bien appro-prié.

Il en est de même avec Jean Cos-mos, qui maîtrise une langue d’uneparfaite coulée pour dire ce tempsde notre histoire qui est celui desinstituteurs de la IIIe République.Ancien de la Commune, Labarthe,un imprimeur, revient dans son vil-lage aveyronnais porteur de l’auradu savoir. Maria Messonnier, veu-ve, s’offre à faire son ménage s’ilapprend à lire à son fils Louis,« sauvageon à la tignasse hirsute »,qui ne parle guère le français. Bonélève, Louis se sent de l’ambition.

Elle se réalise à son entrée àl’école normale. Reçu, il devient lepremier d’une lignée d’insti-tuteurs dont Cosmos nous ra-conte la vie à travers les péripétiesde l’histoire, de 1882 à 1982. Richede rebondissements comme unroman, précis comme un essai,nécessaire comme un témoignage.Et comme tant « d’historiques »,une agréable façon de revisiterl’Histoire dans ce qu’elle accu-mule d’horreurs, de bêtises, debeautés.

Pierre-Robert Leclercq

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LIVRAISONSa LES SOLEILSCOUCHANTS,de Vassilis Vassilikos« Je garde les yeuxfixés sur le seul but quej’avais assigné à mavie, la réalisation demon autobiogra-phie », confessel’auteur de Z. De lapoitrine de son pro-

fesseur de physique au souvenir d’unerencontre avortée avec Camus, ou d’uneautre, très drôle, avec Jouhandeau, Vassi-lis Vassilikos, témoin de son temps, évo-que la politique, les colonels, le journa-lisme, les rencontres (Costa-Gavras,Signoret, Melina Mercouri, Duras…), lesvilles qui l’ont inspiré (Rome, Berlin, Salo-

nique, où il a grandi), ses découvertes lit-téraires et, bien sûr, la genèse de seslivres (une centaine au total). Des Mémoi-res littéraires enlevés et d’une auto-ironierafraîchissante.Traduit du grec par René Bouchet, Alterédit,(215, av. de la Division Leclerc 92290Chatenay-Malabry), 466 p., 21 ¤.

a LE ROMAN D’ATHÈNES,de Marie-Thérèse Vernet StraggiottiC’est la profession de foi de Cha-teaubriand dans son Voyage en Orient, queMarie-Thérèse Vernet Straggiotti fait sien-ne ici : « Il y a encore beaucoup de géniedans la Grèce (…) Nos maîtres en tout genresont encore là. » Revisitant, avec la collabo-ration de Didier Kunz, les strates de la villede Minerve – des églises byzantines à la vil-

le olympique –, elle livre le portrait érudit,toujours vif et agréable à lire, d’une citéqui est d’abord « un tourbillon d’idées ».Ed. du Rocher, 242 p., 18,90 ¤.

a QUAND LE SOLEIL…, de George SarisGrèce, 1940. Occupation, rafles : Zoé,16 ans, refuse de se soumettre. Comme lePrix Nobel Elytis, elle pense que « seull’homme qui combat l’ombre qu’il porte enlui obtiendra sa place au soleil ». Le pre-mier volume, accessible aussi à des adoles-cents, du cycle autobiographique d’unedes romancières les plus populaires deGrèce.Traduit du grec par Francine Aubry avecl’auteur, éd. Esprit ouvert (2342, cheminde Clavary, 06810 Auribeau-sur-Siagne),258 p., 14 ¤.

a UN COSTUME DANS LA TERRE,de Ionna KarystianiL’auteur de La Petite Angleterre (Seuil,2002), ce superbe premier roman sur lesrelations mères-filles, quitte l’île d’An-dros pour la Crète. Revenu sur sa terrenatale, son héros, Kyriakos Roussias,découvre le démon de la vengeanceauquel il avait été soustrait par sa famille.Où Ionna Karystianni – qui fut productri-ce de télévision puis dessinatrice humoris-tique – démonte un à un les ressorts de lavendetta crétoise.Traduit du grec par Michel Volkovitch, Seuil,298 p., 22 ¤.

e Signalons la parution des Contes de Grèceet de Chypre, adaptés par Gilles Decorvet(éd. Esprit ouvert, 224 p., 20,58 ¤) ; le roman

Eden, d’Anthonios Roussohadzakis (trad. parAnne-Laure Brisac, éd. Ecriture, 192 p.,15,95 ¤) qui signe, avec Alexandros Assonitis,Christos Chomenidis, Christos Chryssopouloset Angela Dimitrakaki, Athènes, le sable et lapoussière, cinq nouvelles réunies par Catheri-ne Fragou (Autrement, 160 p., 14,95 ¤) ; unrecueil de nouvelles bilingue de Yorgos Skam-bardonis, La Grand-Mère copilote (trad. parClio Mavroeidakos-Muller, éd. Desmos,176 p., 18 ¤) ; Le Goût d’Athènes, avec des tex-tes de Yourcenar, Malraux ou Takis Théodoro-poulos, réunis par Sébastien Lapaque (Mercu-re de France, 128 p., 4,90 ¤) ; enfin, l’essai dePatrick Démerin, Zorba est mort, lettres à unami grec (éd. J.-C. Lattès, 268 p., 15 ¤), sur lesparts d’ombre d’une certaine Grèce aujour-d’hui. Sélection établie par Fl. N.

« POUR EMILE RENAUDART, bien écrire(entendons : « calligraphier ») correspondait au bienmarcher (marcher au pas) de M. Mayer. D’unecertaine manière, cela revenait à marcher au pas avecla main. Et puis, la moindre ineptie tracée avecapplication sur une page vierge prenait allure de véritéincontestable ; comme un texte génial perdait toutevaleur d’être gribouillé. L’écriture, pour M. Renaudart,constituait un signe extérieur de respectabilité. Aussiévidemment que sa moustache, qu’il peignait et ciraitchaque matin, était le signe extérieur de sa virilité.(...) (La Dictée, de Jean Cosmos).

LA NOSTALGIE DES DRAGONSde Démosthène Kourtovik.Traduit du grecpar Caroline NicolasActes Sud, 398 p., 22 ¤.

BAR FLAUBERTd’Alexis Stamatis.Traduit du grecpar Laure PécherAlteredit, 418 p., 21 ¤.

Du foot au livre, la Grèce multiplie les équipes gagnantes. A latête du Centre national des lettres grec (Ekevi), vient d’être nom-mée une personnalité reconnue pour son efficacité et son dynamis-me, une Française, Grecque de cœur, Catherine Vélissaris. Anciennedirectrice du Centre de traduction littéraire à l’ambassade d’Athè-nes, Catherine Vélissaris a fondé, en 2000, le Centre européen detraduction littéraire (Ekemel). Cette battante ne manque pasd’idées pour donner du souffle au livre grec : lancement d’une jour-née du livre (comme à Barcelone, un livre/une rose, ou thématiquesur la poésie ou le théâtre), création d’un prix des lecteurs avec l’ap-pui de grands médias grecs, et, bien sûr, traduction tous azimuts,cheval de bataille de cette Européenne convaincue qui ne cesse dejeter des ponts entre les cultures.

LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004/III

Vues de la vallée, les montagnes de l’Himalaya sont des figures abstraites aux profils absurdes, ignorantes de la géométrieet continuellement changeantes. Au rythme du pas assuré des sherpas et des yacks, le romancier et alpiniste italiennous entraîne sur la piste des sommets, où règnent les divinités, désormais protégées des hommes par une ultime barrière, le vent

MP Pub le Monde 378?? 6/04/04 11:36 Pa

ERRI DE LUCALES 8000, PATRONS DES HORIZONS

La piste d’atterrissa-ge de Lukla est cour-te et en pente. Lesavions arrivent lematin, s’il fait beau,chargent et déchar-gent en cinq minu-tes, puis décollent

en descente, se détachant 1 mètreavant le vide. Sur cette piste, SirEdmund Hillary perdit femme etenfant à l’atterrissage, violenteamputation pour celui qui revintindemne de la première ascensionau sommet de l’Everest.

A la bonne saison du va-et-vientde piétons vers les solennelles hau-teurs de la vallée du Khumbu, il arri-ve que pendant deux jours on nepuisse repartir de Lukla à cause dumauvais temps. Alors, dans la mas-se croissante des consignés, serecrée la sauvage compétition natu-relle selon laquelle le plus fortgagne. Dans l’assaut donné aux pre-miers avions, les faibles restent à ter-re. Après des semaines de vie incon-fortable, de sacs au dos et de raresoccasions d’hygiène, l’animus duvoyageur retrouve son animalité.Son odeur, pour s’être frottée biendes fois à la forte haleine des yacks,est imprégnée de cuir mouillé desueur, ses pieds endoloris ont desampoules à soigner à la maison.

Le long des pistes qui, de Lukla,s’enfoncent dans les vallées hima-layennes, passe la procession desvisages pâles d’Occident, luisants decrèmes de protection contre lesoleil, violent et ultraviolet. Pour sedonner un air de familiarité avecl’endroit, ils se saluent en népalais :« Namasté ». Je les déçois par unréaliste « Hello ! ». « Namastée »,avec un accent prolongé, je le réser-ve aux porteurs, prodigieux suppor-teurs de charges supérieures à leurpoids corporel.

D’autres passants ont décrit etdécriront les ponts branlants au-des-sus de verts torrents. Moi, ce qui metient à cœur, c’est le pas agile et pru-dent des bêtes, homme compris.Pour moi, le paysage d’un lieu estd’abord humain, et seulementaprès géographique. Je décris le por-teur. Il est maigre, d’une taille quine dépasse pas le mètre soixante.Ses jambes sont décharnées, sespieds en acier, sculptés par de terri-bles compressions sur les pointsd’appui disjoints des pistes. Ils mar-

chent sous des charges de plus de60 kilos qu’on peut aisément mesu-rer aux conteneurs de kérosèneentassés au-dessus d’eux. Ils por-tent des hottes tressées, en formede pyramide renversée, dans les-quelles ils glissent les bagages mas-sifs des pèlerins-trekkers.

Les sherpas sont un peuple forten géométrie. La charge du porteur

a une bande de solide tissu qui pas-se derrière la hotte et va s’appuyersur son front. Génie de son travail, ildécharge le poids sur ses os et nonpas sur sa musculature. La charge, àtravers le front penché en avant,répartit son oppression le long del’épine dorsale, le bassin, les grandsos inférieurs. Jamais le porteur neressemble à un haltérophile, à unculturiste. Il exécute l’entreprise demarcher en montée pendant deskilomètres et des dénivellationsexténuantes avec sa bande sur lefront qui forme un angle exact de45 degrés, cassant en deux l’angledroit et la charge. L’œil exercé dumaçon et du porteur que j’ai étéapprécie avec applaudissement inté-rieur la magnifique intelligence cor-porelle qui sait mettre à profit lagéométrie pour alléger la loi de lapesanteur.

Compagnon de charges, le yack aune taille de moins que la vachedans les vallées basses jusqu’à Nam-che (3 400 mètres), puis devientplus massif dans les passages quimontent à 5 000 mètres. Au-delàde cette altitude, commencent lespentes des alpinistes. Le yack estdocile, mais dans les sentiersétroits, creusés à flanc d’escarpe-ment, il a priorité et on doit luicéder le passage en se serrant ducôté de l’amont. Non pas versl’aval, car le doux animal peutremuer sa grosse tête cornue etdonner un petit coup meurtriervers le vide.

Le yack a besoin d’incitation régu-lière. Le conducteur de la caravanel’appelle continuellement, ordon-ne, siffle, aiguillonne en le pressantpar-derrière. La bête surchargée aun pas pensif, elle réfléchit à l’appuià choisir avec ses pattes antérieu-res, parvenant ainsi à montermême des escaliers. Ses sabots sontbeaucoup moins agiles que lespieds des porteurs, capables de secontenter du moindre centimètrecarré.

Les yeux d’un yack en montée necontiennent aucune prière. Ils sontpure dévotion. Ils sont psaumes deDavid les yeux d’un yack qui avan-ce et pèse ses pas comme des sylla-bes. Ses cornes tournées vers lehaut s’adressent au ciel. Il existedans la nature des armes ornemen-tales, inoffensives, chez nous non.

Les sherpas sont un peuple forten géométrie, capable de construi-re des maisons en pierre brute àsec, sans mortier. Une chose est deposer des briques et des matériauxcarrés et de taille égale, une autreest de combiner entre elles les aspé-rités irrégulières de pierres à peinedégrossies. Pour le travail à sec, ilfaut œil et sagesse afin d’assemblerles faces dépareillées sans avoir àles retourner longtemps entre lesmains. A Namche, le bruit le plussoutenu est celui des tailleurs de

pierre qui tapent de la masse et dela pointe pour fendre et donnerdeux faces planes aux pierres. Deloin, leurs coups résonnent légers,un carillonnement. Ce sont aucontraire des coups de travailancien, répété par les générations,des heures sans aiguilles qui ces-sent de frapper seulement le soir.L’esprit de géométrie d’un peuplese voit dans sa force de travail, bienplus que dans le talent de quelquesubtile pensée.

Là-haut, l’air n’a pas moins d’oxy-gène, qui reste toujours à 20,93 %,mais c’est la faible pression qui lerend rare. A des altitudes bien plusbasses que les célèbres « 8 000 », lesang s’épaissit, devient rouge fon-cé, le cœur se met à battre à140 coups à la minute, le systèmenerveux devient irritable. A6 000 mètres, l’air a perdu la moitié

de son poids au niveau de la mer.Au sommet de l’Everest, il pèse untiers.

Malgré l’insuffisance de notregaz préféré, le sherpa bavardevolontiers, détachant les motscourts de sa langue chargée enmusique, une combinaison entre larafale et la cantilène. Le porteurbavarde avec son compagnon dèsque la montée baisse d’intensité, ilbavarde quand il croise un collè-gue. Il s’arrête souvent, mais il arri-ve ensuite toujours à temps au ter-me de l’étape du jour, avec le pas-sant allégé qui l’a engagé. Le sherparegarde volontiers dans les yeux, ila volontiers le sourire si on le luioffre.

Les montagnes d’Himalaya, aucontraire, n’ont aucun respect pourla géométrie. Les alpinistes lesremontent par désir de contradic-

tion envers la loi de la pesanteur,mais les sommets, les crêtes en colè-re contre le ciel se révoltent avecplus de force et d’évidence contrecette loi. Qu’est-ce qui les retient des’écrouler, de se débarrasser de leurcharge ? Vues d’en bas, elles ontdes profils absurdes, des lignes tra-cées par un Kandinsky irrité. Cesont des figures abstraites.

Elles changent dédaigneusementd’un degré à l’autre de l’angle plein,d’une heure à l’autre. Voilà le grosorteil blanchi de l’Ama Dablam(6 814 mètres) qui apparaît derrièreune épingle à cheveux du sentier,avec un glacier qui dresse ses dizai-nes de mètres au-dessus du vide, sesoutenant tout seul. Voilà les poin-tes en ciseau du Thamserku(6 618 mètres) avec son versantnord-ouest couvert d’amas de gla-ce en vrac au-dessus d’abîmes infer-

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UN LIEU, UN ÉCRIVAIN

Les yeux d’un yacken montée ne

contiennent aucuneprière. Ils sont puredévotion. Ils sontpsaumes de David

les yeux d’un yack quiavance et pèse ses pas

comme des syllabes

IV/LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004

ERRIDE LUCA

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f 1950Naissance à Naples.

f 1968Engagementdans le mouvementd’extrême gaucheLotta continua.

f 1976Dissolution de Lottacontinua.Devient ouvrier.

f 1980Abandonnela lutte politique.

f 1996Commence à vivrede sa plume.

BIBLIOa (Verdier, 1992).

a --(Rivages, 1994,et Rivages, « poche », no 201).

a (Rivages, 1994,et Rivages, « poche », no 176).

a --(Rivages, 1996,et Rivages, « poche », no 191).

a (Rivages, 1996,et Rivages, « poche », no 251).

a (Rivages, 1998,et Rivages, « poche », no 382).

a (Rivages, 1998,et Rivages/Poche no 315).

a (Gallimard, 2001,et « Folio » no 3678).

a (Rivages, 2001,et Rivages, « poche », no 441).

a (Gallimard, 2002,et « Folio » no 3913).

a (Gallimard, 2004).

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UN LIEU, UN ÉCRIVAIN

©J.

Fole

y/O

pale

A vant la très haute altitude,une excursion au pied desmontagnes, en compagnie

de celle que les Népalais surnom-maient « Jétsunema » – autrementdit « la dame lama ». C’est durantl’hiver 1912-1913 que l’extraor-dinaire aventurière AlexandraDavid-Néel entreprit un périple àtravers le Népal, ce pays alors pres-

que interdit aux étrangers. Publiéen 1949, mais depuis longtempsintrouvable, Au cœur des Hima-layas retrace avec brio le parcoursde l’auteur sur les lieux où est cen-sé avoir vécu Bouddha, entre l’Indeet le Tibet (Payot, « Petite biblio-thèque, 194 p., 7,95 ¤).

Plus haut et parmi les très nom-breux récits d’expédition ou d’as-cension solitaire parus depuis unecinquantaine d’années, on lira avecintérêt Messner, premier vainqueurdes quatorze « 8 000 », par Rein-hold Messner lui-même (Denoël,1993). L’auteur, un Italien qui fut lepremier à accomplir cet exploit, arecensé quantité d’histoires, d’anec-dotes et de témoignages sur lessommets himalayens et leurs habi-tants provisoires, ces fous d’altitu-de, capables des plus grandes auda-ces pour un jour – ou pour tou-jours, lorsqu’ils ne reviennent pas.

Car ils sont nombreux, les mortsde l’Himalaya, comme le montreTragédie à l’Everest, de John Kra-

kauer, paru chez Guérin (1998).Dans cet ouvrage, devenu un best-seller mondial, l’auteur raconte ladramatique journée de 1990 aucours de laquelle onze personnestrouvèrent la mort sur le Toit dumonde.

Dans le registre des récits d’expé-dition, on trouve évidemment lesdeux tomes des Grandes aventuresde l’Himalaya, par l’alpiniste fran-çais Maurice Herzog, premier hom-me au sommet de l’Annapurna(Glénat, 1999). Un véritable florilè-ge des moments les plus mar-quants de l’histoire himalayenne,dont l’auteur a aussi écrit Annapur-na, premier « 8 000 » (Arthaud,1995), l’un des très grands succèsdes livres de montagne, avec plusde 7 millions d’exemplaires ven-dus.

Signalons aussi, les Chroniqueshimalayennes, de Jean-Michel Asse-lin, alpiniste et rédacteur en chef dela revue Verticales (Glénat, 2000),ainsi qu’Everest, le rêve accompli, un

livre-album dirigé par StephenVenables et publié par Glénat en2003, à l’occasion du cinquantenai-re de la première expédition.

De leur côté, Claude Gardien etRobert Paragot ont retracé cinquan-te ans d’expéditions françaisesdans Himalaya, l’épopée des expédi-tions françaises, chez Libris. Enfin,Première de cordée (éd. Robert Laf-font, 2003) offre une biographie del’alpiniste Claude Kogan, par l’alpi-niste Charlie Buffet.

Dans un registre plus personnel,J’habite au Paradis (Denoël, 1997),de Chantal Mauduit, une alpinisteextrêmement doué, disparue en1998 sur les pentes du Dhaulagiri,mais aussi Du cap Horn à l’Everest,ou la montagne vue par un marin,d’Eric Loizeau (Glénat, 2004), Ten-zing et les sherpas de l’Everest, parJudy et Tashi Tenzing (Glénat,2003) et Nil sauve-toi (Glénat,1996), un roman sur fond d’Hima-laya, par Jean-Michel Asselin.

Raphaëlle Rérolle

CARNET LITTÉRAIRE

« LE TEMPS me favorise. Le soleil éblouissant prête à la barrière cyclopéennede glaciers l’aspect d’une vision surnaturelle. Les pics qui la hérissent évoquentl’idée d’une phalange d’individualités conscientes et animées de volonté,étroitement pressées pour fermer à l’Inde les routes du Nord mystérieux.Et, de fait, c’est ainsi que les Népalais les imaginent. Pour eux, chacun de ces picsest un dieu particulier, tous ont leur histoire fabuleuse remontant à des âges oùl’homme n’existait pas encore, un culte leur est rendu, ils sont censés intervenirdans les affaires des êtres qui naissent et meurent à leur pied ; leurs espritsinvisibles, ou assumant des formes magiques, rôdent par les campagnes ets’insinuent dans les villages… (Alexandra David-Néel, « Au cœur des Himalayas »)

naux. D’autres parlent mieux dessommets célébrés par les8 000 mètres, patrons des horizons.Moi, je fixe mes pupilles sur de pluspetits degrés que j’arrive à fairetenir dans mon champ visuel tandisque j’avance. La cathédrale duKangtega (6 783 mètres) est à por-tée de regard, je peux l’embrassertout entière, alors que l’Everestnon, il déborde de mon champ,plus je m’en approche et plus je leperds de vue.

Du plus célébré des sommets, ilme reste la petite image au formatde carte postale du versant népa-lais, plus un grondement d’avalan-ches et le détail du vent. Dans les

cartes postales, c’est une mècheblanche qui décoiffe la crête, tandisque dans la réalité enfiévrée le ventlà-haut est un fouet qui arrache dela peau à vif à la montagne. Il vientdu nord, du Tibet, et quand il passe,il ne permet à personne de lui tenircompagnie.

Les peuples des hauts pâturagesont souvent placé les divinités surles montagnes, non pas en résiden-ce mais en exil. En fait, ils ne les veu-lent pas alentour. Ainsi, ils en res-pectent la distance et ne vont pasvers ces montagnes. Avant lesAnglais, au début du siècle dernier,aucun Tibétain n’avait foulé le gla-cier de l’Everest. Une fois l’enceinte

franchie, le domicile violé, il ne res-te aux dieux que le vent comme bar-rière contre les hommes. « Et il mar-che sur des hauteurs terrestres »,écrit Amos, prophète de son Dieusolitaire. Il faut être de la dioptrieinfaillible des visionnaires pour dis-tinguer un Dieu sur les sommets.Par les fentes serrées de mes yeux,je n’ai vu au contraire que le vent,une trace secondaire. Il passait etrepassait dans le ciel nu sa brossede coiffeur sur le crâne et le cou deSa Majesté Everest-Chomolúngma-Sagarmátha. Pour un roi, troisnoms, c’est le moins qui lui est dû.

Traduit de l’italienpar Danièle Valin.

LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004/V

Les grilles de la machinerieAndré Gorz propose de remodeler l’utopie du travail

D ’origine indo-persane, lescontes arabes des Mille etUne Nuits, appelées Alf layla

wa layla, fêtent cette année le tri-centenaire de leur première traduc-tion en français, en 1704. On la doità un érudit picard, Antoine Galland(1646-1715), tout à la fois écrivain,voyageur et savant, qui leur consa-cra la seconde partie de sa vie. Lesdeux principaux héros des Mille etUne Nuits, Shahrazade (Schéhéraza-de), une femme chrysalide qui pren-

dra son essor aux dépens de rebon-dissements spectaculaires. Shahra-zade est une jeune femme positiveet rusée ; Schahriar est immature,complètement pusillanime.

Tout débute par une cascade detrahisons tantôt humaines, tantôtsurhumaines, enchâssées les unesdans les autres. Un roi trompé parson épouse l’achève dans son litavec son amant et décide de se ven-ger en tuant toutes les vierges duroyaume avec lesquelles il ne passe-ra qu’une seule et unique nuit, letemps de ravir leur hymen selon ledroit féodal du Jus primae noctis. Lecapital féminin se raréfiant, Shahra-

zade, issue de la noblesse et pour-vue, écrit Galland, « d’un courageau-dessus de son sexe », veut mettrefin à la malédiction en prenant lesdevants. Ayant épousé le roi, ellelui raconte une histoire extrême-ment captivante qu’elle laisse ensuspens. Shahriar veut en connaî-tre la fin et accorde un premier sur-sis à la conteuse. La nuit d’après etdurant toutes les autres nuits, lerécit continue à l’endroit où il a étélaissé la veille, mêlant adroitementdans un rythme haletant les petiteset les grandes perfidies humaines,la vanité des uns, la bravoure desautres, mais aussi les métiers, lespays et les amours épicés duLevant.

Ainsi sont nés Aladin et sa lampemagique, Ali Baba et les quarantevoleurs, Sindbad le marin ou enco-

re le prince amoureuxKamarzaman, dont l’ambi-valence sexuelle inspirera le

film de Pasolini. Enfin, une galeriede personnages fictifs ou réels, àcommencer par Haroun al-Rachid,donneront le côté familier descontes, leur proximité.

Qu’est-ce qui explique la voguephénoménale des Nuits, l’énigmede leur jeunesse et peut-être leurmodernité ? Est-ce leur intrigue oul’incroyable pied de nez qu’ellesfont à la morale établie ? A moinsque ce soit leur caractère sulfureuxet salace. Le divertissement, peut-être ; Antoine Galland inclinaitdéjà à le penser : « Vous y remarque-rez avec plaisir, écrit-il dans une épî-tre dédicatoire à la Marquise d’O,

fille de M. de Guilleragues, ambas-sadeur à Constantinople, le desseiningénieux de l’auteur arabe, quin’est pas connu – “Les Mille et UneNuits” sont anonymes – de faire uncorps si ample de narrations de sonpays, fabuleuses à la vérité, maisagréables et divertissantes ».

Divertir, instruire, il n’y a pas

que cela. Les Mille et Une Nuits sontune contre-culture, avec un modè-le de société qui s’oppose radicale-ment à celui de la tradition corse-tée de l’islam, presque un anti-Coran. De toutes les épopées litté-raires arabo-persanes, Les Mille etUne Nuits restent l’une des plus foi-sonnantes.

Dix siècles après, leur gouaillepopulaire et leur irrévérence n’ontpas pris une seule ride. Les bas-fonds sournois et peu sûrs de la vil-le orientale voisinent ainsi avec lasensualité débordante des danseu-ses au ventre lisse et des matronesintéressées. Le palais demeure leurthéâtre, car il est le lieu où l’intimepeut frayer sans souci avec la politi-que. Le vizir, le chambellan et jus-qu’au calife qui boivent leur soûlde bons vins, admirent au besoinles vulves épilées de courtisanessoumises et le corps musculeuxd’esclaves noirs. A tous ces sansfoi ni loi, la transgression destabous par les Nuits est un délicepeu ordinaire.

C’est avec la bénédiction d’Erosqu’elles furent reçues en Occident.Dans Sodome et Gomorrhe, Marcel

Proust raconte comment sa mère,après être tombée sur la traduc-tion de Joseph-Charles Mardrus, lalui retira vivement des mains et laremplaça par celle d’Antoine Gal-land, plus conforme à l’esprit de laBelle Epoque, si méticuleusementexpurgée et au style d’ailleurs plusléché. On atteint des sommets oni-riques avec André Gide, qui leslisait dans la torpeur du hammam,le corps abandonné aux mainsexpertes de masseurs mâles.

Confusément, les Arabes perçoi-vent Les Mille et Une Nuits commel’expression de leur liberté retrou-vée. Ils les écoutent dans les souks,à la tombée de la nuit et avant lejour suivant. Leur capacité à géné-rer un quelconque bonheur les fai-sant craindre de bien des despotes,Les Mille et Une Nuits deviennentun texte de résistance, souventune catharsis salutaire. Elles éclai-rent ainsi la part cachée de la socié-té de cour et de son prestige. Aleur corps défendant, elles véhicu-lent une certaine idée de l’islam autemps classique, un islam tolérantet curieux, et constituent aujour-d’hui le rêve éveillé des Arabes.

e Signalons également Les Mille etUne Nuits en partage, sous la direc-tion de d’Aboubakr Chraïbi, où sontréunis les actes du colloque qui s’esttenu à Paris en mai (Actes Sud,400 p., 30 ¤), et A la découverte de lalittérature arabe. Du VIe siècle à nosjours, de Heidi Toelle et Katia Zakha-ria (Flammarion, 390 p., 24,50 ¤).

Fait moral et faits sociauxDu rôle de l’éthique dans le comportement des individus

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I le fortunée pour le chômeur, letravail reste trop souvent encorepour celui qui l’exerce un lieu de

stress. André Gorz a entrepris, il y aseize ans déjà, une étude très savan-te de ce concept à travers ses méta-morphoses. Elle reste pertinente.Notre auteur avait perçu très tôt lerenversement de la valeur travail dufait de l’irruption des technologiesnouvelles (qu’il contracte sous lenom de « machinerie »).

Dans l’Antiquité, le travail étaitindigne du citoyen, occupé aux affai-res publiques, non parce qu’il étaitréservé aux femmes et aux esclaves,mais parce que travailler c’était s’as-servir à la nécessité. Jusqu’auXVIIIe siècle, le terme de travail signi-fiait la peine des serfs et des journa-liers. Les artisans qui, eux, fabri-quaient des objets durables,« œuvraient ».

C’est l’ouverture des fabriquesqui introduit la rationalité économi-que, le capitalisme et le moyen degagner un salaire. Marx avait cru

pouvoir combattre la déshumanisa-tion des tâches par la révolution del’appropriation par les travailleursdes moyens de production. Utopienon seulement, affirme AndréGorz, par la difficulté de cette trans-lation, mais parce que celle-ci, pourêtre efficace dans le système du mar-ché et celui des grandes firmes,aurait dû recourir à la même organi-sation contraignante du travail. Lesgrilles de la machinerie seraientpeut-être plus dorées, mais elles nes’ouvriraient pas plus pour rendreleur autonomie aux travailleurs.

Pour construire une nouvelle uto-

pie du travail, celle qui verrait celui-ci devenir un « temps choisi » – com-me disait Jean-Baptiste Foucaud etses coauteurs dans un ouvrageimportant (1), c’est une « critique dela raison économique » qu’entre-prend André Gorz dans la deuxièmepartie de son ouvrage.

Pour notre système, une complici-té objective s’établit entre patronatet syndicats pour lesquels « plusvaut toujours plus ». L’irrésistibledynamique exige la couverture aumoindre coût des besoins, mais aus-si un maximum de dépenses pour

les consommations qui excèdent lesbesoins.

L’intérêt de l’individu est de seconsacrer le plus possible – hors dutemps rémunéré – à des activitéslibres, sociales, culturelles, familia-les, etc. La tendance lourde étant àla réduction du temps de travail, ony parviendra, à condition de bienchoisir les moyens. Bien avant l’arri-vée de Lionel Jospin au pouvoir,André Gorz s’en prenait à ce qu’onpourrait appeler la « mystique des35 heures ». « Il est évidemmentimpossible, écrit-il, d’introduire uni-formément dans les entreprises etpour tout le personnel la semaine de35 ou 30 ou 25 heures en cinq jours. »Il valait mieux, selon lui, parler de1 400 heures par an (au lieu de1 600) pour désynchroniser leshoraires et les périodes de travailque de décider une réduction linéai-re du temps de travail.

Un débat parmi d’autres qu’intro-duit André Gorz dans un livre trèsriche sur les activités marchandes etnon marchandes où l’on répète àsatiété que l’économique ne doitpas imposer sa loi au politique.

Pierre Drouin

(1) La Révolution du temps choisi (1980).

« Les Mille et Une Nuits »,un anti-Coran ?

Un texte de résistance véhiculant l’idée d’un islam tolérant et curieux

M orale et sociologie : voilàdeux termes dont le rap-prochement peut a priori

surprendre. A y regarder de près,cependant, la part de l’éthique dansce qui motive le comportement desindividus en société pourrait s’avé-rer plus déterminante qu’il n’yparaît. Non que tout ce qui s’y pro-duit serait gouverné par des considé-rations morales. Loin s’en faut.Mais songeons au sentiment derévolte que suscite la nouvelle d’unmassacre, ou aux raisons qui pous-sent à accepter une norme juridi-que : n’est-on pas chaque foisconfronté à une attitude danslaquelle, il entre « quelque chose quirelève d’une conception du meilleurou de ce qui devrait l’être » ? Tel estdu moins la thèse que défend lesociologue Patrick Pharo, directeurde recherches au CNRS, à qui l’ondoit, entre autres, un beau petitlivre sur « la logique du respect ».

L’importance du « fait moral »

dans l’explication des faits sociaux,souligne-t-il, n’avait d’ailleurs paséchappé aux pères fondateurs de lasociologie, d’Emile Durkheim àMax Weber, lequel, on s’en sou-vient, convoqua « l’éthique protes-tante » pour rendre compte de l’es-sor du capitalisme. C’est donc danscette filiation-là qu’entend s’inscrirel’auteur de cet essai inédit. Maisc’est aussi pour déplorer, depuis, latendance de sa discipline à traiter lamoralité comme un domaine idéolo-gique parmi d’autres. D’où un effa-cement progressif du thème del’éthique qui, du coup, ne cesse derevenir par la fenêtre, de façon sau-vage, dans les prises de positionpubliques de certains sociologues.

Ce « projet d’une sociologie mora-le » apparaît singulièrement oppor-tun à l’heure où l’appel à la respon-sabilité individuelle sature, commejamais, le débat public. « Principede précaution », nouvelles technolo-gies médicales, mariage homo-sexuel, don d’organes, etc. Face à detels enjeux, Patrick Pharo commen-ce par procéder à un utile tour d’ho-rizon des différentes théories en pré-sence. Son propos : dégager unevoie qui « se distingue à la fois d’unesociologie de la culture expliquant les

positions morales par des environne-ments socio-historiques contingents,et d’une sociologie de la nature quiexpliquerait ces mêmes positions pardes mécanismes neurophysiologiquestout aussi contingents ». Pour unepréoccupation majeure : éluciderles « constituants logiques » qui fontque normes et valeurs peuvents’avérer universellement compré-hensibles par tous.

Au vu de ce salutaire projet, ons’étonnera d’autant plus de l’absen-ce de penseurs dont la réflexiontémoigne pourtant du même soucide réhabiliter la question éthique ensociologie. Ainsi de Zygmunt Bau-man, l’un des plus grands sociolo-gues vivants, dont La Vie en miettes :expérience postmoderne et moralité(Le Rouergue/Chambon) vient –enfin ! – d’être traduit. Ou encorede l’effort conduit par le philosopheet sociologue allemand Axel Hon-neth pour élaborer, dans ses tra-vaux sur le besoin de reconnaissan-ce, une « grammaire morale desconflits sociaux ». La tendance n’enest pas moins bel et bien là, commeune révolution souterraine dans lessciences sociales. Et elle mérite tou-te notre attention.

Alexandra Laignel-Lavastine

a Malek Chebel

LIVRAISONSa LARÉVOLUTIONFRANÇAISEET LA FINDES COLONIES1789-1794,d’Yves BenotEn 1794, laConventionvota l’Abolitionde l’esclavage.

Le sujet a longtemps été occulté :presque toutes les grandes histoiresde la Révolution passent sous silen-ce un événement aussi remarqua-ble. Yves Benot y consacre cet essai,en analysant le cas de Saint-Domin-gue, de loin la plus grande des pos-sessions françaises. Il a raison :contraires aux principes égalitaires,l’esclavage était un élément fonda-mental de l’équilibre économiquede la nation par la réexportation des

denrées coloniales et la traite. Onrêvait d’abolition depuis le milieudu XVIIIe siècle, sans toujours com-prendre ce qu’on voulait abolir. Onpeut être pour l’esclavage, maiscontre la traite (comme beaucoupd’Anglais), on peut haïr l’esclavagemais vouloir garder les colonies, ousouhaiter s’en défaire (comme Mira-beau) ; on peut avoir sur la libertédes mulâtres toute une gammed’idées. Benot montre l’origine et ledéveloppement de ces courants mal-gré la violente opposition descolons. Son livre est destiné surtoutaux spécialistes. Il en fâchera quel-ques-uns, comme les partisans deRobespierre, qu’il refuse d’encen-ser, ou ceux de Babeuf, dont il esti-me à tort qu’il ne s’intéressait pasaux Noirs. Il flattera, en revanche,les admirateurs de Diderot, Grégoi-re ou Condorcet. Et il convaincra la

plupart avec sa conclusion nuan-cée : l’Abolition de 1794 n’a pas étéune capitulation devant l’insurrec-tion générale des esclaves ; des mili-tants courageux, à Paris, la voulu-rent et la préparèrent au nom desprincipes, avec l’appui d’une partiedes sans-culottes. J. Sn.La Découverte, 286 p., 11 ¤.

a CORPS ET ÂME, de Franck ConroyNew York, après la deuxièmeguerre mondiale, un enfant écoutede sa fenêtre la vie qui, dehors, ryth-me les pas des passants. Seul avecsa mère, Emma, effrayante et alcoo-lique : une femme chauffeur de taxi,qui se terre peu à peu dans la para-noïa ambiante symptomatique dumaccarthysme. Murée dans lesecret. Secret des origines deClaude, l’enfant, secret de ses activi-tés… Dans les amas de cette exis-

tence, Claude Rawlings découvreun petit piano de bar désaccordé.« Ce livre est l’histoire d’un hommedont la vie est transfigurée par undon. » Le don de la musique… enhéritage, doublon d’un legs morallaissé en fiducie par un père spiri-tuel, le professeur Weisfeld. Unroman où la musique, « tellementplus vaste que la vie », jaillit – du clas-sique au jazz. Une fresque subtile,enjouée et désespérée, occasion depénétrer l’univers de la musique – latrame de son histoire, de sa lecture,de son interprétation, de sa compo-sition. Une peinture des mutationsurbaines et sociétales de New Yorket de l’Amérique d’après-guerre.Faste et vaste roman des partitionsqui composent tout être. St. L.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Nadia Akrouf,Gallimard, « Folio », 684 p., 7,90 ¤.

a UNE ANGLAISE AU FAR WESTVoyage d’une femmeaux montagnes rocheuses,d’Isabella L. BirdIsabella L. Bird est perçue en Angle-terre comme l’archétype de la voya-geuse victorienne. A cette fille depasteur, neurasthénique et dépres-sive, les voyages furent prescritscomme palliatif. Ce recueil de let-tres adressées à sa sœur témoigned’une curiosité et d’une capacitéd’adaptation alors étonnante. Cerécit d’un voyage effectué en 1873dans les Rocheuses est à la fois undocument précieux sur les mœursdes premiers colons du Coloradoet la peinture d’un Far West sauva-ge et preux, exposé avec un sensde l’élégance « so british ». St. L.Traduit de l’anglais par E. Martinezdes Chesnez, Payot, « Petitebibliothèque », 282 p., 7,95 ¤.

a KENNY AIME JUNIE,de Kevin Canty« Une de ces biographies américai-nes où on tombe jusqu’au fond et oùon se relève plus fort que jamais. »L’amour de Kenny pour Junie, deJunie pour Kenny, deux enfantsd’une Amérique blanche et urbai-ne, déboussolée, « qui part lente-ment à la dérive ». Deux histoireset la romance d’un chaos. Celled’une adolescence en déshérence,en creux et dans l’absence, sans lar-mes et sans révoltes. Deux héroscomme sonnés et pris de vertigeface à la contingence de leur histoi-re comme de toute histoire. Unroman sec, dans une sorte de horstemps impalpable. St. L.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Marc Hobab,éd. de l’Olivier, « PetiteBibliothèque », 348 p., 12 ¤.

LES MÉTAMORPHOSESDU TRAVAILd’André Gorz.Gallimard, « Folio essais »,438 p., 8,90 ¤.

LIVRES DE POCHE

LES MILLE ET UNE NUITS,CONTES ARABESTraduit par Antoine Galland.Présentation par Jean-PaulSermain et Aboubakr Chraïbi,GF, 3 volumes, 458 p.,542 p., 468 p.,6,10 ¤, 6,60 ¤ et 7,10 ¤.

« BON DIEU ! ma sœur, dit alors Dinarzade, quevotre conte est merveilleux ! – La suite est encoreplus surprenante, répondit Schéhérazade, et vous entomberiez d’accord, si le sultan voulait me laisservivre encore aujourd’hui et me donner la permissionde vous raconter la nuit prochaine. »

MORALE ET SOCIOLOGIELe sens et les valeursentre nature et culturede Patrick Pharo.Gallimard, « Folio essais »,418 p., 8,40 ¤. Inédit.

VI/LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004

Ce petit volume, leseul publié parl’auteur de sonvivant sans aucuneffet (il a fallu qua-rante ans pour le

découvrir), est un explosif à longterme. Il a la même portée fulgu-rante en français que les Penséesde Pascal et les Poésies deLautréamont. On ne le lit pas vrai-ment, on l’éprouve, on le subit,on l’apprend par cœur. « L’ennuin’est plus mon amour. Les rages,les débauches, la folie, dont je saistous les élans et les désastres – toutmon fardeau est déposé. Appré-cions sans vertige l’étendue demon innocence. »

Haute métaphysique vécue,auto-exorcisme en plein déferle-ment d’un nihilisme désormaisglobal, Une Saison est-il un livrereligieux ? Bien sûr, mais trèsau-delà de ce que nous enten-dons par ce terme. Récit non pasd’une conversion, mais d’unemutation, d’une transmutation.Expérience unique (« alchimie duverbe »), risquée, au cœur de laperte de soi, dissociation et déli-re.

En principe, on ne revient pasde cette aventure brûlante queRimbaud n’hésite pas à appeler« damnation ». Ce nouveau voya-geur ne visite pas l’enfer commeDante : il le vit de l’intérieur, il yest plongé, il en sort, il va encoreécrire ses extraordinaires Illumi-nations (là encore, commentairesdans tous les sens depuis unsiècle), puis se taire et disparaîtredans sa légende (beaucoup debavardages là-dessus).

Les poètes sont jaloux etfurieux : il a raflé la mise en s’endésintéressant, avec la plus inad-missible des désinvoltures. Lesreligieux sont pétrifiés : c’esttrop dur pour eux (malgréClaudel). Les surréalistes en sontpossédés, mais n’aiment pas sondésengagement radical. Les bour-geois, qui ont lu que l’auteurs’était « séché à l’air du crime »,trouvent que ce garçon doué est

au fond un terroriste ou un sal-timbanque infréquentable. Leshomosexuels le trouvent peumariable. Les satanistes s’exci-tent misérablement à côté. Finale-ment, tout le monde se fout de cequ’il a écrit. Restent les clichéscommémoratifs amnésiques,Rimbaud par-ci, Rimbaud par-là,répétés jusqu’à la nausée. Com-me quoi le Diable, grand noyeurde poisson, fonctionne.

Rimbaud, en 1873, va avoir19 ans. Il précise la date de sa

rédaction : avril-août. Il a déjàécrit d’admirables poèmes, dontil fait une petite anthologie recti-fiée dans Une saison. Il a vécutous les désordres et toutes leshallucinations possibles, ilrevient de Londres et de Bruxel-les où Verlaine, égaré, lui a tirédessus. Verlaine visait-il réelle-ment un jeune homme très beaunommé Rimbaud ? Mais non,avec une grande intuition, il fai-sait feu sur Une Saison en enferen train de s’écrire.

Les poètes de son temps n’ontpas pu ni voulu lire la prose deRimbaud. Ni Verlaine ni Mallar-mé n’en ont été capables. Quantà Claudel, qui a avoué avoir reçulà une « influence séminale », ilne lui a pas fallu moins qu’uneconversion (comme Verlaine,d’ailleurs) pour se tirer d’affaire.Si Rimbaud n’est pas devenu unbon catholique (version de sasœur Isabelle), dites-nous aumoins qu’il a été un fervent révo-lutionnaire. Mais non, même pas,il n’aspirait au Harar qu’à deve-nir un bourgeois normal, il amas-sait péniblement de l’argent dansce but.

Scandale religieux, scandalesocial : ni dévot, ni progressiste.Mais quoi alors ? La « vierge fol-le » (Verlaine si l’on veut) seplaint ainsi de son « époux infer-nal » dans Une saison : « C’est unDémon, vous savez, ce n’est pasun homme. » Ecoutons-la bien :

« Je reconnaissais – sans craindrepour lui – qu’il pouvait être unsérieux danger dans la société. – Ila peut-être des secrets pour chan-ger la vie ? Non, il ne fait qu’enchercher, me répliquais-je. »

On voit qu’André Breton, enrépétant que Rimbaud avait eupour mot d’ordre de « changer lavie » (expression qui équilibre àses yeux le « transformer le mon-de » de Marx) parle, en réalité,comme la vierge folle. Rimbaudn’a rien prescrit, sauf « la libertélibre ». « Je veux la liberté dans lesalut » est le contraire de l’age-nouillement comme du sloganpolitique. Un jeune Françaisvient tout simplement de s’aper-cevoir qu’il vit au milieu d’un peu-ple « inspiré par la fièvre et le can-cer », sur « un continent où lafolie rôde ». Ce n’est certes pas lasuite des événements historiquesqui va lui donner tort. « Les crimi-nels dégoûtent comme des châ-

trés : moi je suis intact, et ça m’estégal. »

D’où viennent la destruction,l’autodestruction, la folie ? De lahaine de la beauté. La beauté atti-re le mal, le désir de déformer, desouiller. Peut-on s’évader de cet-te rengaine humaine, trop humai-ne ? Sans doute, et l’alchimie duverbe (couleur des voyelles, for-me et mouvement des conson-nes) devrait en principe créer« un verbe poétique accessible, unjour ou l’autre, à tous les sens ».

Rimbaud le dit : « Je devins unopéra fabuleux. » Dans sa Saison,il sauve l’essentiel de ses incom-parables trouvailles (« Elle estretrouvée ! Quoi ? l’éternité »),tout en décrivant les menacesque l’expérience fait peser sur sasanté. « Aucun des sophismes dela folie – la folie qu’on enferme –,n’a été oublié par moi : je pourraisles redire tous, je tiens le systè-me. » Il sait qu’il a découvert uneautre raison que la raison anté-rieure, une raison musicale, unenouvelle forme d’amour.

D’où cette conclusion abrup-te : « Cela s’est passé. Je saisaujourd’hui saluer la beauté. »Cette « heure nouvelle » de rai-son va être « très sévère ». Elle varécuser « les mendiants, les bri-gands, les amis de la mort, lesarriérés de toutes sortes ». Le« combat spirituel », aussi brutalque la bataille d’hommes, deman-de qu’on soit « absolument moder-ne ». Il ne s’agit plus de littératu-re ou de poésie, mais d’actiondirecte (« rire des vieilles amoursmensongères, frapper de honte cescouples menteurs – j’ai vu l’enferdes femmes là-bas »). Dans quelbut singulier ? « Il me sera loisiblede posséder la vérité dans uneâme et un corps. » C’est tout.Rimbaud, comme chacun ou cha-cune, était possédé. Il ne l’estplus. C’est lui-même, avant d’ins-crire la date de son récit, qui sou-ligne la dernière phrase.

e Gallimard, « Folio classique »,342 p., 6 ¤.

En me promenant surles quais de la Seine,j’ai trouvé chez un bou-quiniste Claudine àl’école dans l’éditionde poche où je l’avais

lu pour la première fois à l’âge deClaudine. J’ai même eu le senti-ment que c’était mon livre qui,après un parcours hasardeuxentre des lecteurs divers maistous également troublés et fasci-nés, me revenait. J’étais ravie decontempler à nouveau cette cou-verture verdâtre avec le visagepointu de Claudine sur fond detableau noir.

Je me suis rappelée alors ce quem’avait dit un jour un hommeassis à une table voisine de lamienne dans un café : « Méfiez-vous des livres qu’on achète d’occa-sion (et encore plus des bibliothè-ques), car au message de l’auteurviennent se mêler ceux issus des lec-teurs successifs, lesquels peuventen profiter pour diffuser leurs malé-fices. Je sais de quoi je parle. »

Donc je humais, scrutais monlivre avec attention, quoique sansvéritable inquiétude : j’étais lapremière dans l’ordre de ces invi-sibles empilements de lectures etla place me restait disponible,vierge de tous les brouillages ulté-rieurs. Claudine, pour moi, a étéla puissance bénéfique par excel-lence, celle qui vous inspire, vousdonne des ailes, vous détournedu triste labeur et des territoiresde l’ennui. Son corps de 15 ans,son goût des gestes risqués et desamitiés filles, sa solitude, nem’ont jamais quittée…

L’héroïne de Colette est un irré-sistible modèle d’insolence. Irré-sistible parce qu’absolumentnaturel, jamais travaillé par l’idéed’une confrontation. Par exem-ple, appelée pour résoudre un

problème d’arithmétique, ellerefuse : « Devant le tableau noir,je fais doucement “Non”, ensecouant la tête.

– Comment, non ?– Non, je ne veux pas extraire des

racines aujourd’hui. Ça ne me ditpas.

– Claudine, vous devenez folle ?– Je ne sais pas, Mademoiselle.

Mais je sens que je tomberai mala-de si j’extrais cette racine ou touteautre analogue. »

Claudine est résolue dans sesrefus, mais elle n’y met pas uneénergie trop considérable. Pas derèglements de compte institu-tionnels ou familiaux. Claudine àl’école est à l’opposé d’un romanfamilial. Aucun poids préexistant,aucune généalogie, pas mêmeune absence de mère. Claudinevit en tête-à-tête avec un pèreaussi gentil que distrait. Elle estainsi entièrement disponible. A« ce qui lui dit » Claudine dit« Oui » de toutes ses forces.Insoumise, fantasque, déraison-nable, elle pourrait semblervouée à l’école buissonnière.C’est tout le contraire. Il n’y a pasd’élève plus assidue : les émoisqu’elle éprouve dans la libertédes bois elle les retrouve, intensi-fiés, encore plus mystérieux, avecses amies d’école.

La beauté de Claudine, féline,un peu sauvage, dotée de grandsyeux cernés et d’une magnifiquechevelure, mouvante, vivante,nous obsède comme un parfum.Elle irradie. Et c’est l’une desséductions qui agit dans ce pre-mier roman de Colette (et queplus tard, de livre en livre, elle necessera de perfectionner) d’unnarcissisme qui, au lieu de rédui-re le monde, le démultiplie, lepeuple d’êtres délicieux, pris dansle tissu continu d’une sensualité

radieuse, d’une innocence à touteépreuve.

Un jour, de la fenêtre de la clas-se, Claudine s’aperçoit qu’il nei-ge. Aussitôt, elle se précipite, rap-porte une boule de neige qui cir-cule entre les élèves. Chacune yporte les lèvres, la mordille, touten s’empêchant d’éclater de rire…A l’école de Claudine, le rire n’estjamais loin. Les fillettes « se rient

des yeux », « vibrent », « fré-tillent », « jubilent »… Elles« s’ébullitionnent », « se tordent »,« s’écroulent », se raniment pourencore mourir de rire…

Mais qu’est-ce qui les agitecomme ça ? Elles « trépignent del’anxiété de savoir ». De savoirquoi ? Par rapport à quelle scien-ce ? La science du plaisir, biensûr. Elles font semblant d’étudier

dans leurs manuels mais ne quit-tent pas des yeux le coupled’amantes éhontées que formentla directrice et la sous-maîtresse,la tendre Aimée. Claudine la pre-mière, puisque d’abord amoureu-se de « l’aimeuse » Aimée, elles’oblige à surmonter la peined’une trahison…

Sur le point de quitter l’école,Claudine s’inquiète : et si le restedu monde n’était pas aussi exci-tant que l’école de Montigny ? Sil’accomplissement du désir, laréciprocité du plaisir se révé-laient décevants ? A lire la suitedes Claudine, on est tout à faitrassuré. Le monde est passion-nant. Et bien que l’air de Paris

n’ait pas la vigueur ni les senteursdes bois de l’enfance, Claudineréussit à ne rien perdre de sacuriosité mordante, de son envied’expérimenter, de jouer, dejouir. L’enchantement ne cessepas. A Paris, comme à Montigny,elle peut s’exclamer, brasillantede joie : « Ah, que j’ai du goût. »Car Colette écrit d’une seulecaresse, dont, avant de l’étendreà d’autres – aux chattes, auxfleurs, aux femmes, aux hommes,aux maisons, au temps… –, elle ad’abord découvert et détaillé surelle-même le charme.

e Ed. Robert Laffont, « Bouquins »,tome I, 1 480 p., 25,80 ¤.

Salut de Rimbaud« UNE SAISON EN ENFER », D’ARTHUR RIMBAUD, PAR PHILIPPE SOLLERS

Ivre de Claudine« CLAUDINE À L’ÉCOLE », DE COLETTE, PAR CHANTAL THOMAS

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Colette, en costume de Claudine, avec le fameux col, la régate,le sarrau noir et les bottines, photographiée avec Toby Chien

UN LIVRE, UN ÉCRIVAIN

Arthur Rimbaud photographié par Carjat en octobre 1871

« JADIS, si je me souviens bien, ma vieétait un festin ou s’ouvraienttous les cœurs, où tous les vins coulaient.Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux.– Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.Je me suis armé contre la justice.Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine,c’est à vous que mon trésor a été confié !Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprittoute l’espérance humaine. Sur toute joie pourl’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant,mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux,pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur aété mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je mesuis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons toursà la folie.Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot. »

« AYANT GARÉ MON VERRE de ses mainsprudentes, je bois, et je m’écoute être heureuse.Cela ne va pas sans quelque trouble. Les lustresse nimbent de plus en plus comme la lunequand il pleuvra. “La lune boit” qu’on disait là-bas.Peut-être que c’est signe de pluie à Paris quand leslustres boivent… C’est toi, Claudine, qui as bu.Trois grands verre d’asti, petite “arnie” ! Commec’est bon !… Les oreilles font pch, pch… Les deuxgros messieurs qui mangent, à deux tables de nous,existent-ils réellement ? Ils se rapprochent,sans bouger ; en étendant la main, je parieque je les touche… Non, les voilà très loin.D’ailleurs, ça manque d’air entre les objets :les lustres collés au plafond, les tables collées au mur,les gros messieurs collés sur le fond clairdes manteaux pailletés assis plus loin. Je m’écrie :“Je comprends ! Tout est en perspective japonaise !” »

(Claudine à Paris)

LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004/VII

I ci, tout semble respirer le cal-me et la sérénité. Devant lamaison, massive et blanche,

s’étend une terrasse ombragée dechênes, de pins et d’acacias. Avecchaises longues et jouets en plasti-que – ceux de Lilie, 1 an, la fille deManu Larcenet. En contrebas, lesvallons et les coteaux du Beaujo-lais enlacent un ruisseau à moitiésec. « Une putain de vue. Ça res-semble à un tableau de Cézanne »,apprécie l’auteur de BD. Dans sachambre-atelier attenante à laforêt, des guitares patientent àcôté d’écrans d’ordinateurs, d’une

table lumineuse, d’une chaînehi-fi, d’étagères de livres, de BDet de CD. Façon de rappeler quela musique fut – et reste – pour luiplus qu’un hobby. Preuves, enco-re vivaces, de sa vie d’avant.

Avant qu’il ne décide, il y a troisans, de quitter Vélizy et la ban-lieue parisienne de sa jeunesse –habitations pavillonnaires pourcadres, plutôt que barres HLM –et de s’établir près de Villefranche-sur-Saône (Rhône), où sa femmeest vétérinaire. Avant ce Retour à

la terre, qui lui a fourni le titre etle terreau de deux albums remar-qués (en attendant le troisième,en préparation), dans lesquels lesquestions existentielles tutoientles détails triviaux, sur fond d’hu-mour tendre ou noir, ponctuésd’accents autobiographiques indé-niables.

Avant, donc, Manu Larcenet,qui continue à porter crânementune éternelle casquette NOFX etun tout aussi éternel tee-shirtestampillé du groupe Bad Reli-gion, a écumé pendant huit ans lascène parisienne du rock alterna-

tif. Période squatt, paradis artifi-ciels et militantisme d’extrêmegauche. Avec son groupe, Zobi,formé d’amis de lycée, dans laveine des Bérurier Noir.

« Je regrette un peu cette époque,réfléchit-il, attablé dans un restau-rant, devant une assiettée decuisses de grenouilles dont il s’avè-re gourmand. Mais la démarcheartistique était faussée par ladémarche politique. Notre messagevolait au ras des pâquerettes. Pourmoi, continuer, ç’aurait été hypo-

crite. En vieillissant, et avec l’aidede l’analyse, je me suis rendu comp-te qu’on ne pouvait pas réduire lesgens à leur étiquette. Il y a toujoursquelque chose d’intéressant dansquelqu’un. Je suis devenu un mili-tant du doute. J’essaie d’en injecterdans tout, y compris dans ce quim’est contraire comme quand jeparle de ceux qui adhèrent au Frontnational. Et tant pis si on me dit :“Tu n’es plus radical” ! »

Ce doute permanent l’a, para-doxalement, apaisé. Les évé-nements de sa vie aussi. « J’aitoujours aimé que ça aille vite. Maisje vis des événements forts depuistrois ans : les retrouvailles avec monpère, qui m’a félicité du premiertome du Retour à la terre, après delongs conflits entre nous. Mon démé-nagement. Et, concordance étran-ge, le prix d’Angoulême et la nais-sance de ma fille. Grâce à elle, j’ap-prends peu à peu la patience. »

Ce tournant n’empêche pasManu Larcenet, « obnubilé par letravail », de poursuivre sur sa lan-cée, qu’il qualifie de « frénésie ».Passer plus d’une journée sur uneplanche de dessins lui est « insup-portable » comme de ne pasécrire, dans le silence, ni dessineren musique (Brel, Zebda, Bras-sens et les Clash). Il croquesilhouettes à gros nez et situa-tions comiques depuis ses 13 ans.Cette hyperactivité, qui se tradui-sit dans les pages de Fluide glacial,auquel il envoya pendant six moisdes photocopies de ses dessinsavant d’être remarqué, fait de

Manu Larcenet un auteur de BDprolifique.

A 35 ans tout juste, il aligne35 albums, cosignés ou signés ensolo. Le premier tome de son Com-bat ordinaire est sacré « meilleuralbum de l’année » au Festivald’Angoulême 2004 et le hisse aurang des stars de la nouvelle BDfrançaise, aux côtés de Joann Sfar,David B. , Christophe Blain,Emmanuel Guibert et de son amiLewis Trondheim, avec qui il acréé la série des « Cosmonautesdu futur ».

Le deuxième album du Combatordinaire, intitulé Les Quantitésnégligeables (« Le Monde deslivres » du 4 juin) inscrit définitive-ment Manu Larcenet parmi lesauteurs de BD qui comptent, ceuxdont les ventes dépassent les50 000 exemplaires. Il touche un

nouveau lectorat – dont de nom-breuses femmes – attiré par l’iti-néraire de son « héros » Marco,jeune photographe embarrasséde questions et d’émotions. Undouble, peut-être. Manu Larcenetn’en reste pas moins fidèle à lui-même, à ses idées, à ses origines(lointainement ouvrières maisrevendiquées), à ses interroga-tions – « après dix ans de travail,j’approche à peine de ce que jeveux faire » – et à ses amis, dontJean-Yves Ferri, scénariste duRetour à la terre, « le mec le plusprofond de ce métier avec GuyVidal, mort avant que mes livres,qu’il a défendus chez Dargaud,n’acquièrent lisibilité et succès ».

La renommée ne lui monte pasà la tête. Angoulême excepté, il nese rend pas aux festivals qui le dis-tinguent. Il leur préfère la compa-

gnie de sa fille, l’envol d’unfaucon pèlerin d’une espèceméconnue – il est passionné d’or-nithologie –, son projet de CDavec un « copain du coin », Bachjoué par Glenn Gould, que cetamateur de « gros sons » vient dedécouvrir. « Longtemps, je me suisrefusé des plaisirs et je me découvrebon vivant ! », s’amuse-t-il.

Il lit peu de BD mais avoue uneadmiration éperdue pour Sempé,un enthousiasme ancien pourBlutch et une passion récentepour Taniguchi. « J’aimerais pou-voir comme lui explorer et dessinerle vent et le silence, après la fréné-sie », confie l’ex-banlieusard qui afait la paix avec son côté « ours »et assume désormais « une soli-tude sereine, après l’avoir euecoupable ».

Yves-Marie Labé

Dickie par Pieter De Poortere Né en 1976, Pieter De Poortere vit à Gand, en Belgique. Il a publié deux albums des aventures de son personnage, Dickie (Editions Bries).

Conversation A 35 ans, ce dessinateur a déjà plusde trente titres à son actif, et a reçu, pour « Le Combat ordinaire »,le Prix du meilleur album 2004 au Festival de la BD d’Angoulême

Le doute créatifde Manu Larcenet

RENCONTRES

« En vieillissant, et avec l’aide de l’analyse,je me suis rendu compte

qu’on ne pouvait pas réduire les gensà leur étiquette. Il y a toujours quelque chose

d’intéressant dans quelqu’un »

a L’ORME DU CAUCASE, de Jirô Taniguchi,d’après Ryuichiro UtsumiUn arbre sème la zizanie chez les voisinsd’un couple à la retraite. Les yeux d’ungrand-père conversent secrètement avecceux de sa petite-fille, dont la mère vientde divorcer. Un père retrouve en catiminisa fille, devenue célèbre, et qu’il n’a plusvue depuis vingt-trois ans. Une jeune fem-me découvre la souffrance muette de sonfrère, trop longtemps tue. Dans la finessedes traits en noir et blanc de Taniguchi, onperçoit le souffle du vent dans les ramures,les grincements d’un cheval de manègerouillé, le bruit de la pluie sur les ruellespavées de Shinjuku ou la mastication tai-

seuse de deux frères âgés, qui n’ont plusgrand-chose à se dire. Ces nouvelles témoi-gnent de la vision délicate avec laquelleTaniguchi aborde la séparation, l’oubli,l’abandon mais aussi la honte ou l’indiffé-rence.Casterman, « Ecritures », 218 p., 12,75 ¤.

a GRAND VAMPIRE, LA COMMUNAUTÉDES MAGICIENS, de Joann SfarDans ce cinquième tome de ses errances,Fernand, vampire dépressif, rencontreNope, une « rousse à tomber par terre »,qui s’évertue à vouloir perdre sa virginitéen faisant l’amour avec lui, alors qu’ilssont pourchassés par des chasseurs. On

retrouve l’humour farfelu, jaune, noir etrouge, de Joann Sfar, pimenté de rencon-tres improbables et illustré par des référen-ces à Crumb ou à Kafka, au Golem ou àMaïmonide. Un dessin et des couleurs quiaimantent le regard et titillent l’esprit.Delcourt, 48 p., 9,45 ¤.

a LES FORMIDABLES AVENTURES DELAPINOT : LA VIE COMME ELLE VIENT,de Lewis TrondheimComme les autres albums de la collection« Poisson pilote », cette (dernière ?) aven-ture de Lapinot est dédiée à Guy Vidal,mort en 2002, créateur de la collection etéditeur chez Dargaud. L’homme et l’artis-

te aurait certainement beaucoup ri et sansdoute eu « un peu d’eau dans les yeux » ense plongeant dans les digressions et les tri-bulations de Nadia, Lapinot, Titi, Richardou Marion. Une fable contemporaine,desespérée et drôle, où les ruptures ducœur alternent avec celles du récit.Dargaud, 48 p., 9,45 ¤.

a FLUIDE GLACIAL OR SÉRIE, collectifCe pavé de BD contient plusieurs récits quifirent les belles heures de Fluide glacial. Lesnostalgiques de la première époque dumagazine de Marcel Gotlieb retrouverontcertaines de ses planches et celles d’autresstars de Fluide (Lob, Edika, Lelong, Maës-

ter, Goossens, Tronchet, Binet…), agrémen-tées d’Idées noires de Franquin. Les plus jeu-nes découvriront un prodigieux laboratoiregraphique et scénaristique et cet humour« hénaurme » qui ne s’interdit rien.Audie, 298 p., 14,95 ¤.

a LES CHERCHEURS DE TRÉSOR :LA VILLE FROIDE, de David B.Bagdad, en 808. Un prophète voilé vole desombres, caché par un ange de la mort nom-mé Azrael. Sa proie, c’est Nasir, le bébé deDiya, favorite du calife mais amante dubourreau. Un conte merveilleusementcruel. Et le dessin magistral de David B.Dargaud, 48 p., 9,45 ¤.

TRAITS ET BULLES

VIII/LE MONDE/VENDREDI 16 JUILLET 2004