L'Influence de l'Odeur - Ruwen Ogien

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L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bont humaine

RUWEN OGIENLINFLUENCE DE LODEUR
DES CROISSANTS CHAUDS
SUR LA BONT HUMAINEet autres questions de philosophie morale exprimentaleAvant-proposUn antimanuel dthiqueCe livre est une introduction gnrale lthique1Jaurais pu crire lthique ou la morale, deux termes que jutilise indiffremment, car je ne pense pas quil soit utile de donner trop dimportance cette distinction. Voir lentre thique et morale dans le Glossaire pour une explication.

.Mais il na ni la prtention dapprendre vivre, ni la vocation denseigner lhistoire des ides morales des origines nos jours, dans lordre chronologique.Son ambition est beaucoup plus modeste: mettre la disposition de ceux que cela pourrait intresser une sorte de bote outils intellectuels pour affronter le dbat moral sans se laisser intimider par les grands mots (Dignit, Vertu, Devoir, etc.) et les grandes dclarations de principe (Il ne faut jamais traiter personne comme un simple moyen, etc.).Si ces titres ntaient pas devenus des marques dposes, jaurais pu lappeler Antimanuel dthique ou Petit cours dautodfense intellectuelle contre le moralisme.Comme il sagit dun livre de philosophie et non dun roman policier, je suppose que personne ne sera frustr si je tue le suspense en prsentant tout de suite mes ides principales.Je peux les rsumer en deux propositions:1)Il nest pas vrai que nos croyances morales nauraient absolument aucune valeur sil tait impossible de les faire reposer sur un principe unique et incontestable (Dieu, la Nature, le Plaisir, les Sentiments, la Raison, etc.): en thique, on peut se passer de fondements.2)Admettre une certaine forme de pluralisme des doctrines et des mthodes est loption la plus raisonnable en thique.Je ne suis videmment pas le seul soutenir ce genre dides antifondationnalistes et pluralistes2Une bonne partie de lthique normative moderne, qui sinspire de John Rawls, repose sur une pistmologie cohrentiste ou antifondationnaliste (Norman Daniels, dir., Reading Rawls. Critical Studies on Rawls A Theory of Justice, Stanford, Stanford University Press, 1989; voir aussi lentre quilibre rflchi dans le Glossaire). Et lhtrognit irrductible des doctrines morales est dfendue entre autres par Charles Larmore, Lhtrognit de la morale, chap. 4, Modernit et morale, Paris, PUF, 1993, et Thomas Nagel, Guerre et massacre (1972), dans Questions mortelles, trad. Pascal Engel et Claudine Engel-Tiercelin, Paris, PUF, 1983, p. 69-92.

.Mais je me permettrais de dire que ma faon de les dfendre a pour originalit de reposer presque entirement sur lexamen critique des deux ingrdients de base de la cuisine morale: les intuitions et les rgles de raisonnement.Quest-ce quune intuition morale?Quest-ce quune rgle de raisonnement moral?La cuisine moraleCertains arguments moraux sont extrmement simples. Ils ont la forme de jugements bruts sur ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, quon ne cherche mme pas justifier, car ils semblent vidents par eux-mmes. Par exemple:Quand on voit un enfant qui se noie, on essaie de le sauver. Il serait monstrueux de ne rien faire pour laider sortir de leau3Peter Singer, Sauver une vie. Agir maintenant pour radiquer la pauvret (2009), trad. Pascal Loubet, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 18.

.Pour qualifier ces jugements directs, spontans, supposs vidents par eux-mmes, les philosophes ont pris lhabitude de dire que ce sont des intuitions morales.Dautres arguments moraux sont plus compliqus. Ils lient des intuitions entre elles par des relations de pense, des rgles lmentaires de raisonnement moral.Ainsi, pour dnoncer la bonne conscience des riches, qui ne font rien ou presque pour mettre fin la famine et la grande pauvret dans le monde, Peter Singer, le philosophe devenu clbre par son combat sans concessions contre llevage industriel des animaux, avance largument suivant.En ne donnant rien ou presque rien aux organisations qui luttent contre la famine dans le monde, vous laissez mourir des enfants dans de nombreux pays. Vous vous comportez de faon aussi monstrueuse que si vous les laissiez se noyer sous vos yeux dans un tang sans bouger le petit doigt4Ibid., p. 17-26.

.Il serait vraiment trs tonnant que largument suffise convaincre les nantis de partager leurs richesses. Mais il est trs intressant du point de vue de sa construction. Peter Singer met sur le mme plan moral le fait de laisser mourir un enfant qui se noie dans un tang sous vos yeux, et celui de laisser mourir de faim un enfant dans un pays lointain. Il affirme que les deux comportements sont aussi monstrueux. Cest une comparaison quon peut certainement contester. Mais ce qui mintresse, cest quelle fait appel implicitement lune des rgles lmentaires du raisonnement moral: Il faut traiter les cas similaires de faon similaire.En ralit, les arguments moraux complexes ont toujours peu prs la mme forme. Ils reposent dune part sur des intuitions simples, relatives ce qui est bien ou mal, juste ou injuste; et, dautre part, sur des rgles de raisonnement moral qui nous disent comment elles peuvent sappliquer.Intuitions et rgles de raisonnement sont les deux ingrdients de base de la cuisine morale. Comment pourrions-nous approfondir notre comprhension de la pense morale sans passer par leur analyse systmatique, et sans essayer de rpondre aux questions philosophiques quils posent?Quelles sont-elles?Questions sur les rgles et les intuitionsTrois rgles lmentaires de raisonnement moral sont bien connues. Devoir implique pouvoir (ou: limpossible nul nest tenu); De ce qui est, on ne peut pas driver ce qui doit tre (ou: Il ne faut pas confondre les jugements de fait et les jugements de valeur) et enfin Il faut traiter les cas similaires de faon similaire (ou: Il est injuste de faire deux poids deux mesures).On peut se demander sil y en a dautres, si elles sont suffisamment claires et prcises, si elles sont cohrentes entre elles, et si ce sont des sortes de dogmes inattaquables ou des propositions ouvertes la contestation.De nombreuses questions se posent aussi propos des intuitions morales. Comment fait-on pour les connatre? Sont-elles les mmes partout et chez tout le monde ou sont-elles diffrentes dune socit lautre et dun individu lautre? Sont-elles innes, apprises, ou un peu les deux en mme temps? Sagit-il de ractions purement motionnelles ou de jugements spontans qui nont pas forcment un contenu affectif? Quel est le rle des intuitions morales dans la justification des grandes thories morales?Pour essayer de rpondre ces questions je me sers largement de ce quon appelle la philosophie morale exprimentale.Quest-ce que la philosophie morale exprimentale?La philosophie morale exprimentale est une discipline encore en gestation, qui mle ltude scientifique de lorigine des normes morales dans les socits humaines et animales, et la rflexion sur la valeur de ces normes, sans quon sache encore exactement dans quelle direction elle finira par sorienter, et quelle sera la nature de sa contribution la philosophie (si elle en a une)5Kwame Anthony Appiah, Experiments in Ethics, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2008.

.Pour ses promoteurs les plus enthousiastes, cest un style dinvestigation rvolutionnaire, qui se tourne vers les sciences naturelles pour trouver des moyens de clarifier ou de rsoudre les problmes traditionnels de la philosophie6John M.Doris et Jesse J. Prinz, Compte rendu de Kwame Anthony Appiah, Experiments in Ethics, Notre Dame Philosophical Reviews, 10 mars 2009. Comme tout programme de recherche qui mobilise plus de deux chercheurs, la philosophie morale exprimentale est divise en plusieurs courants. Ma faon de prsenter ce programme nest pas du tout orthodoxe, et je ne conseille pas un tudiant de sen servir pour un examen (qui ne risque pas davoir lieu en France de toute faon).

.Dautres promoteurs, un peu moins enthousiastes, ou un peu plus habiles, prfrent dire que ce style dinvestigation na absolument rien de nouveau. Daprs eux, la philosophie morale exprimentale ne fait que renouer les liens entre les sciences naturelles et la philosophie, qui taient trs solides autrefois, et quil naurait jamais fallu rompre, car cest grce eux que les connaissances humaines ont pu progresser7Ctait selon Appiah la mthode de Hobbes, Descartes, Locke ou Hume: Appiah, Experiments in Ethics, op. cit., p. 7-11.

.Cest une querelle dhistoire des ides dans laquelle je nentrerai pas. Ce qui mintresse, cest que la philosophie morale exprimentale propose cinq classes de donnes empiriques susceptibles de contribuer la rflexion morale.1)Enqutes sur les intuitions morales de chacun et de tout le monde.2)Enqutes sur les raisonnements moraux de chacun et de tout le monde.3)Expriences de laboratoire sur la gnrosit ou la cruaut humaine.4)Recherches psychologiques sur le dveloppement moral des enfants.5)Rapports anthropologiques sur la diversit des systmes moraux.Il serait absurde, mon avis, de dcider davance que ces travaux ne pourront absolument pas servir clarifier des questions de philosophie morale, sous le prtexte quils portent sur des faits et non sur des valeurs ou des normes, et quil existe un abme infranchissable entre les deux genres denqute.Pour certains philosophes, lopposition entre la recherche scientifique et la rflexion morale nest plus dfendable. Cest un dogme qui est mort8Hilary Putnam, Fait/valeur: la fin dun dogme et autres essais (2002), trad. Maqorie Caveribire et Jean-Pierre Cometti, Paris Tel-Aviv, ditions de lclat, 2004.

. Sans aller jusque-l, on peut sinterroger sur sa signification exacte et veiller ce quelle reste ouverte lexamen critique.Introduction quoi servent les expriences de pense?Imaginez un canot de sauvetage pris dans une tempte en pleine mer. son bord, il y a quatre hommes et un chien.Tous les cinq vont mourir si aucun homme naccepte dtre sacrifi, ou si le chien nest pas jet par-dessus bord.Est-il moralement permis de jeter le chien la mer simplement parce que cest un chien, sans autre argument9Tom Regan, The Dog in the Lifeboat: An Exchange, The New York Review of Books, 25 avril 1985.

?Quen pensez-vous?Supposez, prsent, que ces hommes soient des nazis en fuite, auteurs de massacres de masse barbares, et que le chien soit un de ces sauveteurs hroques, qui ont permis des dizaines de personnes dchapper une mort atroce aprs un tremblement de terre.Est-ce que cela changerait quelque chose votre faon dvaluer leurs droits respectifs rester sur le canot de sauvetage?Les problmes de sacrifice danimaux pour le bien des membres de notre espce, quels quils soient, ne se posent pas que dans les fictions morales. En 1984, aux tats-Unis, un chirurgien proposa aux parents dun bb n affect dune malformation cardiaque le condamnant mourir trs brve chance, de lui greffer le cur dun babouin.Lopration eut lieu. Le bb survcut, mais quelques semaines seulement.Cette affaire dite du bb Fae, du nom de lenfant, provoqua une trs vive polmique.Ce qui fut jug intolrable par certaines associations de lutte contre la vivisection, ce nest pas que lenfant ait t trait comme une sorte de cobaye, ou que la barrire des espces entre lhumain et le babouin ait t transgresse.Cest quon ait trouv naturel de sacrifier un animal vivant et intelligent pour tenter de sauver un bb dont les chances de survie taient infimes10Claudia Wallis, Baby Fae Stuns the World, Time, 12 novembre 1984; Claudia Wallis, Baby Fae Loses the Batde, Time, 26 novembre 1984.

.Il me semble que la plupart des philosophes jugeront que laffaire du bb Fae mrite toute notre attention, mme sils ne sont pas spcialiss dans lthique animale.Jai le sentiment quils seront plus diviss propos des expriences de pense.Certains vous diront quils nont rien contre lusage des fictions dans la rflexion thique, condition quil sagisse duvres littraires riches et ouvertes, qui conduisent le lecteur prendre conscience de la difficult bien poser une question morale, et non dexemples schmatiques qui lui disent davance dans quelle direction il faut chercher11Martha Nussbaum, La connaissance de lamour (1990), trad. Solange Chavel, Le Cerf, 2010, p. 78.

.Ils niront peut-tre pas jusqu soutenir que, pour comprendre les questions morales que pose notre rapport aux animaux, il vaut mieux lire Lassie, chien fidle quune histoire de canot de sauvetage un peu absurde avec des chiens et des nazis. Mais ils nen seront pas loin.Dautres rejetteront ces expriences de pense sous prtexte quelles sont tellement abstraites, tellement loignes de la ralit, quon ne peut absolument rien en tirer dintressant ou de valable pour nos vies12Kathleen V. Wilkes, Real People: Personal Identity Without Thought Experiments, Oxford Clarendon Press, 1988.

.Ces deux arguments sont-ils fonds?Trop pauvres?Les expriences de pense sont des petites fictions, inventes spcialement pour susciter la perplexit morale.Comme il sagit de rcits simples, schmatiques, courts et sans valeur littraire, toutes les manipulations des lments narratifs utiles au progrs de la rflexion morale sont concevables.Ainsi, jai introduit, sans me sentir coupable de ruiner une uvre dart, un petit changement par rapport au premier scnario du canot de sauvetage, en disant quelque chose du pass des quatre hommes et du chien. Il devait servir mesurer limportance respective de lappartenance une espce et des qualits individuelles dans notre jugement moral.Procder de la mme manire avec de grandes uvres littraires comme Anna Karnine ou Madame Bovary aurait peu de sens.Il sagit pourtant aussi dexpriences de pense, puisquelles mettent en scne des personnages invents, dans des situations hypothtiques moralement compliques. Mais leur contribution la rflexion morale semble provenir de la situation hypothtique comme lauteur la dcrite, dans sa particularit, ses dtails et ses complexits13Cest ainsi que Martha Nussbaum caractrise lintrt moral de la littrature: Comme le dit James, ce quil nous faut, cest la peinture de la situation expose et enchevtre, La connaissance de lamour, op. cit., p. 78.

.On perdrait donc tout ce quelles sont supposes nous apprendre, si on les simplifiait, comme dans les rsums de Wikipdia ou de La littrature pour les nuls, ou si on sloignait trop du rcit, en posant des questions bizarres comme: Et si Madame Bovary tait un homme ou un transsexuel?; Et si Anna Karnine tait une femme de mnage?Les fictions simplifies ne peuvent videmment pas jouer le mme rle difiant que les grandes uvres littraires. Mais elles nous donnent les moyens didentifier plus clairement les facteurs qui influencent nos jugements moraux, comme lappartenance une espce ou les qualits individuelles. Cest une contribution qui nest pas ngligeable, mon avis.Trop loignes de la ralit?Le deuxime reproche quon fait aux expriences de pense morales, cest quelles sont trop abstraites, trop loignes des problmes auxquels les gens sont confronts dans la ralit, pour nous donner autre chose que le plaisir futile, purement intellectuel, de samuser avec des ides14Jeremy Waldron, Right and Wrong: Psychologists vs Philosophers, The New York Review of Books, 8 octobre 2009; Wilkes, Real People: Personal Identity Without Thought Experiments, op. cit.

.Cest ce quon dit aussi de certaines expriences de pense en physique.Dans une exprience de pense physique, si on place, en imagination, un objet fictif trop diffrent des objets rels dans des conditions hypothtiques fictives trop loignes des conditions relles, quobtient-on? De la science-fiction au mieux, des rsultats fictifs qui ne serviront rien, mme pas nous distraire, au pire15Jacques Bouveresse, Les expriences de pense en littrature et en philosophie morale: Mach-Wittgenstein-Platon-Cora Diamond, dans La connaissance de lcrivain, Sur la littrature, la vrit &la vie, Marseille, Agone, 2008, p. 115-122; Cora Diamond, What if x isnt the number of sheep? Wittgenstein and Thought-Experiments in Ethics, Philosophical Papers, vol. 31, n 3, novembre 2002, p. 227-250.

.Mais les expriences de pense en thique nont rien voir avec les expriences de pense en physique! Leur but ultime nest pas de nous aider mieux connatre la ralit, mais savoir sil y a des raisons de la conserver comme elle est ou de la changer16Ce qui nempche pas que nous soyons, semble-t-il, disposs entrer, par limagination, dans toutes sortes de mondes physiques trs loigns du ntre (des mondes dans lesquels on peut devenir invisible ou rtrcir volont), alors que nous sommes moins disposs entrer par limagination dans des mondes moraux trs loigns du ntre (des mondes dans lesquels il est bien de pendre des enfants pour le plaisir ou de tuer son bb si cest une fille): Tamar Szabo Gendler, The Puzzle of Imaginative Resistance, The Journal of Philosophy, vol. 97, n 2, fvrier 2000, p. 55-81.

.Ainsi, la description prcise de la condition animale est trs importante pour provoquer la rflexion. Mais elle est insuffisante quand nous ne demandons pas dans quel sens il faudrait que les choses voluent.Si, par exemple, nous pensons srieusement que les animaux ne sont pas des choses, quelles en sont les implications? Ne faudrait-il pas renoncer compltement les possder, les vendre, les acheter, les manger?Est-ce que cela ne conduirait pas la disparition complte de tous les animaux qui ne sont pas sauvages? Est-ce bien ce que nous souhaitons?Je ne vois pas comment on pourrait se passer dexpriences de pense pour essayer dy voir un peu plus clair dans ces questions politiques et morales compliques.Il faut dire que cest une mthode qui ne date pas dhier ou davant-hier. La plus fameuse, peut-tre, des expriences de pense morale a t propose par Platon, il y a plus de 2400 ans.Psychologie et philosophieConnaissez-vous lhistoire de lanneau de Gygs? Elle est voque par Platon, et tous ceux qui ont fait un peu de philosophie morale en ont probablement entendu parler. Pour ceux qui lauraient oublie, je vais la rappeler dans ses grandes lignes, en sachant que les spcialistes de Platon risquent de tiquer un peu sur les dtails.Selon une lgende ancienne, un berger, anctre dun certain Gygs, avait trouv un anneau dor qui permettait de se rendre invisible lorsquon tournait son chaton vers la paume de la main et de redevenir visible lorsquon le tournait vers lextrieur. Cet anneau donnait donc le pouvoir dtre visible ou invisible volont et de commettre les pires crimes ni vu ni connu!Au livreII de La Rpublique, lun des personnages, Glaucon, prend la parole et nous demande dimaginer ce que feraient deux individus, lun suppos juste et lautre injuste, si chacun possdait un anneau de Gygs17Platon, La Rpublique, trad. Georges Leroux, GF-Flammarion, 2004.

.Serait-il encore possible de les distinguer? Ne se conduiraient-ils pas exactement de la mme manire?Le juste resterait-il honnte? Sabstiendrait-il de voler aux talages alors quil pourrait le faire en toute impunit? Et que penserait-on vraiment de lui, sil restait honnte, sil ne profitait pas du pouvoir que lui donne lanneau? Ne le prendrait-on pas, au fond, pour une sorte didiot, en dpit de tous les loges quon serait bien oblig de lui faire?Telles sont les questions qui apparaissent dans le rcit. premire vue, lhistoire de lanneau de Gygs est une exprience de pense psychologique, en ce sens quelle sollicite notre jugement propos de ce que les gens feront si on les place dans une certaine situation hypothtique.On peut lui donner une forme quasi scientifique.Supposons quon offre deux personnes, lune honnte et lautre malhonnte, un anneau qui permette de se rendre invisible et daccomplir toutes sortes de forfaits ni vu ni connu.HypothseLa personne honnte se conduira exactement de la mme faon que la personne malhonnte. Il ny aura aucune diffrence morale entre les deux.Justification de lhypothseLa seule chose qui nous retient dtre malhonnte, cest la peur dtre pris et puni. Si la personne honnte ne risque plus dtre prise et punie, elle se comportera comme la personne malhonnte.Interprte ainsi, lexprience de pense propose par Platon ressemble, en effet, une exprience de pense psychologique.Elle ne serait pas spcifique la pense morale. Elle pourrait intresser un criminologue, ou un conomiste qui fait des recherches sur les motivations de la fraude dans les transports publics ou du vol dans les grands magasins. Qui paierait sa place dans le bus ou ses achats dans un grand magasin sil tait invisible?Mais quand on envisage cette exprience de pense dans son ensemble, on se rend compte quelle na rien de psychologique. Cest une enqute conceptuelle sur ce que signifie tre juste, tre honnte ou, plus gnralement, sur lide de justice18Diamond, What if x isnt the number of sheep? Wittgenstein and Thought-Experiments in Ethics, op. cit.

. Ce que lexprience vise montrer en effet, cest quune personne rellement juste nest pas celle qui se comporte de faon juste parce quelle craint dtre prise et punie.En ralit, le but de lexprience nest pas de prdire un comportement dans certaines conditions hypothtiques, comme pourrait le faire un psychologue, mais de clarifier lide de justice.Lexprience de pense en thique peut servir montrer que le problme psychologique est en ralit un problme conceptuel. Cest une de ses fonctions philosophiques si on peut dire. Une fois quon la compris, toutes sortes de questions factuelles quon pourrait se poser son propos deviennent un peu ridicules. Par exemple: Cette histoire danneau na pas de sens. Si vous volez des objets dans un grand magasin en tant invisible, cela ne veut pas dire que les objets vols seront invisibles eux aussi. On verrait des foulards Herms ou des montres Rolex flotter vers la sortie et vous croyez que personne ne serait tonn? Vous prenez les gens pour des idiots. Vous serez pris tout de suite!Autre exemple: Nous nen savons pas assez sur les personnages pour pouvoir rpondre la question pose. Vous demandez si une personne honnte deviendra malhonnte au cas o elle pourrait devenir invisible volont. Moi je vous rponds: cela dpend des gens. Certaines personnes honntes deviendraient effectivement malhonntes si elles pouvaient voler ou frauder sans aucun risque dtre pris. Mais dautres resteraient honntes parce quelles ont reu une bonne ducation ou parce quelles auraient quand mme peur de se faire prendre. Sans donnes supplmentaires sur ces personnes, leur pass, leurs intrts, leurs prfrences, leur mtier, toute prdiction est futile, faite un peu au hasard19Wilkes, Real People: Personal Identity Without Thought Experiments, op. cit.

.Une troisime objection pourrait sembler plus pertinente: Lhypothse selon laquelle la seule chose qui nous retient dtre malhonnte, cest la peur dtre pris et puni est une affirmation sans preuves. Sans arguments supplmentaires, lhypothse est injustifie.Jai limpression toutefois quil sagit encore dune objection aussi dplace que la prcdente, dans la mesure o lhypothse conteste juste titre est empirique elle aussi.Ce que lexprience de pense de Platon est suppose nous donner la fin, cest la dfinition dun concept moral (tre juste, en loccurrence).Mais on peut construire des expriences de pense pour toutes sortes dautres objectifs.Dans la philosophie morale daujourdhui, la mthode des expriences de pense sert surtout identifier nos intuitions morales dans le but de tester la validit des grandes doctrines morales.La procdure standard est la suivante:1)Construire des cas bizarres pour rvler nos intuitions morales.2)Affirmer que les doctrines qui ne nous plaisent pas sont fausses car elles contredisent ces intuitions.Cest cette procdure qui mintresse.Trois faons de concevoir la moraleDontologisme et consquentialisme sont les deux principales thories en comptition dans la philosophie morale daujourdhui20Samuel Scheffler, dir., Consequentialism and Its Critics, Oxford, Oxford University Press, 1988.

.Le dontologisme (du grec don: devoir) est largement inspir de Kant Selon cette thorie, il existe des contraintes absolues sur nos actions, des choses quon ne devrait jamais faire: Ne pas mentir, Ne pas traiter une personne humaine comme un simple moyen sont des exemples de ce genre de contraintes21Nagel, Guerre et massacre, op. cit.; Robert Nozick, Anarchie, tat et utopie (1974), trad. velyne dAuzac de Lamartine, reprise par Emmanuel Dauzat, Paris, PUF, 1988.

.Pour le consquentialiste, ce qui compte moralement, ce nest pas de respecter aveuglment ces contraintes, mais de faire en sorte quil y ait, au total, le plus de bien ou le moins de mal possible dans lunivers. Et sil est ncessaire, pour y arriver, de se librer de ces contraintes, il faut le faire ou au moins essayer22Scheffler, Consequentialism and Its Critics, op. cit.

.Les consquentialistes les plus fameux sont les utilitaristes. Pour ces derniers, le bien, cest le plaisir, et ce quil faut faire, cest produire le plus de plaisir et le moins de peine pour le plus grand nombre. Mais on peut tre consquentialiste sans tre utilitariste. Il suffit de ne pas rduire le bien au plaisir.Depuis quelque temps, ces deux grandes thories sont confrontes au retour spectaculaire dune conception plus ancienne: lthique des vertus inspire dAristote23Roger Crisp et Michael Slote, dir., Virtue Ethics, Oxford, Oxford University Press, 1997; Marcia W. Baron, Philip Pettit et Michael Slote, Three Methods of Ethics, Londres, Blackwell, 1997.

. On lappelle parfois artiste (du grec art: excellence). Elle affirme que la seule chose qui importe moralement, cest la perfection personnelle, tre quelquun de bien, une personne de bon caractre, gnreuse, affectueuse, courageuse, etc. Le reste, cest--dire respecter des grands principes ou uvrer pour le plus grand bien du plus grand nombre, est secondaire. Pour lthique des vertus, la morale ne concerne pas seulement le rapport aux autres: elle est aussi souci de soi. Elle doit prner la temprance dans les plaisirs, le contrle des dsirs et des motions, etc.Quelle est la meilleure thorie morale? Est-il possible de les amender? Existe-t-il plusieurs versions diffrentes de ces thories24Jai propos des caractrisations des trois grandes thories morales qui devraient permettre de comprendre ce qui les distingue la base. Mais il existe presque autant de ramifications de ces thories que de philosophes qui les dfendent ou les discutent. Il y a des formes de dontologisme qui ne reconnaissent pas de contraintes absolues sur les actions et tendent au consquentialisme. Il y a des formes de consquentialisme qui essaient de faire une place certaines contraintes fortes sur nos actions, et se rapprochent ainsi du dontologisme. Quant lthique des vertus, elle existe sous plusieurs formes dsormais, et certaines sont difficiles distinguer du consquentialisme et du dontologisme. Toutefois, ce livre nest pas consacr un examen approfondi des trois grandes thories morales et de leurs ressources, mais une analyse de la place des intuitions dans la justification de toute thorie morale. Je nentrerai donc pas dans tous ces dtails. Nous avons essay avec Christine Tappolet de prsenter un tableau aussi complet que possible des diffrentes versions du consquentialisme et du dontologisme, et danalyser les ressources de chacune delles dans Les concepts de lthique. Faut-il tre consquentialiste?, Paris, Hermann, 2009. Voir aussi, pour un tableau prcis de ltat de ces thories morales, les essais contenus dans Schefler, dir., Consequentialism and Its Critics, op. cit.

? Quelle est la plus raisonnable? Faut-il prfrer celle qui est le plus en harmonie avec le plus grand nombre dintuitions morales?Une intuition morale peut-elle servir disqualifier lune ou lautre de ces thories morales comme certains faits physiques peuvent servir ruiner une hypothse scientifique?Pour rfuter lide que tous les cygnes sont blancs, il suffit, en gros, de montrer quil existe un cygne noir (qui na pas t color par un farceur).Pour rfuter lthique kantienne, qui exclut absolument tout droit de mentir, mme par humanit25Emmanuel Kant, Sur un prtendu droit de mentir par humanit (1797), dans Thorie et pratique. Droit de mentir, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1994.

, suffit-il de rappeler lintuition qui nous autorise mentir des assassins cruels qui viennent chercher un innocent cach dans votre maison?Pour rfuter lthique utilitariste, sufft-il de rappeler lintuition qui nous interdit de faire pendre un innocent, mme si cest pour sauver un grand nombre de vies humaines?Pour faire retourner lthique des vertus la case des ides morales dpasses, suffit-il de rappeler lintuition qui nous demande de ne pas mettre sur le mme plan moral le souci de soi et le souci des autres, le meurtre et le suicide, et plus gnralement le mal fait aux autres et celui quon se cause soi-mme?Faut-il dmocratiser les expriences de pense?Les philosophes nont toujours pas trouv de meilleur moyen de disqualifier une thorie morale que de dire son propos: Elle est absurde. Elle contredit nos intuitions communes26Appiah, Experiments in Ethics, op. cit., p. 78-82.

!Admettons que ce soit une objection pertinente. Resterait savoir quelles sont effectivement ces intuitions communes. De nombreux philosophes se contentent de dire vaguement nous pensons, on pense, la plupart des gens pensent, personne ne pense, sans se demander si ce nest pas seulement ce queux et quelques collgues du dpartement de philosophie pensent.Il faut dire que ce nest pas toujours par manque de rigueur. Certains estiment quils ne sont pas obligs de donner un sens concret ou sociologique la notion dintuition commune.Ils peuvent considrer que la notion, telle quils lutilisent, ne fait pas rfrence aux jugements spontans de la majorit des gens, mais aux jugements bien forms de personnes claires, informes, sensibles aux questions morales, capables de neutraliser leurs intrts et leurs prjugs, etc27T. M.Scanlon Rawls on Justification, dans Samuel Freeman, dir., The Cambridge Companion to Rawls, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 140.

.Il existe, dailleurs, une longue tradition litiste en philosophie morale, dans la caractrisation des personnes qui seraient capables dmettre un avis thique, ou dont les intuitions devraient compter dans tout dbat moral28Elle va du philosophe-roi de Platon au juge rationnel et raisonnable de John Rawls: David Copp, Experiments, Intuitions, and Methodology in Moral and Political Theory, texte prsent au Molyneuxs Spring Seminar on Intuitions, University of California, Davis, 2010, p. 1-49, et au sminaire de lANCO-CERSES Paris 5-Ren Descartes en juin 2010. On peut voir aussi cette tradition litiste comme une longue histoire l'exclusion de certaines personnes juges inaptes porter un jugement moral bien form: femmes, pauvres, jeunes, non occidentales, non blanches, etc.

. Mais pourquoi donner plus de poids aux jugements de cette lite morale qu ceux de chacun et de tout le monde?Une autre faon de prsenter les intuitions communes, qui ne fait nullement rfrence aux ides de chacun et de tout le monde, consiste affirmer que ce sont des propositions quil serait irrationnel de ne pas accepter29Scanlon, Rawls on Justification, op. cit.

.Est-il vrai cependant que toutes les personnes rationnelles, bien informes, sensibles aux questions morales, accepteraient ces propositions? Ne faut-il pas effectuer des recherches concrtes et systmatiques pour le savoir30Appiah, Experiments in Ethics, op. cit., p. 80.

?Cest avec ces interrogations lesprit que des philosophes ouverts aux disciplines empiriques ont commenc sintresser aux travaux des sociologues et des psychologues portant sur les jugements moraux spontans de toutes sortes de personnes, un peu partout dans le monde, philosophes et non-philosophes, dge, de sexe, de niveau dducation, de religion, de langue, de culture, de catgorie sociale diffrents.Ils ont propos de poser au plus grand nombre les questions tranges que les philosophes professionnels se posaient eux-mmes (et aux autres philosophes)31Certaines de ces expriences ont t faites sur des milliers de personnes via Internet: Steven Pinker, The Moral Instinct, The New York Times, 13 janvier 2008.

:Est-il permis de tuer une personne pour prlever ses organes et sauver ainsi la vie de cinq autres personnes en attente de greffe?Est-il permis de dtourner un tramway qui risque de tuer cinq personnes vers une voie dvitement o une seule sera crase?Linceste peut-il tre pratiqu en toute innocence? Est-il immoral de nettoyer les toilettes avec le drapeau national?Et cest ainsi quest ne la philosophie morale exprimentale32Appiah, Experiments in Ethics, op. cit. Joshua Rnobe et Shaun Nichols, dir., Experimental Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008.

!Expriences sur les comportementsLa philosophie morale exprimentale ne soccupe pas que des expriences de pense. Elle sintresse aussi aux expriences sur les comportements, o elle rencontre des obstacles diffrents.Les expriences de pense, celles des philosophes et celles qui sont soumises la sagacit de tout le monde, ne posent aucun problme moral.Il ny a rien de mal se demander ce quil faut penser dune personne qui refuse de prendre bord de sa voiture la victime dun accident de la route qui saigne abondamment pour ne pas abmer ses siges en cuir tout neufs33Daprs Peter Unger, Living High and Letting Die, Oxford, Oxford University Press, 1996.

.On peut poser la question un tas de gens avec des chances assez leves quils vous rpondent calmement sils ont du temps perdre.Les expriences sur les comportements dits moraux ou immoraux ne sont pas aussi indiffrentes du point de vue moral.Organiser une mise en scne pour vrifier comment se comportent rellement les conducteurs qui passent devant la victime dun accident saignant abondamment nest pas sans risque.Comment ragirait celui qui se serait ridiculis en prfrant sauver ses siges en cuir tout neufs plutt quune vie humaine? Il nest pas certain que cette exprience lamuse.Lide de faire des expriences sur les comportements pour confirmer des hypothses sur la nature humaine est ancienne.Kant tait un amateur de cet exercice, pour lequel il ntait peut-tre pas trs dou. Lune de ses hypothses tait quune femme boude plus longtemps si on lui dit quelle est vieille (cest objectif) que si on la traite de laide (cest subjectif)34Il laurait rellement teste sur ses surs, ce qui lui aurait peut-tre valu, aujourdhui, des poursuites judiciaires pour cruaut mentale: Louis Ernest Borowski, Reinhold Berhnard Jachmann et Ehrgott Andr Wasianski, Kant intime, dir., trad. Jean Miser, Paris, Grasset, 1985.

.On pourrait considrer que ltude exprimentale des comportements dits moraux ou immoraux est un programme de recherche ayant pour objectif de vrifier des hypothses du mme genre, mais dont lintrt est plus vident, et avec des mthodes un peu plus srieuses et un peu plus respectueuses.En quoi ce programme scientifique peut-il intresser la philosophie morale? Selon certains chercheurs, le meilleur service que ces expriences sur les comportements pourraient rendre la philosophie morale serait de laider liminer les thories les plus irralistes, celles qui ne tiennent absolument aucun compte de la nature humaine35Owen Flanagan, Psychologie morale et thique (1991), trad. Sophie Mamat, Paris, PUF, 1996; Vanessa Nurock, Sommes-nous naturellement moraux?, Paris, PUF, 2011.

.Mais elles peuvent aussi contribuer nous dbarrasser de toutes sortes de clichs sur la nature humaine. Certaines expriences bien connues montrent quil suffit de peu de chose pour se comporter comme un monstre: un exprimentateur en blouse blanche qui vous donne des ordres dune voix ferme et polie, un rle de gardien de prison et la tenue qui va avec, et vous voil prts martyriser votre prochain!Cependant, dautres expriences, un peu moins connues, vont dans une direction compltement oppose. Elles montrent quil faut aussi vraiment peu de chose pour se comporter quasiment comme un saint: une odeur de croissants chauds qui vous met de bonne humeur, un peu de temps libre devant soi, etc36John M.Doris, Lack of Character. Personality and Moral Behavior, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

.Avant de lancer des affirmations grandiloquentes sur un prtendu penchant naturel de lhomme faire le mal (ou le bien), il faudrait peut-tre sintresser aux rsultats de ces modestes expriences.Cest du moins lune des questions que pose aussi la philosophie morale exprimentale.La plupart des dix-neuf cas que je propose dans la premire partie de ce livre appartiennent au corpus de la philosophie morale exprimentale.Jai essay de prsenter les autres de telle faon quils puissent, lavenir, faire lobjet de ce genre de recherches. Ils ont vocation tre tudis au moyen des mthodes de la philosophie morale exprimentale, mme sils ne lont pas t jusqu prsent.Parmi les philosophes qui sintressent ces tudes de cas, certains ont une attitude de rvrence absolue lgard des mthodes et des rsultats de tout ce qui se prtend scientifique (enqutes statistiques, spculations sur lhistoire naturelle de notre espce, imagerie crbrale, etc.).Dautres se dsintressent compltement des questions normatives, cest--dire de ce qui est juste ou injuste, dsirable ou indsirable. Ils se contentent denregistrer ces faits biologiques, psychologiques ou sociaux sans se demander en quoi ils peuvent contribuer llaboration de normes moralement acceptables.Mais je crois quil y a moyen de se servir de ces recherches autrement, sans perdre tout esprit critique lgard de leurs rsultats, et sans renoncer aux proccupations normatives.Premire partie

PROBLMES, DILEMMES, ET PARADOXES:
DIX-NEUF CASSE-TTE MORAUXLe programmeExpriences de penseJe prsente dabord cinq expriences de pense qui ont t abondamment commentes: Urgences, Lenfant qui se noie dans ltang, La transplantation devenue folle, Face la foule dchane, Le tramway qui tue.Elles ont t conues pour essayer de savoir dans quelle mesure nos intuitions morales, cest--dire nos jugements spontans sur ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, allaient dans le sens des conceptions dontologistes ou consquentialistes de lthique.Sommes-nous plutt dontologistes ou obsds par le respect inconditionnel de certaines rgles morales comme Ne pas mentir, Ne jamais traiter une personne humaine comme un simple moyen?Sommes-nous plutt consquentialistes, cest--dire soucieux de faire en sorte quil y ait le plus de bien et le moins de mal possible dans ce monde, quitte ne pas toujours respecter certaines rgles?Ces expriences de pense montrent aussi limportance, dans nos jugements moraux, des rgles lmentaires de raisonnement moral comme: Il faut traiter les cas similaires de faon similaire.Jai retenu ensuite le cas de Linceste en toute innocence. Il permet de poser une question qui me parat centrale en morale. Pourquoi avons-nous tendance voir de la morale partout, cest--dire inventer toutes sortes de fautes morales sans victimes, comme linceste entre adultes consentants? Pour clarifier cette question, et essayer dy apporter des lments de rponses, je me sers de deux sources exprimentales: recherches psychologiques sur le dveloppement moral des enfants, et recherches anthropologiques comparatives sur les systmes moraux.Lamoraliste est une exprience de pense conue pour nous faire rflchir sur les deux arguments dont les philosophes moraux se servent pour faire barrage ce personnage qui mine leurs prtentions: Et si tout le monde en faisait autant? et Aimeriez-vous quon vous fasse la mme chose?La machine expriences, Une vie brve et mdiocre est-elle prfrable pas de vie du tout?, Jaurais prfr ne pas natre sont relatives aux questions morales les plus traditionnelles: Comment vivre?, Quest-ce quune vie digne dtre vcue? Autant dire tout de suite quelles ne proposent aucune rponse.Vient ensuite une discussion sur les droits des animaux, qui tient compte des rsultats des tudes de cas prcdentes sur les vies dignes dtre vcues. Elle part dun ensemble dexpriences de pense assez fameuses dites du canot de sauvetage, dont le but est de nous faire rflchir sur notre tendance privilgier systmatiquement les membres de notre espce.Le monstre dutilit conclut cette discussion en poussant plus loin, jusqu labsurde, largument utilitariste.On vous a branch un violoniste dans le dos mintresse tout particulirement parce quelle montre limportance de la mthode des expriences de pense dans le dbat moral. Elle modifie les termes de la discussion philosophique autour de lavortement. Les philosophes qui contestent le droit davorter sappuient sur lide que les ftus sont des personnes, dont le droit la vie ne peut pas tre contest. Ce cas imaginaire, qui relve plus de la science-fiction que du fait divers, permet denvisager la possibilit que, mme si les ftus taient des personnes, linterruption volontaire de grossesse resterait lgitime. On pourrait la voir comme un acte dautodfense face une agression qui menace la vie ou la qualit de lexistence. Toute la question deviendrait alors celle de savoir quelles conditions lautodfense est lgitime.Jai regroup sous le titre Frankenstein ministre de la Sant tout un ensemble dhypothses concernant lavenir de la nature humaine au cas o certains projets scientifiques seraient mis en uvre (clonage reproductif humain, amlioration gntique des capacits physiques et mentales humaines, conglation des ovules, etc.). Le but est de tester la valeur de largument disant quil ne faut pas jouer avec la nature ou se prendre pour Dieu. Les ractions ces expriences de pense permettent aussi dvaluer notre propension utiliser largument de la pente fatale dans ce domaine.Qui suis-je sans mes organes? aborde la question de lidentit personnelle sous langle moral. Quelles sont les implications sur nos faons de concevoir la responsabilit et la dignit humaine, des relations que nous tablissons entre notre personne, notre corps et les organes ou les particules qui le composent?Pour ne pas rompre compltement avec mes proccupations philosophiques prcdentes, je prsente une exprience de pense sur la sexualit. Elle cherche remettre en question notre tendance hirarchiser les raisons davoir une relation sexuelle, en plaant lamour au sommet de lchelle.Je propose enfin deux expriences de pense, Il est plus difficile de faire le bien que le mal intentionnellement et On est libre, mme si tout est crit davance, qui sont censes solliciter nos intuitions concernant la ralit de notre libert et limportance morale de lide dintention. Jen profite pour tirer certaines conclusions sur la diffrence entre expriences de pense mtaphysiques et expriences de pense thiques.Expriences sur les comportementsEn philosophie morale, les expriences sur les comportements nont quun but pour le moment: valuer lthique des vertus, cette conception ancienne revenue en grande pompe dans le dbat moral contemporain. Daprs elle, il y aurait des personnalits morales exemplaires, qui le restent quel que soit le contexte. Mais les expriences sur les comportements semblent montrer que de telles personnalits nexistent pas. Il ny aurait pas de noyau dur de la personnalit, stable, unifi, invariant dune situation lautre.Lide quil pourrait y avoir des monstres ou des saints ailleurs que dans les contes et lgendes serait donc illusoire.Des facteurs futiles ou insignifiants pourraient changer nos conduites dans un sens moral (comportement daide, altruiste, serviable, gnreux, etc.) ou immoral (comportements destructeurs: violents, cruels, humiliants).Lexprience que jai retenue pour les comportements destructeurs est fameuse. Elle a t organise par Stanley Milgram. Elle est cense rvler les mcanismes de soumission lautorit. Cest lune des plus anciennes, mais elle continue de faire autorit (ce qui est la moindre des choses).Une autre exprience, faite dans le mme esprit, est due Philip Zimbardo. Il a propos des volontaires de jouer le rle de gardiens de prison pour voir dans quelle mesure, et quelle vitesse, ils allaient se conduire aussi mal queux37C. Haney, W. Banks et P. Zimbardo, Interpersonal Dynamics of a Simulated Prison, International Journal of Criminohgy and Penology, 1, 1973, p. 69-97.

. Elle nincite pas loptimisme. Certains volontaires nont pas mis trs longtemps devenir des petits bourreaux sadiques. On retrouve, dans toutes sortes de programmes dits de tl-ralit, linspiration de cette exprience.Je lai laisse de ct, non parce quelle est particulirement dprimante, mais parce que celle de Milgram me semblait suffisante.Pour les comportements daide, je prsente plusieurs petites expriences. La moins connue, mais pas la moins intressante, tudie linfluence de lodeur des croissants chauds sur la bont humaine.Comme il me semblait injuste quon en parle si peu, jai fait de son nom le titre de mon livre.Dans quelle mesure ces expriences atteignent-elles lthique des vertus? Cest la question que tout le monde se pose (parmi ceux qui sy intressent).Une dernire remarque, caractre plutt esthtique que conceptuel. Mes tudes de cas sont de longueurs trs ingales, ce qui risque de choquer les amoureux de lquilibre et de lharmonie. Certaines sont trs longues, dautres trs courtes, et dautres encore, un peu entre les deux. Il est plus facile de justifier la longueur que la brivet.Ainsi, le cas du Tramway qui tue a engendr une incroyable prolifration de variantes parfois compltement baroques. Il a suscit une norme quantit de travaux et de dbats (des millions dentres sur le Net) parfois si sophistiqus que seuls quelques initis peuvent encore les suivre. On en est au point o lon peut dire ironiquement, mais avec une pointe de vrit quand mme, quune nouvelle discipline scientifique est ne: la tramwayologie38Appiah, Experiments in Ethics, op. cit., p. 89-101.

. La longueur de mon examen reflte le succs de cette discipline. ct de ces longs exposs, je propose des descriptions de cas trs brves accompagnes de questions trs brves aussi. Cela ne signifie pas ncessairement que le dbat sur le cas examin soit moins riche.Jai seulement voulu men servir pour introduire ou conclure brivement une srie de cas: ainsi Le monstre dutilit vient conclure toute une suite de rflexions sur lutilitarisme et Urgences sert introduire un ensemble de questions sur lopposition entre tuer et laisser mourir.1) URGENCESEst-il acceptable de tuer un piton imprudent pour viter de laisser mourir cinq personnes gravement blesses quon transporte lhpital en urgence?Scnario 1: Non-assistance personne en dangerVous foncez lhpital aux urgences avec, dans votre voiture, cinq personnes trs gravement blesses dans une explosion. Chaque minute compte! Si vous perdez trop de temps, elles mourront.Soudain, vous voyez sur le ct de la route une personne victime dun terrible accident. Elle saigne abondamment.Vous pourriez la sauver elle aussi en la chargeant dans votre vhicule. Si vous ne le faites pas, elle va certainement mourir. Mais si vous vous arrtez, vous perdrez du temps, et les cinq personnes que vous transportez mourront.Devez-vous vous arrter quand mme?Scnario 2: Tuer le pitonVous foncez lhpital aux urgences avec, dans votre voiture, cinq personnes trs gravement blesses dans une explosion. Chaque minute compte! Si vous perdez trop de temps, elles mourront. Mais soudain, vous voyez au milieu de la route un piton qui traverse imprudemment. Si vous freinez vous allez draper, perdre du temps, et les cinq personnes que vous transportez mourront. Si vous ne freinez pas, vous allez tuer le piton. Devez-vous freiner quand mme39Daprs un cas propos par Philippa Foot, Killing and Letting Die, dans J. Garfield et P. Hennessey, dir., Abortion: Moral and Legal Perspectives, Amherst, University of Massachusetts Press, 1984, p. 177-185.

?Lhypothse des philosophes qui ont invent ou comment cette exprience est que la plupart des gens penseront que ces deux cas ne sont pas moralement quivalents.Ils seront plus indulgents envers le chauffeur qui laisse mourir un bless sur le ct de la route que pour celui qui tue un piton alors que les consquences sont exactement les mmes.Cette diffrence de traitement moral est-elle justifie?Le dbat philosophique autour de la distinction entre tuer et laisser mourir nous donne quelques directions pour essayer de rpondre cette question40Lanalyse qui suit est reprise de mon La vie, la mort, ltat. Le dbat biothique, Paris, Grasset, 2009. Pour dautres faons de prsenter le problme voir Martin Provencher, Petit cours dthique et politique, Montral, Chenelire ducation, 2008, p. 59-63, qui contient un extrait de lessai classique de James Rachels, Tuer et laisser mourir de faim. Lessai complet, traduit par Dominique Buysse, a t publi dans le recueil dirig par Marc Neuberg, dir., La responsabilit. Questions philosophiques, Paris, PUF, 1997, p. 197-201.

.Tuer et laisser mourirPour certains consquentialistes, il ny a pas de diffrence morale profonde entre tuer et laisser mourir. Le rsultat est le mme dans les deux cas: la victime est morte.Les artistes (les amis de lthique des vertus) et les dontologistes (amis de Kant entre autres) ne sont pas daccord. Pour lartiste, il faut tre un individu horrible pour tuer de ses propres mains (ou de son propre coup de volant), alors que, sans tre particulirement rpugnant moralement, nimporte qui ou presque peut laisser mourir quelquun par calcul ou ngligence41Judith Jarvis Thomson, Physician-Assisted Suicide: Two Moral Arguments, Ethics, Special Issue: Symposium on Physician-Assisted Suicide, 109, 3, avril 1999, p. 497-518 (p. 517).

. Do la duret de la raction lgard de celui qui tue et la relative indulgence lgard de celui qui laisse mourir.Mais cette explication transforme la distinction morale entre tuer et laisser mourir en diffrence psychologique, ce qui peut poser un problme ceux qui opposent radicalement les deux.Cest sur la base du critre de lintention que le dontologiste distingue tuer et laisser mourir. Daprs lui, on ne peut pas se contenter dvaluer une action selon ses consquences sans tenir compte des intentions. Si ctait le cas, on ne pourrait plus faire la diffrence entre tuer quelquun en le dcoupant la trononneuse dans lintention de le punir (parce quil na pas pay ses dettes, etc.) et fuir la scne de ce crime horrible sans essayer de porter secours la victime, dans lintention de sauver sa propre vie.Lintention ayant une valeur morale centrale pour le dontologiste, il est naturel quil donne une telle importance la distinction entre tuer et laisser mourir, et quil rejette le scepticisme du consquentialiste sur la question.Mais il y a des cas dans lesquels on voit bien la diffrence entre tuer et laisser mourir, mais plus difficilement la diffrence dintention42Ce qui suit est une variante dun exemple de James Rachels, Euthanasie active et euthanasie passive (1975), trad. Marc Regger, dans Alberto Bondolfi, Frank Haldemann et Nathalie Maillard, dir., La mort assiste en arguments, Chne-Bourg, Suisse, Georg diteur, 2007, p. 181-186.

.1.Vous tes impatient dhriter de votre oncle. Vous le trouvez seul chez lui, gisant dans sa baignoire, victime dun infarctus. Un mdecin pourrait encore le sauver. Vous nappelez pas de mdecin. Il est clair que, sans tuer votre oncle, vous le laissez mourir. Il est clair aussi que vous voulez vous dbarrasser de lui pour hriter.2.Vous tes impatient dhriter de votre oncle. Vous lcrasez avec votre voiture. Il est clair que vous ne vous contentez pas de le laisser mourir. Vous le tuez. Il est clair aussi que vous voulez vous dbarrasser de lui pour hriter.Si le dontologiste reste au plan de lintention, comment peut-il distinguer le premier cas, qui est un exemple de laisser mourir, du second, qui est un exemple de tuer, puisque lintention qui oriente laction est la mme: se dbarrasser de loncle pour hriter?De faon plus gnrale, cest--dire indpendamment des explications consquentialistes, artistes, dontologistes, on peut se demander sil est possible de sauver la distinction morale entre tuer et laisser mourir dans les cas o leffort demand pour ne pas laisser quelquun mourir est ngligeable.Quelle diffrence morale y aurait-il entre tuer un enfant et le laisser mourir, si on pouvait le sauver simplement en cliquant sur une touche de notre ordinateur43Tim Mulgan, The Demands of Consequentialism, Oxford, Oxford University Press, 2001.

?Mme les dontologistes et les artistes devraient reconnatre que, dans ces cas, la distinction morale entre tuer et laisser mourir est inexistante.Pour continuer dans la mme direction, cest--dire pour montrer que le conflit entre consquentialistes, dontologistes et artistes autour de la distinction entre tuer et laisser mourir pourrait tre dpass, on pourrait faire lhypothse que ce conflit ne dpend pas des principes engags mais du point de vue auquel on sest plac dans la description de laction.En ralit, lorsquils sintressent la distinction entre tuer et laisser mourir, les philosophes se placent souvent dans la perspective des agents: conducteurs dambulance presss, hritiers sans scrupules, ou mdecins confronts des patients incurables en fin de vie. Et, de ce point de vue, la diffrence entre tuer et laisser mourir parat souvent flagrante.Mais si on se place du point de vue de la victime ou du patient, les choses se prsentent diffremment: la pertinence de la distinction entre tuer et laisser mourir devient moins vidente.Ainsi, pour le patient incurable qui veut continuer de vivre, peu importe que les mdecins interviennent activement pour le faire mourir ou quils le laissent mourir en mettant un terme aux soins qui le maintenaient en vie. Le patient ne veut ni lun ni lautre. Il juge les deux aussi mauvais. De son point de vue de patient qui ne veut pas mourir, la diffrence morale est inexistante.Il devrait en aller de mme pour un malade incurable qui ne veut plus vivre. Peu importe que les mdecins interviennent activement pour le faire mourir ou quils le laissent mourir en mettant un terme aux soins qui le maintenaient en vie. Le patient veut lun ou lautre. Il juge les deux aussi bons. De son point de vue de patient qui ne veut plus vivre, la diffrence morale est inexistante44Thomson, Physician-Assisted Suicide: Two Moral Arguments, op. cit.

.Si lhypothse est correcte, on pourrait se demander: sil ny a pas de diffrence morale pour les patients, pourquoi devrait-il y en avoir une pour les mdecins?2) LENFANT QUI SE NOIE DANS LTANGQue feriez-vous pour sauver la vie dun enfant?Vous passez par hasard devant un tang et vous apercevez un tout petit enfant qui sy dbat. Il est en train de se noyer. Ni parents, ni nounou, ni autre passant aux alentours, pour venir son secours. Vous pouvez trs facilement sauver sa vie. Il vous suffit de courir tout de suite vers lui sans prendre le temps de vous changer et de le ramener le plus vite possible vers la rive. Vous navez mme pas besoin de savoir nager, car ltang est vraiment peu profond et ressemble plutt une grosse flaque deau. Si vous y allez, vous risquez seulement dabmer les belles chaussures que vous venez de vous offrir et darriver en retard votre travail. Ne serait-il pas monstrueux de laisser lenfant mourir pour prserver vos chaussures neuves et viter de vous mettre un peu de pression au travail?Si vous rpondez oui, vous devrez aussi rpondre oui la question de savoir sil est monstrueux de laisser mourir de faim des enfants des pays les plus pauvres, alors quil vous suffirait de consacrer une partie infime de vos revenus pour les sauver. Il sagit en effet de cas similaires qui appellent des rponses similaires45Daprs un cas propos par Peter Singer, Sauver une vie. Agir maintenant pour radiquer la pauvret, op. cit., p. 17-26; discut par James Rachels, Tuer et laisser mourir de faim, op. cit. Voir aussi: Unger, Living High and Letting Die, op. cit.

.Cette exprience de pense fait trs clairement rfrence aux deux notions de base de la pense morale: intuitions et rgles.Lintuition est la suivante:Laisser mourir une personne sous nos yeux alors que nous pourrions la sauver trs facilement est monstrueux.La rgle de raisonnement est: Il faut traiter les cas similaires de faon similaire.Elle sapplique ainsi:Sil est monstrueux de laisser mourir un enfant qui se noie sous vos yeux dans un tang alors que vous pourriez facilement le sauver en le prenant par la main, il est monstrueux de laisser mourir de faim un enfant dans un pays lointain alors que vous pourriez facilement le sauver en envoyant un petit chque Oxfam.Lexprience de pense peut nous conduire mobiliser deux autres rgles lmentaires du raisonnement moral.De ce qui est, on ne peut pas driver ce qui doit tre.Elle sapplique ainsi:Du fait que les riches ont tendance ne pas consacrer volontairement une partie importante de leurs revenus aider les plus pauvres, il ne suit pas que cest bien ou que cest ce quil faut faire.Devoir implique pouvoir (ou en termes plus courants: limpossible nul nest tenu).Elle sapplique ainsi:Nest-il pas compltement irraliste dexiger des gens quils sacrifient une partie importante du temps et des ressources dont ils disposent pour eux-mmes et leurs proches, afin de les consacrer des personnes lointaines quils ne connaissent pas? Nest-ce pas une impossibilit psychologique?Au total, lexprience de pense peut nous amener rflchir sur trois rgles lmentaires du raisonnement moral. Mais cest la rgle Il faut traiter les cas similaires de faon similaire qui porte le poids de largument.Attention!Il est possible de mettre en doute la valeur de lintuition morale (Laisser mourir une personne sous nos yeux alors que nous pourrions la sauver trs facilement est monstrueux) et la pertinence de la rgle (Il faut traiter les cas similaires de faon similaire).LintuitionIl est loin dtre vident que la non-assistance personne en danger soit un crime monstrueux, cest--dire aussi grave ou plus grave, par exemple, quun meurtre prcd dactes de barbarie (bien que dans ce cas particulier, ce sera une cause plutt difficile dfendre).On pourrait ajouter que personne na le devoir dagir comme un saint ou comme le bon Samaritain. Si son cot est trop lev, lassistance personne en danger peut tre juge facultative. Et si la dtermination de ce quest un cot trop lev est laisse lapprciation de chacun, le devoir dassistance personne en danger risque dtre rduit presque rien.La rgleIl nest pas vident que les deux situations voques soient suffisamment similaires pour quil soit juste de les traiter de faon similaire.On pourrait faire remarquer, par exemple, quil est absurde daligner un acte que vous tes seul pouvoir faire (sauver lenfant) sur un autre que de nombreuses personnes pourraient accomplir galement (envoyer un chque une association de lutte contre la famine).La question de savoir si les situations sont suffisamment similaires pour tre traites de la mme faon peut-elle recevoir une rponse absolument dtermine dans chaque cas? Nest-il pas plus raisonnable de considrer quon ne pourra jamais faire mieux que trouver des solutions pragmatiques, des recettes qui permettent de juger que les situations sont suffisamment similaires pour quil soit juste de les traiter de la mme faon?Questions moralesEst-il aussi grave, moralement, de ne pas aider quelquun que de lui causer un tort?La non-assistance personne en danger de mort, qui revient ne pas causer un bien, peut-elle tre mise sur le mme plan moral que le meurtre, qui revient causer un mal?Ne pas sauver un enfant qui se noie sous vos yeux et laisser mourir des milliers denfants loin de vous sont-ils vraiment des cas similaires?Sommes-nous responsables de la mme manire dans les deux cas?Le problme de la responsabilit ngativePour lutilitariste, le fait que nous nayons commis personnellement aucune action visant causer la faim dans le monde ne nous exonre nullement de notre responsabilit envers cet tat de choses, dans la mesure, au moins, o nous pourrions agir pour le changer. Il sagit certes dune responsabilit ngative, mais dune responsabilit quand mme46Singer, Sauver une vie. Agir maintenant pour radiquer la pauvret, op. cit.; Rachels, Tuer et laisser mourir de faim, op. cit.

.Pour les critiques de lutilitarisme, cette ide de responsabilit ngative vide la notion de responsabilit de tout contenu, parce quelle la fait porter sur autre chose que sur ce que nous avons caus volontairement, intentionnellement. Ils nadmettent que la responsabilit positive, cest--dire de ce dont nous sommes volontairement la cause. cela lutilitariste rpond en insistant sur les implications absurdes des doctrines dontologistes qui nadmettent que la responsabilit positive.Ainsi, Kant affirme quil est catgoriquement interdit de mentir. Pour lui, cest un devoir moral qui, en tant que tel, nadmet aucune exception. Il vaut mme dans le cas dramatique o, cachant chez vous un innocent pourchass par des assassins cruels, ces derniers se prsentent votre porte et vous demandent si leur victime est chez vous47Kant, Sur un prtendu droit de mentir par humanit, op. cit.

.Il est difficile de comprendre la position de Kant si lon ne tient pas compte du fait que, pour lui, nous ne sommes responsables que de ce que nous faisons intentionnellement. Les actions immorales que les autres font en profitant de nos engagements moraux ne peuvent pas tre mises notre dbit moral personnel. Dans ce cas particulier, nous ne sommes absolument pas responsables de ce que feront les criminels. Dailleurs nous ne pouvons jamais tre srs de quils feront aprs notre intervention, alors que nous pouvons tre srs que nous aurons pollu notre me si nous mentons.Finalement, cest parce que Kant exclut la responsabilit ngative quil peut se permettre daffirmer quil faut toujours dire la vrit, quelles que soient les consquences, mme des criminels sans scrupules.Le caractre absurde ou, au moins, contre-intuitif de largument de Kant est-il une preuve dfinitive de la validit de lide de responsabilit ngative? Cest, bien sr, ce que pensent les utilitaristes.Mais cet argument est-il tellement contre-intuitif? Cest peut-tre quelque chose quil faudrait vrifier.3) LA TRANSPLANTATION DEVENUE FOLLEEst-il acceptable de tuer une personne en bonne sant pour transplanter ses organes sur cinq malades qui en ont un besoin vital?Scnario 1Un chirurgien dexception, spcialis dans la greffe dorganes, se fait du souci pour cinq patients qui risquent de mourir trs rapidement sils ne subissent pas une transplantation. Le premier a besoin dun cur, le deuxime dun rein, le troisime dun foie, le quatrime dun estomac et le cinquime dune rate. Ils sont tous du mme type sanguin, trs rare. Par hasard, notre chirurgien tombe sur le dossier dun jeune homme en excellente sant qui est de ce type. Il ne lui serait pas difficile de lui causer une mort douce, puis de prlever ses organes et de sauver grce eux la vie de ses cinq patients.Que doit-il faire: causer la mort du jeune homme ou laisser mourir les cinq autres48Daprs un cas propos par Judith Jarvis Thomson, Le problme du tramway (1985), trad. Fabien Cayla, dans Marc Neuberg, dir., La responsabilit. Questions philosophiques, op. cit., p. 171-194.

?Scnario 2Le chirurgien dexception est fatigu. Il prescrit par erreur un produit X cinq patients, dont les effets terriblement ngatifs sont cependant diffrents sur chacun. Chez deux dentre eux, il atteint les reins. Chez un autre, le cur. Chez le quatrime, le foie et, chez le cinquime, les poumons. cause de la ngligence fatale du chirurgien, les patients ont chacun besoin dune greffe dorganes durgence.Si le chirurgien, qui est directement responsable de leur tat, ne trouve pas dorganes transplanter, il aura tu cinq patients.Mais sil sacrifie le jeune homme il naura tu quune personne.Est-ce une raison suffisante pour donner au chirurgien la permission morale de sacrifier le jeune homme?Nest-il pas moins immoral de tuer une personne que cinq, tout bien considr?Lhypothse des philosophes qui ont invent ces expriences de pense est que la plupart des gens jugeront que le chirurgien commettrait un acte moralement monstrueux sil sacrifiait le jeune homme selon le scnario 1. Il doit laisser mourir ses cinq patients.Il serait aussi monstrueux, daprs eux, de sacrifier le jeune homme selon le scnario 2.Il leur parat vident que, si le chirurgien narrive pas trouver dautres solutions, il devra laisser mourir les cinq patients. tant donn la responsabilit personnelle du chirurgien dans leur tat, cela signifiera quil les aura tus. Autrement dit, il devra se rsoudre avoir tu cinq personnes, alors quil aurait pu nen tuer quune.Mais sil est beaucoup plus grave de tuer que de laisser mourir, comment peut-on en arriver la conclusion quil vaut mieux, moralement, tuer cinq personnes quune seule?Nest-ce pas absurde?4) FACE LA FOULE DCHANEEst-il permis de faire excuter un innocent pour viter un massacre?Scnario 1: La foule dchaneUn juge se trouve face une foule de manifestants furieux exigeant quon retrouve lauteur dun meurtre barbare commis sur un membre de leur communaut. Faute de quoi, ils menacent de se venger en attaquant le quartier o rside une autre communaut quils souponnent de protger le meurtrier. Le juge ignore lauteur du crime. Pour viter le saccage dun quartier de la ville et le massacre dun grand nombre de ses habitants, il dcide daccuser une personne innocente et de la faire excuter49Daprs un cas propos par Philippa Foot, Le problme de lavortement et la doctrine de lacte double effet (1967), trad. Fabien Cayla, dans Marc Neuberg, dir., La responsabilit. Questions philosophiques, Paris, op. cit., p. 155-170; voir aussi Robert Nozick, Anarchie, tat et utopie (1974), trad. Evelyne dAuzac de Lamartine, reprise par Emmanuel Dauzat, Paris, PUF, 1988, p. 47-48.

.Scnario 2: Le pilote responsableUn pilote dont lavion va scraser se dirige vers la zone la moins habite de la ville en sachant quil causera invitablement la mort de quelques habitants, afin dviter den tuer un nombre beaucoup plus important50Foot, Le problme de lavortement et la doctrine de lacte double effet, op. cit.

.Pour de nombreux philosophes, le scnario 1 est cens pouvoir donner du poids nos intuitions dites dontologistes.En effet, lide quil y a des choses quon ne peut pas faire quelles que soient les consquences bnfiques pour soi-mme ou la socit dans son ensemble est le pivot de la conception dontologiste51Nozick, Anarchie, Etat et utopie, op. cit., p. 45-76.

.Le principe disant quil ne faut jamais se servir dune personne comme dun simple moyen pour obtenir un rsultat, ft-il souhaitable, est une expression de cette conception. La pense quil existe des droits fondamentaux quon ne peut violer en aucun cas lest galement.Si nous avons des intuitions de genre, nous rejetterons avec un certain dgot les arguments utilitaristes qui permettent de justifier le sacrifice dun innocent pour le bien de la socit52Ibid.

. Nous exclurons a priori, sans autre argument, la possibilit morale dexcuter une personne innocente pour viter une effusion de sang.Le second scnario contredit ces conclusions. Il semble bien que, dans ce genre de cas, lide quil est lgitime de sacrifier un petit nombre de personnes pour viter den tuer beaucoup dautres ne va pas contre nos intuitions. Nous estimerons, probablement, que ce que fait le pilote est rationnel, et mme que cest son devoir moral. Nous jugerons quil sest comport de faon responsable.Si nous pensons que ce quil fait est bien tous ces points de vue, cela signifie que nos intuitions ne sont pas systmatiquement dontologistes ou anti-utilitaristes. Elles peuvent accorder la pense utilitariste le crdit dune certaine valeur morale.Mais les anti-utilitaristes pourraient rpondre que nos intuitions dontologistes ne sont absolument pas annules par la croyance que le pilote fait bien daller scraser sur la zone la moins habite de la ville. Ils diront que nous avons probablement le sentiment que nos droits fondamentaux, inviolables, inalinables, intangibles, ne sont pas menacs dans ce cas, alors quils le sont lorsquon envoie un innocent la potence.Excuter une personne innocente, cest violer ses droits fondamentaux un procs quitable, ne pas tre torture ou tue sans justification publique acceptable. Mais aucun de ces droits nest viol quand un pilote choisit daller scraser sur la zone moins peuple de la ville!Cest pourquoi le dontologiste pourrait estimer quil peut, sans se contredire, juger quil est rpugnant de faire excuter un innocent pour prserver la vie de nombreuses personnes, et permis moralement dcraser son avion dans une zone peu habite dune grande ville pour tuer moins de personnes.Faire excuter un innocent pour viter une effusion de sang est une dcision qui devrait, en principe, heurter profondment nos croyances dontologistes si nous en avons. Elle contredit lide quil y a des choses quon ne doit jamais faire, et que violer les droits fondamentaux des personnes en fait partie. Mais le juge pourrait rpondre que cest prcisment parce quil a une haute ide de ces droits fondamentaux quil dcide de faire excuter linnocent Son calcul est que violer les droits dune personne est justifi si cest pour viter des violations de droits plus grandes encore dautres personnes. Or si un quartier de la ville est saccag et ses habitants massacrs, la quantit de droits fondamentaux viols sera norme, plus grande, en tout cas, que si un innocent est excut. Le juge estime que son action est juste parce quil a fait en sorte que la somme totale des violations de droits fondamentaux soit la plus petite possible. Peut-on le lui reprocher?En fait, je mets dans la bouche du juge, qui nest peut-tre pas un grand expert en philosophie morale (et na pas besoin de ltre), les arguments dits consquentialistes qui sont la base des ides utilitaristes53Jean-Cassien Billier, Introduction lthique, Paris, PUF, 2010; Ruwen Ogien et Christine Tappolet, Les concepts de lthique. Faut-il tre consquentialiste?, Paris, Hermann, 2008.

.Selon ces arguments, ce quil faut faire, cest maximiser le bien ou minimiser le mal en gnral, quelle que soit la conception que nous nous faisons du bien et du mal. Les utilitaristes ne font que spcifier ce principe en posant que le bien, cest le plaisir, le bien-tre ou la satisfaction des prfrences des gens, et le mal, la souffrance, la misre ou ce qui va lencontre des prfrences des gens. Mais un consquentialiste peut trs bien dfinir le bien en termes de respect des droits, et le mal en termes de violation des droits. La bonne attitude sera pour lui de maximiser le respect des droits et de minimiser la violation des droits54Nozick, Anarchie, tat et utopie, op. cit., p. 48.

.Cest exactement le genre dides qui font hurler les adversaires du consquentialisme! Pour eux, le simple fait de penser faire des calculs de ce genre suffit discrditer moralement les conceptions qui les admettent55G. E. M.Anscombe, Modem Moral Philosophy, dans Ethics, Religion and Politics. Collected Philosophical Papers. Volume III, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 2642. Anscombe rejette compltement cette faon de voir le monde humain travers les lunettes calculatrices du consquentialisme. Mais cela ne signifie pas que, pour elle, il ne faut jamais tenir compte des consquences de nos actions. On pourrait dire, je crois, quelle distingue le consquentialisme comme thorie gnrale fixant davance ce qui est pertinent moralement (conception quelle rejette) et lattention aux consquences dans des cas particuliers (attitude quelle admet). Elle admet quune estimation prudente des consquences peut parfaitement tre associe une conscience forte des interdits absolus (elle cite les prohibitions chrtiennes du meurtre, de ladultre et de lapostasie). Cest, son avis, cette association qui est la base de la doctrine dite du double effet (voir exprience de pense Le tramway qui tue et le Glossaire). Cest une doctrine quelle soutient, tout en dnonant ses abus: War and Murder, dans Ethics, Religion and Politics. Collected Philosophical Papers. Volume III, op. cit., p. 58-59. Merci Cora Diamond et Bernard Baertschi qui mont fait mieux comprendre lattitude dAnscombe lgard des consquences.

. Cest la preuve que leur esprit est corrompu comme la crit Elizabeth Anscombe56Anscombe, Modem Moral Philosophy, dans Ethics, Religion and Politics. Collected Philosophical Papers. Volume III, op. cit., p. 40.

. Pour illustrer ce jugement peu sympathique, elle propose lexprience de pense suivante:Imaginez que dix personnes, victimes dun naufrage, aient chou sur un rocher en pleine mer, sans eau ni nourriture. une certaine distance, un autre naufrag a russi sagripper un autre rocher. Il na ni eau ni nourriture non plus. Tous vont mourir trs rapidement si on ne leur vient pas en aide. Un navigateur qui passe dans les parages aurait le temps de secourir ou bien le groupe de dix ou bien le naufrag seul sur son rocher. Supposons quil dcide de secourir le naufrag isol plutt que les dix autres, sans que ce soit pour une raison moralement ignoble (du genre: le naufrag isol est blanc et les dix autres sont noirs et le navigateur est blanc et raciste).Est-ce quil aura fait quelque chose de mal en choisissant de sauver un naufrag plutt que dix?57Diamond, What if x isnt the number of sheep? Wittgenstein and Thought-Experiments in Ethics, op. cit., p. 247, en rfrence Elizabeth Anscombe Who is Wronged?, Oxford Review, 1967, p. 16-17.

.Elizabeth Anscombe pense quil naura rien fait de mal. Elle justifie sa position en affirmant que les dix personnes abandonnes la mort nauraient aucune raison de se plaindre.Est-ce que quelque chose qui leur tait d leur a t refus? Non. Avaient-elles plus de titres tre secourues que la personne isole? Non. Quel mal leur a-t-on fait au fond? Aucun.Alors que pourraient-elles reprocher au navigateur?Rien, si son motif ne fut aucun moment un mpris ignoble58Jonathan Glover, Causing Death and Saving Lives, Penguin Books, 1977, p. 208.

.Elizabeth Anscombe ne se sert pas de son exprience de pense pour tester des thories, consquentialistes, dontologistes ou autres. Elle rcuse la valeur des thories morales en gnral, cest--dire lide quon pourrait savoir davance quels sont les facteurs les plus pertinents moralement dans une situation (droits, consquences, etc.). Mais elle nexclut pas du tout la possibilit que les consquences soient pertinentes dans une situation particulire59Anscombe, War and Murder, op. cit. Cf. note 2, p. 63.

.Ce quelle semble exclure, en revanche, dans lexprience de pense des Naufrags, cest lide que les questions de quantit auraient une valeur morale quelconque. Elle semble penser que, si on na pas lesprit corrompu, ce sont des questions quon ne devrait pas se poser60Anscombe, Modem Moral Philosophy, op. cit., p. 40.

.Je ne suis pas sr davoir compris ce quelle veut dire exactement par esprit corrompu et dtre capable de lexpliquer clairement. Je vais donc me servir dune exprience de pense pour mexprimer.Supposons quon vous demande: Qui doit battre lpouse au cas o elle aurait t infidle: son frre, son pre ou son mari?Vous allez rpondre que cest une question absurde, mal pose, laquelle vous ne voulez pas rpondre, car elle est dj la marque dune certaine faon de penser que vous rcusez. Elle prsuppose quil faut battre les pouses infidles, ce qui est en soi un scandale. propos du navigateur, il faudrait dire la mme chose. Si on vous demande: Qui doit-il secourir, les dix naufrags ou celui qui est tout seul sur son rocher?, vous devez rpondre: Cest une question mal pose. Elle prsuppose que le navigateur doit prendre en considration le fait quil y ait plus de naufrags sur un rocher que sur lautre61Diamond,What if x isnt the number of sheep? Wittgenstein and Thought-Experiments in Ethics, op. cit., p. 247.

. Or jestime que rien ne justifie ce prsuppos du point de vue moral.Si cest bien largument, il est assez clair, mais je dois dire que je ne le trouve pas convaincant. Il implique en effet que si le navigateur a dcid de sauver une personne plutt que dix, il naura rien fait de mal. Il ny aura rien redire son action. Il ny aura mme rien discuter. On aurait probablement lesprit corrompu si on se posait la question, car on aurait envisag la situation morale en termes de quantits.Mais je ne vois pas pourquoi Est-ce quil vaut mieux sauver dix personnes plutt quune? est une question quil faudrait refuser de se poser.La conception dAnscombe implique-t-elle quun pilote dont lavion va scraser sur une grande ville se pose une question qu'il ne devrait pas se poser sil se demande comment faire pour se diriger vers la zone la moins peuple62Glover, Causing Death and Saving Lives, op. cit., p. 208.

?Implique-t-elle que si le pilote choisit de scraser sur la zone la plus peuple, il naura rien fait de mal, car ses habitants nauront aucune raison de se plaindre (enfin, pour eux le problme ne se posera plus trop: disons plutt que leurs familles nauront aucune raison de se plaindre!) puisquon ne leur aura pas refus quelque chose qui leur tait d?Qui pourrait tre daccord? On peut nier la valeur morale des quantits bien sr, mais cette faon de refuser le dbat ne me parat pas philosophiquement justifie. On sait bien, dailleurs, que les raisons de refuser les expriences de pense ne sont pas toujours trs bonnes.Dans une tude de psychologie, on a pos la question suivante: Quelle est la couleur des ours vivant sur la banquise o tout est blanc, sachant que les ours ont toujours la mme couleur que leur habitat naturel?Certaines personnes ont rejet la question en disant quelles ne pouvaient pas savoir, car elles ntaient jamais alles sur la banquise. Si lenquteur insistait, en prcisant que la rponse tait contenue dans la question, et quil suffirait de la relire, ils refusaient de le faire63Diamond, What if x isnt the number of sheep? Wittgenstein and Thought-Experiments in Ethics, op. cit., p. 245.

.Il y a aussi lhistoire bien connue de lcolier. Au professeur de mathmatiques qui dit: Supposons que x soit le nombre des moutons, lcolier objecte: Et si x ntait pas le nombre des moutons64Ibid., p. 238.

?Bref, il faudrait savoir si le rejet a priori par Elizabeth Anscombe du consquentialisme en gnral et de lune de ses expressions, la prise en considration morale des quantits, nest pas aussi injustifi, mme sil ne peut pas tre, bien sr, aussi absurde.Une enqute empirique sur les ides quon se fait rellement des calculs consquentialistes devrait peut-tre nous aider ne pas prendre ce vocabulaire grandiloquent trop au srieux65Kaiping Peng, John Doris, Shaun Nichols, Stephen Stich, non publi, dcrit dans John Doris et Alexandra Plakias, How to Argue about Disagreement: Evaluative Diversity and Moral Realism, dans Walter Sinnott-Arsmtrong, dir., Moral Psychology, vol. 2 (p. 303-331), p. 322-327.

.Il sagit dune tude comparative entre tudiants, dune part aux tats-Unis et dautre part en rpublique de Chine, auxquels on a prsent lhistoire du juge et de la foule dchane.Les rpondants devaient indiquer sils trouvaient que le juge avait pris une dcision immorale en faisant excuter linnocent, sur une chelle allant de 1 (dsaccord total) 7 (compltement daccord).La tendance chez les tudiants amricains est de donner la dcision du juge la note 5,5. Ce qui signifie daccord avec laffirmation que la dcision du juge est immorale mais pas compltement daccord. Ils ne lui donnent pas 6, 5 ou 7: il ny a pas cet accord total que les anti-consquentialistes devraient attendre.Par ailleurs, les tudiants de la rpublique de Chine donnent, en moyenne, la note de 4,9 laffirmation que la dcision du juge est immorale. Ils sont encore moins nombreux que les tudiants amricains tre en complet accord avec lide que cette dcision est immorale.Est-ce que tous ces tudiants, reprsentatifs de vastes populations, ont lesprit corrompu par le consquentialisme?Selon les auteurs de lenqute, les petites diffrences entre tudiants amricains et chinois sont statistiquement significatives. Elles montrent, daprs eux, une tendance plus forte des tudiants de la rpublique de Chine ne pas dsapprouver la dcision du juge de faire excuter linnocent.Mais on ne devrait pas en conclure quil existe, entre les tudiants amricains et chinois, des diffrences culturelles profondes. Les carts dans les notes ne sont pas immenses.De toute faon, il serait absurde de conclure, partir de ces rponses, que les tudiants de la rpublique de Chine sont moins rationalistes ou universalistes que les tudiants amricains, comme pourraient le faire les philosophes les plus relativistes, ceux qui veulent nous persuader quon pense autrement en Orient.En dfendant plus fortement la dcision du juge, ils se montrent seulement plus consquentialistes que dontologistes. Mais tre consquentialiste est une attitude qui nest pas moins rationnelle ou universaliste qutre dontologiste!En faisant des calculs de quantit sur les droits des personnes, le juge donne-t-il raison ceux qui pensent que le consquentialisme et lutilitarisme sont des doctrines profondment immorales?Mais comment le but de minimiser le mal ou de maximiser le bien pourrait-il tre immoral?5) LE TRAMWAY QUI TUEEst-il toujours inacceptable de se servir dune personne comme dun simple moyen?Le dilemme du conducteurLe conducteur dun tramway saperoit que ses freins ont lch alors quil fonce toute allure dans un vallon encaiss.Sur la voie, devant lui, une certaine distance, se trouvent cinq traminots qui font des travaux de rparation.Si la machine devenue folle continue sa course, les cinq traminots vont tre invitablement crass, car il ny a pas assez de place sur les cts de la voie pour quils puissent se mettre labri.Cependant, par chance, la voie principale bifurque vers une voie secondaire troite, juste un peu avant datteindre les cinq personnes. Le conducteur peut viter de les tuer sil dtourne le tramway dans cette direction.Mais, manque de chance, un autre traminot travaille sur cette voie secondaire. La situation est la mme que sur la voie principale. Il ny a pas assez de place sur les cts pour que le traminot puisse se mettre labri. Il sera invitablement cras si le conducteur effectue sa manuvre.Le conducteur est donc confront au dilemme suivant: ne pas intervenir et laisser les cinq traminots se faire craser sur la voie principale ou intervenir en dtournant le tramway, ce qui aura pour effet de causer la mort du traminot sur la voie secondaire.Lui est-il permis moralement de dtourner le tramway66Daprs un cas propos par Philippa Foot, Le problme de lavortement et la doctrine de lacte double effet, op. cit., p. 160.

?Cette exprience de pense a t propose par Philippa Foot en 196767Ibid.

.Son ide tait dopposer le dilemme du conducteur de nombreux autres cas dans lesquels on se demande sil est moralement permis de sacrifier une personne pour en sauver plusieurs.Lun des plus fameux quelle voque est celui dun splologue si gros quil se retrouve coinc la sortie dune grotte en essayant de passer, et quil faudrait faire sauter la dynamite afin de sauver la vie des autres splologues emprisonns lintrieur68Ibid., p. 158.

. Serait-il moralement permis de le faire?Mais Philippa Foot a surtout compar le dilemme du conducteur de tramway laction du chirurgien qui tue une personne en bonne sant, la dpce pour prlever ses organes, et les transplante sur cinq malades pour sauver leurs vies.Daprs elle, nous avons tous lintuition quil nest pas permis au chirurgien de faire ce quil fait, mais nous avons aussi tous lintuition quil est permis au conducteur de tramway de dtourner son engin vers un seul traminot pour en sauver cinq. Pourtant, dans les deux cas, il sagit de sacrifier une personne pour en sauver cinq. O est la diffrence? Ces intuitions ne sont-elles pas contradictoires? Comment les justifier?Dans une srie darticles tals sur plus de trente ans, Judith Jarvis Thomson a propos plusieurs variantes pour faire progresser la rflexion69Judith Jarvis Thomson, Le problme du tramway, op. cit. Version antrieure: Killing Letting Die, and the Trolley Problem (1976), dans Rights, Restitution, and Risk. Essays in Moral Theory, William Parent, dir., Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1986, p. 78-93; version postrieure: Turning The Trolley, Philosophy and Public Affairs, 36, 2008, p. 359-374.

. Les deux plus importantes sont les suivantes.Le dilemme du tmoin qui pourrait actionner laiguillage

Le dilemme du tmoin qui pourrait pousser le gros homme

Vous vous baladez le long de la voie de tramway quand vous tes tmoin de la scne prcdente. Vous comprenez vite que le conducteur dun tramway qui fonce toute allure dans un vallon encaiss a perdu connaissance. Vous voyez les cinq traminots pigs sur la voie, qui seront invitablement crass. Que faire? Par chance, il y a tout prs de vous un levier daiguillage. Si vous lactionnez, le tramway sera envoy vers une voie secondaire.Mais, manque de chance, un autre traminot travaille sur cette voie. Si vous actionnez laiguillage, le traminot sera invitablement tu.Vous tes donc confront au dilemme suivant: ne pas intervenir et laisser les cinq traminots se faire craser sur la voie principale ou intervenir en actionnant le levier daiguillage et causer la mort du traminot sur la voie secondaire.Vous est-il moralement permis dactionner le levier?Vous vous trouvez sur un pont pitonnier, quand vous voyez, sur la voie en contrebas, un tramway foncer toute allure, et, de lautre ct du pont, cinq traminots qui travaillent sur les rails. Vous comprenez immdiatement que le tramway ne pourra pas sarrter. Mais vous avez assez de connaissances en physique pour savoir que si un objet massif tait jet ce moment-l sur la voie, le tramway sarrterait invitablement. Or un gros homme, qui semble avoir le volume et le poids ncessaires, se trouve justement sur le pont pitonnier tout prs de vous. Il est pench sur le parapet. Il attend pour voir passer le tram sans se douter de rien. Il suffirait dune lgre pousse sur le gros homme pour le faire basculer sur la voie.Vous est-il moralement permis de le faire?Judith Jarvis Thomson nous dit que la plupart des gens qui elle a prsent ces deux histoires considrent quil est moralement permis dactionner le levier daiguillage, mais non de pousser le gros homme sur la voie pour arrter le tramway fou. Elle partage ces intuitions. Mais comment les justifier? Comment expliquer cette asymtrie morale? Aprs tout, quand on pousse le gros homme, on ne fait rien dautre que causer la mort dune personne pour sauver la vie de cinq autres, cest--dire exactement la mme chose que lorsquon dtourne dlibrment le tramway fou sur la voie secondaire o se trouve une personne.Juger quil y a une diffrence morale significative entre les deux, nest-ce pas une forme dincohrence?Thomson ne le pense pas. Elle estime, au contraire, que nos intuitions sont cohrentes parce quelles saisissent parfaitement le problme de droits qui se pose.Daprs elle, deux traits caractrisent en effet le dilemme du tmoin laiguillage:1)lagent sauve les cinq personnes en reportant sur une personne isole le danger qui les menace;2)lagent nemploie aucun moyen susceptible de constituer en lui-mme une violation des droits de la personne isole.Pour reprendre une comparaison que jai dj utilise, je dirais que, pour Thomson, la situation ressemble assez celle dun pilote qui choisirait dcraser son avion sur la zone la moins peuple dune grande ville.Cest une faon de minimiser le nombre de morts susceptibles dtre causs par une menace qui existe dj de toute faon, et qui entranera des morts quoi que fasse lagent. On ne fait que dvier la fatalit sans porter atteinte aux droits fondamentaux de quiconque.Selon Thomson, dans le dilemme du gros homme aussi on ne fait que dvier la fatalit. On sauve les cinq personnes en reportant sur une personne isole le danger qui les menace. Mais on le fait en violant les droits fondamentaux du gros homme. Cest parce que nous sommes sensibles cette diffrence que nous jugeons aussi diffremment les deux cas.Judith Jarvis Thomson fait constamment rfrence aux intuitions communes. Elle conteste des conceptions philosophiques sophistiques en invoquant ce que les gens pensent, cest--dire ce quelle pense que les gens pensent. Mais que pensent les gens en ralit? Comment justifient-ils leurs jugements?De lexprience de pense ltude scientifiqueLenqute la plus vaste sur ces questions a t mene par une quipe de chercheurs en psychologie dirige par Marc Hauser, dans le cadre dune enqute massive sur Internet entre 2003 et 200470Marc Hauser, Fiery Cushman, Liane Young, R. Kang-Sing Jin, John Mikhail, A Dissociation between Moral Judgments and Justifications, Mind, &Language, 22 fvrier 2007, p. 1-21.

.Les rsultats ont t publis en 2007, soit un demi-sicle aprs lexprience de pense de Philippa Foot (une preuve, entre beaucoup dautres, quune petite histoire peut avoir de grandes consquences dans la rflexion morale).Lanalyse des rponses lensemble des expriences confirme en gros les intuitions de Judith Thomson: pour la plupart des gens, il est moralement permis dactionner le levier daiguillage, mais non de pousser le gros homme sur la voie pour arrter le tramway fou. Cependant, ces rponses ne valident pas linterprtation de Thomson en termes de droits.LenquteLenqute de Hauser porte sur 2600 personnes environ, des deux sexes, de plusieurs catgories dge, de plusieurs religions, de plusieurs niveaux dducation, de diffrentes communauts ethniques ou culturelles, dans plusieurs pays: Australie, Brsil, Canada, Inde, tats-Unis, Royaume-Uni.Parmi les rpondants, certains ont t exposs la philosophie morale (un peu plus de 500), et les autres pas.Plusieurs scnarios sont proposs sur des feuilles spares dans un ordre alatoire71Il y avait aussi des scnarios de contrle pour vrifier que les rpondants avaient une comprhension minimale du problme qui se posait. Ont t limins les rpondants qui jugeaient quil ntait pas permis de dtourner le train sur une voie secondaire, mme si personne ne sy trouvait!

. Ils diffrent sur plusieurs points des expriences de pen