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Texto ! juillet 2008, vol. XIII, n°3 1 FAIRE FRONT FACE À L’ENNEMI L’ontologie heideggérienne de la guerre totale et de « l’extermination complète » des ennemis du national-socialisme en 1933 1 Reinhard Linde i La très loquace violence « muette » La distinction entre la religion ou la philosophie d’une part et l’idéologie terroriste d’autre part est fondamentale, aussi et surtout en ce qui concerne le type de comportement qu’on peut attendre de leurs partisans respectifs. Les convictions religieuses et philosophiques sont toujours défendues et propagées par des moyens pacifiques, même quand elles contiennent un élément plus ou moins fort de rébellion. Les bouleversements politiques et les luttes d’émancipation s’appuyant sur de tels principes éthiques se limitent, pour l’essentiel, à l’élimination des injustices et des anomalies manifestes, concrètes. L’usage de la violence doit être strictement justifié. Le contenu des droits universels de l’homme, tel qu’il s’est à chaque fois réalisé dans l’histoire, n’est pas réduit, mais complété. Ici comme partout, un abus ne peut pas toujours être prévenu, mais on ne peut pas pour autant le mettre au compte des pères spirituels et des protagonistes. En ce sens, ce que l’on vient de dire ne vaut pas absolument pour les institutions formées sur la base de convictions religieuses ou philosophiques. Face à elles, la capacité morale d’amendement que contiennent ces mêmes convictions doit bien souvent se mettre en marche. Au contraire, l’idéologie terroriste se construit dès le départ sur un abus. Au nom du respect dû à un dieu, d’une légalité historique, d’une essence la plus haute ou d’un Être tout puissant, elle déclare paradoxalement placer les renversements politiques complets et l’usage illimité de la violence au centre de ses efforts. L’instance l’autorisant se révèle vite, à y regarder de plus près, un pur et simple havre pour la dureté. Dans le but de mener le combat pour la révolution totale, l’énergie dépensée pour faire, à vrai dire, de l’agitation, demande un tribu en vies humaines inconditionné et extraordinairement élevé. Elle suggère qu’il est nécessaire de considérer que désormais plus aucun individu (ni ami, ni ennemi) ne peut faire valoir de droit qui soit indépendant de ce que les planificateurs de la société et les Führer chargés de la mise en pratique ont prescrit. On le voit au fait qu’elles libèrent une terreur qui s’exerce, de manière complètement imprévisible, aussi bien vers l’intérieur que vers l’extérieur de la société. Ceux qui s’accrochent à la promesse d’un état social idyllique devant prétendument être amené par une révolution, contestent qu’une telle violence soit une condition déterminante explicite et intentionnelle d’une telle idéologie. Eux-mêmes ne feraient pas usage de la violence, mais ils partagent avec cette idéologie l’affect de la négation du donné 1 Traduction d'un chapitre du livre de Reinhard Linde, Bin ich, wenn ich nicht denke? (Centaurus Verlag, Herbolzheim 2003). Le chapitre s'intitule 'Das Stehen gegen den Feind. Heideggers Ontologie des totalen Krieges und der 'völligen Vernichtung' der Feinde des Nationalsozialismus von 1933' (p. 300 à 329). Abréviations : Les œuvres dites complètes de Heidegger, ou « Gesamtausgabe » (Martin Heidegger Gesamtausgabe, Frankfurt/M., 1975 et suivantes), sont citées comme suit : GA + numéro du tome. Les références aux traductions françaises existantes ont été chaque fois indiquées, mais celles-ci n’ont pas été systématiquement reprises.

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  • Texto ! juillet 2008, vol. XIII, n3

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    FAIRE FRONT FACE LENNEMI

    Lontologie heideggrienne de la guerre totale et de lextermination complte des ennemis du national-socialisme en 19331

    Reinhard Lindei

    La trs loquace violence muette

    La distinction entre la religion ou la philosophie dune part et lidologie terroriste dautre part est fondamentale, aussi et surtout en ce qui concerne le type de comportement quon peut attendre de leurs partisans respectifs. Les convictions religieuses et philosophiques sont toujours dfendues et propages par des moyens pacifiques, mme quand elles contiennent un lment plus ou moins fort de rbellion. Les bouleversements politiques et les luttes dmancipation sappuyant sur de tels principes thiques se limitent, pour lessentiel, llimination des injustices et des anomalies manifestes, concrtes. Lusage de la violence doit tre strictement justifi. Le contenu des droits universels de lhomme, tel quil sest chaque fois ralis dans lhistoire, nest pas rduit, mais complt. Ici comme partout, un abus ne peut pas toujours tre prvenu, mais on ne peut pas pour autant le mettre au compte des pres spirituels et des protagonistes. En ce sens, ce que lon vient de dire ne vaut pas absolument pour les institutions formes sur la base de convictions religieuses ou philosophiques. Face elles, la capacit morale damendement que contiennent ces mmes convictions doit bien souvent se mettre en marche.

    Au contraire, lidologie terroriste se construit ds le dpart sur un abus. Au nom du respect d un dieu, dune lgalit historique, dune essence la plus haute ou dun tre tout puissant, elle dclare paradoxalement placer les renversements politiques complets et lusage illimit de la violence au centre de ses efforts. Linstance lautorisant se rvle vite, y regarder de plus prs, un pur et simple havre pour la duret. Dans le but de mener le combat pour la rvolution totale, lnergie dpense pour faire, vrai dire, de lagitation, demande un tribu en vies humaines inconditionn et extraordinairement lev. Elle suggre quil est ncessaire de considrer que dsormais plus aucun individu (ni ami, ni ennemi) ne peut faire valoir de droit qui soit indpendant de ce que les planificateurs de la socit et les Fhrer chargs de la mise en pratique ont prescrit. On le voit au fait quelles librent une terreur qui sexerce, de manire compltement imprvisible, aussi bien vers lintrieur que vers lextrieur de la socit.

    Ceux qui saccrochent la promesse dun tat social idyllique devant prtendument tre amen par une rvolution, contestent quune telle violence soit une condition dterminante explicite et intentionnelle dune telle idologie. Eux-mmes ne feraient pas usage de la violence, mais ils partagent avec cette idologie laffect de la ngation du donn

    1 Traduction d'un chapitre du livre de Reinhard Linde, Bin ich, wenn ich nicht denke? (Centaurus Verlag, Herbolzheim 2003). Le chapitre s'intitule 'Das Stehen gegen den Feind. Heideggers Ontologie des totalen Krieges und der 'vlligen Vernichtung' der Feinde des Nationalsozialismus von 1933' (p. 300 329). Abrviations : Les uvres dites compltes de Heidegger, ou Gesamtausgabe (Martin Heidegger Gesamtausgabe, Frankfurt/M., 1975 et suivantes), sont cites comme suit : GA + numro du tome. Les rfrences aux traductions franaises existantes ont t chaque fois indiques, mais celles-ci nont pas t systmatiquement reprises.

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    et tolrent ainsi souvent lusage effectif de la violence. On trouve encore ct deux ceux qui considrent le langage de la violence dans une idologie comme purement verbal et ne voient dans la violence quun simple abus venant des excutants (autoproclams) 2. Si ces deux attitudes deviennent un programme acadmique, un climat idologique peut alors se constituer, qui son tour peut influencer les hommes politiques et les hommes dtat et partir de l influer sur les mesures de scurit nationales et internationales. Les rpercussions pratiques de la non-distinction entre religion-philosophie et idologie terroriste se laissent ainsi bien voir partir des activits et des ractions des organismes et commissions qui en sont chargs.

    Ceux qui usent de la violence ne sont muets que pendant lacte. Auparavant, ils parlent beaucoup, eux et leur idologie darmement, pour justifier leurs actes planifis et avant tout pour se convaincre eux-mmes quils font, en tuant des innocents, quelque chose dinvitable, de convenable, et de moralement recevable 3. Que peuvent dire ces prtendus terroristes religieux, quand on consent sentretenir avec eux ? O pourrait se trouver la langue commune ? Contrairement ce que leurs partisans veulent faire croire, ce nest pas seulement avec la transformation des utopies de gauche ou de droite radicale en politique impitoyable et terroriste qua lieu la chute originelle vitable. Cest galement leur stade conceptuel quelles ne contiennent pas dide qui, applique avec exactitude, conduise au bonheur de la majorit. Bien plutt, on trouve dans toutes les conceptions du monde, programmes et thories totalitaires des passages et des argumentations caractristiques qui, de manire implicite ou mots couverts, lgitiment ou annoncent lapplication dune violence extrme. En mme temps, elles veulent donner limpression quil ne sagit pas de vraie violence ou quelle ne sappliquerait qu ceux qui lauraient largement mrit 4. On peut donc partir de l distinguer de manire univoque les thories de lamlioration pacifique du monde et les thories de la destruction et du renouveau violents 5.

    2. Des conflits dintrts avec les terroristes ou des calculs dinstrumentalisation en vue

    daugmenter sa propre puissance interviennent toujours quand il sagit dhommes dtat, de militaires ou de grands industriels.

    3. Le mythe aveuglant selon lequel la violence est muette a galement t dvelopp par Jan Philipp Reemtsma (voir Die Gewalt spricht nicht [La violence ne parle pas] dans Mittelweg 36, Avril-Mai 2000).

    4. De manire exemplaire, Hitler utilise ces deux ides lorsquil attaque le judasme dans Mein Kampf. Dun ct, il plaide dune manire concrte pour une exclusion des juifs hors de la fonction publique et des cercles influents ; de lautre, il les tient pour responsables deffets destructeurs dont lvitement nest possible que par leur limination physique, par o il sous-entend quon sait clairement qui est juif et qui ne lest pas (voir p. 329 sq. [La pagination est celle de ldition allemande de 1938, cf. chapitre 11, Volk und Rasse . Il existe une traduction franaise de Mein Kampf, elle nest pas utilise ici. (N.d.T.)]). De plus, cette prescription a aussi t au fondement des lois raciales de Nuremberg. Beaucoup de personnes concernes ont voulu croire quon leur avait au moins donn un sursis, pendant que la population aryenne devait croire quelle tait protge en gnral des perscutions. On ignore largement que Hitler ne dsignait pas seulement les juifs comme un groupe de population peu prs dlimitable, mais plutt le juif comme conglomrat de proprits et de caractristiques physiques, sociales, conomiques, culturelles et politiques, qui se trouvaient aussi prtendument chez des non juifs et qui ses yeux devaient tre liquides (par exemple, ltat libral, la presse libre, la social-dmocratie, le marxisme).

    5. Si et comment les thoriciens extrmistes manifestent (ou masquent) leurs motifs et leurs objectifs violents, cela dpend du degr auquel ils valuent leur acceptation sociale et le succs de leur agitation lintrieur du groupe social dont ils cherchent fonder la prtention totale dominer sur le plan idologique-philosophique (weltanschaulich-philosophisch) ou religieux. tant donn que, pour eux, leur tche consiste avant tout prparer leurs partisans effectifs et potentiels la conqute du pouvoir au sens strict, concret, ils peuvent renoncer aux instructions daction concrtes et aux dfinitions pratico-politiques dans un premier temps.

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    Tant quelles sont des utopies radicales, leur ralisation est lie eo ipso lutilisation dune violence dbride 6. Cette constellation concerne aussi la prtendue philosophie de Martin Heidegger : elle transporte de tout son long une utopie radicale, ractionnaire, laquelle est inhrente un renvoi systmatique lutilisation ncessaire dune violence extrme. Dans son rseau conceptuel dominent totalement les marques dune chute gnralise, de super-individualit authentique et inauthentique, dtre absolu, de loi historique (historicit), de savoir de la manifestation, de combat, de rvolution, de Fhrerschaft, dappartenance, de communaut, de rang, de haine, de disponibilit la mort, de sacrifice, de guerre, dennemi, de trahison. Les concepts fondamentaux de la radicalit politique-rvolutionnaire, du dsaveu des actions dmocratiques, communicatives, examines avec soin et non-hostiles lindividu, tout comme ceux de la militarisation intrieure se trouvent une place constitutive. En revanche, les hommages et descriptions de lamour rciproque, de laide, de la responsabilit sociale, de la libre crativit, de la joie, de la gaiet, et du bonheur manquent cruellement.

    Par consquent, il nest en aucun cas tonnant que Heidegger ait t entre 1930 et 1945 un national-socialiste dclar et pratiquant 7. Habermas tient cet tonnement ddouanant et somnambule de la thse selon laquelle la conception du monde de Heidegger aurait pris une tournure national-socialiste et jeune-conservatrice en 1929 8. Pour Habermas, mme eu gard cette poque qui vit Heidegger accder au rectorat de Fribourg et retomber au rang commun de professeur ordinaire, ses arguments doivent tre extraits du contexte idologique (weltanschaulich) 9. Si la premire thse se fonde sur une dsinformation clatante concernant le positionnement politique de Heidegger avant 1929 il venait dune frange de lextrme-droite du catholicisme et se rangeait directement dans le camp des rvolutionnaires conservateurs 10 , la dernire suggestion brille par son effronterie contre tout point de vue responsable et consciencieux. Un fonds dides 11 vraiment philosophique, cest--dire rationnel et thiquement lgitime, devrait entrer en conflit radical avec un autre fonds comme celui dune conception du monde brutale ou devrait ds le dpart lui interdire de sy annexer. Par consquent, Heidegger na pas du tout chafaud un tel dispositif moral et intellectuel auparavant.

    Dans les citations donnes plus haut, on a mis en vidence la pulsion propre et le soupon global contre la modernit et la raison que Habermas partage avec Heidegger de faon souterraine, mais systmatique. La ralit de la structure fondamentale de son image totalitaire du monde, dj prsente dans les premires oeuvres de Heidegger, est reste cache, moins cause de Heidegger lui-mme qu cause derreurs de lecture cardinales ou dinterprtations violant intentionnellement le texte. Cela concerne en particulier son concept de Dasein, qui dsigne indubitablement un esprit collectif mystique, mme si celui-ci doit dabord, pour simposer universellement, sisoler . De laffirmation

    6. La violence limite ne peut se fixer que des buts correctifs, lapplication des seuls moyens

    politiques est oriente vers la rforme. 7. Habermas crit propos des recherches de Farias, quil devient maintenant plus difficile de

    sparer le geste radical du grand penseur et lactivit surprenante et lambition borne dun professeur allemand radicalis de province (Habermas, Heidegger, loeuvre et lengagement, Paris, Le Cerf, p. 37 [prface ldition allemande du livre de Farias, Heidegger und der Nazismus, N.d.T.], soulign par R. L.). chaque mot, les intentions effectives du grand penseur sont minimises, et la rpugnante petite personne est ouvertement attaque sans indiquer quelle puissance trangre, part les platitudes de la propagande national-socialiste (ibid.), domine ainsi le penseur de telle manire quil ne puisse vaincre en lui les dsirs du professeur de province. La sparation entre le penseur et lindividu est ainsi dabord fabrique. Elle a pour but de pouvoir sauver le premier.

    8. Ibid., p. 25. 9. Ibid., p. 69. 10. Personne ne le contestera. Seuls quelques rvolutionnaires conservateurs se sont dailleurs

    engags aussi fortement politiquement en faveur des Nazis que Heidegger. 11. Habermas trahit mme que Heidegger partir de 1929 a voulu philosopher en un autre sens,

    en un sens non professionnel (Habermas, Heidegger, loeuvre et lengagement, p. 28).

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    selon laquelle le noyau de sa philosophie ne dpend pas intrinsquement de son engagement pour le nazisme, rsulte donc aussi une restriction politique et philosophique : on doit le regarder comme un penseur dabstractions non orientes vers laction. Trs tt, il avait adopt le principe quun professeur est plus convaincant avec son enseignement lorsquil laime 12. En tant que philosophe moral et philosophe de lhistoire dclar, il insiste plus tard sur son intention de fonder lagir pratique 13. En cela, il avait raison car une philosophie de lhistoire non politique manquerait son thme. Heidegger a agi, mais uniquement comme national-socialiste. Quel autre agir devrait-il avoir eu en vue, avant et aprs, mais navoir jamais aim lui-mme ?

    La vrit du combat qui tue en masse

    Les cours de Heidegger Die Grundfrage der Philosophie [La question fondamentale de la philosophie] et Vom Wesen der Wahrheit [De lessence de la vrit] 14, quil a tenus en 1933-34 en tant que nouveau Fhrer-recteur de luniversit de Fribourg, contiennent maintenant la preuve quil voulait produire, via une suggestion dune abstraction vague et conduisant une rgression motionnelle, une disponibilit ou une volont de prendre part ou damorcer des pogroms. Le mythe selon lequel Heidegger serait fondamentalement loign ou tranger la politique 15 trouve sa fin dfinitive avec ces cours. Prcisment parce quil nadopte pas la langue de la propagande des nationaux-socialistes, quil reste au contraire dans le style et la conceptualit de son philosopher dvelopp jusqualors, et qu partir de l, il sengage sans condition et aveuglment pour le national-socialisme, sa pense apparat clairement comme se radicalisant progressivement depuis le dbut des annes 20 et comme une prparation thorique la domination de la violence. Ce quon peut dire, cest que Heidegger tait dans une certain mesure rest en sommeil sur le plan verbal, jusqu la fin 1933. Alors est venu pour lui le temps de lagir franc. Criminel de masse conceptuel, il a pris la parole au nom de la philosophie, lheure dite. Il a prsent une thique oriente pratiquement vers la rvolution impitoyable, la violence, et lextermination.

    Les cours montrent que, contrairement une affirmation dOtto Pggeler, il tait en accord complet avec tous les buts de Hitler 16, et quil se sentait appel participer leur pntration spirituelle et leur implantation ontologique. Quelques passages du second cours, Vom Wesen der Wahrheit, quil a tenu durant le semestre dhiver 1933-34, contiennent les mots les plus monstrueux qui soient jamais sortis de la bouche dun philosophe. Pour

    12. La vie spirituelle ne peut tre vcue (vorgelebt) et faonne quen en donnant lexemple, de telle sorte que ceux qui doivent y prendre part en soient saisis, immdiatement, en leur existence la plus propre. (Lettre Elisabeth Blochmann du 15 juin 1918, in Correspondance avec Karl Jaspers suivie de la Corresponsance avec Elisabeth Bochmann, Paris, Gallimard, 1996, p. 205).

    13. Le vouloir-avoir-conscience dtermin comme tre pour la mort ne signifie pas davantage une scession qui fuirait le monde, mais il transporte, sans illusions, dans la rsolution de l agir (tre et temps, p. 310. En mettant entre guillemets lagir, Heidegger veut montrer quil ne songe pas lagir habituel, qui inclut la passivit de la rsistance mais lunit de lagir thorique et pratique, ibid., p. 300). Que Heidegger ait dsign son concept dhistoricit (formul pour la premire fois dans tre et temps) comme fondement de son engagement politique en faveur du nazisme (Karl Lwith, Ma vie en Allemagne avant et aprs 1933, p. 57 sq.), on a largement ignor que ce pouvait tre l un indice hautement fcond charge contre la valeur dun tel concept.

    14. Ils ont paru ensemble sous le titre Sein und Wahrheit [tre et vrit] comme tome 36-37 de la Gesamtausgabe (Francfort-sur-le-Main, 2001).

    15. Hannah Arendt la malheureusement offert sur un plateau aux dissimulateurs et aux partisans de la stratgie heideggrienne de masquage conceptuel du contenu politique (de droite ou dextrme droite).

    16. On peut difficilement mettre en doute le fait que Heidegger ntait daccord en rien avec les buts rels de Hitler : la domination tendue de la Mitteleuropa au monde entier, ltablissement dune race de seigneurs par llimination dune autre race devant jouer le rle de bouc-missaire . O. Pggeler, Praktische Philosophie [ Philosophie pratique ] in B. Martin, Heidegger und das Dritte Reich [Heidegger et le troisime Reich ], Darmstadt, 1989, p. 73.

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    comprendre la signification de ce quil y dit, on doit garder lesprit la situation politique. Le 12 novembre 1933, Hitler, dj au pouvoir, tait lu avec 92% des voix (Heidegger stait engag en sa faveur, par des appels 17). Aussitt, la peine de mort pour haute trahison tait tendue aux ouvrages imprims critiquant le rgime. La Gestapo tait presque mise sur pieds, tous les centres de dcision taient dj occups par les nazis, qui bnficiaient de limmunit juridique. La mthode Boxheimer (listes de personnes liquider et emprisonner faites par la NSDAP dans lventualit dune prise du pouvoir), en faveur de laquelle Heidegger stait prononc ds 1931 18 (Mrchen/Pggeler), fut applique loccasion de lincendie du Reichstag : des milliers dhommes furent torturs mort, tus ou fusills, des milliers dautres disparurent dans des camps de concentration rapidement mis en place, et des prisons. Les hordes des SA taient en furie, la terreur rgnait sur tous les plans, toute protection juridique contre le pouvoir de ltat tait supprime. Brigands et assassins dans le rle de la police, revtus des habits du pouvoir souverain ; leurs victimes traites comme des criminels, proscrites et condamnes davance mort 19, crit Sebastian Haffner propos de lanne 1933. Les juifs taient prvenus de leur extermination par le slogan Juif, crve ! . La liquidation complte de lennemi intrieur fait partie de lhonneur allemand. Le juge peut y contribuer par une interprtation large du code de procdure pnale crit le prsident dun tribunal de grande instance (Landgericht) en mai 1933 dans le Deutschen Juristenzeitung [Journal juridique allemand].

    Au nom de principes ontologiques, Heidegger a jou le mme air de clairon. Il tait reconnu par le Kultusminister badois comme Fhrer-recteur 20, et navait plus craindre ni contradiction, ni moquerie, ni exclusion acadmique. Lors de la rvolution national-socialiste, voyant quune communaut (Volksgemeinschaft) capable de domination commence se crer, il appela ses auditeurs atteindre lessence, dans la rsolution devanante du co-agir 21 ; car la vrit nest pas une dfinition, mais seulement le vrai, le seul vrai que notre existence (Dasein) ici et maintenant est loi et tenue 22. Le peuple allemand a une mission

    17. Le jour dcisif du scrutin populaire du 12 novembre et de llection des nazis, les journaux

    tudiants imprimrent deux appels de Heidegger voter pour le Fhrer Hitler, ralit allemande prsente et future, et sa loi (Heidegger, GA 16, p. 184). Tout cela constituait un accord inconditionn et non contraint avec ce que Hitler avait dj dit, fait et dfait, et un chque en blanc en faveur de tout ce quil pouvait encore dire et voulait encore faire.

    18. Comme Pggeler la laiss chapper, Heidegger a tenu ces propos en 1931 face Hermann Mrchen (O. Pggeler, Praktische Philosophie in B. Martin, Heidegger und das Dritte Reich, Darmstadt 1989, p. 84). la lumire dun tel accord avec les buts vritables de Hitler laffirmation de Pggeler cite plus haut devient plus que douteuse.

    19. Sebastian Haffner, Histoire dun Allemand, trad. fr. Brigitte Hbert, Babel , Actes Sud, 2003, p. 189.

    20. Aprs avoir conspir avec la nouvelle direction administrative nazie et lors dun vote sans alternative, Heidegger a t lu recteur de luniversit de Fribourg en mai 1933. Il est nomm en octobre. Il devient ainsi Fhrer de luniversit de Fribourg. Sur la base de la nouvelle conception de lenseignement suprieur, lui est donne la possibilit de conduire le renouvellement spirituel de luniversit de Fribourg en un sens national-socialiste. La personnalit du nouveau recteur garantit datteindre ce but note le journal nazi badois der Alemanne, le 27 octobre 1933.

    21. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 88. Lheure ne commande donc aucunement un co-penser et un examiner autonome, car lessence ne souvre quau courage originel du Dasein pour ltant dans son entier (ibid., p. 87).

    22. GA 36-37, p. 84. Heidegger a nanmoins donn une dfinition qui dcrit de plus prs ce vrai. Bien que toute question sur lessence de quelque chose soit compromettante et comporte le danger de la perte du sol, on peut dire que lessence de notre peuple est constitue par ce qui rgne partir du fondement sur ce quil doit faire ou pas, lessence de lEtat par lentre de force et le maintien du peuple dans un Dasein agissant responsable de soi-mme, lessence du travail par lexpansion mondiale lgitime par notre Dasein, et lessence du monde par lexpulsion ou llvation au dehors dans la grandeur de notre destin (ibid., p. 86). Il est inutile de commenter la teneur impitoyable et nazie de ces prcisions lemphase violente.

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    insigne, unique parmi les peuples 23 : exploiter les possibilits fondamentales de la race originellement germanique et les porter la domination 24. Aprs quelques avances dans cette direction (sur lesquelles nous allons revenir), il fit rfrence au srieux absolu et sanglant (blutig) du moment avec un ton rsolu au combat et positif, et il signa avec son interprtation de la clbre phrase dHraclite, Le combat est pre de toute chose , un chque en blanc ontologique en faveur de nimporte quel type de meurtre de masse contre tous les ennemis supposs de la souche allemande et de la vrit allemande. Lessence de tout Dasein et de tout tre est le polemos, la guerre, le faire front face lennemi 25. Ce dernier, il le dfinit ainsi :

    Lennemi est celui-l, est tout un chacun qui fait planer une menace essentielle contre lexistence du peuple et de ses membres. Lennemi nest pas ncessairement lennemi extrieur, et lennemi extrieur nest pas ncessairement le plus dangereux. Il peut mme sembler quil ny a pas dennemi du tout. Lexigence radicale est alors de trouver lennemi, de le mettre en lumire ou peut-tre mme de le crer, afin quait lieu ce faire front face lennemi (stehen gegen) et que lexistence (Dasein) ne soit pas hbte.

    Lennemi peut stre greff sur les racines les plus intimes de lexistence (Dasein) du peuple et sopposer lessence propre de celui-ci, agir contre lui. Dautant plus acr, et dur, et difficile est alors le combat, car laffrontement des uns contre les autres nen constitue que la moindre partie. Cest souvent une tche bien plus difficile et de plus longue haleine que de reprer lennemi en tant que tel, de le mettre en vidence, de ne pas se faire dillusion face lui, de rester agressif, de mnager et augmenter sa disponibilit constante et de mettre en place lagression long terme ayant pour but lextermination complte. 26.

    Exiger cette construction, cette dnonciation, cette livraison, ce coup dtat en groupe, cette destruction en groupe, ce meurtre en runion, cela peut-il ntre quune erreur, lerreur de stre ralli au nazisme 27 ? Sagit-il de la rhtorique activiste sans but dun dbutant, dun philosophe dans sa hutte tranger au monde, comme la lgende de lidiot politique assis sur le trne du philosophe le dit ? Sil est galement incontestable que Heidegger sest constamment efforc des formulations propres et que ce nest pas sa conceptualit, mais celle dautres idologues qui a t canonise ou lavait dj t il est galement vrai quaucune autre logique terroriste ne pouvait tre plus profondment intriorise 28. Linvention et la construction ( dploiement ) dennemis exterminer est

    23. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 7. 24. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 89. 25. GA 36-37, p. 90. 26. GA 36-37, p. 90 sq. (soulign par R. L.). 27. Heidegger a lui-mme initi cette lgende. Elle nest pas seulement voque par ses

    dfenseurs, mais elle est devenue la rgle pour tous les chargs de cours (Dozenten) qui ne se donnent pas la peine de se renseigner plus prcisment sur lhomme dont ils vantent lenseignement.

    28. La stratgie de lditeur du volume doit tre retrace, car elle est exemplaire dans son utilisation de plusieurs manoeuvres de dfense du mme genre. Tous croient pouvoir maintenir sans problmes que dans ce temps de compromission dont des passages des deux cours, politiques au sens large, donnent limpression , cette implication reste fondamentalement extrieure lobjet de sa pense , bien quon puisse trouver une certaine proximit avec le style politique contemporain (commentaire quon trouve sur le site internet de lditeur). Cette sparation en deux domaines diffrents est dj rendue obsolte par le choix constant de Heidegger dutiliser les mmes concepts.

    Laffirmation selon laquelle Heidegger aurait confront, de manire ouverte, son accord avec le pathos du renouveau et de la rvolution avec le changement qui saccomplit sur le fondement dune image transforme du monde et de lhomme, est tout simplement absurde. Lditeur fait ici rfrence au royaume des ombres de lallgorie de la caverne de Platon, que Heidegger ne confond en aucune manire avec le nazisme. Bien plus, on devrait tre attentif son attaque cumante de rage contre la dfinition biologique de la race aryenne donne par son concurrent Kolbenheyer (pour la position de Heidegger sur cette question, voir plus loin). Il aurait trouv des mots encore plus durs pour la critiquer, sil navait par l risqu de mettre en danger son enseignement en tant que Fhrer-recteur frachement intronis.

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    purement et simplement le noyau du fascisme et du totalitarisme. Ce nest rien dautre que la dcision dinstitutionnaliser les pogroms ainsi que le vol des biens et de la vie dinnombrables personnes et den faire lunique raison dtre du rgime alors que jamais une majorit relle de la population ne la choisi, jamais une grande majorit na voulu vivre ou se laisser emporter dans une angoisse et une peur durable, dans le souci sans relche de lexistence (Daseinssorge) et dans les sacrifices en vue dune guerre dagression 29. Si en revanche le Dasein a prtendument toujours besoin dun ennemi et mme doit expressment choisir des innocents comme victimes pour vraiment rester vivant, alors il ne doit pas avoir dabord son principe le soin des autres hommes, mais il doit avant tout vouloir les exterminer sa guise dune manire lgitime. Le soin est une exception qui ne vient quaprs. Cest le cur de lopration heideggrienne dun point de vue thique.

    Daprs Heidegger, nimporte qui pouvait potentiellement tre ou devenir ennemi du renouveau national-socialiste. Le fait quil puisse se greffer sur les racines les plus intimes du Dasein signifie, rien de moins, quil peut se cacher dans le cerveau de nimporte qui, dans lhrdit de chacun, que la moindre parcelle dintimit de chaque personne doit tre examine pour trouver lennemi. Heidegger ne fait pas rfrence lennemi de manire dtaille, parce quil se comprenait comme penseur du tout et que toute dnomination concrte eut impliqu que la dangerosit de cet ennemi soit chaque fois spcifiquement dcrite et atteste 30. De surcrot, dans le contexte de lagitation nazie, lidentit des groupes et des ethnies stigmatises tait claire les Juifs, les Tsiganes, les communistes, les socialistes, les syndicalistes, les gens fidles la constitution, les nationalistes partisans dune petite Allemagne, les pacifistes, les internationalistes, les religieux, les homosexuels, etc. Son discours manifeste lultime gouffre de sa projection : la prtendue tranget essentielle sous toutes ses formes doit tre traque et limine 31.

    Le dlire de perscution (dans les deux sens du gnitif) spcifiquement fasciste et totalitaire se retrouvait chez Heidegger aussi sous une forme illimite. Pour lui, ceux qui ne partageaient pas son tout ou rien appartenaient galement aux ennemis, plus prcisment ceux qui ne reconnaissaient pas lalternative : si nous serons un peuple ou si une barbarie quelconque va semparer de nous et qui renforaient ce danger en ce quils restaient ct, ne participaient pas, disaient que la science est en danger . Ils auraient exerc lesprit comme sagacit vide et rclam la spiritualisation de la rvolution nationale-socialiste, o lesprit tait pourtant bien plutt le vent, la tempte, lengagement, la rsolution 32. En appliquant de tels principes, un nombre encore plus grand dindividus

    Heidegger aurait pris par erreur pour dcisive la mission politico-spirituelle rsultant de la propagande pour le renouveau et la rvolution et aurait mal compris la question du sens de tre. Mais le pathos du renouveau et de la rvolution tait linstrument du nazisme, il lui tait identique. Saccorder avec lui et ressentir une mission impulse par la propagande ne peut que signifier : dterminer positivement le sens de tre du nazisme. Les circonvolutions de lditeur impliquent la reconnaissance que Heidegger voulait dterminer intellectuellement de manire active et autonome le nazisme rel.

    29. Que Heidegger lait revendiqu depuis 1927 avec tre et temps, dont le thme central est ce sens-l de la rsolution , on la montr dans le chapitre Geworfenheit de ce livre.

    30. La runion des forces dagression tait pour Adolf Hitler une raison supplmentaire en faveur de luniformisation par la propagande d un ennemi. Lattention du peuple devait se concentrer sur un adversaire unique. Par consquent, un grand nombre dadversaires intrieurs diffrents doivent tre runis, de sorte que, du point de vue de la masse, les partisans du combat soient conduits contre un seul ennemi (Mein Kampf, p. 129).

    31. Sa dclaration selon laquelle la nature devient rgle normative en tant que sant complte cela (Heidegger, Der deutsche Student als Arbeiter [Ltudiant allemand en tant que travailleur] (1933), GA 16, p. 200). Heidegger y considre que tout ce qui est malade lintrieur et lextrieur du peuple est livr par ltre son devenir-extermin.

    32. Cette formulation ne se trouve pas expressment dans le manuscrit laiss de son cours Die Grundfrage der Philosophie, mais dans les notes de Helene Wei (cit daprs Farias, Heidegger et le nazisme, Paris, Verdier, 1987, chap. III, p. 147). Voir aussi ce sujet le post-scriptum pour le mode ddition de lditeur.

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    voyaient le fondement de leur vie et leur vie elle-mme devenir incertains. Ces principes ntaient pas appliqus seulement par les nazis, mais galement par Heidegger lui-mme 33.

    Exiger un co-agir ntait pas une manire douvrir une porte, mais signifiait dabord et avant tout exiger lexclusion et llimination. Goebbels voulait dire la mme chose lorsquil crit : Toutefois, nappartient notre grande et sacre communaut de destin que celui qui se lve avec son peuple, lorsque la tempte clate. Le peuple doit faire front comme un seul homme . Faire front face lennemi comme lcrit Heidegger. Il tait videmment interdit tous les hommes marqus du sceau ennemi ou nuisible pour le peuple de pouvoir se lever avec les autres. Ils devaient bien plutt rester couchs pour lternit.

    Heidegger est le Hitler de la pense (Martin Buber) dans la mesure o, chez lui, le mouvement de la pense reprend les fonctions qui, chez Hitler, taient assumes par la personnification antismite 34. Et on veut dire par l que son concept dennemi avait pour fin quelque chose de plus principiel que la simple limination de groupes dindividus (pseudo-)dfinis. Le national-socialisme consistait diriger les instincts prdateurs de lhomme, qui sexercent habituellement seulement contre les animaux, vers des objets internes sa propre espce, et dresser tout un peuple, telle une meute de chiens, traquer lhomme comme un gibier. Une fois que ces penchants meurtriers fondamentaux et permanents lgard des congnres ont t veills et mme transforms en devoir, changer leur objet nest plus quune formalit 35. Sur ce point, lantismitisme nazi touche aux questions ultimes de vie ou de mort (Sebastian Haffner) 36.

    Visiblement, Heidegger na pas oubli dintgrer des scrupules thiques contre la terreur et la tyrannie dans son conditionnement ek-statique de lexistence en faveur dune authenticit dappartenance ltre, prte la mort (voir tre et temps). Il avait lintention de supprimer radicalement les ancrages thiques de tout scrupule contre le meurtre, pour produire une disponibilit au meurtre en faveur de la cause mystiquement indtermine et prtendument menace du peuple . Il tenait pour ncessaire larbitraire extrmement cruel avec lequel les membres sans dfense de groupes sociaux tendanciellement innombrables taient dfinis comme des proies. Avec eux, avec les errants et les sans-sols , le peuple ne serait plus soud, chaque individu ne resterait plus, par son appartenance assimile, la place qui lui a t affecte, ne se laisserait pas mettre dans le rang militaire, et ne donnerait pas sa vie sur le champ de bataille de lhistoire du monde pour des buts lointains. La prtendue situation de menace absolue sur lexistence lgitime le sacrifice sans condition de sa vie et lengagement de tous, mais aussi lutilisation de tous les

    33. De la manire dont un professeur pouvait le faire. Il jugea le travail de la facult et des Dozenten individuels dans la mesure o il participe de manire visible et efficace la construction de ce qui est venir , ainsi quil leur crit en forme de menace la fin 1933 (cit daprs Safranski, Heidegger et son temps, Livre de poche, p. 385). Il dnonce quelques collgues de lUniversit, dune manire qui aurait pu avoir des consquences dommageables pour leur vie, et ce encore aprs la fin de son rectorat. Baumgarten et Staudinger ntaient pas les seuls viss, il y avait aussi entre autres le Dozent catholique Max Mller, en 1937. Dans un rapport, Heidegger crivit que celui-ci tait dispos ngativement lgard de cet tat . Un rapport de Berlin sensuivit, selon lequel on ne pouvait le tolrer luniversit pour des raisons politiques de conception du monde . Malgr les demandes insistantes de Mller, Heidegger ne retira pas cette phrase (Max Mller, Gesprch [Entretien] , in B. Martin, Heidegger und das Dritte Reich , Darmstadt, 1989, p. 107 sq.). Un tel jugement, prononc par un universitaire considr comme digne de confiance par le rgime, pouvait signifier la prison ou le camp de concentration (et par consquent, la mort). Heidegger certifia galement propos dAdolf Lamp, professeur dconomie politique, quil manquait de fiabilit politique (Safranski, Heidegger et son temps, p. 475).

    34. Comme G. Scheit la remarqu : Struktureller Antisemitismus [Antismitisme structurel] , in Arbeitskreis Kritik des deutschen Antisemitismus (Hg.), Antisemitismus die deutsche Normalitt, Fribourg, 2001 (galement disponible sur internet), p. 4.

    35. Sebastian Haffner, Histoire dun allemand, p. 214. 36. Ibid. Cest prcisment lantismitisme nazi qui touche mais pas pour les juifs ces

    ultimes questions de vie ou de mort, que neffleure aucun autre point de leur programme crit Haffner en 1939 (ibid., p. 215).

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    moyens contre un ennemi sournois et perfide dj virulent lintrieur. 37 crit Gtz Aly propos de lidologie de Ben Laden et Ernst Jnger. Cela vaut aussi, sans rserve, pour Heidegger. Il rentrera dans lhistoire comme un penseur prcurseur de la terreur permanente et du meurtre de masse sans limites, fond sur la race.

    La guerre totale comme puissance originelle de ltre

    Les guides et les activistes totalitaires connaissent dune certaine faon le caractre arbitraire de leurs vises exterminatrices. Ils sont bien fous, dments et aveugles eux-mmes, mais possdent en mme temps une semi-conscience, car ils projettent des agressions irrflchies sur la base de leurs mensonges dmagogiques, quils considrent comme justifis 38. Parce quils ne peuvent grer cela, ils tentent de justifier la projection elle-mme. Heidegger, qui a apport son soutien explicite au Fhrer dans sa rducation du peuple allemand 39, la fait au niveau ontologique. Le polemos, le combat contre lennemi, serait la puissance originelle de tout tre qui enveloppe et traverse tout, qui guide et rgit la naissance et lexistence de ltant. L o aucun combat ne rgne, sinstallent la stagnation, la dcadence et la ruine, en bref : la disparition de soi-mme . Il ne doit pas tre recherch de manire arbitraire, cest--dire tre caus par la querelle ou la discorde, mais plutt partir de la ncessit intrieure de tout tre 40 pour lui-mme. Ce renversement de la signification de larbitraire (sagit-il de fins, cela serait de larbitraire, sagit-il dune fin en soi dnue de fondement, cela nen serait pas) est un argument consquent lappui de la rsolution dexterminer tous les ennemis de la vocation secrte et de la mission martiale du peuple allemand. Plus le but est indtermin et fictif, plus la vision dune rsistance lafft quil faut briser perd tout critre et devient excessive. Du reste, cette escalade ne dfait pas que le droit lexistence dhommes pacifiques et civiliss, mais aussi le sens de la vie pour les meurtriers pousss au combat : ils ne doivent pas cesser dassassiner, doivent se chercher sans rpit de nouvelles victimes et se sacrifier eux-mmes, ils ne peuvent jamais se dtendre et se rjouir. La vie nest plus faite que du massacre continuel de victimes choisies arbitrairement.

    37. G. Aly, Den Tod nicht frchten [Ne pas craindre la mort] in Berliner Zeitung du 20 novembre

    2002. 38. Adolf Hitler : Notre conscience raciale nordique est agressive uniquement contre la race juive

    [non contre les chinois et les japonais, note de R. L.]. Nous ne parlons ce sujet de race juive que par commodit dexpression, car au sens propre du mot et dun point de vue gntique, il ny a pas de race juive. La situation nous oblige ce marquage dun groupe racialement et intellectuellement homogne pour lequel tous les juifs du monde prennent parti, [] la race juive est avant tout une communaut de lesprit. La race spirituelle est plus dure et plus durable que la race naturelle. Le juif, o quil aille, reste un juif [] et doit nous apparatre comme une preuve attristante de la supriorit de lesprit sur la chair. (extrait du testament politique de Hitler, d. par Trevor-Roper, cit daprs G. Heinsohn, Auschwitz ohne Hitler ? , in Lettre International, t 1996, p. 24. Soulign par R. L.).

    39. Quand aujourdhui le Fhrer parle sans cesse de la rducation la vision du monde national-socialiste, cela ne signifie pas enseigner un quelconque mot dordre, mais aussi produire un changement total, un projet mondial, partir duquel il duque le peuple tout entier. (Heidegger, Wom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 225). Bien sr Heidegger, qui avait fait de monde et de projet des concepts fondamentaux de son idologie, voulait dire quil tait lui-mme celui qui avait propos ce projet mondial.

    40. Pour tout ce qui prcde ibid. p. 91 et suivantes.

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    Theodor Fritsch

    Tu ne dois pas pargner lennemi, mais lui faire face par un terrible barrage,

    car il souhaite que tu le tues. Sa mission est de taiguillonner, et ta mission : de le contraindre.

    Ne te soucie pas de ce que ton ennemi puisse tre un terme ; il en surgit toujours de nouveaux pour toi.

    Toute vermine est fconde lexcs et prolifique ; Cest pour cela quelle nous contraint la lutte 41.

    L tre de Heidegger devient ainsi une pure machine dextermination impossible

    arrter. Les puissances de la destruction et de la ruine logeraient dans ltant lui-mme. Dans le combat elles ne seraient que domptes et captives . Si elles schappent comme lindompt, le dbauch, lenivr et le sauvage, le forcen, lasiatique , on ne doit pas les renier ou les dnigrer avec les critres chrtiens du mal et du pch , car sans combat rien ne pourrait tre 42. Ces puissances appartiennent pour ainsi dire au fonds premier (Grundbestand) de ltre, elles sont bien dans leur force ngatrice une expression de la combativit et peuvent mme tre employes dans le combat contre les ennemis. Cela concide avec lide nazie que tous les vrais Volksgenosse allemands sont rellement empoisonns par le sang juif et ne pourraient de ce fait sen librer quen agissant de manire aussi racialement exclusive que les juifs sont supposs le faire. Ici comme l, il est question dexorcisme permanent et auto-purificateur et de rendre tranger un tre immanent, qui est cens tre dautant plus dangereux quil ne peut tre vaincu de manire uniquement intrieure avec laide dun Dieu 43. Le meurtre dhommes prtendument destructeurs (dans la racine la plus profonde de lexistence dun peuple ) par lutilisation de leurs prtendues nergies destructrices doit servir de salutaire destruction du vieil homme en soi-mme.

    Heidegger a manifestement transport le concept de combat dans le champ psychologique de la motivation conditionnante. Il a en effet acclr la spirale angoisse-agression et exig le crime permanent comme un commandement de ltre, comme une fin en soi compensant toute misre. Cest en ce sens que plus tard, propos de lextermination des juifs, Himmler a exhort les Fhrer de la SS, lors de chaque bain de sang ncessaire, rester en permanence combatifs, dans le renoncement soi, faire preuve dun asctisme sans plaisirs, et se tenir prts pour lextermination du prochain ennemi ou du prochain sous-homme, aprs le gazage de tous les juifs. Pour Heidegger galement la condition premire remplir pour les rvolutionnaires nationaux est de possder une froideur sociale maximale. Ils ne doivent regarder ni gauche ni droite, ils ne doivent pas se laisser dranger par la moindre critique ou objection rationnelle, ne doivent pas couter de demande de dispense dincorporation dans les units de combat, ne doivent pas pargner dennemi 44. Leur mission est de combattre et de dominer : le souci de lexistence humaine

    41. Der neue Glaube [La foi nouvelle] (1936), cit daprs G. Heinsohn, Auschwitz ohne Hitler ,

    p. 26. 42. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 92. 43. Voir aussi ce sujet Christian Schneider, Reinheit und hnlichkeit. Anmerkungen zum

    psychischen Funktionieren ganz normaler deutscher Massenmrder in Mittelweg 36, tome 1, 1998. 44. Ce qui tait dj imprim dans sa leon Quest-ce que la mtaphysique ? de 1929. Il y tait question de cette angoisse , qui ne serait autre chose que le courage audacieux de sapprocher de ltre et de pouvoir recevoir sa force danantissement du tout. Elle se montrerait en tant que duret de lagir lencontre , tranchant de lexcration , douleur du refus , brutalit de linterdiction et pret de la privation (Heidegger, Was ist Metaphysik ?, GA 9, p. 22 sq. ;

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    pour son pouvoir tre et son devoir tre cest--dire le pur effort daffirmation de soi doit devenir le souci tout simplement 45. Il ne sagit pas de lempressement anxieux dun psychopathe, mais de cette sorte de fondement de lhomme sur fond de quoi il y a quelque chose comme la rsolution, la disposition servir, le combat, la domination ; laction. 46. Si la domination (national-socialiste), comme nous lavons vu, doit reposer sur lextermination dennemis dtermins arbitrairement, alors un tel souci est constitu par lasservissement et lassassinat.

    De la phrase dHraclite il suit que ltre-dieu, ltre-homme, ltre-valet, ltre-seigneur sont des modes fondamentaux de ltre issus de lessence de ltre. On nest pas un valet parce que ctait une possibilit parmi dautres, mais parce que cet tre renferme une dfaite, un rat, une insuffisance, une lchet, peut-tre bien une volont dtre infrieur et de peu dimportance. 47. Lessence de ltre est le combat, et de l chaque tre dcide soi-mme, par le combat, de ce quil est. Le combat introduit dans tout tant une dimension de dcision : cette svrit permanente du ou bien - ou bien ; ou bien eux ou bien moi ; ou bien faire front ou bien tomber. 48. La tonalit fondamentale correspondante est la jubilation et la volont triomphantes, caractre terrible de lafflux dchan (de la rsistance), sublimit et courroux en mme temps 49. Pour la tonalit fondamentale lors de la chute, il ne trouve pas de mots il se voyait, irrvocablement, du ct du vainqueur. Il est sans importance que le trait soit attribu Nietzsche, car Heidegger sexprimait dans un contexte dans lequel Hitler, entre autres, parlait avec un gnie gal de lhumanit de la nature, qui extermine la faiblesse pour donner la place la force. 50.

    Si lon a recours, en complment de ces deux cours de Heidegger, limage quil se fait de la Polis grecque en 1935 comme un tat purement guerrier et ferm dans lequel les violents 51 rgnent sans rglement ni limite, sans difice ni titre , car ils devaient dabord les crer 52, alors on remarque lidentit de ses intentions concernant le combat avec celles de Ludendorff. Celui-ci soutenait en 1935 que la nation devait tre prpare la guerre totale par la cration dune sur-Sparte. Sa religion du nationalisme pouvait produire lhomognit spirituelle du peuple ncessaire cette fin 53. Heidegger a exprim son accord avec ce dernier point ds 1933 : il voyait sa mission de philosophe dans lagitation politique de la jeunesse 54 et dans la production de tonalits fondamentales 55. Il [trad. fr. Quest-ce que la mtaphysique ? in Heidegger, LHerne, Paris, 1983, p. 54, N.d.T]. Plus sur ce sujet dans lessai Geworfenheit de ce livre.)

    45. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 94. 46. Ibid., p. 293 (appendice II). 47. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 94. 48. Ibid., p. 94 et suivantes. 49. Ibid., p. 95. 50. Hitler, Mein Kampf, p. 45. 51. Gewalt-ttigen dans le texte original. Ladjectif gewaltttig signifie violent en

    allemand, mais ici lauteur compose un nom avec laide des termes Gewalt (force, violence, mais aussi puissance ou pouvoir) et ttig (actif), explicitant ainsi par ce jeu de mots le fait que pour Heidegger ceux qui exercent le pouvoir doivent tre des violents. (N.d.T.)

    52. Heidegger, Einfhrung in die Metaphysik, GA 40, p. 117 [trad. fr. Introduction la mtaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 159, N.d.T.].

    53. E.v. Ludendorff, cit daprs G. Heinsohn, Auschwitz ohne Hitler ?, p. 26. En voyant comment la dclaration heideggerienne et celle de Ludendorff se rencontrent de manire contemporaine, il ressort dailleurs que Heidegger ragissait promptement et ne cessait de vouloir clipser la direction du rgime, non seulement ses concurrents couronns de succs Baeumler, Krieck et Rosenberg, mais aussi dautres concurrents comme Ludendorff et Kolbenheyer, par sa propre offre idologique radicale.

    54. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 271 (appendice I). Il croyait en outre que la jeunesse universitaire vivait de la volont de trouver le dressage et lducation qui la rende mre et forte pour le commandement spirituel-politique, qui doit lavenir tre pris en charge par vous, issus du peuple, pour ltat, dans le monde des peuples. (ibid., p. 3).

    55. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 88.

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    sagissait de rveiller et denraciner dans le cur et la volont du peuple et de ses individus le savoir en vue de la mission spirituelle-populaire , que le destin avait rserv une nation 56. Si cela ne parvenait pas raliser ltre de la communaut du peuple, alors nous sommes perdus et nimporte quelle barbarie va nous balayer quelque part sans nous consulter. Le rle dun grand peuple faisant histoire est alors termin. 57.

    La mission historique mondiale de la race aryenne souche

    Hans-Georg Gadamer, avec sa remarque vise euphmistique selon laquelle Heidegger a voulu crer une religion populaire 58, avait affreusement raison. En se rfrant son discours du rectorat, Heidegger affirme dans le cours Die Grundfrage der Philosophie 59, que la philosophie a t mise en place, saisie dans son essence et ainsi dcide par les Grecs. Si la philosophie occidentale nest finalement devenue que lternit vide de labsence de dcision , elle tait dabord chez eux, au commencement, la plus grande puissance excitant le peuple et lucidant son existence (Dasein) 60. Ainsi pour lui linterrogation dun peuple, qui est ce peuple avec son histoire et son destin, au fond quel est son tre ? , devient son philosopher, sa philosophie 61. La philosophie est lutte pour la clart de sa propre essence de peuple dans lengagement dans notre ralit. Quest ce que ltre ? 62. Voil la dfinition de la philosophie comme dmagogie.

    Le peuple allemand trouve maintenant la Fhrung cratrice dtat par laquelle il slve la nation 63. On trouve son essence en retournant lcoute dun commencement raciste (vlkisch) de la philosophie grecque, car les Grecs, dont le type racial et la langue partagent avec nous la mme origine , ont commenc crer un genre de lexistence humaine populaire sans pareille 64. Au sens du testament lointain fix par les Grecs, se pose la question de savoir si nous voulons la grandeur de notre peuple, si nous avons la volont durable dobtenir une mission remarquable, unique entre les peuples 65. La philosophie consiste remporter lhistoire mondiale dans le combat pour sa propre

    56. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 3. La dimension, entendue en un

    sens extrmement pratique, de viol et de participation politique que comprend cet enracinement dune mission raciste dans le cur et la volont de chacun ne devrait pas tre mconnue. Il sagit dune intention totalitaire : pour la raliser, le choix de telle ou telle organisation politique est relativement indiffrent lidologue concern.

    57. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 7. 58. H.-G. Gadamer in Altwegg, Die Heidegger-Kontroverse, Frankfurt/M., 1988, p. 177. Gadamer a

    vu du reste ce qui en dcoule : que Heidegger devient un idiot quand sa pense philosophique est dtache de son action politique. Gadamer objecte que ce serait une offense pour un grand penseur que sa philosophie net rien voir avec son garement politique. Cette charge verbale de la philosophie de Heidegger poursuit cependant un but contraire ce que lon pouvait reconnatre dans le discours de Gadamer sur la religion populaire que Heidegger aurait voulu crer. Mais cette dfense zigzagante se retourne involontairement contre elle mme : seuls des hommes que la btise sduit peuvent admettre que quelque chose de sens sorte de ce quun philosophe se mette crer une religion populaire.

    59. Grce ce cours du dbut du rectorat, il a pass pour un des plus grands philosophes du national-socialisme. La presse national-socialiste le considrait comme un vnement dune grande importance .

    60. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 77. 61. Ibid., p. 4. 62. Ibid., p. 273 (appendice I). 63. Ibid., p. 3. Ctait donc jusqu prsent une foule amorphe et sans nation. Cest le mpris de la

    foule typiquement totalitaire, quand elle est envisage comme objet soumis la domination, transfigur de manire pseudo-religieuse.

    64. Ibid., p. 6. vrai dire, rattacher aux Grecs cette comprhension de la philosophie tait dj en soi un acte dmagogique, mme si la conception de la socit dHraclite et de Platon, les principaux tmoins charge de Heidegger, contient de part en part des lments racistes et pr-totalitaires.

    65. Ibid., p. 7.

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    histoire 66. Cet instant extrme dans lequel le national-socialisme est pouss est vrai dire le devenir dun nouvel esprit de la terre. De ce point de vue ce que signifie devenir clair ce sujet et au sujet de beaucoup dautres choses doit devenir dtermin. 67.

    Il ne manque donc ni lambition dune domination mondiale ni le racisme, contrairement ce que Pggeler avait affirm. De manire plus nette que dans le Discours du rectorat, Heidegger fit profession de foi en laryanit. Cest uniquement en ce sens quil pouvait parler dune prtendue relation de parent de souche entre les Grecs et les Allemands. Il ne voulait pas entendre parler de laryanit comprise biologiquement, mais comme race-souche fonde physio-culturellement. Linvocation du Blut und Boden ne suffisait pas ses yeux pour produire une relle fusion populaire : savoir et esprit mnent dabord le flot du sang dans une direction et sur une voie 68. Avec cette combinaison de culture et de biologie raciales et d essentialisation kitsch de la culture grecque et allemande, Heidegger ne se tenait en aucune faon seul parmi les idologues nazis. Hitler avait lui aussi crit : Une culture, qui relie des millnaires et runit en elle la grcit et la germanit, combat pour son existence. 69.

    Il est toutefois plus dcisif que ce principe de slection ait la mme teneur et les mmes consquences pratiques que le biologique, qui ne fait provenir lme du peuple que de quelque part ailleurs. Plus un groupe est isol ou doit ltre, plus le principe de slection et la physionomie de ceux qui sont slectionns tombe de manire indtermine, arbitraire et brutale. Heidegger voulait lui aussi voir des millions dhommes domins de part en part par lessence greco-germano-aryenne, ce qui voulait dire que ceux qui ne partageaient pas la race et la langue , cest--dire le physique racial et lorigine spirituelle, avec les Allemands, par consquent ceux qui dun point de vue physiologique, physionomique, comportemental, linguistique et culturel ntaient pas purement greco-allemands , nen faisaient pas partie et ne pourraient jamais en faire partie.

    Nous devons ces passages dun cours et un petit texte de Heidegger de 1937, jusqualors non publi, une dfinition que lon ne peut plus ignorer de ce quil a toujours compris sous le terme Dasein . Lobjet explicite de sa philosophie dans tre et temps tait la question du sens de ltre du Dasein destinal. Non seulement il la dtermin en un endroit, de manire non quivoque, comme dpassant la chair spirituellement et spatialement 70, mais il ne renona pas souligner quil ntait pas un Je, pas un sujet, pas une personne, pas une conscience particulire, etc. Il prcisa en 1933 que la philosophie nest pas proccupation pour lhomme individuel en tant que tel 71. La miennet du Dasein, comme il la formule dans tre et temps, signifie donc bien plutt une appartenance essentielle de lindividu son peuple, sa race, son entit sociale de groupe. Le Dasein est un collectif mystique : il est plus originel et plus ancien que ltre-homme dans la conception usuelle 72 crit-il en 1937.

    Il avait dj ostensiblement expos dans tre et temps que pour lui, le Dasein, historique dans son essence, tait premier 73, lhomme au contraire un atome dans le mcanisme de lhistoire mondiale , le jouet des vnements et des circonstances 74. Si le Dasein est premier, et lhomme en comparaison secondaire, si le Dasein vient avant et est plus essentiel que les hommes individuels et leurs socits, alors on a affaire au principe spirituel et incestueux de la fusion dans une race, dans un peuple dfini racialement,

    66. Ibid., p. 9. 67. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 148. 68. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 263. 69. Hitler, Mein Kampf, p. 470. 70. Heidegger, tre et temps, p. 368. 71. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 10. 72. Heidegger, Die Frage nach dem Sein, in Heidegger Studien, tome 17, 2001, p. 15. 73. Heidegger, tre et temps, p. 381. 74. Ibid., p. 382.

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    dans une ethnie singulire 75 la dtermination comme essence dun genre racial, dune race souche non encore dissoute et surmonte dans une socit plus vaste. Cette essence (cet tant ) mconnat compltement lhomme, le singulier, lindividu. Celui-ci ne gagne quune ipsit gigantesque quand il sert cette essence et sest dissout en elle et quil est mort pour elle 76.

    Cest prcisment cette ngation de lespce humaine en son entier, sa dissolution en souches diffrentes par essence (races et ethnies) qui prpare la voie sur le plan thorique ce que Haffner dcrivait comme lexcitation de lensemble du peuple contre des hommes prtendument dune autre race. Consciemment et par principe, Heidegger nexplicite jamais sil est en train de parler de quelque chose selon la perspective de lindividu ou selon celle du besoin daffirmation dun esprit collectif fictif. Quoi quil en soit, il rejette comme inauthentiques toutes ces sortes de perspectives qui ne recourent pas ce dernier. Le souci est lessence de ltre, non un comportement personnel, et cest pourquoi une tribu de race pure peut aussi se soucier , comme on la dcrit plus haut. Si le Dasein ntait pas tel pour Heidegger, son discours sur l isolement du Dasein serait absurde. Il sen sert pour la justification de la rsolution devanante savoir prte la mort , qui libre pour la poursuite du combat et la fidlit ce qui se rpte , le choix du hros 77. Les prcdents discours de Heidegger et son discours dalors sclairent mutuellement : selon lui, les Allemands seuls devaient redcouvrir en eux le principe existentiel raciste-tribal et le porter alors (en 1933) dans le monde entier sous le drapeau grec-aryen dun gouvernement guerrier, en tant que principe dexistence par excellence. Dans tre et temps cela signifiait dj que les vnements et le destin de la communaut, du peuple consistaient dans le combat 78 et que le Dasein tait ouvert de manire renouvele aux possibilits monumentales de lexistence humaine 79. Il vit dans son mythe et se soucie par le

    75. Je ne vote pas pour le juste milieu mais pour que la ralit du peuple et de la race retrouve

    le chemin qui mne ses sources et forces propres (Heidegger Blochmann; le 20.9.1930, trad. fr. Correspondance avec Elisabeth Blochmann : 1918-1969, Gallimard, Paris, 1996, p. 38). Parce que la tribu est, de toutes les formes sociales, celle qui repose semble-t-il prioritairement ou absolument sur une consanguinit de race, on la fait passer pour la forme sociale la plus pure racialement et ainsi comme la preuve principale de lexistence de races. Chacun sait cependant que les femmes taient changes entre les clans et les tribus afin de prvenir les consquences dgnratives des croisements consanguins. Heidegger prsume que ltre-homme en tant que tard venu, oublieux de la race cest--dire oublieux de ltre , a institu pour la premire fois les grandes socits non dfinissables en termes de peuples par la dissolution de la vieille division raciale et a dbouch sur une reprsentation de lindividualit qui lui interdit le retour dans un tout racial originel renouvel.

    76. Heidegger a lui-mme indiqu la continuit de sa pense. Nous nous tenons nous-mme aujourdhui, non pas peu prs depuis un an, mais depuis plusieurs annes, dans une dcision de la philosophie encore plus grande, qui en grandeur, tendue et profondeur dpasse encore de beaucoup lancienne dcision. Elle a t porte lexpression dans mon livre tre et temps. Une transformation de fond en comble. (Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 255). Par ancienne dcision , il faut entendre celle que Platon aurait prise de tuer son pre Parmnide, par un refus, en abandonnant la proposition selon laquelle quelque chose est ou nest pas (Ibid.). Cela veut bien dire que la question de ltre que Heidegger a pose dans Etre et temps constituait le cur de toutes les dcisions au sens d tre ou ne pas tre .

    77. Heidegger, tre et temps, p. 385. Heidegger a repris lexpression hros Max Scheler, qui lutilisait dans sa systmatique des formes politiques de base pour les chefs de clans lus. Avec cet arrire-plan, lusage heideggrien de cette conceptualit concide dj en 1927 avec le discours hitlrien sur la vritable dmocratie germanique du libre choix du Fhrer (Mein Kampf, p. 99). Pris dans le contexte des intentions politiques, il ne peut de ce fait sagir concrtement avec la rptition que de la rinstauration grands pas (avec des moyens guerriers) dun empire grand-allemand.

    78. Ibid., p. 384. 79. Ibid., p. 396.

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    rite et le culte de sa magie 80 tout ceci ne peut tre quun Dasein tribal, pr-rationel, anti-individuel.

    Linstant historique mondial et la vrit

    Le Dasein doit devenir instantan pour son temps , est-il crit dans tre et temps, pour rendre possible le destin, cest--dire lhistoricit 81 comme nous le savons, il doit apprendre encaisser des coups et en donner. La rplique de lexistence passe serait en tant quinstantane le rappel de ce qui se dploie dans laujourdhui comme pass 82. On lit quelques pages plus loin que ce qui retentit dans laujourdhui, cest lexistence historique inauthentique, qui recherche le moderne , alors que lhistoricit authentique sait que la possibilit ne revient que si lexistence est ouverte elle en tant que destinale-instantane dans la rptition rsolue 83. Lauthenticit doit donc balayer le moderne sur son chemin de manire rsolue prte la mort et rpter quelque chose de monumental et de pass le Reich. Ici parle un rvolutionnaire, qui veut voir la socit et la culture tablies compltement dtruites. Avec la mise en lumire du contenu sinistre de son Dasein , qui a t lev au rang de concept du sicle, il devient en mme temps clair quavec tre et temps Heidegger pensait et argumentait en totalit partir des fondements-motivations, de lattraction et de la lgitimation philosophico-historique dune tyrannie totalitaire.

    En 1933, pour lui, le moment de la nantisation du tout et du rappel tait venu. Que savait-il et que pensait-il ce sujet ? Recherchait-il quelque chose de vrai et de juste, que ce soit avec lacquiescement donn la tribalit germano-aryenne, la pratique national-socialiste, lextermination anticipatrice de tous les ennemis possibles et la ncessit dune nouvelle guerre dagression ? Sur la base de son analyse ontologique thmatique de lesprit (Gemt), en suivant le fil conducteur de la question de ltre 84 dans tre et temps et de son cours de 1929-30 Les concepts fondamentaux de la mtaphysique. Monde-finitude-solitude, il voyait sa mission dans la production de tonalits fondamentales , comme on la dj voqu. Celles-ci sont fondamentales, car pour lui il ny a pas de vrit en soi , mais la vrit est dcision et destin de lhomme 85. La non vrit est toutefois aussi puissante que la vrit, car cette dernire repose sur ceci que lon ne voit les choses que comme elles se montrent nous. Parce que lon peut confondre le souvenir de lobjet observ avec sa forme actuelle et ainsi se mprendre, on doit chaque fois croire de manire rsolue que lon a dcouvert une vrit, et tenir elle fermement 86. Du point de vue de la connaissance thorique, Heidegger ne se rfre qu des impressions simples et non vrifies (son interprtation de Kant, qui lui fait violence, sert aussi cela) et lve la projection au mme rang que la connaissance 87.

    80. Ibid., p. 313. 81. Ibid., p. 385. 82. Ibid., p. 386 (les italiques sont de Heidegger lui-mme !). Il cite en lapprouvant Yorck von

    Wartenburg : Lhomme moderne, cest--dire lhomme depuis la Renaissance, est bon tre enterr (ibid., p. 401).

    83. Ibid., p. 391 sq. 84. Ibid., p. 25. 85. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 172. 86. A ceci appartient une marge, lindcision particulire laquelle correspond toutefois une

    fermet, en ceci que je persiste dans le point de vue que ceci que je veux dire selon ce point de vue est vrai, bien que je ne puisse pas le prouver. Le caractre double dindcision et de rsolution sous-jacente constitue le sens dune foi authentique et vritable. La possibilit : cela pourrait au fond tre ainsi, cela pourrait aussi tre autrement, malgr tout le maintien : cest ainsi. (Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 249).

    87. L tant se montre mais sur le mode de lapparence. Toute re-dcouverte ne saccomplit justement jamais sur la base dun total retrait, mais partir de ltre-dcouvert sur le mode de lapparence. Ltant a lair de..., il parait cest--dire que dune certaine manire il est dj

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    Ce rsultat catastrophique libre cependant la vue pour le sens politique de cette indication. Dj en 1931 il disait que la vrit tait un assaut contre lennemi. Le mot antique pour vrit exprime pour lui une limination, un arrachement, un combat contre, donc un assaut. O est lennemi ? De quelle sorte est le combat ? Si la vrit est assaut, alors lennemi doit tre la non-vrit 88. La fin en soi dune telle grossiret saute aux yeux ennemi et sorte de combat ne sont pas encore dcouverts ( en juger selon les apparences), que dj la recherche dune possibilit dagression est ici la vrit mme. Il serait cependant absurde de penser quil navait pas de non-vrits ou dennemis concrets en vue 89. Cest alors, en 1933, quil crit clairement quelle ne pouvait tre fixe en aucune faon un objet quelconque : Lessence de la vrit est le combat avec la non-vrit, par lequel la non-vrit est confronte avec la possibilisation essentielle de la vrit. Ce combat est toujours, en tant que combat, un combat dtermin. La vrit est toujours vrit pour nous. 90 nous autres nationaux-socialistes.

    Avec le discours sur la possible non-vrit de la vision propre, il sest soustrait galement la responsabilit politique concernant la faon dont les tonalits fondamentales devaient, selon lui, saisir les autres hommes si profondment et compltement quils ne sentissent plus de diffrence personnelle avec elles et de ce fait agissent deux-mmes, quasi autonomes et dune manire libre qui les engaget en personne. Au niveau suprieur du co-agir avec la seule dfense qui soit aujourdhui et maintenant lappui et la loi de notre existence 91, la vrit nest quun argument dmagogique qui vise enrager les hsitants et bloquer lvaluation des consquences 92. Appliqu ses propres conceptions du sens de la rvolution, cela signifie vrai dire quil ne connaissait pas pour elle de possibilits de vrification communicables et devait donc conjurer verbalement le fait quelle pt tre intgralement fausse. Le national-socialisme nest pas nimporte quelle doctrine, mais la transformation du tout au tout du monde allemand et, comme nous le croyons, du monde europen aussi. (Avec celui-ci) Commencement dune grande histoire dun peuple [...] les choses rentrent dans le manifeste et la vrit. Mais au mme instant lhomme rentre dans la non-vrit. Celle-ci commence alors seulement. 93. Il est on ne peut plus irresponsable dannoncer quune action que lon naccomplit que dans la foi en sa ncessit vritable et positive, peut se rvler comme non vraie et peut tre criminelle. La disculpation du meurtre de millions de juifs inoffensifs est ici anticipe. propos de sa contribution limposition dune telle croyance, Heidegger a mis plus tard son clbre Qui pense grandement doit se tromper grandement .

    Au nom de cette croyance, il a fait chuter la vrit dans la rgion confuse de lobstination impitoyable, avec laquelle on en reste sans discussion des reprsentations fixes dont la mise en uvre est toujours contrainte. Mais ce qui reste dcisif, cest daider au dveloppement de la ralit historico-politique de manire ce point radicale que les

    dcouvert et pourtant encore dissimul. . chaque fois, la dcouverte factice est pour ainsi dire toujours un rapt (Heidegger, tre et temps p. 222). Ce qui signifie que lon ne sort pas du provisoire de lanalogie selon laquelle ceci ne serait que rapt. Dans cette mtaphore ne sexprime que le simple arbitraire de la dfinition.

    88. Heidegger, De lessence de la vrit. Approche de l allgorie de la caverne et du Thtte de Platon, GA 34, p. 126.

    89. Pourquoi, sinon, aurait-il parl de manire si prcise ? Comme il a dj parl dune faon assure de la victoire du fait que chaque heure et chaque jour un bouleversement total de ltre de lhomme et du monde se rapprochait, dont la dimension et le caractre impitoyable ne permettaient que de faibles estimations (ibid. p. 324), on doit admettre quil avait dj clairement en vue le mouvement nazi et misait prcisment sur celui-ci.

    90. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 262. 91. Ibid., p. 84. 92. Que la vrit ou la non-vrit soit rencontre, cest toujours une question de dcision, une

    question de combat. (ibid., p. 262). 93. Ibid., p. 225.

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    nouvelles ncessits de ltre parviennent lorganisation et avoir un effet. 94. Sil a lud de nombreuses applications concrtes de ces ncessits de ltre issues du mouvement national-socialiste, cest parce quil croyait fondamentalement aux rvlations du Fhrer et parce quil se comprenait comme un penseur ontologique qui soccupe des principes. Il a bauch partir de l un fascisme ternel qui pouvait survivre mme Hitler, car le bouleversement de tout ce qui est donn ne russit pas en quelques dcennies, mais peut-tre en un sicle 95.

    Du reste, sa dmission du rectorat na en aucune faon tenu au fait quil ait compris quil stait associ au mauvais mouvement politique. En tant que partisan de la fraction SA, partageant avec Rhm lespoir dune seconde rvolution 96, il voulait organiser et tablir des camps de dfense comme partie intgrante des tudes 97 et aider lassociation de duellistes Schlageter raliser une maison de camaraderie 98. En 1934, il nobtint plus aucun soutien politique pour lun et pour lautre, parce que le rgime, aprs les excs dentre le dbut de lanne 1933 et lautomne, souhaitait faire montre dune action de politique sociale pacifique et dmantela de ce fait les SA de Rhm, difficilement disciplinables. Comme lutilisation du concept de seconde rvolution tait dj strictement interdite, Heidegger exigea sa nuit des longs couteaux bienheureuse dans lhostilit 99 et limmdiate restructuration complte de tous les tablissements denseignement sous le slogan dune deuxime grande bataille 100 contre lensemble de lthique post-platonicienne et chrtienne de lindividualit, dans laquelle il enrla galement Nietzsche et Hegel 101. Il voulait voir immdiatement ralis ce que les nazis institutionnalisrent progressivement et de manire contrle seulement au cours des dix annes suivantes, et ne vit pas aussi bien que Hitler le danger provoqu ainsi par ces prises de risque du

    94. Ibid., p. 213. 95. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 7 sq. 96. Cette manire de se coller au superficiel, qui soudain prsent prend toutes choses et

    chacune politiquement sans rflchir au fait que seul un chemin de la premire rvolution peut demeurer. vrai dire il est possible que cela devienne ou soit devenu pour beaucoup un chemin du premier veil nous sommes disposs prparer une deuxime et plus profonde rvolution. (Heidegger Blochmann, le 22.3.1933 ; trad. fr. p. 59).

    97. Farias, op. cit., chap. III, p. 133 sq. ; Ott, Heidegger. lements pour une biographie, Paris, Payot, 1990, p. 230.

    98. Universittsarchiv Freiburg, dossier B1 p. 428 et 2474 ; documents dcouverts par lauteur. 99. Les soldats du front entament les joyeuses hostilits avec un discours originel

    (Heidegger, Hlderlins Hymne Andenken (1942), GA 52, p. 162). 100. Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 7. 101. Ibid., p. 13 sq. La position la plus haute, dans laquelle toutes les forces essentielles de

    lhistoire des ides occidentale se rassemblent comme en un seul grand bloc est la philosophie de Hegel selon Heidegger (p. 13). Pour gagner les chemins de notre destin intellectuel populaire, les amliorer et les consolider , on doit sexpliquer avec elle (p. 14). Tout se dcide avec la conqute de la position la plus leve de toute lhistoire c'est--dire que sa propre philosophie devait prendre dornavant cette place. Cette auto-promotion de Heidegger permet maintenant de comprendre comment il a lui-mme ruin ses prtentions une position de guide dans ltat nazi par simple hybris. Il a pass sous silence le discours hglien sur lesprit du peuple comme crateur dtat, dans lequel les individus devraient se fondre, sur lequel sa propre pense reposait essentiellement. Au lieu de cela, aprs quil et attaqu le concept du sujet et la responsabilit personnelle de la pense selon Descartes de manire cinglante, il a mis laccent sur le fait quil y avait encore une prvalence de lesprit individuel chez Hegel sous la forme de sa tho-logique , qui se rfre Dieu.

    Ainsi, il dtruisait lui-mme par son discours toutes les chances que lcole pour Dozenten lchelle du Reich quil avait propose soit organise sous sa direction. Loutrecuidance consistant prsenter une philosophie totalement nouvelle de lhistoire universelle et de jouer lontologue du mouvement ntait partage par aucun des autres idologues nazis, pas mme ceux qui le dirigeaient comme Rosenberg, Baeumler et Goebbels. Ils interprtaient Hegel, Fichte, Nietzsche, Chamberlain, George de manire nazie avec une accentuation pratique, mais en simples successeurs, et suivaient pour le reste les mots du Fhrer, semblables une rvlation.

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    pouvoir. Ds lors en effet, grce ses dons dclaireur et ceux du parti, aucun opposant ne pouvait plus avoir la moindre chance. Ou peut-tre que si ? 102

    Pour le coup, Heidegger aggrava encore une fois lorientation de son interprtation de la caverne de Platon soutenue en 1931-32, en faisant de lextermination de lennemi le commandement du bien . Le philosophe clair libre par la force 103 quelques-uns, des lus, des tnbres de la caverne platonicienne, afin que ceux-ci fassent lexprience de la liaison (Bindung) la plus haute celle qui lie au bien. Il se tient selon Heidegger encore au dessus de la vrit et de ltre, en ceci quil les met sous son joug et leur donne pouvoir (ermchtige) 104. Abstraction faite de lallusion qui assimile de manire quivoque le Fhrer dtenteur du pouvoir (ermchtigten), ltre et la vrit, Heidegger a permis que le bien devienne la caution la plus haute pour la boucherie. Dans une esquisse du cours, il crit : Platon : pas de nouvelle comprhension indiffrent ; dcisive est la comprhension de notre Dasein venir lui-mme. 105, soulignant ainsi la signification pratique de la violence de son action intellectuelle. Sa dfinition de la liaison ne met sur la tte le discours sur les biens donateurs de pouvoir (ermchtigenden) quen apparence. Liaison signifie selon lui devenir libre pour ce qui libre me lier ce qui accorde le passage et acqurir par cette liaison du pouvoir (Macht), ne pas renoncer. La liaison nest pas la perte mais la prise de possession du pouvoir (Macht). 106. Semparer du pouvoir (Bemchtigung) sur le bien donateur de pouvoir (ermchtigenden) : on retrouve le mme cercle dans lequel ltre (Sein), qui doit donner tre au Dasein, nest que quand le Dasein pense le Sein. Le monde est tout ce qui se passe dans la tte de Heidegger 107.

    Il lchait ainsi le bien et la vrit sur les hommes comme sil sagissait de chiens de combat. Encore aujourdhui, comme Norbert Elias lcrivit en se rfrant 1933, la comprhension du fait quun mouvement nationaliste dont le programme tait constitu en grande partie par lusage de la violence et lextermination totale de lennemi, dont les membres mettaient continuellement laccent sur la valeur de la cruaut et du meurtre, pourrait effectivement commettre des crimes et tuer. 108 est souvent bloque. Heidegger ne parvint pas gagner le sige la droite dHitler en tant quannonciateur des valeurs racistes originelles et spcialiste de lincitation au combat. Mais cest exactement ce quoi il aspirait, et ceci depuis dj de nombreuses annes. Comme il croyait depuis la premire guerre mondiale en des ncessits de ltre racistes et avides de combats (comme il sera montr ailleurs), il ne doutait pas delles lors du prochain instant de lhistoire mondiale, celui de la deuxime grande guerre. Avant et aprs la bataille de Stalingrad, il exigea des individus en nombre et de lensemble du peuple le sacrifice, qui a en soi sa propre essence et qui na

    102. Il exhortait ses auditeurs : Personne ne va vous empcher de faire ainsi et de vous tenir

    lcart de lhistoire. Mais personne ne va non plus vous demander si vous voulez ou pas quand lOccident craque toutes les jointures et quand la pseudo-culture drive seffondre irrvocablement et entirement en elle-mme, mettant toutes les forces dans le trouble et les laissant touffer dans la folie. (Heidegger, Die Grundfrage der Philosophie, GA 36-37, p. 14). Les nazis pratiques ne pouvaient comprendre des exaltations comme celle qui prcde. Le Nouveau tait dj l, et puissant comment la pseudo-culture qui seffondrait sur elle-mme pourrait alors encore touffer toutes les forces dans la folie ?

    103. Heidegger, Vom Wesen der Wahrheit, GA 36-37, p. 144. 104. Ibid., p. 203 sq. Lide du bien, comme ide la plus haute, est lminence, celle qui garantit

    la domination et qui oblige ce qui donne pouvoir (das Ermchtigende). Cette deuxime version tait une indication au sujet de la domination, de la puissance, du rang. Cela doit suffire. (ibid., p. 204).

    105. Ibid., p. 288 (appendice II). 106. Heidegger, De lessence de la vrit. Approche de l allgorie de la caverne et du Thtte

    de Platon, GA 34, p. 59 sq. 107. Littralement : Le monde est ce qui est le cas dans la tte de Heidegger . Allusion

    Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, prop. 1. (N.d.T.). 108. N. Elias, Der Zusammenbruch der Zivilisation (in Studien ber die Deutschen. Machtkmpfe

    und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Frankfurt am Main (2) 1994), p. 408.

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    besoin daucun but ni daucune utilit ! 109, car il est selon Heidegger ladieu ltant, dans la marche pour la sauvegarde de la faveur de ltre 110 Hitler na pas invent de justification plus cruelle en faveur de la saigne en terre trangre pour ltre allemand.

    P.S. Les principes ditoriaux des uvres compltes de Heidegger mprisent les exigences standards en matire dexactitude et de transparence ditoriales. On indique certes des manuscrits, des tapuscrits et des notes dauditeurs comme base de ldition. Mais on ne sait jamais clairement sil sagit de textes dpoque ou de dernire main , selon le principe ditorial. Au sujet du cours Vom Wesen der Wahrheit il est expliqu que la vracit historique aurait impos de restituer en dtail les notes avec les remarques politiques (de Wilhelm Hallwachs). Celles-ci ne sont cependant pas indiques dans le texte. Lexistence de notes dauditrice de Helene Wei sur la leon Die Grundfrage der Philosophie (conserves par E. Tugendhat, et dont des extraits ont t cits par V. Farias) a t par contre tout simplement tue. On doit les considrer comme historiquement de plus grande valeur, du fait quelles contiennent des additions et des concepts typiquement heideggriens qui manquent dans les textes dits actuellement ou qui sont remplacs par des mots plus doux, qui ne sont pas du tout typiques de lui. Par contre des italiques ultrieures ont t mises par lditeur. Un appareil critique, explicatif et informatif dun point de vue historique manque ici, comme dans tous les tomes des uvres compltes.

    Ceci met en vidence que ldition complte des uvres de Heidegger nest fonde ni sur une comptence historique-critique ni sur une comptence philosophique. Voil qui est, pour ce qui concerne ldition de travail dun philosophe influent, extraordinairement lamentable. Le rythme de ldition a ralenti de faon notable. Ne serait-ce que pour les textes des annes de guerre, cinq tomes sont attendus. Il ne peut sagir dun hasard, car limportance politique et le caractre compromettant des textes nouvellement parus augmente de manire continue. Les vrits les plus pouvantables propos de sa pense seront probablement lire dans les cahiers noirs , qui, suivant la volont de Heidegger, doivent tre publis la fin, glaant jusquaux os jusqu ses admirateurs les plus brlants. Un grand lot de lettres, qui contient srement des correspondances avec des fonctionnaires nazis, est gard comme un numro de compte anonyme suisse. Cest ainsi que lon cache la recherche scientifique des tmoignages importants propos dun philosophe allemand de lhistoire influent sur la politique ducative et dans le monde entier.

    Traduit de lallemand par Jean Herzfeld et Lon Lentini

    i Reinhard Linde est n en 1955 et a grandi Halberstadt, une ville de taille moyenne louest de lancienne RDA. Son grand intrt pour lhistoire et la philosophie ne put tre satisfait ni par lcole, o ntait enseigne que la doctrine marxiste-lniniste, ni par ses parents. Son pre soutenait directement le parti socialiste unifi de la RDA en tant quofficier dans les troupes situes la frontire. Un proche parent sopposant intellectuellement au rgime le familiarisa avec ltude de problmes philosophiques. Cest sous son influence que Reinhard Linde refusa la carrire de cadet fidle au parti souhaite par ses parents.

    La combinaison histoire/philosophie ntant pas possible en RDA, il fit le choix dtudier lhistoire luniversit de Humboldt Berlin-est, tudes acheves en 1980 avec un diplme de fin dtudes sur Max Weber. Il poursuivit par ailleurs de manire autonome ltude de la philosophie, tout en participant aux dbats intellectuels au sein de luniversit. Aprs les tudes il quitta un poste de lecteur dans une maison ddition aprs quon et exig de lui lentre dans un parti fidle ltat sil souhaitait conserver sa place.

    Au cours des annes suivantes, marques par la prcarit, il crivit un trait portant essentiellement sur lindividualit o il dveloppa une rflexion sur les fondements intellectuels sur

    109. Heidegger, Parmenides, GA 54, p. 250. 110. Heidegger, Postface Quest-ce que la mtaphysique ? , GA 9, p. 307 [trad. fr. in

    Questions I et II, Paris, Gallimard, p. 82. N.d.T.]

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    lesquels se fonde la ngation pratique de lindividualit humaine par la domination totalitaire. Limage de lhomme selon Leibniz, Descartes, Kant et Hannah Arendt, mais aussi lthique chrtienne en constituaient linspiration. Harcel et psychologiquement dtruit par la Stasi partir de 1985, il ne put lachever.

    Ce nest qu partir de 1993 quil put se consacrer de nouveau au travail philosophique, date partir de laquelle il se consacra plus particulirement la thmatique Heidegger. Ses tudes prcdentes, caractre ontologique, ainsi que son attitude critique dhistorien face aux sources furent la base de ses recherches et analyses et lui permirent de mettre jour ce qui constitue les intentions relles de Heidegger. Il acheva en 2002 Bin ich, wenn ich nicht denke ? ( Est-ce que je suis quand je ne pense pas ? Centaurus Verlag, Herbolzheim 2003). Cet ouvrage lie un travail de dchiffrage des passages prtendument obscurs chez ce philosophe et un clairage des structures de pense totalitaires. Si Heidegger en constitue lobjet dtude principal, il sagit avant tout pour lauteur de dgager les structures de ce quil nomme la mentalit totalitaire, au-del des divergences apparentes des idologies, afin de penser les moyens dune dfense de lhomme. Le livre sachve sur un hommage Ren Descartes qui est loccasion de rflexions sur la spcificit du vivant.

    Reinhard Linde poursuit actuellement ses recherches sur le totalitarisme dans la pense en gnral, et dans celle de Martin Heidegger en particulier.

    Le chapitre Das Stehen gegen den Feind , actualis pour cette publication en langue franaise, constitue la premire tude analyser les textes de Heidegger runis sous le titre Sein und Wahrheit (GA 36-37, Hartmut Tietjen d., 2001).