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L’Image confisquée Le cinéma du sud, ce cinéma (de) subalterne

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The Confiscated Image, Amsterdam, October 2010Writing a book on African cinema, just like making a film in the Black Continent, is an act which sense is immediately subject to a big question mark. What meaning could it have in a context where the image is almost non-existent: indigent production with a more and more idle pace, a worse situation concerning distribution with the number of cinemas soon to be reduced to zero, a young generation of filmmakers without structural support, without points of reference and therefore with no ideas? When the primary need is expressed in terms of survival, when the first things one could think about, whenever it is about Africa, are still: food, health care, education... invest in art, especially in an art as expensive as film, or in a so "useless" art like writing becomes a luxury that Africans cannot or should not afford. That remains the prerogative of the rich clubs.Is the cause of African cinema really wasted? The existence of this book in itself would make some adjustments and provide some nuances. The filmmakers to whom the critic wants to give some visibility are part of this fight for an image which, if nothing is done, would be confiscated forever. By disappearing, it is not only a continent that would be prohibited from the right to speak, but the whole world will lose a part of its imagination.Title : L’Image confisquée: le cinéma du Sud, ce cinéma (de) subalterneAuthor : Hassouna MansouriPublisher : From the South, Amsterdam (http://vanuithetzuiden.blogspot.com)Year : 2010ISBN : 978-90-9025819-5

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Depuis le SudMiddle East CultureThe Netherlands

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Hassouna Mansouri

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Depuis le Sud

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Publisher Depuis le Sud Kerkstraat 256- huis1017 HA - AmsterdamThe Netherlandstel. 0031206247151

Copy right © Hassouna Manouri 2010

Design by M. HayawiSillat [email protected]. 0031756406771

All rights reserved.

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Sommaire

Avant-propos...............................................................................8

Expérience et/ou défi de l’Altérité............................................ 11

Le cinéma africain, ou le poids des préjugés........................... 22

La critique du Sud et les aléas du marché ................................ 30

Structures de production et expression personnelle.............. 41

Où va donc, le cinéma Tunisien ?............................................... 53

La distribution face à la révolution numérique....................... 58

Kechiche, l’enfant terrible du cinéma de l’émigration............ 77

Brahim Tsaki, « le cinéaste poète »........................................... 82

Karen Albou, Mémoire sans territoire...................................... 91

Mahamat-Saleh Haroun, le droit de Penser tragique.............. 97

Le cinéma africain, ce cinéma nomade..................................... 103

Haïle Gerima, ou le cinéma de la désillusion............................ 110

Postface...................................................................................... 123

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Et l’identité ? je dis.Il répond : Autodéfense...L’identité est fille de la naissance. Maiselle est en fin de compte l’œuvre de celui qui la porte, nonle legs d’un passé. Je suis le multiple... En moi,mon dehors renouvelé... Maisj’appartiens à l’interrogation de la victime.N’étais-jede là-bas, j’aurais entraîné mon cœurà y élever la gazelle de la métonymie...Porte donc ta terre où que tu sois...Et soit narcissique s’il le faut.

Mahmoud Darwich Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, 2007

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Avant-propos

J’avais au départ nourri l’idée de publier un essai sur l’état des lieux du cinéma tunisien. Je considérais que celui-ci passait par une crise contingente. Une grande partie de cet ouvrage, devenu une réflexion sur le cinéma du Sud, portera donc sur le cinéma tunisien et ceci est en rapport avec le projet initial qui a finalement évolué un peu à mon insu. Alors que je travaillais sur la publication, il m’a été permis de publier certaines de mes réflexions dans des endroits et contextes différents en Tunisie d’abord et à l’étranger plus tard. Au bout d’un certain moment, le contenu du livre était déjà publié et disponible. J’ai donc laissé tomber le projet, ou peut-être que je n’avais plus l’énergie suffisante pour le faire aboutir ? Plus tard encore, j’ai été sollicité pour m’exprimer sur le cinéma africain et / ou sur la critique africaine à plus d’une occasion. Je me suis retrouvé en train de développer les mêmes idées tout en élargissant la perspective. C’étaient alors des participations à des colloques ou débats, des commandes d’articles pour des publications collectives, ou encore des articles écrits d’une manière spontanée.

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L’idée a toujours été la même : certaines images sont interdites d’accès pour une certaine critique, ou plus simplement pour un public. D’où le titre L’Image confisquée. Non pas que cette image existe en soi. Non plus que je me réclame d’une certaine propriété ou paternité d’une certaine image. Mais au sens que l’image des cultures de la « périphérie » a du mal à être visible et la littérature critique que ces cultures pourraient développer serait par définition caduque. Le critique subit une double frustration : d’une part il lui est difficile d’accéder en quantité ou en qualité à la production mondiale, d’autre part il n’accède pas ou difficilement à la production de sa « propre culture ». L’on comprendra dès lors que les textes contenus dans ce volume sont de tons très différents. De toutes façons, ils sont très hétérogènes en termes de contenus et en termes d’angles d’approche. Certains sont des réflexions théoriques dans lesquelles j’essaye de situer les cinématographies africaines par rapport au reste du monde. D’autres sont de facture plutôt journalistiques qui se présentent comme des témoignages sur une actualité en mouvement. D’autres encore sont consacrés à des films ou à des parcours de cinéastes (Brahim Tsaki, Abdellatif Kechiche, Karen Albou, Mahamat-Saleh Haroun) qui sont pour moi comme des moments d’arrêts sur image où j’analyse des films en particulier les considérant comme des exemples de cette image qui échappe. A la fin de l’ensemble on trouvera deux interviews. Ils sont pour moi plus qu’exercice ordinaire de journalisme; ce sont plutôt des « conversations » que j’ai eues avec deux cinéastes, en l’occurrence Mahamat-Saleh Haroun (Tchad) et Haile Gerima (Ethiopie), qui m’ont amené à nuancer mes idées. En cela je reste fidèle à l’idée que critiques et auteurs se complètent dans la mesure où ces derniers permettent aux premiers de s’exprimer. C’est donc ici une manière de rendre hommage à ces cinéastes qui osent des formes nouvelles et autorisent les critiques à développer leurs discours.

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Expérience et/ou défi de l’Altérité

Les Européens non plus ne comprennent pas que nous n’ayons pas la liberté de romancer notre enfance comme Bertolucci dans 1900. Haile Gerima

… Mon travail consiste à dire que ma différence culturelle avec un Américain ou un Japonais n’est pas un handicap. Mon problème fondamental est comment trouver les mailles pour montrer qu’on appartient tous à la même humanité. Je me définis comme Homme, je pars de mon identité, c’est-à-dire de mon quartier, ma famille…

Mahamat-Saleh Haroun

Cette réflexion est intervenue dans le contexte particulier du colloque de Tétouan. Qu’il me soit donc permis d’introduire quelques rectifications à l’intitulé de ce que fut mon intervention. Il s’agit en fait d’un titre qui devait être provisoire, mais les amis marocains m’avaient surpris en l’adoptant officiellement et donc poussé à prendre au sérieux la première idée qui m’était venue à l’esprit lorsqu’ils me proposaient gentiment de prendre part à cette rencontre. J’ai finalement bien apprécié le latinisme ou arabisme sympathique en fin de compte et qui est le produit de ce petit défaut de communication, puisque le mot critique n’est pas précédé d’un article d’aucune sorte. D’aucuns se diront peut-être : oui mais de quel(le) critique va-t-il nous parler ? La

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Critique, Le Critique, l’Esprit Critique, ou encore l’Etat Critique, etc.… Le fait est que cela nous met d’emblée dans le cœur de la polémique et ouvre le champ de la réflexion au maximum. D’où le pari que j’ai à relever : ramener le débat à quelques interrogations qui me semblent importantes à aborder du point de vue de quelqu’un du « Sud ».

Qu’est-ce que le Sud ? Ou quel Sud ? Essayons d’bord de cerner la problématique qui est à mon avis étroitement liée à ce signifié indéfini ou difficile à définir (en apparence du moins) que désigne arbitrairement le signifiant Critique et auquel j’ajoute une détermination encore plus polémique qui est celle du Sud. Je l’inscris en fait parmi un groupe de mots qui renvoient intrinsèquement à de grands débats de notre époque comme Afrique, pour Achille Mbembé, ou Orient pour Edward Saïd. Non pas que je prétende me placer au même rang que ces penseurs contemporains, mais parce que ce sont là deux références théoriques sur lesquelles je compte m’appuyer pour développer ce que j’appellerai le double pari du crique du Sud, ou même de l’intellectuel du Sud de façon encore plus générale. Et si l’une des critiques adressées à Edward Saïd au sujet de son livre Orientalism, western conceptions of the Orient était de limiter la notion d’Orient à celui Arabo-musulman, je vais d’emblée essayer de définir ce que j’entends par le Sud comme sphère culturelle essentiellement et non pas géographique ou politico-économique. On le sait bien de toute façon, Edward W. Saïd avait déjà donné la réponse à cette critique en précisant à plus d’un moment (1) que l’essentiel de sa démarche résidait plus dans le traitement des mécanismes de la domination culturelle et que dans l’orientalisme comme champ d’études ou comme réalité historico-géographique traduite par une littérature et expressions artistiques et intellectuelles, bref elle réside dans le démantèlement d’une pensée impérialiste. Le Sud dont je vais parler est ce lieu plus symbolique que concret, où naissent et croissent, se font et se défont les tensions entre les cultures. Celles-ci sont de deux types, les dominantes et les dominées. Et je me référerait pour être plus opératoire à trois centres de tension qui ont trouvé leur traduction dans des approches théoriques dont j’essaye de tirer le maximum pour décrire l’esprit dans lequel le critique du Sud, et qui à mon sens ne peut qu’évoluer fatalement au niveau de cette tension, peut approcher des œuvres et construire un discours critique. Une situation qui peut être décrite par les deux concepts saidiens de filiation et d’affiliation par rapport aux deux forces entre lesquels le critique, et partant l’intellectuel du sud, se situe : « … Two formidable and related powers engaging critical attention. One

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is the culture to which critics are bound filiatively (by birth, nationality, profession; the other is a method or system acquired affilitively (by social and political conviction, economical and historical cicumstances, voluntary effort and willed deliberation)» (2). Retenons donc cette opposition à titre provisoire quitte à y revenir avec plus de nuance plus tard. Le premier lieu de tension ce sera donc l’Orient. Je renverrai ici bien évidemment à Edward Saïd qui dès L’Orientalisme a cherché à démontrer la manière dont le Nord avait construit, inventé l’image du Sud (qui équivaut pour lui à L’Orient). Cela s’est traduit politiquement parlant par une première violence, celle de la colonisation, et puis après à travers d’autres formes de violence qu’il décrit par le concept d’«autorité » que la culture dominante exerce sur les cultures dominées. Et il regroupe ces formes de violence dans le signifiant « Hégémonie ». Le deuxième, et dans la continuité du penseur américano- palestinien, est Achille Mbembé auteur d’un excellent livre intitulé : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Tout en faisant parti de ce flux d’idées qui se regroupent autour de l’Atlantique et qui est le produit d’intellectuels des USA et des Caraïbes et qui est désigné généralement par la pensée afro-moderne, il est l’un des penseurs contemporains qui le plus met l’accent sur la violence du rapport déséquilibré entre le Nord et le Sud tout en appelant à une forme de conscience universelle seule forme possible de résistance contre la machine de la globalisation. Enfin le troisième viendrait de l’extrême Orient, d’Inde pour être précis. Il s’agit du groupe appelé The Subaltern Studies et essentiellement inspiré par un autre symbole du postcolonialisme, Frantz Fanon. Mais je pense quant à moi plus particulièrement à Gayatri Chakravorty Spivak, auteure d’un texte célèbre au moins par le ton polémique qui s’en dégage, et dans lequel elle ré-utilise le concept gramscien de « Subalterne » «Can the Subaltern Speak?» (Le subalterne peut-il parler ?). Ce que je retiens de sa démarche c’est l’idée que l’une des manifestations de la violence entre cultures, c’est que la culture dominée soit empêchée de s’exprimer, de se représenter, de se construire comme substance signifiante. Et je ne peux à ce stade de la réflexion ne pas penser à la phrase de Karl Marx que Saïd mets en exergue à L’Orientalisme : « They can not represent themselves ; they must be represented ».

Et l’altéritéVoici donc trois approches de l’altérité dans la perspective de la pensée postcolonialiste. Et comme traiter des trois pour en montrer les différentes nuances déborderait trop le cadre de notre discussion, je me limiterai à un point commun et fondamental aux trois théoriciens : celui de la centralité de la prise de la parole et/ou de son interdiction.

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C’est à mon avis la question principale à laquelle le critique du Sud doit être confronté, ou l’est de facto. En tout cas c’est à cette question précisément que je pensais au moment où mes amis marocains m’avaient contacté pour me demander de leur donner l’intitulé de mon intervention. L’idée de l’altérité s’imposa alors naturellement à moi et dans sa forme la plus concrète. Je vivais mon altérité, si je puis m’exprimer ainsi, dans ma pratique même de la critique cinématographique. A ce moment précis j’étais en train de travailler sur un article pour un livre qui devait paraitre en Espagne dédié à Brahim Tsaki, le cinéaste Algérien. La question de l’altérité s’imposa donc à moi à plusieurs niveaux. L’auteur du projet était une gentil personne espagnole qui m’inspirait déjà un peu de jalousie, moi qui me considère comme (ou du moins supposé l’être) proche à plus d’un titres de l’univers de ce cinéaste. C’est là où j’ai commencé à faire le rapprochement avec le concept de « subalterne » et voir comment cela pourrait s’appliquer à la situation du critique du Sud. Cela se rapporte à un élément essentiel et concret: La possibilité de publier un livre sur un cinéaste du Sud est le fruit d’une tradition institutionnelle et même politique. Les facteurs favorables à la réalisation de tel acte intellectuel sont plus abordables pour ce critique espagnol (avec qui, par ailleurs, je partage une grande amitié et une certaine complicité intellectuelle) que pour un critique tunisien, algérien etc.…. Outre cette petite histoire de frustration personnelle, je me suis rendu compte de la condition matérielle défavorable à la pratique de la critique pour nous gens du Sud. Celle-ci est liée essentiellement à la visibilité des artistes du Sud. Je dis cela tout en étant conscient des nuances possibles mais j’évite de m’engager sur ce terrain qui est un autre sujet encore plus complexe. Concrètement cela se traduit par la difficulté d’accéder à la filmographie qui constituait le corpus de mon article. Là encore je me suis trouvé confronté à l’une des traductions du déséquilibre économique et culturel entre le Nord et le Sud.J’avais eu le même sentiment lorsqu’il s’agissait de rendre un hommage à Sembene Ousmane. Deux organisations européennes se sont associées pour publier un livre dédié au cinéaste sénégalais : Africultures et le COE (Milan). A ma connaissance (je dis cela avec le maximum de réserve), il n’y a pas eu d’initiative semblable en Afrique. Le mot d’ordre des coordinateurs de l’ouvrage était de s’exprimer librement par rapport au cinéaste : il y a eu des témoignages, des lectures portant sur les romans, des éléments de biographie, des lectures de films, … Pour ma part, le sentiment le plus fort était lié au petit bilan de cinéphile tunisien. Et ce qui s’en dégagea et encore maintenant, une frustration énorme de ne pas connaitre, ou du moins de ne pas avoir connu à temps, l’œuvre de Sembene. Et il en va de même bien évidemment de

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ma génération. Quelques titres seulement sont disponibles à ce qui ressemble à la filmothèque tunisienne. Aucune trace (officielle) dans les programmes scolaires, universitaires ou de formation à l’image. Et ce n’est même pas le genre de films que vous trouverez dans le marché noir des DVD dans les rues de Tunis.De nos jours, tous les classiques du monde sont édités en DVD et le journaliste, critique, chercheur,… peut tout trouver ou presque. Beaucoup de cinéastes du Sud le sont aussi (Sembene évidemment) mais cela dépend de beaucoup de facteurs et de l’endroit où le cinéaste se trouve. Et même quand ceux-là existent, allez savoir où est-ce qu’ils sont distribués. Vous trouverez plus facilement les DVD d’un Tunisien comme Adbellatif Kechiche, mais vous trouverez beaucoup plus de difficultés à accéder à ceux de Nouri Bouzid ou de Ridha Behi même pour leurs films les plus récents. A moins que vous ne vous rendiez à Tunis pour vous ravitailler au marché des DVD piratés et qui sont généralement de très mauvaise qualité. Pour le cinéaste de mon histoire, un seul DVD de l’un de ses quatre longs métrages est disponible. Il s’agit d’Histoire d’une rencontre édité par la Médiathèque des trois mondes dans un coffret spécial dédié aux Étalons de Yenninga à l’occasion du 20ème anniversaire du FESPACO. Et pourtant il ne s’agit pas là d’un cinéaste mineur. C’est peut-être dans ce sens que Charles Tesson, lui avait reconnu un talent exceptionnel quand il écrivait que Brahim Tsaki : « … est le cinéaste le plus doué et le plus attachant de sa génération, d’autant qu’il a choisi de travailler sur la ligne la plus dure et la plus risquée qui soit : la poésie. » (3)C’est dire qu’il faut vraiment des circonstances particulièrement et exceptionnellement spéciales pour que des DVD de films africains soient disponibles alors que sous d’autres cieux, cela va de soi et l’édition de ce support désormais incontournable, et presque dépassé par d’autres technologie est quelque chose de très banal. Ce qui est une pratique économique et culturelle ordinaire chez les uns en-deçà des pyrénéens, ceux du centre, devient une opération exceptionnelle chez les autres, au-delà des Pyrénées, ceux de la périphérie.Ceci est à mon sens l’une des manifestations de cette violence exercée sur le « subalterne » du Sud au nom de cette autorité que j’évoquais plus haut par la culture dominante. Et pour me résumer je reviendrais encore à Edward Saïd quand il explique concrètement comment l’Occident à construit l’image de l’Orient : il s’agit d’un investissement politique et matériel pendant des générations et des générations. Le Sud n’est pas le fantasme du Nord : Exotisme, orientalisme, etc. ; il est le produit de sa machine à fabriquer les images, à façonner les signes. Il s’git, en bref, de contrôler les moyen de leur fabrication à travers des institutions, des structures,… Or, et ceci est encore une idée fortement saïdienne et reproduite par

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les deux autres penseurs auxquels je me référais au début de mon intervention : Mbembe et Spivak, le poids de ce qui s’appelle Hégémonie culturelle n’a pas comme espace de translation uniquement ces lieux de tension entre Nord-Sud, Orient-Occident, mais il pèse encore et de manière plus spécifique à l’intérieur même des Sociétés du Nord et des sociétés du Sud.

Centre, Périphérie et trans-nationalismeC’est là une idée que j’ai trouvée aussi chez un cinéaste comme Brahim Tsaki. L’image de la parole empêchée est excellemment traduite chez lui à travers le thème du mutisme dont le handicap physique n’est qu’une des multiples manifestations, et elle est la plus éloquente. Face à la violence du matérialisme qui envahit violemment la vie, il a aménagé dans le mutisme un lieu où la communication, entre les « sans-voix » pour emprunter le mot à Gayatri Spivak, est possible. La parole empêchée, confisquée est un élément récurrent chez lui. Dans les deux premiers films (Les Enfants du vent et Histoire d’une rencontre), le mutisme physique des enfants sourds et muets est une forme de protection, un espace mentale où ceux-ci peuvent s’épanouir. Tsaki fait du mutisme une stratégie pour mettre ces enfants dans un havre de paix où la communication est possible contrairement aux adultes qui se parlent sans se comprendre. De ce point de vue Tsaki est profondément deleuzien quand il s’érige en défenseur des minorités. N’a-t-il pas affirmé : « Ne peuvent dialoguer que les gens qui ont le même handicap» (4). Les enfants sourds-muets constituent cette marge ou l’espoir est possible pour une vie autre que celle corrompue par les rapports matérialistes. La présence du mutisme qui traverse toute sa filmographie est un cri de révolte, ou d’alarme dans le style d’un Elia Souleiman dans Le Temps qui reste. « Quand on est confronté à des choses tellement parlantes, est-il besoin de mots ? » Permettez-moi de m’attarder sur une petite scène d’Histoire d’une rencontre ou l’opposition entre le monde des adultes et celui des enfants tourne en une démonstration de la violence que le premier exerce sur le second. Mais dans un monde d’adultes où ce qui prime c’est l’intérêt matériel, il n’y a pas de place aux sentiments ou aux élans authentiques de la vie. Le film s’ouvre sur cette scène : Une jeune fille s’entraine à jouer au tennis. Le tableau se construit petit à petit. La jeune fille est une « Européenne/américaine ». Le champ élargi, on comprend que nous sommes quelque part au cœur du Sahara algérien. A l’arrière plan pointent discrètement, deux cheminées fumantes des puits de pétrole. On apprendra plus tard que le père de la jeune fille est un ingénieur en industrie pétrolière et que le moment venu, il partira de cet endroit et elle avec. Que la jeune fille ait commencé à entretenir une relation avec un

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jeune garçon du coin. Que le jeune en question s’avère avoir le même handicap qu’elle et que cela lui procure une satisfaction affective et lui offre un espace où elle peut communiquer avec un autre de son âge, tout cela personne n’y pense et personne n’y prête la moindre attention. Pour développer cela, Tsaki raconte l’histoire certes, mais il ne le fait pas seulement de façon linéaire. Le plan, comme le sémème chez Charles Sanders Pierce ou Umberto Eco, est une proposition, et la proposition est un discours. Dans le même plan, la vue des deux cheminées derrière la jeune fille qui joue innocemment s’avère une menace qui se concrétisera plus tard mettant fin à toute possibilité de bonheur et réduisant les deux enfants au statut de subalterne. Ces derniers subissent une violence dont l’origine est désignée par des formes multiples mais qui renvoient toutes à la culture dominante qui gouverne le monde : le père ingénieur en mission dans le cadre d’un programme de coopération, la station pétrolière icône de l’hégémonie matérialiste qui fait la loi dans le monde entier faisant des uns les forts qui écrasent les autres les faibles. L’on voit ainsi que le cinéaste algérien, transcende la dichotomie Nord-Sud pour une opposition trans-nationale entre dominant-dominé. Et l’ont retrouvera la même idée dans ces deux films suivants Les Enfants du Néon et le tout récent Ayrouwen. Les jeunes qui hantent le quartier de la banlieue parisienne, ceux qui évoluent dans le désert algérien sont des communautés hétérogènes pluri-nationales. Ce qui réuni Claude et Djamal dans le premier et Claude et Amayas dans le second c’est l’impossibilité de leur relation et donc leur condition de dominés. Laquelle est issue de leurs situations dans leurs sociétés respectives en tant que minorité mais aussi de tensions nées des séquelles de l’histoire, de la tradition, de la situation économique, de l’émigration, de la question d’intégration, etc. Vous avez certainement compris comment le traitement du thème de l’altérité chez Tsaki allait m’amener à nuancer ma position de départ qui était foncièrement et naïvement polémique. En même temps cela me ramenait à l’un des fondements des études postcolonialistes qui est de démonter le rapport entre dominant et dominé et de stigmatiser la violence qui nait de l’hégémonie. Parce que l’opposition entre Occident et Orient ou Nord et Sud est indésirable et même erronée pour reprendre deux adjectifs d’Edward Saïd qui écrit ailleurs: « L’Orient n’est pas un fait de nature inerte. Il n’est pas simplement là, comme l’Occident n’est pas non plus simplement là. ». De ce point de vue deux cinéastes, occidentaux cette fois, vont me permettre de nuancer encore plus cette idée ; le Hollandais Johan van der Keuken et l’Italien Pier Paolo Pasolini qui peuvent être considérés comme deux cinéastes de l’altérité par excellence. Ce qui m’intéresse chez eux c’est la manière dont ils renversent, ou tout simplement

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ignorent ou encore transcendent, le rapport entre le « centre » et la « périphérie ». La démarche de Van der Keuken, je n’ai pas le temps ici de trop m’attarder sur les détails mais en deux mots, est celle d’un cinéaste qui se met à l’écoute de ceux qui représentent des formes de « subalterne», ceux que le système capitaliste de la société relègue à la marge. Il leur donne une voix, cela s’entend. Pensons à L’Enfant aveugle (I et II) qui reste, de ce point de vue, comme la quintessence de l’œuvre de ce cinéaste. Mais le film dans lequel on voit de la manière la plus explicite le sens de ce regard lucide et critique auquel appelait Achille Mbembe dans la Postcolonie, c’est bien Le Chemin vers le Sud (De Weg naar het Zuiden). La trajectoire que le film suit parle d’elle-même : cela commence à Amsterdam où deux mouvements de contestation sont filmés en parallèle : des citoyens (hollandais) occupent un bâtiment pour dénoncer la lenteur administrative qui les laisse sans habitation et veulent pousser les autorités à leurs trouver des logements ; une démarche parallèle est conduite par les immigrants marocains qui sont menacés d’expulsion alors qu’ils étaient venus dans le cadre d’un processus légal de recrutement de travailleurs et se barricadent dans une église. Les deux groupes s’érigent contre un système bureaucratique qui ne leur reconnait pas de valeur citoyenne. Les étapes suivantes sont Paris, Rome, le Caire et pour finir Ouagadougou… A chaque arrêt, Johan van der Keuken filme des marginaux / marginalisés qui se battent pour survivre face a une économie mondiale inhumaine. Le film jette un pont entre le Nord et le Sud au nom d’une sorte de « fraternité universelle » ou encore d’une convivialité possible selon le terme de Paul Gilory.Quant à Pasolini nul n’ignore le combat sans merci, et qui lui aurait couté la vie, contre ce que Fassbinder appelait le « néofascisme » dans les sociétés contemporaines gouvernées par la bêtise bourgeoise. Je m’intéresserai toutefois à un film en particulier, c’est Notes pour une orestie africaine d’autant plus qu’il émane d’une démarche semblable à celle de Johan van der keuken dans Le Maitre et le géant tourné en grande partie dans un petit village du Sud tunisien. Les deux films, à mon avis, mettent le monde (Nord comme Sud) face aux mêmes défis, aux mêmes complexes, aux mêmes violences…., face au « … fait central de notre époque, selon Achile Mbembe, qu’est la globalisation, l’expansion généralisée de la forme-marchandise et sa mainmise sur la totalité des ressources naturelles, des productions humaines, bref sur l’ensemble du vivant » (5). Pasolini avait développé un genre de film qui lui est propre et qui est née de cette rencontre avec l’altérité. Notes pour une orestie africaine s’inscrit dans le même processus qui a donné lieu à Notes pour un film en Palestine, issu du repérage pour L’Évangile selon saint Mathieu,

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et Notes pour un film sur l’Inde. Convaincu de ce fond humain que je désignais plus haut par « fraternité universelle » il avait comme projet d’adapter la matière mythique gréco-occidentale qui tournait autour du personnage d’Oreste au contexte africain. Menu d’une caméra 16mm il débarque en Tanzanie pour un casting et repérage de lieux de tournages et de décors naturels. Ce qu’il fera de cette matière ce sera une autre œuvre d’un autre type dans laquelle il donnait à voir l’urgence d’une réaction contre la violence exercée par la culture hégémonique. Ce qu’il trouva comme universel, outre son idée première d’un fond mythique ancestral commun, c’est la nature du questionnement qu’il parvint à formuler au sujets du hic e nunc, de l’ici maintenant pas seulement en Tanzanie, un pays émergeant de l’après colonisation, et non seulement en l’Afrique qu’on sent derrière, mais aussi dans les sociétés du Nord. En interviewant les étudiants africains dans les amphis universitaires à Milan et à Rome, Pasolini nous dit encore plus sur les problèmes de l’Europe que sur ceux de l’Afrique. La démarche trans-nationale qu’il a adoptée, allait de pair avec l’éclatement formel auquel il aura procédé. Comme la pensée lucide, consciente de la volonté maléfique qui cherche à diviser le monde pour mieux régner, invente de nouveaux concepts pour contrôler les individus, le poète dans son corps à corps avec la réalité invente de nouvelles formes-sens. Ainsi met-il en application le radicalisme que l’on retrouve chez Achille Mbembe qui estime que la : « … réflexion critique sur les formes contemporaines d’instrumentalisation de la vie peut gagner en radicalité si elle consent à prendre au sérieux ces formations anciennes et récentes du capitalisme que furent l’esclavage et la colonisation » (6) et l’on devrait peut-être ajouter la globalisation comme la formations la plus actuelle. Face à cette nouvelle bête rampante, les études postcoloniales proposent d’entreprendre un sérieux travail de décloisonnement et de résistance contre tout processus de différenciation et l’instauration des mures de l’intolérance. L’adepte du cloisonnement finira toujours par dire après Castoriadis: « Il n’y a que moi qui vaut. Mais je ne peux valoir en tant que moi que si les autres, en tant que eux, ne valent rien. » Or, les critiques les plus virulentes et les plus constructives à cette intolérance, sont bien celles qui se réclament d’un trans-nationalisme constructeur qui théorise le partage et le multiculturalisme. Qu’il me soit permis alors à la fin de cette balades de revenir à mes trois amis qui m’auront rendu un grand service en me fournissant quelques outils théoriques pour organiser ma réflexion. Relisant Karl Marx en passant par Foucault et Deleuze, Spivak cherchera à « provincialiser » l’Europe dans un travail de déconstruction des schèmes mentaux des « sociétés avancées » et qui n’offrent pas plus que l’impérialisme, la

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xénophobie, l’ethnocentrisme… . Dans son radicalisme révolté, Achille Mbembe de son côté, invite à une réécriture de l’histoire comme lieu du multiple : « … qui englobent simultanément l’ailleurs et l’ici. En d’autres termes, l’ailleurs est constitutif de l’ici et vice versa. Il n’y a plus de « dedans » qui serait coupé d’un « dehors », un passé qui serait coupé du présent. Il y a un temps, celui de la rencontre avec l’Autre, qui se dédouble constamment et qui consiste, non dans la scission, mais dans la contraction, l’enroulement et la jonction. Voilà, en tout cas, une géographie et une carte du sujet qui permettraient de poser d’une autre manière les questions brûlantes de la banlieue, de la nation, de la citoyenneté, voire de l’immigration» (7). Dans le même esprit, Edward Saïd refuse que la réalité humaine soit divisée parce que son hybridité et son hétérogénéité son des faits, une réalité concrète qui ne dépend pas de la volonté ou du souhait de la politique de slogan. C’est dans ce sens qu’il ne cessera de redire dans la postface de 1994 et la préface de 2003, et puis ailleurs : « Je n’ai pas de « véritable » Orient à défendre ». En guise de conclusion je dirai que moi non plus je n’ai pas de véritable « Sud » à défendre. Une conscience dotée d’un minimum de sens critique ne devrait pas devenir complice de cette « fable séduisante » dont parlait Gandhi qui a fait que beaucoup de colonisés avaient accepté leur condition et accepté le principe de la division. L’universalisme par l’impérialisme a besoin de cela aussi en plus de la force de pression qu’il a pour dominer. Or, accepter cette condition se traduit par deux attitudes. La première consiste à respecter les divisions du monde et à prendre la place que la bête a assignée au subalterne en lui disant : Tu ne prendras la parole que dans l’espace que je te réserve, à mes conditions et en fonction de tes moyens c’est-à-dire ceux que je te permets d’avoir. La seconde est de fondre dans l’Autre d’une manière schizophrénique pensant pouvoir se débarrasser de la périphérie et rejoindre le centre le considérant comme seule monde possible, seule mode possible de penser. Les deux n’ont qu’un sens : le respect de l’Ordre. Or, le critique à mon sens devrait, comme disait Apollinaire, chercher l’« aventure » qui le mènera toujours vers de nouvelles contrées. J’aurais essayé de démontrer que la meilleure attitude se situerait entre les deux, ou bien ferait la synthèse des deux. Il faut rentrer dans un processus de créativité dont le but est, nous dira encore Edward Saïd, de « désapprendre l’esprit spontané de domination ». Pour ma part je comprends cela comme une invite à se faire guider par des artistes comme ceux auxquels je me suis référé dans mon intervention et à qui on pourrait appliquer la définition de l’intellectuel chez quelqu’un comme C. Wright Mills, qui écrivait en 1944 ces mots étonnants et encore d’une forte actualité :« L’artiste et l’intellectuel indépendants comptent parmi les rares personnalités équipées pour résister et combattre l’expansion du

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stéréotype et son effet - la mort de ce qui est authentique, vivant. Toute perception originale implique désormais la constante aptitude à démasquer et à mettre en échec les clichés intellectuels dont les systèmes de communication moderne nous submergent. Ces mondes de l’art de la pensée de masse sont de plus en plus subordonnés aux exigences de la politique. Voilà pourquoi c’est sur la politique que doivent se concentrer la solidarité et l’effort intellectuels. Si le penseur n’est pas personnellement attaché au prix de la vérité dans la lutte politique, il ne peut faire face avec responsabilité à la totalité de l’expérience vécue. »

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Le cinéma Africain, ou le poids des préjugés

Mais je ne vais pas cesser de faire des films sur comment je me sens : ce serait trop irresponsable de ma part en tant que cinéaste. En tant que conteur, je dois vous parler en dépit de mes contradictions. Ils ont le droit de ne pas m’accepter dans ma sensibilité. La liberté d’être engagé avec votre enfance n’est pas possible dans ce tiers-monde, en Amérique latine, Afrique, Asie,..

Haile Gerima

Au moment où le monde vit la question de la Culture dans toute sa complexité, et partant sa gravité, notamment avec le grand débat sur la diversité culturelle, l’on se rend compte à quel point le cinéma à joué et continue de jouer, un rôle aussi primordial dans la défense de la place du continent noir dans l’Art et la Culture universels. Très tôt, le septième art a été considéré comme un mode d’expression privilégié parce que capable de porter une « certaine identité culturelle » (8) partout mais plus particulièrement pour les parties dites défavorisées du monde. Faux allié de la culture certes, mais depuis ses débuts, le cinéma en Afrique a été de toutes les batailles, nationaliste tout d’abord avec les mouvements des indépendances, militantiste ensuite au nom d’une sorte de conscience de l’égalité sociale et d’un combat pour l’accès à la modernité. Au moment où l’image va, ou devrait aller, vers la démocratisation universelle, le post-colonialisme semble peser, en un sens ou un autre, de tout son poids. Le cinéma africain se bat encore pour prendre une place légitime, plus encore, il doit se battre pour son droit d’exister.L’Afrique demeure méconnue ou mal connue. Si cela dit quelque chose c’est bien à quel point la représentation que l’Occident, et

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partant, Le Monde se fait de l’Afrique est sujet aux préjugés les plus défavorables. Souvent l’Afrique est considérée comme une totalité. C’est généralement le cas lorsqu’il s’agit de certaines questions comme le sida, la pauvreté, l’émigration, la famine, la sécheresse etc. Parfois d’ailleurs, le continent passe pour la source de tous les maux de la terre. Le cinéma semble être pesé à la même aune…

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Il y aurait aux yeux de certains, un seul cinéma pour le continent entier. Désormais, « le cinéma africain » est presque un concept consacré pour ceux qui s’intéressent à l’histoire et à la théorie du septième art. C’est presque un réflexe naturel que de considérer le cinéma en Afrique en bloc. Nulle part ailleurs cette dimension continentale d’une expression artistique n’est affirmée avec autant de force comme une identité culturelle. La dimension culturelle du cinéma comme constituant de l’identité de tout un contient est rarement évoquée dans les cas des autres continents. Quant il est question du cinéma européen, à titre d’exemple, c’est avant tout le cas au plan institutionnel ou économique.Nulle part ailleurs dans le monde un art ne se réclame d’une identité continentale. Pourrions-nous imaginer un Woody Allen, ou Jim Jarmush, ou Quentin Tarantino parler de son cinéma comme une partie du cinéma qui se fait dans tout le continent américain. De même un cinéaste allemand ou polonais ou espagnol ne se mettrait jamais avec un collègue français au nom d’une certaine idée du cinéma européen sinon au nom d’une politique ou une logique de production/distribution, mais jamais au nom d’un fonds culturel commun. Le cinéma asiatique n’est jamais envisagé en tant que tout. Il est toujours question de cinéma taïwanais, hongkongais, chinois, coréen (Nord ou Sud). De ce point de vue l’Afrique se présente, le moins qu’on puisse dire, comme un cas singulier. Cette attitude vis-à-vis du cinéma africain s’explique certes par des facteurs politiques et économiques nés de l’Histoire, mais elle est due surtout à un ensemble de préjugés. Pendant longtemps, l’Afrique était empêchée de fabriquer sa propre image. Les films africains, faits par des africains, sont relativement récents par apport à l’apparition du cinéma. Les premières images purement africaines apparaissent lorsque le cinéma, en tant qu’industrie et surtout en tant qu’Art, avait atteint son âge de maturité dans les autres continents. Le monde commence à découvrir les premiers films –ceux de Ousmane Sembene, de Oumarou Ganda, de Mustapha Alassane…- dans les années soixante. A cette époque, le cinéma mondial avait déjà ses classiques. En Europe on assistait même à la fin des écoles française,

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allemande et italienne. Au Japon, les Naruse, Ozu et Mizoguchi appartenaient déjà à l’Histoire. Plusieurs générations du cinéma chinois étaient déjà passées. Des cinéastes comme Chen Kaige ou Zhang Yimou représentent la cinquième génération du cinéma chinois. En l’Afrique, à peine parle-t-on de la deuxième génération de réalisateurs. Le doyen, Ousmane Sembene continue encore de faire des films. Il a fait parlé de lui en réalisant Moolaadé. Donc, quels nouveaux sujets ou nouvelles approches, les ex colonisés pourraient offrir au monde «libre» et «moderne » ? Le défi ne pouvait être que difficile à relever, et le reste encore aujourd’hui …..L’Histoire est là pour dire que les peuples d’Afrique ont eu en gros un même destin, le colonialisme. Minimiser ce fait d’Histoire manquerait de rationalisme et de réalisme ; en faire l’explication de tout le mal des africains serait de l’ordre de la diabolisation démagogisante. En tout cas quelle que soit l’attitude que l’on adopte vis a vis de ce « traumatisme » il y a de ces notions, devenues à la longue des outils d’analyse appropriés du cinéma en Afrique, auxquels on ne peut malheureusement pas, ou du moins difficilement, échapper. Cette attitude se définit par certaines questions quasi-incontournables. On en citera trois à titre d’exemples pas plus et à des fins purement opératoires. Dans quelle mesure, les cinéastes africains sont-ils à l’abri de la tentation de « passéisme » ou de son corollaire le folklorisme? Comment ne pas flirter avec le « cinéma de pancarte » !!… Les cinéastes importants, les portes drapeaux du cinéma africain n’ont-ils pas pu s’imposer qu’en faisant de notions pareilles un terrain privilégié d’investigation ? Nous entendons tout le cinéma de Souleymane Cissé, Cheikh Omar Cissoko, Flora Gomes, Med Hundo et même celui des plus jeunes comme Dani Kouyaté, Naceur Khémir, Mansour Sora Wade, Ramadan Soliman…pour ne citer que quelques nomsEntre Borrom Sarret et Moolaadé il y a comme une régression. Le propos est en somme le même. Mais le traitement et l’attitude intellectuelle qui est derrière les deux films de Sembene sont complètement différents. Dans le premier court métrage, l’auteur de Xala se positionnait au même niveau qu’un cinéaste de la nouvelle vague par exemple avec en plus le contexte historique réel en plus. Dans son tout dernier long métrage et film-testament en fait, il a retrouvé l’hésitation entre modernité et tradition, le poids des handicaps de l’Afrique et l’élan vers le développement.

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Bien sur, il est absurde de penser au film africain sans avoir une idée sur les conditions dans les quelles il est produit. Exception faite de l’énorme production vidéo au Nigeria et de la production pseudo -

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hollywoodienne en Egypte, le cinéma en l’Afrique est souvent limitée au seul cinéma dit d’auteur. En Europe, pour prendre un exemple, le cinéma de divertissement est possible. Par contre dans le continent noir, il est presque une obligation que le cinéma ait une portée culturelle et intellectuelle. Il y a même des fois où il a été amené à avoir une dimension politique fonctionnelle. Un film africain, semble être toujours « une affaire sérieuse et urgente ». C’est la raison pour laquelle il fait l’objet de débats d’ordre moral et/ou politique. Il est rarement considéré d’un point de vue esthétique.Il n’est jamais considéré comme composante de l’intelligence universelle. Un film d’Afrique n’a de valeur que dans la mesure où il est « africain » et non pas en tant que film de cinéma. L’adjectif reste sans aucun sens réel dès lors qu’on cherche à le doter d’une substance somme toute fantaisiste.Aussi, le cinéma africain ne peut-il être considéré en dehors de l’attitude générale qu’on a souvent à l’égard des cultures africaines et des modes de vie en l’Afrique. Le film africain est vu à travers un ensemble confus de considérations de différentes natures : d’exotisme, de politique, de religion, de tabous moraux etc. Ceci veut dire que, là-dessous, il y aurait une idée toute faite, définie selon tous ces paramètres. « Il est difficile et coûteux de faire un film, donc on ne peut pas faire du n’importe quoi - pourraient déclarer les politiques africains – le cinéma doit être utile, fonctionnel ». Donc, la dimension purement artistique, étant par définition individuelle, se trouve dès lors, confisquée. Le film doit être au service d’une cause sérieuse : un problème social ou économique …Certains genres cinématographiques, en l’occurrence la comédie ou la science-fiction sont donc, de ce point de vue, complètement bannis de la scène cinématographique africaine. Ils passent pour des genres « pas sérieux » ou « non fonctionnels ». Le cinéma est plus l’expression d’une société que celle d’un individu. Marock de la jeune réalisatrice marocaine Leila Marrakchi, a fait l’objet d’une grande cabbale basée sur une attitude moralisatrice lors de son passage au Festival National du Cinéma Marocain de Tanger (décembre 2005). Le film peint la vie des jeunes de la classe aisée de Casablanca. Plusieurs profils d’adolescents sont montrés dans leurs rêves et leurs désillusions. Derrière cette faune on découvre les paradoxes de la société marocaine. Ce que les détracteurs du film ont retenu c’est juste les scènes moralement contestables, voire même, condamnables. Lorsque la morale se mêle de l’Art, le débat ne peut qu’être fausséQuelques années auparavant, un film tunisien a fait l’objet d’une attitude pareille. Satin rouge de Raja Amari a été vu comme un film moralement subversif. Il était inadmissible pour un public tunisien de voir une femme découvrant le plaisir sexuel pur, qui plus, avec le petit ami de sa propre fille. Certains journalistes ont trouvé scandaleux que

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la réalisatrice montre le rapport sexuel qu’ils associent à l’inceste. Or le propos de Raja Amari n’était ni moral ni social. Le film est avant tout sur le sens de la vie, la découverte de la joie de vivre. Récemment nous avons enregistré la même attitude au Sud du Sahara. Lors de la sortie nationale au Cameroun des Saignantes de Jean-Pierre Békolo, la commission de contrôle a demandé au réalisateur de trancher quelques scènes considérées comme pornographiques. L’action du film se passe en 2025. Mais il est question de la réalité actuelle de la société camerounaise. La corruption et la prostitution constituent effectivement les deux thèmes principaux du film. Mais l’objection de la commission était plus politique que morale. Il n’en demeure pas moins facile à comprendre que la science-fiction était un subterfuge de Békolo pour contourner la censure. La première question qui viendrait à l’esprit c’est si ce type d’accueil réservé au film africain n’a pas de rapport avec l’opposition entre individu et collectivité. Nul ne contestera l’importance primordiale qu’accordent les sociétés africaines dans leurs différences aux valeurs du groupe au détriment à celle de l’individualisme à l’occidentale.Il en va sans dire, le film africain est difficile à produire. Le contexte économique dans lequel il naît le soumet à des contraintes particulières. C’est là que l’appartenance au monde en voie de développement pèse de tout son poids sur la production, mais aussi sur l’esthétique. Chaque année quelques réalisateurs seulement parviennent à faire aboutir leurs films ; généralement ils reçoivent une aide des gouvernements. Donc, d’emblée ils sont amenés à répondre à une certaine attente. D’un autre côté, les fonds internationaux d’aide à la production exigent - directement ou pas - que les films répondent à quelques critères culturels. Ceci fait des films africains, et ceux du Sud d’une manière plus générale, des cartes postales de leurs pays, de leurs sociétés. Les films sont mis sous la bannière de la promotion de leurs cultures. Souvent cela revient à montrer tout juste des images exotiques ou folklorisantes. Le destin de l’auteur de cinéma en Afrique est de demeurer tributaire de sa capacité de composer avec les conditions de production et leurs exigences. Son destin c’est aussi de puiser dans une imagerie où il est né et sans laquelle il ne peut avoir de place. Du reste entre le cinéma dit « de pancarte » et celui du questionnement sincère l’histoire saura quoi retenir. Malgré la tendance générale à faire de l’Afrique une unité imaginaire limitée, on assiste à un étrange éclatement donnant lieu à des expériences de plus en plus diverses et propres à conserver à l’Afrique sa richesse et sa variété culturelle. Autant il y a une tendance à systématiser la production, et partant l’identité esthétique, des cinématographies autant l’Afrique se veux récalcitrante à tout esprit

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de pancarte et de balise. Elle en paie peut-être le prix cher. Toujours est-il que le drame du cinéma en Afrique demeure une alternative fatale: rentrer dans un moule qui n’est pas le sien ou qui ne l’est que faussement, ou rester dans la marge…

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Le film africain fait l’objet d’une contradiction terrible. D’un côté, l’aspect « Entertainment », étant un signe de non sérieux, est complètement interdit. Dans le contexte africain, la Comédie n’est pas un genre cinématographique noble. Saga Ouaga de Dani Kouyaté passe pour une œuvre légère comparée à Tasouma, de son compatriote Kollo Daniel Salou. Le premier décrit la joie de vivre au quotidien des « Ouagalais ». Le second raconte l’histoire d’un ancien sergent qui, parti à la retraite, investit toute sa pension dans la construction d’un moulin qui profite à son village pauvre. La comédie de Kouyaté célèbre, dans la gaîté, la vie dans la capitale burkinabée. Tasouma, quant à lui, est un mélodrame social naïf et larmoyant. Ce dernier est le bienvenu dans les sphères officielles. Par contre l’autre reste sous le poids du reproche, de l’accusation de ne pas être assez sérieux. Paradoxalement, le sérieux ne paye pas toujours. Certains films peuvent être rejetés pour avoir été trop sérieux. Il y aurait des thèmes interdits aux réalisateurs africains. On ne touche pas à tout ce qui est du domaine du sacré : le politique et le religieux. Plusieurs films ont été victime de ce type de préjugés. Généralement ce sont ceux qui tentent des recherches formelles et proposent des images plus authentiques qui échappent à la langue de bois. C’est le cas d’Ismaël Ferroukhi dans Le Grand voyage ou encore de Zéka Laplaine dans Le Jardin de papa. Ce sont là des cas marginalisés parce qu’ils ont refusé des images stéréotypées de leurs cultures et de leurs sociétés en s’attaquant à des interdits religieux ou politiques. Le mal viendrait en effet, du fait que l’on accorde beaucoup plus d’importance au contenu des films qu’aux recherches et approches artistiques. Il demeure toujours difficile pour un réalisateur de se retrouver à chaque fois dans une telle situation où il est obligé de s’interroger sur ce qui lui est permis de dire et ce qui ne l’est pas. Pire, ce qui est plus dur ce n’est pas toujours la censure mais plutôt l’autocensure. C’est le cas particulièrement dans les cinémas du Maghreb. En Tunisie comme au Maroc à titre d’exemple, aucun film ne peut exister sans une aide étatique. Les films dépendent donc d’une décision institutionnelle, voire même, politique. De fait, il y a un seul discours celui de l’establishment.La politique est un sujet très rare dans ces conditions. Parfois elle est

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traitée d’une manière indirecte. Quelques cinéastes seulement tentent de s’attaquer au contexte présent. Cela dépend d’une atmosphère de liberté relative. C’est le cas de Face à face de Abdelkader Lagtaa et Jawhara de son compatriote Driss Chraibi. Le premier montre la crise d’un couple marocain moderne en guise de métaphore de la société marocaine. Le second est une sorte de science-fiction située en 2040. Le propos n’en demeure pas moins inspiré de l’actualité du pays. Des films au propos assez directs n’en manquent pas non plus, mais au prix de beaucoup d’audace. Les Siestes grenadine de Mahmoud ben Mahmoud en est un. Le principal sujet de ce film est la corruption de la classe politique en Tunisie. Au Maroc Nabil Ayouch est le chef de file de cette attitude notamment avec son Une Minute de soleil en moins. Ben Mahmoud montre un homme revenant au pays après des années d’exile avec sa fille passionnée de danse africaine. Progressivement les deux personnages découvrent que les choses n’ont pas du tout changé comme ils s’y attendaient. Ayouch de son côté met en scène une femme qui protège son fils, à son corps défendant, dans une atmosphère de corruption, de crime et de déchéance morale. Ce débat montre comment les films africains sont accueillis par leurs propres sociétés. Celles-ci attendent des réalisateurs qu’ils mettent en valeur la morale ambiante et le goût collectif. Le film qui n’adhère pas à cette perspective est tout simplement rejeté. En matière de film, plus que tout autre média, le public se sent investi d’une grande forme d’autorité morale. Tout le monde vous dira « il ne faut pas raconter n’importe quoi, il faut parler de nos problèmes, de nos vrais problèmes » …Mais alors, quels sont les vrais problèmes ? On ne tarde pas de se rendre compte que c’est quelque chose de très nébuleux dans les esprits.Souvent ce sont des problèmes concrets : le chômage, la pauvreté, la condition de la femme… Mais ceux qui sont les plus conscients des enjeux du développement, font des choix esthétique beaucoup plus parlants. Ils développent un cinéma profondément authentique, bien ancrés dans les fondements de leurs cultures. On retrouve ce réflexe salvateur mais en même temps problématique de vouloir réussir le pari d’une équation difficile entre le cinéma et les modes de représentation artistique ancestraux, notamment la narration. La jonction entre le mode traditionnel de narration et la représentation cinématographique a donné lieu à des œuvres maîtresses du septième art en Afrique. Le Vent de Cissé, Les Baliseurs du Désert ou encore Le Pris du pardon de Wade restent des exemples pertinents.Partir de l’héritage narratif n’enferme-t-il pas le cinéma africain dans un statut de cinéma de béquille ? Il se tient debout en s’appuyant sur des modes de représentation artistiques consacrés. Il y a tout un pan du cinéma africain qui a cultivé cette ambiguïté à la limite entre l’authenticité de l’ancrage culturel et narratologique d’un côté et la

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tendance à la facilité qui cultive un exotisme problématique. Cette interprétation du « consciencisme historique» a donné lieu à une esthétique fondée sur la recherche de l’authenticité dans cette confrontation entre tradition et modernité. Elle est surtout révélatrice d’un certain paramètre incontournable pour le cinéma africain et dans lequel il est condamné de se cantonner. Il y a besoin d’une grande force de caractère et d’indépendance pour s’en éloigner. Issue de cette tendance, mais tout en cherchant de s’éloigner de ce mode de penser dont Kawamé Nkroumah, le philosophe et Président du Ghana se voulait le théoricien, des auteurs ont développé une approche complètement différente. Ils ont cherché à marier un contenu typiquement africain avec un esprit universel. C’est le cinéma «Autre» que prônent d’autres réalisateurs comme Mahmoud Ben Mahmoud, Nabil Ayouch, Mahamat-Saleh Haroun, …Le propre de cette « élite » d’intellectuels et d’artistes est de faire de cette modernité convoitée le fond de leurs soucis d’auteurs de cinéma.Ils ont développé ce qui a été appelé « cinéma nomade » (9). En effet, ils sont pour la plupart émigrants en Europe et portent en eux les angoisses, les craintes, les complexes et les joies de leurs origines. Leurs situations sont particulièrement complexes. Le déchirement qu’ils vivent constitue un gisement thématique intarissable. Mais en même temps, leurs modes de vie à la lisière de « deux mondes » leur permettent d’avoir un accès plus facile aux sources de financement. Or ceci, n’est pas sans les mettre en face du risque d’un formatage d’un autre type.Combien de projets de films ont été refusé sous prétexte qu’il ne correspond pas à une réalité africaine supposée. C’est dans ce sens que les conditions de production ont toujours joué un rôle fondamental dans l’orientation des cinémas africains. Un projet allemand ne sera jamais refusé parce qu’il ne correspond pas à une idée de la culture allemande mais en fonction du traitement cinématographique inapproprié, ou une idée non abouti. Ce ne sera jamais au nom d’un préjugé... C’est justement contre cela que le combat est le plus rude.Le combat n’est pas uniquement institutionnel ou politique. Cela va encore plus loin. Il est question d’un combat intellectuel et culturel. Certes, dans le cinéma la censure est monnaie courante, elle est même une institution dans beaucoup de pays africains, mais c’est beaucoup plus un complexe culturel qu’une simple question de politique ou d’administration. Hollywood n’est pas un espace où un réalisateur peut se sentir complètement libre. Mais c’est justement là qu’un Orson Welles a émergé. De la même manière, Andrei Tarkovski a fait ses films à l’intérieur de la Mos film, le système draconien de production de films en ex-URSS. Le génie, le vrai, ne reconnaît pas les limites que lui impose la censure ni toute autre forme de contrôle.

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La critique du Sud et les aléas du marché

Si le public veut échapper à la réalité, pour moi, il est fou. Si vous cherchez à vous échapper, vous fuyez quelque chose de réel. Je ne veux pas vous donner de médicament. Je ne veux pas être celui qui vous donne la pilule pour vous échapper davantage. Je suis l’ennemi des hommes colonisés. Je suis en lutte permanente contre ma situation coloniale.

Haile Gerima

Le cinéma n’est pas seulement des films; c’est aussi un public et surtout une littérature qui le constitue en mémoire et en expression d’une culture. Il semble qu’on a tendance à accorder une priorité totale à la production, et à un degré moindre à la distribution, mais pas du tout à la critique. C’est un esprit qui est en action chez nous depuis quelques décennies. Or il a montré sa faillite. Il nous faut une nouvelle stratégie qui nous permet de prévoir les résultats à long terme et non pas de chercher à réaliser des projets immédiats. Et c’est là où le développement d’une littérature sur le cinéma peut avoir un sens et être d’une certaine utilité pragmatique : développer une cinéphilie qui nourrira le marché lequel permettra au secteur de se régénérer. La première tâche du critique est, en effet, de faire voir le film. On ne le répètera jamais assez. L’expression est à prendre dans deux sens : dévoiler au spectateur ce qui peut lui échapper; mais aussi l’inviter à aller aux salles de cinéma, provoquer en lui, ce type de curiosité, ce besoin d’aller à la rencontre d’un spectacle qui est sensé être aussi de l’art. C’est par là que la critique contribue à la promotion de la cinéphilie. La critique serait donc cette pratique par laquelle la création artistique est accompagnée. Le critique est accompagnateur d’œuvre, mais au sens le plus profond du terme. Plus que tout autre forme d’œuvre d’art, tout film a besoin d’un retour

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d’échos. Or la première réaction, la vraie c’est-à-dire celle qui compte pour l’histoire, c’est toujours la critique qui la constitue. C’est pourquoi, un critique authentique doit être engagé en une sorte de dialogue avec les cinéastes. Mais il n’en peut être capable que dans la mesure où il cherche, tâche extrêmement difficile et complexe, à accéder aux sources aussi bien éloignées que diverses de l’inspiration : j’entends les références idéologiques, sociologiques, psychologique, mais surtout esthétiques.Le cinéaste est par définition un être d’Art. Il doit être imprégné de l’univers du roman, de la peinture, du théâtre, de la musique et évidemment du cinéma, puisque cinéaste et critique sont d’abord des regardeurs de films. Pour pouvoir remonter à ces sphères, le critique est amené à maîtriser ce monde ou du moins à en avoir une forme d’initiation.Ce n’est que par cette remontée vers la poïétique de l’œuvre cinématographique que le geste critique pourra se diriger vers une autre direction que la compréhension de l’œuvre, cultiver le spectateur au double sens du terme. La pratique de la description doublée du jugement n’est possible que parce que la critique est supposée apporter à l’œuvre le supplément de sens qui n’est pas toujours évident aux yeux du grand public. La critique a donc un rôle pédagogique auprès du spectateur, dans le sens le plus large du terme. Elle contribue à former un public averti qui choisira ou recherchera le cinéma produit dans l’esprit de l’Art. De fait la critique est un exercice dont la pratique permet de cultiver un certain goût pour un certain cinéma. Elle est un combat contre l’avachissement qui est un phénomène très grave et qui menace de plus en plus toutes les sociétés contemporaines. Ce qui serait catastrophique c’est que l’avachissement, ajouté à l’absence complète de critique et/ou sa incapacité de jouer son rôle pédagogique, engendre un système selon lequel finalement, “ tout est bon”; “il n’y a pas de bon cinéaste” et donc ni de mauvais. C’est dans ce sens que la critique participe d’un cadre intellectuel général où il est question de transmission de culture et où il est question de défendre l’authenticité de l’art du cinéma. Ce qui fait que la bonne santé d’une cinématographie dépend des deux, et qu’un cinéma sain ne peut exister sans une bonne littérature qui l’accompagne.Or la critique, et c’est un fait très alarmant, a perdu beaucoup de sa crédibilité. Elle n’a plus l’influence qu’elle a pu avoir parce que le public a de plus en plus le sentiment que tout se vaut. Ou peut-être que c’est au contraire; c’est à cause de cela qu’il a finit par éprouver ce sentiment. Les films avec des stars Tom Cruise, Arnold Schwarzenegger, ou Sylvester Stallone, Adel Imam, Mohamed Hénidi n’ont pas besoin de la critique. Elle ne peut jouer aucun rôle pour eux qu’elle dise du bien

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d’eux ou du mal. En plus avec les nouvelles techniques de l’information ce n’est pas la qualité qui est le point de repère. Une chaîne de télévision ne fait pas de la promotion pour un film qu’elle sait ne pas intéresser le plus grand nombre de spectateur. Plutôt que le film en lui-même, c’est l’audimat qui est l’enjeu essentiel. De plus en plus on a tendance à vouloir répondre à ce que le spectateur voudrait voir, ou du moins ce que l’on croit tel. Cette situation est grave; il n’y a plus de hiérarchie. Au risque de paraître élitiste, j’estime qu’il y a des moments où il faut être d’un certain snobisme et ne pas se laisser aller à la facilité. On ne peut pas mettre toutes les œuvres et tous les cinéastes sur le même plan. Il y a de grands peintres à côté de petits peintres. Il y a de grands musiciens et puis il y a d’autres qui savent manipuler des instruments de musique. Il ne faut pas tout mélanger. Le risque majeur c’est lorsque tout est bon ou tout est médiocre. C’est pourquoi le critique doit avoir deux qualités primordiales :

1- La connaissance : par la vision de beaucoup de films et par la lecture. Cela paraît banal mais ce n’est pas aussi évident. Il s’agit de donner un rythme à toute une vie. 2- Une échelle de valeurs : celle-ci est en fait un acquis naturel de la première.

Voici de manière assez schématique, sinon la question mériterait des tomes et des tomes, l’idée que je me fais de ce que j’appelle l’acte critique. Or, il s’avère impossible pour le critique tunisien ou africain dans un contexte où l’accès à l’image lui est interdit. Cette réflexion émane tout simplement de la conviction que ce que nos cinématographies sont en train de traverser n’est autre que l’aboutissement du dysfonctionnement d’un système qui ne cessait pas de craqueler depuis un bon moment, au moment où prévoir des moments pareils était possible. En tant que cinéphile de la génération des années 90 j’accuse les générations précédentes d’avoir manqué de lucidité et de n’avoir vu que le bout de leur nombril. Ils n’ont pas compris que si la production des films était les fruits que nourrissait la pluie d’un temps, la critique est la chaleur qui les éclairait et faisait croitre.

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Le poids de la responsabilité de notre presse cinématographique semble donc être doublement lourd. Non seulement la critique semble avoir perdu de sa crédibilité comme partout dans le monde, mais en

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plus notre contexte génère certains handicaps susceptibles de rendre le mal de notre cinéma encore plus grave. Le constat de la régression que connaît la critique de cinéma dans le monde est encore plus pénible dans le contexte tunisien. Cette approche de ce que pourrait être la critique de cinéma et le rôle, ô combien important qu’elle devrait / et devra jouer ne peut que mettre en évidence la lourde responsabilité des critiques tunisiens et d’une manière encore plus générale, ceux du Sud. Le défi est double pour eux. A leur responsabilité de simple critique à l’instar de n’importe quel critique du monde s’ajoute celle spécifique de critique du Sud. Non seulement ils doivent promouvoir l’amour du cinéma, mais en plus ils ont la tâche difficile de doter le cinéma du Sud de sa littérature, c’est-à-dire une littérature capable de résister en plus à la main mise de la critique occidentale sur le cinéma du Sud. Et ils ne peuvent s’acquitter de la deuxième tache qu’en étant profondément conscients de la première. La promotion du cinéma local ne peut en aucun cas être isolée de la défense d’une culture générale de l’amour et de la connaissance du cinéma, c’est-à-dire la cinéphilie. Cependant le niveau général de notre presse cinématographique est loin d’être au niveau de cette responsabilité. En Tunisie aussi, comme partout dans le monde, la critique a perdu de sa crédibilité (10). Mais au côté de la situation générale, il est des raisons qui sont en rapport avec les rouages particuliers de la presse chez nous. Cela est dû aussi en grande partie à la spécificité du contexte cinématographique dans notre pays et à l’état d’esprit de nos cinéastes. La plupart du temps les critiques en Tunisie ne peuvent parler de cinéma national sans courir le risque de voir s’abattre sur eux la colère des cinéastes. Les cinéastes tunisiens ne supportent pas qu’on critique négativement leurs films. Il est évident que je ne parle pas des cas où certains journalistes, péchant par manque de culture cinéphilique, voire de culture générale tout court, commettent des contre-sens, émettent des jugements qui n’ont aucun fondement. En revanche, le problème ne se pose pas du tout lorsqu’il s’agit du cinéma étranger. Le “critique” peut écrire ce qu’il veut en toute impunité, sécurité allais-je dire. Surtout qu’il ne dise que du bien, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une manifestation organisée par les centres culturels étrangers. Certains, la majorité écrasante de ceux qui écrivent sur le cinéma en Tunisie, adoptent presque spontanément cette attitude, soit par sécurité soit par paresse, comme alibi pour écrire tout et n’importe quoi. De ce point de vue, la critique n’a pas l’impact qu’elle devrait avoir sur son milieu, sinon d’une manière très indirecte, ce qui lui enlève toute efficacité. La situation est d’autant plus compliquée que deux tendances complètement opposées se dessinent. L’une cultive une forme de complaisance. Ses adeptes trouvent dans la production limitée un

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argument pour ne dire que du bien des films tunisiens. « On ne produit qu’un ou deux films par ans, ce serait méchant si la critique venait en plus à les descendre », ont-il tendance à penser. Celui qui voudrait être impartial pourrait même être accusé de ne pas vouloir contribuer à la promotion du cinéma national. Faut-il donc, promouvoir la médiocrité par patriotisme ? Connaissant les difficultés des cinéastes on a tendance souvent à être hypocritement indulgent avec eux. Or cela est loin de leur faire du bien, encore moins à notre cinéma. Tunis est une petite ville et le milieu cinématographique est un tout petit village où tout le monde connaît tout le monde. Donc tout le monde se connaît. S’il faut dire du bien du film de chaque cinéaste avec qui on a bu un café, par reconnaissance ou pour ne pas être gêné, on se retrouverait réduit à une forme de prostitution parce qu’au cours d’une brève période, on aura pris un café avec tout le monde. L’autre a une attitude complètement négative. Chez les représentants de cette tendance, les Tunisiens ne savent pas faire de films. Notre cinéma est toujours maladroit. Pourvu qu’on puisse parler de cinéma dans notre pays.Mais qui aurait l’autorité de prononcer des jugements aussi graves. Reprenons la définition la plus simple, la plus neutre du critique : un critique est un personnage qui se consacre professionnellement à l’activité de la critique qui a trait à la production cinématographique locale ou mondiale. Or, considérant les conditions de la vie contemporaine, ceci est devenu quasiment impossible en Tunisie.La critique de cinéma n’est presque jamais la première spécialité de celui qui la pratique. Elle vient toujours seconder une autre activité par laquelle le critique se définit en premier lieu et de surcroît constitue sa source de vie. Celui-ci est souvent fonctionnaire, enseignant -universitaire la plupart du temps- et toutes autres formes d’activités professionnelles. J’ai envie de dire aussi journaliste. J’estime qu’un journaliste, même culturel, même cinématographique, ne présente pas forcément le profile du critique. Souvent, très souvent il n’y a pas de journaliste spécialisé. Chez celui-ci, le cinéma ne peut être qu’un intérêt parmi d’autres et un film est traité de la même manière que n’importe quel autre sujet. Le profil le plus confortable est celui des universitaires. Le côté académique de la personne donne, d’une manière assez perverse, une sorte de légitimité à son activité de critique. Il vaut, non pas en tant que critique de cinéma, mais en tant qu’universitaire, ou à la limite en tant qu’universitaire s’adonnant à la critique. On cultive le préjugé selon lequel avec ce genre de personne il y a plus de garantie de rigueur et de culture. Or cela ne manque pas de perversité de la part des directeurs des journaux, faudrait-il reconnaître, parce que la rigueur et la culture semblent être les derniers des soucis chez les responsables des

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journaux. Il n’y a qu’à voir ce qu’ils produisent comme journalisme. La situation alarmante de la presse cinématographique chez nous a deux explications : la qualité ambiante du journalisme d’un côté ; la formation et l’intérêt du journaliste pour le cinéma d’un autre côté. Le journalisme culturel, d’une manière générale est de peu d’intérêt pour les journaux. Partout, il y a de moins en moins de place qui lui est réservée. Jamais la presse culturelle n’a été pensée comme étant rentable, ou économiquement viable, sauf pour une forme avachissante de culture de consommation : «mode et magazine de stars…»Pour ce qui est du cinéma, la presse écrite est réduite à une forme de presse axée sur l’information. L’événement culturel équivaut dès lors à n’importe quel autre type d’événements, ou presque. Cela réduit bien évidemment la marge de manœuvre qui devrait profiter aux journalistes culturels de manière générale. La tendance est de ne pas parler du film lui-même, mais de tout ce qu’il y a autour.Dans ce contexte de médiocrité généralisée, le journalisme de cinéma est contraint à respecter les limites fixées par la doxa journalistique. Par là même, il souscrit volontiers aux conditions dictées par la «ligne rédactionnelle et éditoriale» de l’organe de presse qui le fait vivre. Le critique indépendant est un emmerdeur, et celui qui voudrait faire de l’analyse passe pour un bavard. Pris dans les rouages de ce système de la presse, les journalistes n’accordent plus d’importance à la culture cinéphilique, c’est-à-dire au cinéma en soi. L’esprit humain étant par définition enclin à la paresse intellectuelle, que faire lorsque l’on se trouve dans un système qui légitime cette même paresse, pour ne pas dire qu’il l’érige en condition de viabilité. Le journaliste qui cultiverait un intérêt réel pour le cinéma ne serait pas économiquement viable pour un journal. C’est pourquoi il est rare de voir les journalistes poursuivre les manifestations destinées aux cinéphiles avertis. Par contre, ils sont nombreux dès qu’il est question d’une manifestation qui est déjà assez médiatisée. Du coup, ce n’est plus le journalisme qui met en valeur les événements, mais c’est plutôt lui qui profite de la renommé de telle manifestation pour se faire vendre.Privée de portée réelle sur son contexte, le critique acquiert une conviction que ce qu’il écrira n’aura aucun effet et donc il écrit n’importe quoi. Les enjeux économiques pesant de tout leur poids, la critique serait-elle victime plus du système que d’elle - même ?Toutefois, il n’est pas évident que les choix éditoriaux de la presse soient la seule explication de cette situation maladive. Mais, le plus grave c’est le manque d’intérêt réel pour le cinéma en soi chez les journalistes eux-mêmes. Cela n’est pas dû uniquement au poids des conditions générales qui régissent le milieu de la presse, mais surtout à un manque d’amour pour le cinéma tout simplement chez ceux-là

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mêmes qui tiennent les rubriques de cinéma. Sur les trois associations cinématographiques en Tunisie, pépinières de cinéphiles, combien y a-t-il de journalistes ? Je n’ai même pas envie de répondre. Souvent, voire toujours, ce qui intéresse les journalistes dans les manifestations cinématographiques c’est l’aspect événementiel. Cela n’est pas sans aucun intérêt, mais ce l’est lorsque l’on passe sous silence la matière purement cinématographique, la substance même de l’événement. Alors que celui-ci est conçu pour mettre en valeur le cinéma, on laisse de côté le film et on met l’accent sur le prétexte. De fait le rapport entre l’essentiel et le détail, le primordial et le secondaire, est perverti. Il en sort de tout cela un constat désespérant. Actuellement, la critique cinématographique en Tunisie est incapable de jouer le vrai rôle qu’elle devrait jouer. De fait le milieu cinématographique est amputé d’un organe sans lequel il reste boiteux. Le cinéma ne peut évoluer dans une société sans qu’il ne soit accompagné de sa littérature.Or celle-ci ne peut exister si chacun de ses producteurs se renferme sur lui-même, et en tout égoïsme, se contente de rentabiliser la médiocrité comme il peut. La critique n’a aucun sens si elle est isolée de son milieu. Elle cesse d’avoir une prise sur la réalité à partir du moment où elle cesse de répondre à la condition de son existence : servir le cinéma, en s’érigeant en pont entre cet art et ses amateurs. Il ne suffit pas d’informer, l’information est partout. Le monde entier est submergé d’informations. La première tâche de la critique est de susciter l’intérêt et la curiosité des spectateurs, de les pousser dans les salles et de les faire entrer dans l’univers du cinéma. Or cela ne peut être sans un dialogue authentique et sans un vrai intérêt pour le cinéma en tant que forme d’art et non pas en tant que prétexte pour l’événementiel et donc en tant que prétexte pour fournir la quantité de travail, le rendement qui puisse justifier le salaire de la fin du mois uniquement. Une attitude pareille, en plus du déséquilibre économique entre le Nord et le Sud, fait que le sens critique dans sa toute première acception, est condamné à disparaitre.

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Chaque année combien le monde produit-il de films de cinéma ? Or combien parmi ses films sont-ils distribués dans les pays du Sud ? Certes, d’un point de vue purement objectif, ils ne peuvent être que très peu. La capacité d’accueil de nos marchés intérieurs en termes de nombre de salles ainsi qu’en termes de «pouvoir d’achat» est très limité. L’enveloppe budgétaire dont dispose un distributeur tunisien ne lui permet d’acquérir que quelques titres, qui plus est souvent ne

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sont pas parmi les meilleurs films. Sinon, il peut avoir accès à des films sortis en Occident depuis quelque temps, et qui ont été déjà amortis en termes de finance mais également en termes de visibilité. Lorsque ceux-ci arrivent sur nos écrans, ils auront en plus à faire face au circuit de la vidéo parce que les copies du dernier film sorti aux Etats-Unis est aussitôt disponible chez les vidéo-clubs de Tunis, de Sfax et de Sousse. Lorsque le fournisseur américain ou européen qui détient le monopole de la distribution d’un film cède les droits de projection à un exploitant tunisien il aura déjà vendu les droits de diffusion à quelques chaînes de télévision (numérique, câblée, ou en bouquet) dans les pays où le film a fini sa carrière en salle. En Tunisie également les paraboles existent et permettent aux tunisiens d’accéder en même temps que les spectateurs occidentaux aux films diffusés par les satellites. Donc lorsque l’un de ses films est programmé dans nos salles il démarre sa carrière commerciale dans les conditions les plus défavorables. La distribution étant la colonne vertébrale de l’infrastructure cinématographique, les retombées sont donc évidemment catastrophiques sur tout le secteur dans les pays à l’économie relativement faible. Mais le problème dépasse la simple question de viabilité économique des films. Les conséquences de cette situation sont néfastes sur la qualité du spectateur et sur la culture cinématographique qui finit par se développer. Les salles du Sud se trouvent plus menacées par la désertion de la part du public. Ayant faussement répondu à son attente par la vidéo ou par la parabole, il commence à perdre la tradition, et la culture de la salle de cinéma. De nouvelles habitudes s’installent et l’image cinématographique se mélange aux autres images de la télévision pour finir par créer une grande confusion chez le téléspectateur à telle enseigne qu’il ne finit plus par distinguer «l’image de l’art» de celle de «la consommation». Pour le public du Sud cela est encore plus problématique puisqu’il a accès à une imagerie qui ne lui est pas destiné (11) et qui lui renvoie une image qui n’est pas la sienne. Contrairement à l’image cinématographique qui est plus apte à prendre un aspect universel, celle de la télévision résiste plus au mécanisme de l’universalisation. Elle est même aux antipodes du principe de l’ouverture sur l’autre. L’image de télévision, image de consommation par définition et non de création, est une image foncièrement orientée vers l’intérieur, puisque sa cible c’est le spectateur local.Ceci fait que l’accès à l’image cinématographique mondiale n’est pas démocratisé. Nous somme face à un déséquilibre évident entre d’un côté, un Nord submergé d’images et de l’autre côté, un Sud en déficience d’images. Le premier produit et consomme beaucoup, trop même; le second produit trop peu. Mais surtout il consomme mal, parce qu’il reçoit plus qu’il ne produit, parce qu’il reçoit mal même ce qu’il produit.

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Dans une telle situation comment ne pas comprendre qu’il y a une distance entre notre cinéma et son public ? Il est même privé de tout rôle effectif dans la dynamique culturelle de notre pays, dans la mesure où il est incapable d’engager un vrai dialogue constructif avec le spectateur, le critique et l’institution. Même dans la réception de notre image telle qu’elle est vue par des cinéastes de chez nous, nous devons passer par le jugement de l’Autre. Celui-ci prend la forme d’une consécration qui réside souvent dans le simple passage dans les festivals ou celle qui vient de la presse cinématographique, c’est-à-dire quelques coupures de presse occidentale. Par là même la critique nationale n’a plus aucun rôle à jouer sinon un rôle mineur. Elle se trouve prise dans une tenaille dont les deux mâchoires sont : une déformation due aux conditions générales de la distribution qui la prive d’une culture cinématographique et des conditions de distributions spécifiques au cinéma du Sud qui lui confisque le privilège de proximité qui lui est naturel. Dans ce même ordre d’idée il me vient à l’esprit une situation que j’ai connue de près. Un journaliste tunisien correspondant d’une agence de presse européenne voulait avoir un entretient avec Raja Amari, jeune cinéaste tunisienne dont le premier long métrage venait de sortir dans les salles de Tunis à l’époque. C’était un vrai casse-tête chinois de pouvoir prendre rendez-vous avec la réalisatrice parce qu’elle accompagnait son film dans sa sortie en France. Le hasard, c’est trop dire, a fait qu’un autre journaliste à pu faire l’interview pour la même agence mais c’était un français. Objectivement il lui a été plus facile de réussir à s’acquitter de ce travail. Dans quel état d’esprit ? A-t-il pu jeter un regard avec la même pertinence que celui qu’aurait pu jeter le journaliste tunisien étant supposé être plus proche du contexte culturel du film?Cette situation de déséquilibre fait que le Sud méconnaît le cinéma, le Sud c’est-à-dire le public certes, mais aussi le critique de cinéma. Comment, dans les conditions actuelles de la circulation des œuvres cinématographiques, le critique tunisien, algérien, burkinabé, sénégalais…pourra-t-il avoir accès aux différentes nouveautés cinématographiques ? Certes pas au même titre que le français, l’italien ou l’allemand. Les critiques du Sud sont loin d’avoir la possibilité de voir autant de film que leurs collègues occidentaux. Pour être plus concret je prendrais l’exemple d’une organisation : la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique. D’abord l’adjectif internationale est discutable dans la mesure où de l’Afrique et du Monde Arabe il y a seulement deux pays qui sont représentés; La Tunisie et l’Egypte. En plus il y beaucoup d’injustice dans le mode de fonctionnement de cette organisation. Cette injustice est due à plusieurs facteurs qui font que les représentants africains ou arabes n’ont pas la même présence

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dans les activités de cette Fédération. Pour l’année 2001 / 2002, un seul critique tunisien a participé à un jury de la critique internationale. En même temps on trouve le même critique français ou allemand ou anglais qui a été présent dans pas moins de dix festivals pour la même période. Cette situation devient encore plus ségrégative lorsque certains festivals européens ou non exigent que les participants soient uniquement européens. Mais alors elle est d’une absurdité extrême lorsque des festivals consacrés au cinéma du Sud exigent que les jurys de la critique soient formés exclusivement de critiques européens ou américains. L’on comprend alors comment le critique du Sud est incapable d’avoir les mêmes possibilités d’accompagner l’actualité cinématographique mondiale. Il est privé de l’accès à l’image cinématographique qui se fabrique dans le monde. Le pire dans tout cela c’est que l’on a l’air de considérer la présence des critiques du Sud dans les manifestations cinématographiques internationales comme un luxe. Aucun directeur de journal n’accepte d’investir un minimum pour permettre aux journalistes de cinéma d’être présent dans un festival. Ce qui est une aberration et un manque terrible de prévisibilité certaine, pour ne pas dire un manque de professionnalisme. Il y a seulement quelques années le ministère de la culture tunisien prenait en charge deux billet d’avion pour deux critiques de cinéma afin qu’ils puissent couvrir des festivals étrangers. Une procédure qui a été annulée ou dont le budget a été investi dans une autre priorité. En effet, il est à mon sens un leurre que de considérer la formation du goût des critiques et celui du public comme une question secondaire lorsqu’on essaie de réfléchir sur le dysfonctionnement du secteur cinématographique et sur les solutions possibles. Ceci donne lieu à une situation très complexe. La question ne se pose pas uniquement pour le cinéma mondial mais également pour le cinéma du Sud. La connaissance du cinéma actuel pose problème pour les critiques du Sud même pour la production du Sud. Un critique tunisien n’est pas aussi informé sur l’actualité cinématographique tunisienne que son collègue français. De même, le journaliste algérien est loin de disposer des mêmes données sur le cinéma au Cameroun dont dispose n’importe quel journaliste européen. La situation est la même pour tout critique du Sud par rapport au cinéma de son propre pays. Tout film tunisien par exemple, sort généralement d’abord en Europe puis il est distribué en Tunisie. Cela s’explique par deux raisons au moins : la coproduction et la stratégie de distribution adoptée par les ayants-tous-les-droits. Une telle stratégie est révélatrice d’un handicap majeur de notre cinématographie, le marché. Nous fabriquons des images destinées, en partie ou en totalité, à un public étranger. Ce qui est inconcevable dans le contexte américain, français,

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égyptien, indou ou autre. Ces cinémas s’adressent d’abord à leurs publics locaux. S’ils s’exportent ensuite c’est grâce, en grande partie au succès qu’ils arrivent à avoir dans leurs propres marchés. Il est évident que le développement du marché ne répond pas seulement à un besoin vital pour les productions locales. Mais d’une manière plus générale, il y va de la nécessité de donner un nouveau souffle à la tradition cinéphilique. C’est ainsi qu’il sera possible de réhabiliter le cinéma dans son rôle de facteur de construction culturelle. Et lorsque je dis cinéma je considère que la formation des critiques en fait partie, ce que l’on semble souvent l’ignorer. Un projet de développement d’un esprit cinéphilique passe également par le développement d’une littérature cinématographique. Or cela ne semble pas être d’un intérêt quelconque pour ceux qui entreprennent des actions dans ce genre. Tout programme visant à promouvoir le cinéma dans le Sud doit prendre conscience de l’importance qui doit être accordée à la critique au même titre que celui qu’on accorde à la production et à un degré moindre à la distribution. Promouvoir la critique dans le Sud ne peut être que par le développement d’une stratégie qui permet aux journalistes et critiques de cinéma d’accéder à toute image cinématographique, cela signifie faciliter le déplacement des critiques et leurs permettre d’être plus présents dans les festivals, au moins les plus importants, là où la plus grande partie de la production cinématographique mondiale est présente annuellement.

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Structures de production et expression personnelle

La plupart des cinéastes se mettent à créer des boîtes de production parce qu’il n’y en a pas et donc devenir leur propre producteur. Il y en a même qui deviennent distributeurs parce qu’il n’y a même pas de distribution. Quel temps reste pour la création? La création demande tout de même un minimum de solitude, un rendez-vous avec soi-même pour réfléchir, pour creuser, pour monter ses projets.

Mahamat-Saleh Haroun

Si le cinéma du Sud existe c’est parce qu’il y a des efforts qui se font à des niveaux très différents, des combats menés pour faire aboutir les films un à un. Malheureusement, ceci ne peut que laisser lieu à une situation aberrante de par ses contradictions. Destinés à être des œuvres d’auteur, les films du Sud se trouvent, du fait de l’institutionnalisation de leur production, vidés de la dimension personnelle sans laquelle une œuvre d’art ne peut avoir de sens. La production cinématographique dépend essentiellement de l’intervention de l’Etat. Jusqu’à présent un film tunisien ne peut voir le jour que s’il profite de l’aide à la production. Une commission siège pour étudier les projets de films une ou deux fois par an. Le budget consacré au financement des films permet d’accorder des subventions à deux ou trois projets chaque fois que la commission est appelée à siéger. Ce qui fait qu’actuellement la Tunisie peut produire, théoriquement,

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entre cinq et six long-métrages par an. D’un point de vue quantitatif la production aurait pu être davantage abondante si le système de subvention était moins bureaucratisé.Il y avait, jusqu’à il y a quelques années, une autre aide étatique (d’à peu près 100 mille dinars) attribuée par la ERTT, Etablissement de la Radio et de Télévision Tunisienne. Mais celle-ci était complémentaire à celle du service du cinéma ; Elle était automatiquement attribuée aux projets ayant déjà obtenu la première aide. On se retrouve donc avec deux ou trois films subventionnés à presque 50% au moment où d’autres projets, qui ne sont pas pour autant moins défendables, sont privés de toute aide et doivent peut-être attendre la commission suivante. S’ils étaient plus indépendants l’un de l’autre, ces deux fonds pourraient aider plus de projets et ouvrir plus de possibilités aux auteurs. En parallèle à ces institutions nationales, il existe des structures d’aide occidentale, européenne pour être plus précis. Il s’agit de structures créées par un pays, comme la France et la Belgique, ou par des organismes, comme l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie ou de la Commission Européenne. Il existe à différents niveaux des fonds destinés à soutenir la production cinématographique dans le monde arabe et en Afrique, en l’occurrence le fameux Fonds Sud. Ces structures ont été inventées pour des raisons stratégiques multiples dont la plus évidente nous paraît la résistance à l’hégémonie de l’image Hollywoodienne et commerciale d’une manière plus générale.Le fait est que nous nous trouvons devant une situation marquée par la forte présence, et à différents niveaux d’une certaine volonté politique, dans le sens le plus large et qui dépasse la dimension locale, de contrôler et d’orienter la production cinématographique dans cette partie du monde, le pourtour de la méditerranée. Autant il y a de possibilité d’aide à la production, autant il y a de cadres dans lesquels les œuvres cinématographiques doivent s’inscrire, et autant il y a de critères auxquels elles doivent répondre d’une manière ou d’une autre. Partout il y a des commissions qui siègent pour décider de l’originalité et de la faisabilité ou non de tel ou tel projet de film. Il est évident que cela créée des lourdeurs énormes. Par exemple aucun jeune ne peut prétendre à l’accord de telles structures, puisqu’il faut «avoir fait ses preuves» auparavant (12). Ce qui fait que nos réalisateurs sont déjà vieux lorsqu’ils ont la possibilité de faire du cinéma. Ils n’ont plus cet enthousiasme de la jeunesse, et cette puissance de l’imagination que tout homme a, à l’âge de vingt ans. Le principe du film d’auteur et celui des commissions sont deux notions complètement contradictoires. Comment une œuvre qui doit être strictement personnelle reste tributaire de l’avis d’un groupe de personnes quelle que soit leur valeur intellectuelle et artistique ? Le cinéma tunisien dépend de deux types de commissions : locales

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et régionales. Et tous les deux incarnent la condition fatale, dans le sens d’incontournable et d’absurde en même temps, à laquelle notre cinéma doit son existence, j’entends la volonté politique locale soit-elle ou régionale. Il y va de la confirmation de Soi face à l’Autre. Il y va également de la résistance face à l’Autre. Or, la politique dépend des institutions, lesquelles sont organiquement liées aux législations et donc à la négation de l’individu. La question dépasse de loin la simple volonté «diabolique» de contrôler le produit culturel. Le mal vient de la fatalité de l’institutionnalisation de la création. Plus que de stratégie culturelle, plus que de politique culturelle, il s’agit de gestion collective de la création. Impasse terrible pour le développement de mouvements intellectuels par la création artistique, et par le cinéma. Les films qui sont acceptés ne sont pas des œuvres personnelles pour une grande part. Ils ne dépendent que trop de l’avis d’un groupe de personnes. Or, l’histoire du cinéma nous montre que les vrais chef-d’œuvres naissent dans une certaine marge d’expression profondément personnelle. Certains génies du cinéma mondial se sont imposés à l’intérieur même de systèmes rigides et fortement structurés: Welles et Hitchcock à Hollywood, Eisenstein et Tarkovski en Russie (ex Union Soviétique)…D’autres encore n’ont pu exister qu’en prenant de la distance par rapport aux structures déjà établies : Tous les mouvements de renouvellement des années soixante : Ogawa et son équipe […], Godard et toute la Nouvelle Vague française et aussi l’équipe Slon en France, Kramer et Newsreel aux USA et les cinéastes rassemblés par Santiago Alvarez sous la banderole de Cinéma Nuovo dans l’ICAI cubain…. De fait l’expression artistique cinématographique reste tributaire d’un certain esprit d’indépendance non pas de structure mais essentiellement de mentalité, d’état d’esprit. La Tunisie est l’un des rares pays du Sud à avoir investi dans des laboratoires de développement cinématographique (les laboratoires de Gamarth). Actuellement (13) pour être fonctionnel, il nécessite à peu près une fois et demie le budget d’un long-métrage. Or là nous produisons potentiellement entre cinq et six films par an. Ils sont tous mauvais les dernières années. Il suffit alors de produire un mauvais film en moins une année et avoir la garantie, ayant diminué les coûts, de produire au moins le double pendant les années suivantes. Le nombre de films allant en augmentant nous finirons par améliorer la qualité de notre cinéma. De plus nous donnerons plus de chances à de nouveaux talents dans tous les départements. Outre les contraintes ayant trait aux structures d’aide à la production, l’institution cinématographique s’ingénie à inventer d’autres formes de structures pour contenir la création du Sud à l’intérieur de certaines normes. Après l’époque des commissions, voici celle des ateliers

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d’écriture. Les auteurs du Sud doivent être encadrés afin de pouvoir prétendre par la suite aux demandes d’aide. De la sorte, l’institution intervient un peu plus tôt dans le processus de la création. A la gestion collective de l’œuvre cinématographique vient s’ajouter le principe de l’écriture collective, qui plus est devient progressivement un passage quasiment obligé. C’est en quelque sorte le principe de la mise à niveau qui s’applique à l’imagination. Il y a une volonté de développer l’imagination comme on développe les usines et les sociétés commerciales. La machine de la mondialisation, machine à niveler les hommes par définition, œuvre pour plus d’institutionnalisation du progrès sur tous les plans. Les effets néfastes de ce processus fatal se traduisent par l’appauvrissement de l’imagination chez ceux qui ne détiennent pas les moyens matériels du développement. On essaye de limiter la création cinématographique à la visualisation des aspects palpables des sociétés du Sud. Et par conséquent, réduire le cinéma au traitement clinique de ces mêmes sociétés.C´est dans ce sens que j´emploie l’expression «image confisquée» qui rend bien compte, à mon sens, de l’ensemble des aspects de l’impasse dans laquelle se trouve notre cinéma. Il est toutefois indispensable de préciser, que cette formule ne doit pas être prise dans le sens que l’entendent certaines attitudes se réclamant d’une identité hypothétique à laquelle doit correspondre l’image que produit le cinéma. Il est toujours absurde selon moi de considérer qu’il existe un univers ou un fonds d’images dans lesquels les auteurs de cinéma ou les critiques doivent puiser le contenu de leurs films pour les uns, leurs outils d’analyse et leurs références fondamentales pour les autres. J’entends par image non pas celle qui existe déjà, et autour de laquelle il y a une bataille dans la mesure où certaines instances cherchent à contrôler, mais plutôt cette imagerie qui est à construire dans le sens où le cinéma ne peut pas être un simple outil de mise en image mais un facteur de construction d’une culture, voire même un outil de développement intellectuel. Quant au terme «confisquée», là encore je ne le prends pas dans le cadre d’une lecture diabolisante du rapport à l’Autre, ou à toute forme d’altérité. Je considère tout simplement qu’il existe un certain nombre de handicaps qui dépassent pour la plupart d’entre eux le contexte tunisien pour toucher à l’ensemble des cinématographies du Sud. Ces facteurs ne sont en fait que les conséquences du sous-développement mais surtout des mauvais choix stratégiques pris par les organismes et les états ayant une politique d’aide mais également par les états du Sud incapables de trouver une politique d’aide adéquate au secteur cinématographique. D’une manière générale je croix comprendre que les aides, quelle que soit leurs formes, sont souvent adressées à

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des particuliers et ne sont jamais investies dans des structures locales capables d’assurer leurs propres viabilité à long terme. De la sorte les aides restent inefficaces parce que dispersées. Elles permettent de réaliser des projets concrets dont les résultats sont notables immédiatement, mais jamais elles n’ont permis de mettre en place une structure capable de développer une dynamique cinématographique. Je fais exception ici du travail qui a été mené par une association comme Ecrans Nord-Sud. Celle-ci a opéré dans un esprit associatif et donc complètement différent de celui des institutions d’aides Occidentales. Malheureusement son action n’a pas pu durer, en effet parce qu’elle développait un esprit d’action qui pouvait profiter à long terme au cinéma du Sud, et particulièrement au cinéma en Afrique. Mais effectivement à cause probablement de cette opposition d’avec la manière dont l’aide au Sud est conçue par les institutions elle a été coupée des moyens de continuer son action. Mais le handicap majeur reste sans conteste l’état d’esprit de nos professionnels: c’est-à-dire les producteurs et les distributeurs d’un côté et les réalisateurs de l’autre. Les premiers sont incapables d’imaginer de nouvelles structures de production locales indépendantes des subventions étatiques et des aides étrangères. De mêmes, ils sont incapables de dynamiser le marché intérieur de sorte qu’il soit économiquement viable pour devenir le principal générateur de la production cinématographique. Ce que nous pourrions reprocher aux seconds c’est d’être incapables d’originalité alors qu’ils sont obligés de composer avec des structures incompatibles avec tout esprit innovateur. L’esprit des commissions, aussi fatales soient-elles pour un cinéma pauvre, reste entièrement en contradiction avec le principe de la création artistique. Celle-ci est par définition libre et strictement personnelle dans le sens où elle est l’expression d’une subjectivité alors même que la tendance générale des cinémas du Sud et de s’ériger en expression des sociétés. Il n’y a de cinéma du Sud que sous la bannière des «cinémas nationaux» seules quelques cinéastes dotés d’une grande force de caractère et de personnalité artistique peuvent s’imposer de temps à autres avec des œuvres authentiques parce que personnelles au premier degré. Le seul salut du cinéma et de toute forme d’expression artistique est dans la Poésie. L’échec de nos dernières productions locales a montré la faillite de l’attaque aux tabous et de la tradition de nos sociétés. Les questions purement sociales ne sont plus opportunes dans les conditions de production actuelles. A moins que l’on puisse inventer de nouvelles structures capables de garantir une liberté d’expression totale à nos réalisateurs. Le constat est tragique, mais incontournable : les conditions actuelles ne sont pas faites pour autoriser l’existence d’œuvres cinématographiques esthétiquement honnêtes. Il faut

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espérer aussi que nos cinéastes puissent développer assez de force intellectuelle pour parvenir à être eux-mêmes, et imposer une expression strictement personnelle, à l’intérieur de tous ces systèmes de politique culturelle et de gestion de la création.

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Le handicap majeur des cinémas du Sud a toujours été, et reste sans conteste, l’indigence de la production. Un cinéaste africain ou maghrébin pour monter une production rencontre des difficultés énormes. C’est pourquoi souvent nos réalisateurs passent beaucoup de temps avant de s’engager physiquement et psychiquement dans l’aventure d’une nouvelle œuvre. Mais cela est-il dû uniquement aux difficultés financières ?Le problème est plus que le simple manque de sources de financement. L’argent est certes toujours au cœur de la problématique mais pas au degré auquel on cherche souvent à nous le présenter. La difficulté est due moins aux difficultés de trouver la possibilité de réaliser un film que la machine constituée par tous les établissements auxquels il faut s’adresser pour collecter des subventions. Lorsque le film est enfin prêt, plusieurs éléments sont à prendre en ligne de compte par l’auteur. Le premier est de savourer le plaisir d’accompagner son œuvre. C’est l’occasion de faire le tour de quelques festivals, et peut-être de récolter quelque prix. On finit toujours par en avoir un tellement il y a des festivals qui font de la surenchère sur le pauvre cinéma du Sud. Mais la contrainte la plus objective qui décourage le cinéaste du sud à poser sa candidature à de nouvelles aides est sans conteste le principe de la concurrence. Les organismes d’aide ne siègent pas très souvent. Ils ont des saisons de récolte. Ils regroupent les projets, gèrent un budget. Et comme le cinéaste qui a profité d’une première aide a mis du temps pour finir son film, il n’aura pas pu déposer de nouveau projet. Avant qu’il ne se remette des déboires du premier il lui faudra rester en veilleuse pendant quelques années. Les plus pressés, c’est-à-dire ceux qui tiennent à se constituer une œuvre cinématographique passent entre trois à quatre années entre deux films. C’est là une bonne moyenne pour ceux qui se définissent d’abord comme des cinéastes. Pendant les années soixante-dis, Abdellatif ben Ammar a pu enchaîner en une seule décennie trois films qui comptent aujourd’hui parmi les quelques grands succès. Plus tard, à partir de 1985, Nouri Bouzid réalisera cinq films en moins de vingt ans, il vient de finir son cinquième en cette 2002. La même année le premier fait sortir son quatrième film plus d’une vingtaine d’année après Aziza. Pendant ce temps il est devenu l’un des plus grands producteurs de télévision du pays. Naceur

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Ktari présente le même profil. Depuis Les Ambassadeurs (1975), il a abandonné la réalisation pour s’occuper de la production de courts-métrages et de documentaires, souvent pour la télévision. Ceux qui prennent plus de temps entre chaque deux films sont des réalisateurs pour qui le cinéma n’est pas le principal souci.Autant l’intervalle entre les films est grand autant il est difficile de construire une œuvre cinématographique cohérente. A ce titre une expérience comme celle de Fadhel Jâibi reste une expérience à part. Il est l’un des cinéastes tunisiens qui ont pu garder un certain niveau tout en enchaînant plusieurs ouvrages. La Noce, Arab et Chichkhane, poussière de diamant, tous ces films ne découlent pas moins d’une même sensibilité et d’une même approche ce qui fait que leur facture esthétique reste relativement la même. Dans le même ordre d’idée, on pourrait joindre le coréalisateur de Chichkhane, et l’auteur de Traversées et de Siestes grenadine et tout récemment d’un documentaire assez particulier Wajd, ou les mille et une voix. Mahmoud ben Mahmoud reste également fidèle à ses choix intellectuels et esthétiques. Il réussit à tenir le pari d’un compromis difficile entre les exigences de son art et la nécessité de conquérir un public difficile. Ce sont là des cinéastes pour qui le cinéma est une activité secondaire. Fadhel Jâibi se consacre principalement au théâtre dans lequel il s’investit entièrement depuis plus d’une dizaine d’années. Mahmoud ben Mahmoud doit partager sa vie entre la carrière cinématographique et son métier d’enseignant. C’est ce qui explique la lenteur de la production et peut-être l’indisponibilité suffisante à la création cinématographique. Farid Boughédir se trouve dans la même situation. Mais si Halfaouine a connu un grand succès sur tous les plans, Un Eté à la Goulette n’a pas pu éviter un échec évident de tous les points de vue. L’auteur de ces deux films doit composer également avec sa carrière d’enseignant. C’est une place à part qu’occupe un Naceur Khémir. Celui-ci après le succès des Baliseurs du Désert, qui lui a valu une reconnaissance international grâce à un mode de représentation très personnel. Son deuxième film Le Collier perdu de la colombe le confirme dans ses choix esthétiques puisés dans un univers personnel profondément authentique, mais en même temps il l’éloigne du spectateur, et même son troisième long métrage, Baba Aziz (2008) ne le fait qu’encore plus. Il est donc un constat pénible mais inévitable : d’une manière générale, nos cinéastes ont tendance à trouver du mal à maintenir le niveau de leurs premières œuvres. Une première explication viendrait à l’esprit : au premier film le réalisateur est dans le cinéma ; à partir du second, il est dans les affaires. Mais cela n’est pas le plus important. La première

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œuvre vient toujours assez tard dans la vie de nos cinéastes, ce qui fait que lorsque cela arrive il y a beaucoup de choses à dire. En plus, pour tout réalisateur, la première œuvre est inscrite dans la logique de la confirmation de soit. L’enjeu est moindre à partir de la deuxième œuvre, dès que le cinéaste est assis sur son «fauteuil de réalisateur professionnel».C’est cette même situation qu’a connu jusqu’à un certain degré Abdellatif ben Ammar avec ses trois premiers longs-métrages. Une si simple histoire, Sajnène et Aziza ont permis à ce cinéaste de montrer une maturité technique et esthétique incontestable depuis les années soixante-dix. Son quatrième film Le Chant de la Noria laisse perplexe plus d’un. Le retour à la réalisation après une vingtaine d’années n’a pas réussi à Abdellatif ben Ammar. Il pensait peut-être que le salut de son cinéma était dans la différence de ce qui se faisait et même de ce qu’il avait fait. Mais l’intention d’apporter quelque chose de nouveau, quelque salutaire qu’elle soit, lui a fait perdre la sincérité du propos et jusqu’à même la poésie de ses premiers films. Le retour après une vingtaine d’année a réussi encore moins à Naceur Ktari. Sois mon ami n’a rien de la fraîcheur et de la pertinence des Ambassadeurs, son premier film âgé de plus de vingt ans. Au moment où ce texte est écrit Brahim Babai attend de faire le sous-titrage de son dernier film Odyssée depuis presque un an. Cette difficulté laisse deviner le malaise dans lequel le film va voir le jour et le grand mal que ce cinéaste se donne pour revenir sur la scène cinématographique. Cela illustre le mauvais réflexe qu’ont nos cinéastes, celui de ne pas travailler dans l’urgence. L’enjeu est de faire un film, mais ce n’est jamais de le faire au bon moment. Comment un auteur de cinéma peut-il penser que faire un même film cette année, l’année prochaine ou encore dans quelques années reviendrait au même ? L’acte de faire un film, s’il n’est pas congénitalement lié à un moment, n’a aucun sens. Ce qui fait défaut à notre cinéma actuel, et qui rebute le public c’est l’absence d’enjeu réel et donc de sentiments et d’idées authentiques. Or il n’y a pas de fonds qui dispatche les bonnes idées, et les vrais sentiments.Avec le premier film on fait du cinéma; avec les suivant on ne fait que des films. Sinon comment expliquer l’échec que récoltent les films de ceux-là mêmes qui nous ont surpris par la force et la fraîcheur de leurs premières œuvres. Nouri Bouzid connaît deux échecs avec ses deux derniers films : Bezness et Bent Familia. Un Eté à la Goulette de Farid Boughédir reste très en deçà du succès de Halfaouine. De même, avec La Saison des homme Moufida Tlatli n’a pas pu confirmer le grand succès de son premier long-métrage Les Silences du palais. Outre le complexe de la première œuvre qui fait que nos cinéastes ne réussissent qu’un seul film qui est le premier et chacun des suivants n’en est qu’une copie

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dégradée. Lorsqu’il s’agit de création artistique ce qui marche une fois ne marche pas obligatoirement une seconde fois. Le cinéma est loin de se résumer à une recette. Ce complexe pourrait trouver son explication dans l’histoire. Notre cinéma est jeune c’est un fait. Son âge d’or reste sans conteste les années soixante-dis et peut-être quelques expériences isolées du début des années quatre-vingt. Les auteurs de cette époque étaient plus habités par un désir d’expression que par un désir de communication. La réception les intéressait peu ou pas du tout. Il y’avait une volonté générale de créer un cinéma national, un cinéma tout court. Cela est dû au moins à deux raisons. La première est que le cinéma était encore entièrement pris en charge par l’Etat. La deuxième est qu’il n’y avait pas encore une tradition, un tant soit peu installée entre le public tunisien et le films tunisien. Du reste l’explication, la plus «vraie», n’en demeure pas moins culturelle dans le sens le plus large possible. Mentalement, les conditions de production et le contexte intellectuel général aidant, ces auteurs étaient dans une disposition d’esprit telle qu’ils ne pouvaient faire que du cinéma d’auteur.Le cinéma d’Etat comme le nôtre ne peut être que dans une situation de confusion entre le cinéma d’auteur et le cinéma populaire. Cela est en rapport avec les deux enjeux auxquels il doit faire face. D’un au côté assurer une présence du produit culturel du pays dans les festivals internationaux et de l’autre côté, s’acquitter de son rôle pédagogique auprès de son propre peuple. Donc l’auteur de cinéma, pris dans cette double logique, se trouve déchiré entre en amont son élan créateur et son désire de faire œuvre, et en aval assurer un succès commercial minimal à son film. Le fait est que tout en s’inscrivant dans la logique du cinéma d’auteur, nos cinéastes flirtent avec le public. Ils ne font ni du cinéma d’auteur ni du cinéma commercial.

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Lorsque les déceptions se succèdent, un bilan s’impose. Depuis quelques années, les films tunisiens ne cessent de susciter la colère du public et de provoquer le désarroi des critiques. On est en effet loin des débats des années 80. Un malaise général prend place. A quoi cela est-il dû ? Nous restons convaincus que cela est essentiellement un problème de création et que l’aspect structurel n’intervint à la rigueur que d’une manière secondaire. Il est une tendance générale qui considère que le cinéma, en tant que mode de représentation, connaît une sorte de saturation au niveau de la recherche formelle. Les expériences cinématographiques récentes se trouvent limitées aux recherches thématiques. Le cinéma tunisien, et peut-être le cinéma du Sud de manière plus générale, se

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trouve naturellement dans cette tendance. Ce n’est pas là uniquement une question d’âge, notre cinéma n’a pas encore quarante ans faut-il l’admettre. Il s’agit fondamentalement des choix que font nos cinéastes. Il y’aurait donc deux grands moments dans l’histoire de notre cinéma. Jusqu’au début des années quatre-vingt, la production cinématographique était mise sous la banderole du «cinéma national» quelle que soit la variété des expériences. Les premières tentatives s’inscrivaient dans la continuité des actualités. La construction du pays moderne passait également par l’éducation d’un peuple. Le cinéma s’offrait comme le moyen le plus adapté. Avoir une cinématographie signifiait aussi pour une société s’inscrire dans la modernité. Les premiers films raconteront des épisodes de la lutte contre le colonialisme ou des histoires puisées dans le patrimoine national. Il s’agissait de visualiser ce qui était orale pour une société qui était analphabète dans sa grande majorité. Progressivement la question sociale va évoluer à la faveur de plusieurs facteurs. Plusieurs cinéastes s’étant formés dans de grandes écoles de cinéma pendant les années 60, constituant donc un pur produit des événements de 68 et de toute l’effervescence intellectuelle de cette époque, allaient commencer à produire des films plus ancrés dans une réalité essentiellement sociale extrêmement mouvementée. La société tunisienne vivait de grands changements sur tous les plans. Le cinéma ne pouvait qu’en témoigner. Ce furent alors les films de Abdellatif ben Ammar, Néjia ben Mabrouk, Fadhel Jaibi et le Nouveau Théâtre, Salma Baccar, Naceur Ktari…… L’enjeu était de montrer la Tunisie qui dans ses mutations, et donc ses paradoxes et ses crises, s’ouvrait à la modernité. Mais les films étaient mal distribués ou pas distribués du tout. Ce qui importait plus que tout dans cette période c’était d’avoir une production cinématographique nationale. On se souciait peu ou pas du tout, du public tunisien et du marché. On s’adressait surtout à l’étranger pour confirmer la présence d’une nouvelle nation moderne. A partir du milieu des années 80, on assiste à un tournant très important : on prit conscience que notre cinéma souffrait d’un manque maladif de visibilité. Grâce à L’Homme de cendre de Nouri Bouzid, certes mais surtout grâce à une nouvelle orientation vers le public local le cinéma en Tunisie découvrait un nouvel enjeu. Nos cinéastes sont alors partis à la conquête d’un marché pour leur film. Or de toute évidence, il aurait été de la pure aberration de chercher à concurrencer les cinématographies commerciales qui avaient une main mise sur tout le marché mondial, le marché tunisien compris. Celui-ci était le plus susceptible à s’ouvrir aux films tunisiens. Ce fut alors la période de conciliation entre le produit national et le public local à force de chasse aux tabous. Pour attirer le public il fallait le toucher là où il s’y attend le moins, c’est-à-dire dans

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ce qu’il veut cacher, le tabou. Cela a fonctionné pendant quelques années pour quelques films. Certains, comme Halfaouine de Farid Boughédir, ont pu même profiter d’une réception mondiale acceptable (en Europe et aux Etats-Unis). L’enjeu local a pu servir d’alibi pour une carrière internationale. Il n’était pas question pour les films tunisiens de prendre la place des films étrangers mais de prendre une place à leur côté. Il y avait un espace proportionnel au marché national, il fallait être assez opportuniste pour la prendre. C’est ainsi que l’on a pu voir quelques films à succès public Halfaouine, Soltane El-Médina, Les Silences du Palais. Encore que cela reste très relatif. Le cinéma de ces années-là a réussi à avoir une prise sur la réalité. Le ton provocateur des auteurs poussait le public à réagir et engageait un débat qui devenait même violent à des moments. Ce qui était extrêmement révélateur. Le travail de mise à nu auquel procédaient ces cinéastes ne pouvait que rencontrer une résistance de la part d’une conscience populaire qui se voyait menacée dans ses traditions faussement rassurantes.Or, autant cette expérience a révélé le cinéma tunisien comme l’un des cinémas capables des plus grandes audaces, autant elle a eu des conséquences néfastes sur les films des dernières années. Le succès de ces films a induit en erreur plus d’un réalisateur et a contribué à définir les repères, par ailleurs très discutables, en fonction desquels les films tunisiens sont actuellement vus à l’étranger, et en fonction desquels on essaye d’orienter le produit cinématographique tunisien.L’attaque des tabous a réussi à quelques-uns à une époque définie, elle ne peut pas continuer à garantir un minimum de succès à toute époque. Le premier contresens donc, est de croire que l’on peut répéter son propre succès ou celui d’un autre. Or, une nouvelle génération de cinéastes, celle qui a accompagné la production tunisienne depuis les années quatre-vingt commence à faire des films en misant sur le principe de la provocation. Fatma de Khaled Ghorbal est construit sur l’éternel complexe de la société arabo-musulmane, la virginité. L’auteur fait même de la surenchère, il parle de la virginité refaite. Une autre jeune réalisatrice, Raja Amari, évoque l’adultère d’une veuve doublée d’un soupçon d’inceste avec, en arrière plan la question qui reste toujours audacieuse, celle de la liberté de la femme tunisienne dans une société arabo-musulmane. Une nouvelle génération de cinéastes se trouve donc piégée par une fausse idée reçue qui ne cesse de se développer en Occident sur le cinéma du Sud et de plus en plus sur le cinéma tunisien. On a tendance à considérer que pour qu’un film soit proprement tunisien il faut qu’il réponde à deux critères : d’un côté, un sujet provocateur correspondant à un préjugée occidental ou occidentalisant sur la société arabo-musulmane, qui doit être de surcroît dans la mesure du possible, et de

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préférence, amplifié ; de l’autre, des maladresses techniques faisant preuve de peu de maîtrise de l’outil cinématographique et donc donnant lieu à un film d’une rigueur formelle à peine acceptable. Le seul enjeu pour qu’un cinéaste tunisien soit accepté dans les rouages de la subvention et de la coproduction semble donc être de trouver le sujet le plus accrochant, le plus insolite ce qui se peut traduire souvent par le plus folklorisant. On s’ingénie alors à dévoiler ce que la société veut cacher. On cherche à exhumer ce qu’elle veut occulter. On dit ce qu’elle veut taire. Comme si la société tunisienne était la seule société à avoir des tabous ? Elle n’en a pas plus que les autres sociétés. Le tabou a été à un moment la proie préférée des consommateurs de l’imagerie tunisienne, mais on ne peut servir le même plat éternellement. Toute chasse a une saison, celle des tabous n’est plus d’actualité pour le cinéma tunisien en ce début du troisième millénaire. De nouveaux enjeux s’imposent, il faut savoir en prendre conscience. Mais surtout, il faut faire le moins de compromis possibles pour tenir un propos cinématographique authentique. L’exploitation du cinéma est le maître mot dans un système de cinéma commercial. Le film est un investissement qu’il faut rentabiliser. Or notre cinéma évolue dans une logique différente, celle du film d’auteur et de l’art et d’essai. Il existe grâce à un système d’aides et de subventions d’origines diverses accordées à fonds perdu. Cela signifie donc qu’il n’y a pas d’enjeu de rentabilité. La seule satisfaction sera donc celle du réalisateur lorsqu’il verra son film vu par un public qui viendra si on ne cherche pas à le faire venir. Il est actuellement acquis que, dans le contexte tunisien, le public ne peut pas être gagné ni pour la cause du cinéma tunisien ni pour celle du cinéma tout court. Arrêtons donc de chercher à lui plaire, il nous faudra peut-être revenir à l’esprit d’un cinéma sans public, juste un cinéma. On m’objectera que le cinéma n’a aucune raison d’être s’il n’est pas vu du public. D’abord de toute façon chez nous qu’il soit bon ou mauvais, il n’est pas vu. Donc attachons-nous à faire le meilleur. Du reste le public viendra au cinéma lorsque celui-ci cherchera à être moins complaisant et lorsque nos cinéastes comprendront qu’on ne peut acquérir un public avec des recettes usées.

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Où va donc, le cinéma Tunisien?

Certaines personnes ont dit que j’étais un puriste de la culture. Je ne le suis pas. Je veux que le film parle de moi. Je ne veux pas faire de film pour l’Europe. Je ne fais même pas de film pour les Éthiopiens. Mon cinéma dément les attentes inventées par Hollywood. Je fais un film qui est une thérapie de moi-même, pour me retrouver moi-même après avoir été désorienté au sujet de ma culture, de mon espoir.

Haile Gerima

Il est peut-être trop facile de se hasarder dans toutes formes de réflexions théoriques, cela devient une vraie gageure quand il s’agit de la notion de cinéma d’auteur. Le plus difficile reste toujours d’être à l’écoute de la posture d’auteur tel qu’elle se traduit dans des œuvres et d’en repérer les manifestations concrètes. En effet, le critique de cinéma est tout le temps confronté d’une façon ou d’une autre à cette notion aux contours très complexes et compliqués. Cela est autant plus difficile quand il s’agit d’aborder le travail des générations actuelles qui sont livrées au matraquage d’une image de plus en plus aplatie, vidée et nourries d’une culture de plus en plus nivelée par le bas.La critique et la création par définition puisent dans la même source. Le critique part toujours à la recherche de la trace de l’auteur ou, à défaut,

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d’un auteur potentiel. Quand il n’y parvient pas, il est alors dans un tel embarras intellectuel qu’il ne peut que s’interroger sur les raisons de cette absence, donc sur les symptômes d’une crise. Il est porté en cela par l’espoir que peut-être en indiquant les mauvaises orientations il finirait par en désigner les bonnes.C’est cela même, sans vouloir pour autant s’ériger en donneur de leçons, auquel je suis confronté dès qu’il s’agit pour moi de réfléchir sur ce qui se fait comme cinéma en ce moment en Tunisie, et notamment celui d’une nouvelle génération de cinéastes en herbe : Toute une génération serait à mon sens perdue, égarée, ou peut-être est-elle en train de se chercher.La situation actuelle du cinéma en Tunisie peut être analysée en termes de disparition de la «race des auteurs ». En effet, on évoque souvent le passé, proche ou lointain, non pas sans un sentiment de nostalgie dès qu’il s’agit d’ébaucher une appréciation générale de ce qui se fabrique comme image, ou encore de saisir les contours du profil de ceux qui en font la pratique. Parfois, le même réalisateur est jugé à l’aune de son propre passé.Or, à qui profite le désordre, pour ne pas dire le chaos, sinon au plus fort, c’est-à-dire les avantagés socialement, économiquement et politiquement. Tous ces paramètres, dans le contexte tunisien, reviennent au même. L’on voit apparaître donc des jeunes réalisateurs au profil plus ou moins saisissable : ils viennent d’un milieu plutôt aisé, un peu petite bourgeoisie ayant accès aux rouages de l’administration et disposant des outils de consommation d’une culture moyenne de l’image, celle véhiculée par les télévisions satellitaires. Ceux-ci ne passent pas par la formation «académique».Le deuxième profil est celui que produit l’école au sens le plus large. Les étudiants sortis des instituts de formation en audiovisuels, qu’ils soient privés ou étatiques sont de plus en plus nombreux. Les plus chanceux intègrent les quelques télévisions privées qui bourgeonnent. Les autres, par choix ou par nécessité, se lancent dans l’aventure de la production audiovisuelle toutes formes confondues : spots publicitaires, films institutionnels, courts métrages,... L’impression est que l’on devient trop vite professionnel de l’image. Diplôme à la main, disposant du matériel nécessaire, on peut alors se laisser aller à l’illusion du tout possible.Il reste toutefois que l’essentiel n’est acquis. Aussi bien ce profil que l’autre sont tous deux amputés du fond culturel nécessaire, celui de la cinéphilie. D’une part il y a une formation sauvage à l’image qui fait que l’on se croit toujours dans son milieu en reproduisant la même image que celle dont on a été nourri, de l’autre une formation académique

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caduque à cause de l’orientation générale de l’enseignement et partant de la nature du savoir acquis. Nous assistons dès lors à une dynamique provoquée par une jeunesse très active en termes de production, mais très peu soucieuse de la qualité et de teneur culturelle du produit. D’une façon générale, les films que l’on voit, et ils sont de plus en plus nombreux, témoignent dans leur quasi-totalité d’une maîtrise technique certaine mais en même temps d’un manque terrible de culture proprement cinématographique.La dernière décennie aura amené de grands changements dans la culture de l’image en Tunisie. Ces changements sont tellement compliqués qu’il n’est plus opportun de parler uniquement de cinéma. L’image qui se fait est très souvent à mi-chemin entre le septième art et la télévision, voire d’autres formes encore plus hybrides. L’on a l’impression que quelque chose s’est perdue mais aussi que de nouvelles choses sont en train de naître. C’est en fait le propre de tout changement et de toute transition dans l’histoire d’une société.Au départ il y avait un essoufflement sur le plan des structures. Les laboratoires, dernière pièce de la Satpec disparaissaient, la télévision commençait à se désengager, la commission d’aide à la production enchaînait les dysfonctionnements et les polémiques. La production cinématographique de venait de plus en plus précaire. En parallèle on voyait monter un grand nombre de sociétés de production vidéo qui petit à petit ont envahi le secteur. Tout cela arrivait alors que le secteur de la distribution et de l’exploitation agonisait. De fait le cinéma se voyait progressivement mis en quarantaine.Les écoles de cinéma qui sont apparues depuis le début des années 90, n’auront pas contribué à ralentir le phénomène d’aplatissement de l’image. L’improvisation et le manque de conception adaptée au contexte ont fait que l’enseignement devenait de la formation professionnelle de techniciens propres à manipuler des boutons que des artistes en puissance. Ni les diplômés ni la formation même ne font consciemment une place réelle au cinéma comme composante culturelle. Il en va de même avec les instituts supérieurs. L’enjeu de la formation est complètement faussé. La responsabilité est mise entre les mains de représentants administratifs plutôt que des spécialistes du cinéma ou même de l’image. Le corps enseignant est si hétérogène que les étudiants finissent par se perdre entre des approches complètement divergentes. Entre des techniciens de la télévision formés dans les années 70 et enrouillés par l’esprit du fonctionnariat, des jeunes universitaires venant de disciplines proches du cinéma, théâtre, communication, beaux-arts..., des professionnels pour la plupart plus portés sur la technique, sur le métier que sur la culture, et enfin des étudiants recrutés sans aucune sélection mais juste pour répondre à la

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pression qui pèse sur l’orientation universitaire, le cinéma se perd en cour de route.Donc l’on se retrouve au carrefour des paradoxes les plus révélateurs d’une crise symbolique. Les vieilles générations sont désabusées. Les frustrations, internes celles du rythme de la production sous le monopole étatique, externes à cause de l’apparition de nouvelles cinématographies qui rendent la concurrence dans les sphères des fonds d’aide à la production devient intenable, les auront vidées de toute volonté de construction ou d’expression par l’image.La jeune génération qui monte se trouve dès lors sans repère. Elle est coupée de celles qui l’ont précédée. Elle n’a aucune protection face aux courants terribles qui décident de la nature et de la qualité de la culture de l’image dont elle devra s’imbiber et véhiculer. La cinéphilie a été évincée progressivement de la pratique de l’image. On consomme plus télévision et DVD que grand écran. Quant à la manipulation de l’image elle se pratique plutôt dans l’industrie des spots publicitaires et des programmes de télévision.Dans ce contexte, et la technologie aidant, la production est de plus en plus abondante. Cela concerne essentiellement les courts-métrages. Elle ne touche le long que d’une manière très aléatoire. On enregistre un grand engouement des jeunes diplômés pour la fabrication. À l’origine, il y a un sentiment que faire des films est à la portée de tous : la technique est acquise, la technologie est disponible, et les films peuvent se faire. Ce qui manquera c’est une conscience que l’on fait du cinéma et non pas des reproductions de ce qui se voit à la télévision. D’une manière générale, les films sont plus proches des drames égyptiens comme ceux qu’on voit dans les feuilletons, ou des clips comme ceux dont les télévisions libanaises matraquent notre jeunesse que de l’expression authentique par le cinéma.Cela fait que les confusions les plus catastrophiques sont possibles. L’exemple le plus parlant reste VHS Kahloucha, un produit hybride de tous points de vue entre documentaire et fiction, entre gags de télévision à la Canal Horizons et un spectacle cinématographique. Nous pourrions dire la même chose d’une production ayant disposé de moyens et de logistique comme celle de l’expérience “Dix courts dix regards”, production privée soutenu par les pouvoirs publics. Les films, bien que très médiatisés, au point de figurer au programme de la journée tunisienne à Cannes dans la section “Tous les cinémas du Monde”, restent d’une légèreté et d’une platitude plutôt télévisuelle.Mais le tableau n’est pas tout noir. Dans cette marée d’image plate, quelques percées restent dignes de tout respect et donne espoir. Pour l’essentiel, elles viennent de la vieille école, celle du cinéma amateur. Comme quoi c’est l’héritage de la vieille cinéphilie qui continue de porter du bon vent. L’histoire retiendra certainement Le Cuirassé

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Abdelkrim de Walid Mattar, Taalila de Anouar Lahouar, Croque Urbain de Radhwan Meddeb. Le paradoxe là encore, c’est que ces films ne sont pas assez médiatisés sinon dans les cercles cinéphiles.Pourtant les occasions ne manquent pas. Les manifestations cinématographiques se multiplient d’une manière remarquable. Elles concernent surtout les courts métrages, possibilités de financement obligent. La soirée du court métrage de l’Association Tunisienne Pour la Promotion de la Critique Cinématographique, les Nuits cinématographiques de Nabeul, les Rencontres Cinématographiques de Hergla, la Tente de Hamam Laghzez et tout récemment le Festival du Film Expérimental de Sousse sont autant d’espace de visibilité pour la production nationale. Et il y a assez de films pour nourrir les programmes de toutes ces productions. C’est pourquoi pour l’année 2007, l’ATPCC a fini par organiser une double soirée du court métrage tellement il y avait un nombre suffisant de films. Pour l’année 2008, il va y avoir certainement plus de films et plus d’une seule nuit. Elle est encouragée également par le nouveau cinéma récemment rouvert, CiemAfricArt. Un autre élément qui ramène du bon vent sur le secteur de l’exploitation et de la distribution. En cette veille des Journées Cinématographiques de Carthage l’on se demande quelle image ce festival va présenter de la production nationale.L’on assiste donc tant bien que mal et malgré les différents types de dysfonctionnements structurels à un contexte d’effervescence et de dynamique de production spontanée. Il faut espérer qu’il en sortira quelque chose. Non seulement de la quantité sortira toujours quelques bons produits de qualité. Mais en plus, dans le domaine de la Culture et de l’Art, il y a toujours possibilité de recyclage de la médiocrité par une logique peu explicable. La multiplication engendre la confrontation, laquelle pousse à la concurrence, laquelle donnera de la motivation de faire de mieux en mieux. De cet ensemble de tâtonnements, la jeune génération finira par trouver ses propres points de repères et apprendra de ses maladresses. Cette énergie éparse finira par se structurer spontanément autour de quelques orientations, quelques principes de fonctionnements. C’est que l’on pourra dire que la mayonnaise n’a pas encore pris. Pour l’instant remuons et remuons encore.

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La distribution face à la «Révolution» numérique

Nos films sont condamnés à voyager. Le cinéma africain est un cinéma sans territoire. Il n’existe pas de territoire pour l’épanouissement du cinéma africain. Par conséquent il devient une espèce d’exil. Quelque part, nous ressemblons à nos propres films.

Mahamat-Saleh Haroun

On parle souvent du numérique lorsqu’on évoque la production cinématographique. Mais nous rendons-nous compte qu’il a déjà conquis un secteur pas moins important : la distribution? Sommes-nous conscients de la gravité de ce changement dans l’histoire du cinéma et de la culture de l’image, et surtout des répercussions non encore parfaitement prévisibles sur les cinémas du Sud? Peut-être cela nous permettra-t-il de comprendre déjà le fonctionnement futur du monde de l’image et par là d’entrevoir un tant soit peu la place qui pourra être consacrée à notre image. Nous pourrons alors revoir la situation de la cinéphilie et de la critique de cinéma. Il y a juste quelques années, la télévision apparaissait d’un secours possible et un espoir de survie pour les cinémas du Sud. En Afrique Canal Horizon, filiale de Canal+, venait au début des années 90 avec beaucoup de promesses. La chaîne interviendra sur les deux plans sensibles des cinématographies africaines : Le financement relatif de la production, mais surtout la diffusion de films africains. Du haut de la tribune du colloque organisé en marge des JCC session 1992 (14), son directeur Serge Adda lançait un appel symbolique aux cinéastes africains en ces termes : «Il nous faudra beaucoup de programmes».

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Non seulement la chaîne contribuait au financement des projets cinématographiques mais elle permettait plus de possibilité de diffusion pour des films très peu vus et qui ne le sont jamais assez encore aujourd’hui. La télévision reste toujours un espoir pour le cinéma du Sud mais elle ne pourra jamais être d’une vraie aide en l’absence d’une libéralisation. Or, l’échec de Canal Horizon prouve que le marché africain de l’audiovisuel n’est pas compatible avec l’esprit de privatisation. Cela est-il dû uniquement à des raisons purement économiques, ou est-ce qu’en définitive, les considérations d’ordre politique ne pèsent-elles pas assez lourd sur tout projet qui prétend à un certain degré d’indépendance vis-à-vis des structures institutionnelles ? En ce moment-là on craignait les grands changements que connaissait le marché audiovisuel international. Il s’agissait de la grande effervescence que produisaient les satellites accompagnée d’une évolution presque anarchique du secteur de la vidéo.Actuellement le monde se prépare à une nouvelle révolution, celle de «l’effet numérique». Après le son, après la couleur, le cinéma est en train de connaître une nouvelle révolution. La caméra digitale a déjà remis en question les conditions de la production de l’image cinématographique, et partant, de son esthétique. Le domaine de la distribution, lui aussi est atteint par ce qu’on appelle «l’effet numérique». Dans quelques années les films ne seront plus projetés à partir d’une cabine au font de la salle. Il ne sera plus question de problème de circulation de copies en 35 mm …perforées…Le rapport avec le cinéma comme matière palpable est en train de disparaître. Nous serons amenés, d’ici quelques années, à voir le cinéma autrement. Grâce au support numérique qui connaît une évolution vertigineuse le monde va vers la possibilité de diffuser des films en salle via des satellites. Actuellement les copies de films circulent sur un support numérique, sous forme de disque (CD ou DVD). Aux Etats-Unis 30% des salles sont équipées en dispositif de projection numérique. Il y en a moins en Europe actuellement mais parmi les exploitants, nombreux sont acquis à ce combat. Dans peu de temps les salles tunisiennes seront dotées d’un équipement technologique qui permettrait de projeter des images à partir de n’importe quel point du monde. Ce qui signifie que les structures traditionnelles de distribution vont être revues, puisque le support de films lui-même va changer. On n’achètera plus les droits de projection des copies, mais on achètera le temps de la projection. Des dispositifs seront installés en leasing dans nos salles de cinémas et le débit des images viendrait de robinets dont le monopole serait détenu par une société américaine ou européenne, ou une multinationale…Dans un contexte pareil, une question s’impose : quelle sera la place accordée au cinéma d’art et essai ? Quel sort sera réservé aux films du Sud ?

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L’humanité ne va-t-elle pas inéluctablement vers une forme de culture avachissante ? Ou bien, revers de la médaille, est-ce que nous sommes dans une logique de progression vers une sorte de démocratisation de l’image à l’échelle universelle ? L’ensemble de la production mondiale sera à la disposition de n’importe quel spectateur où il se trouve. Ce qui veut dire que le cinéma du Sud et le film d’art et essai, tous les deux victimes du système de distribution traditionnel actuel, seront plus disponibles, et pourront profiter de plus de visibilité. Les marchés de faible potentiel pourront être ravitailler en copies de films récents sans avoir à payer des prix exorbitants et surtout sans avoir à attendre que les films sortent d’abord sur les marchés privilégiés et que par conséquent qu’ils soient disponible dans les circuits de la vidéo. Les distributeurs vont pouvoir acquérir les droits d’un plus grand nombre de films, les salles offriront plus de choix aux spectateurs avec probablement des prix de plus en plus bas. Cela reviendrait à dire que les structures de piratage seront naturellement doublées par les nouvelles structures de distribution. Par là- même il serait possible de croire à la réhabilitation de la cinéphilie, et donc de la critique de cinéma. Il sera possible alors d’acheminer les films à temps et surtout avec beaucoup plus de facilité. Ils pourront être projetés presque à la même époque partout dans le monde. C’est-à-dire que le public africain ou tunisien n’attendra pas qu’un film passe aux Etats Unis, puis en Europe pour pouvoir le visionner, sinon sur une cassette vidéo piratée. D’ailleurs le secteur de la vidéo risque d’être dépassé, si ce n’est pas déjà fait. Il ne faut pas être surpris de voir surgir, cela reste de peu d’importance pour le moment, des sites sur Internet qui exploitent des copies de films visualisables sur ordinateur.Une situation pareille serait propice à développer et le secteur de la distribution et la cinéphilie d’une manière générale. Elle contribuerait surtout au développement de la critique du Sud. Il est quasiment impossible dans les conditions actuelles pour le critique du Sud de se faire une idée, globale du moins, sur ce qui se produit comme cinéma dans le monde, le marché local étant incapable de lui offrir l’occasion de le voir. Une partie de la production mondiale ne lui parvient qu’avec un retard relativement important. Il ne recevra donc ces images qu’après qu’elles soient consommées par le public et la critique occidentaux. Autrement dit, il reçoit le produit et le mode d’emploi. Une autre partie lui restera inaccessible à jamais. La portion dont disposera (et qui constitue la partie minime) et qui est de surcroît loin de représenter ce qui se fait de mieux comme cinéma. Cela est dû à plusieurs raisons : la capacité d’accueil du marché local, la stratégie de la distribution qui dépend uniquement des plans dessinés par les multinationales et qui décide de la destination de tel film ou de tel autre. Il est évident que tous ces aléas des circuits traditionnels de la

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distribution auront moins de poids sur la réception du cinéma dans le Sud. Il y’aura autant ou presque de contraintes qui empêcheraient la visibilité d’un film pour un critique européen ou africain. De ce point de vue le support numérique, au moins nous l’espérons, rendra la distribution plus démocratique.

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La fin des années 90 a connu de grands changements qui vont aboutir d’une manière, directe ou non, à la situation actuelle. Le cinéma est en train de vivre une relance de grande envergure à l’échelle mondiale, notamment au plan de la fréquentation des salles. Chez nous il n’est pas du tout le cas. Au moment où, dans le Nord, le parc des salles de cinéma est en train de se développer d’une manière vertigineuse profitant de la construction des multiplexes et des megaplexes, dans le Sud on continue à enregistrer de plus en plus de fermeture de salles. C’est ce qui a fait dire à Gaston Kaboré : «Il y a nécessité pour nous d’inventer nos propres économies de l’audiovisuel. Sinon on verra de plus en plus de corps africains qui se meuvent dans des histoires arrangées par d’autres à partir de notre vécu, de notre histoire; C’est tout.» La situation de l’exploitation cinématographique est tellement catastrophique en Tunisie qu’un cri d’alarme a été lancé au début de l’année 2002, par l’UTICA (15), l’organe économique le plus fort du pays, par l’intermédiaire de la Chambre Syndicale Nationale des Exploitants et Distributeurs Cinématographiques. Le document qui a été préparé porte le titre de «Rapport sur la déprime du cinéma». Il y est question d’un diagnostic de la situation du secteur et d’un plan de redressement d’un coût total de 20 Millions de dinars tunisiens et qui s’étend jusqu’en 2006. Un programme d’aide à la faveur des exploitants a été en effet rapidement mis en place. Bref, chaque propriétaire de salle recevra de quoi faire des travaux de rénovation dans ses locaux. Encore une fois on pause une mauvaise question et logiquement on ne peut avoir que de fausse réponse et par conséquent on ne peut envisager que de mauvaises solutions. Une idée est sûre, malgré toute l’évolution technologique, il reste que dans le milieu culturel toute solution ne peut être prévue qu’à long terme. Justement, si le cinéma en Tunisie par exemple est en crise actuellement c’est parce que nos professionnels et nos responsables n’ont jamais conçu leurs actions dans le cadre d’une dynamique évolutive prévisionnelle. Ils ont fonctionné au cas par cas, et au projet après projet. Il n’y a jamais eu depuis le projet de la SATPEC, une idée aussi importante qui allait dans le sens du développement d’une structure adaptable avec les données nouvelles, et toujours renouvelées. Le problème de la distribution n’est pas les locaux et les équipements.

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Ce que demande le spectateur c’est moins la climatisation et le fauteuil confortable que le film lui-même. Le problème essentiel des la distribution en Tunisie, et j’oserais dire même de tout le secteur cinématographique, ce sont les films qui sont projetés dans nos salles. Si l’Etat veut intervenir dans l’exploitation, il devrait investir dans le ravitaillement des salles en matière de films. C’est de cette manière qu’il pourra permettre au spectateur et au critique tunisien de suivre l’actualité cinématographique mondiale. Il pourra également contrôler la qualité des films distribués, développer le patrimoine nationale, autrement dit la filmothèque nationale. C’est la seule manière de couper court à l’anarchie que connaît le secteur de la vidéo, et la circulation des nouveaux films sous forme de CD piratés. Ce phénomène n’étant par ailleurs que la preuve qu’un marché cinématographique en Tunisie existe, il suffit de savoir le conquérir. Un investissement pareil ne pourra qu’aboutir aux résultats recherchés immédiatement. Ravitailler les salles en matière cinématographique neuve ramènera le public à la salle au profit des exploitants qui trouveront les moyens pour faire les réparations nécessaires afin de proposer de meilleurs services. Toutefois la différence c’est qu’ils feront un effort en investissant une partie de la rentabilité de leurs établissements et ne se contenteront pas de quémander une aide étatique qui ne résoudra pas le problème puisque dans ce cas elle se contredirait. La logique du recours à l’aide de l’état et de faire que la situation reste précaire pour justifier de nouvelles demandes. Or, là où l’Etat peut intervenir c’est en poussant les exploitants à aller vers le public, c’est-à-dire à avoir une logique de marketing culturel. L’Etat intervient là où le particulier est incapable d’aller, j’entends dans l’acheminement des nouveautés cinématographiques. Il est absurde que l’on puisse voir à l’affiche des films des années quatre-vingt. Il est aussi aberrant de continuer à voir des films sortir chez nous six mois ou une année de leur sortie en Occident. Actuellement, chaque année le festival international de Carthage programme les nouveautés cinématographiques de l’année. Celles-ci sont déjà sorties en Europe et aux Etats-Unis depuis le printemps dernier. Chez nous ils ne sortiront au plus tôt que l’automne prochain, mais déjà ils circulent sous forme de cassettes vidéo ou de CD.Le secteur de la distribution a été fragilisé depuis quelques décennies. Le nombre de salles est en régression remarquable. La Tunisie comptait plus de 90 salles de cinéma il y a plus d’une dizaine d’années. Celles qui sont encore exploitables se comptent sur le bout das doigts. La faillite du parc des salles n’est pas le seul mal de la distribution. La qualité du produit cinématographique participe de ce cancer qui ronge le secteur. On se dirige de plus en plus vers une sorte de nivellement de l’image cinématographique au profit d’une culture hégémonique qui est loin

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de défendre la qualité, ni de cultiver la diversité culturelle. Le cinéma tunisien, comme le cinéma du Sud d’une manière générale, reste incapable de s’imposer sur son propre marché. Le cinéma européen a perdu du terrain sur son propre territoire, mais actuellement il est content de le reconquérir au prix de grands efforts. On parle souvent de la production cinématographique, de son financement pour être plus précis, comme étant le problème principal des cinémas du Sud. Mais on oublie que c’est le public qui est seul capable de donner vie à un cinéma. Penser à une structure de production indépendamment de celle de la distribution, et donc du marché, est un leurre. Le seul marché véritablement viable pour un film africain reste le marché intérieur des pays africains. Or le public en Tunisie, autant pénible que ce soit de le constater, boude les salles de cinéma. En plus, les dernières productions nationales n’ont fait qu’aggraver encore la situation. Dans cette perspective, il est une action urgente à entreprendre : réconcilier le public avec la salle, et surtout avec les cinémas du Sud. Le salut des cinémas africains en termes purement économique demeure étroitement tributaire de l’organisation, voire à la réinvention d’un marché proprement local. Dès lors, le marché intérieur est le vrai répondant de la viabilité des cinémas du continent noir, mais aussi de tous les cinémas du Sud. L’Europe ne semble pas avoir compris qu’une vraie aide à lutter contre le «sous-développement» de l’Afrique, ne devrait pas se limiter à l’aide technique, alimentaire («stratégie du biberon» dirait un Souleymane Cissé). «La dimension culturelle du développement est un fait incontournable», déclarait Philippe Sawadogo (16) en 1991. Il ajoutait «Tous ceux qui veulent contribuer au développement des peuples de l’Afrique doivent être attentifs à mieux connaître et mieux faire connaître leurs valeurs culturelles. Le cinéma y contribue directement». Or l’aide aux cinémas africains ne doit pas se limiter au soutient au niveau du financement de la production. L’aide la plus efficace, à moyen ou à long terme, c’est l’aide au développement de la distribution. Celle-ci devrait profiter au film européen mais aussi au film du Sud pour leur permettre d’occuper une place sur les écrans du Sud. Un programme européen existe qui va dabs ce sens. Mais il n’est exécuté que sur des cas limités, alors qu’il devrait fonctionner comme une structure. Le programme est fondé sur le principe du soutient au distributeur qui distribue un film européen pendant une certaine durée. L’aide consiste en la moitié du prix de la copie. Mais il s’agit là d’un pari intenable dans les conditions actuelles de la distribution. Tant qu’il y a un décalage entre la sortie du film en Europe et celle en Tunisie, il n’y a aucun espoir de rentabilité sur un marché qui plus est, très exiguë. Le principe du forfait reste toujours une barre trop haute par rapport aux spécificités

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du marché comme celui de la Tunisie. Il est plus judicieux de mettre en jeux le principe du partage de la recette dans le cadre d’accords entre les distributeurs européens et tunisiens tout en garantissant l’actualité des films distribués dans les deux marchés. Une aide authentique au cinéma africain serait celle qui irait dans le sens de le rendre économiquement indépendant dans le sens de lui donner les moyens d’être capable de rentabilité au moins d’une manière partielle à partir de son propre marché. La co-production / coopération ne doit pas se limiter au plan économique dans le sens où des créateurs peuvent compter sur le soutien de certaines structures occidentales afin de mener à terme leurs projets. Chaque film est l’aboutissement du combat d’un individu poussé par la nécessité de réaliser une œuvre. Il faut qu’il y’ait un vrai partenariat pour le bien du cinéma de qualité. Le combat est partout le même (en Occident comme dans le Sud) : défendre le bon cinéma et donc, la liberté de création. Or cela ne se peut qu’en créant des potentialités locales qui servent de garde-fou minimal pour le cinéma différent. La France a une relation traditionnelle avec les cinémas francophones, et elle tient à la maintenir. Mais il ne faut pas que cette sorte de parrainage devienne un handicap aussi bien pour le cinéma africain en freinant son développement que pour le cinéma français en le privant d’un marché qui ne cesse de lui échapper en plus des difficultés que rencontre le sien propre. Le film indépendant français a du mal à trouver un distributeur d’où le recours à un système d’aide à la distribution des films difficiles, dont profite aussi le film africain. Une aide de 40 millions de francs français a commencé à être effective depuis le début de 2001. Elle concerne les films dont la production contient une part d’investissement français au moins égale à 30% (17). Ceci veut dire que la plupart des films africains sont concernés par ces mesures d’aide à la distribution sur le marché français, mais non sur leur propre marché. C’est une aide qui ne prend pas donc en considération l’apport du marché local. Cependant l’investissement au niveau de la production est rentabilisable aussi à partir de ce marché. Il faudra aller vers un partenariat total qui accompagne un film dans toutes les étapes de sa carrière. Même si le marché du Sud n’est que relativement rentable il est mieux de le garder comme un petit apport que de le condamner à mort ou de le céder aux formes avachissantes de cinéma ce qui serait pour lui une autre manière de mourir. Ceci ne sera pas moins une menace sérieuse pour les autres cinémas. Un marché du Sud de perdu équivaut à une forteresse en moins face à l’hégémonie d’une imagerie cinématographique de plus en plus abrutissante pour les peuples. Le cinéma américain tire, certes, sa force de son marché extérieur. Mais il la tient avant tout de son marché intérieur qui est extrêmement développé. De l’autre côté de l’Atlantique on souffre plutôt de

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suréquipement cinématographique. Les salles ferment non pas faute de spectateurs, mais à cause de la concurrence de nouvelles structures. Ce sont les structures traditionnelles qui sont en train de se convertir et de s’adapter aux nouvelles exigences du public. De fait le nombre des salles qui disparaissent est de loin inférieur à celui des salles nouvellement construites. Il s’agit là d’un mécanisme économique naturel. Le cinéma européen n’a commencé à vivre une crise sérieuse que depuis qu’il a commencé à perdre la priorité qu’il avait sur son propre marché, c’est-à-dire à peu près depuis les années soixante. De même s’il a commencé à reprendre un nouveau souffle les dernières années, c’est que la bataille pour la reconquête de ce marché à abouti à une augmentation du nombre de fréquentation, et en plus pour les cinémas nationaux. Le taux de 50% de part de marché atteint par le cinéma français pendant le premier trimestre de l’année 2001 a permis l’espoir d’attendre les 60% à la fin de l’année. Charles Gassot parlait d’une «révolution opérée conjointement par la profession et le public». Cet essor s’explique en partie par l’extension qu’est en train de connaître le secteur de l’exploitation : quatre multiplexes ont été ouverts en 2001. L’ouverture de trois autres est programmée pour 2002. Cette extension a été récompensée d’une augmentation de 20% du taux de fréquentation des salles. En Allemagne la stratégie du «Half price day» permet aux exploitants de réaliser quelques 15% d’augmentation. L’opération a vu la participation de 52% du parc des salles en 2001. Plusieurs exploitants, même ceux qui ont montré beaucoup de ceux qui étaient réticents l’année passée, ont déjà annoncé qu’ils l’adopteront pour l’exercice 2002 (18) . Il est évident que cette stratégie de marketing profite à toutes les cinématographies, mais surtout les nationales. Le problème majeur du cinéma africain c’est qu’il n’a jamais pu avoir un véritable marché, ni intérieur, ni extérieur. Le grand souci d’un cinéaste africain a toujours été comment monter le financement de son film. Dès lors, tout projet cinématographique africain est conçu comme étant une aventure. Chacun se débrouille comme il peut pour réaliser un film qu’il montrera dans quelques festivals, qu’il projettera dans quelques salles européennes et, peut-être après et seulement après, dans son propre pays. Mais cela reste une question de peu de gravité comparée à celle de la collecte de l’aide à la production. Toutefois, ces astuces restent efficaces sur le plan individuel, et encore pas tout à fait, mais cela est loin de constituer une réponse réelle aux besoins des cinématographies africaines. Une vrai aide au cinéma africain consisterait à trouver des solutions profondes capables de lui assurer une indépendance durable. Seul un marché, et un marché intérieur, est capable de lui permettre de se régénérer par ses propres possibilités. La question de liberté reste à l’origine d’un problème de fond quant à la

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distribution du film africain. Rationnellement parlant, une fois terminé, le film dépend toujours de la décision de celui qui l’a financé et qui tient, légitimement d’ailleurs, à le rentabiliser. Or, objectivement ce sont les circuits occidentaux qui semblent les plus attrayants. Par conséquent les films africains sont très mal distribués dans leurs pays, voire même pas du tout. Sortis dans des festivals importants ( forcément occidentaux) ils ne sont plus viables sur leurs propres marchés, et même pas dans les festivals du continent : essentiellement Ouagadougou ou les JCC. Les deux festivals présentent l’ensemble de la production africaine des deux dernières années. Aussi plusieurs films auront-ils toujours été programmés à Cannes, à Berlin, à Locarno… quand ils n’ont pas été distribués dans des salles commerciales européennes. La machine de l’économie mondiale du cinéma est tellement contraignante que lorsqu’il arrive qu’un film soit distribué chez nous il est déjà «amorti» aussi bien en termes d’argent qu’en termes de visibilité. Ce qui signifie que notre cinéma est pauvre, mais il n’est pas sans générer quelques bénéfices. Il faut donc des règlements et des lois qui garantissent que ces bénéfices soient mis au profit du développement d’une infrastructure cinématographique locale viable. La libéralisation telle qu’elle s’est faite jusqu’à maintenant chez nous à pris le mauvais sens en permettant à des sociétés privées qui n’ont comme priorité que de s’enrichir à court terme alors qu’il est dans leur intérêt de penser à rentabiliser le cinéma à long terme. Ils acceptent de dépendre de grandes sociétés de distribution occidentales : la Compagnie Franco-Africaine audiovisuelle, Continental films, Continental Films Export, Europa films… Pauvre comme il est, le marché cinématographique africain, ne manque pas de poids sur le plan stratégique. Il faut que nos circuits commencent de s’ouvrir à une image différente commençant par la leur propre. C’est un peu l’objectif de la bataille menée par quelques distributeurs indépendants soutenus par l’association Ecrans Nord-Sud (19). Celle-ci procède à un travail de partenariat sur le terrain et, tire profit de la mobilisation croissante des professionnels africains. Des transformations significatives méritent d’être soulignées dans le secteur de l’exploitation et de la distribution en Afrique. L’action a permis d’intervenir sur différents niveaux : l’accueil d’exploitants en France, l’organisation de formations, la réalisation d’études et d’expertises dans plusieurs pays. Cela a pu prendre une forme concrète à travers des opérations expérimentales de diffusion de films africains en Afrique. C’était le cas de la distribution du film de Raoul Peck, Lumumba, avec JBA Production. Actuellement on commence à cueillir les fruits de cette action qui a réussi à créer un réseau de professionnels indépendants et convaincre les institutions de prendre en ligne de compte les problèmes de l’exploitation et de la distribution en Afrique.

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En parallèle, l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie intervient encore sur un autre plan plus institutionnel cette fois. Un atelier a eu lieu à Ouagadougou début octobre 2001 et a donné naissance à deux groupements de professionnels : un GIE pour la distribution des films africains et francophones, doublé d’un réseau de salles rassemblées autour d’une charte commune. La mise en place de ces deux structures devrait être finit au début de l’année en cours (2002). En outre l’agence a mis en place une commission chargée d’attribuer une «Bourse Francophone de Promotion Internationale d’un Film du Sud». Lors de sa réunion du 17 au 19 septembre 2001 cet organe a choisi comme titulaire Sia, le rêve du python du Burkinabé Dani Kouyaté. D’un montant de 500.000 francs français, cette aide porte sur des opérations de promotion internationale et doit servir de financement pour le tirage de copies, le sous-titrage et différents outils promotionnels.Le fait est que le secteur de l’exploitation en Afrique est en train de reprendre vie. Des salles sont réouvertes; d’autres nouvelles salles sont construites. Profitant de l’initiative de groupes essentiellement français et camerounais, les villes de Libreville, de Dakar, de Bamako, et d’autres qui viendront pourront offrir aux spectateurs des projections dans des conditions de plus en plus meilleurs, avec surtout, plus de choix. Où en sommes-nous en Tunisie par rapport à tous ces changements que connaît le monde au niveau de la circulation de l’image cinématographique ? Nos salles continueront-elles à fermer les unes après les autres? Ne sommes-nous pas en train de perdre de la vitesse par rapport à tout ce qui nous entoure. Le secteur de la distribution et de l’exploitation chez nous continue de vivre une situation maladive de plus en plus complexe. Les principaux symptômes sont :

- Législation défaillante sur l’exploitation du film tunisien.- mauvaise programmation de nos salles.- absence de billetterie nationale.- absence de médiatisation adaptée.

Pour leur diffusion, les films tunisiens coûtent trop cher pour les distributeurs locaux à cause des frais du tirage de copies neuves et des droits de projection (20). En outre d’une manière générale le secteur souffre d’une régression de la fréquentation des salles à cause de la mauvaise programmation, de l’état lamentable des copies, et surtout à cause du manque, de l’absence totale d’information. Les distributeurs n’accordent pas d’importance à la publicité dans les médias. Ils pensent, à tort, que c’est un investissement, supplémentaire, pour ne pas dire inutile. Quand on pense qu’une bonne partie du budget du film américain est consacrée à la médiatisation, nos distributeurs devraient

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repenser leurs propres intérêts. Du reste le public doit être régulièrement informé des sorties de films. L’information doit être disponible à tout moment. Dans ce sens, la télévision a un grand rôle à jouer en créant un programme (21) pour annoncer quotidiennement les films à l’affiche. Mais l’effet que cela pourrait avoir reste en dépendance directe d’une programmation régulière des salles. On ne devrait plus voir des affiches de films en début de semaine et être surpris à sa fin par des affiches de films différents. De même, outre les mesures décrétées par la Chambre Syndicale Nationale des Exploitants et Distributeurs Cinématographiques dans le rapport sus-mentionné qui constitue un plan financier de remise à niveau, il faudrait que l’aide à la production soit accordée en vue d’une meilleure exploitation du film sur le marché nationale. Le rapport de la dite chambre vise l’amélioration du marché cinématographique tunisien en terme de viabilité purement économique qui n’accorde pas nécessairement un intérêt stratégique à la place du film tunisien sur nos écrans. Celui-ci devrait, plus que jamais, être pris en compte dans tout plan pour le développement du secteur. Une partie de l’aide à la production ne devrait être accordée que lors de l’exploitation du film dans nos salles en fonction d’un plan de lancement qui prennent en considération le nombre de copies, le nombre de salles, la compagne de médiatisation et la durée de l’exploitation commerciale. Un service de presse doit figurer parmi l’équipe technique. L’attaché de presse est aussi important que n’importe quel technicien pour la carrière d’un film, voire même plus. L’ensemble de ces aides retenues pourrait être collecté dans un «Fonds d’Aide à la Distribution» qui pourrait être ouvert à des apports privés à titre de parrainage et de sponsor. Le même fond pourrait servir d’instance qui décide de l’organisation de la sortie et de l’exploitation des films tunisiens. Le coproducteur étranger n’a-t-il pas toujours le premier mot à dire sur l’exploitation de nos films dans l’intention légitime, d’ailleurs, de rentabiliser son investissement. Il faudrait que le fonds tunisien d’aide à la production soit revu dans l’intention de rentabiliser l’investissement local dans la perspective de le ré-exploiter dans la production. Repenser l’exploitation ou n’importe quel maillon de la chaîne cinématographique ne doit se faire que dans la perspective de permettre à notre cinéma de se régénérer par lui-même du moins d’une manière partielle. Un plan de redressement fiscal et financier pour notre circuit cinématographique commercial est certes nécessaire. Mais il ne faut pas que cela ait lieu sans repenser l’organisation globale du secteur. En tout cas cela ne peut pas être sans une nouvelle philosophie de la distribution qui accorde plus de place à la production du Sud et à la

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notre. Le marché intérieur ne doit pas être considéré du point de vue purement économique mais aussi du point de vue du rôle important qu’il doit jouer pour la promotion du cinéma national, et du cinéma de qualité de manière plus générale. Ceci ne semble être une tâche facile si l’on prend en considération ce que le monde connait ces dernières années en termes de technologie de l’image, et surtout avec la place que la 3D prend de plus en plus dans la paysage visuel du monde.

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Au début du siècle dernier, le philosophe Allemand Walter Benjamin célébrait avec une grande euphorie, l’apparition du cinéma et l’avènement de la technique de reproduction de l’œuvre d’art (22). Il l’entendait dans le sens d’une possibilité de communion de toutes les classes en une expression symbolique et annonçait alors la mort de l’ « Aura » de l’œuvre d’art comme concept bourgeois cultivant l’idée de ségrégation entre la foule d’une part, et l’élite des artistes et leurs cercles d’une autre part. En même temps, Theodore Adorno, un autre philosophe Allemand de la même époque, nuancera cette euphorie en opposant les deux notions de l’« Art authentique » et l’ « Art de commodité » (23) . Il attirait alors l’attention sur la grande dérive qui consiste en un processus de réduction de l’œuvre d’art en une marchandise à la faveur de la «fétichisation» et de la réification. Un siècle plus tard, il semblerait que le même débat se pose encore au sujet des nouvelles technologies de l’image. Il fut un temps où le débat était lancé autour des avantages que la technologie numérique pourrait apporter au cinéma au plan de la production. Le monde de l’image est allé progressivement vers moins de pellicule et plus de numérisation ; Beta SP, HD, 3D … Du côté de l’exploitation les nouveaux supports prennent aussi de la place. Après l’avènement de la VHS, puis du DVD et du BLU-RAY, voici la 3D qui envahit le marché et fait drainer les foules vers les salles obscures. Il semblerait que tout cela n’est qu’un enchainement d’événements qui touchent les pratiques de l’image et sa consommation mais n’affecte pas réellement, en tout cas beaucoup moins, la manière de la penser. Il est vrai et admis que la technologie numérique offre plusieurs avantages, la plupart du temps en rapport avec les contraintes budgétaires. Elle est de ce point de vue, une voie empruntée par les cinéastes qui cherchent à être indépendant des circuits traditionnels de la production. Elle permet aussi des possibilités d’écriture qui seraient difficiles à réaliser avec le matériel analogique vue sa lourdeur. La technologie a souvent offert une sortie de secours pour des auteurs confrontés à une réalité de tournage difficile. On pensera surtout à la légèreté dont aurait besoin un Flaherty en allant tourner son film sur les

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esquimaux et le développer surplace pour le leur montrer. L’utilisation de la caméra 16mm à ressort par Jean Rouch au Niger avait révolutionné les pratiques de prise de vue. La super 8 allait permettre, pendant les années soixante, de filmer des événements de la rue et donc introduire l’idée de cinéma de proximité en filmant au milieu des foules et avec une grande légèreté de bouger. Cette même légèreté a permis l’avènement de toute la génération de la nouvelle vague française. Les « jeunes » de ce temps-là se proposaient comme une alternative au système qui pesait sur la production et la pensée cinématographique. C’est grâce à cette structure légère de production, rien plus qu’une caméra 16mm et une Nagra que Johan van Der keuken, le documentariste néerlandais, réalisera les documentaires les plus fantaisistes et les géniaux en allant partout dans le monde. Au tournant du 21ème siècle la technologie vient au secours de toute une génération de jeunes cinéastes aussi. De partout dans le monde surgissent des films avec une grande fraîcheur, de nouvelles idées et approches du cinéma qui auraient été impossibles avec les moyens de production traditionnelle. Pensant à tous ces films, dits de petit budget, qui viennent de pays comme la Corée, les Philippines, la Roumanie, l´Argentine, le Mexique,… De ce point de vue, le numérique est venu réduire le déséquilibre entre le Nord et le Sud en démocratisant les moyens de production de l’image. Les films du Sud se voit de plus en plus. Les festivals se mettent à montrer de plus en plus de films en projection vidéo. C’est aussi une aubaine pour eux qui se voient leurs budgets allégés des frais de transport et d’assurance des copies classiques. A la faveur du progrès technologique, on voit aussi apparaitre des mouvements artistiques. Les artistes d’underground s’emparent de l’outil vidéo. Un nouveau type d’artistes, dits vidéastes, apparaît et prend place entre des expressions artistiques hétérogènes ; le cinéma et les arts plastiques. Des événements lui sont dédiés lors des grandes messes comme la Biennale de Venise et les musées d’art modernes. Les cinéastes tentent les expériences des installations vidéo, et les plasticiens des films expérimentaux dans la tradition des grands plasticiens avant-gardistes des années 20 à l’instar de Man Ray, Hans Richter ou ceux des années soixante comme Andy Warhol. La théorie s’empare de ces pratiques et les analyse comme des phénomènes de société et d’esthétique. Sensible aux questions de frontières entre disciplines, les théoriciens de la communication se mettent à parler de « Médiologie » à la suite de grands penseurs comme Marshall McLuhan et Régis Debray. L’idée de frontières se retrouvera aussi dans les théories les plus avancées du pos-colonialisme. De Edward W. Saïd et Frantz Fanon à Jacques Derrida et Gilles Deleuze, on fait éclater toutes les frontières qui ont longtemps territorialisé la pensée en s’orientant

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vers le trans-disciplinarisme et le trans-nationalisme. Le mot d’ordre est donc, libération des énergies créatrices. Les jeunes de tous côtés s’emparent de l’outil numérique. Chez nous, cela a permis à plusieurs films d’exister et à plus d’un cinéaste de naitre. Les étudiants des écoles d’audiovisuel, les jeunes issus du mouvement des associations cinématographiques se sont mis à faire des films en marge des circuits traditionnels de production qui leur résistaient. Il en sortira quelques uns de bons ; beaucoup le seront moins. Mais peu importe, la dynamique est là qui a forcé l’institution à se décarcasser et à leur faire de la place petit à petit. Il en est allé de même à une échelle plus grande, celle du continent Africain. Le boom de la production vidéo au Nigéria a impressionné le monde entier. A telle enseigne que Nollywood s’est placé au même niveau que Hollywood et Bollywood en termes de rythme de production et de quantité de production. En 2005 la production a atteint un record de tous les temps, 1200 films. Le Nigéria devenait alors le producteur de films le plus prolifique au Monde (24). Une industrie s’est installée spontanément mais aussi chaotiquement. Là encore il en est sorti quelque chose, mais plus pour l’intérêt sociologique et économique que cinématographique. Tout le monde sera fasciné par cette énergie qui tout d’un coup a envahi ces pays du centre et de l’ouest africain en faisant circuler une image locale qui a remplacé celle qui venait d’ailleurs. Face à la disparition des salles de cinéma, de nouvelles formes de structures et d’établissements pour l’exploitation de cette image apparaissent et métamorphosent jusqu’à l’organisation urbaine des villes et les comportements des gens. Toutefois, d’aucuns ne manqueront de souligner la pauvreté de ces images en termes d’art et de production de culture authentique. Cette mauvaise qualité, ajoutée à l’absence d’organisation rationnelle et d’institutionnalisation va accélérer le rythme d’extinction de ce phénomène de la même manière qu’il est apparu. La production est révisée à la baisse, le marché, crise économique agissant certes aussi, se rétrécie. Quelques noms ont pu tout de même percer et s’imposer comme des cinéastes professionnels. C’est le cas de Boubakar Dialo au Burkina Faso ou Tunde Kelani au Nigeria. Mais c’est Ezra, de Newton Aduaka tourné en 35 mm qui remportera paradoxalement, le grand prix du FESPACO 2007. Ceci dit il y aura eu quelques années d’euphorie qui ont laissé un potentiel digne de considération et surtout qui a été réinjecté dans l’industrie de l’image et de la télévision, cela s’entend tous les techniciens formés sur le tas ou aux écoles, les acteurs et les actrices, les mécanismes et la synergie de production. Mais la vidéo n’est pas seulement l’apanage des pauvres. Si en Occident elle a permis aux mouvements d’underground de se développer, elle a aussi inspiré de grands cinéastes confirmés. Des monuments du cinéma

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mondial y ont vu un outil d’autonomie et de libération. Ils n’hésiteront pas à l’utiliser pour se créer la marge de liberté dont ils ont besoin. Godard pourra continuer à explorer les possibilités du montage dans le cadre de petites productions expérimentales cultivant l’esprit de l’essai cinématographique. Ingmar Bergman jouira de toute sa liberté avec les petites caméras qui lui permettront de continuer ses recherches dans les profondeurs des âmes humaines qu’ils fait évoluer dans un cadre intimiste ce qui exige une logistique pas trop encombrante. Tant que la technologie est synonyme de liberté et d’indépendance de la création artistique elle a donné lieu à des prodiges. L’exemple est fourni par l’actualité en la personne de Francis Ford Coppola. Ces deux films les plus récents, L’Homme Sans Age et Tetro, ont été tournés en HD. Ce sont l’exemple même de la manière de tourner qu’à trouvée cet auteur de plusieurs productions hollywoodiennes dans tous les sens du terme. Mais quand on est l’auteur d’Apocalypse now et de la trilogie des Parrin, on ne peut se passer de ce besoin de liberté. Pour cela, il fallait émigrer dans l’espace et dans l’esprit. Coppola va tourner donc en Roumanie d’abord et ensuite en Argentine ; deux fiefs de nouvelles générations de cinéastes et de techniciens habitués à l’utilisation des technologies vidéo les plus avancées Pour que l’émigration soit totale, et outre le déplacement dans l’espace, le cinéaste quitte le luxe du 35mm que lui offre la production hollywoodienne et s’aventure dans le monde du numérique. Il lui fallait donc un connaisseur en la matière. Il fait un casting en Roumanie pour un chef opérateur. Parmi, les candidats qui tous étaient d’une bonne formation solide et expérimentés en la manipulation de la machine, c’est Mihai Malaimare Jr (34 ans seulement) qui est retenu. Or, il se trouve que ce jeune était le moins expérimenté dans le domaine des tournages vidéo. Il est un spécialiste de la pellicule 35mm et 16mm. Avant de tourner, il va suivre un stage d’initiation à la manipulation de la technique. Conclusion, ce n’est pas la technique qui garantit la liberté, mais c’est plutôt cette liberté qui permet à l’artiste d’utiliser la technique pour les besoins concrets pas plus de sa création. En ce début du 21ème siècle, il semblerait que la 3D se présente comme un nouveau rempart pour la défense du grand écran. Cette technologie est encore l’apanage des salles de cinéma ce qui fait le bonheur des distributeurs et exploitants chaque fois qu’il y a une nouvelle production en ce support. La sortie phénoménale d’Avatar de James Cameron sera une aubaine pour les salles de cinéma en cette fin d’année. Mais la recherche de sensation durera-t-elle jamais si elle n’a pas d’assise artistique ? Ce n’est pas là une nouveauté. Comme pour toute technologie, rien n’empêche qu’elle ne soit utilisée par de vrais artistes. L’utilisation de

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la 3D ne date pas d’aujourd’hui. Il y a eu déjà des essais pendant les années cinquante qui n’ont pas pu tenir bien que l’attrait n’ait pas été moindre que celui est de nos jours. Certains considèrent que cette, soit disant, « révolution 3D » s’inscrit dans la continuité des grandes découvertes techniques de l’histoire du cinéma comme le son, le passage du noir-et-blanc à la couleur et le cinéma scope. Rien de plus absurde selon le critique anglais Ronald Bergan dans un article dans The Guardian dans lequel il estime que la 3D n’a pas plus d’effet que de titiller les sens mais elle n’a aucun accès à l’esprit du spectateur. Pire encore selon Roger Ebert : « Le moindre photogramme 3D ne fait que donner à voir quelque chose qui n’est pas nécessaire ». C’est dire toute la différence entre cette technologie et les autres avancées historiques pour le cinéma. Sur le plan mental, Up, la production de Walt Disney en 3D ou le récent Avatar, ou encore tout autre film, sont de toute façon tridimensionnels même quand ils sont tournés en image plate. Même le magique effet de voir un objet sortant de l’écran et se dirigeant vers le spectateur sera toujours là avec l’image bidimensionnelle. Donc projeter le film en 2D ou 3D n’a pas de grande différence. Par contre, projeter un film d’Eric Rohmer sans la bande son, ou un film de Nikita Mikhalkov comme Urga en noir et blanc, ou encore un Western tourné scope sur un petit écran, c’est presque un acte criminel. Hitchcock a utilisé la 3D pour réaliser Le Crime était presque parfait en 1954 déjà. Or si le cinéma d’Hitchcock vaut c’est certes plus par les autres films en image plate. Aucun film en 3D n’a de réelle importance qui compte pour l’histoire du cinéma. De la série des King Kong (25), c’est certes le premier réalisé en 1933 de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack qui reste le plus important et le plus impressionnant. Si la technologie peut rendre service à l’art ce n’est certes pas en rendant la production de plus en plus chère mais en aidant à ce que cela coute le moins possible. La technique doit donner plus de facilité aux artistes comme les petites caméras à la portée des jeunes et des défavorisés par l’économie mondiale qui ont soif de s’exprimer et qui ont droit d’accès au monde de l’image. C’est là peut-être le sens de la démarche de Coppola tournant en vidéo mais optant pour le noir et blanc en dotant sa salle de montage d’un écran de sept mettres de largeur. C’est aussi la leçon que l’on peut tirer de l’excellent Ruban Blanc de l’Autrichien Michael Hanneke tourné en monochrome mais remportant la Palme d’or à Cannes (2009). La 3D coûte cher, draine les foules à la recherche de sensations titillantes et rapporte des recettes faramineuses. Mais elles a un effet éphémère comme un feu d’artifice qui ne dure qu’un instant. Comme disait Hitchcock au sujet de son film produit avec cette technologie, « c’était une merveille de neuf jours, je m’en suis rendu compte au

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neuvième jour ». L’effet 3D de cette année-là avec Avatar connaitra le même sort que celui des années cinquante et restera dans les annales de l’histoire des techniques, mais il en sera beaucoup moins dit dans l’histoire de l’art ou de l’esthétique. Parce que, à force de chercher une reproduction « parfaite » de la réalité, et le serait-elle jamais, à la recherche d’une illusion d’envoûtement total du spectateur, on se laisse aller à une standardisation avachissante au nom du principe de l’accommodation aux demandes de la réalité, ce qui aboutit en fin de compte à rien d’autre que la marchandisation de l’Art.

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… c’est dans l’imperfection que je trouve le Hailé primitif qui est une part unique en moi. Qui est Hailé? Ce gars qui est né dans ce village, … Et finalement, je viendrai dire : maintenant je suis prêt à vous montrer mon film parce que je ne peux pas faire plus. Il est imparfait, mais j’ai fini maintenant, parce que je veux passer au film suivant. Haile Gerima

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Kechiche, l’enfant terrible du cinéma de l’émigration

Mais je ne pense pas qu’il faille jouer le petit… Je n’ai pas ce complexe-là et il ne faut pas qu’on ait ce genre de complexe. Il faut juste exiger un travail très fort sur soi-même, être avec les autres au même niveau et à partir de là leur dire : écoutez, voilà ce que nous faisons et je voudrais qu’il y ait plus de visibilité. En fait c’est quand on est à pied d’égalité qu’on est écouté. Donc notre travail consiste d’abord à être au même niveau et puis devenir le porte-parole.

Mahamat-Saleh Haroun

Cet article a été écrit à un moment où je me suis surpris en train de penser qu’il suffit de naitre du bon côté pour être exposé à toutes les lumières. D’aucuns penseront en effet, que des artistes ou des intellectuels originaires du Sud ont pu avoir leur part de reconnaissance parce qu’ils se trouvent du bon côté, en l’occurrence dans le Nord. Mais, nonobstant le fait que ceci est évidemment loin d’être une règle, les choses ne sont pas aussi simples. Les derniers mois de 2008, La Graine et le mulet, film réalisé par Abdellatif Kechiche avait reçu presque toutes les formes de reconnaissance susceptibles de donner satisfaction à tout cinéaste. Comme chaque année le premier samedi du mois de Décembre se tient la cérémonie des prix du cinéma européen dirigée par le cinéaste allemand Wim Wenders. Cette année-là la soirée des oscars européens a choisi

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Copenhague, pour scène. Plus de 1500 professionnels européens se sont rendus un certain samedi à la capitale danoise pour élire leurs meilleurs de l’année. 2008 aura connu, en effet, le succès incontestable de Gomorra de l’italien Matteo Garrone. Il aura été meilleur en tout ou presque : film de l’année, réalisateur, scénario, image, interprétation masculine et musique. L’autre grand succès de l’année mais aussi de la soirée aura été La Graine et le mulet de Abdellatif Kechiche qui remporte le prix de la critique internationale. J’écrivis en ce moment-là un texte destiné au site officiel de la fédération (une grande partie de ce texte) et je trouvais qu’en attribuant son prix à un cinéaste comme Abdellatif Kechiche, la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique (FIPRESCI) consacrait purement et simplement un auteur de cinéma au-delà de son origine. Non seulement elle rendait hommage à tous ces cinéastes souvent marginalisés à cause de leurs origines, mais elle reconnaissait surtout le talent de ceux qui s’engagent pour un cinéma autre, indépendant et qui se dressent contre les machines de guerre qui décident de la pluie et du beau temps par la main mise qu’elles ont sur l’industrie de l’image. Ce sont ces réalisateurs de films à petit budget qui restent cependant difficile à financer. Kechiche en fait partie et se bat dans sa banlieue française en faisant rencontrer de grands textes comme ceux de Marivaux avec les jeunes beures des cités de Nice, la ville où il a grandi. Comme beaucoup de grands cinéastes Abdellatif Kechiche doit beaucoup au théâtre. C’est là qu’il fait ses armes en tant qu’acteur quelques années seulement après avoir débarqué sur la côte d’azur venant de Tunis, sa ville natale. Ses premières prestations de comédien le lancent rapidement sur les scènes du quatrième art les plus connues comme celle d’Avignon où il présente, et déjà comme metteur en scène, L’Architecte et l’empereur d’Assyrie (1981) d’Arrabal. C’est un autre Maghrébin, Abdelkrim Bahloul, qui lui fait découvrir le grand écran en le faisant jouer dans son film Un thé à la menthe (1985). Il est ensuite repéré par André Téchiné qui le dirige aux côtés de grands acteurs français comme Jean-Claude Brially et Sandrine Bonnaire dans Les Innocents (1987). Son parcours d’acteur est couronné par le prix de la meilleure interprétation masculine au Festival du Film Francophone de Namur pour sa prestation dans Bezness (1992), un film de son compatriote Nouri Bouzid. Pendant les années 90, Abdellatif Kechiche sera très peu vu. Mais lorsqu’en 2000 il présente La Faute à Voltaire, son premier long métrage en tant que réalisateur, il compense toutes ces années d’absence et s’impose tout de suite comme un réalisateur au talent incontestable. Pourtant on ne peut dire qu’il choisit la facilité. L’émigration est l’un des sujets les plus représentés au cinéma. L’histoire de Jalel ce jeune émigré clandestin de Tunisie rencontre un grand succès. C’est que le

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film, en utilisant les mécanismes des coups de théâtre échappe à tous les clichés. D’emblée Kechiche est reconnu comme un jeune talent au Festival de Venise où il reçoit le Lion d’or de la première œuvre (2000). Puis il enchainera plusieurs prix en passant par plusieurs festivals : Namur, Stuttgart, Angers, Cologne. Quatre ans plus tard, L’Esquive vient démontrer que le succès du film précédent n’était pas un hasard. L’histoire de ces jeunes répétant Les jeux de l’amour et du hasard, un classique du théâtre français est accueillie avec ovation lors de la cérémonie des Césars où il remporte quatre trophées. Le succès de ce film ne se limitera pas à la métropole puisqu’il remportera plusieurs prix dans des festivals internationaux comme Stockholm et Turin. A l’instar de L’Esquive, La Graine et le mulet remporte aussi quatre Césars en 2008 (meilleur film français de l’année, meilleur réalisateur, meilleur scénario original et meilleur espoir féminin). Mais déjà il a reçu tous les honneurs au Festival de Venise en remportant le Prix du Meilleur Jeune Espoir, le Prix Spécial du Jury, Prix de la Critique Internationale - FIPRESCI. Ce troisième film est la preuve d’une maturité qui vaut le respect de la profession, l’appréciation du public et la reconnaissance de la critique. C’est que Kechiche a su trouver un style qui part de l’attente du spectateur pour le surprendre et lui apporter quelque chose de nouveau. Par là-même il le pousse à se remettre en question en réinterrogeant les idées reçues. C’est là que réside tout l’intérêt de La Graine et le Mulet. Quoi de plus cliché effectivement qu’un film fait par un Tunisien sur le couscous. Toutes considérations culturelles ou socio-anthropologiques ne valent guère l’utilisation purement cinématographique que Kechiche fait de cet emblème de la culture culinaire des pays maghrébins. Tout le film se structure autour de ce repas de dimanche, habitude typiquement tunisienne dont Kechiche fait le point névralgique d’une réflexion sur l’intégration. La question n’est jamais posée de manière frontale. Pourtant elle est là, mixée aux autres maux de la France. Derrière chaque mot, à travers des situations anodines percent les cauchemars d’une société qui assimile mal son multiculturalisme. Les tensions, aussi bien que les moments de joie, sont porteurs des cicatrices d’une société toute en contradictions. Le film traite certes du chômage, du statut des émigrés, d’une jeunesse désespérée. Il représente surtout des hommes et des femmes brisés par leurs conditions et prêts à tout pour un moment d’amour ou de rêve. Tel est Slimane. Licencié du chantier de la petite ville de Sète, il s’érige tout de suite en défenseur du droit au rêve. Son projet, fantasque pour tout son entourage, se transforme rapidement en un temple pour le plaisir du partage, le temps d’un repas. Le restaurant bateau

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ayant besoin d’une place où amarrer, sème la confusion chez toutes les instances à qui le sexagénaire s’adresse pour avoir les autorisations nécessaires. La bataille pour le partage de l’espace permet au cinéaste d’exhumer les ambiguïtés et les sous-entendus qui installent le malaise et empêchent la cohabitation des différentes communautés. L’atmosphère de tension se retrouve dans la mise en scène. Le cadre est la plupart du temps serré sur des personnages bavardant avec un débit rapide ou mangeant et parlant les deux à la fois. Tout ceci dégage une impression d’étouffement. Dans cette logorrhée, Kechiche fait parler ses personnages de tout et de rien. Une conversation sur les couches de bébé tourne en une discussion sur les problèmes de l’économie et des lois du marketing. Les compléments sur le couscous de «mémé» deviennent vite une réflexion sur l’amour et la philosophie de la vie. Tout se passe face à un regard discret et subtil, qui tout en finesse, suggère les questions les plus graves et donne au film toute sa profondeur. En apparence le cliché est partout dans ce film. Kechiche a campé son histoire dans une société d’émigrés. Son scénario est fait de l’ensemble des stéréotypes qu’on lui associe généralement. Ça commence par un mode général de vie, celui des familles d’ouvriers immigrés vivant à grand nombre dans des logements exigus, passant par le repas familial du couscous, arrivant même jusqu’à la façon de parler. La langue en effet porte les stigmates du malaise identitaire mais aussi les marques d’une culture née entre deux mondes. Des mots arabes placés naturellement, un accent typiquement maghrébin, des structures hybrides mais sympathiques, tout cela n’est pas sans dégager une grande fraîcheur.Toujours est-il que le succès de ce film ne s’est pas arrêté là. Quelques mois plus tard, je le découvrais sur le marché. Tout de suite l’idée qui me vint à l’esprit était la suivante : Le DVD est une nouvelle forme de la consommation de l´image. Son importance grandit à tel point qu’il commence à prendre le dessus sur les circuits traditionnels de la diffusion de l’audiovisuel. Cinéma et Télévision ont dû compter avec ce médias depuis quelques années déjà. Ceci n’est pas sans avoir des répercussions de tailles sur les images du Sud et leur visibilité. L’emballage mettait en valeur le contenu culturel, ou peut être folklorique, authentiquement tunisien du film. Outre les visages des acteurs beurs, incarnant ces émigrés tunisiens de la deuxième ou troisième génération, la couverture fait place essentiellement à une photo où l’on voit une table dressée, entourée d’une famille nombreuse ayant consommé avec délectation un couscous au poisson dont on voit encore les restes dans des plats de porcelaine tunisienne. Pour des raisons de marketing, on peut trouver sur l’enveloppe aussi la liste de nombreux prix que le film a remportés. Ceci témoigne d’un

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succès non seulement festivalier et commercial, mais aussi d’un bon accueil de la critique. C’est ainsi que nous lisons des appréciations emphatiques extraites de journaux européens les plus connus. Tout ceci pour dire que le cinéma reste le meilleur ambassadeur d’une culture. Après les ovations des festivals et des cérémonies du cinéma français, après la sorite commerciale respectable pour un film d’auteur, qui plus est, tunisien, La Graine et le mulet continue son odyssée glorieuse sous la forme de DVD. Bientôt on le verra certainement sur quelques chaines européennes. Sera-t-il diffusé sur nos chaines tunisiennes ? Combien de Tunisiens ont-ils vu ce film merveilleux ? Le Tunisiens ordinaire sait-il au moins qu’un tel film, tel parcours existe ? Ce serait de l’ordre du rêve, du fantasme même. Ceci pour dire que la vue de ce DVD nous met la puce à l’oreille quand à la visibilité de nos films et la façon dont nos images voyagent. Pourquoi La Graine et le mulet est–il édité en DVD ? Le succès qu’il a eu y est pour beaucoup certes. Mais aussi, il faut admettre que ce medias est désormais une industrie et un commerce. C’est surtout un espace de visibilité dont l’importance est grandissante. Il est même désormais un passage obligé pour tout film. Or, où en sommes-nous par rapport à tout cela ? Combien de films tunisiens, parmi les anciens ou les plus récents, sont-ils édités en DVD? Nous ne parlons pas de l’éternelle question de la piraterie qui règne sur le marché de la vidéo sous nos cieux. Justement la riposte à ce mal viendrait peut-être d’une industrie qui reste à inventer, celle du DVD de films tunisiens. Nos films voyagent de moins en moins. Ils ne sont plus diffusés par nos télévisions comme il fut par le passé. Conclusion nous somme en train de rater le coche, comme si nous étions hors du temps et hors de l’espace. Alors que le monde est en guerre sans merci pour la visibilité, nous nous renfermons dans notre autosatisfaction.

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Brahim Tsaki, « le cinéaste poète »

Che était un héros. Mais Che ne peut pas avoir de sens maintenant. Son courage n’a de sens que dans son moment. Maintenant, essayer d’être Che serait une mauvaise plaisanterie ridicule. Che est Che, c’est fini. Vous ne pouvez pas le cloner. Vous devez forger un sens nouveau pour votre propre révolution, dans une nouvelle société, dans votre contexte sans perdre le passé.

Haile Gerima

Les personnages ne parlent pas beaucoup dans le cinéma de Brahim Tsaki. Il s’agit souvent, très souvent même, de sourds-muets. Mais les films de ce cinéaste que d’aucuns qualifient de poète, disent beaucoup sans tomber dans le piège du moralisme ni dans celui du pathétique. Chez lui, moins il y a de paroles, plus les images suggèrent et sont éloquentes. Le Verbe déserte l’écran et laisse la place à une éloquence visuelle des plus signifiantes. Ainsi pourrait-on résumer le principe selon lequel Tsaki construit son atmosphère cinématographique. Par ce style, l’auteur de L’Histoire d’une rencontre a pu en effet occuper une place de choix parmi les cinéastes algériens et surtout ceux des années 80. L’Étalon d´or de Yennenga, remporté en 1985 au FESPACO (Ouagadougou – Burkina Faso) n’est qu’un signe de l’importance que ce cinéaste, considéré comme un outsider, face à des grands noms comme un Lakhdar Hamina, un Ahmed Rachdi et même face à ceux de

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sa génération à l’instar de Merzak Allouach ou Mahmoud Zemmouri. Il est incontestable qu’avec ces deux derniers, Tsaki faisait parti de cette génération de cinéastes qui, au tournant des années 80, en Algérie mais aussi dans tout le Maghreb, portèrent les cinématographies de la région vers de nouvelles orientations, de nouveaux territoires. Après les deux premières décennies des indépendances accompagnées d’abord d’un cinéma de l’épopée qui participait de la construction des nouvelles nations, ensuite par un cinéma social comme miroir des contradictions qui venaient faire sortir les sociétés maghrébines de l’euphorie des indépendances et des élans de constructions. La génération de Brahim Tsaki en Algérie, comme celle de Nouri Bouzid et Mahmoud ben Mahmoud en Tunisie, va se tourner vers l’individu. Et l’on verra alors plus de films qui célèbrent la subjectivité et l’intimité. Toutefois ils ne rompront pas complètement avec le propos social et culturel en général comme le souligne Roy Armes: «What the 1980’s and 1990’s brought were ways of deepening this basic approach by showing greeter concern for the individual character and a more questioning stance, aware of political as well as social issues.» (26)C’est dans ce contexte donc qu’intervient le cinéma intimiste et poétique de Brahim Tsaki. Si l’Algérie a eu un Lakhdar Hamina qui remporta la Palme d’or au festival de Cannes en 1973 avec Chronique des années de braises, elle a aussi un Brahim Tsaki qui aura tous les honneurs au Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou dis ans après. C’est dire qu’il est le porte drapeau de toute une génération du cinéma de l’individu. Les quatre longs métrages qu’il a réalisés jusqu’à maintenant ne manquent pas cependant de se présenter comme reflet de l’évolution de la société algérienne, de son cinéma et de sa vie intellectuelle et politique. Il y a en tout trois moments dans la trajectoire de Tsaki. D’abord, celle de la rupture avec un ordre ancien. Cela correspondait avec Abna al-rih, Les enfants du vent (1981). L’esthétique du film doit beaucoup aux conditions concrètes et matérielles de son tournage. Le jeune Tsaki, de retour au pays fraichement diplômé de l’INSAS la prestigieuse école de cinéma de Belgique, venait alors de rejoindre les équipes des actualités de l’ONCIC (27). Pourtant si c’est dans le cadre de cette institution que le film est produit, il n’est pas pour autant un film institutionnel. Le jeune Tsaki marchait alors sur les traces de Tarkovski qui utilisait la machine soviétique de la propagande pour produire les films les plus poétiques. Avec des moyens rudimentaires et accompagnés de quelques collègues, le cinéaste algérien réalise un triptyque dédié à l’enfance. De ce point de vue, il n’est pas du tout sur la ligne du parti. D’aucun considéreront que ce film n’est pas bien construit et il n’est que le brouillon du second long métrage, Histoire d’une rencontre. On

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pourrait y voire le développement du deuxième volet de Abna Al-rih, Les enfants du vent, en l’occurrence Djamal au pays des images. En fait il faudra regarder du côté de la structure profonde du film. Certes, il n’y a pas de continuité dramatique entre les trois épisodes, mais il y a une continuité thématique au sens musical du terme. La musique d’accompagnement est en effet la même. En plus, le rôle de l’enfant est interprété par le même acteur. Toujours est-il que l’atmosphère générale des deux films reste la même. Pourtant selon une interview accordée à Luce Vigo dans Révolution, il pensait déjà au film suivant, ce qui sera le troisième long métrage. Les Enfants de Néons viendra marquer le deuxième moment de l’œuvre de Tsaki. L’histoire se passe dans un HLM en France et traite de l’émigration, mais le fond est le même ; l’enfance est très présente. C’est peut-être pour cela qu’il déclarera : « C’est grâce à eux que les villes existent, grâce à leurs enfants, ceux de la deuxième génération. » (28)

Avec le quatrième film Ayrouwen (qui signifie il était une fois en langue Targui), Tsaki revient à son espace de prédilection, l’arrière pays algérien. Les personnages sont des adultes, mais dans leurs âmes ce sont encore des enfants. Entre Les enfants de Néons et Ayrouwen il y a plus de quinze ans. Pourtant si cela pèse sur les idées exprimées, il n’en n’est pas de même du style quoi que l’on puisse noter une note pessimiste. Mina perd ses deux frères (Amayas, « son frère du lait » et son frère naturel) dans des circonstances mystérieuses. Mais ce pessimisme n’est pas nouveau, les personnages de Tsaki sont comme castrés. Les relations finissent toujours par se trouver dans une impasse qui les arrache au monde du rêve et les rappelle à la cruauté de la réalité. Nous avons distingué trois moments dans le parcours de Tsaki, mais cela n’est en fait qu’opératoire. Au fond, il y a une grande unité thématique et presque organique entre les quatre longs métrages. Comme le préconisait Eric Rohmer, on cherche toujours à refaire le même film, au mieux on égalera le tout premier. Cet adage se vérifie parfaitement entre les deux premiers films où l’on voit à l’évidence que le second trouve sa genèse dans le premier. Mais les liens profonds vont encore plus loin avec les deux autres. Ayrouwen n’est-il pas, du point de vue de l’histoire au moins, la suite d’Histoire d’une rencontre ; les personnages ayant tout simplement pris de l’âge. En outre il y aurait chez Tsaki comme une tentation pour le style Balzacien avec le retour des mêmes acteurs ou les mêmes noms de personnages : Claude, Karim… Tout concourt donc à une forte construction de toute l’œuvre mais beaucoup plus en profondeur. D’abord il y a l’enfance. Faire un film sur l’enfance, et surtout avec cette insistance que l’on voit chez Brahim Tsaki, est une façon de prolonger sa propre enfance en quelque sorte. Combien de grands cinéastes

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ont trouvé dans l’enfance une source d’inspiration inépuisable. Outre l’approche autobiographique comme dans Les 400 coups de François Truffaut, l’enfance a souvent fait le poids contre tout dogme de répression et / de censure. De ce point de vue Tsaki est proche de Tarkovski dans L’enfance d’Ivan, ou Kiarostami dans Le Pain et la rue ou encore de Vittorio de Sica dans Voleurs de bicyclettes. Il aurait trouvé dans l’enfance, en plus de la grande richesse thématique, une extraordinaire marge de liberté.L’opposition au monde des adultes est un acte politique presque. Se tourner vers le monde des enfants pour considérer celui des adultes en contre-plongée, est une posture intellectuelle qui exige beaucoup de perspicacité et de force de caractère, qui plus est dans le contexte d’un système algérien marqué par le pouvoir des militaires, donc des « Hommes » (révolution sanguinaire, régime socialiste dur, et débâcle des années 80 qui a frôlé la guerre civile). Ceci pour dire que les plaies ne sont pas encore cicatrisées. Regarder cela à travers le prisme des enfants, et avec beaucoup de poésie c’est le pari qui semble faire la forte unité du cinéma de Tsaki. C’est ainsi que le réalisme revient poignant et déchire le monde de fantaisie que les enfants tentent de se construire y trouvant la seule issue de secours. Les Enfants du vent est l’histoire de trois enfant de Djanet, une localité au cœur du Sahara algérien. « Les œufs cuits » renverse les rapports entre père et fils sous le poids d’une réalité qui les broie tous les deux. Chaque soir, l’enfant prépare les œufs et les vent dans les bars pour gagner de quoi vivre et faire vivre son propre père. Lequel père passe son temps à fabriquer des jouets (des souris qui bougent). Un soir il éclate de désespoir et les casse. Alors que l’enfant se bat contre une réalité difficile, le père cherche à fuir mais il a été forcé d’admettre l’impasse existentielle à laquelle il ne peut échapper. Comme les souris dont il fabriquait des avatars, il a fini par tomber dans le piège de la fatalité. « Djamal au pays des Images » est aussi l’histoire d’un personnage qui est toujours et systématiquement ramené au monde réel. L’enfant passe de longs moments en face de la télévision comme obnubilé par ses images envoutantes. Lorsqu’il est arraché à cette boite magique qui l’obsède, ce n’est pas sans peine ni sans désillusion. Nous sommes bien en 1980, l’espace culturel est envahi par la télévision comme le média qui allait bientôt prendre le dessus sur tout. Ce deuxième volet du tryptique est une alerte contre le processus d’aliénation et d’avachissement que la télévision va commencer à exercer sur les sociétés contemporaines. Son effet pervers est facilité par le poids d’une réalité qui se veut de plus en plus étouffante et invivable.Le message dans le troisième volet, « La boite dans le désert », est d’une certaine ambigüité. Comme partout dans l’Afrique et dans le tiers

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monde, on y voit des enfants fabriquant des jouets avec des boites métalliques et des bous de files barbelés. Le film gagne en profondeur en fonction justement de la profondeur de champ que Tsaki utilise pour la construction de ses plans. Si au premier plan, les enfants jouent aux adultes, au second c’est l’inverse : les adultes jouent aux enfants. En plus les plans rapprochés sur les fronts ou sur les mains rappellent bien les films de propagande Soviétique à la Dziga Vertov en hymne à la classe ouvrière. L’effet d’association entre les véhicules géants des adultes, et les engins agricole d’un côté et les petits jouets en forme de machines en miniatures de l’autre, est extrêmement surprenant et dégage un fort effet d’ironie. On pourrait y voir de l’espoir quant à l’avenir de ces enfants qui marchent sur la voie du progrès tracée par leurs parents. De la même manière que nous pourrions n’y voir rien d’autre qu’une appréhension inquiète de leur future d’aliénation associé à un présent qui a tout l’air de leur être confisqué. Cet élan vers l’avenir est appuyé par la chanson qui clôt le film et dont le sens n’est autre que le questionnement sur ce que ces enfants deviendront dans le futur. Littéralement elle dit : « qu’est-ce que je serai demain ? … » ; Le pire serait que je reproduise mon père.Dans Histoire d’une rencontre l’idée se précise encore plus. L’opposition entre le monde des adultes et celui des enfants prend une forme plus évidente. Plus encore, le film tourne en une démonstration de la violence que le premier exerce sur le second. Là encore nous retrouvons la dialectique entre l’élan vers un bonheur qui semble se construire et l’intervention du monde réel qui fait éclater le rêve que les enfants croyaient innocemment ou naïvement pouvoir faire murir. Mais dans un monde d’adultes où ce qui prime c’est l’intérêt matériel, il n’y a pas de place aux sentiments. Le film s’ouvre sur une scène apparemment anodine : Une jeune fille s’entraine à jouer au tennis. Le tableau se construit petit à petit. La jeune fille est une «Européenne». Le champ élargi, on comprend que nous sommes quelque part au cœur du Sahara algérien. A l’arrière plan pointent discrètement, deux cheminées fumantes des puits de pétrole. On apprendra plus tard que le père de la jeune fille est un ingénieur en industrie pétrolière et que le moment venu, il partira de cet endroit et elle avec. Que la jeune fille ait commencé à entretenir une relation avec un jeune garçon du coin. Que le jeune en question s’avère avoir le même handicap qu’elle et que cela lui procure une satisfaction affective et lui offre un espace où elle peut communiquer avec un autre de son âge, tout cela personne n’y pense et personne n’y prête la moindre attention. Pour développer cela, Tsaki raconte l’histoire certes, mais il ne le fait pas seulement de façon linéaire. Dans le même plan, la vue des deux cheminées derrière la jeune fille qui

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joue innocemment s’avère une menace qui se concrétisera mettant fin à toute possibilité de bonheur. La poésie de Tsaki n’est pas une sorte d’image bien soignée ou belle, pas seulement, elle est construction d’un discours qui régie une pensée s’exprimant par des images. Et comme la pensée par définition n’est pas prisonnière de l’espace ni du temps, Les Enfants du vent, annonceront Les Enfants de Néons. Histoire d’une rencontre n’eut été en fait, qu’une parenthèse qui restera dans les anales de l’Histoire. Le vrai deuxième long métrage c’est celui par lequel Tsaki procède à un mouvement de déterritorialisation physique tout en restant fidèle à l’esprit de son travail et de sa recherche esthétique. Si l’histoire a lieu dans une grande ville et dans un cartier où les gens sont physiquement proches les un des autres, les protagonistes sont toujours victimes d’un isolement à plusieurs niveaux. Dans l’espace d’un HLM, le film reprends des gestes auxquels on s’est habitué dans les deux premiers films de Tsaki. Il y a certes quelques variantes. Il ne s’agit pas d’enfants mais de jeunes beures. Toujours est-il les problématiques posées sont les mêmes. Les trois personnages, Djamel, Karim et un sourd muet vivent dans une enclave isolée du reste du HLM. Leur occupation c’est les ferrailles qu’ils récupèrent dans les chantiers de démolition, les restes du travail des adultes. Les personnages de Tsaki se cherchent toujours dans la matière rugueuse et dure, mais aussi celle qui n’est pas construite. Comme les enfants de Djanet dans Les Enfants du vent, les trois beurs sont aussi égarés. Ils le sont certes dans l’espace mais aussi culturellement ils vivent une crise d’identité. Ils n’ont aucune forme de communication avec le reste des communautés qui les entourent. Quand la possibilité se présente c’est pour démontrer l’absurdité de la situation et l’impasse existentielle dans laquelle ils se trouvent. La relation amoureuse entre Djamel et Claude, une jeune française, est un prétexte pour reprendre l’idée du rapport à l’Autre. Comme dans Histoire d’une rencontre la relation amoureuse qui se présente comme une possibilité de salut pour le jeune beur s’avère une illusion et ne peut avoir de suite. Pourtant, comme la jeune américaine qui dans le film précédent répond favorablement au jeune sourd muet qu’elle rencontre, Claude partage les sentiments de Djamel. En fait, ces relations impossibles sont comme des images au sens rhétorique que Tsaki utilise pour stigmatiser les rapports entre le Nord et le Sud. Bien que des rapports économiques et politiques existent, ce sont les relations humaines qui font défaut. C’est aussi l’idée qui se retrouve dans Ayrouwen. Là aussi, les rapports économiques ajoutés à une forme de fatalité innée, ne laissent pas de place aux sentiments amoureux. Amayas, un jeune algérien de Djanet et Claude une jeune française accompagnant son père à la recherche de l’eau dans le désert, partagent un profond sentiment amoureux. Or,

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cet amour s’avère impossible pour plusieurs raisons inexplicables pour l’essentiel. La plus importante, c’est que le déchirement d’Amayas dans son rapport à l’Autre est incarné par Mina, sa demi sœur, ou sa « sœur du lait ». Il se trouve donc entre deux amours impossibles, l’un au nom de la tradition et de d’identité ; l’autre pour des raisons de cultures et de différences. Et comme les personnages ne peuvent faire le même chemin, ils finiront par se croiser sans se rencontrer réellement. Amayas émigrera en France, et Claude restera avec son père qui refuse de quitter Djanet avant de trouver l’eau qu’il cherche obstinément. Les histoires d’amour impossible ne peuvent tenir dans l’espace. Celui-ci a un effet castrateur et oppresseur. Les schémas diffèrent certes mais le résultat est le même. Dans Histoire d’une rencontre le père de la jeune fille est aussi un explorateur. Quand il est obligé de quitter la base d’exploitation pétrolière, sa fille doit le suivre. L’espace est donc hostile à toute fertilité. Il est présenté comme l’agent principal derrière la séparation. Il ne porte que la mort ; celle de l’amour naissant dans Histoire d’une rencontre et ne produit que la tension entre les trois personnages dans Ayrouwen, ou encore entre Djamel et Claude dans le HLM. Entre les murs du cartier parisien, les voix ne portent pas. La parole est souvent murmurée ou inaudible quand elle n’est pas complètement empêchée, signe de cette tension ou cette incommunicabilité entre les différences. Ailleurs, l’espace est souvent associé à un élément qui en envenime l’air, le rend irrespirable et de ce fait force la séparation. Une fois c’est le pétrole, source de richesse pour les adultes, dans Histoire d’une rencontre, une autre fois c’est une eau meurtrière, au lieu d’être source de la vie, comme dans Ayrouwen. L’eau de la vie, celle recherchée par le père de Claude, reste introuvable. Son absence dans ce film contribue aussi à la séparation d’Amayas et la femme aimée. D’un autre côté, l’espace peut prendre aussi une dimension poétique permettant ainsi au film de respirer. A aucun moment, le désert de Djanet n’est vu comme un lieu aride ou rude. La caméra le caresse et en dégage une beauté qui contrebalance l’absurdité de la situation provoquée par les hommes, et particulièrement les adultes. Alors que ces derniers se sentent mal à l’aise dans le Sahara les enfants, eux, s’y épanouissent. Dans Histoire d’une rencontre, les moments où les deux enfants sont isolés seul sur le sable loin du monde hostile des adultes sont les moments les plus euphoriques. L’absence de la parole remplacée par les gestes qui constituent leurs conversations est pour eux comme une protection. Alors qu’ils ne sont entourés que du sable et du bruit du vent dans la lumière du Sahara, c’est pourtant là qu’ils trouvent leur joie de vivre et d’être ensemble. Il en est de même pour Les enfants du vent, ils font naturellement partie du décor. Ils sont en harmonie totale avec le sable, le vent et la lumière du Sahara. Alors

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que derrière, se dessine le monde de leurs malheurs, celui des adultes occupés à « jouer » avec de grosses machines. Face à cette hostilité à la vie matérialisée par l’espace, Tsaki semble avoir aménagé dans le mutisme un lieu où la communication est possible. La parole empêchée, confisquée est un élément récurrent chez lui. Dans les deux premiers films, le mutisme naturel des enfants sourd et muets est une forme de protection, un espace mentale où les enfants peuvent s’épanouir. Tsaki fait du mutisme une stratégie pour mettre ces enfants dans un havre de paix où la communication est possible contrairement aux adultes qui se parlent sans se comprendre. De ce point de vue Tsaki est profondément deleuzien quand il s’érige en défenseur des minorités. N’a-t-il pas affirmé : « Ne peuvent dialoguer que les gens qui ont le même handicap » (29) . Les enfants sourds-muets constituent cette marge ou l’espoir est possible pour une vie autre que celle corrompue par les rapports matérialistes. Mais, cet espoir est fragile et condamné à être détruit par une force fatale. Les deux enfants dans la station pétrolière d’Histoire d’une rencontre, à Djamel et Claude au HLM dans Les Enfants de Néon, à Amayas et Claude d’Ayrouwen, l’harmonie est impossible. Pire encore, il semble que d’un film à l’autre, la tension est grandissante et devenant de plus en plus pesante jusqu’à toucher au tragique. Dans le dernier film, la mort apparait pour la première fois. L’impasse sophoclienne devant laquelle se trouve Amayas confronté à deux amours aussi impossibles l’un que l’autre le conduit fatalement à la mort. De ce lieu qui avait mystérieusement provoqué la mort du frère de Mina, jaillit une eau terrible et une forme de souffle comme diffus dans l’air rendant le Sahara qui grouille de vie et de richesses (eau et pétrole) dans Les enfants du vent où dans Histoire d’une rencontre, tout simplement invivable. Mais y a-t-il un lieu vivable chez Tsaki. Il semblerait que non. La station pétrolière est une illusion de vie parce qu’éphémère. Le père de Claude cherche vainement une eau qui ferait refleurir les Oasis. Les enfants du vent son rappelés à une réalité qui craint pour leur future. Les beurs, enfants du néon, sont complètement perdus dans un monde où ils n’ont aucun point de repère au sein d’une société hétérogène où la communication est interdite entre les différents groupes. Amayas et le frère de Mina dans Ayrouwen sont atteints d’un mal indéfinissable et meurent. Les personnages sont toujours pris dans un engrenage existentiel entre un élan vers le bonheur rêvé et une situation socioéconomique qui les broie. Les Enfants de Néons payent le prix de leur situation de deuxième génération de l’émigration. Les politiques de coopération dans Les Enfants du vent et Ayrouwen pèse lourdement et négativement sur le destin des personnages. Ces politiques se répercutent à travers les contradictions que vit la société dans son

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élan, ou faut pas, vers la modernité comme l’illustre le passage de la famille du jeune sourd muet dans Les Enfants du vent de l’exploitation agricole traditionnelle à l’élevage mécanique des poulets. Ainsi se définit le regard foncièrement pessimiste que Brahim Tsaki porte sur le monde. La présence du mutisme qui traverse toute sa filmographie est un cri de révolte, ou d’alarme dans le style d’un Elia Souleimane dans Le Temps qu’il reste (2009). « Quand on est confronté à des choses tellement parlantes, est-il besoin de mots ? » (30) affirme-t-il . De mots peut-être pas mais d’images certes que oui. Et c’est là l’intérêt du cinéma de Tsaki, cet adepte d’un cinéma de pensée avec des « images sonore ». La force de ses films vient certes de cette idée forte sur le monde et le mal de vivre, mais elle vient surtout du style poétique que ce cinéaste développe comme si dans le paysage du cinéma algérien et maghrébin, il avait une place à part. C’est peut-être dans ce sens que Charles Tesson, lui avait reconnu un talent exceptionnel quand il écrivait que Brahim Tsaki : « … est le cinéaste le plus doué et le plus attachant de sa génération, d’autant qu’il a choisi de travailler sur la ligne la plus dure et la plus risquée qui soit : la poésie. » (31) En effet, le cinéma de Tsaki n’est pas bavard au sens péjoratif du terme. Les images parlent plus que les mots. Les deux sœurs travaillant dans la petite ferme que leur père délaissent pour l’élevage des poules, au regard de leur frère sourd muet, deviennent pareilles à ces poules qu’elles cherchent à nourrir. Grâce au processus de l’association visuelle, elles paraissent comme prises au piège d’une modernité non assumée, parce qu’elle leur est étrangère et forcée. L’essentiel du style Tsaki réside dans une image qui sans être bavarde, permet les raccourcis les plus éloquents dépassant ainsi de loin les dialogues démonstratifs. Les plans fixes sont une habitude heureuse. Quand la caméra, dans Les Enfants du vent, s’attarde sur les fronts des enfants, ou leurs mains manipulant les boites de conserve, ou encore quand dans leur mouvement, ceux-ci traversent le cadre d’un côté à l’autre, il y a là une recherche plastique qui donne aux films toute leur profondeur. Il s’agit de profondeur de champ certes, mais aussi d’une profondeur au sens mental du terme qui se retrouve également dans ses plans vides, les « champs off » dirait Noël Burch (32). Le désert s’offre comme une étendue qui s’en va vers le fond de l’écran pour s’y perdre comme un point de fuite s’ouvrant sur le vide ou l’inconnu. Or de cet inconnu, Brahim Tsaki fait l’objet d’une interrogation fondamentale à laquelle son cinéma essaye de répondre non pas par la démonstration et la dénonciation mais par un sens critique très aigu qui se dégage essentiellement du fait poétique.

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Karen Albou, mémoire sans territoire

Je me définis comme Homme, je pars de mon identité, c’est-à-dire de mon quartier, ma famille… Mais en même temps, j’expose mes problèmes de manière plutôt humaine. Et cela n’est pas restrictif de quoi que ce soit.

Mahamat-Saleh Haroun

Le Chant des mariées de Karen Albou a été présenté au Festival International du Film de Tunis. Si le festival fait l´objet d´un bon nombre de points d´interrogation quant à son identité, son orientation et ses objectifs, le passage de ce film ne peut laisser d´aucuns indifférents. Le film suscite aussi beaucoup de questionnements, mais plutôt sur d’autres niveaux. Outre le rapport particulier que la cinéaste entretient avec la Tunisie, le traitement des thèmes typiques du cinéma tunisien par un style très original qui verse dans la recherche de la nuance et de la subtilité du regard est digne d’un grand intérêt. Le Chant des mariées n’est certes pas un chef d’œuvre cinématographique. Il pèche essentiellement par le fait qu’il s’engage sur des chemins très battus, mais aussi encore plein d’embuches. Toutefois, le film tient son salut d’une forme d’honnêteté morale et esthétique inhabituelle, ou en tout cas courageuse pas seulement pour le sujet délicat dont il traite, mais aussi pour la porté du regard qui le traverse de bout en bout allant

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du passé le plus douloureux passant par le présent le plus indécis et complexe vers le futur le plus sombre et le plus inconnu. Faire un film d’époque dans le contexte tunisien ne peut faire abstraction de quelques œuvres qui ont marqué l’histoire récente du septième art dans ce pays. On ne peut évoquer la première moitié du siècle passé sans penser à Fi Biled Tararanni du trio Hamouda ben Hlima, Férid Boughédir et Hédi ben Khlifa, Les Silences du palais de Moufida Tlatli et le tout récent Thalathoun de Fadhel Jaziri. Bien sûr il ne s’agit nullement de comparer tous ces films. Mais, on ne peut toutefois s’empêcher d’y penser lorsqu’on regarde à première vue Le Chant des mariées. Le contexte des années trente et de la deuxième guerre mondiale est là avec toutes ses composantes. Mais les thèmes typiquement tunisiens aussi. Ils paraissent même souvent clichés et un peu galvaudés. Les femmes au sefsari de l’époque, les images de fête avec le mouton accroché, les ingrédients du mariage à la tunisienne et la musique populaire, les images du hammam, l’image d’une société composite où musulmans et juifs vivent ensemble dans la paix etc … Tout cela c’est du déjà vu. Soit. Mais avec tout le poids de cet héritage, Karen Albou a su tout de même mettre une touche personnelle qui sauve le film en le faisant gagner en profondeur et montre à quel point elle n’hésite pas devant la difficulté. Au contraire, elle prend le taureau par les cornes et s’en sert pour développer son propos. S’attaquer à des thèmes traditionnels du cinéma tunisien, et maghrébins dirions-nous, est une grande gageure. S’attaquer à des thèmes juifs dans le contexte des sociétés maghrébines est encore plus compliqué. Il faut beaucoup de courge et de ténacité pour faire ce cinéma. Déjà dès ses débuts, et avec le second court métrage, Karen Albou forme son projet intellectuel et cinématographique. Elle consacre un court métrage au Aid El-Kebir. Par ce film qui la ramène en Algérie, pays natal de ses parents, elle remporte le Grand Prix du Festival International du Court Métrage de Clermont Ferrant – 1999. La petite Jérusalem, le court métrage suivant, traite des habitudes juives à Paris. Avec Le Chant des mariées, ce premier long métrage, elle jette un pond entre les deux cultures et se présente comme le fruit de leur rencontre. Cela semble anodin que de dire que le film appelle à tolérance en situant l’action dans un moment de l’histoire tunisienne où la société faisait place aussi bien au musulmans, que juifs ou encore chrétiens. Cette image de la société, nous l’avons retrouvée dans L’Homme de cendre de Nouri Bouzid et plus tard dans Un été à la Goulette de Férid Boughédir à titre d’exemples. Le film de Karen Albou pourrait avoir plus d’un point commun avec celui de l’auteur de Halfaouine, en l’occurrence, le choix des jeunes filles en l’âge de mariage. Mais la sensibilité naturelle à cette

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thématique permet à Karen Albou d’avoir un regard plus pénétrant, plus fin et partant plus profond. Outre le parallélisme entre les deux personnages féminins Nour et Meryem, le rapport des deux jeunes filles, connait une évolution qui renvoie à la tension entre les deux communautés. D’abord amies très proches l’une de l’autre, voire très complices de leurs aventures et leurs secrets, elles succombent à la tentation de la jalousie et du déchirement. Tel fut aussi le sort réservé aux communautés au sien d’une société tunisienne déchirée par la grande guerre de 39-45. Le conflit entre les Alliés et les pays de l’Axe s’étant aussi installé en Tunisie, les juifs tunisiens n’ont pas été épargnés par la politique antijuive de l’armée nazi et leurs complices les autorités françaises collaboratrices. L’aspect testimonial historique se laisse voir dans le film non pas seulement à travers la reconstitution des événements ni même les images d’archives, mais Karen Albou a choisi de le laisser percer à travers le rapport des personnages et la tension qui nait, se développe et se dénoue entre eux. La peinture des changements de point de vue chez Nour et son futur mari est faite avec beaucoup de finesse. Les trois personnages sont présentés d’abord comme étant très proches. Meryem, est complice des rencontre amoureuses et nocturnes des deux amoureux qui usurpent des moments de bonheur alors que le père de Nour menace de s’opposer au mariage si Khaled, ne trouve pas de travail. Justement ce travail, il le trouvera chez les Allemands comme indicateur. A partir de ce moment-là la tension s’installe entre les personnages et se laisse voir surtout chez Nour. Déchirée entre son désir de bonheur et donc son homme qu’elle doit croire, et l’amitié de sa voisine juive pour qui elle nourrit une grande et sincère affection. Pour défendre son droit au bonheur, d’aucuns sont prêts à trouver les arguments là où il est possible de les trouver. Khaled, et par transition sa fiancée, se dirige du côté de la ségrégation exercée par le colon français qui accorde certains privilèges à la communauté juive contre une privation totale des musulmans de tous droits. C’est ainsi que Meryem va à l’école française et Nour est condamnée l’analphabétisme. De cette situation très complexe, Karen Albou tirera un grand profit en en faisant un dispositif psychodramatique très pertinent pour établir un parallélisme entre la grande Histoire et la petite d’un côté, et proposer une lecture historique et psychologique de la naissance de l’intolérance, d’un autre côté. Meryem a servi de messager entre les deux amoureux permettant ainsi à Nour d’apprendre à lire sous la direction de son bien aimé Khaled. C’est donc l’avantage que lui offre la situation politico-sociale, pathologique par ailleurs, qui lui permet de développer un rapport sain au niveau personnel et intime. Sur les deux niveaux, celui de la société et celui de l’amitié, l’histoire

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connait des phases différentes. La paix initiale, celle des communautés cohabitant en acceptant leurs différences d’une part et celle des deux amies qui vivent et partagent leurs rêves et leur situation de femmes, est déstabilisée par la guerre. De la même manière qu’elle vient diviser la société, la guerre introduit le doute et la suspicion chez les jeunes amis d’auparavant. Les arguments sont vite et facilement trouvés, et comment ; dans le texte saint. Nour lit, sur instigation de son fiancé les versets présentant l’Islam comme seule religion, les autres vont en enfer. A cela s’ajoute l’argument de la ségrégation coloniale, et le tour est joué. De l’autre côté, Meryem a vu de ses propres yeux, Khaled conduisant les soldats allemands chez elle. Mais Nour refuse de voir la réalité en face défendant son amour et sa subsistance avec tout ce qui lui reste de crédulité, ou d’incrédulité. Meryem ne peut pardonner au fiancé de son amie la plus proche de prendre le parti des Nazis et de l’exposer et sa mère à leur mauvais traitement. La tension se résout ensuite dans un moralisme naïf, à des moments faut-il le reconnaitre, au nom de l’amitié et de la solidarité. Le message de Karen Albou est peut-être un peu trop explicite pour ne pas dire démonstratif. Alors que les deux amies ne s’adressent plus la parole et se fuient mutuellement, Meryem redonne à Nour le bracelet qu’elle lui a offert précédemment et que celle-ci, dans un moment d’emportement, jette dans le puis de la maison. De même, le père de Nour lui montre un autre endroit du Coran qui met ensemble les trois religions du Livre ; Christianisme, Judaïsme et Islam. La sagesse de la vieille génération a parlé, et elle trouve un grand éco dans l’âme de Nour, dont l’affection amicale qu’elle nourrit vis-à-vis de Meryem ne pouvait être démentie tellement elle est pure et sincère.La scène finale et pleine de tendresse et de message de solidarité et de tolérance. Sous le bombardement des Alliés, et à peine ses noces terminées, Nour va retrouver son amie dans l’abri. Là, les deux copines se retrouvent juste au moment où chacune, sous l’effet de la peur et de la panique, se met à réciter le Texte de sa confession. Finalement elles s’entrelacent tout en continuant à répéter mécaniquement leurs textes sacrés. La caméra nous montre tour à tour le visage de l’une un moment, celui de l’autre un autre. Dans cette alternance, les deux visages finissent par se présenter comme les deux joues d’une même personne. L’image est forte et elle est bien pensée et exécutée. C’est la même fusion qui est rappelée à un moment précédent par Meryem. Répliquant à Nour qui l’accusait de tous les maux de la colonisation, elle lui explique comment son mari Raoul fait partie du mouvement de la lutte pour la libération du pays aux côté des autres tunisiens musulmans. Là encore l’histoire politique rencontre celle de l’amitié. La guerre avait divisé la société en deux parties en

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conflit, prêtes à se décimer au nom de la haine nourrie par les Nazis, la colonisation et par ses conséquences directes l’ignorance et la misère. Mais le sentiment national et patriotique a réuni les plus éclairés et toutes les composantes de la société se sont serrées les coudes pour combattre l’injustice et la tyrannie. De la même manière, lorsque Nour a pu lire une autre partie du Coran, elle a trouvé un soutien au sentiment d’amitié naturel qui la liait à Meryem. Ainsi, le film se construit tout en finesse et en ambiguité. Le personnage le plus réussi de ce point de vue pourrait bien être Khaled. Même s’il n’occupe pas le premier plan, tout comme Raoul, l’époux de Meryem, il porte en lui, les stigmates du mal qui s’est emparé de la société. D’abord éclairé et porteur d’amour et de savoir, il se transforme en un monstre au nom de l’amour et du savoir. Pour défendre son amour et son droit au bonheur, il doit composer avec la réalité, ce qui signifie chercher un travail, de quoi répondre aux exigences de son mariage, là où il se trouve, c’est-à-dire chez l’armée Nazi. Deux arguments faciles se présentent à lui : la politique coloniale qui favorise les colons puis les juifs au détriment des autochtones musulmans et la partie du Coran qui érige l’Islam en unique religion divine puisque sortie de son contexte. Trop facile. Pour démontrer cela, Karen Albou ne se sert pas seulement des mots. Elle utilise un dispositif plus fort en persuasion : l’image. Il faut regarder l’expression qui se dessine sur le visage de ce personnage et la façon dont il fuit le regard de sa bien aimé au moment où il cherche de toutes ses forces à la convaincre du bien fondé de son point de vue. L’agitation qui le prend à chaque fois qu’elle évoque le sujet et le fait qu’il se sent contrarié ce qui lui fait élevé la voix, servent de contre poids à la force des arguments qu’il développe verbalement. Son corps et l’énergie qui le prend démentent et détruisent son argumentation. Au moment même où il cherche à justifier son comportement et à en convaincre Nour, il parait dans toute sa nudité psychique et laisse voir le paradoxe qui le travaille en profondeur, du coup il devient complètement non crédible, et son discours n’a plus aucune prise. Personnage tragique, Khaled est le personnage double par excellence. C’est le personnage qui défie le destin et se venge de la société en lui mentant, et en se servant des mêmes règles par lesquelles elle l’écrase. La nuit de ses noces doit selon la tradition montrer que Nour est vierge en présentant un tissu blanc entaché de sang après la consommation du mariage. Or, les deux amoureux avaient déjà eu des rapports sexuels à plusieurs reprises. Il donne à la société ce qu’elle veut tout en sachant que ce n’est que de la mise en scène et de l’hypocrisie. Il en va de même pour sa collaboration avec les Nazis ; il avait compris ce que la société exigeait de lui et il l’a fait selon ce qu’il pensait aller dans le sens de son désir. Il a cédé à la logique des apparences contre lesquelles il ne pouvait se battre et se défendre jusqu’au bout. Car, sa bien aimé,

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sortira de son incrédulité et développera par elle-même une sagesse naïve certes, mais salvatrice. Or cette dualité se retourne contre lui. Au moment du rapport sexuel avec Nour, la nuit de leurs noces, celle-ci évoque le deuxième passage qu’elle a découvert dans le Coran et qui détruit l’argument religieux que Khaled lui avait enseigné. Désarmé il se cache derrière son entêtement et le statut de mal dominant que lui attribue la société. Son argument finale sera donc que c’est à lui de décider et peu importe les arguments sociopolitiques ou religieux tant que cela correspond à ses intérêts. Or, sans s’exprimer par les mots, Nour, alors même qu’elle venait de partager avec lui le moment dont ils ont tous les deux rêvé, et pour lequel ils ont beaucoup sacrifié, semble décider de ne plus le suivre dans son raisonnement. Lorsque les bombardements ont commencé, elle sort pour aller s’abriter. Or, à aucun moment elle ne cherche son mari ni les autres membres de sa famille. Le seul être qui lui manquait, sans que cela ne soit pourtant mentionné explicitement, était Meryem. Nour aussi est un personnage à visage double. Derrière son mutisme sous le corps de son mari qui la possédait la nuit de leurs noces et contre le pouvoir patriarcal qui l’écrasait, elle a pris la décision que Meryem restera son amie n’en déplaise à son mari et le pouvoir qu’il incarne. De la même manière elle avait décidé, contre la société et contre le pouvoir de son père de se donner à son amant et de le prendre pour époux dans le secret et le silence. Secret et silence qui sont traduits au niveau du temps et de l’espace par la nuit et par les terrasses de la médina de Tunis, qui sont les lieux de l’intimité et de la libération de tous les interdits de la société comme c’est illustré dans plus d’un film tunisiens. Les amoureux se retrouvaient loin de tous les regards sauf de celui de Nour, qui était là pour les protéger comme ferait un ange gardien. La conscience que Nour a développée et la sagesse crédule qu’elle a nourrie de ses lectures volées, et favorisées par son amie, lui ont montré le chemin de la reconnaissance et de la tolérance. Le film, et ce de plusieurs points de vue, est à l’image du contexte historique culturel et intellectuel extrêmement complexe dans lequel l’histoire est campée. Juive française, la cinéaste revisite le passé d’où elle vient et réinterroge le rapport qu’elle a avec la Tunisie. Ce film est né de ce flirt avec les lignes de démarcation aux sens multiple : culturel, social, historique, religieux etc. Karen Albou a choisi de se plonger dans sa mémoire profonde ; non pas celle des événements, mais celle des sentiments, celle des idées, celle des odeurs et des senteurs…Celle qui n’a ni lieu ni territoire.

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Mahamat-Saleh Haroun, le droit de penser tragique

Nous touchons l’universel dans le particulier. Nous pensions que nous pourrions devenir universel en imitant l’Europe ou l’Amérique. Nous ne savions pas qu’en étant particulier, nous sommes universels.

Haile Gerima

J’avais écrit cet article à l’occasion du festival de Cannes (Mai 2010). En ce temps-là l’Afrique subsaharienne était de retour à la compétition officielle du festival après treize années d’absence. Le Tchadien Mahamet-Saleh Haroun en était alors le porte-drapeau avec Un Homme qui crie, son quatrième long métrage. Très souvent la présence de l’Afrique sur la scène cannoise et internationale en général a été accompagnée d’un constat d’absence, voire même d’ignorance, quand ce n’est pas d’une contestation encore plus franche et surtout naïve. Le discours de Haroun semble dépasser ce que l’on pourrait appeler ce complexe. Il se situe en toute légitimité mais aussi en toute lucidité et sens de la responsabilité intellectuelle au niveau de l’universalité de l’expression artistique.Quel sens pourrait avoir la place que l’on ferait ou voudrait faire à l’Afrique subsaharienne ou nord-africaine ? Se réclamer du principe de quota ? C’est absurde et cela ne sert en rien le cinéma ni les cinéastes africains, ni ceux du Sud, ou de la périphérie diraient certains. Tout le sens de la démarche cinématographique de Mahamet-Saleh Haroun à nos yeux serait dans cet élan de transcender toutes formes de lignes de démarcation et ne pas rester prisonnier de la position de ce que Gramsci appelai le « subalterne ».

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L’histoire d’Un Homme qui crie, comme toutes celles des films antérieurs de Haroun, sauf celui fait pour la télévision Sexe, beure et gombo, sont tchadiennes, ont lieu au Tchad et sont tournées là-bas. Non pas qu’il s’agisse de folklorisme, non pas par pure souci d’authenticité non plus. Nous dirions même que c’est par idéologie au sens fort du terme. Vouloir se placer au niveau de l’universel revient à mettre toute son énergie dans la mise en valeur de ce qu’il y a d’humain, de fondateur dans toute expérience humaine. Osons le raccourci ; Haroun pourrait-il être l’Eschyle ou l’Homère de l’Afrique ? La forme interrogative de ce raccourci dit tout le ridicule de la comparaison bien évidemment nonobstant les clins d’œil qui ponctuent le film renvoyant aux origines du patrimoine narratif humain. Il s’agit toutefois d’essayer de cerner les contours d’un projet culturel, au sens large du terme, d’un cinéma qui cherche à se constituer un ensemble de valeurs culturelles, morales, esthétiques, politiques… fondatrices tout en s’inscrivant dans le sillon universel. Le projet est d’autant plus ambitieux qu’il s’appuie sur des êtres et des situations bien ancrés dans leurs contextes historiques et objectifs. Comme tous les autres films de Haroun, mais plus particulièrement avec Un Homme qui crie, nous sommes dans le Tchad actuel et non pas dans un Tchad mythique. Le contexte c’est la réalité historique et rugueuse du moment. Et pourtant, les personnages connaissent une forme d’élévation extraordinaire qui les fait sortir de cette réalité faisant d’eux des types dignes des mythes anciens. Les prénoms mythiques ne trompent pas de ce point de vue : Adam, figure paternel par définition; David incarnation du défi impossible, Abdel, une légère déformation d’Abel, figure originelle du fils. Mais l’esprit mythique va évidemment plus loin que ces simples empreints onomastiques.Osons encore un autre raccourci au risque de paraitre saugrenu ou déraisonnable, mais pas tant que cela. Et si Adam, ce père qui est si rempli d’amour pour son fils unique au point de risquer de se faire accuser de déloyauté par les forces officielles de son pays, au point de laisser son poste au bord de la piscine à laquelle il tient comme si c’était la seule capable de donner sens à sa vie, n’était en fait qu’un avatar de Priam qui dans la mythologie grecque n’hésita pas à laisser son fils, Pâris, se battre dans un duel mortel contre Ménélas alors que tout le monde savait que le jeune blanc-bec allait à une perte certaine. Et plus tard il ira réclamer le corps de son autre fils, Hector, tué par Achille pour venger Patrocle. Priam, comme Adam, ira chercher son fils dans un camp militaire alors qu’il est rongé par un ensemble de sentiments très forts qui concourent à lui enlever tous sens de retenu : tristesse, regret, culpabilité, autopunition, humiliation… Comment ne pas penser à ce parallélisme en voyant Adam poussant le fauteuil roulant sur

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lequel il sort discrètement son fils du camp de l’armée. Comme Priam emmenant le cadavre d’Hector après s’être livré en renonçant à toute sa dignité royale devant Achille, celui qui a tué son fils et l’a humilié en le trainant attelé à son cheval jusqu’au camp grec. Abdel mourra peu de temps après, et Adam se retrouvera dans la même situation de Priam qui voulait rendre les derniers honneurs au cadavre de son défunt fils. Nous sommes à l’évidence face au même topoï mythologique revisité. Passant outre ce qui pourrait être de l’ordre de l’imprécision concernant les détails, les vrais raisons qui animent l’action des deux personnages et la conformité de leurs actions. Haroun ne cherche certes pas à faire une copie de la mythologie grecque. Nous en sommes convaincus. Mais les schèmes se ressemblent parce que le fond humain et le même et parce que vouloir placer l’Afrique au plan universel ne passe pas par l’aliénation sur une altérité différenciée ni la réclamation d’une identité par différentiation et au nom de toute forme de spécificité. Revisiter ce fond mythique revient essentiellement à réclamer sa part d’humanité et à dire : « en fait, moi aussi je participe du génie humain ». Ceci signifie qu’il y a dans ce cinéma un effort de retrouver le fond qui est commun à tous. D’où la volonté de construire le récit autour de sentiments primaires comme l’amour, le regret, l’impuissance… Bref, ce qui, pour revenir au contexte de la tragédie, s’appellerait les «passions ». Un Homme qui crie est un film dont le moteur est justement ces passions-là, ces sentiments forts qui poussent Adam à avancer dans la direction de l’impasse, d’où le tragique du personnage qui nait de la contradiction entre l’amour qu’il porte pour son entourage et la peine qu’il lui inflige sans le vouloir, ou plutôt malgré lui.La première scène du film, Adam et Abdel se baignant dans la piscine, est une illustration de cette tension entre les deux énergies qui encadrent le comportement du personnage. Cette scène, anodine en apparence, participe de l’exposition qui nous permettra de comprendre combien Adam est protecteur vis-a-vis de son fils et à tous ceux qui l’entourent. Le père et le fils sont en effet très proches l’un de l’autre. Le jeu anodin consistant en une compétition ludique d’acné entre les deux personnages finit par la victoire du second. Or, nous apprenant que le père est surnommé « champ » en référence à ses exploits de nageur et ancien champion d’Afrique centrale. Donc c’est le signe d’une déchéance naturelle inévitable du physique du personnage. On le verra essayer d’entretenir ses muscles en faisant des abdominaux dans un sursaut de résistance (vaine bien sûr) au temps.Plus tard la concurrence devient plus sérieuse, puisque Adam sera muté et obligé de quitter la piscine pour prendre le poste du gardien de l’entrée de l’hôtel. Abdel est conscient de ce que cela signifie pour son père et la peine que cela lui inflige. Il tente de le consoler ou de lui expliquer en lui lançant : « J’ai besoin de ce travail. Moi aussi je vais

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avoir bientôt des obligations ». Il voulait aussi lui faire comprendre qu’il a muri et qu’il n’est plus ce petit enfant qu’il cajolait amoureusement. Mais le père est déjà ailleurs et n’entend rien. A partir de ce moment-là, un mur de silence très lourd s’installe entre les deux personnages et prend la place de la grande complicité qui les réunissait au départ. C’est là que le processus de la dépossession progressive d’Adam devient évident. Et le comble c’est qu’il est obligé lui-même d’y participer et de l’accélérer même. Il perdra son ami David licencié dans le cadre de la restructuration de l’hôtel. Il perdra le portier qui considère qu’il lui a pris sa place. Il perdra la piscine qui donnait sens à son existence. Mais il perdra surtout son fils progressivement et en plusieurs étapes. D’abord, la communication avec celui-ci cesse et aucun échange n’est plus possible à partir du moment où la directrice a décidé de les séparer renvoyant le père à l’entrée de l’hôtel et le fils semble y être pour quelque chose si l’on considère le jeu de regards entre les deux personnages. Ensuite, il se séparera de lui lorsque l’armée vient le chercher pour l’emmener au front. Et puis il le perdra définitivement lorsque celui-ci mourra alors qu’il avait pris tout les risques pour le ramener à la maison. Le propre du tragique c’est que le personnage se retrouve désarmé face à une force qui le pousse à avancer contre son gré et vers sa propre fin. C’est ce qui se passe avec les deux personnages. Abdel aime son père et ne veut certes pas lui faire de la peine. L’amour paternel qu’Adam porte pour son fils et la raison de son profond déchirement. Pourtant, les deux personnages finissent par se faire mal et se portent réciproquement atteinte dans ce qui fait le sens même de leurs existences. Le fils prend la place du père comme maitre-nageur. Le père donne son fils à l’armée et le sépare de son amour. Ce qui rend les choses encore plus complexes c’est que la peine de l’un est paradoxalement liée à une sorte de réconfort de l’autre. Le père éloigné de la piscine, le fils peut garder son poste et ne pas être viré. De même, aussitôt le fils envoyé au front, le père reprend sa place au bord de la piscine. L’évolution des deux personnages est conçue de telle sorte qu’à un certain moment les sentiments euphoriques de bonheur ou d’épanouissement se confondent avec ceux de la crise au sens de la culpabilité et/ou de la souffrance.Mais en tout cela, les personnages n’ont aucun choix. Et Mahamat-Saleh Haroun de mettre dans la bouche du chef du village la phrase clé: « Ce n’est pas moi qui décide ». Mais qui décide donc, a-t-on envie de lui rétorquer. La réponse pourrait être métaphysique ; il y a une force qui écrase tout le monde décidant du bonheur et du malheur des uns et des autres comme les dieux et déesses de la mythologie grecque. Mais pour Haroun c’est, semble-t-il, tout simplement l’absurde face auquel Adam est impuissant. Et comble de l’ironie, lorsqu’enfin il tente

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quelque chose pour ramener son fils vers lui, il le perd définitivement. Face à cette adversité, l’Homme ne peut rien et se trouve empêché même de la parole. Adam est très silencieux. Il aimerait bien crier comme l’indique le titre. Mais, au lieu de cela il reste complètement interdit, sa lente démarche d’éléphant donne de lui l’image d’un homme écrasé par le secret qui lui pèse. Les moments où il se dénude sont vraiment rares sinon dans la violence comme les quelques moments où, vidé de toutes ses forces, il s’incline et s’effondre en larme. Mais ces moments sont peu nombreux et très courts. Ils sont comme des moments où le personnage est tenté de fléchir face au destin après quoi il ramasse ses forces et se redresse. Tout de suite après chacun de ces fléchissement on le revoit plein d’énergie et allant de l’avant défiant toutes forces : une fois, son fils ayant été enlevé par l’armée, il reprend sa place près de la piscine alors que tous les employés de l’hôtel on fui ; une autre fois, à la vue de son fils détruit par la guerre, il s’ingénie à le faire sortir clandestinement du camp et une dernière fois, après le constat du décès de son fils, il puise dans ses dernières réserves d’énergies, spirituelles cette fois, pour rendre les honneurs à son défunt fils. Tout se passe dans un mutisme lourd comme la montagne d’Atlas.Il fallait la venue de la petite amie d’Abdel à la maison puis l’arrivée de la cassette, enregistrée et envoyée depuis le front par celui-ci, pour qu’enfin Adam ait la possibilité de se confier et de se libérer de son secret. Il s’avoue, plus à lui-même d’ailleurs qu’à toute autre personne, le secret qui l’habite et le détruit de l’intérieur. Une fois délivré, Adam est plus lucide qu’à n’importe quel autre moment. Son devoir de « Père» vaut désormais plus qu’aucune autre obligation même par rapport à lui-même. Or, dans cet ultime élan de générosité il épuise toute son énergie et toute sa force face à une fatalité qui refuse de lui donner le moindre répit et l’écrase sans merci en lui enlevant son fils à jamais. Alors qu’il se croyait enfin pardonné et alors qu’il ramenait son fils « à la maison » pensant ainsi rétablir sa faute, Abdel meurt sur la moto après avoir exprimé un dernier souhait : se baigner. Ainsi la boucle est bouclée. Le film s’ouvrait sur une baignade ludique, il finit sur une baignade funèbre. Adam est résigné à laisser son fils s’en aller avec le court d’eau. Le petit jeu de compétition en acné à un répondant, comme si le cours des événements ne faisait que confirmer une prédiction, un présage. Le fils était resté sous l’eau plus long temps que son père ce qui avait suscité déjà une petite jalousie chez l’ancien champion de natation. Cette fois les jeux sont faits, et le père ne peut que déclarer forfait. Dans un geste de résignation totale face à une destiné impassible, il est rempli d’une lucidité telle qu’il donne à son fils un dernier honneur en offrant son corps à l’eau du fleuve comme les grecs accompagnaient leurs morts chéris avec les dernières libations

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purificatrices. La boucle et bouclée donc. Le film commençait dans l’eau de la piscine ; il finit dans celle du fleuve. Les personnages finissent, par une sorte d’élévation qui leur fait quitter presque le monde des humains. Tout le film apparait en fin de compte comme un processus dont la courbe d’évolution est tragiquement fermée. L’évolution des personnages, les ramène à un point qui est à la fois le même que celui du départ mais avec en plus, la conscience et l’expérience du tragique. Et c’est en cela, semble-t-il que résiderait le projet global du cinéma de Mahamet-Saleh Haroun : donner à l’Afrique sa place dans le patrimoine culturel et artistique universel. Pasolini avait tenté une fois de faire cela en formant le projet d’adapter la matière grecque au contexte africain. Mais son projet d’Oreste africain avait abouti à un film-essai sur le positionnement de l’Afrique des années soixante-dix par rapport à l’échiquier mondial. Il inventait alors la formule de : Notes pour une Orestie africaine. Entre Homère, Sophocle, et Eschyle d’une part et Pasolini de l’autre, Mahamat-Saleh Haroun prend légitimement sa place et donne à son Afrique la sienne. Par le travail qu’il fait sur le mythe comme mode de se penser soi-même et de penser le monde, il réussit à faire un film qui restera comme un exemple de métissage culturel au sens le plus profond du terme.

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Le cinéma africain, ce cinéma nomade

Cette interview constitue un complément de l’article précédent. Cinq ans séparent les deux textes mais ils restent liés l’un à l’autre par la cohérence d’une démarche et d’une idée du cinéma. Mahamat-Saleh Haroun est en effet, l’une des figures incontournables du cinéma africain actuel. Révélé il y a quelques années par son premier long métrage Bye bye Africa, le premier dans l’histoire de son pays le Tchad, il a confirmé son talent en réalisant Abouna, un second film qui lui a valu plusieurs consécrations dont celle de la critique internationale (FIPRESCI) au festival de Kerala. Avec Darrat son nouveau projet, qu’il mène en complicité avec le réalisateur Mauritanien Abderrahmane Sissako, il vient d’avoir le Prix ARTE France Cinéma dans le cadre du CineMart 2005 au Festival International du Film de Rotterdam (26 janvier – 06 février 2005). A cette occasion nous lui avons demandé de s’exprimer sur la place des cinématographies africaines sur la scène du cinéma mondial, sur les handicaps et les perspectives du cinéma dans le continent noir.

Vous avez une relation particulière avec le festival de Rotterdam où vous êtes présent régulièrement. Cela a-t-il une valeur spéciale pour vous en tant que cinéaste africain ?En fait, cette particularité vient du fait que ce festival est une sorte de tente ouverte a toutes les cinématographies : ici il n’y a pas de star, pas de réalisateur qui seraient plus considérés que d’autres. C’est un lieu ou on est accueilli comme un cinéaste tout court, comme tout le monde. Et cette égalité, il est vrai libère pas mal de bonnes énergies. Pour moi après Bye bye Africa, j’ai pu nouer des relations et c’est d’ici même que la carrière du film a commencé. Et depuis je reviens tous les ans soit comme membre de jury, soit par des projets comme Abouna qui a été soutenu par le fonds Hubert Bals. Cette année je suis venu avec un projet au CineMart. C’est un peu une famille et moi je crois que

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le cinéma est une question de «famille» : trouver des gens avec qui on a des affinités qu’ils soient critiques, historiens du cinéma, producteurs ou autres parmi les gens qui comprennent le travail que l’on fait et à partir de là, cela devient un accompagnement et un soutien vraiment très important. Et puis une famille on ne la choisit pas. Je n’ai pas choisi Rotterdam contre d’autres festivals. Les choses se sont faites comme si j’étais né là-dedans…

N’est-il pas paradoxal que lorsqu’on met les films africains au même pied d’égalité avec les autres, on limite leur chance d’avoir le soutien dont ils ont besoin pour exister ?En fait cela n’empêche pas qu’il y a une attention particulière accordée aux cinématographies venant du continent africain. Mais nous devons, nous cinéastes, avoir une exigence telle qu’on ne soit pas en-dessous de ce qui se fait. Ce n’est pas parce qu’on vient de ce continent que la qualité de notre travail doit être moindre par rapport aux autres. Il faut se placer au même niveau et quand on est au même niveau exiger plus de place pour exhiber notre travail parce la visibilité du continent est vraiment réduite. Mais je ne pense pas qu’il faille jouer le petit… Je n’ai pas ce complexe-là et il ne faut pas qu’on ait ce genre de complexe. Il faut juste exiger un travail très fort sur soi-même, être avec les autres au même niveau et à partir de là leur dire : écoutez, voilà ce que nous faisons et je voudrais qu’il y ait plus de visibilité. En fait c’est quand on est à pied d’égalité qu’on est écouté. Donc notre travail consiste d’abord à être au même niveau et puis devenir le porte-parole.

Est-ce qu’on ne peut pas dire que ce festival est une sorte de grand chantier où les projets de films viennent des quatre coins du monde pour se développer ?Voilà ce qui devrait influencer les Africains dans les politiques de développement pour le cinéma. Des lieux comme Carthage ou Ouagadougou devraient permettre à des films d’exister, les accompagner, les aider jusqu’à la sortie en salle. C’est comme cela qu’on crée une industrie, et aussi un réseau de résistance parce que sinon on ne pourra pas tenir face à la visibilité et à la colonisation d’Hollywood partout. Tant qu’il n’y a pas de réseau, tant qu’on ne se serre pas les coudes pour se défendre, on risque d’être réduits en miette. Ici ils ont compris cela et le festival devient un lieu de résistance ou les projets sont pris dès le début. Et moi je dis toujours que Rotterdam c’est comme un nid. Je fais mes œufs, lorsqu’on part d’ici il y a déjà de petits oisillons et le temps que je revienne, ils commencent à voler. Parlant symboliquement, c’est très fort. Malheureusement il n’y a pas beaucoup de lieux comme celui-là.

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Est-ce que les festivals africains, Carthage et Ouagadougou, ne deviennent pas des vitrines pour des films qui naissent ailleurs ?C’est vraiment le cas, parce que cela est en rapport avec le déficit des politiques cinématographiques dans nos pays. Il faut toujours le rappeler ; les problèmes des cinématographies africaines ne sont pas liés aux parcours ou aux choix des cinéastes, mais d’abord au déficit, voire même à l’absence totale de politique cinématographique dans nos différents pays. Et nous ne serons jamais forts tant que nous n’avons pas une cinématographie forte. Or cela suppose un minimum de structure pour accompagner les projets et les défendre, et une fois qu’ils sont défendus et qu’ils sont forts dans leurs pays, ils peuvent partir partout.

Il reste pour les cinéastes africains la complicité à la base de laquelle il y a une affinité ou une amitié. Sur votre prochain projet, vous êtes encore associé à Abderrahmane Sissako. Comment cela est-il né et comment cela se développe-t-il actuellement ?C’est tout simplement la cinéphilie qui nous a réunis. Nous nous sommes croisés plusieurs fois dans des festivals ou lors de rencontres. J’avais du respect pour son travail. Lorsqu’il a vu Bye bye Africa, il est venu me voir pour me dire combien il a aimé le film et si j’avais un autre projet. A partir de ce moment-là a commencé notre collaboration. Mais comme par hasard, il y a quelque chose de commun à nos deux films. Dans La Vie sur terre, il joue comme un cinéaste. Il ne se présente pas comme peintre ou autre. On voit le réalisateur dans son village et tout. Et moi aussi, je joue dans mon film. Nos deux premiers films ont des liens sous-jacents. Tout cela a été confirmé par des affinités, des interrogations, des perspectives et des visions qui sont à peu près les mêmes. En fait les choses naissent parce que vous vous retrouvez face à la même situation à avoir les mêmes analyses et à prendre le même chemin.

Où en est votre projet actuel ? Le Prix ARTE France Cinéma est-il un bon premier pas ?C’est vraiment le premier pas. Il y a une version assez développée et je travaille sur la première mouture qui sera prête sûrement vers le mois de mars. On est donc au tout début. On est content de voir l’intérêt que les gens portent à notre projet, ce que nous avons senti dans les différentes rencontres qu’on a eues. Mais en fait, il y a une grande pression. Parce que les gens veulent accompagner le projet et du coup on est sous pression et on se dit qu’il va falloir aller jusqu’au bout de ça. Pour le moment ce ne sont que des idées de film mais on n’a pas de scénario. En fait, l’exigence est deux fois plus grande parce qu’on séduit un peu, et il faut séduire encore plus. Et c’est vrai que cela

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n’est pas facile. Mais comme on aime bien le challenge et qu’il faut seulement être concentré sur son travail, on va essayer de répondre à toute cette exigence et à cette attente.

Est-ce que cela veut dire que l’évolution du scénario suivra les orientations que vous allez être amenés à prendre en fonction des partenaires à qui vous allez vous adresser ?Non absolument pas… Le projet est tel que tout le monde voit à peu près le film, le trouve intéressant. On a beaucoup de retours positifs. Le problème est de transformer l’essai. Quand on a un bon scénario, tout le monde s’extasie mais quand le film est vu, ceux qui ont lu le scénario sont déçus. Ça arrive souvent !

Vos angoisses sont donc celles d’un créateur plutôt que d’un professionnel pris dans les engrenages du système ?Ce sont essentiellement les angoisses d’un créateur par rapport à son propre produit. C’est un peu comme lorsqu’on attend un bébé. On se dit qu’on va avoir un beau garçon ou une belle fille… et à la fin vous accouchez d’un petit monstre. C’est un problème très personnel. C’est un peu ça les interrogations présentes. Puisque l’idée vient de moi la question c’est : comment aller au fond de moi pour aller jusqu’au bout de cette idée et ne pas prendre des chemins de traverse que le cinéma nous donne. L’artifice est tel qu’il est facile de faire croire aux gens qu’on a une bonne histoire. C’est aussi comment ne pas décevoir des gens qui, à partir d’un petit discours de cinq lignes, croient qu’il y a quelque chose de fort là-dedans. Comment leur faire croire que cela valait le coup de nous avoir soutenus à cette première étape qui est la première marche pour aller vers le tournage du film.

Beaucoup de cinéastes africains vivent en Europe et font des films dans lesquels ils parlent de l’Afrique, et développent des projets qui sont censés représenter l’Afrique dans un sens ou dans l’autre. Comment vivez-vous ce paradoxe ? Comment vous ressourcez-vous ? A qui vous adressez-vous ?Dans Qu’est-ce que la littérature, Jean-Paul Sartre intitule l’un de ses chapitres : “ Pour qui écrit-on ? “. L’idée est que si les gens n’aiment pas une œuvre c’est qu’elle ne leur est pas destinée. Et ce n’est même pas du vouloir de l’auteur, c’est que tout simplement ils ne comprennent pas l’œuvre elle-même. On peut ne pas aimer parce qu’on ne comprend pas une œuvre… mais d’autres gens peuvent aimer et ceux-là peuvent être partout sur la planète. Donc je ne me pose pas le problème de savoir pour qui s’adressent mes films. Ils sont fondamentalement tchadiens, ils sont ancrés… Lorsque je montre mes deux films là-bas, les gens sont contents parce qu’ils reconnaissent quelque chose. Mon

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travail consiste à dire que ma différence culturelle avec un Américain ou un Japonais n’est pas un handicap. Mon problème fondamental est comment trouver les mailles pour montrer qu’on appartient tous à la même humanité. Je me définis comme Homme, je pars de mon identité, c’est-à-dire de mon quartier, ma famille… Mais en même temps, j’expose mes problèmes de manière plutôt humaine. Et cela n’est pas restrictif de quoi que ce soit. Et si l’on vit à l’Etranger, c’est tout simplement que le destin, à un moment donné, l’a voulu. La violence de la situation des artistes et des populations en Afrique est en fait générée par les troubles politiques. Je suis parti de chez moi au moment où il y avait la guerre, et où je rêvais de faire des choses. Nous avons une vie de nomade. Un nomade part et à un moment donné, il trouve un arbre, de l’eau ; il s’arrête et ne se pose pas de questions puisque sa vie est errance. Si demain je rentrais vivre au Tchad, cela ne signifie pas que mes films seraient plus forts. Je peux aider les gens en place, je peux lancer l’idée d’une structure… Ce serait trop simple s’il suffisait d’être en Afrique pour faire des films forts. Ce ne sont pas des choix voulus, en fait on a toujours été ballottés par l’Histoire. A un moment donné on est simplement victime de l’Histoire qui nous est tombée dessus.

Très souvent on pense au cinéma africain et à son manque de moyens mais uniquement en terme de production. On n’accorde pas d’importance à la distribution, à la diffusion, à l’accompagnement des films et à leur visibilité. N’est-il pas paradoxal qu’un film fasse le tour du monde sans être projeté là où il le devrait d’abord ?Nos films sont condamnés à voyager. Le cinéma africain est un cinéma sans territoire. Il n’existe pas de territoire pour l’épanouissement du cinéma africain. Par conséquent il devient une espèce d’exil. Quelque part, nous ressemblons à nos propres films. C’est la responsabilité des Etats que de créer les cadres pour que le cinéma puisse s’épanouir. Mais comme les cinéastes ont été des empêcheurs de tourner en rond, le cinéma est devenu art de contestation. Donc les Etats africains, me semble-t-il, dans une sorte de connivence silencieuse, laissent pâtir ce domaine parce qu’ils savent que cela soulève des questions. La presse étrangère ou celle en langue étrangère pour les populations, ça ne les atteint pas. Alors que le cinéma atteint directement les gens parce que c’est fait dans la langue nationale : la portée est plus grande. C’est une volonté délibérée des Etats d’étouffer le cinéma, art de la transgression. Pour l’Afrique qui est fondamentalement conservatrice, le cinéma est trop révolutionnaire pour qu’on puisse l’aider pour que demain il critique les gens qui l’aident. On est face à une mort programmée et

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voulue du cinéma par les autorités politiques africaines. La responsabilité du cinéma n’est-elle pas trop lourde ? Il est pratiquement le seul mode de représentation capable de véhiculer et de défendre une culture authentiquement africaine. C’est l’art le plus visible, ce qui fait de lui la seule fenêtre sur l’Afrique. La responsabilité de réconcilier l’Afrique avec elle-même et avec le monde, cela fait beaucoup.C’est une responsabilité terriblement lourde à porter. A chaque film, le réalisateur devient le porte drapeau de tout un continent. Si le film est mal accueilli, les gens qui ont mis un centime dans le film vont commencer à théoriser et à généraliser. Le premier qui fait un faux pas entraîne les dix suivants dans le ravin. Donc la responsabilité est énorme et j’espère que tous ceux qui font des films en ont conscience. A cela s’ajoutent des handicaps. La plupart des cinéastes se mettent à créer des boîtes de production parce qu’il n’y en a pas et donc devenir leur propre producteur. Il y en a même qui deviennent distributeurs parce qu’il n’y a même pas de distribution. Quel temps reste pour la création ? La création demande tout de même un minimum de solitude, un rendez-vous avec soi-même pour réfléchir, pour creuser, pour monter ses projets. A cela s’ajoute un autre problème, celui qu’on nous sort souvent, en l’occurrence la faiblesse du scénario. On se retrouve obligés d’habiter le territoire du cinéma, donc notre patrie reste le cinéma. Par conséquent, plutôt travailler notre cinéma, travailler notre film pour exister en tant qu’homme, que de se poser des questions de développement qui, à un moment donné, relèvent vraiment de la responsabilité politique. Il faut savoir se libérer de tout cela et épouser la patrie du cinéma. Il y a juste des films à faire avec les convictions qu’on porte et essayer de porter l’Afrique là où on peut. En tout cas avec la dernière des énergies.

Le grand problème de la distribution revient à une sorte d’hémorragie interminable de temps, d’énergie, d’argent et beaucoup de gâchis. Peut-il trouver dans les nouveaux supports une solution ou ne serait-ce un début de solution ? Le développement vertigineux de la vidéo, du DVD, des nouvelles formes de diffusion numérique par satellite ne pose-t-il pas un problème encore plus grave pour la présence du cinéma africain ? Ou bien est-ce que la nouvelle technologie peut apporter une issue possible et viable pour la visibilité de nos cinématographies?C’est à double tranchant. On peut se retrouver à faire avec ces nouvelles technologies des films comme des petits pains et qui sont formatés pour un certain public. En fait on entrera dans un ghetto. Il s’agira de faire des films uniquement pour nous et on sera complètement absent de l’écran mondial. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose. En revanche, si on utilise cette technologie pour faire des films dans

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une économie qui nous ressemble, en fonction des moyens dont on dispose pour être dans un même temps proche d’un public local et viser une visibilité plus grande, alors il me semble que c’est important. La solution est de créer une petite industrie, utiliser les projections en numérique pour aboutir à des projets qui peuvent être à l’international et pouvoir lorsque c’est le cas les transférer en 35mm pour qu’ils puissent voyager ailleurs. Du reste cela demande de la réflexion. Parce que si on se met à tourner des films de famille, je pense qu’on n’est pas sortis de l’auberge !

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Haile Gerima, ou le cinéma de la désillusion

Mais nous devons, nous cinéastes, avoir une exigence telle qu’on ne soit pas en-dessous de ce qui se fait. Ce n’est pas parce qu’on vient de ce continent que la qualité de notre travail doit être moindre par rapport aux autres. Il faut se placer au même niveau et quand on est au même niveau exiger plus de place pour exhiber notre travail parce la visibilité du continent est vraiment réduite.

Mahamat-Saleh Haroun

Hailé Gerima se définit lui-même comme un « cinéaste indépendant du tiers monde ». Cette formule résume l’engagement au sens différents et multiformes de son art. Ayant plusieurs cordes à sa guitare il impose le respect dans un milieu, où Hollywood est reine, très hostile à l’émergence de créateurs libres. Emigré au Etats Unis depuis 1968, il se construit lui-même comme artiste et intellectuel en suivant des études d’arts dramatiques (Goodman School of Drama in Chicago, Illinois) puis de master en Beaux Arts à l’Université de Californie. Cinéaste, professeur à la Howard University de Washington et membre de la Los Angeles School of Black Film Makers, Il est aujourd’hui écrivain, philosophe, cinéaste et agitateur culturel qui mène un combat sans merci contre le capitalisme inhumain et la machine Hollywoodienne sans âme. Ces films sont destinés à la lutte des africains contre

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l’esclavagisme, Sankofa, Bush Mama , Mirt Sost Shi Amit (Harvest: 3,000 Years) et contre le colonialisme Adwa, an African victory…. Dans son nouveau film Teza, il s’attaque à la génération d’intellectuels qui a failli à son rêve de construire l’Ethiopie moderne, son pays natal. Avec des cinéastes comme Med Hondo et Souleymane Cissé, Haile Gerima est aujourd’hui l’un des vieux routards du cinéma africain. Lors des 22èmes Journées Cinématographiques de Carthage (2008), le festival africain le plus ancien, il partait favori dans la course pour le Tanit d’or. En effet le succès qu’il venait d’avoir au festival de Venise quelques semaines seulement avant, lui donnait une longueur d’avance sur les autres films en lice. Le palmarès ne démentira pas cet avantage. Le vétéran du cinéma africain remporte haut la main le Tanit d’or, en plus de quatre autres prix dont ceux du meilleur scénario, la meilleure image et la meilleure musique. Nous l’avions rencontré déjà durant le festival et nous l’avions invité à expliquer sa conception du cinéma et le sens qu’il donne à son engagement.

Les gens pensent que les JCC (Journées Cinématographiques de Carthage) sont devenues de moins en moins africaines. Êtes-vous d’accord ?Les cinéastes sont généralement conscients du panafricanisme, et la Tunisie est une partie de l’Afrique. Lorsque vous rencontrez des gens comme Tahar Cheriaa vous rencontrez des gens qui sont les antidotes de l’arabicité confuse des Nord-Africains. Il ne s’agit pas seulement de la Tunisie, mais de l’Afrique du Nord où la plupart sont schizophrènes par rapport aux Africains. Alors, les gens comme Tahar Cheriaa, qui ont été très panafricains, ce que l’on voit dans le film de Farid Boughedir sur le cinéma africain, montrent que nous avons à décider d’être unis. Dans le climat culturel présent dans toute l’Afrique, même en Afrique du Sud, aucun n’est conscient du lien qu’il a avec les autres. Bien sûr, le problème de l’Afrique du Nord est un peu plus difficile à surmonter. Pour moi, l’Afrique est maintenant dans une confusion totale et continentale. Quand je vois, par exemple, la presse dans ce festival, les journalistes ne sont pas intéressés par l’Afrique, ils sont intéressés par les stars arabes, égyptiennes. Donc, c’est comme si vous veniez du monde des stars d’Hollywood à celui des stars hollywoodiennes arabes. Les cinéastes de l’Afrique subsaharienne sont exclus. Vous vous sentez exclu, parfois même indésirable, en particulier parce que la presse est ignorante. Les journalistes ne se soucient que des cinéastes arabes, des acteurs arabes. Ceci crée un grand fossé entre les gens. Et ce n’est pas sain. Les cinéastes panafricains d’antan connaissaient le contexte et les relations des uns aux autres. Je ne sais pas ce qu’il en est des jeunes générations de cinéastes, notamment tunisiens. C’est l’espoir que vous pouvez avoir. C’est là que vous devez commencer.

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Il y a de plus en plus de festivals en Afrique et dans le monde. Pensez-vous que des festivals comme les JCC et le Fespaco ont encore la vocation pour laquelle ils ont été créés ?Mais il n’est pas nécessairement bon d’avoir beaucoup de festivals parce que les films africains sont montrés partout dans le monde. Montrer le film est facile, mais le distribuer, c’est une autre paire de manches, c’est vraiment difficile. Pour moi, la question principale c’est l’absence de distribution du cinéma africain. Vous pouvez aller à des festivals de cinéma, avoir un prix, toute sorte de consécration, mais vous partez sans contrat de vente. Pour moi, ce qui est en train de tuer le cinéma africain c’est l’absence de distribution. Le reste est facile. Tous ces événements cinématographiques en Europe, en Afrique, en Amérique... ne sont que des palabres. Nous ne traitons pas de problèmes sérieux. Le problème c’est la distribution et beaucoup de festivals cela tue la distribution du cinéma africain. Je suis avec Med Hondo à ce sujet : ne pas montrer votre film sans transaction commerciale. Vous ne présentez pas votre film gratuitement en Europe. Nous avons besoin que notre film nous aide à faire un autre film. Donc, pour moi, la prochaine révolution pour le cinéma africain sera la distribution, et les infrastructures nécessaires. Et donc les festivals ne sont pas une nécessité ; un ou deux où il y a une bonne distribution, mais pas plus. Nous ne sommes pas des missionnaires culturels pour prendre nos films et aller d’un festival à l’autre. Nous avons besoin de savoir comment construire une infrastructure pour chacun des films que nous faisons. Donc, pour moi, c’est une perte de temps de faire tous ces festivals. Je ne veux pas aller à beaucoup d’entre eux, je vais aller à un ou deux, mais après c’est fini. Teza a été primé à Venise. Etait-ce une satisfaction pour vous?En Italie, j’ai pleuré parce que les gens m’ont enfin donné raison quand ils ont applaudi. Certaines personnes de l’équipe de la coproduction sont venues me voir pour me féliciter alors qu’elles n’avaient cessé de s’opposer à moi ! Mais quand vous avez fini un film comme celui-ci, avec toutes ses difficultés, vous êtes guéri lorsque les gens viennent vous dire merci. À Venise, qui se préoccupait de ce qu’on doit combattre? Les gens ne le savent pas. Je suis trop vieux. Lorsque j’avais vingt-cinq ans ou trente ans, j’aimais courir les festivals pour obtenir des prix, peut-être. Maintenant, je suis vieux, je suis “nam”. Ce que je veux, c’est de l’argent pour mon prochain film. Vous voulez me donner un prix, donnez-moi de l’argent ! Mais lorsque les gens se sont levés pour applaudir, lorsque les journalistes russes, polonais, chinois, japonais, sont venus me dire merci pour le courage, pour le film, cela signifie tant de choses ! Certaines auraient voulu pour moi le premier prix. Mais la chose importe peu. Que les gens soient venus à moi dans la paix, non pas un mais plusieurs, me dire merci, c’est ma récompense.

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La production de Teza a été donc une expérience très dure. Était-ce à cause de la coproduction ou bien parce vous avez tourné dans deux pays différents ?Pour faire un film comme Teza, vous ne pouvez pas imaginer ce que j’ai vécu. Les gens vous font passer par tant de choses inutiles, en dépit de votre talent. Dans un monde pareil, c’est difficile. Mais lorsque vous vous engagez dans un film vous y croyez, mais vous passez par tant d’hostilité. L’ingénieur du son, en Allemagne, a été stupide. Il m’a rendu la vie difficile parce que je suis africain, parce que je suis noir et il ignorait tout des rapports humains. Deux Allemands seulement étaient de mon côté.

Ces six ans ont été un enfer. Après avoir tourné en Ethiopie, pourquoi n’ai-je pas continué directement en Allemagne ? Pourquoi m’a-t-il fallu attendre deux ans pour tourner six jours ? Pourquoi un de mes coproducteurs ne pouvait pas trouver soixante mille euros ? Il m’a fallu attendre deux ans pour le tournage de six jours ! Je ne suis pas content de mon tournage en Allemagne. J’avais beaucoup d’idées pour exprimer la métaphore de l’Europe. J’avais beaucoup d’idées pour chaque lieu de tournage que vous voyez dans mon film, sauf la partie allemande. Parce que, en Allemagne, deux ans plus tard, il n’y avait pas d’argent et que j’ai dû changer de lieu. J’avais passé plus de trois ans à repérer les lieux. Tout ceci s’est révélé inutile à cause du manque d’argent. Mais dans la partie éthiopienne fondamentalement, j’ai tourné là où j’ai voulu. C’est la raison pour laquelle il m’a fallu si longtemps. Parce que je ne laisse pas un producteur décider, ne serait-ce que d’une image. Sinon ce ne serait plus mon film. L’accord avec les gens avec qui j’ai travaillé en Europe était qu’ils acceptent que je maîtrise mes droits de propriété intellectuelle. Je suis propriétaire à 40 pour cent. Ils sont seulement copropriétaires et n’ont rien à me dire sur les choix esthétiques de mon film.

Vous avez pris aussi beaucoup de temps pour le montage qui est une phase très importante dans votre conception du cinéma.J’ai ma démarche. Je monte l’ensemble de ce que je filme sans rien rejeter Et je reste pendant plusieurs jours à visionner. Il y a tellement de gens qui ne peuvent voir un film de six heures. Moi, je visionne, j’étudie. Puis je commencer à travailler sur la structure. Les Américains ont changé l’idée du cinéma quand ils ont baptisé le montage «editing», contrairement aux Russes ou aux Français. Dans «montage», il y a l’idée d’assembler. C’est différent de l’«editing» ou vous réassemblez. C’est comme de tirer sur le gars qui vous énerve. Les gangsters américains veulent faire un cinéma accessible à ce qu’ils appellent les gens stupides. Pour moi, la première rencontre avec la structure c’est quand

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vous prenez chacun des segments et que vous jouez avec. Ensuite, vous regroupez l’ensemble des segments et vous les regardez, vous les regardez. Je regarde mon film plus que je ne le monte. Je voudrais y consacrer même plus de temps encore. Une fois par mois par exemple, je m’oblige à regarder tout ce que j’ai rejeté. Je veux revoir quand je suis sobre ce que j’ai rejeté quand je ne l’étais pas ! Quand on travaille, on rejette des éléments. Vous avez 30 heures devant vous, et vous avez besoin d’une cavité. Le plan qui fait le lien entre une scène et la suivante, je l’appelle cavité. Quand il manque, je suis prêt à revenir en arrière. C’est difficile. Mes étudiants ne reviendraient pas à ce que, des heures auparavant, ils ont rejeté. Mais moi, je regarde toutes les chutes. Surtout maintenant. J’avais l’habitude de regarder cela sur un «moviola», maintenant j’utilise Avid. Je passe deux semaines à regarder les chutes seules, celles que je rejette de mon film. Je ne m’occupe pas de ce qu’ils appellent les plans de beauté : lever du soleil, paysage,... jusqu’à ce que je vienne avec la musique plus tard, je reste avec les plans essentiels de l’histoire sans les transitions. Et plus tard je vais à la recherche des plans de coupe pour l’embellissement du récit.Tout ce que vous voyez est organiquement en provenance de la salle de montage. Je ne suis pas le cinéaste qui veut adapter un scénario. Le film se développe en moi et c’est au cours du montage qu’il se développe le plus : c’est là que le film naît parce que le scénario devient film et quand il devient un film, il donne au cinéaste une nouvelle vie. La plupart des cinéastes en Amérique, en Europe ou en Afrique essayent de faire rentrer le film dans la forme du scénario. Je ne suis loyal envers rien. Mon scénario meurt lorsque mon texte devient un film. Dans la salle de montage, pour modifier mon film, je le regarde et le regarde encore. Je l’étudie et je ne coupe jamais rapidement. Je suis très conscient quand je vais couper. Pendant longtemps, je regarde, je regarde et je suis la logique des choses en ce moment précis de ma rencontre avec mon histoire. La structure du film est née comme ça.

Vous utilisez un double mouvement d’aller et retour du présent vers le passé et vice-versa. Quelle est l’importance de cette stratégie en ce qui concerne la narration, ou quel en est l’objectif ?Dans un film, l’histoire est racontée en deux temps ou disons qu’il y a deux phases dans la fabrication. La première est l’écriture du scénario, la seconde est la postproduction et le montage. L’évolution de la structure, je l’appelle “mise en relation” plutôt que flash-back parce que je ne veux pas paraître film-schoolish, scolaire. Donc, ce que j’ai fait, c’était de chercher le rapport entre le contenu et la forme cinématographique. Je voulais une structure qui reflète la façon dont je pensais au moment où je préparais le film, où je faisais les repérages. Au mont Mussolini par exemple, je n’ai tourné peut-être qu’une

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matinée, mais j’ai fait au moins quatre essais de tournage et j’y ai été un bon nombre de fois. L’ascension est pénible et prend 40 minutes. J’ai été voir un caméraman, mais j’ai pensé qu’il ne conviendrait pas si bien que je suis allé en voir un autre et nous y sommes allés ensemble, sans caméra. Les lieux de tournage sont extrêmement importants pour moi car chaque fois que je fais l’ascension de ce mont par exemple, je pense à ma propre évolution personnelle. Je suis dans une certaine réalité et soudain, je suis transporté dans une autre réalité. Je me dis comment puis-je mettre cela dans Teza ? Comment le monde d’Anberber change-t-il en lui ? Comment puis-je faire de l’abruption une forme. La structure logique qui s’est imposée, le montage finalement terminé, vient à au moins 30 ou 40 % de la salle de montage. Mais vous avez les mêmes problèmes de structure qu’au début lorsque vous écrivez le scénario.Ce partage est lié à ma réalité d’Ethiopien en exil qui revient à la maison et est incapable de faire face à des choses fondamentales que les gens prennent comme normales et puis je veux voir comment créer, organiser mes idées chaque fois que je me rends en Éthiopie. Même maintenant je suis là, dans deux semaines je voudrais partir. Je suis dans une sorte de rencontre avec mes contradictions, dirais-je.Parce que l’Éthiopie est un pays très difficile. Je dois accepter la pauvreté de ma propre famille, ce qui est difficile. Échapper est une solution de rechange. Anberber vient maintenant et il ne peut pas échapper. Il ne peut pas revenir en Europe d’aujourd’hui et il ne va pas être en mesure de revenir en arrière. Il ne peut pas être ici, il ne peut pas être là-bas. Chaque réalité dans laquelle il est projeté détermine la forme de mon film presque mécaniquement.Fondamentalement, cette structure que vous voyez n’est pas fluide. Je pourrais la rendre fluide mais je ne veux pas, je cherche le conflit. Quand Anberber est perdu quand il veut échapper, le soldat se dresse en face de lui comme dans un drame shakespearien. Il ne cherche jamais la lutte, la lutte vient à lui. Chaque fois qu’il échappe à lui-même, il est rattrapé. Les Ethiopiens guérissent les gens avec l’eau, comme purification. La purification par l’eau est supposée protéger du démon. J’ai transformé la connotation négative de cette tradition en une psychothérapie, qui lui fait rechercher sa jambe. Il se demande quand il a perdu sa jambe. Il y a sa jambe, l’eau, le bruit du travail des femmes… tous les sons marquent sa réflexion. La forme doit obéir à cela. Les cinéastes, les producteurs, et surtout les monteurs, viennent me dire: vous devriez le laisser fluide. Mais non, la coupe... la disharmonie... C’est très difficile.Même lorsque j’étais étudiant, pour ce qui concerne le montage, j’ai toujours cherché un nouveau contact avec mon histoire. La forme que vous avez je l’appelle la relation interprétable entre la forme et le contenu. Quand le contenu est brutal votre forme est brutale. Ils sont

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liés. C’est la raison pour laquelle vous avez ce type de déplacement : en amont, en aval. Il ne s’agit pas seulement de flashbacks comme ce que vous pouvez trouver dans les écoles de cinéma. La structure est en harmonie avec le contenu. L’histoire est celle d’un homme qui revient. On ne sait pas pourquoi, il est venu de l’Europe à son village et il est à la recherche de son enfance.

Vous ne vous souciez pas du confort du spectateur ?Oh non. Ils sont tous mes ennemis maintenant. Les gens ne savent pas. Le capitalisme a fait des consommateurs des gens stupides. Si le public veut échapper à la réalité, pour moi, il est fou. Si vous cherchez à vous échapper, vous fuyez quelque chose de réel. Je ne veux pas vous donner de médicament. Je ne veux pas être celui qui vous donne la pilule pour vous échapper davantage. Je suis l’ennemi des hommes colonisés. Je suis en lutte permanente contre ma situation coloniale. Mon film ne tient pas compte du public, il ne cherche pas le profit, il n’envisage pas de rendre les producteurs heureux. J’ai passé ma vie à contrer la culture hollywoodienne de l’évasion, à me battre contre le public éthiopien ou africain quand il ne cherche que l’évasion. Alors, automatiquement, ils sont constamment en conflit avec moi. Je ne choisis pas la voie habituelle pour les apaiser. Je ne sais pas comment dire : laissez-moi vous divertir, permettez-moi d’être drôle ici, permettez-moi de vous donner.... Ainsi, vous ne quitterez pas la salle. Il y a tant de films qui font cela !

Beaucoup de temps à l’écriture, au montage ; est-ce votre rythme personnel de travailler et que vous avez besoin de tout ce temps pour être sûr des choix que vous faites ?En fait, c’est par respect des personnes qui vont aller voir mon film. Si vous respectez les personnes qui vont voir votre film alors vous devez vraiment travailler dur sur vous-même. Par exemple, j’aime réécrire. Je ne suis jamais satisfait. Je tiens à passer du temps dans la salle de montage par respect des gens. Je ne vais pas monter un film en trois mois et vous le montrer. Je respecte trop mon métier. Mais je vais rester au moins un an, afin de vraiment aller au bout. Même si c’est votre propre histoire, le cinéma est si complexe qu’il vous faut accepter un nouveau combat. Dès que vous voyez le film, un nouveau combat commence. Le cinéma est là à vous dire : non, non, non... sur le papier cela a l’air d’aller mais au cinéma, cela ne marche pas. C’est une chose difficile à avaler. Mais vous devez être prêt.C’est vraiment par respect envers ces personnes qui viendront voir mon film. Je ne veux pas les insulter par manque de préparation. Je suis aussi conscient de mon imperfection, j’aime l’imperfection. Mon film est le film le plus imparfait de tout le festival, je le sais. Mais c’est dans

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l’imperfection que je trouve le Haile primitif qui est une part unique en moi. Qui est Haile ? Ce gars qui est né dans ce village, c’est moi. Et finalement, je viendrai dire : maintenant je suis prêt à vous montrer mon film parce que je ne peux pas faire plus. Il est imparfait, mais j’ai fini maintenant, parce que je veux passer au film suivant.

Teza oscille entre l’illusion de l’espoir et la désillusion du gâchis. Est-ce votre propre vécu ?Je suis très lâche comme personne. Je suis incapable de tuer. Je ne crois pas à l’idéologie, je ne peux pas prendre les armes. Je crois en les films. La seule chose que je manipule c’est la caméra. Je connais beaucoup de gens qui ont cru dans les différents dogmes. Les gens de ma génération n’ont même pas pensé. Ils ont mal interprété l’expérience des révolutions humaines. Ils ont raté le temps et le lieu. Che était un héros. Mais Che ne peut pas avoir de sens maintenant. Son courage n’a de sens que dans son moment. Maintenant, essayer d’être Che serait une mauvaise plaisanterie ridicule. Che est Che, c’est fini. Vous ne pouvez pas le cloner. Vous devez forger un sens nouveau pour votre propre révolution, dans une nouvelle société, dans votre contexte sans perdre le passé.Je vois les Éthiopiens avec qui je suis allé à l’école, ils ne réalisent pas les grandes choses qu’ils pensaient pouvoir faire, mais des choses humbles comme l’enseignement des jeunes enfants. Vous savez, parfois de petites choses sont suffisantes. Je n’ai pas été atteint par cette illusion. Mais Anberber pense comme cette génération dont je parle. Je parle d’une génération qui a été très déçue, désabusée sans justification. Nous sommes déçus car nous n’avons pas encore compris notre rôle en tant qu’être humain plein d’erreurs, mais comme envoyés par une Divine Providence pour faire quelques changements pour le pauvre peuple éthiopien. C’est là où nous nous sommes égarés.J’ai fait ce film pour donner aux gens et à moi-même la chance de se repentir. Nous avons été mal guidés. La réponse a toujours été le peuple. Nous avons pensé le convertir à une religion, une doctrine, une structure socialiste. Cela n’a pas marché. Cela n’a apporté que chaos et catastrophes. La désillusion, je dirais, est d’amener l’autocritique. C’est ce que veut dire Anberber lorsqu’il dit : les enfants ne sont pas encore nés, les enfants du dragon viendront. Cela signifie d’accepter que la réponse absolue n’existe pas. Vous ne pouvez que fertiliser votre temps. Lorsque vous chaussez des chaussures plus grandes que vos pieds vous tuez beaucoup de gens. Ce que je veux dire, c’est: soyons humbles. Il y aura des gens qui vont venir. Ne croyez pas que vous êtes la fin. Le peuple éthiopien aura toujours engendré des faiseurs d’Histoire. Mais quand une génération croit avoir une mission dogmatique, religieuse et des valeurs absolues, elle est confrontée à ce genre de désillusion.

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Vous n’avez pas le droit d’être déçus. Parce que vous n’êtes pas Dieu. Vous n’êtes pas en mesure de créer. Vous êtes censé travailler pour vos idées. Oui, mais être désabusé c’est vous prendre trop au sérieux. J’ai été déçu, mais je peux me demander : Quel miracle ai-je apporté, quels changements ? Le film est comme la confession d’une génération, une sorte d’exorcisme. Parce que je suis chrétien catholique, pour moi il est exorcisme. Le film exorcise le manque de connaissances, le savoir arrogant, exorcise une génération qui a manqué d’éducation. Nous pensions savoir mais nous ne savions pas. Nous ne savions même pas que nous nous ne savions pas.C’est incroyable. J’espère que les jeunes Ethiopiens verront dans le film cette génération qui croyait avoir les réponses. Parce que maintenant il y a une confusion, il y a une génération désabusée. Chaque société chaotique crée un peuple désabusé. La désillusion c’est aussi celle des nouvelles générations. Ont-ils le droit d’être déçus ? Non.

Au-delà de l’Éthiopie, votre film semble se référer à un espace-temps plus fondamental, plus mythique.On ne peut imiter l’Europe et la transplanter. C’est le problème de ma génération. Nous devons retourner aux sources de notre identité. Mon film est un retour aux sources. Regardez la première partie avec le gitan éthiopien, il pourrait mourir en Europe après son accident. Mais vous ne pouvez pas le laisser partir. Et le prêtre vient le feu à la main. C’est comme si l’enfance disait : courage, viens, viens... Le prêtre avec le feu lui dit de se lever. C’est de cette façon que le film commence. Cela se réfère à la mythologie éthiopienne. Ce feu vient de l’origine,... l’Éthiopie, l’Afrique.... En Europe, l’Allemagne de l’Est, où il fait froid, le feu dit que vous ne pouvez pas mourir.Mais en réalité, à ce moment précis, nous ne savons pas ce que tout cela signifie. Je ne dis pas au public : regarde public, c’est ce qui se passe pour lui. Non, je suis intéressé à ce qu’était mon enfance. Même si je vis en Amérique, je sens l’odeur du poulet de ma mère. Il y a un jour férié que nous célébrons en faisant du poulet. J’ai toujours senti le poulet de ce jour-là en Amérique, celui que ma mère faisait ! Tous mes sens sont en Amérique, mais je rêve d’ici. Je suis ici, je suis là-bas. Ce genre de choses modèlent Anberber.Qui sont ces gitans éthiopiens qui viennent le matin vous terroriser lorsque vous êtes enfant ? Ils chantent la lutte contre le matérialisme, comme s’ils étaient envoyés par Dieu. Ils disent que Dieu les a condamnés à rappeler aux Ethiopiens pécheurs que Dieu leur a commandé de protéger l’Éthiopie contre le matérialisme. Ils viennent dans l’obscurité avant que le soleil ne se lève et chantent. Anberber est terrorisé mais revitalisé. L’enfance, le feu, etc. signifient que l’Europe ne vous possède pas. Le docteur dit de le garder sous surveillance. J’ai

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moi-même été en soins intensifs en Allemagne. J’ai eu un paludisme depuis que j’ai tourné Sankofa et j’ai failli mourir. Mon enfant avait l’habitude de venir me réveiller. Je voulais faire ça pour Anberber : que son enfance lui dise : Non, ne meure pas, va dans le coin rouge dans la maison de ta mère. Le coin rouge est la capacité de sa mère à lui donner la seule transfusion qui le ressuscitera. L’autre endroit où il obtient son feu est avec son maître spirituel. Quand il va le voir, il y a toujours un feu allumé. Il y va pour le feu, pour la lumière. Tout est connecté. L’eau également. La femme qu’il aime est sortie de l’eau la première fois qu’il l’a vue. Elle est femme-eau. Tous ces éléments sont fondamentaux. Moi qui ait grandi dans ce monde, ce sont des choses qui m’ont gardé en vie.

Aller ainsi à la source vous conduit-il à l’universel ?Nous touchons l’universel dans le particulier. Nous pensions que nous pourrions devenir universel en imitant l’Europe ou l’Amérique. Nous ne savions pas qu’en étant particulier, vous êtes universel. Lorsque le public a applaudi pendant quinze, vingt minutes après la première projection à Venise, les gens sont venus me dire : jamais la presse n’applaudit ainsi les films. Les journalistes courent pour voir un autre film. Pour quatre ou cinq cent personnes dans la salle, il en reste dix ou quinze personnes à la fin. Wim Wenders est venu me voir, je ne le connais pas, et me dit : J’espère que le monde va voir votre film. Cela signifie beaucoup parce que je suis vengé. Certaines personnes ont dit que j’étais un puriste de la culture. Je ne le suis pas. Je veux que le film parle de moi. Je ne veux pas faire de film pour l’Europe. Je ne fais même pas de film pour les Éthiopiens. Mon cinéma dément les attentes inventées par Hollywood. Je fais un film qui est une thérapie de moi-même, pour me retrouver moi-même après avoir été désorienté au sujet de ma culture, de mon espoir. Et tout ce que je suis en train de faire est de combler les lacunes pour moi-même. Quand vous cherchez à toucher les gens, vous êtes vindicatif.

La mère a un pouvoir très étrange. Elle a protégé Asanu avant même qu’Anberber ne revienne. C’est comme si elle l’avait conservée pour son fils. Elle a déjà décidé.Asanu est un don de la vie. La mère est celle qui peut lui donner une nouvelle vie. La transfusion sanguine ne peut venir que d’elle. Sa vie en Allemagne était terminée. La nouvelle vie lui vient de sa mère. La mère est à l’origine de la vie, mais elle est surtout celle qui ne le juge pas. Son frère a rejoint le village pour le juger. Mais elle dit : tout ce qui m’intéresse est qu’il est de retour. Elle a fait un vœu : s’il revient, elle ira à l’église à genoux. C’est le premier conflit. Elle lui dit : ne dis rien sur mes convictions, je vais mettre en pratique mes croyances et ne

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cherche pas à me décourager. Vous ne pouvez pas m’éloigner de ma foi. Dès le début du film vous le savez, elle a une position culturelle. Mais pour lui, voir sa propre mère à genoux est inacceptable.Elle est heureuse pour son retour. Ses valeurs la poussent également à protéger la femme. La métaphore de la mère est le don de la vie. Elle est le siège de sa nouvelle vie. Il est maintenant régénéré grâce à sa mère. Si elle n’était pas là, il se serait tué. Elle est la transfusion sanguine, c’est le mot qui me vient à l’esprit. Ayant perdu sa vie dans l’accident, c’est elle qui l’a ramené à la vie par le fait qu’elle ne le juge pas, l’accepte, le nourrit. Il ne croit pas à la purification par l’eau, mais le maître lui dit : faites le pour votre mère. Il le fait et ça marche.

Anberber a toujours l’idée d’avoir un enfant. D’abord avec Cassandra puis avec cette fille étrange dans le village qui a tué son propre bébé par jalousie. C’est avec elle qu’il en aura un, et contre tout le système.Cassandra est un outsider. La plupart des Ethiopiens à l’époque avaient des femmes blanches. En Allemagne de l’Est, le problème n’est pas abordé. J’ai connu cela dans les années 70. Une femme noire m’a demandé : Pourquoi est-ce que les hommes noirs ne dansent qu’avec les femmes blanches ? C’est ma propre expérience que j’ai mis dans le film. Anberber est attiré en particulier par les outsiders, par la marge. C’est la raison pour laquelle il a rejoint les marxistes. Il veut faire quelque chose pour les gens de la marge, les personnes qui ne sont pas au pouvoir.Il a eu un bébé avec Cassandra mais il était humainement correct et lui a demandé d’avorter. Elle lui a dit : tu vas quitter un fils et aller à la révolution. Son ami lui dit : tu la fait avorter et tu me parle de la façon d’être un bon père. C’est la grande question pour les émigrés en Europe ou en Amérique. Nous essayons d’utiliser les femmes puis les quittons sans garder aucun lien avec la progéniture à venir. Nous faisons des enfants puis nous retournons. Un Africain aime une femme, mais il la quitte et retourne chez lui pour épouser une femme de son pays et avoir un mariage traditionnel : ghanéenne, nigériane, tunisienne,... Nous faisons beaucoup cela.Cassandra est consciente de ce problème et elle critique son petit ami: «qu’est-ce que je fais là, je suis le résultat d’un homme noir qui m’a laissée. Si tu as des enfants, tu dois les élever». Même quand elle lui pose la question : es-tu prêt à avoir un enfant ? Le gars répond : demande-lui. Il ne dit pas : oui ou non,. et la petite amie dit : «Je suis marxiste, et nous avons une relation socialiste».Quand il revient au village, il va automatiquement vers la fille marginale parce qu’elle est la Cassandre de ce village. Asanu a eu un bébé d’un homme respectable qui va épouser une femme crédible. Elle devient violente. Sa violence provient de l’humiliation d’une classe. Asanu est humiliée parce que cet homme se marie avec une autre femme. Et elle

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tue le bébé par tribalisme, discrimination ethnique... Je me défie moi-même : comment parler des marginaux en Ethiopie ?Je crois que les Tunisiens noirs constituent le chapitre manquant du cinéma tunisien. Comment les Noirs trouvent-ils leur place en Tunisie ou en Algérie ? Nous devons nous repenser nous-mêmes. Les gens me demandent pourquoi je suis avec les Noirs Américains. Parce que ce sont des outsiders. J’étais un étranger quand je suis arrivé en Amérique et j’ai automatiquement eu des affinités avec la population noire. Je m’identifie par affinité aux marginaux. Si vous regardez les enfants métis allemands, ils suivent la culture noire-américaine. Cela leur donne la liberté de dire : je suis quelqu’un, par affinité. Asanu est génétiquement liée, sa nature, sa chaire, sa substance sont liées à Cassandra. Elle est aussi celle qui va donner vie à Anberber.De l’Allemagne il est venu après avoir perdu la vie. Quand il a vu Asanu, elle était dans la cuisine de sa mère qui est rouge. En Éthiopie, la cuisine de la mère est toujours là où la vie commence. Vous rentrez à la maison, votre nourriture est dans la cuisine. Quand il l’a vue dans le coin rouge de la cuisine de sa mère, il a pensé à la transfusion sanguine, il a pensé à Cassandra et puis il se tourna et elle lui dit : je suis ici aussi. Elle le regarde, mais il regarde au loin. Cassandra est vraiment loin. Lorsqu’elle l’emmène sur l’eau, elle lui dit : je te remercie d’être revenu. Elle veut dire : votre mère et moi, je te remercie de revenir pour nous.Le fait est que Cassandra est vraiment Asanu et vice-versa. Elle est partout. Les marginaux sont partout. Sauf si vous choisissez de ne voir que la société dominante et oubliez les gens de la marge. Je viens d’une maison où nous nous sommes toujours identifiés avec les marginaux. Nous ne sommes pas d’un club, d’une tribu.

Les bonnes choses viennent toujours de là où on s’attend le moins. C’est l’exemple de la bicyclette que les paysans amènent à Anberber de façon inattendue. Tout à coup, quelque chose a changé complètement dans son esprit, soudain il voit son chemin devant son lui.La bicyclette est là pour matérialiser son rôle dans le village. Je ne voulais pas d’une grande action à la hollywoodienne où tout à coup, les méchants sont tués par les innocents. Les changements humbles sont réels. Quand un héros fait quelque chose d’extraordinaire, il le fait au détriment de la population. Le public pense : il peut le faire mais moi je ne peux pas. J’aime les films qui font que le public dise : je peux le faire. Il ne s’agit pas de grandes choses. Quand j’étais étudiant, j’ai écrit un article sur John Wayne et Charlie Chaplin. John Wayne est trop fort. Avec une balle, il tue un millier d’Indiens. Charlie Chaplin est un personnage plus civilisé. Mais les Américains n’aiment pas imiter Charlie Chaplin. Ils aiment Charlie Chaplin. Ils ont pitié de lui, ils se sentent désolés pour lui. Mais ils aiment être comme John Wayne. L’Amérique ne sera jamais

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humanisée de la façon dont Charlie Chaplin conçoit la civilisation. Charlie Chaplin ne vous frappe jamais lui-même. Ce qu’il fait c’est qu’il vous pousse à vous frappez. Il s’enfuit, il vous tourne autour et vous pousse à vous frappez vous-mêmes. Il vous fait battre par votre propre démon. Je ne suis pas comme John Wayne qui tue les méchants de la société et part sur son cheval. Charlie Chaplin dit : je ne vais pas vous battre les gars. Vous battre n’est pas la réponse. J’ai sauté afin de ne pas être frappé. Mais dans ce processus, vous vous frappez vous-mêmes au lieu de me frapper.Pour moi, cette proposition ne s’est jamais matérialisée culturellement en Amérique. En Afrique, nous ne devrions pas parler de héros. Ne faites pas des choses extraordinaires. Vous vous montrez extraordinaire, vous découragez le public. Si vous voulez que les gens se transforment, proposez-leur des changements possibles. J’aime Anberber dans le village parce qu’il s’est dit : je n’ai pas besoin de grandes choses comme on en a rêvé, je peux commencer avec de l’eau chaude et un morceau de tissu. Avant que l’homme ne vienne et lui dise : tu es docteur, guéris ma fille. Mais il n’est pas un médecin. Pour l’Éthiopien, il est un docteur, il veut faire la révolution donc il lui dit : ma fille est malade, soigne-la. Ce qu’il dit est : je n’ai pas besoin d’un grand hôpital comme nous l’avions prévu avec nos idées socialistes. Je peux utiliser la logique. La même chose avec les enfants à l’école. Vous voyez les enfants le regarder comme pour dire : nourris-moi de savoir. C’est-ce qu’il fait, en commençant avec les mathématiques.

Vous multipliez les plans de respiration poétique, avec des paysages.Cela dépend de la situation. Quand vous voyez le gitan, c’est lié à la chanson traditionnelle. Cela veut dire que le danger s’approche et que les soldats viennent au village. Mais le paysage est toujours connecté à la tentation d’échapper à la beauté. Vous avez vu que la beauté du plan est soudainement interrompue avant la fin. Au Canada, quelqu’un m’a demandé : pourquoi n’avez-vous pas laissé la scène durer plus longtemps? Je lui ai dit qu’il perdrait le fil de mon histoire. Mon histoire traite de ces personnes, mais vous ne pouvez pas les empêcher d’avoir une relation avec la montagne. Parce que la nouvelle violence ne leur donne pas la liberté de le faire. Ce que les Éthiopiens ne comprennent pas, en particulier ceux qui n’ont pas vécu ces circonstances historiques, et Les Européens non plus ne comprennent pas que nous n’ayons pas la liberté de romancer notre enfance comme Bertolucci dans 1900.Quand je suis retourné en Éthiopie, assis sur le divan, repensant mon enfance, j’ai vu venir le soldat et tuer quelqu’un devant moi. Oui, je voudrais voir cette montagne. Mais je ne peux pas omettre cette réalité. Anberber n’a pas la liberté de se rappeler romantiquement son enfance. Il voit d’autres enfants tués. Mais il imagine sa propre enfance en train de mourir. Pour moi, c’est très égoïste lorsque vous vous

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penchez sentimentalement sur votre passé. Le gamin n’est pas en train de mourir, comme ce fut le cas dans l’Ethiopie où j’ai grandi. Ce que je veux dire, c’est : Haïle, tu n’as pas droit au souvenir romantique.Un grand nombre d’Africains reviennent pour ça. Beaucoup diront: emmenez-moi visiter cette montagne. Je reviens d’Amérique. Le genre de gars que je suis, c’est quand je reviens et que je vois une femme qui est pauvre comme ma famille, je suis pris au piège. Le fascisme pour moi est dans cette civilisation de grands mariages romantiques. Lorsque vous avez à marcher sur des milliers de mendiants pour venir ici, c’est du fascisme. Je ne veux pas juger les Éthiopiens qui me disent : «nous sommes ici, nous ne sommes pas comme vous en Amérique. Un gars m’a dit : vous n’êtes pas ici pour me donner un emploi, ne me jugez pas». Nous avons différentes visions romantiques de l’Éthiopie. Et maintenant, nous sommes le nouveau clan. Je pense qu’il n’a pas tortMais je ne vais pas cesser de faire des films sur comment je me sens : ce serait trop irresponsable de ma part en tant que cinéaste. En tant que conteur, je dois vous parler en dépit de mes contradictions. Ils ont le droit de ne pas m’accepter dans ma sensibilité. La liberté d’être engagé avec votre enfance n’est pas possible dans ce tiers-monde, en Amérique latine, Afrique, Asie,.. où il y aurait les meilleurs soldats d’Al-Quaida. Le gamin marqué par la pauvreté que vous êtes à sept, à trois, à quatre, la pauvreté, tout devient violence. La pauvreté est l’ennemie de l’humanité, et grâce à l’empire américain, elle a créé une classe aveugle sur l’origine de la violence. On crée la violence en reléguant l’être humain à la condition inacceptable de classe de la honte. Les psychologues, s’ils le pouvaient, écriraient une dissertation du genre : vous humiliez un peuple, vous humiliez un portier, vous l’humiliez devant ses enfants, vous créez un type violent. Au cours de la junte, tous les meurtriers venaient de la classe des humiliés. Tous ceux qui ont honte de la façon dont le gouvernement précédent les avait traités. Un gars de la Californie m’a dit : Hailé, comment les gens que je connais ont-il pu devenir à leur tour des monstres ? Je lui ai dit : «vous ne les connaissez pas. Vous les avez programmés à être des monstres». Lorsque vous humiliez le portier qui vous ouvre la porte à quatre heures du matin, vous avez créé un monstre, parce qu’il doit se lever pour vous ouvrir, puis à cinq heures pour ouvrir à vos enfants qui étaient également dans une boîte de nuit. Et quand son enfant est venu et vous a vu commander son père, vous l’avez «marqué». Donc, lorsqu’un peuple est humilié, vous ne pouvez pas éviter sa violence. Vous ne pouvez pas dire : Oh, d’où est-ce qu’ils viennent ? Vous les avez créés. Le nouvel Empire romain, pour moi, c’est les États-Unis d’Amérique. Ils ont créé ce capitalisme mondial obscène. Ils sont maintenant aussi violents que les personnes qu’ils dénoncent. Ils vont faire de notre vie un enfer.

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Postface

«Tout ce qui est grand m’appartient»

Lorsque j’ai publié l’article sur Un Homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun un journaliste Burkinabé m’accusa de mimétisme par rapport à la critique européenne et plus précisément française. Ma première réaction fut de me demander comment peut-on développer le sens critique comme condition d’aller de l’avant et ne pas rester prisonnier de notre condition de « sublaterne » ; comment ne plus être empêché de se représenter soi-même, de prendre la parole sans aucun complexe. Dans le texte en question je voulais mettre en valeur la profondeur tragique dans Un Homme qui crie, le film de Mahamat-Saleh Haroun qui était en compétition au festival de Cannes en ce moment là. Le reproche s’appuyait sur le fait que j’empruntais pour les besoins de mon analyse des topoï « typiquement occidentaux » : en l’occurrence la matière tragique de la Grèce antique et l’héritage dramaturgique très riche en mythes fondateurs. Le journaliste estimait, chose incontestable par ailleurs, que la matière tragique « Tchadienne » ou « Africaine » valait toute autre matière, là nous sommes tous d’accord. C’est même le sens de la réflexion que j’ai essayé de formuler dans mon article non pas en faisant des personnages du film des « clones » des personnages mythiques « occidentaux » ni en appliquant une grille narratologique « occidentale ». C’aurait été trop naïf. En tout cas l’objection en question m’avait permis de revenir à certaines idées fondamentales. Quand il s’agit d’art et de pensée, l’Occidental en soi n’existe pas, ni l’Africain non plus ! C’est d’ailleurs le sens de la démarche d’un Pasolini quand il adaptait Les Mille et une nuits, ou

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en formant le projet d’une Orestie africaine. C’est aussi l’idée d’un Peter Brook en allant vers le fond culturel indou à travers son œuvre majestueuse le Mahabharata. Les idées n’ont pas de frontières, pensait Youssef Chahine dans Le Destin et qui disait ailleurs : « Tout ce qui est grand m’appartient ».Pour ma part, il est tout à fait légitime qu’un cinéaste africain puise dans une matière non africaine pour réaliser des œuvres personnelles. Encore une fois je ne sais pas si c’est le projet de Haroun. Par contre quel serait sinon le sens d’une œuvre aussi importante que Hyènes réalisée par Djibril Diop Mambéty en 1972 avec Ami Diakhaté et Mansour Diouf. Ce film est inspiré sans aucun complexe de la pièce La Visite de la vieille dame du dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt. La même pièce avait auparavant inspiré La Rancune (The Visit est le titre anglais) en 1964, un film de l’Autrichien Bernhard Wicki, avec Ingrid Bergman et Anthony Quinn. En effet, mon intension dans l’article sur Un Homme qui crie est de défendre la dimension universelle du film. C’est ma conviction et je l’assume. J’estime que tout artiste ou critique ou intellectuel du monde entier devrait s’en réclamer en toute légitimité. L’universalisme ne signifie pas le mimétisme d’une culture hégémonique mais le dépassement de toutes formes de frontières. C’est là où je situerai le défi réel. Je suis Africain non pas parce que je suis en opposition avec l’Autre (Européen en l’occurrence). Nous contribuons tous au « Génie Humain » et je ne devrais en aucun cas avoir de complexe à puiser mes outils d’analyse et de réflexion dans n’importe quel fond culturel. Il se trouve que la matière dite Européenne nous est, à nous africains, plus proche qu’à d’autres ; à tel point que les différentiations paraissent souvent forcées pour ne pas dire inappropriées. Cela revient à des facteurs complexes d’histoire, de géographie, de politique… et de rapport de forces etc.J’ai eu recours à la matière tragique grecque comme un ensemble de schèmes mentaux de représentation qui, en fait, ne sont pas propres à l’Europe. Le tragique est un fond humain, c’est l’évidence même. Il est donc parfaitement admissible de le retrouver dans la réalité même du Tchad. Haroun a essayé, je pense, de représenter cela par le cinéma. Il n’a peut-être pas nécessairement pensé aux mêmes éléments que moi. J’ai peut-être forcé les choses aussi. Ce qui manquerait encore c’est montrer la portée intellectuelle et culturelle du tragique dans les cultures africaines au-delà des faits et d’essayer de voir comment cela se traduit ou pourrait se traduire par des formes d’expressions artistiques. C’est un champ d’investigation digne d’intérêt et c’en est là l’une des batailles de la critique africaine.Après des années, voire des décennies, de travail sérieux sur les

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rapports de l’Occident au reste du Monde, Edward W. Saïd déclarait n’avoir pas d’Orient en soi à défendre. Achille Mbembé, le philosophe camerounais, le suivra en poussant plus loin encore cette approche postcolonialiste des rapports entre les cultures. Rien n’existe en soi. Le métissage, culturel du moins, est le salut de l’humanité. Le multiculturalisme n’est pas un choix c’est une réalité de fait qui dépasse toute volonté. La pureté est à l’origine de tous les fascismes. J’ai donc écrit ce texte à un des moments où se faisait sentir chez moi avec beaucoup d’insistance, l’urgence de publier ces pièces. Elles sont éparses, en apparence seulement. En fait elles tournent toutes autour d’une idée : est-il possible malgré tout aux artistes, critiques et intellectuels du Sud de dire « Je ». Dans quelle mesure, un cinéaste africain est autorisé à voir et à se faire voir ? Dans quelle mesure également, le critique de cinéma a une marge de vue et de visibilité suffisante pour lui permettre d’une part d’accéder à l’image et d’autre part de développer son discours sur le cinéma et sur le monde ? J’avais publié il y a dix ans un petit essai dans lequel je m’interrogeais sur l’identité dans le cinéma africain. Alors que je partais d’une affirmation naïve d’une certaine identité floue et indéfinie, j’aboutissais en fin de parcours à une nuance me permettant d’affirmer que l’identité est une chose qui n’existe pas en soi mais elle devient un processus infini de construction culturelle. Dans les sections qui constituent ce volume, j’interroge la difficulté concrète que peut rencontrer un critique, en l’occurrence tunisien et/ou africain, dans la pratique même de la critique. La question ne suppose pas seulement un rapport à une altérité extérieure qui ferait par exemple que l’accès à des films du Sud et l’épanouissement des artistes nécessiteraient d’être du bon côté d’une ligne de démarcation. Mais elle présuppose également toutes sortes de forces susceptibles d’obstruer l’acte d’expression artistique ou intellectuel; d’où les réflexions sur l’émergence de nouveaux talents, d’où aussi les difficultés institutionnelles pour des cinématographies « saines », et d’où enfin la difficulté de développer toute forme de sens critique condition sine qua non pour tout éveil intellectuel et artistique.

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Notes (1) Déjà dans l’édition de 1977 ou dans les postfaces de celles plus tardives de 1993 et 2003.(2) Secular criticism, 25. The World, the Text and the Critic, Edward W. Said, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1983.(3) Charles Tesson, Cahiers du Cinéma, N 385- juin 1986, p. 64.(4) Luce Vigo, Révolution, N 320 du 18. 04. 1986(5) Cf. « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale?» Entretien avec Mbembe Achile, Esprit – Décembre 2006.(6) Idem(7) Idem.(8) On continuera à employer le terme « Identité » à titre opératoire. Le lecteur gardera à l’esprit la complexité de telle notion.(9) Cf. l’interview de Mahamat-Saleh Haroun à la fin de ce livre.(10) Peut-être faudrait-il plutôt s’en tenir à la notion d’utilité. (11) Le produit de la télévision étant un produit qui cible sa propre société de consommation pour avoir des retombées économiques. (12) La législation tunisienne exige pas moins de trois de courts métrages pour qu’un nouveau cinéaste puisse postuler à la subvention d’aide à la production d’un long métrage.(13) Au moment de la rédaction de ce texte en fait. Plus tard, un producteur tunisien de renommée mondiale rachètera les laboratoires dans le cadre d’un processus de privatisation.(14) Le colloque portait le titre suivant : « Le marché audiovisuel entre les mutations du Nord et la coopération Sud-Sud ». (15) L’Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat. (16) Secrétaire Général du FESPACO dans une interview accordée à Y.Stern ( JCC 1990 ) dans Ciné feuille.(17) Les données statistiques sur le cinéma occidental sont puisées dans la revue du Centre National du Cinéma, Le Cinéma Français.(18) Ces indications sont prises en considération au moment où cet article a été publié la première fois, c’est-à-dire vers le début de l’année 2002. Ceci ne les empêche pas de rester d’un grand intérêt pour comprendre la manière dont un secteur comme la distribution peut évoluer en fonction des spécificités des sociétés.(19) Cette association a été obligée de mettre fin définitivement à son action pour des raisons économiques vers le mois de juin 2002. (20) Même une association africaine qui souhaiterait programmer des films africains dans des circuits culturels se heurte à cette contrainte frustrante. (21) La télévision tunisienne n’a pour l’instant qu’un programme hebdomadaire qui passe presque inaperçu. (22) L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, dernière version 1939, in « Œuvres III », Paris, Gallimard, 2000.(23) Dialectique négative, Petite Bibliothèque Payot | Numéro : 478, 2003.(24) Nollywood, le Phénomène vidéo au Nigéria, ouvrage collectif sous la direction de Pierre Barrot, L’Harmattan, 2005(25) Un premier remake est réalisé par John Guillermin avec Jessica Lange et Jeff Bridges en 1976. Ce film sera suivi d’une suite 10 ans plus tard King Kong 2 (King Kong Lives). Ensuite en 2005, Peter Jackson sort une nouvelle version de King Kong avec Naomi Watts, Jack Black et Adrien Brody. Mais toutes n´égaleront jamais la toute première version.(26) Roy James, African filmmaking, North and South of the Sahara, Edinburg University Press Ltd, 2006. (27) Office National du Commerce et de l’Industrie Cinématographique(28) Luce Vigo, Révolution, N 320 du 18. 04. 1986.(29) Idem. (30) Idem.(31) Charles Tesson, Cahiers du Cinéma, N 385- juin 1986, p. 64.(32) Noël Burch, Praxis du Cinéma, Gallimard, Paris, 1986.

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Index des noms Aduaka, Newton (71)Alassane, Mustapha (23)Albou, Karen (9, 91-96)Allen, Woody (23)Allouache, Merzak (83)Alvarez, Santiago (43)Amari, Raja (25-26, 38, 51)Ammar, Abedellatif ben (46, 48,50)Apollinaire, Guillaume (20)Armes, Roy (83)Arrabal, Fernando(78)Ayouch, Nabil (28-29)Babai, Brahim (48)Baccar, Salma (50)Bahloul, Abdelkrim (78)Behi, Ridha (15)Békolo, Jean-Pierre (26)Bergan, Ronald (73)Bergman, Ingmar (72)Bergman, Ingrid (125)Bertolucci, Bernardo (11, 122)Bonnaire, Sandrine (78)Boughédir, Farid (47-48, 51, 92, 111)Bouzid, Nouri (15, 46, 48, 50, 78, 83, 92)Brialy, Jean-Claude (78)Brook, Peter (125)Burch, Noël (90)Cameron, James (72)Castoriadis, Cornelius (19)Chahine, Youssef (125)Chaplin, Charlie (121-122)Cheriaa, Tahar (111)Chraibi, Driss (28)Cissé, Souleymane (24, 28, 63, 111)Cissoko, Cheikh Omar (24)Cooper, Merian C. (73)Coppola, Francis Ford (72-73)Cruise, Tom (31)Darwich, Mahmoud (5)Debray, Régis (70)Deleuze, Gilles (19, 71)Derrida, Jacques (71)Diakhaté, Ami (125)Dialo, Boubakar (71)Diouf, Mansour (125)Dürrenmatt, Friedrich (125)Ebert, Roger (73)Eco, Umberto (17)Eisenstein, Sergei (43)Eschyle (102)Fanon, Frantz (13, 71)Fassbinder, Rainer Werner (18)Ferroukhi, Ismaël (27)

Foucault, Michel (19)Ganda, Oumarou (23)Garrone, Matteo (78)Gassot, Charles (65)Gerima, Haile (9, 11, 22, 30, 53, 82, 97, 110-123)Ghandi, Mahatma (20)Ghorbal, Khaled (51)Gilory, Paul (18)Godard, Jean-Luc (43)Gomes, Flora (24)Gramsci, Antonio (97)Guevara, Che (117)Hamina, Lakhdar (82-83)Haneke, Michael (73)Haroun, Mahamat-Saleh (9, 11, 29, 41, 58, 77, 91, 97-103, 109-110, 126)Hénidi, Mohamed (31)Hitchcock, Alfred (43, 73-74)Hlima, Hamouda ben (92)Homère (102)Hondo, Med (24, 111-112)Imam, Adel (31)Jâibi, Fadhel (47, 50)Jarmusch, Jim (23)Jaziri, Fadhel (92)Kaboré, Gaston (61)Kaige, Chen (24)Kechiche, Abedellatif (9, 15, 77-80)Kelani, Tunde (71)Khémir, Naceur (24, 47)Khlifa, Hédi ben (92)Kouyaté, Dani (24, 27, 67)Ktari, Naceur (46, 48, 50)Keuken, Johan van der (17-18, 70)Kiarostami, Abbas (85)Lagtaa, Abdelkader (28)Lahouar, Anouar (57)Laplaine, Zéka (27)Mabrouk, Néjia ben (50)Mahmoud, Mahmoud ben (28-29, 47, 83)Malaimare Jr, Mihai (72)Mambéty, Djibril Diop (125)Marivaux, Pierre de (78)Marrakchi, Leila (25)Marx, Karl (13, 19)Mattar, Walid (57)Mbembé, Achille (12-13, 16, 18-20, 126)McLuhan, Marshall (70)Meddeb, Radhwan (57)Michalkov, Nikita (73)Mizoguchi, Kenji (24)Naruse, Mikio (24)

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Nkroumah, Kawamé (29)Ogawa, Shinsuke (43)Ozu, Yasujiro (24)Pasolini, Pier Paolo (17-19, 102, 125)Peck, Raoul (66)Peirce, Charles Sanders (17)Quinn, Anthony (125)Rachdi, Ahmed (82)Ray, Man (70)Richter, Hans (70)Rohmer, Eric (73, 84)Rouch, Jean (70)Saïd, Edward W. (12-13, 15, 17, 20, 70, 126)Salou, Killo Daniel (27)Sartre, Jean-Paul (106)Sawadogo, Philippe (63)Schoedsack, Ernest B. (73)Schwarzenegger, Arnold (31)Sembene, Ousmane (14-15, 23-24)Sica, Vittorio de (85)Sissako, Abderrahmane (103, 105)Soliman, Ramadan (24)Sophocle (102)Spivak, Gayatri Chakravorty (13, 16, 19)Stallone, Sylvester (31)Suleiman, Elia (16, 90)Tarantino, Quentin (23)Tarkovski, Andrei (29, 43, 83, 85)Téchiné, André (78)Tesson, Charles (15, 90)Tlatli, Moufida (48, 92)Truffaut, François (85)Tsaki, Brahim (9, 14-17, 82-90)Vertov, Dziga (86)Vigo, Luce (84)Wade, Mansour Sora (24, 28)Warhol, Andy (70)Wayne, John (121-122)Welles, Orson (29, 43)Wenders, Wim (77, 119)Wicki, Bernhard (125)Wright Mills, C. (20)Yimou, Zhang (24)Zemmouri, Mahmoud (83)