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MASTER 2 ETUDES PSYCHANALYTIQUES ET ESTHETIQUES Parcours ESTHETIQUES
V31PPPE8 : Pensées et pratiques des formes
Sophie BARRERE
V31PPPE8 Pensées et pratiques des formes S. BARRERE
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L’imaginaire, le symbolique et le réel dans l’image.
Dans l’œuvre d’art, l’image est complexe, toujours double et trouble, lieu
de l’hétérogène où se déploient les dimensions de l’imaginaire, du symbolique et
du réel.
Afin de déceler toute cette agitation un avant propos est nécessaire. Il
concerne l’illusion de vérité qui est le leurre de l’image. Ce constat nous permet
d’aller au-delà de sa planéité et de son immédiateté vers sa réelle profondeur.
Car l’image possède une qualité d’écran dont le jeu est de piéger le regard dans
la surface que représente l’anecdote. Cette particularité de l’anecdote est
importante à identifier, puisque de nombreux artistes en jouent, ceci afin de
déstabiliser le regard, de révéler l’artifice du visible afin de mieux diriger vers le
voir. La présentation qui suit concerne un artiste qui se joue de son public, tout
particulièrement celui qui se complaît dans le pathos1, en se servant du leurre de
l’œuvre d’art, de son illusion de vérité ; il s’agit de Joseph Beuys. Il crée le long
de ses apparitions et manifestations un personnage qu’il entoure de la puissance
du mythe. Il le situe dans le monde de l’art, permettant ainsi à son projet
d’atteindre la transgression et l’ironie face aux dogmes. Afin d’aller au bout du
sarcasme, il ironise son propre domaine d’efficacité ; l’art, dans l’œuvre :
« Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort. »2 Dans celle-ci il parcourt
un musée et tient un discours incompréhensible sur les œuvres à un lièvre mort
qu’il tient dans ses bras. Il illustre alors la furieuse envie de tout comprendre de
la part de l’amateur, du consommateur d’art. Or c’est une conception de l’art où
le spectateur devient l’élément principal comme lien aux tableaux. L’œuvre n’est
plus le point de départ, ce qui en dénature l’approche.
De manière générale, il explore dans ses œuvres les limites entre
sensation et sensationnel. Il trafique l’autobiographie, joue avec une mythologie
individuelle, investit le symbolique et la puissance des rituels dans la matière
organique.
1 Le pathos est un terme technique qui désigne le sentiment investi dans l’œuvre, à l’opposé de l’éthos qui désigne le corps de l’œuvre, autrement dit tout ce qui est structure, corps, technique, médium, qui sert de support à l’œuvre. 2 Œuvre de 1965.
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Le personnage qu’il s’invente est récurrent dans chacune de ses œuvres,
il se présente vêtu d’un gilet et d’un chapeau reconnaissable. Il se sert ainsi des
symboles : une des matières premières de l’œuvre, qui, il le sait peuvent mener
du symbolique au mystique. Le symbole possède ce double tranchant, il a une
forte puissance d’évocation, mais celle-ci piège, emprisonne, capte, fascine le
regard dans ce premier niveau de lecture, dans ce niveau de planéité et
d’immédiateté de l’image. Quant au mythe, il laisse planer un doute. Il utilise de
façon systématique des matières porteuses de sens dans ses œuvres. Il s’agit du
feutre, de la graisse et du miel. Ceux-ci sont sensés évoquer un évènement passé
traumatisant. Ils renvoient en effet à une anecdote, vécue ou inventée ? Lors de
la seconde guerre mondiale, il fut sauvé par des nomades qui l’entourèrent de
graisse et de feutre et le nourrirent de miel. Ainsi Beuys se sert du symbole, du
sacré et de l’anecdote pour perdre le spectateur dans le pathos, la morale et le
ressentiment qui planent encore autour de la seconde guerre mondiale. Beuys rit
de ses effets et en parle à son lièvre mort.
Il fait ainsi ressentir des émotions intenses, que ce soit la compassion ou
la désillusion face à la manipulation ; peu importe le niveau de lecture sur lequel
le spectateur bute, l’œuvre fonctionne dans ce déchaînement émotionnel. Ainsi il
faut garder à l’esprit que les artistes n’hésitent jamais à utiliser dissimulations et
subterfuges dans leurs œuvres. Ils jouent du statut ambigu de l’œuvre et de sa
propension à raconter une histoire. Les artistes sont les fervents manipulateurs
de l’ironie et du double sens de l’image.
Il reste dans son œuvre une formidable dimension poétique, au-delà de
ses jeux ironiques. Beuys appartient au mouvement Fluxus, dont le nom est tiré
d’une phrase d’Héraclite :
« Toute existence passe par le flux de la création et de la destruction. »
Sa démarche consiste alors à retrouver cette force, cette énergie, cette
potentialité, dans la matière. Cette potentialité humaine réside dans le principe
de liberté. Ainsi il s’intéresse à la souplesse du matériau, à ses réactions aux
changements de température, notamment avec la cire. Cette souplesse est
psychologiquement efficace, elle va évoquer chez le spectateur des processus
internes, tels les sentiments et leur malléabilité. Selon l’artiste, lorsque certaines
idées ou certaines énergies de l’homme tendant à une réalisation, se heurtent à
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de gros obstacles et sont par conséquent freinés, il se produit un effet de
rayonnement. C’est cette volonté entravée qui rayonne, voici le sens de certaines
sculptures très ramassées, denses comme les tas de feutre : « Agrégats », ou
encore l’utilisation du courant électrique. Elles sont censées avoir
métaphoriquement ce rayonnement intérieur et sont une indication sur une force
qui devrait être mise en œuvre dans chaque homme. Ainsi il retrouve dans la
matière cette énergie présente dans l’homme, une énergie indéterminée, motrice,
son affectivité. Ce ressenti de la matière passe par des éléments invisibles. Voilà
pourquoi il veut élargir notre perception dans les œuvres. Celles-ci associent
tous les stades de la perception. Le regard mais aussi le toucher, l’ouïe,
l’impression de chaleur ; sensations confuses sollicitées de façon muette par
suggestion de forme et de matériau. Il sollicite une extension de nos possibilités
sensorielles. Prenons l’œuvre « Plight » 3 pour exemple. Le titre évoque une
promesse, comme des fiançailles, ainsi qu’un état un peu pénible, un
engagement. En entrant dans ce lieu un nouvel organe de perception semble se
former rassemblant l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher, le goût. Cette salle
développe l’idée d’une salle de concert sans résonance. C'est-à-dire une
description qui contient son envers, son point aveugle. Beuys nous fait la
démonstration de l’existence d’une frontière où tout s’articule autour d’un point
critique. Si ce point se déplace, tout change, même la signification de l’art, qui
tient comme on le sait au changement radical et complet de l’homme à
commencer par la conscience qu’il a de lui-même.
L’artiste recherche l’œuvre totale : pour lui l’art c’est la vie. Ainsi il
inclut sa vie, son travail, et sa place d’homme dans la société dans ses œuvres,
inspiré par la pédagogie de Steiner, qui pose le principe de liberté comme but
suprême de la société. L’œuvre « Coyote »4 témoigne d’une métamorphose de
l’idéologie en pensée libre, du langage en pratique, du monologue du pouvoir en
dialogue des parties en présence, de la méfiance en communication et en
coexistence créatrice. Dans cette œuvre, l’artiste ayant décidé de ne pas poser les
3 « Plight », 1958-1985, installation, 43 éléments en feutre gris de 5 rouleaux chacun, piano à queue, tableau noir, thermomètre, 310/890/1815cm, musée national d’art moderne, centre G. Pompidou, Paris. 4 Action qui inaugure l’ouverture de la galerie René Block à New-York en mai 1974, ou l’artiste passe trois jours derrière une grille, enfermé avec un coyote.
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pieds aux Etats Unis avant la fin de la guerre du Viet Nam, désire ne rencontrer
de ce pays que le coyote. Animal sacré, représentant le point névralgique
psychologique du système entier des énergies américaines, le traumatisme du
conflit de l’américain avec l’indien. C’est en sorcier, avec rituels et gestes
ésotériques que Beuys entre en contact avec l’animal. Puis l’artiste repart
comme il est arrivé, sans poser les pieds sur le sol américain, le corps roulé dans
une couverture de feutre, transporté dans une ambulance en urgence vers
l’aéroport Kennedy. Face à cette structure mise en place, la mythologie
individuelle qu’il s’invente, permet de créer le lien traumatique entre l’individu
et la matière ainsi que la poésie qui en naît. Beuys affiche une ironie créative,
mais aussi une poésie qui se déploie dans un univers complexe.
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Polke est un autre artiste qui témoigne de l’ambivalence de l’image. Il
développe dans ses œuvres le piège de l’illusion de réalité et la richesse de
l’expérience de création, qui au-delà des conventions renouvellent le voir. La
lucidité de cet artiste se résume dans le titre de la toile : « Les trois mensonges
de la peinture. » La peinture est un leurre d’espace à travers la perspective, elle
est un leurre d’histoire et de communication à travers l’anecdote, en somme elle
est un leurre de réalité. La posture de Polke est de ne pas se laisser enfermer dans
une image de marque. Son art n’a de cesse de déjouer toutes les entreprises
d’identification. S’il investit des domaines très divergents, il les utilise les uns
contre les autres, comme autant de points de vue sur le monde, mais jamais
comme des systèmes de valeur spécifiques. Il se méfie des idéologies qui
prennent les effets pour les causes et qui prétendent arriver à leur fin au nom
d’une métaphysique du monde et de la matière. Avant de se réclamer d’une
quelconque métaphysique, la démarche de Polke se revendique comme une
physique et une chimie. Ce sont les effets de la peinture qui l’intéressent et non
leurs prétendues causes. Le peintre est principalement attentif à ce qui survient
au cours de l’expérimentation ; il n’a pas de programme à vérifier. Ce qui
importe c’est le moment favorable où il faut être à l’affût de l’imprévu. Ceci
procède de l’exigence contre une peinture plus opportuniste. C’est une manière
de s’ouvrir aux évènements, de se rendre disponible à ce qui arrive sans
préjugés.
Polke attaque sans relâche la moindre idéologie avec toujours beaucoup
d’humour et d’ironie. « Des esprits supérieurs commandent : peindre en noir le
coin supérieur droit. », toile de 1969. Il s’insurge aussi contre l’esthétique de
l’horreur qui suit la seconde guerre mondiale, il y oppose la banalité de la
reproduction photographique. A la conception glamour et idéalisée de la société
de consommation du pop art, il oppose une exposition de patate et saucisse.
Mais la ligne de conduite qui recouvre toute son œuvre est pour chaque
insurrection de ne donner aucune réponse ou marche à suivre. Ceci se remarque
aussi dans une esthétique du non fini et de la non réponse, qu’il cultive. Il ne
tente pas dans ses œuvres de définir l’art. Tout dans sa peinture n’est que furie
transgressive, déroute du sens, superposition, double exposition, amalgame. Il se
revendique des traditions les plus hétérogènes et les plus contradictoires. Il reste
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quand même deux liens à travers ces œuvres, le paradoxe et l’ironie qui sont sa
façon d’appréhender l’art et la vie. Son élément de complexité récurrent est la
superposition grâce à la transparence, ceci rajoute du mouvement entre les
couches, des interférences, des inexactitudes dans la perception. Même le châssis
se voit et démonte le coté noble et abstrait du tableau, il démonte le dispositif
pour en exposer le leurre. Il met ainsi en évidence la structure matérielle et
plane, il la ramène à nous dans le même temps de lecture que l’anecdote et ainsi
confronte les deux sur leur degré d’existence. Le tableau n’est pas une surface
neutre. Il n’y a jamais d’image pure dans les œuvres de Polke, elles sont toujours
doubles et troubles, elles lui permettent d’illustrer les deux versants de la
peinture, le sublime, la représentation ; et la cuisine, son élaboration. Par cet
intérêt il déconstruit tous les signes du langage pictural. A travers la
pixellisation, il met la forme en abîme et la fait apparaître selon sa condition
physique de peinture sur châssis. Il agrandit démesurément la trame
photographique, comme pour en exposer la structure. Par cela il dénonce
l’imaginaire anthropomorphique qui exclut toute objectivité photographique. Il
questionne la relation de l’artiste à l’image. Cette trame est refaite à la main,
l’image devient floue et le système prime sur l’objet. Ainsi Il utilise le
détournement de la technique pour démystifier. Par une démarche expérimentale
il tente de saisir ces médiums dans toutes les implications qu’il suppose au plan
des images, des matériaux, comme au plan de la relation à l’histoire de l’art, ou
de la relation aux évènements de son temps. Il fait une mise en évidence critique
de ses composantes iconographiques, chromatiques ou structurantes. Il se lance
dans les plus effrayantes expériences picturales, mélangeant les matières
traditionnelles aux mixtures les plus extravagantes, voire dangereuses. Il utilise
des couleurs disparues pour leur toxicité et redonne à la peinture son sens
premier, alchimiste, dangereuse, urticante. Son art déploie humour et double
sens autour de ce critère de leurre qu’offre la représentation en peinture. Il
illustre une véritable volonté d’expérimenter la puissance que réserve encore la
peinture, tout en cultivant son esprit critique.
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« L’art constitue un non sens parfait, c’est que la seule vérité que l’on
peut en retirer est que nulle vérité n’est définitive. »5
Son art porte une réflexion sur l’image, sur la récupération, le
détournement et la propagande qui l’accompagne. Mais il faut aussi inclure une
vraie poésie, un réel plaisir de la matière. Par ces deux thèmes l’artiste explore
les limites du visible.
Ainsi l’enjeu de l’art, c'est-à-dire son réel lieu d’efficacité, n’est pas
l’anecdote, le temps de l’exposition et de l’interaction avec le public où s’agite
les normes commerciales, publicitaires ou relationnelles. Il n’est pas non plus
dans l’inscription historique, dans l’engagement dans l’époque, que celui-ci soit
de revendication ou de contestation. Il est dans l’inscription de la trace, qui nous
allons le voir, engage les dimensions de l’imaginaire, du symbolique et du réel.
• La transgression artistique consiste à questionner le
regard et ses conventions vers une genèse du voir.
C’est par le leurre employé par les artistes et à travers la manipulation du
visible qu’ils cherchent à remettre en cause l’illusion de vérité et à questionner le
voir ; au-delà des conventions propres à chaque époque.6
Cette déconstruction passe par l’expérience de la peinture et de la poésie,
pour ne citer qu’eux, en tant qu’expérience du geste et du cri. Cette remontée
ontologique et essentielle révèle tout l’enrobage de culture par laquelle chaque
époque s’incarne. La peinture ne fait pas voir, elle fait le voir qui fait entrevoir
autrement le monde. Elle met en jeu la vue culturelle vers une genèse du voir.
Cette transgression, cet effort, cette dépense ne nient pas la culture, mais
cherchent au-delà, ou en-deçà, l’articulation première du voir. Ce qui suppose de
5 S. Polke, dans « Il n’y a pas de second degrés, remarques sur la figure de l’artiste au XXème siècle », de B. Marcadé, ed. Jacqueline Chambon, 1999, p. 147. 6 M. Foucault, « Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. », ed. Gallimard, coll. NRF, 1966.l’épistémè de Foucault développe l’idée que le sens est une convention commune propre à chaque époque.
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déceler les dessous ou en tout cas l’inachevé, le déficient, le défaut
d’articulation. La déconstruction des normes héritées est donc nécessaire à la
construction de son langage propre. Déconstruction qui s’attaque en premier lieu
à l’abolition du privilège traditionnel de la vue sur les autres sens. L’abandon de
ce privilège force à la mobilisation des autres sens, autrement dit du corps tout
entier, tel que le préconise Beuys. Où peindre ne relève pas seulement d’un voir,
mais d’un sentir. Où l’expérience esthétique donne la preuve sinon l’épreuve de
notre expérience esthésique. Garder la distance face à l’utilisation réflexe et
conditionnée de ces normes, passe en deuxième lieu par la déconstruction de la
formation géométrique de toute image reçue ou héritée. La géométrie, et
notamment le point, a conformé notre vision à une convention, c'est-à-dire à la
correspondance de deux points à partir desquels l’espace totalisé prend place en
tant que ligne, surface et volume maîtrisés La correspondance de cette
construction héritée en peinture est la perspective, s’établissant entre le point de
l’œil du peintre et le point de fuite qui organise toutes les lignes du tableau.
Garder la distance passe en troisième lieu par le rejet de toutes les conceptions
de l’image comme assimilation, que ce soit celle de l’analogie ou de l’imitation
comme identification ou encore de la similitude confondue avec la ressemblance
ou enfin celle du défilé visuel dans l’image télévisée sans altérité. Il s’agit en
effet du leurre le plus efficace dans l’image, l’anecdote, où s’exerce une
ressemblance mortifère, sans altérité, sans percée du réel.
« Comment échapper à la platitude de la toile, à la linéarité des formes
et à la complémentarité des couleurs, à la stéréotypie des images, comment dés
lors faire percevoir la lumière et la profondeur, l’arrière même bref l’espace
tout entier et son changement dans le temps, comment faire renaître le
mouvement originaire de l’apparaître, le volume de la lumière, la
« voluminosité » de la spatialité avant toute vision particulière, à fortiori toute
image « géomaîtrisée »7
7 E. Clemens « Façons de voir », ed. presse universitaire de Vincennes, coll. Esthétique hors cadre, 1999, p.66.
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Les artistes nous invitent à aller au-delà du devant de l’image, de ses
caractéristiques de conventions héritées dans des codes qui recouvrent les
sensations originelles. Ces constructions qui à force d’habitude et de
surconsommation nous semblent naturelles, ne sont que des conventions.
L’œuvre d’art ne participe pas à la réalité, à cet espace du partage et du lien
social. L’œuvre d’art est un arrachement au déjà là. Sa cause est à chercher dans
un surplus d’activité, dans un au-delà de la fonctionnalité humaine. L’œuvre est
coupée de la réalité. Lors de cette coupe un langage se met en place. Le cadre de
la toile n’est pas une partie de la réalité, mais toujours un partage du monde, où
une gestion qui lui est propre organise les hauts et les bas, l’avant de l’après, le
plein du vide. La fiction est bien l’effectivité de la pensée, se fondant en
façonnant son rapport à ce qui advient en tant que monde. C'est-à-dire quelque
chose qui se met en place dans le temps de son ouverture et de son installation.
Ainsi dans le regard intervient cette mise en place de son langage propre.
Ce langage s’exerce en deçà des conventions, puisqu’il en est le principe
fondateur. Dans la vue intervient le regard, qu’il s’agit alors de différencier. Et
fort heureusement l’une n’épuise pas l’autre, elle le camoufle, le voile,
légèrement. Dans le regard intervient le désir. C’est le sujet se soutenant dans
une fonction du désir qui fait intervenir le regard de ma vue. C’est l’ellipse qui
fait que l’on part toujours de soi même pour décrire le monde. Cette
détermination, mise à jour dans le langage est aussi effective dans le langage
pictural.
C’est parce que le tableau est cette apparence, qu’il est ce qui donne à
parence. C’est à travers l’illusion de l’anecdote que l’on réalise l’illusion du
visible, ainsi la transgression en art révèle ces constructions de la pensée et de
l’habiter du quotidien. La peinture nous montrerait que nous ne voyons pas,
notre vue est un sens, une construction.8 La vue géométrique n’est pas naturelle,
une autre vue est toujours possible. Et si la peinture, si les tableaux nous le
8 (L’institution de la vue ne se sépare pas de la formation corporelle symbolique de l’être humain ouvert par le langage. La vue ne s’engendre et se structure que dans la formation globale du corps du parlêtre dont l’existence symbolique implique une négativité qui se marque dans la vue par la préexistence d’un regard qui divise l’œil. C'est-à-dire l’institution du signe, du langage pictural rejoint et rejoue l’institution du langage chez le sujet, qui est le point central de la psychanalyse ; une ouverture ; la Spaltung, à partir d’un point de manque).
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manifestent de façon multiple, c’est en transformant sans cesse le champ de
notre vue. La formation du corps et de la vue du corps ne se dissocie pas du
façonnement de la forme, c'est-à-dire, se construisant sur les ratés de l’existence
face aux traditions. La vue du monde soumet le sensible à l’intelligible au point
de s’y substituer, et loin d’unifier le monde le dualise artificiellement. La vue
classique sépare irréductiblement la vue des choses, sensibles, apparentes et la
vue idéale, ordonnée, essentielle. Le geste du peintre récupère ainsi le monde, en
le dessinant le refait, pour le connaître.
L’opération qui d’abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux
l’exprimé, non pas sous la condition de quelque convention préalable mais par
l’éloquence de leur arrangement même et de leur configuration, implante un sens
dans ce qui n’en avait pas et qui donc, loin de s’épuiser dans l’instant où elle a
lieu, ouvre un champ, inaugure un ordre, fonde une institution ou une tradition.
« Nous devons apprendre à analyser et à discuter les valeurs sur
lesquelles s’appuient nos affirmations passionnelles.»9
Et c’est à travers les ratés dans le travail des langues qu’il est possible de
dire autre chose que ce qui s’imposait à nous, mais qui ne nous a pas permis de
comprendre, ou encore d’exister. Il faut user de déconstruction si le langage est
hérité dans un code qui fait obstacle à l’existence, au surgissement de ce qui
constitue celle-ci.
Cet avant propos nous a permis d’installer un espace de vigilance face à
une lecture de l’œuvre selon le mode de l’assimilation, dans le premier plan de
l’anecdote, compromis par des questions de dogmes et d’époque. Nous avons
aussi évoqué une poésie de la matière qui conduit créateur et amateur sur le
chemin de rencontres plus humaines, vitales, symboliques. C’est dans cet espace
que se déploie la puissance de création, dans le temps de l’expérience.
9 U. Eco, « A reculons comme une écrevisse », ed. le livre de poche, 2008, p.312.
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• Le faire est le lieu réel d’avènement de l’œuvre.
Au-delà de l’anecdote qui situe le voir et le visible dans un espace de
convention propre à chaque époque, il se produit dans l’œuvre d’art une
ouverture, une rencontre entre l’homme et ses propres dimensions cachées. C’est
là que réside la puissance de création ; c’est à travers une expérience
profondément physique qu’il se produit une rencontre existentielle. D’où une
première thématique du contact et de la vigilance développée dans ce
paragraphe, qui permet cette maturation lors de l’expérience d’expression. Un
contact vécu et relaté comme un corps à corps dans l’atelier, un engagement
inévitable du corps de l’artiste. A travers des concepts de Maïeutique, de part
maudite, de Witz et de Poïétique, nous aborderons des notions de travail,
d’épuisement de la matière et de l’idée, des détours, des trouvailles, des
expériences sur le corps de l’artiste du rythme, de la continuité et de la coupure.
Les thèmes abordés sont alors l’expérience de création, la nécessité
d’expression, le maniement du verbe, comme essence de l’expression. La
dimension explorée, est celle d’un retour à l’essence de la création, la création à
l’état pur, en dehors de l’espace du discours et des conventions, la création Ex
nihilo, la création à partir de rien, qui questionne l’origine des formes, une
rencontre existentielle de l’infini et du mouvement.
Cette puissance active dans l’expérience de création est accessible au
spectateur à travers l’œuvre, lorsque celui-ci reste en contact étroit à la matière,
laisse remonter le faire derrière l’anecdote. Les signes plastiques et techniques
participent à la mise en place d’une tension, propre à l’œuvre et à l’artiste. C’est
à travers elle que se met en place le chemin, la méthode d’accès au cœur de
l’œuvre. Elle devient palpable lorsque les signes perdent leur valeur
représentative et acquièrent alors cette valeur de tension. Mais le terme de
tension peut aussi se saisir à travers celui d’esthétique, qui relate l’impact de tel
artiste sur l’expérience de création, ou encore la valeur cosmogonique de
l’œuvre, sa propension à faire monde. Pour finir, la tension va désigner cette
poésie de la matière qui se dégage de l’œuvre. Toutes ces compréhensions de la
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création font jour à partir du lâcher prise sur la valeur représentative, sur
l’anecdote.
Le contact comme méthodologie permet de laisser advenir l’imprévu et
ne pas le recouvrir de sens, dans la création comme dans la réception de l’œuvre.
C’est à travers quelques citations d’artistes, que nous vient la preuve de
l’importance de l’épreuve, de ce moment de l’expérience, du corporel, qui
tourne souvent au corps à corps. Bref un moment de création qui passe de façon
primordiale par un contact.
« Le cerveau libre de l’artiste doit être comme une plaque sensible, un
appareil enregistreur simplement au moment où il œuvre. »10
« La main d’un dessinateur doit répondre avec la même sensibilité aux
choses présentes et à leur éclairage que l’aiguille d’un sismographe aux
frémissements de la terre. »11
Le premier sentiment fort qui se dégage de ces deux citations, est le
contact. Nous allons décliner qualités et engagement qu’implique cette position
artistique. Tout d’abord une nécessaire disponibilité au moindre frémissement
sensible, à l’évènement inattendu, au hasard, à l’accident. Une mise en jeu du
hasard et de la chance au moment présent, qu’Aristote nomme le Kairos, le
moment opportun. C’est une rencontre de l’instable et de l’instant pour sortir de
soi : Ekstasis. Vient ensuite la simplicité dans l’accueil des évènements.
Simplicité pour laisser en nous une place d’accueil non interprétative, car l’idée
est déjà recouvrement de l’éclosion du sens. Citons Caeiro, poète de l’imaginaire
de Pessoa, il s’agit d’un de ces hétéronymes. Il fixe comme devoir au poème de
restituer une identité de l’être antérieur à toute organisation subjective de la
pensée. Ainsi la fonction de la tautologie à travers sa recherche, est de poétiser
l’immédiate venue de la chose.
10 P. Cézanne dans, M. Frechuret, « La machine à peindre. » ed. Jacqueline Chambon, 1994, p.150. 11H. Matisse dans, M. Frechuret, p.150.
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« Un arbre est un arbre, rien qu’un arbre. »
Tous ces caractères décrivent une position d’ouverture, une position pour
garder le contact et ceci que l’on soit du côté créateur, comme du côté amateur,
il faut se laisser bouleverser par l’évènement imprévu. Cette position confirme
une certaine idée, celle que l’œuvre d’art ne peut pas être réduite au projet. A la
différence du projet mené à bien dans une fidélité absolue à l’idée, il y aura
toujours un grand écart entre la projection, l’idée de l’œuvre et sa réalisation
finale, qui passe par la phase de création, d’imprévus à travers les aléas des
matériaux. C’est pour cette différence qu’il faut garder une position d’ouverture,
une disponibilité pour l’accident qui impose des détours et permet des
trouvailles. C’est toujours dans cette même idée, que l’œuvre ne doit pas être
réduite à une performance et une maîtrise technique. Car cette maîtrise a
tendance à étouffer l’évènement, l’accident.
« L’homme est en prise sur les choses et se prend à elles, non seulement
par le geste mais par la parole. »12
Maldiney décrit ici notre façon de stabiliser et de maîtriser les
évènements à travers notre conceptualisation qu’elle soit verbale ou formelle, il
faut ainsi rester vigilant, rester ouvert. Selon certains philosophes positivistes :
« le monde est tout ce qui arrive ». Or l’évènement isolé excède la loi, tout
comme l’individu excède la communauté. L’utilisation du hasard place en
situation d’occasion et permet de se sortir d’un état de vulgarité que Nietzsche
définit par une réponse directe à ses pulsions. L’occasion rejette la préméditation
qui peut devenir aliénante, car à force de nous dire ce que l’on va voir on ne voit
plus que ça. Toute pensée sur l’art basée sur les connaissances, la reconnaissance
et les signes alourdit son sujet. L’art n’est que lui-même il ne faut pas
l’instrumentaliser. Bataille repose la création sur l’occasion qu’il nomme la
chance. Selon Rimbaud, sa langue dépasse sa propre individualité.
12 H. Maldiney, « Avènement de l’œuvre. », ed. Théetète, 1997, p.3.
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« J’assiste à l’éclosion de ma pensée, je la regarde et je l’écoute. »13
L’idée maîtresse est de rester ouvert et disponible, de se laisser
bouleverser par l’accident.
« Je suis prêt pour une nouvelle idée à n’importe quel moment, mais
dans le même temps, je reste et resterai fidèle à mes idées antérieures aussi
longtemps que cela sera nécessaire. »14
Nous avons dans cette phrase à la fois l’intérêt pour l’accident, le détour,
les nouvelles idées qu’il offre. Mais aussi une autre pensée de l’œuvre, une
pensée en trajet. L’œuvre est comprise dans une pensée générale de l’artiste.
Elles sont pour chacune le choix d’une direction et le début de nouveaux
questionnements, ceci afin d’exclure l’idée d’achèvement ou de totalisation dans
une œuvre. Toute grande œuvre est une œuvre non finie. L’art est une pensée
dont les œuvres en sont le verbe. Verbe compris comme signifiant et
articulation. Ainsi ces deux points éliminent l’idée de maîtrise absolue de
l’œuvre : la grande participation de l’accident et l’aboutissement impossible de
l’œuvre.
• Le corps à corps dans l’atelier.
Pour étudier plus en profondeur ce moment de création, nous allons nous
aider de concepts grecs qui le décrivent. En commençant par la Maïeutique de
Socrate, autrement dit l’expérience artistique comme accouchement de l’idée, de
la forme. Se dégage de ce concept une première piste à étudier ; la
caractéristique de créer à partir de rien, Ex nihilo. Cette caractéristique de la
création se reconnaît, à minima, dans le langage courant dans l’angoisse de la
feuille blanche. (« à minima » car dans ce cas il ne s’agit que des moindres de
13 Conférence « je est un autre » le 21.02.2002 avec B. Salignon, F. Ducros, P. Gabellone. 14 J. Cage, « Entretiens avec j-y Bosseur. », ed. Minerve, 1990, p.22.
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16
ses conséquences). Créer à partir de rien, autrement dit, la création à l’état pur.
Ce moment de création que nous voulons pointer, se déroule avant même de
chercher la forme ou le propos, la création dans son moment unique
d’expérience d’expression. Un laboratoire artistique où l’on manie un certain
vocabulaire, dans le cas de la peinture, le vocabulaire sera le pigment, la toile, le
pinceau. Ainsi l’expérience artistique, le moment de création, revient en premier
lieu à abandonner tout propos ou forme et à expérimenter le verbe ; compris
dans son sens le plus général, comme l’essence de l’expression. Par là, cette
création à l’état pur, à partir du rien est en parallèle à une autre.
« Au commencement était le verbe »15
Toute création contient à minima ce qui en fait son essence ; la création,
notre création. Dans cette compréhension l’expérience artistique revient en
premier lieu à abandonner tout propos ou forme et à expérimenter le verbe ;
l’essence de l’expression. Une question récurrente lors de cette mise en danger
est : que faire alors que tout a déjà été fait ? Une mise en cause de la nouveauté
et de l’originalité. Question obsédante si l’on considère l’histoire selon une ligne
droite et le progrès comme accumulation. Et si ce n’était pas l’histoire qui
expliquait l’image, mais l’image qui ouvrait l’histoire. Autrement dit, comme en
science, chaque œuvre ferait basculer notre connaissance, et ceci dans
l’expérience du verbe. L’œuvre rejoue l’origine du monde dans l’expérience de
mise en forme, qui métaphysiquement rejoint l’origine des hommes. Ainsi
l’esthétique et la forme ne se jouent ni sur un tableau, ni sur une échelle
comparative face aux œuvres précédentes, elle se situe face à l’individu et au
groupe comme expérience d’expression, comme le combat toujours ouvert de
l’individu face à sa naissance et sa mort ; le sujet qui questionne son humanité.
Ainsi ce qu’il est possible de saisir dans ce temps de l’expérience, grâce
à cette vigilance du contact, c’est un espace de totale liberté et vitalité, comme si
l’on était le premier homme. Cette sensation reste fugace et éphémère, vite
15 Jn 1 : 1, bible de Jérusalem, ed. Le cerf, 1996.
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17
rattrapée par notre carcan de culture. Et par le débat qu’ouvre la question : que
faire alors que tout a déjà été fait ? Débat légèrement déplacé par Cage :
« Théoriquement je peux faire n’importe quoi, le problème est le ferais-
je ? »
Mais il reste une différence essentielle entre faire et finir. Faire, c’est un
nouveau nouage, c’est l’ouvert en suspension. C’est comme exister à partir de
quelque chose qui se donne et suspend l’univers. C’est cette énergie constante
que Barthes décrit dans « Le degré zéro de l’écriture. » L’énergie de la
désaliénation, celle de ne pas subir le discours. Pour cela il ne faut pas se laisser
prendre dans les automatismes, les évidences. Il s’agit de passer d’un niveau de
réflexe, de spontanéité à un niveau de conscience et de perception de ses propres
déterminations, afin de ne pas se laisser happer par les mécanismes trop bien
partagés du sens commun. D’un héritage de traditions à l’expérience originelle,
il s’agit de composer. Nous retrouvons cette proposition du coté de la science.
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »16
Qui nous décrit la loi de conservation de la matière, inspirée bien avant
lui :
« Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent,
puis se séparent de nouveau. »17
Cette question se retrouve présente en art, cachée sous la problématique
de l’invention, de la nouveauté, de l’originalité, face à la tradition.
« Car nier le donné sans aboutir au néant, c’est précisément ce que l’on
appelle créer. »18
16 Antoine Laurent Lavoisier 17 Anaxagore de Clazomènes.
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18
Maldiney offre précisément cet espace d’ouverture, toujours dans la
différence entre faire et finir. C’est précisément dans cet espace que se lance
l’artiste à corps perdu, dans un espace d’expérimentation du verbe ; de l’essence
d’expression. Dans un de ces sonnets, Michel-Ange nous décrit cette position si
particulière de l’artiste. Quand il se trouve en présence du bloc de marbre, il n’a
pas en tête dés le début l’idée de la statue qui en sortira. Mais il procède par
tentatives, en interrogeant les résistances de la matière, en essayant d’en rejeter
l’excédent, pour faire peu à peu sortir la statue de la gangue de matière qui
l’emprisonne. Voici l’espace du corps à corps dans l’atelier où nous allons
retrouver les notions de travail, d’épuisement de la matière et de l’idée, mais
aussi la résistance de la matière face à l’idée, qui va alors imposer des détours,
offrir la richesse de l’accident comme réserve d’imprévisibilité. Ceci bien sûr
n’est accessible que dans la condition préalable d’abandonner toute idée
préconçue.
« Le peintre dansait sa peinture et le sculpteur luttait avec la terre ou la
pierre, une lutte toujours plus ardente et plus resserrée. Puis il bondissait en
arrière, la main reprise ; puis il bondissait en avant, la main tendue. »19
Voici décrit ce corps à corps dans le temps de l’expérience. C’est un
travail de longue haleine, répétitif et astreignant, afin d’exercer le corps et
d’explorer les nombreuses pistes. En effet, l’art reste une expérience corporelle
liée à une certaine douleur, un travail. Ce travail est le second point qui se
rattache à l’art comme maïeutique, comme accouchement. C’est un corps à
corps, un combat contre la matière, un contact où le corps s’engage. Michel-
Ange décrit dans ses carnets les difficultés qu’il a éprouvées au moment de
peindre le plafond de la chapelle Sixtine. Il se trouvait alors allongé sur le dos, le
bras ankylosé de tendre le pinceau et la peinture coulant sur lui, le long du bras
18 Henri Maldiney. 19 P. valery, décrit Xiphos dans histoires brisées, « Roman sensuel et cérébral » écrit en 1923, publié en 1950, Gallimard, dans « L’île aux merveilles. »
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19
tendu. C’est un engagement inévitable du corps de l’artiste dans la création, qui
lui donne une expérience du rythme, de la continuité et de la coupure
Toutes ces expériences corporelles, font jour à bout d’épuisement. Il faut
épuiser le corps et la matière dans le prolongement de l’expérience. C’est dans
ce temps de l’expérience que l’on découvre un second concept qui agit en art.
La part maudite, développée par Bataille et reprise par Baudrillard. La
part maudite est la part du matériau qui ne se laisse pas corrompre par l’idée. Par
exemple : en sculpture, prenez une planche de bois que l’on veut tordre pour les
besoins. Selon sa composition et ses proportions elle aura un indice de flexion
que l’on ne pourra pas dépasser sinon elle casse. Ainsi si le projet était de la
tordre au-delà, il faudra revoir soit les proportions, soit la flexion, soit le
matériau. Il faudra réévaluer le projet. Ici l’exemple est flagrant, mais il se
produit des quantités de petits détours lors de la réalisation imposés par la
matière elle-même. Cette part maudite est une réserve d’imprévisibilité, cette
résistance s’ensuit généralement du détournement vers une idée nouvelle, une
trouvaille. La violence de la part maudite, c’est celle du principe du mal. Pas
dans un sens moral, c’est un principe de séduction, d’incompatibilité,
d’antagonisme et d’irréductibilité. Ce n’est pas un principe de mort, mais de
déliaison. La liaison est un terme dont on se sert en psychanalyse, pour expliquer
le fonctionnement de la névrose. Il s’agit d’une accroche de plusieurs signifiants
entre eux. Par exemple : la névrose autour du Nom du père sera une liaison
étroite et inconsciente entre amour et haine ; dans les grandes lignes20 C’est donc
un lien stable depuis la petite enfance, un chemin privilégié. Or en art il est
d’usage de sortir des schémas réflexes. Ainsi quand Baudrillard parle d’un
principe de déliaison, c’est dans le sens où l’inattendu offre des solutions vers
lesquelles on ne serait pas allé d’habitude. A travers ce principe de déliaison, on
retrouve cette expérience corporelle de la rupture, de la coupure. Ceci affirme
que l’œuvre ne se construit pas par causalité, ne prend pas l’artiste comme point
de départ, pour ceux qui cherchent dans l’œuvre une quête, une cause à
20 Le Nom-du-Père est un complexe qui désigne la ligature de l’amour et de la haine. C’est un conflit entre la revendication pulsionnelle et la nécessité de s’opposer à la puissance destructrice de celle-ci. Le complexe paternel est une séquence psychique où se mêlent ambivalence, désir de mort, identification, désirance, sentiment de culpabilité et idéalisation. Une séquence dont le père est le point de convergence.
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20
défendre, bref une dimension politique. L’œuvre fonctionne par surgissement,
par hasard et coupures successives.
Ainsi le matériau réserve des surprises, oblige à faire des détours face au
projet initial et c’est généralement ainsi que se produisent les plus belles
trouvailles ; dans le surgissement de l’imprévisible.
« Tous mes tableaux sont des accidents. Plus je vieillis, plus cela
s’accentue. Je projette d’abord l’image dans mon esprit, mais je ne la réalise
jamais telle que je l’avais prévue. Elle se transforme à mesure que je la peins.
J’utilise de très gros pinceaux et du fait de ma façon de travailler, je ne sais
jamais très bien ce que la peinture va faire. Est-ce un accident ? Peut-être pas
parce que cela devient un processus de sélection où l’on tente de conserver une
partie de l’accident. Naturellement on cherche à préserver la vitalité de
l’accident sans que cela nuise à la continuité. »21
Par cette citation, Bacon nous explique que son intérêt pour l’accident
lors du processus créatif, dérive vers une esthétique de l’accident, où l’accident
devient la raison d’être de l’œuvre, au lieu d’être matériel de création, outil pour
pousser plus loin l’idée. L’accident devient sujet et l’œuvre est alors son terrain
d’expérimentation.
Après ce thème de l’accident nous dérivons vers la trouvaille, qui
intervient elle aussi très souvent dans la création artistique. Pour en étudier les
caractéristiques nous allons nous intéresser à la compréhension qu’en a eue
Freud à travers le Witz,22
Lacan dans sa lecture de Freud traduit le terme Witz par trait d’esprit.
Mais il existe de nombreuses autres traductions, ce qui prouve que celle-ci est
loin d’être univoque. Regardons-y de plus prés. L’étymologie de Witz vient de
savoir, Wissen, mais il contient aussi l’idée de créativité, d’acuité, de trouvaille.
Donc un savoir autre. Un anglais James Strachey tente de le traduire par Joke, il
étend ainsi sa signification aux expressions du comique, jeux de mots,
21 F. Bacon. 22S. Freud, « Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. », ed. Gallimard, coll. Folio, 1992.
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21
plaisanteries. Voici la définition la plus élargie du terme. Passons maintenant à
son fonctionnement. Selon l’étude de Freud, le Witz est avant tout une voie
d’accès de l’inconscient, au même titre que le lapsus et l’acte manqué. Ainsi si il
touche à l’inconscient, il possède un fonctionnement qui lui est propre et qui
possède certaines caractéristiques : La première caractéristique de ce qui touche
à l’inconscient est d’apparaître par surgissement ; une idée qui vient sans qu’on
s’y attende et qui surprend celui-là même qui l’énonce. Une autre caractéristique
est que le Witz produit du plaisir. Ceci tient du fait que dans son exercice il
contourne l’obstacle extérieur. C’est en effet une voie dérivée à celle plus directe
que l’on emprunte en cas d’obstacle. La dernière caractéristique, est qu’il joint
des signifiants venant de champs sémantiques complètements distincts, par
exemple : celui de la cuisine et de la politique. Ainsi il se sert d’un moyen de
nouage que la pensée sérieuse rejette ou évite soigneusement. Par toutes ces
caractéristiques, le Witz, la trouvaille est quelque chose qui ne peut ni
s’intellectualiser, ni se prévoir et qui ne peut que surgir dans l’épreuve du temps
et de l’obstacle (La trouvaille ne doit pas non plus être dogmatisée et devenir
synonyme de réussite de l’œuvre, elle vient juste décrire un des processus
d’ouverture dont se nourrit l’art.).
Ainsi la première grande dimension de l’œuvre reste celle de
l’expérience, qui à travers des notions de travail, d’épuisement du matériau, de
l’idée, du désir, à travers détours, accidents et trouvailles, donne au corps des
expériences du rythme, de la continuité et de la coupure. Ce temps de
l’expérience, cette vigilance qu’impose le contact, offrent à l’œuvre à venir
toutes les possibilités de l’ouvert. Toute la subtilité et la richesse qui se glisse
dans la différence entre faire et finir.
• Le corps opère une saisie dans l’imaginaire du matériel
symbolique.
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22
La plasticité dans ce temps de l’expérimentation, ce travail de
l’expression, est alors le vecteur mimétique du matériel symbolique et
pulsionnel, selon l’assimilation imaginaire, sur le mode de l’incorporation.23
De la même manière que le faire, l’expérience, l’épuisement, mais aussi
la chance et le débordement, ce sont des catalyseurs d’une expression originelle
et créative. La plasticité opère ce même rapport au corps, au primitif, à
l’instinctif d’un langage qui s’est par la suite détourné de ses origines.
La formule gestuelle est un rapport inédit de la forme au contenu,
l’intrication d’une charge émotive et d’une formule iconographique. Un rapport
complexe et subtil du corps et du symbole. Il y a un lien entre le biologique et le
symbolique ; qui se trouve dans la plasticité comme lien mimétique. Par
exemple : la signature d’un contrat se fait par deux doigts croisés, ce qui donne
sur le papier une croix. Il y a mimétisme des mouvements corporels investis par
l’ordre symbolique. Il y a un lien direct de l’expression du corps à celle du
langage, que celui-ci soit plastique ou verbale. Le point de départ reste le corps,
compris comme siège du pulsionnel et de l’instinctif. Il existe dans les images,
dans toute symbolisation, une persistance du corps dans tout ce qu’il contient de
pulsionnel, d’instinctif, de primitif. Ceci apparaît dans l’œuvre d’art sous le
terme Pathos ; le sentiment investi du pulsionnel, de l’instinctif, du primitif, qui
lié au Logos ; à la forme de l’expression, offre toute sa complexité de lecture et
d’accès à ce qui se joue au cœur de l’œuvre d’art.
Ainsi, frayage pulsionnel et formule symbolique forment le résidu
symbolisé de réactions corporelles primitives. C’est pourquoi la formule
gestuelle, sa puissance d’expression renvoient à cet au-delà corporel et primitif.
Comme une résurgence de formes d’expression universelles et éternelles. Il
existe des formes du Pathos, c’est-à-dire des formes éternelles de l’expression
de l’être de l’homme, de la passion et de la destinée humaine, comme patrimoine
durable de l’humanité. Aby Warburg étudie cette force de « survivance » qui
investi certaines images, comme un lien vers une expression originelle relatant
23 Cette dynamique rappelle celle en place dans la description du phénomène de forclusion chez le petit Hans, où du matériel non inscrit symboliquement fait retour dans la dimension imaginaire selon une illustration mimétique, où le doigt coupé renvoie à la castration.
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23
des questions sans âge, il cite l’animalité, la féminité, la généalogie.24 En dehors
de toute signification, ces formes de l’expression agissent dans la fulgurance de
leur éloquence, à chaque fois nouvelle et qui à chaque fois, émeuvent le plus
grand nombre.
« Et pourtant ces êtres du passé vivent en nous, au fond de nos
penchants, dans le battement de notre sang. Ils pèsent sur notre destin. Ils sont
ce geste qui ainsi remonte depuis la profondeur des temps. »25
C’est à cette forme de survivance, de résurrection que Warburg fait
appel ; un héritage pulsionnel à la limite de l’animalité. Un corps emprunt de
Pathos, qui travaille par sursauts, déplacements, survivances au sein même du
Logos. C’est à travers le geste investi de pulsionnel et de symbolique, que se
produit la remontée de ces formes éternelles de l’expression.
Ces figures primitives et éternelles de l’expression nous renvoient
inévitablement à la question des archétypes. Ce sont des modèles primitifs
idéaux, des images primordiales, des images mères qui alimentent les images
personnelles, qui les nourrissent à partir d’un même fond archaïque. Ce sont des
symboles fondamentaux qui servent de matrice à des séries de représentation.
Ces images premières gardent toute autorité même à travers le temps, l’espace,
la distance qui nous éloignent d’elles ; c'est-à-dire même à travers les
déformations successives qu’elles subissent. Ces archétypes entourent les
questions primordiales que se pose l’humanité, l’une expose par exemple
l’image du diable, l’idée foncière du mal, une autre prend forme dans l’image de
l’androgyne, avec toutes les questions humaines qui s’y retrouvent, notamment
celle de la différence des sexes. De la notion des archétypes et de l’importance
qu’ils prennent dans la structuration de la pensée, deux directions se dessinent.
Elles vont opposer Jung à Freud, elles opposent aussi la dimension du mythe à
celle de la religion.
En effet, la dimension des archétypes qui structurent dans la pensée le
fait de se référer à des modèles, dirige Jung sur la piste d’un inconscient collectif
24 G. Didi-Huberman, « L’image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon A. Warburg. », ed. minuit, 2007. 25R. M. Rilke.
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24
qui se transmettrait au-delà du langage. C’est selon lui ce qui explique toutes les
coïncidences : comme le fait que ce soit les mêmes représentations qui
coordonnent les questionnements humains sans qu’il y ait eu concertation. Les
archétypes contiennent une forte charge émotionnelle, qui selon lui est d’ordre
numineux ; qui dépasse l’homme et introduit la dimension du sacré. Terme qui
vient de Numen ; le divin, le numineux est l’expérience affective du sacré, une
expérience fascinante et terrifiante. Face au numineux l’homme fait l’expérience
de ce qui vient d’ailleurs et impose ainsi le sentiment d’être dépendant d’un tout
autre.
Freud positionne cette théorie de Jung du coté du sentiment magique,
dans la toute puissance des idées : dans le délire. Il ne nie pas pour autant cette
ressource humaine qu’est l’archétype, cette capacité de penser par modèle, et ces
coïncidences sur les figures élues par le plus grand nombre. Néanmoins, il va
resituer ces archétypes dans le corps propre de l’homme. Ainsi l’appel fait vers
ces grandes figures ne s’explique pas par un inconscient collectif, mais par
l’expérience du petit d’homme qui va revivre dans son corps les plus grandes
rencontres qu’a faites l’humanité. Freud resitue les archétypes dans le
développement et la saisie du corporel chez le petit d’homme ; par exemple à
travers le phallus ou l’anneau anal. Freud resitue les archétypes avant tout
comme expérience corporelle. Ils sont les corolaires, les conséquences imagées
psychiques des instincts biologiques. Par exemple le lien du diable à l’anus sera
de rejeter au dehors, ainsi que l’expérience du non dans le positionnement de
l’enfant. Si nous prenons l’image du diabolus telle que la décrivait Luther :
« Vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du diable. »26
Dans l’analyse de Freud, la phase anale rejoue cet archétype du diable.
Ces éléments clefs dans le corps que sont les zones érogènes, vont devenir des
zones génériques, des points élus, de béance, de bouche à la surface du corps,
des points d’où l’Eros aura à tirer sa source. A ce titre elles deviennent des
sources de création.
Ainsi frayage pulsionnel et formule symbolique forment le résidu
symbolisé de réactions corporelles primitives. Ceci s’exprime à travers la
26 Cité dans « l’éthique de la psychanalyse », J. Lacan, op. cit.
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25
plasticité qui opère face à cette remontée une certaine résistance. Les
caractéristiques plastiques offrent en effet les possibilités du devenir ;
métamorphoses, transformations, à travers un effacement relatif et une
indestructibilité des traces. La plasticité est le recueil privilégié du pulsionnel,
car ils ont le même type de fonctionnement. Cette pensée est une interprétation
organique qui conjugue corps et style dans la question du temps. A travers cette
compréhension de l’image, trois grands thèmes s’articulent : un corps pathos qui
s’exprime à travers le style, à l’aide d’un logos, une forme immémoriale de
l’expression.
• La ressemblance, de sa présence technique dans la
dimension imaginaire, vers ses enjeux symboliques.
Nous venons d’approfondir le lieu, l’effectivité et le piège de la
dimension imaginaire dans l’image. Mais celle-ci est investie des puissances du
symbolique. La question des archétypes montre de quelle façon ce matériel
symbolique transpire dans l’image, nous allons maintenant aborder l’étendue des
enjeux de cette inscription symbolique.
C’est précisément ce qui offre présence et autorité à l’image. Sa
persistance en tant que technique provient de son fonctionnement conjoint entre
imaginaire et symbolique. Nous allons aborder à l’aide d’un exemple quel peut
être l’investissement symbolique au cœur de l’expression. Il existe une lecture
imaginaire, c’est-à-dire corporelle de l’œuvre, mais aussi symbolique, comme un
signe sur fond d’absence, qui installe quelque chose de l’ordre du lien sur fond
de disparition ; qui dirige vers une autre temporalité de l’image. La technique de
l’imitation, la mimesis, engage la notion de ressemblance, dont l’enjeu est
profondément symbolique (à la fois vital, c'est-à-dire structurant, dans l’accroche
qu’il offre au psychisme, mais aussi inconscient.). Au-delà d’inscrire l’œuvre
dans le débat entre figuration et abstraction, cette technique de l’imitation inscrit
l’individu dans un enjeu généalogique, dans un rapport à l’espèce humaine, face
aux générations qui le précèdent et à celles qui suivent.
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26
Les réels enjeux de l’imitation s’ouvrent avec la question de la
ressemblance. Interrogeons cette notion en dehors des sphères actuelles,
commerciales ou autre, qui en parasitent la lecture. Pour cela remontons à l’une
des révélations premières de l’image : l’empreinte. Dans l’empreinte entre en jeu
la mémoire du contact, qui accorde à l’objet une ressemblance fantomatique ; du
presque trop réel, elle restitue jusqu’au grain de peau dans les masques
mortuaires. Et cette sensation illusoire resitue l’enjeu de la notion de
ressemblance en dehors du débat sur l’imitation. En effet, l’imitation n’est qu’un
après-coup technique de l’exigence de ressemblance. Cette exigence provient
d’un plus profond sentiment humain. La ressemblance est à situer dans
l’institution de la généalogie, par analogie à la reproduction sexuelle. Ce
processus symbolique reste accessible à notre compréhension dans l’empreinte,
qui est nous l’avons vu l’aube des images et reste donc au plus prés de ces
conditions d’émergences et donc de ces causes profondes. L’empreinte mime la
reproduction sexuelle et l’institution généalogique. L’enjeu c’est ce rapport
visuel de ressembler à ses parents, non seulement de façon optique, mais aussi
physique, à travers le processus, proche de la pénétration.27
L’enjeu de ce paragraphe est donc d’extraire la notion de ressemblance
de ses conditions techniques d’existence. La technique de l’imitation n’est que
l’application, l’après-coup logique d’une exigence qui a une cause plus
profonde. C’est celle-là qui guide et qui inquiète les impératifs de ressemblance
et de transmission : la généalogie. Ce qui préside à cette donnée imaginaire est
une exigence symbolique, la ressemblance au père, aux paires. Ainsi l’emblème
de la ressemblance c’est la généalogie. L’élaboration de nos images est présidée
par cette exigence humaine de la ressemblance ; que l’on peut étendre à
l’anthropomorphisme. C’est-à-dire, ramener les choses qui nous entourent aux
lois organiques humaines. En effet notre méthode d’approche des évènements
inconnus est de calquer sur eux la forme humaine ; de les ramener sous le
concept de la ressemblance. Encore une fois une intrication du symbolique dans
27 Cette profondeur de l’image et son attache symbolique est encore une fois plus flagrante lorsque l’on remonte aux origines de l’image avec le terme imago. Elle était chez les romains un rite mettant en jeu la ressemblance et instituant la généalogie, renvoi au le livre de G. Didi-Huberman, « Devant le temps, histoire de l’art et anachronisme des images », éd. Minuit, 2000.
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27
une donnée imaginaire, où ; si l’on inverse la proposition, une donnée imaginaire
qui a une portée symbolique.
L’anthropomorphisme est une pensée qui tend à ramener la
compréhension de toutes choses selon les lois qui gouvernent l’homme.
Etymologiquement le terme vient d’Anthropos : l’homme, et Morphé : la forme.
Il s’agit de ramener les choses à son image selon un engendré dans la
généalogie, mais aussi à étendre sa compréhension vers les choses qui le dépasse
en leur accordant des caractéristiques humaines. Il s’agit alors de l’animisme :
d’attribuer une âme aux phénomènes météorologiques par exemple. Or l’âme est
une caractéristique spirituelle humaine qui comprend intention et causalité.
Anthropomorphisme et animisme sont l’essence de la spiritualité humaine et
gouvernent l’élaboration de nos images. Il s’agit de donner du sens à ce qui est
mystérieux et incontrôlable, ramener l’ensemble de la cosmologie à la dimension
de l’homme, sous le système de la ressemblance. Il s’agit donc de ramener à soi,
mais aussi d’étendre sa compréhension des choses. Dans une appréhension
animiste, l’homme étend les limites de son moi en dehors de ses limites
organiques, jusqu’aux objets inanimés qu’il saisit. . Anthropomorphisme et
animisme qui sont l’apothéose du système de ressemblance sont l’essence de la
spiritualité humaine, le mode premier de compréhension de ce qui nous entoure.
A travers le système de la ressemblance, nous trouvons fermement
présente l’espèce humaine comme dénominateur commun, comme réserve
symbolique, non seulement dans le rapport aux générations qui précèdent. En
effet, la ressemblance n’est pas une technique anodine qui permet de reproduire
un modèle, la création y est sous son emprise, comprise dans un cycle de
procréation dont l’enjeu est la ressemblance au père et aux paires. Le système de
ressemblance ouvre aussi l’œuvre dans le rapport aux générations qui succèdent
à travers le don, l’accès au savoir permis sur le mode de la ressemblance Ainsi
connaissance et création en sont tenus à la loi de ce qui se succède, non pas selon
une chronologie, mais selon un engendré dans la généalogie. Situer connaissance
et création dans un cycle de procréation permet d’extraire le savoir de l’échelle
historique, et de révéler le critère anthropologique de l’assimilation. Elle
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28
comprend anachronisme, sursaut, survivance, contradiction et écrasement, elle
n’est pas lisible, logique ou linéaire.
Cette loi de l’engendré à laquelle nous fait participer plus intimement,
plus consciemment la création est un avant goût du tragique qui habite la
condition humaine.28 En effet, l’inscription de la trace dans l’expérience
d’expression prend en charge le fardeau d’exister que l’on nomme la dette
symbolique, le rythme éthique. Ce geste de recouvrir ce qui précède tout en
ouvrant un futur rendu possible est celui qui sous-tend le processus de
l’identification, en jeu dans le phénomène de création lorsque l’on aborde sa
dimension symbolique.
• Conjonctions et traversées de l’imaginaire, du
symbolique et du réel.
Le système R, S, I, décrit par Lacan nous permet de mieux saisir quels
sont les lieux et les modes d’interactions de ces trois dimensions dans l’image.
Nous observons que des questions enfouies, inconscientes, mais structurantes
affleurent l’expression, sont réactivées par la création, s’expriment dans la forme
plastique, sans pour autant se faire connaître, sans accéder à la conscience.
Afin de saisir ce processus, commençons par relativiser les termes trop
employés et radicalisés de conscience et d’inconscient. Ceux-ci nous
apparaissent maintenus à distance dans une dialectique fermement opposée, si ce
n’est par cette passerelle du préconscient. Or tout ce qui est caché n’est pas
forcement inconscient et tout ce qui est inconscient n’est pas forcement enfoui et
enterré, mais reste au contraire immanent et propice à s’habiller, à se déguiser et
à ressurgir sous les traits du quotidien. Face à cette écrasante structure, Lacan
propose les termes R, S, I ; désignant l’interaction entre les dimensions du réel,
du symbolique et de l’imaginaire. Dans ce système, les éléments structurants ;
inconscients qui habitent le symbolique comme par exemple l’accroche du nom
du père, restent à l’état de fonctionnement, de pivot dans la structure. C'est-à-
dire, ils sont inconscients, dans le sens où ils ne sont pas gérés par la logique et
28 S. Barrere, « Le grotesque, petit traité anarchique sur les œuvres d’art », thèse de doctorat accessible sur le site de l’université. http://www.theses.fr/15919007X
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la raison et ne sont pas accessibles par celles-ci dans une démarche volontaire,
mais ils participent de façon inévitable à tout cheminement ; à tout
« chaînement » de la conscience. Voici un nouveau mode de porosité dans ce
mécanisme.
Le système R, S, I, permet de manier conscient, préconscient et
inconscient, ou encore les instances moi, surmoi et idéal du moi, avec plus de
souplesse et de traversées que le système « hydraulique » établi par Freud.
Le sujet est celui du langage, qui habite le langage. Lacan articule cette
habitation en trois dimensions : l’imaginaire, le réel, et le symbolique. Pour
résumer les deux premières ; l’imaginaire est l’ordre qui fait le lien social entre
les hommes et permet la communication, il repose sur des bases corporelles,
organiques, préverbales et animales. Dans le discours et dans l’image c’est un
lien de compréhension qui regroupe le sens vers son déchiffrage, à la manière
d’une lecture de codes établis dans une compréhension commune. A l’opposé la
dimension symbolique est un lien de chiffrage, c’est la structure, elle concerne
tout ce qui nous articule et nous offre une tenue dans l’espace et dans le temps.
Elle est introduite par le signifiant et l’espace du langage et possède donc toutes
les lois qui l’organisent. Le symbolique reste chiffré, inaccessible à la
conscience. Ce n’est pas un lien qui fait sens, mais qui, à la manière de
l’inconscient se révèle à des moments clefs. Quand au réel il est difficile de le
décrire en des mots qui ne l’enferment pas dans une compréhension puisque
c’est justement tout ce qui échappe…à la compréhension…entre autre. Le réel
est l’impasse, ce qui fait trou, mise en butée, insoluble, insaisissable.
Lacan représente ces trois dimensions sous la forme de cercles qui
s’entrecoupent et forment à eux trois notre compréhension du quotidien.
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A travers ce schéma nous pouvons observer la porosité entre les
différentes dimensions. Celles-ci sont en partage, en interdépendance, tout en
possédant chacune leur espace propre avec leurs caractéristiques différentes.
Nous découvrons un système fonctionnant par dépendance, réciprocité,
traversées. Nous découvrons ainsi des allers-retours entre les différentes
dimensions de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Le réel comme ce qui fait
trou et manque dans le symbolique, qui ne peut pas être symbolisé, dans le
rapport à l’origine et à la destinée, par exemple. Le symbolique est ce qui
soutient l’imaginaire. Dans ce mécanisme, nous comprenons que des éléments
de la structure du psychisme qui sont de l’ordre de l’inconscient, comme
l’accroche du nom du père, continuent d’agir au niveau de la conscience, mais
sans se faire connaître. D’ailleurs à partir de la figure du père, nous pouvons
différencier le père symbolique, celui imaginaire et le père réel, qui auront
chacun différents rôles et fonctions.
Ainsi nous observons des traversées dans le système R, S, I, qui
expliquent le caractère immanent des éléments de l’inconscient. Ces questions
structurales, enfouies, oubliées, mais que l’expérience de création va éveiller, va
laisser se déguiser dans l’expression, sans pour autant qu’elles accèdent à la
conscience. Cette structure repose sur le processus du refoulement, où les
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éléments sont inscrits par le biais du signifiant, pris en charge par le symbolique.
Ainsi ils tombent dans l’oubli mais restent actifs de manière inconsciente.
Dans cette structure observons le positionnement du complexe. Il vient
précisément exprimer quelque chose de la complexité d’être articulé par
positionnement entre des termes contradictoires. La position subjective est faite
d’aller-retour entre les termes. Du latin complexus, il est ce qui contient, il
comprend plusieurs éléments reliés entre eux. En psychanalyse il se compose de
sentiments et de représentations inconscientes dont la puissance affective
organise la personnalité de chacun. Autrement dit le complexe, particulier à
chacun, est la position subjective face aux dimensions opposées, aux expériences
ultimes. En mathématique, le complexe se compose d’éléments différents sous la
forme : x + iy, une équation qui a une structure de corps commutatif entre réel et
imaginaire. Il vient positionner le compromis nommé névrotique, puisqu’il s’agit
du processus qui agit dans cet état psychique.
• Frida Kahlo ; le devenir sacré.
Observons à travers deux œuvres de cette artiste la méthodologie
proposée comme chemin d’accès vers la puissance conjointe de l’imaginaire et
du symbolique : « Moïse » et « L’amour embrassant l’univers, la terre
(Mexique), moi-même, diego et senor Xolotl. ». Nous remarquons plus en détail
dans la seconde œuvre une forte présence de la symétrie ainsi que des couleurs
naturelles, proches de la terre et de la végétation. Il en ressort aussi un fort
impact exotique, d’une culture différente de la notre : européenne. Notre
hypothèse de travail concernant cette œuvre est que ces trois éléments se
rejoignent pour dégager une ambiance très spirituelle sur la nature et les lois qui
l’organisent.
La forte présence de la symétrie se dégage en premier lieu du fond, où
est clairement situé un axe vertical sur lequel s’alignent les différentes figures.
Néanmoins cette symétrie n’est pas stricte, et par là ne se referme pas sur elle-
même. Elle comporte des obliques subtiles qui dirigent de façon imperceptible
notre regard vers la droite et ouvre l’espace du tableau. Grâce à cette ouverture,
les couleurs fortes et saturées ne prennent pas trop le dessus et n’asphyxient pas
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la toile. Voyons quelles sont ces subtiles ruptures dans l’agencement de la
symétrie. L’axe vertical ne se situe pas strictement au milieu, mais se trouve très
légèrement décalé sur la gauche. Nous trouvons aussi deux obliques qui viennent
contrarier l’impression de symétrie. La première se remarque dans l’alignement
des visages qui tracent une droite du bas gauche vers le haut droit. Le regard suit
cette envolée vers le haut selon une logique des proportions allant du plus petit
vers le plus gros. La seconde oblique est celle qui relie les deux astres et dans la
même logique des proportions dirige le regard vers la droite. Un dernier élément
sert à appeler le regard vers la droite et à ouvrir le tableau. Si l’on assimile dans
une compréhension inconsciente et pourtant efficace les effets des ombres
portées, celles-ci nous désignent une source de lumière située sur la droite en
hors champ. Ce qui se dégage de cette lecture pointue de l’élaboration des
éléments de l’œuvre, c’est que l’artiste a une grande compréhension des figures
de style propres à la peinture. Elle manie à la perfection les notions d’équilibre et
se joue de mise en abyme. Elle situe clairement sa peinture du côté du spirituel,
dans un agencement très réfléchi et minutieusement travaillé vers les effets
voulus.
Passons ensuite à l’analyse des couleurs, leur petit nombre permet de se
concentrer sur certains thèmes évoqués ; un appel à la terre, à la végétation et à
la vie. L’image de la terre qu’elle convoque se renforce à travers toutes les
répétitions qu’elle utilise. Elle se sert de tous les symboles connus pour l’amener
à nous. Tout d’abord l’astre, ensuite le mélange du marron déviant sur le vert,
mais aussi la présence de racines, enfin la végétation en elle-même qui pousse
sur le corps d’une femme symbolisant la terre, qui porte même la marque de
crevasse, de déchirure, de séisme en son sein ; sur son sein. Le dernier élément :
la vie, est amené par la couleur rouge, de l’astre et de la robe. Mais aussi par la
généalogie que crée la mise en abyme ; Diégo (son mari Diégo Riviera, artiste
peintre), en position fœtale, dans les bras d’une femme, dans les bras d’une
femme, dans les bras d’une femme. Cette position en appelle à l’enfantement, à
la vie, à l’amour, comme nous le suggère le titre.
A travers tous ces signes plastiques se met en place la compréhension de
l’univers selon Kahlo. Elle installe dualité et réciprocité entre les éléments.
Première dualité entre l’assise de la terre, un retour à l’essence et l’échappée
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vers l’infini à travers la mise en abyme, le hors champ et la présence divine.
Dualité encore entre une nuit lunaire et un jour ensoleillé. Dualité certes, mais
aussi réciprocité car elle utilise la même technique, la même facture dans le
traitement des fonds qui s’opposent vert et marron. Ainsi dualité et réciprocité
nous offrent une figure de l’amour calquée sur la figure de l’Eros des grecs, qui
nous présente l’amour avant tout comme coupure, puis comme réunion. Cette
flèche de l’éros nous la retrouvons dans le rouge de la robe de Frida, qui est le
Punctum29, le point d’entrée dans la toile, comme une porte laissée ouverte dans
cet « entre deux » monde.
Nous pouvons désigner l’esthétique de Kahlo comme naturaliste et
spirituelle. Le style, la touche se veut naïve, primitive, emprunt d’une réflexion
exotique. En effet la symbolique n’est pas européenne, ceci se remarque dans la
représentation de la mère nature, la présence d’une divinité dans la terre,
d’autres indices connotent aussi cette toile mexicaine, le cactus, le chien du
désert et enfin le troisième œil sur le front de Diégo. Tout ceci nous renvoie vers
des codes d’une autre civilisation, comme « senor Xolotl », divinité aztèque citée
dans le titre.
La piste philosophique pour approfondir cette œuvre va questionner une
des dimensions du Pathos ; quand l’autobiographie rejoint l’universel d’être
humain ; quand le symbole devient sacré.
Dans cette œuvre l’artiste s’inclut elle-même dans une pensée qui la
dépasse, qui comprend l’univers, qui se trouve régie par des lois qu’elle nomme
amour et filiation. Ceci met en place une compréhension de l’univers dirigé par
le sentiment maternel, voire matriarcal. Or ceci rejoint précisément le point
pathologique dans l’univers sentimental de Kahlo ; son impossibilité
fonctionnelle à enfanter. C’est cette pensée de l’intime à l’ultime qu’elle place
sous l’emprise du sacré.
Son œuvre ne présente ni morale ni conclusion, seulement une loi de
continuité. Observons la seconde œuvre présentée : « Moïse ». Nous ne
reviendrons pas sur les caractéristiques plastiques qui sont sensiblement les
mêmes dans l’organisation et la symétrie. Son souci principal concernant cet
29 Notion introduite par R . Barthes dans « La chambre claire », op. cit.
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enfant biblique est encore une fois l’enfantement ; dans ses composantes
organiques. Puisque l’appel est fait à l’utérus en souffrance. Le sujet concerne
aussi les composantes généalogiques. L’enfant est comme pris dans un cycle qui
le précède. L’artiste nous présente une composition par strates hiérarchiques qui
mêlent archéologie et codes de représentations divines. Ainsi elle situe les dieux
dans le ciel, il s’agit de l’idée de Dieu dans son essence, non pas d’un dieu en
particulier, puisque toutes les religions sont représentées sans distinction ni
préférence. Nous pouvons ensuite identifier le premier homme et la première
femme qui selon une lecture chrétienne serait Adam et Eve. Ils se placent juste
au dessus de la couche des mortels que nous pouvons clairement reconnaître par
la présence d’un squelette qui délimite la zone. Encore une fois aucune
distinction n’est faite entre bien et mal puisque cohabitent Gandhi, Staline,
Jésus, Hitler, Bouddha. Vient enfin la foule, la masse de l’humanité avec comme
représentants deux indigènes homme et femme qui renforcent la dualité et la
symétrie par leurs moitiés de corps peints en opposés. Par ces mises en scène
Kahlo nous présente en puissance le travail du symbole dans l’intellect humain ;
ainsi que son devenir sacré.
Elle nous présente le point où l’autobiographie prend des dimensions
universelles, ce qui est le ressort du sacré. Nous trouvons chez Khalo le chemin
parcouru du corps vers les archétypes. Celui qui répond à son histoire, est la
mère, terre nourricière. Ce schéma correspond à son traumatisme personnel, or
au lieu de l’inclure dans le mythe personnel d’une névrose, dans un
enchaînement familial, elle le transcende dans un rythme sacré de survie et de
perpétuation.
Elle partage un lien d’intimité symbolique avec les archétypes qui pèsent
sur son destin. Comme le nom de Xolotl qui est à la fois celui de son chien, mais
aussi celui d’une divinité aztèque qui se trouve en adéquation avec son trouble
personnel. Il relate ce dépassement de soi qu’est l’enfantement et la perpétuation
de l’espèce. Khalo place le ressort de l’intime à l’ultime, de l’autobiographie à
l’universel sous la dimension du sacré. C’est une pensée toute particulière de
l’emprise du destin sur l’individu. Elle se place entre les mains et la toute
puissance du dieu aztèque Xolotl. Ce dieu représente le couple jumeau mercure /
Venus, que l’on retrouve dans l’iconographie de son œuvre. On apprend que ce
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dieu préside le mouvement, le tremblement de la conscience de sa naissance, par
la destruction de la personnalité qui est la prison de l’âme. Dans cette conception
de soi à l’espèce, Khalo place son destin du côté du sacré, dans la transcendance
de soi à travers l’espèce.
Ces quelques pages ont ouvert la planéité de l’image vers une puissance
conjointe de l’imaginaire et du symbolique, reste la percée du réel, son espace
d’éternelle intranquilité. Citons le souffle chez Shi Tao, le point gris chez Klee,
la vacuole chez Lacan, où l’image fonde sa puissance de représentation sur son
impuissance de signification. C’est à cet endroit que se glisse l’au-delà du sens,
la mise en butée, le rapport au réel par la marque de son absence. Cette altérité
dans l’image, son propre manque, c’est l’impossible à voir de la naissance et de
la mort, de tous les heurts, de toutes les brèches qui marquent notre toucher au
réel.30
30 S. Barrere, « Le grotesque, petit traité anarchique sur les œuvres d’art », op. cit.