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L’ISLAM AUJOURD’HUI Revue périodique de l’Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO) Publiée en trois langues : l’arabe, l’anglais et le français N° 30 - 29 ème année 1435H/2014

L'Islam Aujourd'hui ; N°30

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L’ISLAM AUJOURD’HUIRevue périodique de l’Organisation islamique pour

l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO)

Publiée en trois langues : l’arabe, l’anglais et le français

N° 30 - 29ème année1435H/2014

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RÈGLES GÉNÉRALES POUR TOUTE INSERTION DANS LA REVUE

«L'ISLAM AUJOURD'HUI»

La revue acceptera de publier :

1. Les études et recherches à caractère éducatif, scientifique et culturel traitant de thèmes en rapport

avec la réalité du monde islamique.

2. Les articles de fond analytiques et originaux portant sur des questions fondamentales en matière

d'éducation, de sciences et de culture et répondant aux objectifs de l'ISESCO.

3. Les articles destinés à faire connaître les pays islamiques, sous réserve que les informations, les

statistiques et les chiffres cités émanent de sources gouvernementales et soient approuvés par elles.

Avis aux collaborateurs :

1. Les études et articles à faire paraître dans la revue «l'Islam Aujourd'hui» doivent être rédigés dans

l'une des trois langues suivantes : arabe, anglais ou français. Les auteurs doivent veiller à la syntaxe

et employer, autant que faire se peut, un style fluide, attrayant et accessible, pour retenir l'intérêt, non

seulement des spécialistes mais également des autres catégories de lecteurs au sein de la Oumma

islamique et de tous ceux qui s'intéressent aux questions islamiques en général.

2. Tout article doit être présenté sous formats papier et numérique (CD).

3. Le nombre de pages (format 21x29) doit être entre 5 et 20 pages saisies sur une seule face.

4. Tout article sera accompagné d'un résumé en une seule page de 200 mots au maximum.

5. Tout article comprendra une conclusion faisant la synthèse des résultats auxquels aura abouti

l'auteur.

6. Toute citation du Coran doit faire apparaître le numéro du verset et celui de la Sourate. Tout Hadith

doit être accompagné de la référence et du degré d'authentification. (Sahih - Hassen - Dhaïf) et ce

dans un souci de rigueur scientifique.

7. Les sources et les références seront mentionnées suivant l'ordre de leur citation : nom de l'auteur, titre

de l'ouvrage cité, lieu de publication, maison et année d'édition, numéro de la page où figure

l'information citée.

8. Tout article doit être accompagné d'une notice biographique de l'auteur.

9. Les articles publiés n'engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue

de l'ISESCO ou du comité de rédaction de la revue.

10. La revue «l'Islam Aujourd'hui» n'est pas tenue de retourner les travaux qui n'auront pas été publiés.

11. L'ordre d'insertion des matières de la revue est soumis à des considérations strictement techniques.

12. Toute correspondance doit être adressée au Dr Abdulaziz Othman Altwaijri, Directeur général del'Organisation islamique pour l'Education, les Sciences et la Culture, B. P. 2275, C. P. 10104,Hay Riad, Rabat, Royaume du Maroc.

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l Adresse : B.P. 2275, C.P. 10104, Avenue des F.A.R. Hay Riad- Rabat - Royaume du Maroc

l E-mail : [email protected]

l Tel. : +(212) 5 37 56 60 52 / 53

l Fax : +(212) 5 37 56 60 12 / 13l Prix du numéro : 60 Dh au Maroc, 10 $ dans les autres pays.l Numéro de dépôt légal : 28-1983/ISSBN 0851-1128

Photocomposition et impression réalisées au Centre de la Planification, d’Informations et de Documentation de l’ISESCO

Traduction : Division de la Traduction à l’ISESCO

Les articles publiés dans ce numéro n’expriment pas nécessairement le point de vue de l’ISESCO

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L’ISLAM AUJOURD’HUIRevue périodique de l’Organisation islamique pour

l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO)

Publiée en arabe, anglais et français

Directeur responsableDr Abdulaziz Othman Altwaijri

Rédacteur en ChefAbdelkader El-Idrissi

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Vous pouvez liredans ce numéro ...

l Editorial : Réflexion sur la carte mondiale de la pensée

l Rôle de l’ISESCO dans le développement de la OummaDr Abdulaziz Othman Altwaijri ..........

l Le patrimoine et le renouveauDr Ahmed Tayeb ...................................

l Aspect du juste milieu en islamDr Youssuf Qaradawi .............................

l Le projet intellectuel de Cheikh Muhammad AbduhDr Mohamed ‘Amara ............................

l L’Etat islamique entre les systèmes religieux et laïcDr Abbas Jirari ......................................

l Mondialisation de l’économie et crise des valeursDr Taha Abderrahmane ........................

l La justice d’abord : De la prise de conscience du change-ment au changement de la prise de conscience

Dr Said Bensaid Alaoui ........................

l Les plus célèbres savants albanais spécialistes de la science du hadith de l’époque

Mahmoud Abdel Kader al ‘Arna’out .....

l Les figures littéraires de Bosnie Herzégovine au quatorzième siècle de l’hégire

Abderrahman Kabbaj ............................

l Connaissance des pays islamiques : La République du Tchad

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Editorial

REFLEXION SUR LA CARTE MONDIALE DE LA PENSEE

Une lecture de la carte mondiale de la pensée, en cette époque de crise, laisse apparaître des déséquilibres intellectuels et moraux qui ont engendré, à la longue, des situations anormales qui rendent difficile tout effort pour sortir de cet état de déséquilibre, de dérèglement et de chaos destructeur et retrouver la stabilité et la sécurité, mais aussi le sentiment de justice et de sérénité.

Jamais encore l’humanité n’avait vécu une époque toute aussi critique qu’incertaine. Même les première et seconde Guerres mondiales qui ont marqué la 1ère moitié du XXe siècle et qui ont occasionné plusieurs millions de victimes, n’ont pas été empruntes d’autant d’ambigüité et d’incertitude quant il s’agit de déterminer l’orientation de la pensée mondiale. Car les motivations, les causes et les objectifs étaient clairs, de même que les tendances hostiles, la volonté cruelle et le désir débridé d’imposer l’hégémonie, de conquérir les territoires, de dominer les peuples et de renverser les gouvernements. La connaissance de tous ces éléments permettait alors de comprendre ce qui se passait et de juger les choses de manière logique et raisonnable, nonobstant les grandes crises et catastrophes et les pertes colossales subies par l’humanité à cause de ces deux Guerres.

C’est pour cette raison que l’on a pu, une fois les Guerres finies, mettre en place deux organismes internationaux avec comme mission de redresser la situation du monde qui a longtemps souffert des conséquences de ces guerres. Il s’agit, en l’occurrence, de la Société des Nations, créée après la 1ère Guerre mondiale, et de l’Organisation des Nations Unies, mise en place au lendemain de la seconde Guerre mondiale. La création de ces deux organismes exprimait la vitalité et la vigueur de la pensée humaine de l’époque et sa capacité à s’adapter à la réalité du moment et à répondre aux exigences de la construction de la paix mondiale, bien que ces instances connaissaient

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208 Réflexion sur la carte mondiale de la pensée

la recrudescence des inclinations et, par là même, des discriminations suscitées en faveur des grandes puissances. Toujours est-il que ces Guerres n’ont pas empêché la pensée humaine de se développer et de transcender la désolation et la destruction afin d’offrir aux dirigeants du monde de nouvelles opportunités pour une reconstruction humaine fondée sur des règles juridiques et mue qu’elle était par la détermination d’instaurer les bases de la paix, de surmonter les obstacles et de relever les défis de l’après-guerre.

Il est cependant un facteur qui a permis au monde de s’extirper de cette phase critique tout en conservant la volonté de construire et de se développer dans la paix, instaurée grâce aux efforts combinés de l’ensemble de la communauté internationale. En effet, n’ayant aucun fondement intellectuel ou idéologique, les deux Guerres mondiales étaient, en définitive, un conflit de volontés, exacerbé par l’absence d’une pensée humaine à même d’orienter les événements et de contrôler leur trajectoire. Aussi peut-on qualifier ces guerres de démentes, tout autant que les dirigeants qui les ont déclenchées, bien que cela ne les exonère pas de leurs responsabilités pour la mort de millions d’individus et les destructions immenses et à grande échelle qu’ils ont causées dans de nombreuses régions du monde.

Mais dire que les politiques nazies de l’après 1933 s’appuyaient sur des idées planifiées et adoptées par une élite intellectuelle parmi les grands cerveaux allemands serait une aberration, car le nazisme n’était que le fruit d’une volonté implacable et d’une impulsion frénétique délirante, avide de détruire et de bouleverser le monde. En tant que tel, le nazisme ne peut s’inscrire dans la catégorie de la pensée humaine et, partant, la guerre qu’il a déchaînée ne peut être considérée comme une guerre idéologique.

Il en est de même du communisme qui, à l’apogée de son influence dans l’ex-Union soviétique, commença à étendre ses frontières pendant la deuxième Guerre mondiale pour inclure d’autres Etats européens. Ce courant ne s’appuyait pas, lui non plus, sur une logique rigoureuse et cohérente procédant des valeurs suprêmes de l’histoire et des civilisations passées mais représente, tout au plus, une tendance despotique et oppressive, sans aucun lien avec la pensée humaine créative ni avec les efforts intellectuels qui respectent les prédispositions prodiguées à l’être humain par son Créateur, lesquelles inspirent les bonnes actions et prônent l’attachement à la dignité et à la liberté.

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209Editorial

Les conflits de volontés tendant à exercer l’hégémonie militaire sur les peuples ne sont pas nécessairement des guerres idéologiques mues par le désir de prendre le dessus sur les idées et visions adverses et vaincre les croyances religieuses et les spécificités culturelles et civilisationnelles divergentes. La guerre des idées, en effet, ne se joue pas sur un terrain géographiquement limité, à l’instar de celle des volontés qui est, en réalité, une guerre conventionnelle limitée dans le temps et dont les victimes sont statistiquement mesurables. Cette guerre est une guerre ouverte, aux victimes incalculables et aux objectifs infinis. C’est pourquoi les chercheurs qui s’intéressent à l’évolution de la pensée mondiale la décrivent comme étant la guerre la plus dangereuse pour notre monde, tant au présent qu’à l’avenir. Ceci nous amène à dire que l’humanité traverse à présent une phase toute aussi critique qu’incertaine et sans précédent dans l’histoire du monde.

C’est à travers cette optique, à la fois transparente, pénétrante et exhaustive que nous pouvons contempler la carte mondiale de la pensée, tentant d’assimiler les mutations accélérées, profondes et multidimensionnelles qui touchent l’individu et l’Histoire, voire même la géographie. Le constat qui se dégage est d’autant plus alarmant que le tournant que les événements prennent va à l’encontre des attentes des peuples aspirant à l’harmonie et la paix et à dépasser l’étape d’agitation et de confusion dans la situation mondiale et de bouleversement des valeurs humaines ; des peuples soucieux de vivre dans la stabilité, la discipline, la modération, la sécurité et la paix. Cette situation inquiétante ne peut cependant être imputée qu’à l’hégémonie d’idées confuses et instables que leurs promoteurs tentent d’imposer au monde sous prétexte qu’il s’agit d’idées humanistes édificatrices d’une nouvelle civilisation, alors qu’en vérité elles ne s’appuient sur aucune logique pertinente ou base holiste.

Cette pensée arrogante et immodérée, doublée de la prétention de détenir une force de frappe sans égal, de même que cette tyrannie intellectuelle et omnipotente qui instrumentalise la pensée, ne peuvent qu’attiser la haine et l’animosité entre les peuples. Elles empêchent, en plus, toute possibilité de trouver des solutions aux crises qui éclatent un peu partout dans le monde, et auxquelles le Monde islamique se trouve confronté. Par ailleurs, elles entravent les efforts entrepris, à plus d’un niveau, pour lutter contre la détérioration des conditions socioéconomiques de bon nombre de peuples et pallier au recul des indicateurs de croissance dans plus des deux-tiers des pays de la planète.

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210 Réflexion sur la carte mondiale de la pensée

Parmi les objectifs ciblés par les promoteurs de ces nouvelles idées holistes (alors que c’était la pensée marxiste socialiste qui représentait naguère ces idées), figurent la subordination du monde à leur hégémonie et l’établissement d’entraves à toute tentative humaine visant à sortir du joug de la pauvreté, de l’impuissance et de la fragilité et échapper à l’emprise des forces qui dominent les économies du monde. Tout est mis en œuvre, dans ce contexte, afin que les rênes du pouvoir demeurent, sur le plan de la politique internationale, entre les mains de ces «nouveaux empereurs» ou, plutôt, ces nouveaux tyrans. Et ne voilà-t-il pas que ces nouveaux empereurs s’escriment à faire croire au monde qu’ils soustraient l’humanité à l’anéantissement alors que ce sont eux qui engendrent la misère et fomentent les guerres qui broient les peuples et les détournent de leurs objectifs de développement, afin qu’ils sombrent dans la décrépitude et le dénuement. Le but, pour eux, est justement de protéger de la ruine l’industrie de l’armement dans leurs pays, pour peu que la stabilité s’instaure dans le monde et que la paix règne sur terre.

Ce ne sont là que quelques uns des motifs qui sous-tendent les desseins des promoteurs de ces « nouvelles idées despotiques », quand bien même ils les proclament comme des idées libérales qui n’ont d’autres intentions que d’édifier une nouvelle civilisation humaine. Mais il ne s’agit là que d’illusions et de rêves mirobolants destinés à tromper des peuples impuissants, les berçant de fausses promesses et les fascinant par les idées envoûtantes dont ils submergent les marchés de la pensée mondiale. Ces tendances sont, bien entendu, ancrées dans des esprits atypiques qui se manifestent par des comportements frauduleux et hypocrites, pratiquant le principe du « deux poids deux mesures », et bernant aussi bien les ignorants que les érudits.

En contemplant la carte mondiale de la pensée, il devient clair que l’une des crises intellectuelles qui caractérisent l’étape actuelle, marquée par de nouvelles tendances au despotisme arrogant, ne diffère pas, dans son essence et sa philosophie, des autres crises antérieures à la chute du mur de Berlin. D’une façon ou d’une autre, la crise actuelle est liée aux penchants nazi et fasciste qui ont déclenché la seconde Guerre mondiale, à cause de la détermination à dominer le monde par l’asservissement, l’affaiblissement et l’appauvrissement des peuples. A cela s’ajoute l’ardent désir de propager des idées uniformes, faisant fi des spécificités spirituelles, culturelles et civilisationnelles des nations et des peuples, en violation flagrante du droit

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211Editorial

international, de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Plus encore, cette pensée despotique, hautaine et inhumaine ressemble, à bien des égards, à la pensée marxiste dont les innombrables anomalies et aberrations en font une idéologie insidieuse qui vise à leurrer les peuples, réprimer les libertés et asservir l’Homme.

Aussi ne fait-il aucun doute que ces différentes tendances racistes, fanatiques et contraires à la nature humaine entretiennent un lien étroit, qu’il soit apparent ou latent. En effet, les idées despotiques et arrogantes, qui vont à l’encontre de la nature de l’homme tel que Dieu l’a créé, trouvent leurs origines dans la pensée européenne. Or cette dernière, fondée sur le conflit avec la nature, entre les individus et les groupes et entre les esprits penseurs et les idées et créatives, n’a d’autre finalité que de vaincre et dominer par la force, au mépris du droit, de la morale et des valeurs humaines des valeurs humaines héritées de générations en générations.

A moins que l’être humain ne s’attache aux valeurs et idéaux suprêmes et ne retrouve la voie de la sagesse divine, la guerre idéologique, en cette phase de l’histoire, sera une guerre destructrice de l’esprit humain. Car c’est uniquement dans ces valeurs et cette voie que l’Homme trouvera son salut et évitera ainsi les écarts, les dérives et la perdition qu’engendre la corruption sur terre.

Loin de nous l’idée de faire l’apologie du repli sur soi, mais force est de rappeler que la voie de la raison constitue la panacée contre la nouvelle pensée totalitaire que certains tentent d’imposer au monde, agissant ainsi en contradiction avec la logique des choses et la loi de l’Histoire.

(L’Islam Aujourd’hui)

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Rôle de l’ISESCO dans le développementde la Oumma

Dr Abdulaziz Othman Altwaijri*

La création de l’Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO), le 3 mai 1982 émanait d’une volonté islamique commune ; celle de faire passer l’action islamique dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication d’un état d’improvisation à une action institutionnalisée, fondée sur une planification scientifique qui tire avantage de l’expérience et du savoir-faire des pays développés et des organisations internationales spécialisées. Cette volonté nous a incités à jeter les bases d’une organisation islamique investie d’une mission civilisationnelle consistant à soutenir le développement de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication dans le Monde islamique. Cette mission se fonde tant sur une approche intégrée que sur les normes internationales appliquées en la matière.

Investie de cette importante mission civilisationnelle, l’ISESCO élabore des plans stratégiques pour l’avenir du Monde islamique, en tenant compte de la réalité spécifique à chaque société islamique, et œuvre au développement de ces sociétés dans les domaines qui relèvent de ses compétences. L’ISESCO devait ainsi répondre aux besoins de développement global du Monde islamique et refléter dans ses actions les objectifs énoncés dans sa Charte, à savoir : « renforcer, approfondir et encourager la coopération entre les Etats membres dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication ; promouvoir et développer ces domaines dans le cadre du référentiel civilisationnel du Monde islamique et à la lumière des valeurs et des idéaux humains islamiques ».

* Directeur général de l’Organisation islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO), Secrétaire général de la Fédération des Universités du Monde islamique (FUMI).

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214 Rôle de l’ISESCO dans le développement de la Oumma

La consolidation et la promotion de la coopération entre les Etats membres constitue la mission principale de l’ISESCO et s’inscrit parfaitement dans l’objectif stratégique qui a motivé sa création, à savoir : l’amélioration de la solidarité islamique, le renforcement de l’unité culturelle islamique et le renforcement des capacités de la Oumma de manière à soutenir les efforts de développement global et durable dans tous les domaines vitaux.

Etant donné que la promotion des populations musulmanes représente un axe central dans la coopération entre les Etats membres et constitue un grand soutien aux différents aspects du développement, la Charte de l’ISESCO se fixe comme deuxième objectif de « consolider l’entente entre les peuples à l’intérieur et en dehors des Etats membres et participer à l’instauration de la paix et de la sécurité dans le monde par tous les moyens possibles, et particulièrement à travers l’éducation, les sciences, la culture et la communication ».

Cette action de lier, de manière rigoureuse et pour de nobles objectifs, entre « l’intérieur » et « l’extérieur », met en évidence la dimension universelle de l’action de l’ISESCO. En effet, le champ d’action vital dans lequel évolue l’Organisation ne se limite pas au seul Monde islamique, mais s’étend au monde entier. Cette action est d’autant plus bénéfique à l’ensemble des Etats membres qu’elle donne plus d’élan à l’ISESCO et lui ouvre de plus grandes perspectives humaines lui permettant d’atteindre ainsi le troisième objectif de sa Charte ; celui de : « faire connaître l’image authentique de l’Islam et de la culture islamique, promouvoir le dialogue entre les civilisations, les cultures et les religions et veiller à la diffusion de la culture de la justice et de la paix et des principes de liberté et des droits de l’Homme, tels que perçus dans la civilisation islamique ».

A bien méditer les trois axes qui sous-tendent cet objectif, on comprendra que la mission de l’ISESCO à l’intérieur comme à l’extérieur du Monde islamique est, dans son essence, noble, humaine et civilisationnelle, plutôt qu’une série de simples tâches administratives et fonctions qu’elle doit entreprendre.

En fait, nous sommes là devant un objectif qui se compose de trois axes revêtant une importance capitale pour le court comme pour le long terme. Ils tirent leur importance de leurs nobles finalités qui convergent toutes vers le développement de la Oumma islamique :

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215Dr Abdulaziz Othman Altwaijri

Premièrement : « Faire connaître l’image authentique de l’Islam et de la culture islamique ». Le fait de mettre l’accent sur la transmission d’une image « authentique » procède d’une prise de conscience quant au préjudice causé par l’image déformée véhiculée par les médias et autres milieux académiques, scientifiques et de prise de décision à travers le monde, et non pas seulement en Occident. C’est pourquoi nous avons besoin de fournir encore plus d’efforts pour remédier aux idées reçues et aux différents stéréotypes colportés sur l’Islam, sa culture, sa civilisation, son histoire et sa communauté. C’est là une mission de taille que l’ISESCO a l’honneur d’accomplir au service de la Oumma pour défendre ses droits légitimes et servir ses intérêts suprêmes.

Deuxièmement : « Promouvoir le dialogue entre les civilisations, les cultures et les religions ». Ce noble but consiste à promouvoir la coopération humaine en général et la participation active du Monde islamique aux efforts de la communauté internationale pour assurer un avenir meilleur à l’humanité. Cela fait partie intégrante des valeurs de l’Islam qui, pendant son âge d’or, constituaient une force motrice pour le développement et l’épanouissement de la civilisation humaine telle qu’elle se manifeste actuellement. Et c’est précisément ce qui justifie l’engagement de l’ISESCO dans le dialogue des civilisations, des cultures et des religions et sa participation active aux conférences internationales traitant des questions relatives au dialogue.

Troisièmement : Jeter les bases d’une paix mondiale grâce à « la diffusion de la culture de la justice et de la paix et des principes de liberté et des droits de l’Homme, tels que perçus dans la civilisation islamique ». A cet égard, il convient de mentionner que toutes ces valeurs font partie des finalités de la Charia islamique qui a honoré l’Homme, garanti ses droits et prôné l’égalité entre tous les êtres humains, et ce quinze siècles avant la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

L’action menée par l’ISESCO dans ce domaine est, de ce fait, bénéfique à la Oumma tout entière, car elle vise à son développement global à travers la promotion de « l’interaction culturelle et la consolidation des aspects de la diversité culturelle dans les Etats membres, tout en œuvrant à la sauvegarde de l’identité culturelle et à la préservation de l’indépendance intellectuelle ». Ce quatrième objectif inscrit sur la Charte de l’ISESCO débouche naturellement sur le cinquième qui consiste à « renforcer la complémentarité et la coordination entre les

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216 Rôle de l’ISESCO dans le développement de la Oumma

institutions de l’Organisation de la Coopération islamique spécialisées dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication et entre les Etats membres de l’ISESCO, et raffermir la coopération et le partenariat avec les institutions gouvernementales et non gouvernementales similaires et d’intérêt commun, qui œuvrent à l’intérieur et en dehors des Etats membres ». Il s’agit là d’un objectif qui est, par son essence, étroitement lié au développement.

Comme vous le savez, l’Organisation de la Coopération islamique (OCI) compte 57 Etats membres, dont 51 sont membres de l’ISESCO. Aussi la complémentarité et la coordination entre l’ISESCO et l’OCI concerne-t-elle tous les Etats membres de l’OCI sans exception. C’est ainsi que nous nous mettons au service de la Oumma tout entière dans nos domaines de compétence, d’autant plus que les efforts ne s’adressent pas exclusivement aux pays islamiques mais aussi aux communautés et minorités musulmanes en dehors du Monde islamique.

Cette approche intégrée suivie par l’ISESCO se fonde sur trois principes qui consistent à : accorder de l’intérêt à la culture islamique, mettre en valeur ses spécificités et faire connaître ses composantes à travers les études académiques, les recherches scientifiques et les programmes pédagogiques ; œuvrer à la complémentarité et à l’instauration de liens entre les systèmes éducatifs au sein des Etats membres ; et soutenir les efforts des institutions éducatives, scientifiques et culturelles des Musulmans établies dans les Etats non membres de l’ISESCO

Ce sont là les sixième, septième et huitième objectifs inscrits sur la Charte de l’ISESCO. Comme on peut le constater, ils sont liés entre eux et sont tous destinés à développer la Oumma islamique dans les domaines de compétence de l’ISESCO, puisque la mise à niveau des systèmes éducatifs, la promotion des sciences, de la technologie et de l’innovation, et la rénovation des politiques culturelles et de la communication permettent de former une société fondée sur la connaissance

Par ailleurs, le concept de développement véhicule un ensemble de significations qu’il convient d’évoquer ici. Ainsi, sur le plan sémantique, le développement est l’incitation de la croissance en vue d’une plus grande prospérité. Sur le plan linguistique, le développement est dérivé du verbe

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217Dr Abdulaziz Othman Altwaijri

«développer» qui, selon le dictionnaire étymologique, signifie : « faire prendre toute sa croissance à quelque chose ».

Dans le domaine économique et politique, le terme « développement » est relativement récent, il est entré en usage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, suite à la création de l’Organisation des Nations Unies en 1945. En outre, ce terme a été utilisé à l’origine dans le domaine économique, puis dans les sciences sociales et humaines, avant qu’il ne devienne largement répandu dans les milieux politiques, à telle enseigne que certains gouvernements ont commencé à créer des ministères pour le développement politique.

Entendu dans ce sens, le développement est le fait de concentrer les efforts sur le domaine économique afin de rehausser le PIB et le PIB par habitant dans un pays donné. C’est aussi une politique adoptée par les pays qui ont acquis leur indépendance pour se libérer du joug de la sujétion économique et passer d’un mode de production artisanal à un mode de production basé sur l’industrialisation. De fait, l’augmentation de la consommation par habitant constitue l’un des indicateurs de développement. C’est là l’acception économique que l’on attribue au développement. Toutefois, le terme « développement » a évolué avec l’évolution des sociétés humaines en intégrant des significations plus profondes et plus larges.

Au niveau international, le développement est associé à un concept très large qui s’est confirmé avec la création de la Banque internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD), une agence spécialisée des Nations Unies axée sur le développement. De nombreuses organisations des Nations Unies, opérant dans le domaine du développement, ont par la suite été mises en place, dont notamment le Fonds international de Développement agricole (FIDA), l’Organisation des Nations Unies pour le Développement industriel (ONUDI) et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Aux niveaux islamique, arabe et africain, cette politique a été marquée par la création de la Banque islamique de Développement (BID), le Fonds arabe pour le Développement économique et social (FADES), la Banque arabe pour le Développement économique en Afrique (BADEA), le Centre africain de Formation et de Recherche administratives pour le Développement (CAFRAD) et la Banque africaine de Développement (BAD). Il convient de noter que toutes ces organisations

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218 Rôle de l’ISESCO dans le développement de la Oumma

islamiques, arabes et africaines sont des institutions avec lesquels l’ISESCO a conclu des accords de coopération et de partenariat.

Ainsi, le développement de la Oumma est un vaste concept qui englobe de nombreux domaines, notamment le développement économique, le développement social et le développement politique. Mais il comprend également le développement éducatif, scientifique et technologique, le développement culturel, ainsi que le développement de la communication et de l’information, tous ces domaines rentrant dans le cadre des compétences de l’ISESCO.

La recherche moderne en sciences politiques, économiques et sociales ne considère pas ces domaines de développement comme des domaines distincts, mais comme un système intégré. En fait, aucun pays ne peut atteindre son développement socio-économique sans qu’il considère le développement politique comme un objectif. Dans tous les cas, le développement économique, social et politique ne peut être utile sans un développement solide dans les domaines de l’éducation, de la science, de la technologie, de la culture et de la communication.

La notion de développement a, depuis, revêtu un sens plus large, avec l’adoption du concept de développement global et durable par le système des Nations Unies. En effet, de nombreuses conférences internationales ont été consacrées, au cours des deux dernières décennies, à ce concept moderne, dont certaines ont vu la participation de l’ISESCO en tant qu’organisme dédié au développement de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication dans le Monde islamique.

Dans le cadre de l’évolution du concept de développement dans son acception globale, l’Organisation des Nations Unies a adopté la Déclaration du Millénaire en septembre 2000. A la section III intitulée : « Développement et élimination de la pauvreté », la Déclaration met l’accent sur les engagements de développement suivants :

1. Nous ne ménagerons aucun effort pour délivrer nos semblables - hommes, femmes et enfants - de la misère, phénomène abject et déshumanisant qui touche actuellement plus d’un milliard de personnes. Nous sommes résolus à faire du droit au développement une réalité pour tous et à mettre l’humanité entière à l’abri du besoin.

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219Dr Abdulaziz Othman Altwaijri

2. En conséquence, nous décidons de créer - aux niveaux national et mondial - un climat propice au développement et à l’élimination de la pauvreté.

3. La réalisation de ces objectifs suppose, entre autres, une bonne gouvernance dans chaque pays. Elle suppose aussi une bonne gouvernance sur le plan international, et la transparence des systèmes financier, monétaire et commercial. Nous sommes résolus à mettre en place un système commercial et financier multilatéral ouvert, équitable, fondé sur le droit, prévisible et non discriminatoire.

4. Nous sommes préoccupés par les obstacles auxquels se heurtent les pays en développement dans la mobilisation des ressources nécessaires pour financer leur développement durable. Nous ferons donc tout pour assurer le succès de la Réunion intergouvernementale de haut niveau chargée d’examiner la question du financement du développement à l’échelon intergouvernemental, qui doit se tenir en 2001.

5. Nous nous engageons également à prendre en compte les besoins particuliers des pays les moins avancés. A cet égard, nous nous félicitons de la convocation en mai 2001 de la troisième Conférence des Nations Unies sur les pays les moins avancés et nous nous efforcerons d’en assurer le succès ».

Ces engagements mettent en évidence la détermination de la communauté internationale à soutenir tous les efforts visant à un développement global et durable à travers le monde. De par leur profondeur et leurs dimensions politique, économique, sociale et culturelle, ces engagements se recoupent, d’une manière ou d’une autre, avec les domaines d’action de l’ISESCO qui vise, en fin de compte, à contribuer au développement soutenu des sociétés musulmanes, en matière d’éducation, de sciences et de culture, et ce dans le cadre d’un développement global et durable.

Les 192 Etats membres de l’Organisation des Nations Unies, en plus de 23 organisations internationales, ont pris l’engagement d’atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) d’ici 2015. Il s’agit là de huit objectifs qui constituent ce que l’on peut appeler un programme international pour le développement mondial.

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220 Rôle de l’ISESCO dans le développement de la Oumma

En examinant de près ces nobles objectifs, qui incarnent la volonté de la communauté internationale de fournir un cadre général pour la réalisation du développement global et durable dans le monde, on se rendra compte qu’ils correspondent aux objectifs poursuivis par l’ISESCO dans ses domaines de compétence. En effet, tous les plans d’action triennaux de l’ISESCO ainsi que le Programme d’action décennal pour faire face aux défis auxquels la Oumma se trouve confrontée au XXIe siècle, adopté par le 3ème Sommet islamique extraordinaire (Makkah Al-Mukarramah, 2005), s’articulent autour de ces mêmes objectifs, à savoir :

Objectif 1 : Réduire l’extrême pauvreté et la faim ;

Objectif 2 : Généraliser l’enseignement primaire ;

Objectif 3 : Promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ;

Objectif 4 : Réduire la mortalité infantile ;

Objectif 5 : Améliorer la santé maternelle ;

Objectif 6 : Combattre le VIH / SIDA, le paludisme et autres maladies ;

Objectif 7 : Assurer un environnement durable ;

Objectif 8 : Mettre en place un partenariat mondial pour le développement.

A l’exception de la première partie du 3ème Objectif, à savoir : « la promotion de l’égalité entre les sexes », sur laquelle nous émettrions des réserves si elle se contredisait avec l’esprit de la Charia islamique, tous les autres objectifs font l’unanimité des parties internationales concernées.

De manière globale, l’on peut dire que l’ISESCO est une partie prenante activement engagée dans les efforts internationaux qui se déploient à plusieurs niveaux dans le cadre d’un partenariat mondial pour le développement, auquel le Monde islamique devrait être pleinement associé grâce à ses diverses ressources et ses multiples capacités et potentialités. C’est d’ailleurs dans ce cadre que l’Organisation contribue, dans la limite de ses compétences et de ses ressources, à la mise en œuvre du Programme d’action décennal pour faire face aux défis auxquels la Oumma islamique se trouve confrontée au XXIe siècle.

Ce partenariat engagé aux niveaux islamique et international a pour but de soutenir les efforts visant à réaliser un développement équilibré et intégré dans des domaines aussi vitaux que l’éducation, les sciences, la technologie

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et l’innovation, la culture et la communication, l’environnement et l’enfance. D’ailleurs, ce partenariat constitue le trait distinctif du nouveau Plan d’action triennal de l’ISESCO, adopté par la 11ème Conférence générale qui s’est tenue début décembre 2012 à Riyad.

Dans le domaine de l’éducation, ce Plan d’action met l’accent sur deux priorités sectorielles. La première est « le développement des systèmes éducatifs des Etats membres », la seconde est le « le renforcement du rôle de l’éducation et le traitement des questions de développement ». Ces deux priorités se subdivisent en plusieurs axes qui convergent vers la promotion du développement global et durable dans le Monde islamique.

Dans le domaine des sciences, le nouveau Plan d’action s’articule autour de trois priorités sectorielles. La première met l’accent sur « le renforcement des capacités scientifiques et technologiques à des fins de développement », la deuxième sur « la préservation de la biosphère » et la troisième sur « la mise à profit des sciences humaines et sociales pour promouvoir la paix sociale ». Ces trois priorités se subdivisent, à leur tour, en un certain nombre d’axes thématiques pertinents.

Enfin, dans le domaine de la culture et de la communication, le Plan d’action met l’accent sur deux priorités sectorielles. La première concerne « l’échange et la diversité culturels au service du dialogue, de la stabilité et de la paix » et la deuxième a trait à « la culture et le patrimoine comme outils d’intégration sociale et valeur économique ». Par ailleurs, une troisième priorité sectorielle a été définie dans le domaine de la communication, portant sur « l’édification de la société de l’information et du savoir et la lutte contre les stéréotypes réciproques ». Cette troisième priorité se subdivise en trois axes thématiques.

Concernant les projets intersectoriels à mettre en œuvre conjointement avec les organisations internationales, arabes et islamiques, le Plan d’action de l’ISESCO a prévu cinq programmes traitant de questions aussi importantes que l’enfance, la femme, les jeunes, les personnes aux besoins spécifiques, les questions environnementales, de santé et de population, l’action culturelle et éducative au profit des Musulmans à l’extérieur du Monde islamique, la correction des informations erronées sur l’Islam et les Musulmans, ainsi que les questions de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.

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222 Rôle de l’ISESCO dans le développement de la Oumma

Comme on peut le constater à travers ce bref aperçu, les différents axes de travail que l’ISESCO s’efforcera de concrétiser, sous forme de programmes et d’activités spécifiques dans le cadre d’un Plan d’action solide et bien conçu et de projets basés sur une vision claire et responsable, reflètent l’importance de l’appui apporté par l’Organisation aux efforts de développement dans le Monde islamique, le but ultime étant de contribuer au progrès de la Oumma.

Etant donné que l’ampleur de la tâche dépasse les ressources et les moyens dont dispose l’ISESCO et que les obstacles qui entravent le processus de développement dans le Monde islamique sont exacerbés par la situation instable qui prévaut actuellement dans plusieurs pays islamiques, le rôle de l’ISESCO consiste à contribuer à ce processus par une réflexion réaliste, des approches pratiques et une planification tournée vers l’avenir à travers la mise en œuvre de ses plans d’action successifs. A cet égard, l’Organisation peut se prévaloir d’être un foyer d’expertise de haut niveau dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture, de la communication, de l’environnement et de l’enfance, qui offre son savoir-faire aux pays islamiques dans le but de renforcer leurs capacités et d’améliorer leurs politiques nationales dans ces domaines.

Certes, l’ISESCO est un foyer d’expertise de haut niveau au rayonnement international, mais elle contribue également à la mise en œuvre de grands projets civilisationnels pertinents et au renforcement des capacités opérationnelles techniques et académiques des Etats membres dans les domaines relevant de ses compétences. Bien plus, l’ISESCO a élaboré des programmes pratiques dont elle veille à assurer la mise en œuvre et l’intégration dans le cadre des efforts déployés par les gouvernements des Etats membres en matière de développement des secteurs de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication.

La planification stratégique pour un avenir meilleur du Monde islamique représente un fondement bien établi de l’action de l’ISESCO. A ce titre, l’Organisation a, jusqu’ici, mis au point seize stratégies qui, dans leur ensemble, constituent une feuille de route pour un développement global dans ses domaines de compétence. Il s’agit des stratégies suivantes : la Stratégie culturelle pour le Monde islamique ; la Stratégie pour les sciences, la technologie et l’innovation dans les pays islamiques ; la Stratégie de l’action culturelle islamique à l’extérieur du Monde islamique ; la Stratégie de solidarité

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culturelle au service des questions civilisationnelles et du développement des Musulmans ; la Stratégie de développement de la biotechnologie dans le Monde islamique ; la Stratégie de gestion des ressources en eau dans le Monde islamique ; la Stratégie de développement de l’enseignement universitaire dans le Monde islamique ; la Stratégie de développement des TIC dans le Monde islamique ; la Stratégie de promotion des énergies renouvelables dans le Monde islamique ; et la Stratégie de développement du tourisme culturel dans le Monde islamique. Ces stratégies, dont la plupart ont été adoptées par la Conférence du Sommet islamique lors de ses différentes sessions, sont conçues pour répondre aux besoins de développement du Monde islamique dans les domaines de l’éducation, des sciences, de la culture et de la communication. Par ailleurs, si le besoin d’une nouvelle stratégie se fait sentir, l’ISESCO sera la première à l’élaborer et à en superviser la mise en œuvre.

Par ailleurs, le Programme d’action décennal pour faire face aux défis auxquels la Oumma islamique se trouve confrontée au XXIe siècle, dont l’ISESCO - comme je l’ai déjà mentionné - contribue à la mise en œuvre, énonce sous le titre : « Développement et questions socioéconomiques et scientifiques » les engagements pratiques suivants :

I. Coopération économique

1. Inviter les Etats membres à signer et à ratifier l’ensemble des accords actuels de l’OCI portant sur le commerce et l’économie et à mettre en œuvre les dispositions pertinentes du Plan d’action de l’OCI pour le renforcement de la coopération économique et commerciale entre les Etats membres.

2. Demander au COMCEC de prendre des mesures pour élargir le champ des échanges commerciaux entre les Etats membres, d’examiner la possibilité de créer une zone de libre échange dans un souci de complémentarité économique accrue, de porter le niveau des échanges à 20% du volume global pendant la durée du Plan ; exhorter les Etats membres à soutenir les activités du COMCEC et à y participer au plus haut niveau possible en y affectant des délégations suffisamment expérimentées.

3. Promouvoir les démarches visant à instaurer une coopération institutionnalisée entre l’OCI et les institutions internationales et régionales s’occupant de questions économiques et commerciales.

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224 Rôle de l’ISESCO dans le développement de la Oumma

4. Soutenir les efforts des Etats membres de l’OCI désireux d’accéder à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) et promouvoir la coordination entre les Etats islamiques au sein de l’OMC.

5. Appeler les Etats membres de l’OCI à faciliter la libre circulation transfrontalière des hommes d’affaires et des investisseurs.

6. Soutenir la promotion du commerce électronique entre les Etats membres de l’OCI et inviter la Chambre islamique de Commerce et d’Industrie (CICI) à renforcer ses activités dans le domaine des échanges de données et d’expertise entre les chambres de commerce et d’industrie des Etats membres.

7. Inviter les Etats membres à coordonner leurs politiques environnementales et leurs positions dans les foras mondiaux sur l’environnement pour en éviter les effets pervers sur leur développement économique.

Par ailleurs, à la section intitulée : « Appui au développement et à la lutte contre la pauvreté en Afrique », le Programme d’action décennal énumère les engagements suivants :

1. Renforcer les activités visant à promouvoir le développement socio-économique des pays africains, y compris le soutien de leur processus d’industrialisation, la dynamisation du commerce et de l’investissement, le transfert de technologie, l’allégement de la dette, l’éradication de la pauvreté et des maladies ; souscrire à la nouvelle initiative du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) et adopter à cette fin un programme spécial pour le développement de l’Afrique.

2. Appeler les Etats membres à participer aux efforts mondiaux de soutien aux programmes visant à éradiquer la pauvreté et à renforcer les capacités des Etats membres les moins avancés de l’OCI.

3. Exhorter les Etats membres donateurs à annuler les dettes bilatérales et multilatérales des Etats membres à faible revenu.

4. Inciter les institutions et organisations internationales spécialisées à fournir plus d’efforts afin d’éradiquer la pauvreté dans les Etats membres les moins avancés ; à venir en aide aux communautés musulmanes, aux réfugiés et aux personnes déplacées dans les Etats membres de l’OCI ainsi

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qu’aux minorités musulmanes dans les Etats non membres et les inciter à participer au Fonds Mondial de Solidarité et de lutte contre la pauvreté.

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, des sciences et de la technologie, le Programme d’action énonce les engagements suivants :

1. Améliorer et réformer effectivement les établissements et les programmes de l’enseignement à tous les niveaux, relier les études universitaires de troisième cycle aux plans de développement intégral dans le Monde islamique, et accorder la priorité aux sciences et à la technologie, à la facilitation de l’interaction académique et de l’échange d’expertise entre les institutions académiques des Etats membres; et inciter les Etats membres à œuvrer pour un enseignement de qualité visant à encourager la créativité, l’innovation, la recherche et le développement.

2. Mobiliser les Musulmans hautement qualifiés au niveau du Monde islamique et arrêter une stratégie complète pour tirer parti de leur expertise et enrayer le phénomène de la fuite des cerveaux.

3. Demander au Secrétariat général d’examiner l’opportunité d’instituer un Prix de l’OCI pour distinguer les meilleurs travaux scientifiques des savants musulmans émérites.

4. Inciter les Etats membres à promouvoir les programmes de recherche et de développement en ayant à l’esprit que ces activités contribuent pour 2% au Produit intérieur brut dans les pays avancés ; les inciter également à veiller à ce que ces mêmes activités contribuent pour au moins la moitié de ce taux à leur PIB.

5. Tirer parti des résultats importants du Sommet mondial de la Société de l’Information tenu à Tunis, auquel tous les Etats islamiques ont pris une part agissante, afin de réduire la fracture numérique entre les pays avancés et les pays en voie de développement ; inviter le Secrétariat général de l’Organisation à suivre ces résultats pour renforcer les capacités des Etats membres et leur permettre de s’intégrer à la société de l’information de manière à soutenir leur processus de développement des pays islamiques.

6. Encourager les institutions et centres nationaux de recherche, tant publics que privés, à investir dans le renforcement des capacités techniques, notamment dans les domaines des technologies avancées telles que l’acquisition de l’énergie nucléaire pour des applications pacifiques.

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7. Revoir la performance des établissements universitaires relevant de l’OCI afin d’en améliorer l’efficacité, lancer un appel à la participation aux deux waqfs dédiés aux universités islamiques du Niger et d’Ouganda et soutenir l’Université Islamique Internationale de Malaisie.

8. Inviter les Etats membres à fournir un soutien accru à l’Université Islamique de Technologie au Bangladesh pour lui permettre de contribuer davantage au renforcement des capacités des Etats membres de l’OCI, et ce par le développement des ressources humaines.

9. Inciter la BID à renforcer son programme de bourses à l’intention des étudiants brillants et pour les filières High-Tech en vue de promouvoir le développement des capacités scientifiques, technologiques et de recherche dans les Etats membres.

Ce sont donc les engagements que les Etats membres de l’OCI ont convenu de prendre lors du 3ème Sommet islamique extraordinaire. A ce titre, l’ISESCO s’est, à son tour, engagée à contribuer à la mise en œuvre de certains de ces engagements qui relèvent de ses champs de compétence. Dans cette même veine, il est à noter que les plans d’action de l’ISESCO, en particulier le Plan d’action précédent (2010-2012) et le Plan d’action actuel que nous avons commencé à mettre en œuvre dès janvier 2013, couvrent tous ces domaines sans exception. A cet égard, l’ISESCO s’est largement inspirée des grandes lignes du Programme d’action décennal de l’OCI et de son contenu global dans l’élaboration du Plan d’action et budget pour les années (2013-2015).

Faisant partie intégrante du système de l’action islamique commune qui s’inscrit dans le cadre de l’OCI, l’ISESCO s’est engagée à aider les Etats membres à élaborer leurs politiques nationales dans les domaines qui relèvent de sa compétence, à élaborer et mettre en œuvre ces politiques tout en en assurant la qualité à tous les niveaux.

C’est pour toutes ces raisons que l’ISESCO considère le développement de la Oumma islamique comme une mission civilisationnelle, un effort commun et une responsabilité collective qui ne peut être assumée par une seule partie à l’exclusion des autres parties impliquées dans l’action islamique commune. Les grands défis du présent et de l’avenir de notre Oumma ne peuvent être relevés qu’à travers la fédération des efforts à tous les niveaux et la mobilisation

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de toutes les forces vives dont regorgent les sociétés musulmanes, en faisant montre de sagesse, de courage et de solidarité islamique accrue.

L’avenir du Monde islamique se construit dans les amphithéâtres et les laboratoires des universités. Il est conçu par des esprits créatifs et des individus animés d’une forte volonté et d’une profonde responsabilité envers Dieu Tout-Puissant, envers leur conscience et envers leur communauté. A cet égard, les universités du Monde islamique sont invitées à redoubler d’efforts pour atteindre les objectifs visant à renforcer les capacités de la Oumma islamique et en soutenir le développement durable et global.

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Le patrimoine et le renouveau

Dr Ahmed Tayeb*

Les années 60 du siècle dernier nous font encore revivre bien de souvenirs, alors que nous étions étudiants à l’institut religieux prêt à achever nos études secondaires à Al-Azhar, à la veille de notre entrée à la Faculté. En cette époque, c’était la philosophie marxiste et socialiste qui nous submergeait avec ses publications et ses ouvrages, et qui assaisonnait tout ce qu’on lisait ou entendait. C’était le temps aussi où les gens brillants se devaient, par notoriété scientifique et culturelle, de réciter les noms légendaires des philosophies léniniste, marxiste et trotskiste, de débattre des différences infimes entre ces doctrines ou d’engager des polémiques rhétoriques sur des questions ayant trait à l’histoire, à la nature ou aux lois de l’évolution. Ou alors il s’agissait de discuter d’autres thèmes philosophiques ou sociaux dont la connaissance faisant la différence entre l’étudiant introspectif et l’étudiant en quête de savoir, anxieux de découvrir son héritage et d’explorer, expliquer et commenter les secrets d’une langue qui fut celle de ses ancêtres.

Il nous semblait alors que le modernisme exigeait des étudiants ambitieux de se distinguer d’acquérir, lire et creuser les livres de Marx, d’Engels, de Lénine et autres maîtres de la pensée socialiste et de s’enorgueillir à en faire un sujet de dialogue et de discussion. Mais il n’y avait pas que la pensée socialiste qui exerçait sa pression sur l’esprit des jeunes dans cette époque des années 60 du siècle dernier. On en savait aussi, peu ou prou, des autres écoles de la philosophie, telles que l’empirisme logique, l’existentialisme, entre autres écoles qui attiraient l’attention des étudiants assoiffés de connaissances culturelles extérieures à leur patrimoine. Les maisons d’éditions, quant à elles, imprimaient souvent aux intellectuels une direction qui allait dans ce sens, car l’Etat tendait alors, économiquement parlant, vers le socialisme, qu’il déifiait

* Cheikh d’Al-Azhar Al-Charif.

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dans la même proportion qu’il s’efforçait de déprécier et de s’écarter du système capitaliste. C’est ainsi qu’il facilitait aux jeunes l’acquisition à peu de frais d’ouvrages traitant du socialisme. Le mouvement culturel, intellectuel, artistique et littéraire allait, lui aussi, suivre la tendance générale et se tourner vers la doctrine socialiste dans tous ses aspects philosophique, économique, social et artistique. C’était alors le refrain généralisé des chants et hymnes fredonné tant par les jeunes que par les adultes, notamment que l’ennemi du socialisme est un traître envers la responsabilité. Tant et si bien que l’influence du socialisme s’exerçait directement sur les institutions religieuses, à travers l’évaluation de leur performance et la constatation de sa pertinence au courant socialiste, qui incarnait l’orientation économique et culturelle de l’Etat. Je me souviens de la visite que j’ai effectuée, à l’époque, à l’un des grands professeurs d’Al-Azhar, dans la villa où il résidait dans le quartier de Misr al-Jadida au Caire. Cet homme avait été limogé quelques années auparavant de son poste de ministre des Waqf(**) en dépit de son dynamisme, de son érudition et de sa grande sagacité qui alliait la culture profonde d’Al-Azhar et la culture européenne moderniste. Il nous expliqua ce jour que son limogeage était instigué par le camp socialiste qui craignait que les activités religieuses du Ministère des Waqf aillent à l’encontre de « l’expansion socialiste ». Or cette expansion avait pris de telles proportions que même les sermons des tribunes de l’époque s’alignaient uniformément avec la réalité matérielle de la société et prenaient la forme que celle-ci lui imprimait. Je me souviens qu’un des sermons du vendredi avait pour thème « La semaine de la circulation » et la culture d’engagement aux règles du trafic dans les voies publiques. A telle enseigne que ces thèmes devenaient un thème de raillerie et de dérision lorsque les responsabilités d’un imam de mosquée étaient comparées à celles d’un agent de la circulation.

Nous nous sommes rendus compte par la suite que l’idéologie socialiste adoptée par l’Egypte, bien qu’elle soit une doctrine purement économique dans ses applications pratiques, avait des racines philosophiques et idéologiques et, par voie de conséquence, prenait une position notoire vis-à-vis de la religion, quelle qu’elle soit. La dimension économique et sociale et la dimension idéologique de cette doctrine apparaissaient donc comme indissociables, l’aspect philosophique qu’elle exprimait étant clairement manifeste. En effet,

** Il s’agit de Dr Mohamed El-Bihi.

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aucun Etat ne pouvait, par exemple, nationaliser les industries lourdes, ou contrôler la production et les moyens de production, ou encore le commerce extérieur, l’enseignement, la santé, etc., sans être influencé par la philosophie de cette doctrine qui s’employait à dévaloriser l’influence de la religion sur l’esprit des gens. Il est vrai aussi que le substrat idéologique de la doctrine socialiste qui enveloppait naguère la société égyptienne n’était pas réellement manifeste à l’endroit de l’Islam, au risque de susciter une confrontation qui n’aurait pas tardé à rejeter cette doctrine hors de pays. Il n’en demeure pas moins que son influence, quoiqu’indirecte, était négative sur Al-Azhar et les autres institutions religieuses de l’Egypte, en particulier les étudiants d’Al-Azhar versés dans les études rationnelles et traditionnelles relatives au patrimoine.

On resserrait alors l’étau autour d’Al-Azhar et de ses Cheikhs. A preuve le contenu du rapport de la mission effectuée par une délégation d’Al-Azhar al-Charif en Indonésie, au Malawi et aux Philippines, du 17 janvier au 16 février 1961, sous la présidence du grand et vénérable Cheikh Mahmoud Sheltout, le cheikh d’Al-Azhar, accompagné de Dr Mohamed El-Bihi, alors Directeur général de la culture islamique, et d’autres théologiens. Ce rapport comportait des paragraphes où s’exhalaient les plaintes à l’endroit des responsables égyptiens qui tendaient à tirer le tapis de sous les pieds des érudits d’Al-Azhar, leur ôter le pouvoir pour le transférer à des autorités civiles on ne peut plus éloigner de l’action islamique. Le rapport fait, en effet, mention, d’une nouvelle instance appelée « La Conférence islamique » et conçue pour être une alternative aux activités scientifiques, culturelles et sociales qu’Al-Azhar entreprend tant en faveur des populations égyptiennes qu’avec les musulmans d’ailleurs.

« La Conférence islamique » d’Egypte constitua une délégation réduite, composée d’un petit nombre de ses membres, qui précéda de deux semaines la visite de la délégation d’Al-Azhar à l’Indonésie. Mais cette succession de délégation n’a pas manqué de « soulever les interrogations des autorités officielles en Indonésie ». Le rapport indique que la mission de la Conférence islamique visait, entre autres éléments, qu’Al-Azhar ne pouvait plus assumer les responsabilités qui lui incombent vis-à-vis des Indonésiens, qu’il se confinait désormais aux seules affaires du culte et que la Conférence islamique, dans son nouveau statut, assumait la dimension sociale de la mission d’Al-Azhar. Aussi la Conférence se posait-elle comme l’instance apte à assurer le lien culturel spirituel entre la République arabe unie et les pays du monde islamique, et que

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les appels adressés à la République arabe unie pour la fourniture de l’assistance culturelle, sous forme de manuels, d’enseignants ou d’étudiants, doivent être adressés à la seule Conférence islamique.

Commentant la proposition faite à l’Indonésie par les délégués(1) de la Conférence islamique, il ajoute que : « Outre le fait que cette proposition sème le doute et la suspicion sur la relation entre la République arabe unie et les pays islamiques, elle contribue à déprécier le statut et le prestige d’Al-Azhar chez les musulmans à l’extérieur de la République arabe unie, chose qui ne peut que servir les intérêts des adversaires de la République arabe unie »(2).

En présentant ce rapport au Président Gamal Abdel Nasser, la délégation d’Al-Azhar, sous la présidence de son vénérable Cheikh Mahmoud Sheltout, fît preuve d’un grand courage. Le vénérable cheikh souligne dans ce rapport qu’il fut « surpris d’apprendre que le ministre indonésien des affaires religieuses a reçu de la Conférence islamique et le Ministère égyptien des Waqf l’invitation d’assister à un colloque islamique en juin de cette année. J’en fus d’autant plus surpris que l’Azhar n’avait aucune connaissance dudit colloque ».

« Il eut été normal, par souci de préservation du statut d’Al-Azhar dans ce pays, que cette invitation fasse l’objet de concertation avec Al-Azhar. De fait, ceci tend à prouver le manque de cohésion dans la politique islamique de la République arabe unie et, d’autre part, à inciter l’opinion publique islamique à l’extérieur à croire en l’existence d’une rivalité entre les instances islamiques du Caire, avec le risque que cela comporte de fragiliser quelques unes, en particulier, ce sanctuaire qui se targue de son histoire et de ses dirigeants parmi le public du monde islamique.(3)»

La tristesse et la douleur qui s’exhalaient de ce rapport sont les meilleurs témoins de l’oppression dont Al-Azhar souffrait dans l’Egypte socialiste, à laquelle s’ajoutait sa dépossession des spécialités qui étaient les siennes,

1) Le rapport indique que l’un des deux délégués était un professeur à la Faculté d’agriculture, et l’autre un membre du corps enseignant.

2) Voir le rapport sur la visite de la délégation d’Al-Azhar en Indonésie, 17 janvier au 16 février 1961, noté comme « très confidentiel », dactylographié en 13 pages.

3) Page 8 dudit rapport.

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confiné qu’il était à la seule fonction cultuelle, tout en le privant de son public, de ses amis et de ses partisans, tant Egyptiens que musulmans à travers le monde.

Nous estimons, quant à nous, que l’exclusion politique, sociale et populaire d’Al-Azhar n’était certes pas chose facile, même pour les responsables politiques. Il devait, à mon sens, relever davantage de l’adéquation imposée par les conditions et nécessités de la transition politique et économique, faisant abstraction des accessoires philosophiques et idéologiques de telle ou telle doctrine.

C’est ainsi que nous avions vécu, nous les étudiants d’Al-Azhar de cette époque, bringuebalés par les violents vents culturels venus, tantôt d’Europe de l’Est, tantôt de l’Occident, avec le choix entre deux options, soit d’ouvrir la porte à ces vents et subir l’aliénation, soit se murer dans les manuels du patrimoine et endurer, là aussi, l’aliénation. Il n’y avait nulle délivrance de ce conflit, n’était-ce cette élite de grands penseurs égyptiens qui ont résisté aux idées venues de l’Est comme de l’ouest, en mettant à nu leurs défauts, déficiences et contradictions et prouvant, aux égarés parmi les lecteurs et les jeunes, les insuffisances et incohérences de ces doctrines, tout en démontrant leur côté « destructeur ».

De cet illustre groupe d’élites qui ont tracé la voie de la délivrance à notre génération et rendu la confiance en soi et en notre patrimoine et civilisation, on en trouve au sommet le géant de la littérature arabe, Abbas Mahmoud al-Aqqad, qui était le premier à épier ces doctrines, à démolir leurs statues et autels, en se servant d’une pioche que nul ne pouvait affronter. Dr Mohamed El-Bihi, dès qu’il quitta le Ministère des Waqf, suivit la même voie en se consacrant entièrement à la critique et la réfutation du « matérialisme », et à rédiger des ouvrages dans lesquels il démontrait, de façon grave et lucide, l’incohérence de la pensée matérialiste. Il en était de même de son exégèse de certaines parties du saint Coran dans laquelle son désaveu de la philosophie matérialiste ne pouvait échapper au lecteur.

Ce fut ensuite les ouvrages, articles et conférences du grand penseur islamique le Cheikh Mohamed Ghazali, qui formaient de formidables brise-lames contre lesquels venaient s’écraser les vagues violentes du matérialisme qui faillirent extirper les racines, aplanir les esprits et fausser les consciences. La démarche

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de Cheikh Ghazali s’est caractérisée par la simplicité et du style et de l’exposé, mais surtout par la rapidité de sa transmission parmi le public, tous niveaux académiques et culturels confondus. L’on peut aussi dire, sans exagération, que Cheikh Ghazali s’est distingué par sa capacité à élaborer une culture islamique de haut niveau, qui a profité tant aux hommes de culture qu’au commun du peuple en mettant en exergue la grandeur de l’Islam et la vitalité du Coran et du Prophète Mohammad (PSL). Cette nouvelle culture islamique a contribué à insuffler aux musulmans la confiance dans leur capacité à allier le religieux et le mondain, sans qu’il y ait pour autant de dichotomie, de contradiction ou d’aliénation entre ces extrêmes.

N’oublions pas, non plus, Sayed Qutb qui s’est employé pour sa part à illustrer dans ses ouvrages la justice sociale de l’Islam qu’aucun régime socioéconomique, qu’il soit communiste, socialiste ou capitaliste, n’a su atteindre dans sa profondeur.

Dans cet épisode de confrontation antimarxiste menée dans le monde arabe, dans les années 60 et 70 du siècle dernier, on ne peut omettre l’action de M. Mohamed Baqer al-Sadr qui est venue mettre en échec la philosophie matérialiste intrinsèque autant à l’idéologie capitaliste que socialiste ou communiste. Al-Sadr s’est étalé sur le récit des malheurs sociaux que ces régimes matérialistes, capitalistes ou socialistes, ont fait subir à l’humanité. Al-Sadr s’est distingué, dans son ouvrage, par la rigueur philosophique et l’analyse profonde des trois systèmes, communiste, socialiste et capitaliste. Sa critique logique s’appuyait sur des arguments rationnels et des preuves philosophiques, économiques et jurisprudentielles pour infirmer ces doctrines, qui désavouent la philosophie de la religion et de l’éthique. De ces ouvrages il en est deux qui demeureront éternels, à savoir, Iqtisaduna (notre économie) et Falsafatuna (notre philosophie). Ces ouvrages représentent des phares qui illuminent la voie à tous ceux qui souhaitent connaître les imperfections de la philosophie matérialiste et les systèmes sociaux qu’elle a engendrée et d’aucuns ont cru, dans un premier temps, que c’était le paradis perdu avant de découvrir l’enfer qu’ils incarnent.

La chute de l’Union soviétique et des structures académiques et philosophiques qui en sont issues fut le prélude d’une nouvelle vague de mystification et de dénaturation des sanctuaires et lieux saints islamiques. Cette fois, l’offensive

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était dirigée contre le « patrimoine des musulmans » dans l’intention de le dépecer et d’en extirper jusqu’aux racines. Et cette offensive se poursuit encore de nos jours et de nombreuses théories ont été élaborées dans ce sens que certains auteurs qualifient de « massacre du patrimoine(4)».

De nombreux colloques d’envergure ont été organisés pour débattre l’importance du patrimoine dans la modernisation du monde arabe et déterminer dans quelle mesure il constitue un élément actif à même de produire un projet susceptible de réaliser la renaissance du monde arabe et islamique. Ou s’agit-il, au contraire, d’un élément statique et sans vie, qui freine le projet de renaissance et exige, comme d’aucuns le pensent, qu’il soit élaboré à partir de zéro. Dans ce cas de figure, il nous appartient de nous tourner vers l’Europe et l’Amérique pour y puiser ce dont nous avons besoin, sans hésitation et sans nous embarrasser des questions de religion, de Charia ou de civilisation arabe et islamique.

Nous devons, par équité, admettre que nombreux sont les grands penseurs authentiques qui, après avoir considéré la question du patrimoine d’une perspective équilibrée, ont averti que la non-inclusion de notre patrimoine rationnel et traditionnel dans le projet de renaissance équivaut à un « suicide », une « dévastation civilisationnelle », ou encore la « précipitation » dans un gouffre sans fond. Ils ont affirmé que la civilisation arabe moderne doit, pour s’épanouir, s’appuyer sur le « patrimoine » afin qu’elle puisse façonner sa personnalité, définir ses contours et établir les facteurs qui la distinguent des autres civilisations. Mais il faut se rappeler que le patrimoine n’est pas statique, qu’il peut tantôt emprunter et tantôt rendre. En d’autres termes, l’on peut emprunter la part de culture qui soit en harmonie avec notre époque, et rendre ce qui est intrinsèque à l’époque qui l’a conçu, modelé ou incarné et qui ne figure plus désormais parmi les préoccupations ou intérêts de ladite époque. Ces penseurs sont les médiateurs qui y croient dans les constantes du patrimoine et prônent sa conservation, et qui contemplent les changements avec respect et considération, mais dans le cadre des mutations historiques, en fonction de l’évolution des circonstances et des siècles. Cela ne veut pas dire, cependant, que nous devons juger notre époque en nous basant sur les

4) George Tarabichi, Massacre du patrimoine dans la culture arabe contemporaine, Editions Dar as-Saki, Beyrouth, Liban, 2006.

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mutations apportées par des époques qui ne répondent plus aux exigences de l’époque présente. Aussi cette thématique nous interpelle-t-elle à nous engager dans cette recherche.

Une autre catégorie est allée encore plus loin, donnant droit à tout un penseur et intellectuel à entreprendre des recherches et efforts jurisprudentiels, quand bien même il ne soit pas qualifié ou ne satisfaisant pas aux conditions et règles de recherche. Ceux-là prétendaient être dignes de réactiver le patrimoine et de l’adapter aux circonstances de l’époque, formant à cette fin diverses écoles de pensée où, certains, ont tout bonnement dépouillé le patrimoine de son essence ultime, à savoir, le texte sacré, ou la sacralité du texte, en y substituant ce qu’ils appellent la déconstruction du sacré.

D’autres ont confiné le patrimoine, tant sur le plan fondamental que non-fondamental, à une époque historique passée ; ce sont les adeptes de l’école de « l’historicité du texte ».

D’autres encore ont converti le patrimoine entier en un ensemble de fondements matérialistes avant de se fourvoyer dans le labyrinthe des doctrines matérialistes, qui s’arrêtent généralement aux frontières du tangible et refusent de reconnaître ce qui immatériel.

D’aucuns ont, quant à eux, recouru à l’application de la science herméneutique pour l’explication et l’interprétation du texte coranique. Ils ont allégué que la compréhension du texte n’est pas plus constante que définitive et, à l’instar de tout texte littéraire, son interprétation est ouverte. D’après eux, le Coran est un texte linguistique qui correspond à la culture, aux circonstances et à l’histoire de l’époque et doit, de ce fait, être indissociable du milieu et de la culture où il a été révélé.

Les adeptes de cette tendance s’appuient sur le principe de conciliation entre le texte coranique sacré et les textes historiques et bibliques, transposés dans l’époque contemporaine, abstraction faite des différences critiques explicites existant entre le texte coranique et lesdits textes sur le plan référentiel. Or, dans le Coran, le texte est divin, sacré, contrairement aux autres textes qui sont des textes et ouvrages d’inspiration humaine. Plus encore, le texte du saint Coran n’a pas fait l’objet d’interventions humaines après la mort de son détendeur, pas plus qu’il n’a été influencé par le milieu ou les circonstances et

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événements historiques. D’autant que le Prophète (PSL) n’a joué aucun autre rôle que celui de le transmettre aux gens tel qu’il a entendu et consciemment retenu, c’est-à-dire fidèlement et mot pour mot. D’autre part, le texte coranique a bénéficié de moyens étonnants en matière de documentation, de mémorisation, d’entretien et de perpétuation du texte qu’aucun autre texte historique, religieux, littéraire ou autre n’a connus. Ce sont ces différences remarquables qui ont amené les Occidentaux à soumettre des textes, où l’intervention humaine moderniste est apparente, et dont les auteurs sont morts. Mais il est du droit du lecteur de faire table rase des définitions ou significations que ces anciens cherchaient à donner à leurs textes. L’on sait évidemment que le modernisme occidental requiert, en premier lieu, la rupture de tout lien avec le passé et ses implications, en raison de l’impact que le sous-développement de l’époque médiévale a gravé dans leur mémoire, à telle enseigne qu’ils fuyaient du passé, y compris le passé récent, comme s’il s’agissait de leur trépas.

Mais si cette situation ne s’applique pas à la mémoire des musulmans, puisque ces siècles sont plutôt les témoins de leur développement civilisationnel, il n’en reste pas moins que certains chercheurs insistent pour que la Oumma islamique suive l’Occident dans ses relations avec son patrimoine et son histoire. C’est ainsi qu’ils ont entrepris une interprétation du Coran qui rompt avec les précédents exégèses, dans l’espoir d’amorcer une ère nouvelle d’exégèse.(5) Rappelons que la situation européenne qui a donné naissance à la méthode moderniste était la conséquence d’un conflit amère qui a opposé les penseurs, hommes de lettres et philosophes à la religion et à l’église. Ce conflit a débouché sur la victoire écrasante des hommes de lettres et des philosophes, lesquels ont qualifié leur philosophie de «philosophie des lumières», en franche opposition à celle de leurs adversaires, l’Eglise et ses théologiens, considérée comme la philosophie de l’obscurantisme et de l’ignorance, dont il faut en délivrer les hommes. Les philosophes occidentaux «des lumières» se sont employés à professer que la pensée moderniste se préoccupe de l’être humain, n’hésitant pas à détrôner Dieu, prétendant que c’est le cerveau, et

5) Dr Taha Abdel Rahman. Rûh al-Hadatha : Al-Madkhal ila Taasiss al-Hadatha al-Islamiya (L’esprit de modernité : Introduction à l’institution d’une modernité islamique). Centre culturel arabe, Casablanca, 2006, pp. 175-176. Il s’agit d’un ouvrage de grande importance sur la critique de la modernité occidentale et des modernistes arabes en matière de patrimoine.

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non la Révélation, qui est la référence ultime, et que c’est autour du monde d’ici-bas, et non de l’Au-delà, que s’articule l’action de l’individu. (6)

Il ne fait aucun doute qu’une approche dans l’interprétation des textes, fondée sur les conséquences du conflit occidental et des bouleversements doctrinaires et intellectuels qu’ils ont suscités, ne peut que déboucher sur une conclusion erronée incompatible avec l’esprit du texte, pour peu que cette approche soit appliquée à des textes qui s’appuient principalement sur le caractère sacro-saint de la Révélation divine et considèrent que le monde d’ici-bas n’est qu’un fil ténu qui mène à la vie éternelle.

Notre recherche, quant à nous, est d’un type qui concilie les différentes orientations précitées, en nous arrêtant, pour commencer, sur le principe de suppression du caractère sacro-saint des anciens textes du patrimoine, à savoir le saint Coran et la Sunna du Prophète. Cette approche ouvre ensuite la porte à l’examen de l’historicité du texte et de la matérialité fondamentaliste, en vertu desquelles la Révélation du Coran et l’inspiration de la Sunna seraient la conséquence de la dynamique matérielle des événements sur terre. La recherche effectuée sur cette dynamique permettra de définir les causes et les effets, ces derniers étant tributaires des causes qui sont, à leur tour, subordonnées aux changements qui se produisent et qui, partant, commandent l’élaboration, la modification, la suppression ou l’amendement.

Malgré tout le respect que nous devons à notre grand maître, Dr Hassan Hanafi, il est de notre devoir scientifique de rappeler que son projet et ses ouvrages volumineux n’ont d’autre but que de nous signifier que le patrimoine, toutes sources et effluents confondus, ne répond plus aux besoins de l’époque et qu’il convient de le réécrire en le rénovant avant toute exploitation.

Nous sommes tentés de lui donner plus ou moins raison, mais dans la mesure où le processus de rénovation ne touche pas aux fondements, constantes et tous autres textes absolus, et qu’il soit assorti d’un effort de recherche et d’interprétation dans les domaines conjecturels susceptibles de s’adapter aux nouvelles situations et conditions. En revanche, nous lui sommes formellement opposés lorsqu’il s’agit d’un renouveau qui démolit et fait table rase des premières constantes immuables du patrimoine et de ses sources,

6) Ibid., p. 189.

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ou qui le dénature ou le défigure avant de la présenter aux musulmans sous prétexte d’une buée de secours dans leur vie contemporaine.

Dans la présente étude, nous nous sommes efforcés d’exposer des préliminaires et des interrogations, assorties de dialogues, d’objections et de réponses, par acquis de conscience, soucieux que nous sommes de plaire à Dieu, car Il est le meilleur des Maîtres et des Défenseurs.

Il convient de noter que cette thématique est devenue, au cours des récentes années, le centre d’intérêt des chercheurs, savants, universitaires et écrivains, toutes tendances culturelles et doctrinales confondues. Plus encore, la question du patrimoine, qui revêt une importance critique pour l’histoire contemporaine de notre Oumma arabe et islamique, a fait l’objet de longues et maintes études traitées dans une diversité d’ouvrages, de conférences et de colloques. Il est rare qu’une revue culturelle ne traite pas la question de «l’héritage culturel» sous un angle ou un autre. C’est dans ce cadre de préoccupations que s’inscrivent les dix articles publiés par le journal «Al Hayat» sous le titre « Le massacre du patrimoine dans la culture arabe contemporaine(7)». Le dernier article de la série a été publié en mars 1993.(8)

La question du patrimoine a été reprise par d’importants et volumineux ouvrages qui ont fait de cette thématique un projet de renaissance à la faveur duquel on traite les défis contemporains. En termes plus précis, ces ouvrages traitent du patrimoine à la lumière de ces défis en usant d’une terminologie spécialement confectionnée pour servir les besoins de la cause. Citons, parmi ces termes, les exemples suivants : al-Salafawiya - al-Qarwastiya - al-Asrawiya - al-Wuthuqiya - al-Markaziya al-Oropiya - al-Tahyidawiya - al La-Tarikhiya al La-Turathiya - al-Burjoiziya - al-Iqtaa - al-Jamaheer - al-Dialectik - al-Kabh - al-Istilâb, etc.(*). Ces termes abscons tant dans leur signification que dans leur

7) Par la plume de Georges Tarabichi, voir marge 4.8) Ces dix articles ont été publiés dans le journal libanais Al-Hayat entre janvier et mars 1993,

puis compilés sous forme d’un livre publié par la maison d’édition Dar Al-Saqi à Londres, également en 1993.

(*) NDT - Ces termes dérivent des mots ou expressions suivantes, cités dans l’ordre de leur exposition : le salafisme ou préceptes des prédécesseurs ; le médiéval ; le contemporain ; le documentaire ; le centralisme européen ; le neutralisme ; l’antihistoricisme non patrimonial ; le bourgeoisisme ; le féodalisme ; le public ; la dialectique ; le refoulement ; l’aliénation…

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construction phonique et grammaticale, n’ont fait qu’obscurcir davantage le but visé par ces articles.

Le projet du Dr Tayeb Tezini vient en tête de ces actions. Prévu en douze volumes qui présentent, dans leur ensemble, une vision nouvelle de la pensée arabe depuis son émergence jusqu’à l’époque contemporaine, quelques volumes ont déjà paru. Le premier volume contient plus de mille pages. Il y a aussi l’œuvre du Dr Hassan Hanafi, intitulée « Patrimoine et renouveau », qui comporte autant de pages et qu’il convient de signaler également.

Mais alors que la démarche du Dr Tezini a été définie à travers le projet de sa nouvelle vision « Du patrimoine à la révolution », celle du Dr Hanafi suivait un processus allant « De la religion à la révolution ».

Dans cette dernière démarche, les problèmes de scolastique théologique ont été étalés sur cinq tomes de quelque 3200 pages, commençant par les prolégomènes théoriques et finissant par la foi, l’action et l’imamat, en passant par l’unicité, l’action, la prophétie et la résurrection. A ceux-là s’ajoutent d’autres études exhaustives sous le titre « La religion et la révolution » ; des articles et communications présentés à d’importants colloques, tels le colloque « Le patrimoine et les défis de l’époque dans le monde arabe : Authenticité et modernité(9)», le colloque « La démocratie et les droits de l’homme dans le monde arabe(10)» et la conférence tenue sur le thème « La philosophie dans le monde arabe contemporain(11)», entre autres.

On peut citer aussi d’autres œuvres sur la théorie du patrimoine qui sont tout aussi importantes que les titres précités, en particulier celles de Zaki Najib Mahmoud, Abdallah al-Araoui, Adonis, Mohamed Abed al-Jaberi, Hussein Marwa, etc.

Mais l’intégrité scientifique nous oblige à affirmer qu’il est difficile de traiter ces œuvres de façon académique, critique et constructive, ou de les évaluer de manière définitive qui répond aux attentes du chercheur intègre.

9) Tenu au Caire du 23 au 27 septembre 1984, et dont les actes ont été publiés par le Centre d’Etudes de l’Unité arabe, Beyrouth, 1985.

10) Colloque international tenu par le Centre Islam et Démocratie, en coopération avec le Centre marocain des Droits de l’homme, Rabat, 24 juillet 2009.

11) Conférence organisée par l’Université jordanienne, et dont les actes ont été publiés par le Centre d’Etudes de l’Unité arabe, Beyrouth, 1987.

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Il est cependant deux points qui sont durement ressentis et, bien souvent inutilement, par le lecteur des théories du renouveau du patrimoine. Il s’agit des points suivants :

Le premier point : En parlant du patrimoine, les théories socialistes (marxistes) radicales « s’exposent dans les pays islamiques aux formes les plus complexes de communication, présentant leurs analyses dans un discours amphigourique et incompréhensible aux masses, se concentrant dans leur examen avec tant de pondération qu’ils oublient la relation avec la réalité, alors que sa philosophie a été fondée initialement sur l’attachement à la réalité et à sa dynamique(12)», voire même à exprimer l’espoir et la douleur de la classe prolétaire.

Le deuxième point : Les théories relatives au renouveau du patrimoine ont pris diverses positions, parfois diamétralement opposées, non pas seulement entre des idéologies antinomiques mais aussi dans les orientations prises par une seule et même théorie, voire souvent dans les contradictions apparentes chez le même auteur dans son déplacement entre les diverses idéologies. Il est facile de mettre tout cela sur le compte du patrimoine, dans la mesure où le lecteur n’est pas averti de la nature évolutive ou ponctuelle liées à la construction de ladite théorie.(13)

Nous allons tenter, dans le cadre de ces deux difficultés, d’extraire une idée critique relative à «l’école du patrimoine et du renouveau» selon sa position par rapport au patrimoine, et la relation du patrimoine par rapport à la réalité, et le remède proposé pour rénover le patrimoine.

Il convient, dans cette veine, de considérer le contexte historique à l’origine de l’émergence de ce problème.

De nombreux chercheurs estiment que la guerre de juin 1967 constitue le contexte historique qui nous amène à nous interroger sur le passé, le présent et l’avenir des Arabes.

D’autres pensent que le problème a commencé avec la prise de contact des Arabes avec l’Occident pendant la campagne napoléonienne en Egypte.

12) Fouad Zakariya. As-Sahwa al-Islamiya fi Mizan-ul ‘Aql (le réveil islamique mesuré par l’esprit), p. 15.

13) George Tarabichi. Le massacre du patrimoine dans la culture arabe contemporaine (le courant marxiste). Quotidien Al-Hayat, Londres, du 6 janvier 1993.

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L’affrontement direct entre deux civilisations on ne peut plus dissemblables a soulevé les interrogations inévitables suivantes :

Comment peut-on suivre le train du progrès ? Ou, en d’autres termes : (Quels sont les moyens permettant aux Arabes de combler le fossé entre le sous-développement et le développement ? Faut-il, pour cela, appliquer aveuglément le modèle politique, économique, culturel occidental ? Ne vaudrait-il pas ressusciter le patrimoine islamique en tant que modèle civilisationnel de développement et de rénovation ? Ou ne peut-on éventuellement concilier les deux modèles ?

L’origine de la question de patrimoine doit, à notre sens, remonter à ce recours direct entre l’Orient et l’Occident européen. C’est dans ce cadre que les efforts gigantesques entrepris par les pionniers de la pensée islamique préalablement à 1967 trouvent toute leur signification, à commencer par Jamal al-Dine al-Afghani, en passant par Mohamad Abdou, Mohamad Rachid Reda, Abdallah Nadeem, Abdel Kader al-Maghribi, Tahar al-Jazaïri, Mustafa Abdel Razek, Mahmoud Sheltout, Abbas al-Akkad, Mohamad al-Bihi, Mohamad Abdallah Derraz, entre autres. Tous ceux-là n’avaient de préoccupation que d’identifier la relation entre l’Orient et l’Occident, question à laquelle ils ont consacré une grande partie de leur vie tant personnelle qu’intellectuelle.

Mais quelles qu’en soient les circonstances qui ont déclenché la question de « l’authenticité et la modernité » ou la question de « la rénovation de la pensée arabe », plus connue désormais sous sa nouvelle appellation « le patrimoine et la rénovation », il ne fait aucun doute que cette question commença à s’imposer sérieusement, à peine un an après 1967, à une communauté appréciable de penseurs, chercheurs et professeurs universitaires, dont l’obédience idéologique varie entre nationalisme, libéralisme, marxisme, laïcisme ou fondamentalisme matérialiste.

On ne cessait de nous interpeler à renoncer entièrement au patrimoine et nous mettre au diapason de la civilisation européenne tant sur le plan intellectuel que comportemental. On nous invitait également à reconsidérer l’interprétation du patrimoine d’une façon qui s’accorde avec les principes et la philosophie marxiste et léniniste. Il en était tout autant de l’Islam que l’on nous recommandait de revoir, tant sur le plan de la religion, de la jurisprudence et de la morale, à travers les règles des facteurs de production, des relations en matière de propriété et de la lutte des classes.

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Mais on assistait, d’un autre côté, à l’appel objectif qui prônait l’effort légitime de recherche permettant d’aboutir à un renouveau fondé sur les spécificités même du patrimoine et de ses mécanismes et, partant, de s’adapter aux mutations.

Nous pouvons, aux fins de simplification, répartir géographiquement les écoles et projets de rénovation en école syrienne, école marocaine, puis école égyptienne.

L’école syrienne du renouveau du patrimoine

Nous pouvons dire succinctement que le courant prédominant dans l’école syrienne est le courant marxiste léniniste. Dans cette école, le matérialisme historique fût proclamé l’outil ultime d’analyse du patrimoine.

Dans le cadre de cette analyse, Abu Nasr al-Farabi (m. 339H) a été présenté comme un philosophe matérialiste parce qu’il préconisait le refus des éléments chaotiques et la conservation du genre, position qui faisait de lui, d’après eux, un matérialiste et un progressiste, doté d’une vision dialectique de la nature. Al-Farabi, le musulman sage et exemplaire, a été contraint de donner l’accolade à Marx et Engels, et de travailler avec eux à l’authentification de la pensée matérialiste. Ibrahim al-Naddam (m. 238H) a été présenté comme pionnier de l’affranchissement de l’humanité de la domination de l’occulte et de l’inconnu tout simplement parce qu’Abu al-Hassan al-Asha’ari rapporte dans ses articles(14) qu’il disait que « Dieu ne tolère pas l’injustice ». Ikhwan al-Safa (Les frères de la pureté) ont également été présentés comme des pionniers de la philosophie de la genèse et de l’élévation, bien avant Lembarek et Daroun. Cette école affirme, pour récapituler, que la plupart de nos anciens penseurs étaient de tendance matérialiste ou dialectique.(15)Mais l’Islam constitue, dans son essence, le tissu interne de leurs connaissances théoriques et pratiques car il est, dans l’optique de cette école, rien d’autre qu’une conséquence d’une orientation exemplaire ou métaphysique,(16)suscité par l’impuissance historique qui empêche la cristallisation de la tendance matérialiste. (17)

14) Articles des islamistes et divergences des prieurs : 555 et son expression : « Le Seigneur tout puissant ne peut être qualifié d’instigateur à l’injustice »

15) Interventions d’Ali Harb, 219 et 220.16) Ibid.17) Ibid.

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L’école marocaine du renouveau du patrimoine

Si l’on se tournait vers l’école marocaine, on trouverait qu’elle consacrait une bonne partie de ses activités à analyser la structure et la formation de l’esprit humain, et c’est dans cette perspective que nos études linguistiques, religieuses, philosophiques et gnostiques se sont poursuivies sous les trois volets suivants :

1. La rhétorique et son équivalent, le rationalisme religieux ;

2. La démonstration et son équivalent, le rationalisme logique ; et

3. Le gnosticisme et son équivalent, l’irrationalisme logique, ou l’esprit démissionnaire, qui est le soufisme ou, comme on l’appelait dans cette école, le barbarisme religieux et philosophique colporté par l’ancien héritage procédant de l’hermétisme, du gnosticisme, du manichéisme, du sabéen, etc.

L’esprit philosophique islamique a connu un sort bien triste dans cette école, à l’exception d’Al-Kindi (m. 256H) et une partie de l’esprit d’Abu Nasr al-Farabi, l’autre partie ayant été dominée par l’irrationalisme logique. Plus encore, l’irrationalisme logique a pris l’ascendance sur les élites de la pensée islamique rationaliste. Jaber ibn Hayan (m. 198H), le plus ancien pionnier de la logique, vient en tête des rationalistes, suivi par Abu Bakr al-Razi (m. 311H), grand médecin musulman ; puis Abu Ali ibn Sina (m. 428H), qualifié de « celui qui a le plus consacré la pensée obscurantiste imaginaire dans l’Islam(18)», et dont « la philosophie a tué l’esprit et la logique dans la conscience arabe des siècles durant » ; sans oublier Abu Hamed al-Ghazali, qui a introduit le démon du gnosticisme dans la logique religieuse et suscité une crise profonde dans la pensée arabe qui continue encore à ce jour à faire saigner les cerveaux arabes. Les seuls qui ont pu échapper à ces hallucinations - dont fait état cette école - sont ceux issus de l’école marocaine, comprenant Abou Walid ibn Rochd (m. 595H), et avant lui Abu Bakr ibn Baja (m. 533H), Abu Bakr ibn Tufayl (m. 581H), et Abu Mohamed ibn Hazm (m. 456H).

Cette école s’est, en réalité, scindée en deux, d’une part une école à l’esprit oriental laïc dont la philosophie se base sur la théologie et, l’autre, à l’esprit

18) Mohamed Abed al-Jaberi. Nous et le patrimoine : Lectures contemporaines dans notre patrimoine philosophique, p. 201.

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marocain scientifique, dont la philosophie se fonde sur les mathématiques et la logique. L’école orientale, de par son caractère théologique, est orientée vers le passé, alors que l’école marocaine, en vertu de son caractère laïc, est de type prospectif.

L’analyse de l’esprit arabe dans cette direction nous amène à la constatation suivante, à savoir que notre aspiration en matière de modernisation de l’esprit arabe et de rénovation de la pensée islamique est tributaire non seulement de notre assimilation des acquis scientifiques et de la méthodologie contemporaine, mais aussi - et peut-être surtout - de notre capacité à reprendre le caractère critique d’Ibn Hazm, le rationalisme d’Ibn Rochd, le fondamentalisme de Chatebi et l’historicisme d’Ibn Khaldoun.

C’est n’est que par le retour au rationalisme critique, qui a inauguré un nouveau discours en Andalousie et au Maroc avec Ibn Hazm, Ibn Rochd, Chatebi et Ibn Khaldoun - et avec lui seul - que nous pouvons reconstruire l’ossature de l’esprit arabe.(19)

Commentant cette orientation, l’un des chercheurs considère qu’il s’agit là « d’une guerre civile double qui se déroule au sein de la culture arabo-islamique, d’une part entre le système rhétorique et le système gnostique où l’obscurantisme gnostique et, d’autre part, entre l’Orient irrationnel et l’Occident rationnel et dans laquelle l’irrationalisme oriental était le vainqueur(20)».

L’école égyptienne du renouveau du patrimoine

L’école égyptienne se situe entre les écoles syrienne et marocaine. Cette école s’est attribuée le nom de l’école «du patrimoine et du renouveau» comme titre spécifique, et pour cause, car elle ne tient pas à ce que son projet soit seulement perçu sous ce titre mais qu’il soit construit sous une nouvelle configuration d’où se dégage nettement la signification de «patrimoine et renouveau».

L’on est tenté de croire qu’il n’y a pas de différence notable entre les deux dénominations, dans ce sens qu’avec la rénovation du patrimoine on aborde

19) Mohamed Abed al-Jaberi. L’ossature de l’esprit arabe, p. 552.20) Article de George Tarabichi dans le quotidien libanais Al-Hayat du 10 mars 1993.

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l’ancien patrimoine comme une réalité objective renouvelable mais en conservant inchangés les fondements constants, comme c’est le cas dans toutes les opérations de renouveau. En d’autres termes, il s’agit de distinguer entre les constantes et les variables, en veillant à garder intactes les premières afin de procéder à la rénovation des secondes à la lumière de leur pérennité et constance, les deux devant nous permettre, ensemble, de concrétiser la dynamique de l’évolution, ou ce qu’on appelle communément «l’authenticité et la modernité».

Mais le renouveau, considéré dans ce sens, ne réalise pas les objectifs visés par « le patrimoine et le renouveau », car « le patrimoine », selon cette école, « représente le point de départ, alors que le renouveau implique l’interprétation du patrimoine en fonction des exigences et des besoins de l’époque. Dans cette perspective, le patrimoine devient le moyen et le renouveau, le dessein, c’est-à-dire la contribution à l’amélioration de la situation actuelle, la solution de ses problèmes et l’élimination des obstacles qui entravent toute tentative de développement »(21).

Selon cette école, le patrimoine n’est pas un objectif dans le cadre duquel se déroule notre vie contemporaine mais un moyen tributaire de la réinterprétation, ou plutôt de la reconstruction en vue d’améliorer le présent et résoudre ses problèmes. Il est donc naturel que le patrimoine, dans ce cas de figure, soit dépouillé de toute valeur intrinsèque ou spécificités immuables, tant sur le plan des fondamentaux que des non-fondamentaux. La seule valeur que le patrimoine conservera, dans cette optique, est sa capacité de fournir « une théorie académique sur l’interprétation de la réalité actuelle et les possibilités de l’améliorer ». Donc, si le patrimoine est un moyen et la rénovation un but, ce projet devrait alors s’intituler « le patrimoine et le renouveau », en ce sens qu’il « s’efforce d’asseoir les problèmes d’évolution sociale d’une façon naturelle, et ce, dans une optique historique qui considère d’abord les fondations et les conditions avant le fondateur et le conditionnel ».(22)

21) Hassan Hanafi. Le patrimoine et le renouveau, p. 11.22) Ibid, p. 12.

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Le patrimoine à l’école du « Patrimoine et renouveau »

Le patrimoine, dans la perspective de cette école, ne se mesure pas à l’échelle matérielle, représentée par le nombre incommensurable d’ouvrages imprimés ou manuscrits qui occupent les myriades d’étagères dans les bibliothèques publiques et privées et les rayonnages des couloirs et des mosquées, etc.

Ce n’est pas non plus une somme de vérités théoriques apparues soudainement ou ponctuellement dans le but de changer le présent, de sorte que si ce présent représentait pour elles un danger on s’élèverait pour les défendre face à ce présent.

De telles perceptions du patrimoine, construites à partir d’une vision schizophrénique, sont récusées par les promoteurs de ce projet. Aussi ces derniers ont-ils écarté ces deux notions du concept de patrimoine, car le patrimoine n’est pas un ensemble d’ouvrages ou de manuscrits, pas plus qu’il n’est des vérités indépendantes absolues que nous transmet une source d’un niveau supérieur à celui de notre présent. Le patrimoine est, en réalité « l’expression d’une réalité première qui fait partie intégrante de ses éléments constitutifs ».

Dans ce sens, le patrimoine se traduit par « le potentiel spirituel des masses », étant entendu que le terme « masses » ne se limite pas à une catégorie spécifique à l’exclusion de l’autre, mais couvre le peuple tout entier, puisque c’est le peuple qui est le représentant réel du patrimoine et le véhicule réel des influences du patrimoine.

Vu sous cet angle, le concept de patrimoine prend une dimension qui correspond à celle du concept de culture nationale. Les peuples, en effet, « préservent leur patrimoine populaire avec la même force qu’ils préservent leur patrimoine religieux, et tout comme ils fredonnent leurs chanteurs, ils sont charmés à l’écoute du Coran. Chaque civilisation possède une conscience et un tempérament populaires qui se sont forgés à partir de ces deux facteurs que sont l’art religieux et l’art populaire, comme il en découle d’ailleurs clairement de l’histoire des arts en Occident, et comme on peut le constater dans les arts du chant et de la musique, du dessin, de la gravure ou de l’architecture »(23).

23) Religion and Nationalist Culture, Hassan Hanafi, page 30.

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248 Le patrimoine et le renouveau

Le lecteur averti ne manquera pas de constater que ce texte tend à établir une corrélation intentionnelle entre la religion et les arts populaires dans le développement de l’esprit du public et des chants ou contes, tels que ceux d’Abou Zeid al-Hilali, et à prétendre qu’ils ne se dissocient pas de la religion dans la formation de la conscience, du comportement et de l’orientation des musulmans. Chacun d’eux constitue un élément intrinsèque à la culture de la Oumma et contribue à la formation du tissu de cette culture, et peu s’en faut pour qu’un art religieux et un art populaire se confondent.

Or cette corrélation vise à démolir sciemment les barrières séparant l’aspect sacré de l’aspect profane, quand bien même ce dernier jouit de l’attention du public. Il est donc étonnant que le promoteur « du patrimoine et du renouveau » oublie que le public, dont il ne cesse de plaider la cause, a été conçu intellectuellement, spirituellement et psychologiquement de manière à rejeter cet amalgame, car le public ne connaît pas d’art religieux au sens que ledit promoteur s’efforce à nous dépeindre. Le public connaît, par contre, une religion qui possède son caractère sacré, bien ancré dans les cœurs, d’autant qu’il est conscient des différences - que ledit promoteur semble également ignorer - existant entre la religion en tant que réalité divine, et les contes populaires dont on ignore s’ils sont réels ou des mythes sans aucune relation avec la réalité.

Il est aussi incompréhensible que, tout en insistant sur l’importance des arts populaires dans l’esprit de la Oumma et de leurs dangers qui sont comparables à ceux de la religion dans sa conscience et culture, ledit promoteur garde un silence impénétrable sur « les arts populaires » dont il ne discerne ni de près ni de loin leur responsabilité dans la détérioration de la situation actuelle des populations de la Oumma. En revanche, il impute entière au volet religieux de ce patrimoine toute la responsabilité des maux qui affligent notre Oumma à notre époque, incarnés par l’ignorance, la pauvreté et le sous-développement. Preuve s’il en est que le rapprochement entre la religion - ou le saint Coran - et les arts populaires dans ce contexte ne découle pas d’une analyse scientifique fondée sur la recherche autant qu’une tentative visant à fragiliser le caractère sacré de la religion dans l’esprit des gens, de sorte qu’il se transforme en une « donnée historique » susceptible d’être recomposée, et non une « donnée divine » où seules les variables peuvent être rénovées, les constantes étant éternellement immuables.

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Le patrimoine et le présent à l’école du patrimoine et du renouveau

Notre patrimoine, selon ce nouveau concept, ne puise pas son énergie dans l’anachronisme ou la métaphysique, mais dans la réflexion qu’il projette d’une certaine réalité, celle-ci faisant partie intégrante dudit patrimoine et non un sujet qui lui fait pendant ou qui peut l’influencer. La conséquence inéluctable d’une telle théorie se traduit par l’apport déterminé du patrimoine dans l’intervalle historique qu’il couvre. Toute évolution de la situation doit être suivie d’un changement au niveau des axes et une reformation correspondant aux nouveaux types de changement social, quand bien même les nouveaux axes patrimoniaux qu’il convient d’établir s’avèrent incompatibles avec les axes de l’ancien patrimoine. Or si le patrimoine d’une époque décrit la situation réelle du moment, il doit également faire le constat de la constance ou de la continuité dudit patrimoine et, par la même occasion, aviser de la nécessité de corriger ou de modifier la situation en question.

Cette analyse laisse supposer que la valeur du patrimoine dans une époque donnée se mesure par le degré d’influence que la première exerce sur la seconde ou, en d’autres termes, l’influence du patrimoine sur le quotidien et, à travers le mouvement de renouveau, sa corrélation avec les concepts immuables du patrimoine, après leur restructuration et adaptation afin qu’ils contribuent à la solution des problèmes de la vie contemporaine. Cependant, le promoteur du « patrimoine et renouveau » rejette catégoriquement cette notion, soucieux qu’il est de s’assurer que le processus du changement s’adapte au présent plutôt qu’au patrimoine, au détriment du présent stable, car le présent, comme il se complait à l’affirmer, est « la source première et dernière de toute pensée »(24).

Il serait utile de reproduire ici quelques textes qui confirment la notion que nous avions dégagée de la relation du patrimoine avec le présent chez le promoteur de cette orientation :

- « Le patrimoine n’a pas d’existence virtuelle indépendante du présent réel dans lequel il se produit, abstraction faite du présent qu’il vise à

24) Hassan Hanafi. Le patrimoine et le renouveau, p. 14.

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développer. C’est un patrimoine qui traduit le présent réel précité et dont il fait partie intégrante »(25) ;

- « Le patrimoine n’a donc pas d’existence indépendante d’un présent vivant, en perpétuel mouvement et changement, qui exprime l’esprit de l’époque, la formation d’une génération et l’étape d’évolution historique »(26) ;

- « Le patrimoine ne représente pas un ensemble de croyances théoriques et de vérités immuables, mais plutôt un ensemble de théories qui se sont concrétisées dans une circonstance et un stade historique déterminés, chez un groupe spécifique qui conçoit, élabore et présente ses visions au monde »(27) ;

- « Le patrimoine n’a de valeur qu’en fonction de sa capacité à expliquer, selon une théorie scientifique, le présent et à œuvrer à son développement »(28) ;

- « L’ancien patrimoine (…) s’inscrit également dans le présent ainsi que dans ses composants psychologiques »(29) ;

- Le présent est : « la source première et dernière de toute pensée, et les anciennes idées contenues dans ce patrimoine font partie intégrante de ce présent »(30).

Ces textes reflètent clairement un nouveau plan interprétatif qui ramène le patrimoine à une source matérielle, c’est-à-dire le présent. L’auteur du «Patrimoine et renouveau» s’est aventuré plus d’une fois à répandre cette philosophie :

Premièrement, dans la corrélation organique existant entre l’ancien patrimoine islamique et la situation conjoncturelle et géographique où il est né ;

Deuxièmement, dans le fait que le présent est toujours la source dudit patrimoine ;

25) Ibid., p. 13.26) Ibid., p. 13.27) Ibid., p. 13.28) Ibid., p. 11.29) Ibid., p. 14.30) Ibid., p. 14.

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Troisièmement, que le patrimoine fait partie intégrante du présent en question ;

Quatrièmement, que le patrimoine n’est pas une réalité objective permanente, mais plutôt l’expression d’une position historique ponctuelle et d’une vision propre à un groupe spécifique.

D’après cette nouvelle interprétation qui donne au présent un cachet authentique et au patrimoine un caractère subalterne, il devient évident que nous ayons désormais un patrimoine qui exprime le présent auquel nous appartenons et que notre ancien patrimoine, qui se rapporte à une époque devenu du « passé », passe aux oubliettes puisqu’il est remplacé par une époque - ou un présent - contemporain. Aussi, cet ancien patrimoine ne doit-il plus, toujours selon cette interprétation, exercé sur nos populations contemporaines une quelconque influence, sinon l’authenticité du « présent » sur laquelle la construction du « patrimoine et renouveau » se fonde se retrouve emportée par le vent, de sorte que la théorie s’effondre et devient impraticable sur le plan de l’application. Or la nouvelle théorie affirme, à maintes reprises, que notre ancien patrimoine multidimensionnel constitue encore le tissu interne de nos idées, nos visions et nos sentiments.

Faut-il donc croire la théorie qui fait du patrimoine tantôt l’expression du présent, tantôt sa réflexion ? Il sera alors permis soit de démentir, soit de croire l’idée prétendant que nous vivons notre époque contemporaine avec un ancien patrimoine et, partant, trouver une formule régissant les relations entre le patrimoine et le temps présent autre que celle adoptée par ladite théorie.

Dans cette formule, nous nous trouvons confrontés à seulement deux options, soit que notre patrimoine reflète notre présent contemporain qui est tout naturellement différent de notre ancien patrimoine, soit que nous retenions la « prétendue théorie du patrimoine et du renouveau » qui fait de notre ancien patrimoine la cause par excellence de notre sous-développement. Dans cette circonstance, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en cause la théorie, d’admettre l’authenticité du patrimoine et son influence sur le présent, voire même le ramener en arrière, nier l’influence du présent sur le patrimoine ou le rendre indissociable du présent, etc., autant de propositions et de qualifications imposées à l’ancien patrimoine. Or le moins que l’on puisse dire est que ces propositions vont à l’encontre des fondements réels du patrimoine islamique

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dont l’objet n’est autre que celui de changer le présent en lui imprimant une autre direction.

L’auteur s’appuie dans sa nouvelle théorie sur « Asbab al-Nuzul » (les causes de la Révélation) et « Al-Nasekh wal Mansukh » (la doctrine de l’abrogeant-abrogé) qui, selon lui, réaffirment la subordination du patrimoine au présent et leur corrélation. A ce propos, il souligne que « ce que les anciens expriment par Asbab al-Nuzul n’est, en réalité, que la préséance du présent sur la pensée, de même qu’ils (les anciens) considéraient que la pensée, en concordance avec le principe d’Al-Nasekh wal Mansukh, se détermine selon les capacités et les besoins du présent, de sorte que tout fléchissement du présent conduit un fléchissement de la pensée, et tout renforcement du présent renforce la pensée »(31).

Donc « La Révélation s’est accomplie en fonction des besoins du moment, ou comme le disent les théologiens spécialistes des fondements (usul) : conformément aux Asbab al-Nuzul et aux potentialités de son acceptation. D’autant que la Révélation faisait l’objet d’amendement, ainsi que l’affirme les théologiens de l’abrogation (Naskh)(32).

L’auteur nous amène ensuite au dessein recherché, en soutenant que « La Révélation elle-même se compose d’un ensemble de versets révélés sur une période de vingt trois ans (…), de sorte que les textes de la Révélation ne constituent pas un livre dicté en une seule fois par un cerveau divin et imposé à l’ensemble de l’humanité, mais une série de solutions à des problèmes quotidiens (…). Bon nombre de ces solutions n’étaient pas à l’époque issues de la Révélation mais plutôt des propositions suggérées par des individus ou des groupes, que la Révélation a approuvées et imposées. On trouve cette caractéristique dans les dernières étapes de la Révélation, à savoir que la Révélation islamique est moins une contribution de la Révélation qu’une contrainte imposée par le présent et approuvée par la Révélation. C’est ce que l’on entend par « Asbab al-Nuzul » (les causes de la Révélation).(33)

Nous ne nous attendions pas à ce que l’auteur s’avance aussi précipitamment sur des caractéristiques on ne peut plus nettes dans ce patrimoine qu’il

31) Hassan Hanafi. Le patrimoine et le renouveau, p. 13.32) Hassan Hanafi. Questions contemporaines.33) Hassan Hanafi. Le patrimoine et le renouveau, p. 157.

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compte rénover. Or ces caractéristiques infirment l’idée que chaque verset du saint Coran soit révélé en vertu d’une cause ou circonstance, et dans ce contexte les musulmans savent que « le Coran a été révélé en deux parties, l’une au commencement, et l’autre à la suite d’un événement ou en réponse à une question »(34).

Dans cette veine, les musulmans rejettent l’idée que le Coran fût révélé « conformément aux Asbab al-Nuzul et aux potentialités de son acceptation », car cette idée n’est pas inscrite dans leur patrimoine et est vivement récusée. D’autant que l’auteur n’a guère réussi à étayer son hypothèse par une quelconque référence utile. Mieux encore, il lui a été difficile, tout au long de ses écrits, d’apporter la moindre confirmation à ce qu’il avance, et ce, pour une raison bien simple, parce que cette hypothèse est contraire à l’idée même qu’il énonce. Par ailleurs, l’auteur doit très certainement savoir que dans la science relative à Asbab al-Nuzul les causes réelles et imaginaires se confondent et qu’on peut trouver, dès les premières pages de l’ouvrage Asbab al-Nuzul d’al-Sayouti (m. 911H), l’affirmation qu’un grand nombre d’exégètes confondaient entre l’interprétation des versets et les causes de leur révélation, avançant moult causes, souvent contradictoires, pour un seul et même verset.

Cheikh Mohamed Rachid Réda a exprimé sa grande frustration devant ce phénomène incontrôlable issu du patrimoine, soulignant que : « Il est paradoxal que les narrateurs en matière d’Asbab al-Nuzul s’acharnent à déchiqueter le groupe soudé autour de la Parole divine et à mettre le Coran en lambeaux, décomposant les versets et désagrégeant leur cohésion afin de donner à chacune des phrases sa propre cause et à chaque verset traitant d’une question un motif bien particulier »(35).

Jalal al-Dine al-Sayouti estime que lorsque des exégètes citent deux différentes causes pour la révélation d’un même verset, leurs dires ne sont plus pris en considération en termes de causes, mais une simple interprétation : « Dans un tel cas de figure, les explications ne doivent pas figurer dans la classification des causes de la révélation. Par contre, elles doivent être citées dans la classification des dispositions de la loi coranique »(36).

34) Al-Seyouti. Al-Itqan fi ‘Ulum al-Qur’an (La perfection dans les sciences coraniques), 1/82.35) Mohamed Rachid Réda. Tafsir al-Mathany, 11/2.36) Sayouti. Asbab al-Nuzul (Causes de la Révélation), p. 7.

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Comme preuve de la diversité et de la contradiction des rapports sur les causes de la Révélation, il suffit de signaler que Jalal al-Sayouti s’appuie sur Abu al-Hassan al-Wahidi (m. 468H) - pionnier dans la science relative aux causes de la Révélation - dans ses tentatives d’élargir, à raison ou à tort, ladite cause. A telle enseigne qu’il a été conduit à élaborer une conception correcte de la cause, affirmant à ce propos que les versets n’ont pas été révélés au moment où l’événement s’était produit. Il ressort dans ce sens ce qu’al-Wahidi rapporte à l’égard de Sourate Al-Fîl, à savoir que la cause était l’arrivée en Abyssinie. Or la révélation de cette Sourate n’a rien d’une cause, mais purement et simplement l’annonce d’événements passés. Il en est de même de la citation d’histoires telles que celles de Noé, de ‘Ad et Tamud et de l’édification d’Al-Beyt. Il en est de même dans la mention de la Parole divine : « Et Allah avait pris Abraham pour ami privilégié » (Al-Nisaa : 125) où la cause est l’amitié que le Seigneur accorda à Abraham. Il est donc clair qu’il ne s’agit aucunement ici des causes de Révélation du Coran, comme il est avéré »(37).

Al-Wahidi nous affirme que : « Les causes de révélation ne sont valides que lorsqu’elles sont rapportées par ceux qui les ont vus et entendus, ou par ceux qui ont acquis la certitude relative à leur causalité après une recherche sérieuse effectuée dans les règles de l’art »(38). Or Sayouti constate qu’al-Wahidi « rapporte tantôt le hadith en l’étayant de ses propres affirmations tout en y introduisant des explications qui fourvoient le lecteur, tantôt le rapporte amputé de sorte que l’on en sait plus si le hadith est confirmé ou non »(39).

Nous pouvons pour notre part affirmer, quoique nous ne soyons pas des spécialistes versés dans les sciences du Saint Coran, que les anciens et les modernistes concernés par les causes de la Révélation se partagent un dénominateur commun, à savoir, que les avis personnels des exégètes ont été insérés, dans bon nombre de cas, parmi les causes, au point de se confondre et créer l’amalgame. Or, la procédure habituellement suivie dans l’exploration des événements qui ont suscité la révélation de certains versets est fondée sur l’exactitude du récit et sa confirmation. Partant de ce postulat, l’on peut donc dire que :

37) Ibid., p. 6.38) Causes de la Révélation du Coran, p. 5.39) Asbab al-Nuzul (causes de la Révélation), p. 8.

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1. Il est aberrant de dire que le Livre Saint a été assimilé par Asbab al-Nuzul, lesquelles causes ont contrôlé sa révélation, c’est-à-dire que la révélation du Coran a été tributaire de ces causes et des exigences du moment. Il est généralement admis qu’une grande majorité du Coran a été révélée au départ sans causes ou circonstances ponctuelles, et ne visait pas à répondre à des questions ou réagir à des situations particulières suscitées par les deux sociétés, mecquoise et médinoise, à l’époque du Message. Il convient de rappeler, à cet égard, que « Yas-Alounaka » (On te demandera) figure dans le Saint Coran exactement quinze fois..

Or si certains versets se rapportant à certaines dispositions correspondent à des événements partiels, les versets relatifs à l’unicité n’ont rien de commun avec des causes déterminés par des événements ou circonstances du moment. En fait, ils ont été révélés pour mettre fin à la situation de la société antéislamique et fonder sur ses vestiges l’assise d’une société d’un autre type. C’est ce que l’imam Mohamed Abdou voulait probablement dire lorsqu’il écrivait: « Il est un besoin de comprendre les causes de la Révélation des versets qui font fonction de dispositions, car la connaissance des événements et circonstances à l’origine d’une disposition permet de mieux assimiler la logique qui la sous-tend et la facilité de sa mise en œuvre. Quant aux versets qui déterminent l’unicité - et c’est le premier dessein de la religion - il n’est nul besoin de chercher les causes de leur révélation. Ces versets ne sont suscités par aucune interrogation et leur révélation ne répond à aucun événement ou question et, dans ce cas de figure, ne nous en donne pas davantage d’informations pour la compréhension du verset ».(40)

2. S’agissant de versets dont la révélation a été assortie ou précédée d’un événement spécifique et dont l’interprétation, l’historique ou la disposition prête à confusion, il est nécessaire d’entreprendre des recherches approfondies pour déterminer si ledit verset fait suite à un événement particulier ou répond à une interrogation, ou évoque une quelconque signification ou trait historique. Nous en

40) Cité dans Tafsir al-Manar, de Mohamed Rachid Réda, 56/2.

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voulons pour preuve le fait que les livres traitant les causes de la Révélation, qui sont fort heureusement peu nombreux, n’expliquent pas les causes sous-tendant chacun des versets. Ceci est amplement suffisant pour réfuter l’argument en vertu duquel chaque verset est lié à une cause. Les nombreux exemples que le lecteur trouve dans Asbab Nuzul al-Quran, d’Abou al-Hassan al-Wahidi (m. 468H) en apportent également une autre preuve. Une autre preuve se trouve dans la corrélation que fait cet ouvrage entre un verset coranique et ce que le peuple de Moïse avait fait dans les temps passés(41), la révélation étant considérée ici comme une explication du verset et non sa cause. Des dizaines et des dizaines de versets s’inscrivent dans cet ordre, car ne figurant pas parmi ce qu’ils appellent les causes de la révélation. Et comme l’indique Cheikh Mohamed Rachid Réda, la cause de la révélation « n’est autre qu’une question de compréhension de ce qu’un verset énonce. Aussi l’exégèse peut-il être dans le vrai dans son interprétation comme dans le faux, et dans ce dernier cas induire le lecteur en erreur. Nul ne doit donc le suivre mais, en revanche, il faut lui signifier cette erreur, surtout si cette erreur dans l’interprétation est susceptible de comporter une quelconque nuisance ».(42)

3. La règle fondamentaliste que nous enseigne son auteur, avec force conviction, préconise que « il faut s’en tenir aux termes généraux et pas aux raisons spécifiques »(43). Or celle-ci torpille dès le départ la tentative de relier le Coran à la réalité, ou l’effet à la cause. D’après cette règle, il ne convient pas de se rapporter au verset au moment de l’événement qui a suscité sa révélation, mais d’aller au-delà de sa signification, loin du lieu et du moment qui en sont à l’origine. Nous ne doutons pas que l’auteur comprend encore plus profondément cette question, mais nous ne pouvons nous empêcher de nous interroger : Est-ce une règle de la recherche scientifique que l’auteur commence d’abord par porter

41) Voir le commentaire d’al-Wahidi sur le verset « Espérez-vous [Musulmans], que des pareils gens (les Juifs) vous partageront la foi? » (Al-Baqara : 75) dans son ouvrage Asbab Nuzul al-Qur’an, p. 25.

42) Mohamed Rachid Réda. Tafsir al-Manar, 320/5.43) Al-Ghazali, Al-Mustasfa fi ‘Ilm al-Usul, 1/236.

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un jugement contraire au thème de la recherche, puis s’emploie à le justifier en recourant à un titre général ou un concept spécieux dont il se sert pour étayer le jugement que le Coran est issu de la réalité, de ses conséquences ou des causes qui l’ont suscité ?

En s’en tenant à cette logique, l’auteur nous enseigne une vérité simpliste, à savoir que le Coran s’adresse au présent, qu’il influence et juge, faisant abstraction des situations et circonstances. En d’autres termes, la révélation d’un verset n’a nul besoin de cause ou d’effet, de sorte qu’en l’absence de cause, on peut supposer que tel ou tel verset n’a plus de raison d’être. Or de telles réflexions vont à l’encontre des règles les plus élémentaires de compréhension du Coran. On ne peut, en effet, affirmer que le Coran est une révélation divine tout en prétendant qu’il fait partie intégrante de la réalité ou de ses causes. A moins que cette contradiction n’a d’autre dessein que de ne plus considérer le Coran comme un pilier essentiel du projet de la renaissance et du renouveau !

Nous n’osons pas accuser l’auteur du « Patrimoine et renouveau » de tout cela, mais nous retenons de notre lecture de ce projet qu’il n’a pas échappé à la contradiction, chose naturelle pour tout penseur ou rénovateur tentant à attribuer le Saint Coran simultanément à une source divine et une source matérielle. Aussi le chercheur a-t-il, logiquement, l’option de refuser d’emblée l’idée que le Coran soit une révélation et, ce faisant, forger toutes les contradictions et antithèses qu’il souhaite sans perdre toutefois la cohérence entre son discours et les allégations qu’il suscite. Dans cette conjoncture, la discussion avec l’auteur doit se limiter au thème de l’humanité ou matérialité du saint Coran, et non pas sur les idées qu’il prône, sinon la discussion s’articulera autour du résultat, alors qu’il s’agit de corriger les idées reçues.

Donc soit le chercheur procède du principe que le Coran est une révélation divine, considérant ainsi que le Coran peut irrémédiablement influer sur les événements en les dirigeant, les modifiant ou les corrigeant, soit combiner entre les deux, ce qui revient à rassembler deux contraires qui ne convergent pas.

Nos érudits, tant anciens que contemporains, ont averti des dangers de cette exploitation des interprétations relatives à la Révélation, néfaste au sens qu’elle détruit l’essence même de la religion. Prétendre donc que le Coran concerne uniquement l’événement auquel il se rapporte constitue une élucubration qu’aucun musulman ne peut accepter et aucun sage admettre.

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L’imam Taqiy al-Din ibn Taymiya(44) relève que « D’aucuns peuvent affirmer que tel verset a été révélé à telle ou telle occasion, surtout si le verset réfère à une personne. Mais ils sont loin de suggérer que ledit verset soit dévoué à cette seule personne ou famille, car aucun musulman et aucun homme sain d’esprit ne peut l’accepter. Car si les gens se disputent sur la cause, ils ne mettent pas en question pour autant la portée de ce qui est révélé. Nul théologien musulman ne pourra signifier que les textes du Coran et de la Sunna se consacrent à des personnes en particulier, mais plutôt à ce que représentent ces personnes. Et quand bien même le verset soit motivé par une cause précise, sa portée ne s’étend pas à la seule personne ciblée, mais à toutes celles qui sont dans le même cas, qu’il s’agisse d’éloge ou de réprimande ».

Cheikh Mohamed al-Taher ibn Achour (m. 1393H), l’un des exégètes contemporains du saint Coran, dit : « Je n’excuse pas les maîtres exégètes qui ont repris à leur compte ces frêles affirmations et, plutôt que souligner leurs forces et faiblesses, ont été jusqu’à induire les gens en erreur en leur faisant croire que la révélation des versets du Coran répondait à des motifs suscités par des événements précis. Et mal leur en prend, car le Coran n’a été révélé que pour guider dans la rectitude la Oumma vers son bien-être, n’étant pas limité en cela aux événements qu’il relate et aux suites jurisprudentielles auxquels ils ont donné lieu »(45).

Après avoir scruté toutes les causes de révélation qui ont été clairement démontrées, cet imam contemporain a réparti ces causes sur les cinq types suivants :

Le premier type, où la compréhension du verset dépend de l’information qu’il relate. Et c’est d’ailleurs le seul type auquel s’applique le concept de « cause de la révélation », car il est central au discours divin objet dudit verset. L’exégète ne peut ignorer ce type, car il explique justement ce qui est ambigu. J’en veux, pour exemple, la parole divine suivante : « Allah a bien entendu la parole de celle qui discutait avec toi à propos de son époux(46) » ou encore : « O vous qui croyez ! Ne dites pas : « Raina » (favorise-nous) mais

44) Voir dans «les Fatwa» d’ibn Taymiya, 13/181-182 ; voir aussi al-Sayouti, Al-Itqan fi ‘Ulum al-Qur’an, 1/85.

45) Ibn Achour, Al-Tahrir wal Tanwir, 1/46.46) Sourate Al-Mujadilat : 1.

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dites : « Ondhurna » (regarde-nous)(47)» de même que dans certains versets comportant « parmi les gens ».

Le deuxième type concerne des événements qui ont fait l’objet de lois et de règles, mais ces événements « ne démontrent pas plus qu’ils ne contredisent la signification du verset, au sens d’allocation, de généralisation ou de limitation. Mais si on citait les versets semblables, on trouverait qu’ils ont un sens similaire à celui des versets révélés après les événements qui les concernent(48)». Il en est de même du dialogue de Uwaymer al-Ajlani en faveur duquel le verset sur le maudisseur a été révélé, ou celui de Kaab bin Ujra pour lequel le verset suivant a été révélé : « Si l’un d’entre vous est malade ou souffre d’une affection de la tête (et doit se raser), qu’il se rachète alors par un Jeûne(49)». Raison pour laquelle Kaab leur dit : Ce verset me concerne personnellement, quoiqu’il soit général pour vous.

Il est clair que ce type n’est pas déterminant à la révélation du Coran mais s’inscrit dans les directives des versets révélés suite à ces incidents. Cheikh ibn Achour était on ne peut plus clair et vigilant lorsqu’il dit : « C’est lui qui est l’objet du verset du Maudisseur » plutôt que de dire « qu’il en était le motif ou la cause ». Il s’agit donc, d’après cette différence, de redresser la relation entre le Coran et l’événement, bien qu’elle soit entièrement faussée dans le projet « Patrimoine et rénovation ». Le Cheikh ajoute que « L’étude consacrée à ce type permet d’appréhender et la signification et la moralité du verset, d’autant que les théologiens sont convenus - ou ont failli s’y accorder - que la cause de révélation dans ce type ne peut revêtir un sens ponctuel, mais généralisé sur le plan de la jurisprudence(50)».

Le troisième type porte sur des événements successifs se rapportant à une personne spécifique. Dans ce cas de figure, le verset révélé vient en préciser les dispositions et le châtiment qui attend l’auteur. La plupart des exégètes affirment que ce type de versets correspond « à tel ou tel événement » et s’efforcent de les attribuer à une cause particulière, en particulier les conteurs

47) Sourate Al-Baqarat : 104.48) Op. cit. Al-Tahrir wal Tanwir :, 1/48.49) Al-Baqarat : 196.50) Op. cit., 1/48.

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et certains exégètes. Inutile de souligner que pareilles interprétations sont susceptibles d’induire les gens en erreur en leur faisant croire que ces versets concernent des événements spécifiques, sans plus.(51)

Le quatrième type implique des événements qui n’ont pas donné lieu à une quelconque révélation. Mais il n’empêche que l’on trouve dans des versets, antérieurs ou ultérieurs, des éléments ayant trait à de semblables événements. Ainsi « certains prédécesseurs font croire que ces événements sont ceux qui sont visés par ces versets, alors qu’en vérité, c’est le sens qui découle de ce verset qui prévaut(52)».

Le cinquième type concerne des événements ayant des interprétations généralisées dans le verset, ou traduit des éléments ou circonstances similaires. Mais en tout état de cause, ils ne peuvent être une cause de révélation.

Commentant cette répartition, Cheikh Achour rappelle que « Le Coran est venu guider la Oumma et établir ses lois, soit à titre anticipé, ponctuel ou à titre de réprimande, de louange, etc. Il s’adresse à tous ceux qui ont la capacité d’appréhender son discours, auxquels il introduit des ensembles jurisprudentiels et moralisateurs(53)».

Nous nous excusons auprès du lecteur pour notre insistance sur des choses qu’il connaît déjà. Nous voudrions seulement conclure que les « causes de la révélation » dans notre ancien héritage ne signifient pas - comme l’affirme l’auteur du « Patrimoine et innovation » - relier la révélation à la réalité, dont elle est tributaire en fonction de son intensité. Il ne s’agit pas non plus de modifier la révélation en fonction de la réalité, mais bien au contraire, modifier le présent en fonction de la révélation. Il ne faut non plus induire de ces causes que la révélation, dans notre ancien héritage, n’est pas un cumul de vérités constantes et pérennes mais une interprétation répondant à une circonstance

51) Op. cit., 1/48-49.52) Op. cit., 1/49. Zerkachi rapporte dans son Al-Burhâne fi ‘Ulum al-Qur’an 1/32-33 : « L’on

sait que les Compagnons et les successeurs ont pour habitude de dire que : Si tel verset est révélé dans telle circonstance, il est manifeste que ledit verset comporte un précepte, mais cela ne veut pas dire que c’est la cause de sa révélation ». Voir Al-Itqân : 1/83, ainsi que Al-Tahrir wal Tanwir : 1/50.

53) Op. cit., 1/50.

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54) Hassan Hanafi, Fil Yasâr al-Islami : 100, repris dans Al-Muthaq-qafûn al-Araba wal Turath, de George Tarabishi : 109.

55) Ibid. 56) Ibid.

particulière ou une situation historique ponctuelle précise se rapportant à un groupe spécifique. Il faut comprendre, après examen minutieux et correction, que l’accent soit être placé sur la généralité du texte et non sur la seule cause de sa révélation.

Il est cependant paradoxal de constater que, selon cette optique, la révélation n’est plus tributaire de l’événement qui l’a suscité, idée que l’auteur du « Patrimoine et renouveau » s’escrime à faire passer, d’autant que le projet lui-même semble désavouer à certains endroits. A telle enseigne que le lecteur est pris de vertige à force de chercher la relation entre la révélation et l’événement, ne sachant plus si le renouveau prôné par ce projet procède de l’influence que la révélation exerce sur le présent, ou l’inverse !

Or cette théorie, qui a fait couler beaucoup d’encre, débouche carrément sur son contraire dans un autre discours. On ne dira pas, dans cet autre contexte, qu’elle a été bouleversée mais plutôt qu’elle s’est redressée. L’auteur nous dit, à cet égard, « Ce qui importe dans l’interprétation des versets coraniques, ce ne sont pas les circonstances historiques spécifiques qui ont suscité la révélation, mais celui de bien appréhender la signification desdits versets(54)».

Or la même idée passe ensuite par des textes où les contradictions sont clairement manifestes, tantôt confirmant tantôt infirmant, au point où il devient impossible de déterminer la position de l’auteur dans « la relation de la révélation avec le présent ». Dépouillant ainsi le sujet de toute signification, l’auteur tantôt corrélant les versets, hadiths et dispositions jurisprudentielles à « des circonstances cruciales déterminées par les événements et les aléas du temps(55)», tantôt insistant sur la nécessité de dépasser l’exégèse, « l’exégèse historique dans laquelle la plupart des exégètes ont sombré, comme si le Coran traitait de questions matérielles survenues dans des temps et lieux spécifiques, en cumulant le plus grand nombre de renseignements sur des événements passés(56)». Puis de conclure que les aspects positifs de nos sciences rationnelles « se traduisent par l’effort découlant de l’interprétation ou la compréhension

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262 Le patrimoine et le renouveau

du texte religieux sans revenir à son origine historique ou son contexte culturel, alors que les aspects négatifs concernent les éléments dont il n’est fait aucune référence dans le texte religieux. En d’autres termes, il s’agit des autres aspects qui sont d’origine historique ou basés sur d’autres causes(57)».

Puis il revient à la charge pour démolir ses propres affirmations en les contredisant ailleurs, ce qui a amené certains critiques à qualifier le projet « Patrimoine et rénovation » de danse des contradictions(58), chose qui dominera la philosophie de ce projet de rénovation et que nous démontrerons dans la suite de la présente recherche.

57) Hassan Hanafi, Fil Yasâr al-Islami : 43.58) George Tarabishi, Les intellectuels arabes et le patrimoine : 114. Fouad Zakariya

commente les contradictions du «Patrimoine et Rénovation» en s’interrogeant ainsi : « En supposant qu’un historien envisagerait un jour de déterminer la position générale de Hassan Hanafi à l’égard de cette question, conserverait-il ses facultés mentales intactes après avoir valsé avec notre auteur dans le cercle vicieux des contradictions démentes où se déroulent l’examen de la question ». Voir également «La vérité et l’illusion dans le mouvement islamique moderne» : 57.

Georges Tarabishi a consacré une bonne partie de son ouvrage «Les intellectuels arabes et le patrimoine» à analyser les contradictions du «Patrimoine et rénovation», qu’il divise en cinq groupes :

1. Contradictions dans la méthodologie, 2. Contradictions dans la position vis-à-vis des problèmes,3. Contradictions vis-à-vis des événements,4. Contradictions par rapport aux textes, et5. Contradictions par rapports aux personnes.

Op. cit., pp. 105-127.

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Aspect du juste milieu en Islam

Dr Youssuf Qaradawi*

L’Islam se caractérise par le juste milieu dans tous ses aspects, qu’ils soient théoriques ou pratiques, éducatifs ou législatifs. Comme je l’ai démontré dans mon ouvrage intitulé : Les caractéristiques générales de l’islam, l’islam incarne le juste milieu tout autant en matière de foi, de conception, de pratiques cultuelles qu’en matière de morale, de bienséance, de législation et de système juridico-social.

I. Le juste milieu de l’Islam en matière de foi et de vision

1. Il incarne le juste milieu en matière de foi. Il se situe loin de cette tendance à croire en tout avec une foi exagérée ne nécessitant aucune preuve. L’islam est également loin des matérialistes qui refusent de croire à l’instinct et aux miracles et d’entendre la voix de la raison. L’islam prône une foi fondée sur la démonstration persuasive et la preuve péremptoire. Il réfute tout le reste, le considérant du domaine de l’imaginaire et de la conjecture. Le Saint Coran parle de ceux qui associent à Dieu d’autres divinités en ces termes: « Alors qu’ils n’en ont aucune science : ils ne suivent que la conjecture, alors que la conjecture ne sert à rien contre la vérité » (Al-Najm : 28). A cet égard, Dieu interpelle ses détracteurs : « Dis : «Donnez votre preuve, si vous êtes véridiques» » (Al-Baqara : 111).

2. l’islam adopte aussi une position de juste milieu entre les athées qui ne croient en aucun Dieu, étouffant la voix de la raison et du cœur, et les polythéistes qui ne se limitent pas à l’adoration du soleil et de la lune mais vont jusqu’à adorer les veaux et les vaches et diviniser les montagnes et les fleuves, les plantes, les arbres et la pierre. Or l’Islam appelle à l’adoration d’un Dieu

* Président de l’Union mondiale des Oulémas musulmans et Directeur du Centre de recherches sur la Sunna et la Sîra (Biographie du Prophète) à Doha, Etat du Qatar.

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unique, sans lui associer aucune autre divinité : « Il n’a jamais engendré, n’a pas été engendré non plus et nul n’est égal à Lui » (Al-Ikhlass : 3-4) et « Il n’y a rien qui Lui ressemble » (Al-Shura : 11). Et rien ne saurait réduire l’omnipotence de Dieu, car Il est le Créateur de toutes choses, tous les autres n’étant que des éléments impuissants et inutiles, n’étant capables ni de bien ni de mal, ne maîtrisant ni la mort ni la vie. Aussi les diviniser serait-il un acte d’hérésie, d’injustice et d’égarement: « Et qui est plus égaré que celui qui invoque en dehors d’Allah, celui qui ne saura lui répondre jusqu’au Jour de la Résurrection ? Et elles [leurs divinités] sont indifférentes à leur invocation » (Al-Ahqaf : 5) ou encore : « Mais ils ont adopté en dehors de Lui des divinités qui, étant elles-mêmes créées, ne créent rien, et qui ne possèdent la faculté de faire ni le mal ni le bien pour elles-mêmes, et qui ne sont maîtresses ni de la mort, ni de la vie, ni de la résurrection » (Al-Furqan : 3).

3. L’islam se situe, par ailleurs, entre ceux qui considèrent l’univers comme seule réalité tangible, tout ce qui n’est pas visible ou palpable étant un mythe ou une illusion. En effet, l’islam se dissocie des matérialistes qui contestent tout ce qui est imperceptible, et ceux qui voient dans l’univers et tout ce qu’il comporte une chimère ou un mirage irréel où l’assoiffé trouve le néant à l’endroit où il croit trouver l’eau. Les adeptes du juste milieu sont ceux qui prônent l’unicité de l’existence, car il n’y a qu’une seule et unique existence, celle de Dieu.

L’islam, qui considère que l’existence de l’univers est une vérité indiscutable, passe de cette vérité à une autre encore plus grande, à savoir celle qui concerne l’origine de sa création, de son organisation et de son fonctionnement. En d’autres termes, à son créateur, Dieu Tout-puissant. C’est là que réside l’évidence de l’existence de Dieu, autrement l’univers serait une création sans créateur, ainsi que le précise le verset suivant : « En vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence, qui, debout, assis, couchés sur leurs côtés, invoquent Allah et méditent sur la création des cieux et de la terre (disant) : «Notre Seigneur! Tu n’as pas créé cela en vain. Gloire à Toi ! Garde-nous du châtiment du Feu » (Âl Imran : 190-191).

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4. L’Islam est, en outre, un juste milieu entre ceux qui déifient l’être humain en lui attribuant la capacité d’agir et de gouverner comme bon lui semble, et ceux qui le rendent prisonnier de conjonctures économiques, sociales ou religieuses, de sorte qu’il devient telle une plume qui vole au gré du vent ou une marionnette dont la société, l’économie ou le destin tire les ficelles.

Selon l’Islam, l’être humain est une créature responsable, lieutenant de Dieu sur terre. Il a vocation d’adorer son Créateur, d’être actif et d’instaurer le droit et la justice dans la société. L’être humain doit forger sa propre destinée, grâce au savoir-faire et aux compétences dont Dieu l’a gratifié : « Quiconque prend le droit chemin ne le prend que pour lui-même ; et quiconque s’égare, ne s’égare qu’à son propre détriment » (Al-Israa : 15). Il doit mettre en oeuvre ses capacités pour toujours s’améliorer et améliorer le milieu qui l’entoure: « En vérité, Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas ce que est en eux-mêmes » (Al-Raad : 11).

5. Le juste milieu de l’islam se situe entre ceux qui sanctifient les prophètes et les élèvent au rang des divinités et ceux qui les combattent en les accusant des pires maux et en leur faisant subir les pires supplices. Or les prophètes sont des êtres humains qui ont besoin, tout comme nous, de manger, de déambuler dans les marchés, de se marier et d’avoir une progéniture, ne se distinguant des autres que par la Révélation et les miracles qu’ils ont produits : « Leurs messagers leur dirent : «Certes, nous ne sommes que des humains comme vous. Mais Allah favorise qui Il veut parmi Ses serviteurs. Il ne nous appartient de vous apporter quelque preuve, que par la permission d’Allah. Et c’est en Allah que les croyants doivent placer leur confiance » (Ibrahim : 11).

6. Il est tout autant un juste milieu entre ceux qui croient que la Raison est l’unique moyen de comprendre les réalités de l’existence, de distinguer entre le vrai et le faux, le bien et le mal, et ceux qui ne croient qu’en la révélation et l’inspiration, ou encore le texte religieux et ne reconnaissent à la Raison aucun rôle dans la confirmation ou l’infirmation des vérités.

L’islam croit en la Raison, qu’il interpelle pour l’observation et la pondération. Il s’en sert pour sortir de la stagnation et du mimétisme intellectuel. La Raison est de ce fait compatible avec les commandements

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de l’islam et peut justifier ce qu’il recommande tout autant que ce qu’il proscrit. Elle permet d’assimiler la réalité et d’en tirer les enseignements. C’est aussi sur la Raison que l’islam s’appuie pour mettre en évidence les deux plus importantes certitudes de la vie(1): l’existence de Dieu et la véracité de la mission prophétique. Il croit, par ailleurs, que la Révélation est de nature à compléter la Raison, qu’elle vient soutenir, même si les esprits continuent de se distinguer par leurs divergences et les passions qui les animent, en les orientant vers des fonctions qui ne relèvent pas nécessairement de leur spécialité ou de leurs compétences, qu’il s’agisse de questions mystiques, matérielles ou cultuelles, et tout cela d’une manière qui satisfait Dieu. L’Islam, d’autre part, utilise la Raison pour explorer et découvrir l’univers, sans restriction aucune, car le Créateur a mis l’univers à la disposition de l’homme.

II. Le juste milieu de l’Islam en matière de culte et de pratiques religieuses

L’islam adopte le juste milieu en matière de culte et de pratiques religieuses. Ceci est d’autant vrai si on le compare avec les religions qui ont occulté la dimension divine de leur philosophie religieuse et de leurs rituels (prière, recueillement, invocation de Dieu) comme le bouddhisme qui se fonde exclusivement sur la morale humaine. A ce propos, on raconte qu’on avait un jour interrogé Bouddha sur la sagesse de Dieu et de l’ascendant qu’Il peut avoir sur la vie de l’homme ; il répondit : « Je ne connais presque rien de la sagesse de Dieu mais je connais très bien la misère de l’homme ». De plus, l’islam adopte le juste milieu si on le comparait aux religions qui appellent ses adeptes les plus fidèles à se consacrer corps et âme à la prière, voire à l’ascétisme, en coupant définitivement les liens qui les relient à la vie et à l’action. A cet égard, le monachisme chrétien interdit aux moines de se marier et de profiter des plaisirs de la vie que Dieu n’a pas proscrits.

1) Cette première vérité, la plus importante, n’a pas été confirmée au Prophète à travers la Révélation, car la Révélation et le Message s’inscrivent dans le contexte de l’attestation que Dieu est à la fois le Révélateur et l’Envoyeur, et cette vérité trouve donc nécessairement sa confirmation autant dans la Raison que dans la nature humaine ; cependant vis-à-vis des négateurs, il faut recourir à la Raison pour les convaincre.

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L’islam enjoint le musulman à s’acquitter de certains rituels comme les cinq prières quotidiennes, la prière hebdomadaire du Vendredi et le pèlerinage que tout musulman devrait accomplir au moins une fois dans sa vie. Ainsi, l’islam n’impose pas à ses fidèles de lourds rituels mais fait en sorte de maintenir un lien quotidien et continu entre eux et Dieu. Une fois ces devoirs religieux accomplis, les musulmans sont libres de vaquer à leurs occupations, à vivre leur vie, à en consommer les fruits, à cultiver la terre, à construire, à faire du commerce et à travailler jusqu’à la fin de leurs jours, chacun dans son domaine de compétence. Un hadith du Prophète (PSL) dit : « Si l’heure du dernier jour sonnait alors que vous teniez dans la main une pousse de palmier, et que vous pouvez la planter avant de quitter la vie, alors faites-le »(2). D’aucuns se demanderaient pourquoi planter un palmier alors que personne ne pourrait en savourer les fruits. La réponse est que l’être humain doit travailler tant qu’il en est capable car le travail est un acte de prière.

Pour étayer ce propos, il n’y a pas mieux que les versets appelant à la prière du Vendredi. Dieu dit : « O vous qui avez cru ! Quand on appelle à la Salat du jour du Vendredi, accourez à l’invocation d’Allah et laissez tout négoce. Cela est bien meilleur pour vous, si vous saviez ! Puis quand la Salat est achevée, dispersez-vous sur la terre, et recherchez [quelque effet] de la grâce d’Allah, et invoquez beaucoup Allah afin que vous réussissiez ». (Al-Jouma’a : 9-10). Voilà ce qui résume la vie du musulman : un équilibre entre vie sociale et vie religieuse, même un Vendredi. Le musulman est appelé à vaquer à son travail et à son commerce avant l’heure de la prière. Après l’appel à la prière, il doit tout laisser pour communier avec Dieu à travers la prière. Après s’être acquitté de son devoir religieux, libre à lui de vaquer à ses activités sans pour autant oublier d’invoquer Dieu en toutes circonstances car c’est là la clé de la réussite.

III. Le juste milieu de l’islam en matière de morale et d’idéal

1. L’islam adopte le juste milieu en matière de morale si on le comparait aux idéalistes qui considèrent l’être humain comme un ange ou presque. Les idéalistes ont attribué à l’homme des valeurs et des qualités qu’il ne peut supporter. Par ailleurs, l’islam a une position de juste milieu si on le comparait

2) Rapporté par Ahmad in Al- Musnad et par Al-Bukhâri in Al-Adab al-mufrad (479) , tenu de Anas.

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avec les ultra-réalistes qui le considèrent comme un animal ou l’y assimilent. Ainsi un philosophe avait qualifié l’homme de « loup masqué ». Ce sont là deux positions diamétralement opposées : la première fait totalement confiance à la bonté humaine ; la deuxième est plutôt défiante à l’égard de l’homme qui serait foncièrement mauvais. L’islam trouve sa position entre ces deux points de vue.

En effet, pour l’islam, l’homme est un être complexe où la raison et le cœur s’affrontent. Il est l’ange et la bête. Mais il a été créé pour composer avec ces deux composantes ; en étant tantôt reconnaissant, tantôt désobéissant, disposé aussi bien à l’immoralité qu’à la piété. Il s’agit donc pour l’homme de lutter contre la tentation et d’élever son esprit par la piété. Dieu dit : « Et par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée; et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété! A réussi, certes celui qui la purifie. Et est perdu, certes, celui qui la corrompt » (Al-Chams : 7-10).

2. l’Islam adopte aussi le juste milieu dans sa vision de l’homme : l’islam n’adopte pas le point de vue des religions qui considèrent l’homme comme un esprit transcendant, emprisonné dans un corps ; un esprit qui ne se purifie ni ne s’élève que par la douleur et la privation comme dans le brahmanisme, le manichéisme, le stoïcisme, le monachisme et bien d’autres. L’islam n’adopte pas non plus les doctrines matérialistes qui considèrent l’homme comme un corps pur et une entité physique qui n’est pas animée par un esprit et qui n’est pas touchée par la grâce de Dieu.

En islam, l’homme est à la fois esprit et matière. La création du premier homme, Adam, Paix sur lui, en est la preuve. Dieu l’a créé de terre et d’argile, deux matières qui réfèrent à la nature matérielle du corps humain. Dieu y a ensuite insufflé Son esprit qui distingue l’homme et fait sa dignité. Il est dit dans le Coran : « Dès que Je l’aurais harmonieusement formé et lui aurait insufflé Mon souffle de vie, jetez-vous alors, prosternés devant lui » (Al-Hijr : 29).

Etant fait d’argile et d’un souffle, autrement dit d’un corps et d’un esprit, l’homme est comptable devant son corps et son esprit. Il doit prendre soin équitablement de son esprit de peur qu’il ne se corrompe et de son corps de peur qu’il ne faiblisse. C’est pour cette raison que l’islam s’oppose aux adorateurs du corps qui n’ont d’autre objectif que d’assouvir leurs besoins

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corporels, comme il s’oppose à ceux qui disent que le corps est l’ennemi de l’esprit et que l’esprit ne s’élève ni ne se purifie que par la douleur et la privation. Or, il existe bien des religions et des philosophies qui se fondent sur cette idée. A ceux qui sont extrêmes dans l’observance de la religion, le Prophète (PSL) donne le conseil suivant : « Ton corps a sur toi un droit, tes yeux ont sur toi un droit, ta femme a sur toi un droit et ton hôte a sur toi un droit »(3).

3. L’islam adopte le juste milieu dans sa vision à la vie. Il ne suit pas ceux qui dénient l’au-delà et pensent que tout commence et tout finit ici-bas. Dieu dit dans le Saint Coran : « Et ils disent: «Il n’y a pour nous [d’autre vie] que celle d’ici-bas; et nous ne serons pas ressuscités » (Al-An’am : 29). Ces gens-là ont sombré dans les plaisirs ; ils se sont aliénés à la matière et ne font que courir derrière les intérêts individuels immédiats comme le font les matérialistes en tout lieu et en tout temps. La position de l’islam se situe entre ceux-ci et ceux qui ont refusé la vie et l’ont écartée de leur existence, ceux qui considèrent la vie comme un mal à combattre et à fuir. Ceux-là se sont privés des plaisirs de la vie et ont résolu de se retirer du monde en s’abstenant à l’action et à la production.

L’approche de l’islam concilie les deux vies (ici-bas et au-delà) et considère la vie ici-bas comme un terrain qu’il faut cultiver pour en récolter les fruits dans l’autre vie. Il considère le travail comme une façon d’adorer Dieu et d’accomplir la mission de l’homme sur terre. Si l’islam appelle les gens à profiter des plaisirs et des fruits d’ici-bas, il met en garde contre ceux qui s’abandonnent corps et âme aux frasques et aux plaisirs défendus. Dieu dit : « Et ceux qui mécroient, jouissent et mangent comme mangent les bestiaux; et le Feu sera leur lieu de séjour ». (Mohammad : 12). Il dit aussi : « Ô enfants d’Adam, dans chaque lieu de Salat portez votre parure (vos habits). Et mangez et buvez; et ne commettez pas d’excès, car Il [Allah] n’aime pas ceux qui commettent des excès. Dis: «Qui a interdit la parure d’Allah, qu’Il a produite pour Ses serviteurs, ainsi que les bonnes nourritures? » (Al-Aaraf : 13-23).

3) L’authenticité de ce hadith fait l’objet d’un accord. Rapporté par Al-Bukhâri in As-sawm (1975), Muslim in As-siyâm (1159) Ahmad in Al-Musnad (6867) et An-nassâ’i in As-siyâm (2391), tenu de Abdullah Ibn Amr.

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Le Saint Coran précise que le bonheur ici-bas est une récompense dont Dieu gratifie ses fidèles adorateurs : « Allah, donc, leur donna la récompense d’ici-bas, ainsi que la belle récompense de l’au-delà. Et Allah aime les gens bienfaisants » (Âl Imran : 148). Les fidèles connaissent très bien cette prière qui exalte aussi bien la vie ici-bas que la vie de l’au-delà : « Seigneur! Accorde nous belle part ici-bas, et belle part aussi dans l’au-delà; et protège-nous du châtiment du Feu! » (Al-Baqara : 201). Le Prophète faisait la prière suivante : « Ô Allah, parfais ma religion qui m’assure une protection dans toutes mes affaires, améliore ma vie ici-bas dans laquelle se trouve ma subsistance, améliore ma vie dans l’au-delà vers lequel se fera mon retour ; fais de la vie une abondance de biens et de la mort un repos contre tout mal »(4).

IV. Le juste milieu de l’islam en matière de législation et de système juridico-social

L’islam adopte aussi le juste milieu dans son système législatif, juridique et social. Une comparaison avec les autres systèmes montre que l’islam a toujours été marqué par le sceau de la modération. En voici quelques exemples :

Un juste milieu entre prescription et proscription :

L’islam adopte le juste milieu en matière de prescription et de proscription, comparé au judaïsme qui a multiplié les interdits. Il s’agit des interdits qu’Israël s’est imposés et des interdits que Dieu a imposés aux juifs pour les méfaits et les injustices qu’ils ont commis. Dieu dit : « C’est à cause des iniquités des Juifs que Nous leur avons rendu illicites les bonnes nourritures qui leur étaient licites, et aussi à cause de ce qu’ils obstruent le sentier d’Allah, (à eux-mêmes et) à beaucoup de monde, et à cause de ce qu’ils prennent des intérêts usuraires - qui leur étaient pourtant interdits - et parce qu’ils mangent illégalement les biens des gens ». (Al-Nissaa : 160-161). Par ailleurs, l’islam adopte le juste milieu, comparé au christianisme qui a rendu licites les interdits de la Torah sachant que l’Evangile indique que le Christ n’est pas venu pour contredire mais pour compléter la Torah(5). Pourtant, le clergé chrétien soutient que « tout est pur pour ceux qui sont purs ».(6)

4) Rapporté par Muslim in Ad-dhikr wa dou’a wa tawba wa al-istighfar (2720) tenu d’Abu Hurayra.5) L’Evangile selon Mattieu (17/5).6) Epître de Paul à Tite (1/15).

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Ainsi, l’islam n’a pas mis le pouvoir de prescrire ni de proscrire entre les mains de l’homme mais entre les mains de Dieu Seul, qui proscrit le mal et ordonne le bien. C’est pour cela que les gens du Livre et de la Sunna disent du Prophète qu’« Il leur ordonne le convenable, leur défend le blâmable, leur rend licites les bonnes choses, leur interdit les mauvaises, et leur ôte le fardeau et les jougs qui étaient sur eux ». (Al-Aaraf : 157).

L’islam a élargi le champ du licite et réduit celui de l’illicite. Il dénonce ceux qui considèrent illicites les choses que Dieu a rendues licites. Dans le Saint Coran, il est dit : « Que dites-vous de ce qu’Allah a fait descendre pour vous comme subsistance et dont vous avez alors fait des choses licites et des choses interdites? - Dis: «Est-ce Allah qui vous l’a permis? Ou bien forgez vous (des mensonges) contre Allah ? » (Younus : 59). Dieu a même reproché aux Arabes de la période antéislamique le fait d’avoir interdit le sacrifice de certaines bêtes alors qu’ils n’hésitaient à tuer leurs enfants. Dieu dit : « Ils sont certes perdants, ceux qui ont, par sottise et ignorance tué leurs enfants, et ceux qui ont interdit ce qu’Allah leur a attribué de nourriture, inventant des mensonges contre Allah. Ils se sont égarés et ne sont point guidés ». (Al-An’am : 140).

Le juste milieu en matière de famille

La législation islamique adopte le juste milieu en matière de famille, un juste milieu entre une polygamie sans limite ni restriction et une interdiction radicale de celle-ci alors même qu’elle peut se justifier parce qu’il y va de l’intérêt des parties concernées, sans parler de l’autre position qui refuse le mariage purement et simplement.

En effet, l’islam prône le mariage avec une autre femme à condition de pouvoir en assumer la charge et d’être juste envers les épouses. S’il s’avère que l’homme ne peut être juste, il doit se contenter d’une seule épouse comme il est clairement énoncé dans le verset suivant : « Si vous craignez de n’être pas justes avec celles-ci (les épouses), alors une seule ». (Al-Nissaa : 3). En période préislamique, la polygamie n’était soumise à aucune condition ni restriction, si bien que l’islam a lié la polygamie à la condition d’être juste envers les épouses et limité le nombre de celles-ci à quatre, contrairement à ce que l’on peut lire dans l’Ancien Testament où il est mentionné que « David » avait trois cent épouses et « Salomon » encore plus.

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276 Aspect du juste milieu en Islam

Cette position de juste milieu concerne aussi le divorce. L’islam n’adopte pas la position de ceux qui, comme les catholiques, interdisent le divorce quelles qu’en soient les raisons, même si la vie conjugale devient insupportable. Il n’adopte pas non plus la position de ceux, comme les orthodoxes, qui ne permettent le divorce qu’en cas d’adultère. En outre, l’islam ne suit pas ceux qui pratiquent le divorce à tour de bras, sans condition ni restriction, permettant ainsi à l’époux comme à l’épouse de se faire divorcer quand bon leur semble, participant ainsi à la fragilisation de la vie conjugale et à son effondrement pour les plus futiles des prétextes. Les liens sacrés du mariage en deviennent ainsi plus précaires qu’une toile d’araignée.

L’islam a rendu licite le recours au divorce si toutes les autres voies ont été vouées à l’échec et si tout arbitrage ou tentative de réconciliation se sont avérés infructueux. Malgré tout, le divorce reste le recours licite le plus détesté par Dieu, si bien que l’époux aura toujours la possibilité de revenir sur sa décision deux fois pour rappeler son épouse au foyer conjugal. Dieu a dit : « Le divorce est permis pour seulement deux fois. Alors, c’est soit la reprise conformément à la bienséance, ou la libération avec gentillesse ». (Al-Baqara : 229).

Le juste milieu en matière de guerre et de paix

L’islam adopte une position de juste milieu en matière de guerre et de paix. Il n’est pas d’accord avec la position du christianisme qui appelle à la paix même avec celui qui t’agresse ou te spolie ; une position où il n’est pas question de se défendre, de défendre sa famille, ses biens et ses droits. Jésus recommande expressément de ne pas lutter contre le mal par le mal et de ne pas réagir à un péché par un autre péché.

C’est ce qu’on peut lire dans l’Evangile : « Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant; Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent»… « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui ».

Par ailleurs, la position de l’islam est différente de celle du judaïsme qui prône la force et la violence pour lutter contre ses adversaires et ses ennemis. Par exemple, la Torah appelle à faire la guerre aux ennemis jusqu’à extermination totale.

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Concernant la guerre avec les pays lointains, voilà ce qu’on lit dans la Torah : « Appelle-les à la réconciliation ; s’ils répondent à ton appel, leurs hommes, femmes, enfants et adultes deviennent tes esclaves. Quant à leurs maisons, leurs terres et leurs biens, ils deviennent un butin que le Dieu Roi t’aura donné ».

Concernant la guerre avec le pays proche dit aussi « terre promise », c’est-à-dire la Palestine, la Torah en ordonne l’extermination pure et simple de façon à ce qu’aucun être n’y survive. Ainsi est l’ordre du Dieu Roi !!

Sur ce sujet, l’islam adopte une position médiane qui se situe entre la tolérance exagérée du christianisme et la cruauté inexorable du judaïsme. En effet, l’islam préconise la loi de la réciprocité à travers la réaction aux agressions subies (et c’est là une traduction du principe de justice) tout en appelant au pardon et à la réconciliation quand cela est possible (et c’est là une traduction du principe de bienfaisance).

Dieu dit : « (…) et qui, atteints par l’injustice, ripostent. La sanction d’une mauvaise action est une mauvaise action [une peine] identique. Mais quiconque pardonne et réforme, son salaire incombe à Allah. Il n’aime point les injustes! ». (Al-Choura : 39-40).

Dieu dit aussi : « Quant à ceux qui ripostent après avoir été lésés,...ceux-là pas de voie (recours légal) contre eux; Il n’y a de voie [de recours] que contre ceux qui lèsent les gens et commettent des abus, contrairement au droit, sur la terre: ceux-là auront un châtiment douloureux. Et celui qui endure et pardonne, cela en vérité, fait partie des bonnes dispositions et de la résolution dans les affaires ». (Al-Choura : 41-43).

Quand l’islam entre en guerre, il y entre pour défendre ses territoires, ses lieux sacrés, ses biens et son honneur. A cet égard, Dieu dit : « Le combat vous a été prescrit alors qu’il vous est désagréable » (Al-Baqara : 216). Quand, une fois, la guerre s’est terminée sans effusion de sang ni combat, Dieu a dit : « Et Allah a renvoyé, avec leur rage, les infidèles sans qu’ils n’aient obtenu aucun bien, et Allah a épargné aux croyants le combat » (Al-Ahzab : 25).

La guerre est régie par des lois et des principes éthiques qui interdisent de tuer celui qui ne combat pas. C’est pour cette raison qu’il est défendu de tuer les femmes, les enfants, les personnes âgées, les travailleurs, les moines etc.

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Il est également défendu de couper les arbres fruitiers, de démolir les bâtiments ou de corrompre la terre. Tels sont (et bien d’autres encore) les principes éthiques qui régissent la pratique de la guerre chez les musulmans, à l’exclusion des autres nations(7).

Par ailleurs, l’islam adopte le juste milieu dans son système social. Sa position est différente de celle préconisée par le « libéralisme » ou le « capitalisme » qui privilégient l’individu au détriment de la société en lui accordant plus de droits que d’obligations. Dans ces deux systèmes, l’individu revendique ses droits en omettant ses devoirs. La position de l’islam est, en outre, différente de celle du « marxisme » ou du « socialisme » qui exagèrent le rôle de la société en mettant la pression sur l’individu, en réduisant ses droits, en restreignant sa liberté et en le privant de sa tendance naturelle à l’individualité. Les premiers ont accordé à l’individu un droit absolu à la propriété, sans normes et sans restriction, laissant le champ libre à tous les excès. Les seconds ont privé l’individu du droit naturel à la propriété et l’ont assimilé à un simple serviteur de l’Etat ou, comme dit le Saint Coran, à un « esclave appartenant [à son maître], dépourvu de tout pouvoir » (Al-Nahl : 75). Le fait est qu’il est dépourvu de tout pouvoir parce qu’il n’est propriétaire de rien.

L’équilibre entre l’individualisme et le collectivisme

En islam, l’individualisme et le collectivisme s’équilibrent de façon harmonieuse, si bien qu’il concilie liberté individuelle et intérêt général, qu’il établit un équilibre entre droits et obligations et qu’il veille à un partage équitable des richesses.

Etat de confusion et de contradiction dans les philosophies anciennes

Les différentes philosophies et doctrines se sont longtemps mêlées les pinceaux quand il s’est agi de l’individu et de la société : l’individu constitue-t-il l’origine ? La société est-elle une contingence imposée à l’individu ? La société n’est-elle pas un ensemble d’individus et l’individu ne représente-t-il pas une

7) Cf- notre ouvrage intitulé : le fiqh du jihâd, en 2 volumes librairie Wahba, et Al-‘unf fi al-islâm (la violence en islam), Dar Al-Chourouk.

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entité indépendante de par ses compétences, ses dons et ses motivations ? La société ne constitue-t-elle pas l’essentiel et l’individu l’accessoire ? Sans la société, l’individu n’est-il pas une matière brute ? Ne serait-ce pas la société qui façonne cette matière, n’est-elle pas celle qui transmet à l’individu sa culture, ses us et coutumes, etc. ? Est-ce que l’individu peut être actif et productif sans la société ?

Les avis sont partagés autour de cette question qui a, depuis toujours, créé des divergences entre philosophes, législateurs, sociologues, économistes et politiques, qui n’ont jusqu’ici obtenu aucune réponse.

Les thèses de la philosophie grecque sur la question

Aristote croyait à l’individualité de l’être humain et préconisait le système individualiste. Quant à son maître, Platon, il croyait au collectivisme (socialisme) comme on peut le constater à la lecture de la République.

Ainsi, même la philosophie grecque, l’une des plus anciennes au monde, n’a pu résoudre cette énigme. Elle n’a pas été en mesure de donner à l’humanité une réponse tranchée sur la question. Il en est ainsi avec les grandes problématiques de notre existence où la philosophie se contente de développer une thèse et une antithèse sans apporter de réponse définitive. Un professeur de philosophie(8) avait dit un jour : « la philosophie n’a pas d’avis parce qu’elle dit à la fois la chose et son contraire ».

Deux doctrines contradictoires dans la Perse antique

En Perse (Iran actuel), deux doctrines contradictoires ont vu le jour : la première est imprégnée d’individualisme et appelle à l’austérité, à l’ascèse et au célibat afin que l’homme accélère la fin de ce monde truffé de maux et de péchés. C’est la doctrine de Mani (ou Manès) qui représente l’individualisme à son paroxysme. A l’opposé, une autre doctrine a vu le jour, qui représente le collectivisme dans son expression la plus extrême. C’est la doctrine de Mazda qui prône le partage des biens et des femmes et qui a fait plusieurs adeptes connus pour leur corruption et leurs écarts.

8) Il s’agit de Dr Abdel Halim Mahmoud, professeur de philosophie à la faculté des études religieuses et, ensuite, Cheikh d’Al-Azhar.

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280 Aspect du juste milieu en Islam

Contradiction du judaïsme et du christianisme sur le sujet

Les religions révélées, islam, christianisme et judaïsme, sont venues établir un équilibre dans la vie et une justice entre les gens. Dans le Saint Coran, il est dit : « Nous avons effectivement envoyé Nos Messagers avec des preuves évidentes, et fait descendre avec eux le Livre et la balance, afin que les gens établissent la justice ». (Al-Hadid : 25). Mais les adeptes de certaines de ces religions ont changé les paroles et les lois du Tout-Puissant et institué des règles religieuses qui ne sont pas le fait de Dieu. Si bien que les religions ont vu disparaître à vue d’œil leur fonction originelle et leur essence divine. Elles ont laissé leur clergé décider de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas sans s’en remettre à Dieu. A cet égard, Dieu dit dans le Saint Coran : « Ils ont pris leurs rabbins et leurs moines, ainsi que le Christ fils de Marie, comme Seigneurs en dehors d’Allah, alors qu’on ne leur a commandé que d’adorer un Dieu unique. Pas de divinité à part Lui! Gloire à Lui! Il est au-dessus de ce qu’ils [Lui] associent ». (Al-Tawba : 31).

Ainsi, les religions qui ont précédé l’islam n’ont pas pu trouver une solution à ce problème. Les juifs qui se sont dispersés sur terre défendent un individualisme injuste à travers leur pensée et leurs pratiques qui les tiennent éloignés des autres sociétés. Dieu dit : « Et à cause de ce qu’ils prennent des intérêts usuraires - qui leur étaient pourtant interdits - et parce qu’ils mangent illégalement les biens des gens ». (Al-Nissaa : 161). Par ailleurs, la Torah permet aux juifs de faire avec les autres les transactions qu’ils ne peuvent pas faire entre eux. Ils peuvent ainsi pratiquer l’usure avec les autres mais pas entre eux, comme on peut le lire dans le Deutéronome(9). C’est la philosophie qu’ils adoptent et qui consiste à disposer impunément des biens d’autrui. Dieu dit dans le Saint Coran: « Et parmi les gens du Livre, il y en a qui, si tu lui confies un qintar, te le rend. Mais il y en a aussi qui, si tu lui confies un dinar, ne te le rendra que si tu l’y contrains sans relâche. Tout cela parce qu’ils disent: «Ces (arabes) qui n’ont pas de livre n’ont aucun chemin pour nous contraindre.» Ils profèrent des mensonges contre Allah alors qu’ils le savent ». (Âl Imran : 75). C’est à croire que ce sont les « seuls » Gens du Livre et que tous les autres peuples sont des ignorants. Les autres ne mériteraient pas le respect, voire ne mériteraient de vivre que pour servir le « peuple élu de Dieu ».9) Deutéronome, 23 (19-20)

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Le christianisme s’est, d’abord, intéressé au salut de l’individu et au rachat du péché originel commis par Adam. Quant aux affaires d’ici-bas, il les a laissées à César et à son Etat. C’est du moins(10) ce qu’on comprend quand on lit ce qui est écrit sur Jésus dans l’Evangile : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».(11) La vie a été ainsi partagée entre Dieu et César au point de faire de celui-ci, le partenaire du Tout-Puissant.

Contradiction et divergences des doctrines contemporaines sur le sujet

Fermons à présent le grand livre de l’histoire et regardons ce qui se passe dans la vie réelle actuelle.

Dans notre monde actuel, on assiste à une lutte acharnée entre l’individualisme et le collectivisme. Ainsi, le capitalisme se fonde sur l’individu à qui il confère des droits qui sont presque absolus. L’individu est libre d’être propriétaire, de travailler, de s’exprimer, de disposer de ses biens, de jouir de ses droits même si ces libertés peuvent porter préjudice à soi-même et à autrui et tant qu’il utilise son droit à la « liberté individuelle ». L’individu peut acquérir ses biens par le monopole, la ruse et l’usure. Il peut dépenser son argent dans la distraction, l’alcool et la licence et ne pas en donner aux pauvres et aux nécessiteux. Personne ne peut lui en tenir rigueur car il est « libre de disposer de ses biens comme il l’entend ». Ce tableau est similaire à celui décrit par Dieu quand Il a parlé du peuple de Chuaïb qui n’ont pas accepté ses conseils quand il les a exhorté à peser avec justesse, à ne pas spolier les biens des gens et à ne pas corrompre la terre : « Ils dirent: « Ô Chuaïb! Est-ce que ta prière te demande de nous faire abandonner ce qu’adoraient nos ancêtres, ou de ne plus faire de nos biens ce que nous voulons? » (Hud : 87). Ainsi, considéraient-ils que le propriétaire a le droit absolu de disposer de ses biens comme il l’entend sans être redevable de rien.

10) Cf- La conférence de Dr Salah Eddine As-saljouqi, ambassadeur d’Afghanistan au Caire. « Et aussi Nous avons fait de vous une communauté de justes » (Al-Baqara : 143), à l’occasion de la première saison culturelle de la Direction générale de la culture islamique à Al-Azhar.

11) Evangile selon Luc (20-25) et selon Mathieu (21-22).

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Quant aux doctrines socialistes, notamment les plus extrémistes d’entre elles, comme le marxisme, elles réduisent la valeur et les droits de l’individu et multiplient ses obligations. Ces doctrines considèrent la société comme une finalité et comme une origine alors que les individus ne sont que des petits engrenages dans cette énorme machine que serait la société. Or, pour eux, la société c’est l’Etat et l’Etat c’est le parti au pouvoir et plus précisément, le comité supérieur du parti dont le pouvoir se concentre entre les mains d’un seul individu, le chef du parti, autrement dit un dictateur !

L’individu n’a le droit de posséder que certains objets meubles et n’a pas le droit de s’opposer au régime en place ni de contribuer à la politique de son pays. Et s’il s’avise à critiquer ouvertement ou secrètement l’ordre établi, il doit se préparer à la prison, l’exil ou la potence.

La position de l’islam par rapport à ces deux extrêmesCe sont là les positions de certaines philosophies et doctrines élaborées par l’homme et de certaines religions faussées par l’homme. Qu’en est-il alors de la position de l’islam ?

En fait, sa position est unique en cela qu’il ne penche ni vers l’une ni vers l’autre extrémité. Il n’est ni pour la droite ni pour la gauche.

Le législateur de l’islam est le Créateur de l’homme. Ce Créateur ne peut donc pas émettre des lois ni des systèmes qui dérègleraient ou entreraient en contradiction avec la nature humaine. Dieu tout Puissant a créé l’homme en lui conférant une double nature : la nature individuelle et la nature collective. L’individualité lui est intrinsèque si bien qu’il s’auto-apprécie et tend à affirmer son identité et à gérer ses affaires en toute indépendance.

Pourtant, nous y percevons une tendance naturelle à la rencontre d’autrui. C’est pour cette raison que l’emprisonnement dans une cellule individuelle est la pire des sanctions qui puisse être infligée à un humain quand bien même il y aurait droit à tous les plaisirs de la chair. D’où cette sage réflexion : « l’homme est sociable par nature ». Dans cette même veine, certains philosophes modernes disent : « l’homme est un animal social ».

Le bon système est celui qui concilie ces deux aspects de la vie humaine : l’individualité et la collectivité sans que l’un prenne le dessus sur l’autre. Il

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est donc tout à fait normal que l’islam ait apporté un système basé sur le juste milieu où l’individu n’est pas occulté au profit de la société et où celle-ci n’efface pas celui-là. L’islam a fondé un système qui ne gâte pas l’individu avec une pléthore de droits mais qui ne l’écrase pas non plus avec une multitude d’obligations. En islam, l’individu a des devoirs qu’il doit assumer autant que faire se peut ainsi que des droits qui sont à la mesure de ses devoirs et de ses besoins. Ici encore, le principe du juste milieu est de mise et tend à préserver la dignité de l’homme et l’inciter à être juste avec autrui.

Cet équilibre ou ce juste milieu est représenté par plusieurs pratiques et lois et à plusieurs niveaux : dans la vie de l’individu, la vie de famille, la vie sociale, la vie de la Oumma, la vie de l’Etat, les relations internationales et humaines en général et bien d’autres domaines que l’on ne pourra pas détailler dans le présent article(12).

12) Voir notre l’ouvrage intitulé : les caractéristiques générales de l’islam, le chapitre consacré à Al-wasatiya (le juste milieu) et pages suivantes, librairie Wahba, le Caire.

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* Rédacteur en chef de la revue « Al-Azhar » et membre de l’Instance des grands savant à Al-Azhar Al-Charif.

1) Dr Sigrid Hunke « Allah est très différent », p. 42, traduit par Gharib Mohamed Gharib, Dar Al-Shuruq, 1995. Abderrahmane Al-Rafi’i : « Tarikh Al-Haraka Al-Qawmiya », Vol. 2, p. 29, Le Caire, 1278H/1958.

Le projet intellectuel de Cheikh Muhammad Abduh

Mohamed ‘Amara*

La campagne française en Egypte (1312H/1798) fut un tremblement de terre dont la secousse créa un choc civilisationnel pour les égyptiens, à l’instar du choc induit par le voleur qui attire l’attention du propriétaire de la maison sur les défauts inhérents de sa demeure.

Certes, cette expédition militaire ne sortait pas du schéma d’extrême violence des précédentes croisades (489-690H/1096-1291). En effet, les croisés avaient, en 493H/1099, égorgé, brulé et noyé soixante-dix milles habitants d’Al-Qods en une seule semaine. Leurs chevaux s’enfonçaient dans le sang des Musulmans qui avaient trouvé refuge dans la Mosquée d’Omar - le Dôme du Rocher. Bonaparte (1769-1821) a fait de même lorsqu’il massacra plus de 300.000 égyptiens, soit 1/7 de la population dont le nombre n’atteignait pas alors trois millions. Il s’agit du plus important génocide qu’une expédition militaire ait perpétré en un temps si court.

Si Bonaparte a trahi 3000 soldats prisonniers en les massacrant sur la plage de Jaffa après leur avoir accordé l’immunité, c’est qu’il ne faisait que suivre l’exemple de Richard Cœur de Lion (1157-1199) qui avait fait de même en massacrant 3000 prisonniers à qui il avait accordé l’immunité(1).

Néanmoins, la campagne de Bonaparte, dans la droite lignée des croisades s’est distinguée des autres expéditions par les idées qu’elle a apportées dans son sillage, celles de la renaissance européenne moderne, des exploits techniques de la révolution industrielle ainsi que de la philosophie du modernisme occidental. Outre le canon, elle a introduit l’imprimerie, le journal

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et les expéditions scientifiques, se distinguant ainsi des autres expéditions des croisades que l’Emir arabe Oussama ibn Mounqidh (488-584H/1095-1188), qui avait combattu et fréquenté les croisés, a décrit en ces termes : « Ce sont des bêtes, ils n’ont d’autre vertu que d’exceller dans le combat ».

Si les canons de Bonaparte ont traumatisé les chevaux des Mamlouks et des Ottomans, les Egyptiens ont été secoués par l’aspect civilisationnel, scientifique et culturel de cette campagne. Ce fut un choc qui leur a ouvert les yeux sur le degré de leur isolement, l’ampleur de leur sous-développement, la récession civilisationnelle et les dangers de la sclérose intellectuelle qui a enveloppé leur pays sous le règne des Mamlouks et des Ottomans.

Cheikh Hassan Al-‘Attar (1180-1250H/1766-1825), qui fréquenta les érudits de la campagne française, fut le premier à reconnaître ce choc civilisationnel, à appeler à dépasser ce choc par l’Ijtihad (jurisprudence) et le renouveau et à adopter une attitude positive envers ce qui est utile dans l’apport étranger, notamment lorsqu’il disait : « Notre pays doit changer et connaître un renouveau inédit en matière de sciences et de connaissances ».

Cheikh Hassan Al-‘Attar conseilla ainsi à son disciple, Cheikh Rifa’a Rafi’ Al-Tahtawi (1216-1290H/1801-1873), envoyé à Paris en 1826, à la tête d’une mission d’étude égyptienne, d’ouvrir les sens sur le progrès de l’Europe. Il lui a conseillé également de voir dans les manifestations de ce progrès ce qui pourrait promouvoir le développement de l’Egypte et de l’Orient islamique… Il a donc consigné, dans son ouvrage intitulé : « Takhlis Al-Ibriz Fi Talkhis Bariz », les manifestations de « la culture et la pensée » ; autrement dit, ce qui façonne l’homme et les régimes politiques, de même qu’il a réservé l’ouvrage intitulé : « Manahij Al-‘Albab Al-Misriyya Fi Mabahij Al-Adab Al-‘Asriya » aux aspects matériels de l’urbanisation. Al-Tahtawi, revenu en Egypte en 1831, devint le porte-drapeau de la pensée moderne et le chef de fil de la culture, de la réforme et de l’illumination, dans ce nouvel « Etat » égyptien moderne fondé par « Le Grand Mohamed Ali Pacha » (1181-1265H/1849-1770).

Le prince des poètes, « Ahmed Shawqi » (1285-1351H/1868-1932), était celui qui a le mieux décrit, lorsqu’il a rendu hommage à son fils, la place intellectuelle de Rifa’a Al-Tahtawi – celle de la « littérature intellectuelle » du peuple égyptien :

Ô toi, fils de celui dont les savoirs ont éveillé l’EgypteTon père fut pour les fils de ce pays un vrai père

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La voie tracée par Cheikh Al-Tahtawi, celle de l’illumination intellectuelle par « l’Etat », fut empruntée par de nombreux hommes célèbres, tels qu’Ali Pacha Mubarak (1239-1311H/1823-1893), fondateur de l’enseignement supérieur et illustre ingénieur et planificateur de l’Egypte moderne.

Mais l’Europe colonialiste a su, malgré les divergences entre ses Etats et ses Empires, s’unifier pour saboter le projet de renaissance mis en place par Mohamad Ali, celui d’un grand « Etat » moderne offrant aux jeunes de l’Orient de nouvelles perspectives en les arrachant du sous-développement des Ottomans, ce même sous-développement qui a ouvert la porte au colonialisme occidental et lui a permis d’envahir les provinces de l’Empire de « l’homme malade ».

Lorsque l’Europe a assiégé, avec l’aide du Sultan ottoman, « l’Etat » de Mohamad Ali en vertu des deux accords de Londres en 1840 et 1841, la flamme de l’illumination et du renouveau n’était plus portée par « l’Etat » mais par la « Oumma ». Le mouvement populaire « Al-Tanwir » (illumination) s’est alors mis en marche, étant dirigé par Jamal Ad-Din Al-Afghani (1254-1314H /1838-1897) et fondé par le grand maître, l’Imam Cheikh Muhammad Abduh (1266-1323H/1849-1905), qui a veillé au renouvellement de la pensée, à la revivification de l’Ijtihad et à la réforme des institutions qui produisent les élites, notamment Al-Azhar, Al-Ma’arif, les mosquées, les Waqf et la Justice, mettant ainsi progressivement la Oumma sur la bonne voie vers un Etat moderne rationnel qui gouverne les citoyens sur la base de la concertation et de la justice.

Cheikh Mohamad Rachid Rida (1283-1354H/1865-1935) a diffusé, quarante années durant, la pensée de l’Imam Muhammad Abduh grâce à la revue « Al-Manar » dans tout l’Orient musulman, créant ainsi de nombreuses écoles autour de sa pensée réformiste à travers les pays d’Orient. L’Association « Al-Muhammadiya » en Indonésie qui, aujourd’hui encore, continue de diffuser la pensée du grand Cheikh, témoigne de ce rayonnement. Elle comprend quelques trente-deux millions membres ! Il en va de même avec les différents partisans de la réforme et du renouveau en Egypte et ailleurs, dans les différents pays arabes et musulmans. C’est l’une des plus grandes écoles, fondée autour des idées réformistes du grand maître, qui s’est ainsi constituée dans notre pays dans les temps modernes, et dont le rayonnement ne cesse de grandir et de perdurer jusqu’à maintenant.

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La pensée islamique en Egypte et en Orient était tiraillée entre deux courants :

Le premier courant se cantonne à un patrimoine dont la plus grande partie fut élaborée pendant les siècles du déclin civilisationnel, une pensée sans créativité et fermant la porte à l’Ijtihad, jadis si florissant aux siècles de progrès et de prospérité. Al-Azhar, qui à une époque enseignait la philosophie, la médecine, l’anatomie et la musique, s’était limité à l’enseignement des sciences auxiliaires « Al-Âliyat », sans s’intéresser aux sciences essentielles « Al-Maqasid ». Plus encore, il ne dispensait ni l’enseignement de l’histoire, ni celui de la géographie. Les éminents érudits d’Al-Azhar, jadis l’élite de la nation et son rempart contre l’adversité, redoutaient ce renouveau et craignaient qu’il ne détruise ce patrimoine.

Le deuxième courant prône l’apport de l’Occident. Ses partisans ont rejeté cet héritage et, craignant d’affronter les cheikhs d’Al-Azhar sur le champ du renouveau, ont préféré récupérer le modèle occidental en bloc, en tant que substitut et moyen de réaliser le progrès et le développement.

Face à cette polarisation extrême entre les partisans du patrimoine et ceux du modèle occidental, se situe le mouvement réformiste avec le rôle éminent de Cheikh Muhammad Abduh et de la pensée du juste milieu. Cette dernière, tout en critiquant l’héritage traditionnel, y puise les fondements et les méthodes à même de réformer le présent et de construire l’avenir. Cette pensée distingue également, dans l’apport de l’Occident, entre les aspects bénéfiques et pertinents, à savoir : la « sagesse » que le croyant se doit d’acquérir là où il la trouve, et les spécificités occidentales, fruits du mode de l’évolution du clergé et de l’Etat théocratique qui sont les philosophies positives et matérielles représentant une rupture cognitive avec la religion.

Muhammad Abduh a expliqué, en ces termes, cette attitude du juste milieu qui a caractérisé sa pensée et son approche réformiste : « En appelant à la réforme, je me suis distingué des deux plus grands courants qui forment la Oumma ; ceux qui s’attachent aux sciences de la religion et leurs disciples et ceux qui appellent aux sciences modernes et leurs partisans ».(2)

Il s’est souvent approfondi dans ses écrits sur cette voie du juste milieu qui est, pour lui, la voie même de l’Islam et la spécificité de sa Oumma :

2) Œuvre complètes de Muhammad Abduh, Vol. 3, p. 310, étude et authentification de Dr Mohamed ‘Amara, Ed. Dar Al-Shuruq, 1993.

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289Dr Mohamed ‘Amara

« L’Islam ne s’est pas révélé comme une spiritualité absolue ni comme une doctrine purement matérialiste, mais plutôt comme une religion à visage humain, une religion du juste milieu. En mettant en harmonie les dispositions humaines instinctives plus que n’importe quelle autre religion, l’Islam s’est baptisé Religion de la nature originelle (fitra). Ses détracteurs le lui reconnaissent, aujourd’hui, en le considérant comme la première école qui permet aux barbares d’accéder aux marches de la civilisation ».(3)

Dans une tentative de définir la voie du juste milieu, qui réunit ce qu’il y a de mieux dans l’héritage et dans l’apport de l’Occident, l’Imam Muhammad Abduh essaya de libérer le terme « Salaf » (les prédécesseurs) du carcan de l’immobilisme et de l’imitation aveugle. « Al-Salaf Al-Salih » (pieux ancêtres) renvoie ainsi aux sources essentielles et pures - le message coranique (Al-Balagh) et l’explication éclairée (Al-bayan) du Prophète - ainsi qu’aux méthodes d’interprétation de ces sources avant que la dissension n’eut surgi ; dissension souvent empreinte d’une passion pour la divergence et le radicalisme des énonciateurs. Il convient donc de distinguer entre, d’une part, le salafisme dans la religion et les fondements de celle-ci et, d’autre part, entre la façon d’envisager le futur « Al-Mustaqbaliya » dans le fiqh de la réalité et les innovations. L’Imam dit à propos de cette approche particulière : « Il faut libérer l’esprit des chaînes de l’imitation, comprendre la religion comme l’ont fait les premiers Musulmans avant que les dissensions n’eussent surgi entre eux, remonter à ses sources premières et considérer la raison comme l’une des meilleures facultés de l’Islam sinon la meilleure en vérité ».

Fort de cette position, celle d’une « Salafiya rationnelle tournée vers le futur », l’Imam critiquait ceux qui appelaient à étendre le salafisme au séculier et au religieux, rejetant ainsi le progrès de la réalité et les sciences du futur. Tout en louant le fait qu’ils aient « fustigé les innovations blâmables (bidaâ) et épuré la religion de tout ce qui s’y est infiltré et qui n’en faisait pas partie à l’origine », il a néanmoins critiqué « leur attachement aveugle à une conception littéraliste qui ne prend pas en compte le contexte et les exigences de l’époque, à l’origine de la religion et la raison même de la révélation ; ils n’ont jamais été ni des inconditionnels de la science ni des partisans de la civilisation ».(4)

3) Op cité, Vol. 3, p. 287.4) Op cité, Vol. 3, p. 314.

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290 Le projet intellectuel de Cheikh Muhammad Abduh

Dans sa « théorie du savoir », l’Imam a rejeté tout excès et démesure. Pour lui, la philosophie positiviste et matérialiste, qui a dominé l’ère de l’illumination en Occident, s’est contentée de puiser ses sources cognitives dans le monde de l’expérimentation et les faits palpables (Al-Shahada), ignorant le monde invisible (Al-Ghayb), et de se limiter, dans sa méthode, à la raison et aux sens, faisant ainsi de la raison l’un des sens et l’élevant même au rang d’une divinité, Plus encore, cette philosophie a rendu la raison « absolue » plutôt que « relative », négligeant par la même la transmission (An-Naql) et l’émotion naturelle (Al-wijdan). C’est ainsi qu’elle a défendu l’idée selon laquelle « la raison n’a de pouvoir que la raison elle-même ».

L’Imam Muhammad Abduh a donc introduit l’approche de l’Islam du juste milieu, doctrine holistique en matière de connaissance, une approche qui se fonde sur « Al-Hidayat Al-Arba’» (les quatre facultés), à savoir : la raison, la transmission (An-Naql), l’expérience et l’émotion (Al-Wijdan). Il dit à ce propos : « Dieu a accordé à l’homme quatre facultés lui permettant d’accéder au bonheur :

- La première est la faculté de l’émotion naturelle (Al-Wijdan) et de l’inspiration instinctive (Al-Ilham Al-Fitri) ;

- La deuxième est la faculté des sens et des sentiments ;

- La troisième est la faculté de la raison qui est supérieure aux sens et à l’inspiration ;

- La quatrième est celle de la religion. La raison peut, tout comme les sens, se tromper dans la perception, les gens peuvent donc oublier d’utiliser leurs sens et leur raison pour impulser leur bonheur. C’est à ce titre que la religion(5) demeure cet aiguillage qui aide l’homme à se retrouver dans les méandres de sa passion ». A travers la théorie des quatre facultés (hidayat), s’est développée la méthode fondée sur la raison, la foi et l’expérimentation qui fait des sciences naturelles le moyen d’accéder au bonheur ici-bas comme dans l’au-delà, notamment lorsque cette expérimentation, visant à pénétrer les mystères de Dieu, amène les savants à craindre encore plus Dieu. Cette théorie se base également sur la transmission (An-Naql) de la religion qui permet à l’homme d’appréhender l’essence des choses du monde invisible et prend en compte toute science contribuant à purifier les cœurs afin que l’esprit prédomine le matériel et le bestial chez l’homme.

5) Op cité, vol. 4 pp. 40-41.

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291Dr Mohamed ‘Amara

Dans le regard qu’il a porté sur la renaissance de l’Europe moderne et les avancées ingénieuses qu’elle a accomplies dans la vie des européens, l’Imam a rendu justice à cette civilisation moderne qui a pu, grâce à ces grandes découvertes, améliorer la vie des hommes, alléger leur souffrance et leur apporter bien-être et prospérité. Mais il a reproché à cette civilisation de privilégier le matériel et d’occulter la religion qui a, de tout temps, constitué la nature originelle équilibrée de l’homme.

Revenant sur le dialogue intellectuel, philosophique et civilisationnel entre l’Imam et le grand philosophe anglais Spencer (1820-1903), dialogue qui soulignait le désarroi du philosophe face au futur de la civilisation européenne, l’Imam a dit :

« Ces philosophes et scientifiques, qui ont accompli tant de choses contribuant au bien-être et à la prospérité de l’homme, n’ont pas réussi à percer la vraie nature humaine pour la lui révéler et lui permettre de s’y retrouver. Comment ceux-là même, qui ont pu lustrer les métaux jusqu’à ce que le fer devienne étincelant, n’ont-ils pas pu décaper cette rouille qui macule la nature originelle de l’homme et rendre à l’âme son éclat spirituel ? ».

« Le philosophe Spencer est demeuré perplexe face à la situation de l’Europe, montrant un grand désarroi malgré la force de la science ! Quel est donc le remède? C’est le retour à la religion, la religion qui, de tout temps, a su révéler et faire connaître la nature humaine, mais que les hommes ont tendance à ignorer ».(6)

L’Imam trouvait que la renaissance européenne moderne correspond à une rupture cognitive avec le patrimoine religieux, conférant ainsi un caractère matérialiste à sa philosophie positiviste qui met en avant le côté matériel de l’homme et occulte son côté spirituel et divin ; qui souligne le bonheur du monde visible et observable et ignore les questions originelles de l’homme se rapportant à l’au-delà, questions qui ne peuvent trouver de réponse que dans la foi. C’est d’ailleurs pour cela que l’Imam a décrit la civilisation européenne en ces termes :

« Cette civilisation est celle de la domination et du pouvoir, celle du règne de l’or et de l’argent, de l’ostentation et du clinquant, celle de la fourberie et de l’hypocrisie, son seigneur et maître est la «livre» pour les uns et la « lire » pour les autres. La Bible n’a rien à y voir ».(7)

6) Op cité. Vol. 3, p. 513.7) Op cité. Vol. 3, p. 205.

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292 Le projet intellectuel de Cheikh Muhammad Abduh

Bien que l’Imam rejette le référentiel matérialiste de l’Occident, qui commençait à concurrencer le référentiel musulman dans nos pays, et qu’il met en exergue la dimension religieuse dans la vie de l’individu et de la nation, comme en témoigne cet extrait :

« La soumission des esprits vis-à-vis de la religion est telle qu’elle finit par devenir une chose de leur nature. Celui qui tente une réforme des esprits en empruntant d’autres chemins, semble semer des grains dans un terreau qui n’est pas le leur, ces grains ne pousseront jamais et ses efforts resteront vains. La religion est donc nécessaire, voire indispensable pour quiconque qui cherche à diffuser la réformer parmi les Musulmans ».

« Si la religion est à même d’adoucir les mœurs, d’améliorer les comportements, d’inciter les gens à chercher le bonheur là où il se trouve réellement, si les croyants ont foi dans la religion plus qu’en toute autre chose dépassant leur entendement, pourquoi donc s’en éloigner et y chercher des substituts ? ».(8)

Ainsi, tout en soulignant cette dimension religieuse de la renaissance civilisationnelle escomptée, l’Imam tenait à rejeter tout cléricalisme dans la pensée religieuse musulmane, et toute théocratie dans l’Etat musulman et ses institutions, réaffirmant l’existence d’un modèle musulman distingué ; un modèle « civilisationnel » qui propose un « islamisme » exempt de toute forme de cléricalisme et de théocratie : « L’Islam n’a pas connu le clergé comme ce fut le cas en Europe. Il n’y a dans l’Islam d’autorité religieuse que celle qui consiste à prêcher le bien. C’est la Oumma qui investit le gouverneur de son pouvoir et la communauté musulmane a un droit de regard. C’est elle qui le destitue quand elle juge que cela est de son intérêt. Le gouverneur est un gouverneur civil dans tous les aspects de sa fonction. L’Islam interdit de confondre le Calife avec ce que les européens appellent « théocrate ». Il ne donne pas au Calife, au juge, au Mufti ou même au Cheikh Al-Islam le moindre pouvoir sur les croyances ni sur la délivrance des jugements. Le pouvoir que détient chacun d’eux est un pouvoir civil fixé par la Loi islamique. Il n’y a donc pas dans l’Islam un pouvoir religieux de quelque façon que ce soit, puisque le renversement de l’autorité religieuse demeure l’un de principes de l’Islam ».(9)

8) Op cité. Vol. 4, pp. 109-230.9) Op cité. Vol. 3, pp. 233, 288, 286, 285.

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293Dr Mohamed ‘Amara

Pour éviter de comprendre que la civilisation de l’Islam, de son Etat et de ses institutions est une négation de l’islamisme de cet Etat et de ces institutions, l’Imam a attiré l’attention sur la vérité suivante :

« L’Islam est une religion et une loi, il a marqué des limites et désigné des droits. Aucune législation n’a de sens s’il n’y a pas une force capable d’établir les limites, d’exécuter avec toute équité les décisions du juge, et de préserver le système de la communauté. L’Islam ne laisse pas à César ce qui appartient à César; il demande des comptes sur les biens et les actes de chacun. L’Islam a été ainsi révélé comme une plénitude de l’individu, une harmonie du foyer et une organisation du pouvoir, permettant ainsi aux nations qui ont accédé à cette religion de se distinguer sur toutes les autres ».(10)

Si Cheikh Rifa’a Al-Tahtawi fut le premier à appeler à la libération de la femme par l’instruction et le travail, c’est l’Imam Cheikh Muhammad Abduh qui a le mieux expliqué, en utilisant des arguments du Coran et de la tradition du Prophète (PSL), à quel point l’Islam est favorable à cette émancipation, comme en témoigne ces lignes où l’Imam explique la parole de Dieu : {Quant à elles, elles ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance. Mais les hommes ont cependant une prédominance sur elles. Et Allah est Puissant et Sage}. (Sourate Al-Baqara, verset : 228) : « C’est une formulation sublime qui, bien que concise, résume magistralement des détails qui auraient autrement nécessité un ouvrage complet. Il s’agit d’une règle holistique qui dit clairement que la femme est l’égale de l’homme en termes de droits, sauf pour une chose :{Les hommes ont cependant une prédominance sur elles}. Cette phrase accorde à l’homme une balance lui permettant d’apprécier sa façon de traiter son épouse dans tous les aspects de la vie. A chaque fois qu’il est sur le point d’exiger quelque chose d’elle, il se rappelle qu’il lui doit le même traitement. Ibn ‘Abbas (que Dieu l’agrée) a dit à ce propos : « Je me fais beau pour ma femme tout comme elle se fait belle pour moi, en vertu de ce verset ». De même, l’équivalence ici ne signifie pas que les choses sont identiques en soi ou en nature, mais qu’il y a réciprocité des droits entre l’homme et la femme, qu’ils sont égaux en droits et obligations et qu’ils sont complémentaires en termes de raison, d’émotion et de sentiment. Autrement dit, ils sont tous deux des êtres humains à part entière, dotés d’une raison qui

10) Op cité. Vol. 3, pp. 287, 225, 226.

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leur permet de promouvoir leur intérêt, d’un cœur qui leur permet d’aimer ce qui lui convient et lui fait plaisir et détester ce qui le répugne. Il n’est pas juste que l’un d’eux impose son autorité à l’autre, l’asservie et l’utilise pour ses propres intérêts, en particulier après le mariage et la vie en commun, vie qui ne peut être heureuse que par respect mutuel et l’exercice des droits. Aucune autre religion en dehors de l’Islam n’a honoré les femmes en les élevant à cette situation si avancée, ni d’ailleurs aucune autre nation, en dehors de la Oumma, avant et après l’avènement de l’Islam ».

« Dieu Tout-Puissant interpelle les femmes en matière de foi, de connaissance, de bonnes actions, de cultes et de comportements, et ce de la même façon qu’il interpelle les hommes, imposant aux deux les mêmes droits et obligations, accolant croyants et croyantes dans de nombreux versets.

Le Prophète (PSL) a rendu hommage aux croyantes au même titre qu’aux croyants, ordonnant aux femmes comme aux hommes d’étudier le Livre et de chercher la sagesse. La communauté s’accorde sur ce qui est énoncé dans le Livre et la Sounna, à savoir : qu’elles soient rétribuées pour leurs actes ici-bas et dans l’au-delà ».

« Lorsque Dieu Tout-Puissant dit : {Les hommes ont cependant une prédominance sur elles}, Il impose à la femme une obligation et à l’homme plusieurs obligations. Ce degré de prédominance concerne la prise des commandes et la défense des intérêts. La vie conjugale est une vie sociale ; et un groupe, quel qu’il soit, a besoin d’un chef qui tranche en cas de divergence pour éviter la confrontation qui pourrait mener à rompre les liens de l’union et troubler ainsi l’ordre. L’homme est plus apte à diriger de part sa force, sa richesse et sa capacité à agir. Il est par conséquent tenu, en vertu de la Charia islamique, de protéger la femme et de subvenir à ses besoins à charge pour elle de lui obéir en toute bienséance ».

« Ce que l’on entend ici par « Quiwama » (aptitude et protection), c’est une forme de leadership où le subordonné agit librement en fonction de ses propres choix et n’est pas asservi sans aucune volonté, n’agissant que sur instruction du chef. Les hommes qui choisissent d’être des despotes chez eux, par injustice envers leurs épouses, ne font qu’engendrer les esclaves des autres ».(11)

11) Op cité. Vol. 4, pp. 606-610 et Vol. 5, p. 201.

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S’agissant maintenant de la politique, question à laquelle l’Imam a, parfois, réservé plusieurs écrits en s’y approfondissant, parfois s’en est éloigné en la maudissant, il convient d’éclaircir sa position en avançant ce qui suit :

• Par tempérament, Muhammad Abduh est partisan de l’adage : « On a les dirigeants que l’on mérite », aussi mettait-il en exergue la politique de la « Oumma » comme moyen de renforcer « l’Etat » rationnel. Pour lui, la Oumma vient avant l’Etat, l’éducation avant la politique. Eduquer la Oumma est la voie politique qu’il a pratiquée et à laquelle il n’a cessé d’appeler.

• Mais Cheikh s’est beaucoup impliqué dans la politique de l’Etat lorsqu’il était sous l’influence de son maître Jamal Ad-Din Al-Afghani, aussi bien en Egypte qu’en exile. En effet, Al-Afghani, lui, croyait que l’adage : « On a les dirigeants que l’on mérite » ne convenait pas pour l’Orient et qu’il faudrait plutôt dire : « Tels gouverneurs tels gouvernés ». Le pouvoir d’Al-Afghani sur Muhammad Abduh, comme d’ailleurs sur le reste de son entourage, était très dominant. Muhammad Abduh a résumé brillamment cette prépondérance en ces termes : « C’est comme s’il détient une vérité holistique qui sait bien interpeller l’intelligence de tout un chacun, ou une force spirituelle qui sait s’ajuster et s’accorder à l’entendement des uns et des autres ! ».

L’Imam Abduh s’est également impliqué dans la politique - celle de l’Etat - voire dans la révolution, notamment durant la révolte d’Orabi (1881-1882), plus particulièrement lors de la manifestation de ‘Abidine (quartier ‘Abidine abritant le palais du gouvernement) du 9 septembre 1881, qui a pu arracher au Khédive Tawfiq (1268-1309H / 1853-1893) la Constitution et l’instauration d’un parlement, puis lorsque l’Egypte a du faire face à la menace de l’ultimatum de l’Angleterre et de la France contre la révolution et qui s’est soldée par l’occupation de l’Egypte par l’Angleterre en septembre 1882.

Muhammad Abduh fut le fidèle bras droit d’Al-Afghani dans le « parti national libre », premier parti politique en Orient, et dans l’Association « Al-‘Ourwa Al-Wouthqa» (lien indissoluble) qui s’opposait au colonialisme. C’est dans ce contexte et pour toutes ces raisons que Muhammad Abduh c’est impliqué dans la haute politique, la politique de l’Etat avec ce que cela sous-tend de conflits et de tractations partisanes.

Mais par inclination et eu égard à sa formation et ses compétences, il s’est toujours attaché à la réforme de la politique de la Oumma ; autrement dit, à

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son éducation à travers la réforme des modes de pensée et le renouvellement des institutions qui créent les élites et les leaders. Il était en cela le digne continuateur de la méthode du Prophète (PSL) dans la réforme. En effet, lors de la période mecquoise, la réforme s’est concentrée sur la transformation de l’homme. Puis après la formation d’une génération coranique unique et la consolidation d’une communauté pieuse, vint le tour de l’Etat, des institutions, de la législation, de l’armée et des conquêtes, autant de manifestations positives qui ont permis de consolider ces fondations que l’éducation a mises en place.

Certes, il s’agit là d’une voie de la réforme qui est longue et ardue mais c’est la voie la plus sure pour atteindre la vraie réforme.

C’est d’ailleurs cette attitude vis-à-vis de la politique, qui a amené l’Imam à reprocher à tous ceux qui avaient le don et les compétences de s’occuper de l’éducation et de la réforme, de perdre leur temps dans la poursuite de la politique des partis et de s’attacher à des questions d’Etat au lieu de se consacrer à l’éducation et à la réforme de la Oumma. Il a dit à ce propos :

« Je m’étonne que les plus avertis parmi les Musulmans et leurs journaux mettent toutes leurs forces dans la politique et qu’ils négligent le fait de l’éducation qui est un tout et sur laquelle tout repose. Jamal Ad-Din Al-Afghani avait des capacités impressionnantes qui, s’il en avait usé dans l’éducation et l’instruction, l’Islam en aurait tiré le plus grand bénéfice. Je lui avais proposé, alors que nous étions à Paris, l’idée que nous délaissions la politique et que nous nous retirions dans un endroit éloigné de la surveillance des pouvoirs et que nous enseignions et que nous éduquions des élèves que nous aurions au préalable choisis selon nos critères. Il ne se passerait pas dix ans que nous n’ayons tant et tant d’élèves qui nous suivraient et seraient prêts à quitter leur patrie pour aller de part le monde pour répandre la réforme exigée qui se diffuserait ainsi de la meilleure façon. Al-Afghani me répondit : « Tu es décourageant ! ».(12)

« … Par malheur pour les Musulmans, toute personne ayant des dispositions pour accomplir une telle tâche se trouve préoccupé par une autre. Jamal Ad-Din Al-Afghani était un savant qui connaissait le plus l’Islam et sa situation; il aurait pu rendre un grand service en inculquant l’éducation, mais il était persuadé que la voie qui passe par l’éducation et l’instruction est trop longue et que la voie la

12) Op cité. Vol. 1, p. 87.

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plus rapide passe par la réforme des dirigeants et du gouvernement, il s’est donc consacré exclusivement à la politique, perdant ainsi cette aptitude ».(13)

« Il en va de même pour la Princesse Nazli (fille de Mustapha Fadil) (1332H/1914), qui était passionnée de politique, alors qu’elle aurait pu se consacrer à une œuvre qui puisse aider à instruire les filles. Etant entourée par des princesses qui dépensaient des fortunes pour des futilités, elle aurait pu les persuader, ainsi que d’autres femmes riches, de construire une école dédiée à l’éducation et l’instruction des filles et d’amener des institutrices d’Astana et de Syrie, et accomplir ainsi une bonne action. Je lui ai souvent fait cette remarque en lui disant qu’elle avait tort de s’occuper de la politique, mais elle n’acceptait pas mes remarques… ».(14)

Ainsi fut l’approche de l’Imam quant à la politique et à son attachement à promouvoir la Oumma par l’éducation, avant de se consacrer à la politique de l’Etat qui n’est que l’un des fruits de la Oumma, et dont l’excellence ou la médiocrité est tributaire de la qualité de cette politique.

C’est cette inclination et cette position de l’Imam qui sont à l’origine de son désaccord avec le leader nationaliste Mustapha Kamal Pacha (1291-1326H / 1874 - 1908).

L’Imam a occupé, dans tout le monde arabe et musulman, une situation de premier plan en termes de réforme et de renouveau. Des quatre coins du monde, les gens le consultaient sur des questions relatives à la religion et à leur bien-être :

Ainsi, en Russie tsariste puis durant la révolution bolchevique, Cheikh Al-Islam Moussa Jar Allah (1292 – 1368H / 1835 – 1949) a suivi les enseignements de l’Imam.

De même, les Musulmans de la Presqu’île de l’Inde suivaient ses explications du Saint Coran et tiraient profit de ses enseignements à travers la revue « Al-Manar ».

« L’Association Al-Muhammadiya », elle, qui a vu le jour en Indonésie, suit la voie réformiste de l’Imam.

A Beyrouth et durant son exil, l’Imam animait des sessions à la Mosquée d’Omar pour expliquer le Saint Coran. Ces sessions attiraient l’élite, y compris des Chrétiens.

13) Op cité. Vol. 1, p. 808.14) Op cité. Vol. 1, p. 808.

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Plus encore, en Tunisie, de nombreux cheikhs de l’Université Zitouna, avec à leur tête Cheikh Mohamad Al-Tahir Ben ‘Achour (1296-1393H/1879-1973), furent ses disciples.

Au Maroc, le mouvement réformiste, dirigé par le résistant nationaliste rénovateur, Prof. Allal El-Fassi (1326-1394H/1910-1974), a emprunté la voie de la réforme telle que l’Imam l’avait tracée.

En Algérie, pays que le colonisateur voulait transformer en berceau d’une civilisation fondée sur la Bible, et où les cardinaux catholiques français avaient annoncé les funérailles de l’Islam en 1930, l’Imam Abduh fut celui qui a balisé le chemin emprunté par les illustres membres de « l’Association des oulémas musulmans algériens ».

Il convient également de mentionner Cheikh Abdelhamid Ben Badis (1307-1359H/1889-1940) et Cheikh Mohamad Al-Bachir Al-Ibrahimi (1306-1385H/1889-1965). Ce dernier a décrit, en ces termes, la place prépondérante de l’Imam dans le mouvement réformiste au sein du Monde islamique :

« Il va sans dire que la première voix qui s’était levée dans le Monde islamique pour clamer la nécessité d’une réforme religieuse et scientifique dans la génération qui a précédé la nôtre, fut la voix du chef des réformateurs, Cheikh Muhammad Abduh, que Dieu soit satisfait de lui. Il est celui qui a laissé son empreinte et joué un rôle important dans la rénovation de la pensée. Il est celui qui a su exprimer haut et fort l’amère vérité et a interpellé les Musulmans du monde en les incitant à retourner au Saint Coran et à la Sunna du Prophète et à lever le voile qui les empêchait de voir le bon chemin. Il expliquait, avec une voix si forte que même le sourd pouvait entendre et une éloquence si grande qu’elle devient synonyme d’infaillibilité, que la raison essentielle du sous-développement des Musulmans par rapport aux autres nations, est due à leur éloignement de cette voie spirituelle suprême. Il disait qu’il n’y avait d’autre salut pour eux ici-bas et dans l’au-delà, qu’il ne peut y avoir de réforme pour améliorer leurs conditions ni de fierté pour résister à l’usurpation des étrangers, que s’ils se remettaient en question et retrouvaient la voie juste que nul ne leur avait enlevée et qu’ils avaient abandonnée de leur propre chef, comme s’ils y furent contraints, d’où leur situation d’avilissement et d’humiliation ».

« Cette voix retentissante d’un grand réformateur est venue ébranler les desseins de ceux qui guettaient l’Islam, de ceux qui font du mensonge leur commerce et

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vendent leur conscience, ceux qui adulent les tombes et les idoles ; elle est venue bousculer les savants apathiques. Ce cri les a déconcertés car ils savaient qu’il allait couper la route aux spéculateurs en mettant fin à leur pouvoir et leur faux prestige et en asséchant les sources intarissables où ils puisaient plaisir, luxure et richesse ».

« L’Imam était l’un des grands pionniers en matière d’explication de la Charia, de compréhension des voies de Dieu dans les êtres et les univers et de connaissance de la nature et des faiblesses des sociétés ».

« La méthode dont l’Imam expliquait le Coran tenait du prodige, faisant de lui l’exégète par excellence. Il était celui qui a le mieux expliqué le Bayan (message éclairé) du Coran et ses mystères, celui qui a su clarifier les prodiges de Dieu dans le Coran et ses miracles dans l’univers. Cet Imam a porté l’exégèse au pinacle d’une science, à cette nuance près que, s’il avait écrit tout ce qu’il a expliqué oralement, il aurait légué aux Musulmans non seulement une explication du Coran mais de tous ses miracles ».

« En somme, il était l’un des érudits qu’aucune école n’aurait produit de pareil. Son existence était comme une Merci divine, une preuve de perfection, une réforme globale et un grand intérêt pour l’humanité. Que Dieu agrée l’Imam ».(15)

Nous avons présenté cet aperçu pour mettre l’accent sur le projet intellectuel de Cheikh Muhammad Abduh, sa voie et sa pensée réformiste qui s’est diffusée à travers le monde musulman et qui continue aujourd’hui encore à être au premier rang de l’Ijtihad et du renouveau dans notre pays.

Que Dieu ait le défunt en Sa Miséricorde et nous fasse bénéficier de sa connaissance et de sa grandeur qui témoigne du pouvoir de la science qu’aucun autre pouvoir ne peut détrôner.

Le Khédive Abbas Hilmi (Gouverneur d’Egypte) (1291-1363H / 1874-1944) : disait en parlant de l’Imam : « Quand il arrivait chez moi, on dirait le Pharaon ».

Jamal Ad-Din Al-Afghani lui disait en plaisantant : « Dis de quel roi es tu le fils ? ».

Mais malgré tout, l’Imam s’est attaché à vivre dans le sanctuaire de la science et de la réforme.

(15) Imam Mohamad Al-Bachir Al-Ibrahimi : « Athar Al-Imam Mohamad Al-Bachir Al-Ibrahimi », Vol. 1, pp. 177-178, collecté et présenté par Dr Ahmed Talib Al-Ibrahmi, Ed. Dar Al-Gharb Al-Islami, Beyrouth, 1997.

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L’Etat islamique entre les systèmesreligieux et laïc

Dr Abbas Jirari*

Le « Printemps arabe » et les révolutions qui l’ont accompagné dans certains pays arabes, et qui se poursuivent encore aujourd’hui, ne sont pas les conséquences d’événements surgis du néant, comme d’aucuns peuvent le croire. Ils sont, en réalité, les résultats d’une longue et pénible gestation subie par ces pays pendant des décennies de sous-développement et de corruption qui ont touché les différents aspects de la vie, en particulier les systèmes de gouvernance, érigés pour la plupart sur l’oppression et le despotisme.

Mais ces événements avaient donné, quatre décennies auparavant, des signes avant-coureurs, sous forme de « réveil islamique », sur la nécessité de changer la situation, les gens ayant pris conscience que les différentes idéologies adoptées à l’époque par la plupart des pays arabes, qu’il s’agisse de panarabisme, de libéralisme, de socialisme ou des différents courants de gauches et leurs cohortes de systèmes autoritaristes, n’ont pas empêché sa détérioration. On commençait à ressentir alors, dans certaines communautés islamiques, le besoin d’un retour à la religion pour sortir de cette impasse.

Mais ce réveil, quoiqu’il n’ait pu aboutir aux résultats escomptés, est resté à l’état latent avant de renaître violemment de ses cendres et s’engager derrière le «Printemps arabe» qui a renversé certains régimes et démontré la débilité des partis et de leurs slogans prônant l’instaurant d’un Etat laïc fondé sur le droit et la justice. Or ces partis, qui manquaient de crédibilité en dépit du modernisme qu’ils arboraient, étaient incapables de réaliser ces promesses de droit et de justice en l’absence d’une culture basée sur la citoyenneté.

Ce « Printemps » a donc permis à des partis «islamistes», soit par la force ou à travers les urnes, d’atteindre le pouvoir, à un moment où les peuples plaçaient en eux tous leurs espoirs. Sans compter que ces partis, dont les chefs faisaient de la prédication leur principale activité, étalaient - au nom de la religion - des

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slogans édifiants promettant la réforme, à commencer par la justice sociale et l’éradication de la corruption, autant de slogans qui les ont menés au pouvoir.

Mais en l’absence d’expérience politique et de projets et programmes tangibles, les promesses de ces partis, incapables d’assumer l’exercice du pouvoir, sont demeurées lettre morte. Elles continuent à tatillonner à la recherche de solutions islamiques aux défis et contraintes qui se posent, ainsi qu’à bon nombre de questions, non seulement sur le plan politique mais aussi dans les domaines socioéconomiques et culturels où les problèmes sont plus graves et difficiles à résoudre, rendant ainsi la situation encore plus tendue.

Le débat entre les penseurs et les acteurs politiques et autres parties prenantes n’a cessé de s’intensifier depuis sur la nature de l’Etat que les nouveaux régimes devraient adopter pour sortir du marasme dans lequel ils se sont embourbés. Faut-il qu’il soit religieux ou qu’il soit laïc ? Ce débat prend une toute autre connotation lorsqu’il s’agit d’un pays comme l’Egypte, car c’est l’unité, la sécurité et la stabilité du pays qui est en jeu. Il est, en effet, difficile de prendre toute la mesure de la situation actuelle où les conflits opposent les musulmans aux coptes, et les musulmans entre eux en se scindant désormais en deux groupes, l’un composé des adeptes de la « confrérie» et attaché à la «légitimité des élections», et l’autre des « opposants » qui poursuivent le mouvement de rébellion et de révolution civile, dénommé « la légitimité du peuple ». C’est ce qui a amené l’armée à intervenir et contrôler la situation, surtout que les violences entre les deux groupes ont pris des proportions alarmantes. Il ne faut pas, non plus, oublier le rôle joué par certaines puissances internationales qui appuyaient l’un ou l’autre de ces groupes, ou encore les contestations vécues dans certains pays arabes au regard de la situation présente, dans l’espoir que ces rébellions contribueraient à servir leurs intérêts dans lesdits pays.

Le présent document se veut une vision neutre, objective et conciliante, loin de toute partialité sentimentale ou intellectuelle. D’où le titre significatif qu’il porte, à savoir : « L’Etat islamique entre les systèmes religieux et laïc »(1).

1) L’auteur a publié d’autres études portant sur ce thème, notamment :• Dans la poésie politique (Publications de Dar al-Thaqafa, Casablanca, éd. 1974 et 1982),• Repères marocains (1ère édition, Rabat, 1411H/1991),• La responsabilité dans l’Islam (publication Club Jirari, n° 10, 1ère édition, Rabat, 1417H/1996).• L’Islam et le laïcisme (en arabe, français et anglais). (Publications Club Jirari, n° 26, 1ère

éd., Rabat, 1414H/2003),• L’Etat dans l’Islam (publication Club Jirari, n° 27, 1ère édition, Rabat, 1425H/2004).

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L’intitulé nécessite, à l’évidence, quelques éclaircissements, à commencer par la description de ce qu’est l’Etat «islamique», qui doit être fondé sur une base islamique avec tout ce qu’elle comporte de textes jurisprudentiels intrinsèques au régime de l’Etat, et des valeurs qui lui sont associées, et ce, quelle que soit la forme laïque de ce régime, dès lors qu’il puise son identité dans ces textes et valeurs.

Lorsque l’Etat est fondé sur le principe de l’Islam, en tant que religion qui prône l’unicité absolue, c’est-à-dire l’adoration du Dieu unique, Créateur de l’univers, qu’Il gère par Sa seule volonté, et appelle à la croyance dans les archanges, les Livres et les Messagers, dans la fatalité et le Jour du Jugement, avec tout ce que cela implique de devoirs et obligations cultuelles envers Dieu, afin que l’Etat jouisse de la proximité du Ciel qui le surveille.

L’Islam, en plus d’être une religion, est un système de comportements qui s’articulent autour de principes éducatifs et éthiques qui régissent l’individu, tant sur le plan de la formation que de la motivation et de la conscientisation, et qui l’accompagnent tout au long de sa vie afin qu’il soit sincère et honnête envers lui-même, envers son Dieu et envers les gens.

Mais avant tout, l’Islam est un processus représentant un ensemble de règles qui constituent l’assise politique, économique, culturelle et sociale du régime de l’Etat islamique.

Il va sans dire qu’un «régime» - quel qu’il soit - s’élabore autour de règles et de lois que l’Etat doit observer dans la gestion de ses affaires, tant publiques que privées. Ce sont ces règles et lois qui en définissent le fond et la forme, la souveraineté, ainsi que les relations qu’il entretient avec l’étranger, mais aussi avec les citoyens, dans le cadre des droits qui leurs sont dus et des obligations qu’ils doivent à l’Etat. Ce régime ne peut, cependant, exister que dans un climat où la communauté vit dans un cadre empreint de sécurité, de stabilité, de cohésion et de fraternité, et dans la mesure où il exerce des pouvoirs qui lui confèrent une personnalité morale.

Le système « religieux », tel qu’il est évoqué dans l’intitulé du présent exposé, est celui qui, par définition, non seulement associe la religion aux affaires publiques mais en fait le pivot autour duquel elles s’articulent. Dans ce sens, le dirigeant en a la charge selon un concept extrémiste « non islamique »,

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à l’image du modèle répandu par le passé, notamment en Europe et, en particulier, en France où les rois considéraient leur pouvoir inspiré par Dieu qui les a choisis pour assumer la responsabilité, qu’Il en était l’essence et qu’ils étaient responsables par devant Lui. Il est probable que ce concept, construit autour de la théorie du « droit divin », soit celui dont les antagonistes du référentiel islamique s’en servent aujourd’hui pour réclamer la séparation entre la religion et l’Etat, sous prétexte que l’adoption de ce référentiel implique une gouvernance fondée sur cette théorie théocratique, allégation qui va à l’encontre de ce que nous avançons.

Dans le système « laïc », les affaires de l’Etat ne sont pas soumises aux choses de la religion, qui reste une question personnelle dans le cadre de la liberté des croyances. Selon ce système, le pouvoir étant une émanation du peuple, qui l’exerce à travers ses représentants conformément aux règles démocratiques, lesquelles sont soumises à la loi dans le contexte de la liberté, de la justice et des différents droits légitimes, tels qu’ils sont définis par la constitution et les textes institutionnels. Or cette forme se rapproche de la perspective islamique qui n’est pas en opposition, dans certains aspects - ainsi qu’il sera démontré plus loin - avec l’Etat laïc.

Mais je voudrais auparavant souligner deux points, d’abord concernant le terme « politique » selon sa conception et son utilisation par les Arabes et les musulmans, et le second, concernant les régimes de gouvernance qui sont incompatibles avec le système islamique, malgré les reproches que lui font ses antagonistes.

S’agissant de la « politique », toutes conceptions et formes confondues, était exercée par les Arabes et les musulmans ainsi qu’il appert dans le Hadith suivant du Prophète (PSL) : « Les Israélites étaient dirigés par des Prophètes(2)», Hadith commenté par Ibn Mandhour dans « Lissan al-Arabe » comme suit : « Ils (les prophètes) s’occupaient de leurs affaires à l’instar des princes et des walis par rapport à leurs sujets ».(3)

Ziyad al-Batrâa dit dans son discours : « Nous sommes devenus vos dirigeants, mais aussi vos protecteurs(4)». Mais si l’on ne trouvait pas de trace dans le

2) Rapporté par Ibn Maja sur Abou Hureira dans le livre Al-Jihad.3) Voir la rubrique «Souss».4) Voir dans Al-Bayân wal Tabyîne d’al-Jahidh, Vol. 2, p. 62 (éd. Comité de rédaction, de

traduction et de diffusion, le Caire, 1367H/1948).

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saint Coran de ce terme, l’on n’en trouve pas moins son synonyme sous forme « d’injonction », ainsi qu’il est dit dans les paroles divines suivantes : « Consulte-les à propos des affaires(5) » et « Obéissez à Allah, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement(6) »

Nombreux sont les exégètes qui se sont appuyés sur ces versets pour réaffirmer le besoin de l’imamat, en ce sens que celui-ci s’inscrit dans le domaine de la recherche jurisprudentielle où les musulmans se sont engagés depuis que la succession du Prophète (PSL) ait été confiée à Abou Bakr, et ce, bien qu’ils divergent sur la qualité que l’imamat revêt, à savoir s’il s’agit d’une obligation islamique ou de nécessité exigée par la vie des musulmans après le décès du Prophète (PSL).

Compte tenu de l’importance que revêt l’imamat, exigé par la plupart des juristes politiques musulmans sunnites, tels Ibn al-Farâa dans Al-Ahkam al-Sultaniya (Ordonnances du gouvernement), al-Mawardi dans Al-Ahkam al-Sultaniya, ibn Khaldoun dans la Muqaddima (les Prolégomènes), ibn Hazm dans Al-Fissal fil Mâl wal Ahwâa wal Nihal qui s’appuie sur la parole divine stipulant « Allah n’impose à aucune âme une charge supérieure à sa capacité(7)» pour établir que Dieu n’impose pas aux gens des charges qui soient au-dessus de leur pouvoir et capacité. En d’autres termes, la charge de l’Etat doit être confiée à celui qui est en mesure de l’assumer.(8)

Quant aux systèmes incompatibles avec les principes de gouvernance dans l’Islam, anciens ou modernes, ils sont les suivants :

1. La Théocratie mentionnée ci-dessus,

2. L’Autocratie, système de gouvernance absolue exercée par une personne unique ayant tous les pouvoirs, comme c’était chez les tzars russes et les empereurs chinois,

5) Sourate Äl-’Imrane : 159.6) Sourate Al-Nissâa : 59.7) Sourate Al-Baqara : 286.8) Chez les chiites, l’imamat est une question fondamentaliste dont l’application est une

obligation implicite, qu’elle soit ou non statuée par texte, et confiné à Ali bin Abu Taleb et ses enfants, imamat qu’ils ne peuvent perdre qu’en cas d’injustice ou volontairement. Chez les Khawarij, la Oumma n’a pas besoin d’un imam dès lors qu’elle mémorise le Livre de Dieu et la Sunna de Son Messager et qu’elle applique leurs commandements. D’autres sectes estimaient l’imamat comme étant nécessaire, et que ce droit appartient à chaque musulman juste (précédemment considéré un droit pour chaque Arabe libre).

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3. L’Auligarchie, qui se rapproche du précédent système, où la gouvernance est du ressort d’un individu, une famille ou un clan, qui exerce le pouvoir sur la base de sa richesse ou son rang de noblesse, ainsi qu’il était coutumier chez les Grecs, les Carthaginois et les Romains,

4. La Laïcité, qui prévoit la séparation totale de la religion et de l’Etat et l’éloignement des hommes de l’église catholique des fonctions politiques, telle qu’elle a été adoptée par la France, qui poursuit encore ce modèle, et

5. La Sécularité, qui est proche de la Laïcité, qui était répandue en Angleterre et parmi les protestants.

Dans la question que nous traitons, nous constaterons que l’Islam n’a pas défini un système précis et détaillé de gouvernance. Il en a, cependant, établi les principes, les bases et les contours, en laissant aux musulmans le soin de les appliquer en fonction de leur époque, de leur environnement et de leurs besoins.

Ces principes et bases peuvent être résumés dans les quatre points suivants :

Premièrement : Considérer que Dieu est le Vrai Gouverneur qui gère les affaires de l’univers, l’être humain n’étant qu’un représentant de Dieu, qui lui confie cette charge. En s’adressant à Son Messager, le Seigneur dit : « Tu n’as (Muhammad) aucune part dans l’ordre (divin)(9)» et « Le pouvoir n’appartient qu’Allah. Il vous a commandé de n’adorer que Lui. Telle est la religion droite(10)». Le saint Coran insiste sur ce point dans les trois versets successifs suivants : « Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, les voilà les mécréants… Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes… Ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont les pervers…»(11).

Deuxièmement : La prise en charge de cette mission est conditionnée par la rectitude et la piété du concerné, de son sens de la justice et de l’équité dont il fait preuve. A cet égard, le Tout-puissant dit : « Certes, Allah vous commande de rendre les dépôts à leurs ayants-droit, et quand vous jugez entre des gens,

9) Sourate Al-Imrân : 128.10) Youssouf : 40.11) Al-Maidah : 44, 45 et 47.

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de juger avec équité(12)» et « Et quand vous parlez, soyez équitables même s’il s’agit d’un proche parent. Et remplissez votre engagement envers Allah. Voilà ce qu’Il vous enjoint. Peut-être vous rappellerez-vous(13)».

Soucieux de veiller à bonne performance de cette fonction, les juristes ont établi des conditions que le gouverneur doit satisfaire, en plus de l’équité précitée. Il s’agit, en l’occurrence, du savoir, de la suffisance et du bon sens, mais aussi d’être un Qoraïchi, bien qu’ils divergeaient sur ce point et qu’Ibn Khaldoun corrélait à l’esprit de clan qui distinguait la ville de Qoraïch.(14)

Troisièmement : L’Islam a réglementé le processus de prise en charge de cette fonction, qu’il associe à l’allégeance.

Celle-ci constitue un acte oral ou écrit librement consenti entre le gouverneur, qui n’est qu’un exécutant dont l’avis n’a aucune préséance, et la Oumma qui incarne la souveraineté et qui est représentée par des députés, considérés dans l’optique islamique comme « les maîtres de toute action à prendre ». En vertu de cet acte, la Oumma voue à son gouverneur l’obéissance, dans la mesure où celui-ci sert convenablement les intérêts de la Oumma et gère correctement ses affaires. A ce propos, il est appelé à appliquer la loi divine et protéger les intérêts de ses sujets sur la base du droit et de la justice, tout en leur assurant le bien-être, la sécurité et la stabilité, conformément à la parole divine suivante : « Tu n’es chargé que de transmettre [le message](15)». Le saint Coran cite deux allégeances (bay’ah) faites à l’Envoyé de Dieu (PSL), à savoir :

i) L’allégeance des femmes, où mêmes les hommes ont également pris part, et à l’égard de laquelle Dieu dit : « O Prophète ! Quand les croyantes viennent te prêter serment d’allégeance, [et en jurent] qu’elles ‘associeront rien à Allah, qu’elles ne voleront pas, qu’elles ne se livreront pas à l’adultère, qu’elles ne tueront pas leurs propres enfants, qu’elles ne commettront aucune infamie ni avec leurs mains ni avec leurs pieds et qu’elles ne désobéiront pas en ce qui est convenable, alors reçois leur serment d’allégeance, et implore d’Allah le pardon pour elles(16)».

12) An-Nissaâ : 58.13) Al-Anâam : 152.14) Les Prolégomènes, p. 193 (Ed. d’al-Amiriya).15) Al-Shüra : 48.16) Al-Mumtahina : 12.

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ii) L’allégeance de l’arbre, dont l’événement se déroulait sous l’arbre à l’ombre duquel se tenait l’Envoyé de Dieu (PSL). Le Tout-puissant dit, à ce propos : « Allah a très certainement agréé les croyants quand ils t’ont prêté le serment d’allégeance sous l’arbre. Il a su ce qu’il y avait dans leurs cœurs, et a fait descendre sur eux la quiétude, et Il les a récompensés par une victoire proche ainsi qu’un abondant butin qu’ils ramasseront. Allah est Puissant et Sage(17)». Le saint Coran réaffirme que ces actes d’allégeance sont, en réalité, destinés à Dieu en réponse à Son appel et triomphe pour Sa religion. A cet égard, Il dit : « Ceux qui te prêtent serment d’allégeance ne font que prêter serment à Allah : la main d’Allah est au-dessus de leurs mains. Quiconque viole le serment, ne le viole qu’à son propre détriment ; et quiconque remplit son engagement envers Allah, Il lui apportera bientôt une énorme récompense(18)».

Quatrièmement : Pour concrétiser la justice à l’abri de toute forme de tyrannie ou d’oppression, mais aussi pour éviter les troubles et les désordres, l’Islam prône le principe de la « Choura » (consultation), en vertu duquel les membres de la Oumma exercent leurs affaires soit directement, soit par le biais de délégués élus pour les représenter. Il s’agit là d’une obligation jurisprudentielle, surtout dans les cas qui ne sont pas traités de façon explicite dans le Livre et la Sunna. Il en est de même pour ce qui est de l’application des textes, le cas échéant, où dans les cas où le texte fait défaut, mais aussi en ce qui concerne les questions de l’heure ou les différentes affaires d’intérêt ponctuel. Ce type de gouvernance se rapproche du concept occidental de « démocratie ». Le Seigneur dit, dans l’éloge fait aux Ansars (auxiliaires) : « [Ils] se consultent entre eux à propos de leurs affaires(19)», c’est-à-dire l’examen des affaires entre les différents membres de la Oumma. Le Seigneur dit aussi à Son noble Prophète en l’incitant à la Shüra (consultation) : « Et consulte-les à propos des affaires(20)». N’est-ce pas lui (PSL) qui dit : « Vous

17) Al-Fath : 18 et 19.18) Al-Fath : 10.19) Al-Shüra : 38. Le nom d’Al-Shüra (la consultation) donné à cette sourate accentue encore

davantage ce principe.20) Al Imrâne : 159.

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connaissez mieux vos affaires de ce bas monde(21)». Le Prophète (PSL) avait naguère conseillé les Compagnons de greffer les palmiers, et devant le constat de son erreur après que les palmiers n’aient pas porté de fruits, il leur dit : « Je ne suis qu’un être humain. Lorsque je vous ordonne quelque chose concernant votre religion, retenez-le, mais si c’est mon opinion que je donne, je ne suis qu’un être humain(22)».

On en déduit de ces principes et fondements que les règlements et lois promulgués par un Etat axé sur la Marja’iya islamiya (autorité islamique) ne revêtent pas un caractère divin, tel qu’il est perçu par le système théocratique. Ce ne sont, en définitive, que des efforts humains de recherche (Ijtihad) fondés sur la compréhension des textes révélés par Dieu, Qui nous enjoint de les appliquer dans la gouvernance, conformément à la Parole suivante : « Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre(23)». Il s’agit donc d’un Ijtihad susceptible d’être révisé et rénové.

L’on sait que les musulmans ont été confrontés à un problème de succession après la mort du Prophète (PSL), et soucieux de concilier entre leurs intérêts et les intérêts de la religion, ils ont fini par prêter allégeance à Abu Bakr, en raison de la place qu’il occupait auprès du Prophète. Abu Bakr a désigné Omar ibn al-Khattab pour lui succéder par un pacte écrit, également en raison de sa position. Avant son décès, Omar constitua un Conseil de la Choura pour examiner la question de succession qui échut, après discussions, à Othman ibn Affân, qui s’engagea à observer le Livre de Dieu, la Sunna du Prophète et les actions des deux califes qui lui ont succédé.

Ibn Affân fut cependant confronté, dans son exercice des affaires de l’Etat, à de nombreuses contraintes circonstancielles, assorties de critiques à l’égard de sa politique. Lorsqu’une révolution éclata réclamant son départ, il répondait : « Vous avez beau me demander de me désister, mais je n’enlèverai jamais une chemise que Dieu me fait l’honneur de porter » et « Que je renonce à ma charge ? Il me sera plus agréable d’être crucifié que de renoncer à la charge de succession que Dieu Tout-puissant me lègue(24)».

21) Rapporté par Muslim sur Aïcha et Anas.22) Rapporté par Muslim sur Rafei bin Khadij.23) Al-Maïdah : 49.24) Jamharat rassail al arab fi Ossour Al arabiya azzahira, C.1 P. 103 Bibliothèque scientifique,

Beyrouth.

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Après la mort d’Affân, tué par les insurgés, les événements se sont développés, marquant l’histoire islamique par les conflits et divisions qu’ils ont suscités, à commencer par le partage du califat entre Ali ibn Abi Taleb, qui prit la partie orientale comprenant la Péninsule Arabique, l’Irak et les régions persanes conquises et Moawiya ibn Abu Soufian, qui dirigea la partie occidentale comprenant l’Egypte, le Levant et les régions africaines conquises. Ces conflits et divisions dépendaient de l’équilibre des forces et répondaient à des calculs ponctuels et des désirs catégoriels dont, malheureusement, les musulmans continuent à en subir les conséquences.

Mais les efforts de recherche entrepris depuis doivent être revus à la faveur des résultats auxquels ils ont abouti, dans le temps et le lieu. Et bien qu’ils aient enrichi les textes jurisprudentiels islamiques, ceux-ci ont plus que jamais besoin d’être repensés, non seulement aux fins d’actualisation, mais aussi d’addenda, notamment en ce qui concerne les questions de l’heure. En effet, il est nécessaire de trouver des solutions pertinentes aux problèmes innombrables que ces questions soulèvent, avec la vision modérée du juste milieu, en restant toutefois attachés aux constantes jurisprudentielles. Il convient, en outre, de garder présent à l’esprit que ces problèmes ne se circonscrivent pas au seul domaine politique, comme on le croit, mais à l’ensemble des aspects de la vie, en particulier l’économique. Ce dernier doit, en effet, s’orienter vers la réalisation d’une justice sociale qui respecte la dignité humaine et le travail parfait, et rejette l’injustice, le fallacieux, l’abus, le monopole, le gaspillage et l’arrogance. C’est ainsi que l’économie peut prendre sa véritable signification, à savoir, l’utilisation rationnelle des ressources financières et productives, selon les critères clairement définis régissant leur exploitation et distribution et permettant de promouvoir la productivité et d’assurer équitablement le bien-être des citoyens.

Mais ceci s’applique également à tous les services vitaux, à commencer par l’enseignement, en dispensant aux jeunes générations une formation moderne qui s’appuie sur l’information. Elles pourront, ce faisant, se prévaloir de connaissances, plus encore pratiques que théoriques, qui leur ouvriront de nouvelles perspectives dans tous les domaines, notamment grâce à une recherche scientifique compatible avec les besoins de l’époque, tout en tenant compte des valeurs éthiques et des principes d’éducation axée sur le civisme ainsi que la préparation du citoyen à compter sur lui-même, à être autosuffisant et à travailler avec sérieux afin de contribuer au développement de son pays.

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L’effort de recherche dans ces domaines reste tributaire du niveau de compréhension des théologiens et de leur capacité d’analyse, d’interprétation et de déduction des éléments qu’il convient de mettre en œuvre, en l’occurrence, trouver des solutions aux situations nouvelles, quelles que soient les contraintes et les défis. Ils font preuve, pour y parvenir, de toute la sagesse et clairvoyance possible pour concilier les contraires, mettant ainsi à l’épreuve les élites intellectuelles et politiques.

La réussite d’une telle épreuve exige, cependant, une mise à niveau révolutionnaire de la pensée islamique qui permettra de briser les chaînes qui freinent l’amorce d’une véritable recherche (Ijtihad) dans laquelle cette pensée pourra s’ouvrir à toutes les autres pensées et orientations, en écartant cependant les aspects négatifs de la pensée occidentale tout autant que les déviations de la pensée islamique. C’est ainsi que l’on peut cesser de faire l’amalgame entre l’Islam en tant que religion divine, et la pensée produite par les musulmans.

Il ne fait aucun doute que l’élaboration d’un tel référentiel empêchera l’émergence d’une gouvernance sectaire, doctrinale ou ethnique despotique qui musèle ou s’attaque aux autres parties. Plus encore, il ne déniera pas les besoins de coexistence des habitants au sein de la nation, sans discrimination de religion ou de doctrine, ou d’appartenance politique ou culturelle, surtout si la nation est caractérisée par son pluralisme et sa diversité.

L’Etat axé sur ce référentiel doit donc se conformer aux textes religieux, tout en tenant compte des exigences contemporaines et des expériences que l’Etat islamique a vécues depuis l’ère du Prophète (PSL) et des Califes Bien Guidés. Mais il faut cependant éviter leur duplication littérale et garder présent à l’esprit les transformations qui ont amené le Califat à revêtir, comme nous le connaissons, des formes dominées par les tendances et l’avidité, et leurs conséquences qui se traduisent par l’injustice, la corruption et la négligence des intérêts publics.

Mais l’adoption d’un référentiel pertinent ne doit pas signifier, non plus, l’application de l’expérience d’un parti ou organisme spécifique qui s’appuie, dans ses slogans, sur la religion pour atteindre ses objectifs. Car l’Islam, grâce à son caractère intégré et global, ne comporte pas seulement des fondements jurisprudentiels mais aussi des valeurs éthiques qui lui donnent la capacité d’accueillir et d’assimiler l’ensemble des catégories et des cultures, de

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respecter les musulmans quelles que soient les divergences qui les opposent, ainsi que les non-musulmans sans discrimination religieuse ou doctrinale. La pluralité et la diversité de ses composantes ne font, en réalité, que renforcer leur complémentarité et cohésion. D’où la nécessité d’élargir les bases de la recherche et des personnes responsables, confinées actuellement aux seuls théologiens, pour inclure les scientifiques et les experts, toutes spécialités confondues, et d’abolir l’idée préconçue que la compréhension et l’application de la jurisprudence sont strictement du ressort d’une catégorie spécifique.

Il convient cependant de souligner, dans ce contexte, que les protestations répétées dans certains pays arabes, bien que limitées et apparemment sans relation avec les révoltes du «Printemps arabe», sont les conséquences d’une colère sociale susceptible d’aboutir, malgré les quelques réformes, à une révolte généralisée qui sera difficile à affronter, et moins encore à arrêter ou à vaincre.

La stabilité de ces pays, fondés sur des régimes ancrés dans l’histoire ou sur des facteurs intellectuels et sociaux, doit être préservée afin d’en assurer la pérennité. Aussi faut-il poursuivre ses réformes, conformément aux dispositions du référentiel islamique dont nous avons abordé quelques aspects dans le présent exposé.

Je voudrais, pour récapituler, résumer les principaux points dudit référentiel comme suit :

1. Le référentiel islamique n’écarte pas ce qui est temporel ou civil, étant entendu que ce qui est civil ou temporel n’implique pas nécessairement qu’il soit laïc ou séculaire incompatible ou opposé à la religion ;

2. Ce référentiel s’articule autour des deux axes suivants :

i. Des dispositions de droit islamique issues du Saint Coran, de la Sunna et du consensus, et

ii. Des dispositions temporelles flexibles susceptibles d’être améliorées ou modifiées ;

3. Les textes jurisprudentiels doivent faire l’objet de recherche pour bien les assimiler et les traduire en textes civils qui tiennent compte des intérêts ponctuels ;

4. L’adoption de certains aspects civils dans le référentiel islamique ne signifie pas la suppression des constantes de la religion ;

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5. La principale équation que le référentiel islamique doit résoudre est celle de concilier entre la démocratie exercée par les pays occidentaux sous divers aspects, avec tous les vices et attraits qu’elle comporte, et la Choura, en tant que principe islamique de gouvernance et qui a connu, elle aussi, de nombreuses formes depuis l’ère du Prophète (PSL) et des Califes Bien Guidés.

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* Ex-Professeur à l’Université Mohammed V à Rabat, au Maroc.

Mondialisation de l’économie et crise des valeurs

Dr Taha Abderrahmane*

La présente analyse et évaluation de la mondialisation nécessite qu’on en fixe, de prime abord, deux définitions brèves portant, l’une sur la signification de la «valeur» et, l’autre, de la «mondialisation».

a) Brève définition de la valeur : Il convient de retenir que la valeur n’est pas quelque chose de palpable mais un sens mystique intrinsèque à l’individu, qui le guide dans la vie et rehausse son humanisme. En d’autres termes, il s’agit d’un noble sentiment instinctif et orienteur.

Or comme l’être humain est né imbu de ce type de sens particuliers, il a été aussi pénétré du sens d’engagement dans sa quête des causalités de la vie. Celui-ci exprime une volonté spéciale que nous appelons «la volonté de s’étendre sur la terre».

b) Brève définition de la mondialisation : La mondialisation traduit le désir de l’être humain de s’étendre sur la terre en s’appropriant tout ce qui l’entoure.

Mais la question à laquelle il faut répondre est la suivante : La mondialisation, en tant qu’expression de la volonté de se répandre sur l’ensemble de la terre, observera-t-elle les valeurs qui feront d’elle une mondialisation transcendante, caractérisée par la rectitude ?

1. La critique de la mondialisation sur le plan des valeurs

Cette volonté a été étroitement, voire viscéralement associée à l’expansion de l’activité économique et commerciale, représentée par son mécanisme fondamental qu’est le marché. Ce marché a pris une forme individualiste sans précédent dans l’histoire de l’humanité, à telle enseigne que le concept de « marché »

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316 Mondialisation de l’économie et crise des valeurs

s’est transformé en image auto-réfléchissante en vertu de laquelle le marché se commercialise par lui-même.

Ce désir de s’étendre ne s’est pas contenté de conférer un cachet marchand aux choses matérielles non commercialisables, évaluées en fonction du prix que le consommateur est disposé à payer et non de leur valeur réelle. La marchandisation a touché même les services, l’emploi et la main d’œuvre, voire même les différentes sphères de l’activité humaine, y compris les choses spirituelles. Tant et si bien que l’on entend parler aujourd’hui de marché de marchandises religieuses où l’individu peut trouver tout ce qu’il cherche dans un fatras pittoresque de croyances et rites étranges. Plus encore, Ce désir de se répandre démesurément ne cesse de justifier les motifs liés à des besoins qui poussent le consommateur à courir derrière des produits qui ne lui sont pas nécessaires mais dont le besoin est suscité par le flot torrentiel de publicités, entretenu par les médias, qui occupent désormais une grande partie de notre vie courante.

Ce désir de s’étendre est allé encore plus loin, jusqu’à appliquer le système de marchandisation à la monnaie proprement dite. Cette dernière, sensée servir de moyen d’échange et de transaction, s’est transformée à son tour en un objet commercial qui se négocie selon les fluctuations des taux d’intérêts, tout comme les produits matériels dont les prix varient selon la demande. C’est ainsi que les banques sont devenues les principales unités de production.

Le désir d’extension s’est ensuite employé à pousser ce phénomène de marchandisation à son paroxysme, libérant à cet effet les marchés, les institutions et les mécanismes des barrières qui les empêchaient d’étendre leur pouvoir sur les consommateurs, et ce, à travers les multinationales intercontinentales et les mouvements des capitaux. En supprimant ainsi les barrières qui freinent l’offre et la demande, il a fait du monde une sorte de grand marché unique, dont la gestion est assurée par une poignée de grands investisseurs qui migrent avec leurs capitaux là où ils trouvent davantage de libertés et accumulent davantage de profits.

1.1. Les normes éthiques de l’extension de la marchandisation dans le monde :

Il devient ainsi clair que la mondialisation se traduit par l’extension de la marchandisation dans le monde tout entier, celle-ci étant basée sur des normes éthiques ayant leurs spécificités propres.

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1.1.1. Absence de valeurs naturelles : Les valeurs, au sens que nous avons déterminé, c’est-à-dire nobles et intrinsèques à l’être humain qu’elles orientent, n’ont pas de place dans cette extension de la marchandisation. Ceci s’explique par le fait que les éléments ou les relations dans ce domaine ne sont plus évalués selon leur équivalent monétaire, c’est-à-dire par le «prix» qu’ils valent, qu’il s’agisse de questions matérielles ou immatérielles dans lesquelles l’individu a toute latitude de négocier leur estimation monétaire. Selon les moralistes, le prix est le pendant de la valeur : la chose précieuse est inestimable et la chose mesurable n’a plus de valeur. Et s’il l’on utilise de façon normale le terme «valeur» dans le contexte de cette extension économique, il n’exprime rien d’autre que ce que le terme «prix» indique, à savoir, une valeur à but lucratif non naturelle engendrée par ladite extension pour servir ses objectifs organisationnels.

1.1.2. Dépréciation de la dignité humaine : Cette extension de la marchandisation ne cesse de déprécier la dignité humaine, nonobstant les épithètes dont elle dépeint les valeurs qu’elle avance (tels que « démocratie » et « bonheur »). Et cette extension détermine, selon son niveau d’extension, le degré de dépréciation. En effet, la valeur de l’individu est évaluée selon son mérite, et ce mérite est fonction de sa contribution au train de marchandisation, en termes d’efficacité productive ou de rentabilité financière. Il est clair que la « marchandisation » et la « dignité » sont des antithèses qui ne peuvent converger. D’autre part, les valeurs qui rehaussent l’individu procèdent essentiellement de l’existence de la dignité humaine. Or nous avons fait remarquer que cette extension de la marchandisation ne comprend que le langage des prix, et que le langage des valeurs, qui représente le fondement de la dignité, lui est totalement étranger - à moins que ce terme de «valeurs» sous-entende des valeurs donnant lieu à des bénéfices.

1.1.3. Donner libre cours à la liberté individuelle : Cette extension fait de l’être humain la principale unité sociale de référence, plaçant ses intérêts particuliers avant l’intérêt public. Aucun intérêt ne doit entraver ses mouvements, et pas plus l’Etat que la société ne doivent le contraindre à quoi que ce soit. Ils doivent, par contre, éliminer

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les barrières entravant son chemin et interdire toute intervention freinant ses activités. Plus encore, ils doivent s’efforcer à élargir son rayon d’action en y annexant des services qui, naguère, relevaient de l’Etat ou de la société, car elle a davantage les moyens d’initiative, d’investissement et de production, autant de facteurs qui servent à multiplier encore davantage la marchandisation et la consommation.

1.1.4. La perpétuation de l’égocentrisme : L’extension de la marchandisation ne se contente pas de placer les intérêts économiques de l’individu avant celles des autres, mais planifie en vue d’affermir, de façon impitoyable, l’esprit de compétitivité et le goût illimité du profit. Elle considère la logique de la compétitivité et du profit comme des atouts permettant de pousser la productivité et la consommation à leur plus haut niveau. Le but de cet affermissement programmé est d’amener l’individu à adopter une attitude axée pleinement et franchement sur une relation de marchandisation égocentrique assortie d’une tendance poussée vers le narcissisme.

1.1.5. Le despotisme coercitif : Si cette expansion a dévoilé clairement le but qu’elle sous-tend, c’est-à-dire le profit illimité, elle n’en garde pas moins le silence sur ses intentions finales, bien qu’elle nous fourvoie en nous faisons croire que le processus appliqué vise d’autres desseins. Mais nous ne sommes pas dupes du but réellement recherché, car le profit illimité engendre l’accumulation sans bornes des richesses qui conduit, à son tour, à l’acquisition du pouvoir. Il ne fait aucun doute que ces facteurs, une fois réunis, attisent le gout du gain et, partant, la velléité égocentrique d’afficher la supériorité vis-à-vis de celui qui ne les possède pas et mettre tout en œuvre afin qu’ils ne soient jamais acquis. C’est ainsi que s’accomplit le but final de cette extension, qui se traduit par la domination du plus faible par le plus fort.

1.1.6. L’attachement au matérialisme coordonné : L’expansion de la marchandisation mène à l’instauration d’un « matérialisme » d’un type nouveau, car il n’a rien de commun avec le matérialisme fortuit issu de l’amour des richesses, mais un matérialisme scientifique coordonné, fondé sur le comportement humain rationnel dans

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l’exploitation des causes du développement scientifique et technique. Avec une telle qualification attribuée à ce matérialisme, on peut se permettre de l’appeler à juste titre « l’inclination vers la terre »(1) ; car cette « inclination » n’est le lot que de ceux qui qui cherchent à acquérir et appliquer le savoir, non pas pour rehausser leur humanisme mais pour étendre leurs besoins corporels. Cette déviation prouve, s’il en est besoin, que le savoir qui a accompagné cette extension n’était nullement un savoir fidéiste mais un savoir temporel laïc, peu utile dans son ensemble, voire même - et cela a été démontré - qu’il comporte un effet néfaste sur le destin de l’individu.

Compte tenu de ce qui précède, on peut donner à la mondialisation la définition détaillée suivante :

• La mondialisation est l’expansion de la marchandisation dans le monde, qui mène à l’inclination vers le monde visible par l’action entreprise au moyen des valeurs suivantes : la liberté désinvolte ; la compétitivité féroce ; le gain sauvage ; l’égocentrisme excessif ; la force despotique et le matérialisme coordonné.

1.2. Formes de corruption découlant de la relation de marchandisation : Il est évident que ces valeurs sont purement lucratives car elles vont à l’encontre des valeurs naturelles, en ce sens qu’elles ne permettent pas à l’individu d’atteindre la rectitude et l’élévation, que seules les valeurs naturelles peuvent réaliser. Les valeurs lucratives visent, au contraire, à l’égarer, à le rabaisser et à provoquer « l’immense corruption de la terre ». Rappelons-ci quelques uns des aspects de cette corruption qui sont tous dus à la relation de marchandisation qui lie l’individu aux choses de la terre ; cette relation a pris trois aspects majeurs, chacun ayant ses préjudices propres. Il s’agit, en l’occurrence, des aspects suivants : (i) la relation de marchandisation qui lie

1) Les deux versets suivants régissent ce qualificatif : « Et raconte-leur l’histoire de celui à qui Nous avions donné Nos signes et qui s’en écarta. Le Diable, donc, l’entraîna dans sa suite et il devint ainsi du nombre des égarés. Et si Nous avions voulu, Nous l’aurions élevé par ces mêmes enseignements, mais il s’inclina vers la terre et suivit sa propre passion. Il est semblable à un chien qui halète si tu l’attaques, et qui halète aussi si tu le laisses. Tel est l’exemple des gens qui traitent de mensonges Nos signes. Eh bien, raconte le récit. Peut-être réfléchiront-ils! » (Sourate Al-A’araf : 175-176).

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l’homme à la nature ; (ii) la relation de marchandisation qui lie l’homme aux autres, et (iii) la relation de marchandisation qui lie l’homme à lui-même.

1.2.1. La corruption découlant de la relation de marchandisation liant l’homme à la nature : Cette corruption s’exprime généralement par le préjudice apporté à la nature et dont les conséquences sont ressenties autant par ceux qui l’ont provoqué que par les autres. Les marques de ce préjudice sont visibles sur terre, sur mer et dans l’atmosphère, et se traduisent par le trou dans la couche d’ozone, le changement climatique, la pollution accrue, l’érosion du sol, la désertification et l’extinction de certains types d’espèces animales. Il ne s’agit pas ici d’énumérer des conséquences connues de tous autant que de démontrer la position éthique prise après confirmation de leurs dangers sur l’humanité tout entière.

Il est évident que la responsabilité de ces conséquences incombe principalement aux grandes puissances qui s’emploient à étendre la marchandisation à travers le monde, exerçant toutes sortes de pressions politiques et économiques en vue d’en accélérer le rythme. Diverses dispositions sont prises à cet effet soit par chacune d’elle, soit par le biais des institutions internationales (tels la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du Commerce, ou le G7 puis le G8). Mais le plus paradoxal est que l’Etat le plus enthousiaste à concrétiser cette expansion est le moins enclin à assumer cette responsabilité, sous prétexte que « les intérêts de son pays prend le pas sur ceux des autres et qu’il ne peut rien entreprendre qui nuise à l’économie de son pays ».

Cet argument comporte, à n’en pas douter, des anomalies qui sont indignes de celui qui les prononce, surtout lorsque cette extension de la marchandisation s’appuie sur la force despotique. Premièrement, en effet, celui qui pousse à son paroxysme l’expansion de la marchandisation doit assumer plus que tout autre les retombées de son action, et dans ce cas de figure, ledit président, étant le premier des acteurs concernés. Deuxièmement, et en estimant que les avantages profitent davantage à son pays, comme conséquence de ces retombées ou de ces malversations, qu’aux autres pays, il doit alors être encore plus soucieux de trouver les

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moyens susceptibles de contrer ces effets. Troisièmement, le fait de donner la priorité à ses seuls intérêts économiques nationaux dans un monde qui avance inéluctablement vers l’unification sous la bannière de la marchandisation est de nature à décourager les autres à sacrifier certains de leurs intérêts nationaux en vue de construire ce nouveau monde sensé faire l’objet d’une gouvernance unique. Quatrièmement, en laissant entendre, à travers sa déclaration que les intérêts de son pays priment sur ceux des autres, que son peuple est supérieur, il pousse l’arrogance à son pinacle et ne récolte que la réprobation de tous les sages de ce monde mondialisé.

1.2.2. La corruption découlant de la relation de marchandisation liant l’individu aux autres : Cette corruption se traduit, de façon générale, par le mal qu’elle cause aux autres en touchant leur dignité. Les conséquences de cette corruption sont nombreuses et s’expriment par la violation des droits de l’homme, la destruction des services publics, l’approfondissement des inégalités économiques entre les pays du Nord et du Sud, l’accumulation de la dette des pays du Sud, l’intensification de la pauvreté dans ces pays et l’exposition de leurs populations à encore plus de famine et de maladies. Elles se manifestent également par l’accroissement des disparités entre les classes dans ces pays où de grandes catégories de leurs populations souffrent du chômage, de l’exclusion ou de la marginalisation. Sans compter les guerres qu’on leur déclare où les dissensions qu’on provoque, auxquels s’ajoutent la propagation des armes entre les individus, l’abondance des champs de mines, l’extermination collective, la torture, le racisme et la haine des autres, le commerce des membres humains, le terrorisme organisé et, enfin, l’homogénéisation qu’on impose aux peuples sous diverses formes, notamment à travers l’uniformité scientifique et technique, l’uniformité politique et la standardisation culturelle.

Ces corruptions, toutes formes confondues, s’insèrent dans ce qu’on appelle « le fléau d’instrumentalisation(2) de l’être humain

2) « Instrumentalisation » en anglais.

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dans le monde ». L’on sait que l’instrumentalisation désigne le traitement de l’individu, non pas comme une fin en soi mais un instrument pour servir un autre. Aussi la marchandisation ne peut-elle qu’instrumentaliser l’être humain, et ce, en raison du but exclusif qu’elle recherche et qui n’est autre que l’accumulation ininterrompue de la richesse. Tout doit donc être mis en œuvre pour servir ce dessein matériel. Pis encore, ce « serviteur » n’aura de considération et de mérite qu’en fonction du service qu’il accomplit. C’est ainsi que l’extension de la marchandisation s’applique à renverser les valeurs et les principes, en «instrumentalisant» ce que les gens considéraient naguère comme un dessein, fût-il un être vivant, tout en convertissant en dessein(3) ce qui était chez eux un instrument, fût-il une matière morte. J’en veux pour preuve la monnaie, qui était jadis le moyen idéal d’échange de biens, est devenu elle-même un bien faisant l’objet d’offre et de demande dans un marché financier assujetti aux fluctuations et aux spéculations. Ce renversement des valeurs et des principes n’a pas tardé cependant à bafouer cette extension et, ce faisant, donner un sens contraire au dessein initial en lui causant des pertes qu’il croyait être des bénéfices. Mais y a-t-il de plus grande perte que celle qui fragilise tous ces gains en raison justement de leur énormité, en devenant le jouet des spéculateurs et des fluctuations, tant et si bien que leurs détenteurs sont contraints de fuir à la recherche d’un havre de sécurité. Sans compter que plus ces richesses gagnent en importance, plus s’attisent les angoisses qu’elles suscitent, semblables à l’angoisse d’un assoiffé qui, heureux de trouver de l’eau, s’en rend compte que ce n’était hélas qu’un mirage !

1.2.3. La corruption découlant de la relation de marchandisation liant l’être humain à lui-même : Cette corruption se traduit par le préjudice que l’individu se fait à lui-même et l’incidence de ce préjudice sur son bonheur. Considéré dans une perspective globale, ce préjudice, appelé « dépravation des mœurs », se

3) (NDT) Texte original arabe sans équivalent en français.

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manifeste par l’abus de drogues, l’addiction à l’alcool, l’enlisement dans la débauche, la normalisation des pratiques homosexuelles, et la licéité de l’adultère, de la prostitution et du libertinage absolu.

L’on constate qu’il n’existe pas dans les activités humaines, toutes formes confondues, une quelconque évocation indiquant que le bonheur ne dépasse pas les frontières du monde visible à l’instar de celle que colporte la marchandisation, pour laquelle le bonheur se traduit par le cumul de la richesse matérielle et la multiplication de la consommation. Et plus la marchandisation élargit son extension et renforce ses réseaux à travers le monde, grâce à des sciences et des technologies de plus en plus sophistiquées, plus l’individu se convainc que son bonheur est tributaire du respect qu’il accorde aux valeurs de profit qui sous-tendent cette extension. C’est ainsi qu’il s’élance, avec une liberté effrénée, dans la réalisation de ses intérêts propres, peu soucieux de savoir s’ils s’accordent ou non avec l’intérêt général. Comme si cette extension impliquait l’existence d’une main invisible dans le marché qui veille au bonheur de tous. Et peu lui importe que ce cumul de richesses fasse apparaître des écarts avec les autres puisque, pour cet individu, cet écart est inévitable. Et non content d’entériner ces valeurs sur lesquelles il s’appuie, il va jusqu’à presque déifier cette extension de marchandisation, se soumettant à ses lois avec une sorte d’adoration qui augure la naissance d’une nouvelle religion qu’on devrait appeler la « religion de marché ».

Dans notre critique de la mondialisation, on peut dire, en résumé, qu’il s’agit d’une extension de la marchandisation dans notre monde visuel qui interpelle une inclination de notre part à travers les valeurs de profit suivantes : la liberté désinvolte ; la compétitivité féroce ; le gain sauvage ; la force despotique ; l’égocentrisme excessif et le matérialisme coordonné. Elle provoque, ce faisant, une grande corruption sur la terre, incarnée par le préjudice porté à la nature et dont les retombées compromettent leur dignité. Elle se traduit également par le mal que l’individu se fait à lui-même et, partant, à l’encontre de son bonheur.

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2. Le traitement de la mondialisation au moyen des valeurs

La marchandisation, qui s’est propagée jusqu’à envahir tous les recoins de la terre, avec ses affres, ses menaces et ses risques, interpelle toutes les énergies, tant au niveau des individus que des collectivités, des organisations et des institutions, à redresser cette situation «apocalyptique»(4) qui augure de catastrophes susceptibles d’anéantir l’humanité. De nombreux forums et colloques et de démonstrations ont été organisés, dans l’espoir de dissuader les promoteurs à étendre encore davantage cette expansion, jusqu’à ce que le monde soit rétabli. Mieux encore, certains acteurs souhaitaient façonner un monde alternatif qui sera plus miséricordieux envers les gens et le pays, sur le thème « Il est possible de créer un autre monde », appelant à rompre avec des principes dont la véracité et l’intégrité sont mises en doute, tout en considérant des principes tels que « le progrès » et « le développement » comme les bases de la civilisation.

2.1. L’éthique de l’universalisation et la réforme de la mondialisation : Les inquiétudes suscitées par la volonté de réformer ou de substituer la mondialisation ont fait émerger des valeurs morales censées délivrer le monde de l’emprise de la marchandisation, dont certaines - anciennes - constituent les piliers de la modernité, telles que « la dignité humaine », « les droits de l’homme », « la justice » et « l’égalité ». D’autres, nouvelles, comprennent « la responsabilité sociale », « la solidarité économique », « la citoyenneté universelle », « la paix mondiale », « le respect de la nature », « les relations miséricordieuses », « le partenariat », « la précaution » et « la prévention ».

L’on a même élaboré une nouvelle expression qui souligne l’instauration d’une nouvelle science éthique chargée d’évaluer le processus d’extension de la marchandisation dans le monde, à savoir, « l’éthique universelle »(5). Des études spécialisées ont été entreprises dès 1990 par des institutions spécialisées sur cette question, suivies par des ouvrages rédigés par de grands moralistes

4) «Apocalyptic» en anglais.5) Nous avons traduit l’expression anglaise «Global Ethics» par «l’éthique universelle» plutôt que

par «l’éthique de la mondialisation», afin d’éviter l’équivoque que ce dernier soulève. D’autant que cette dernière expression va dans le sens de «l’éthique issue de la mondialisation», ce qui ne sert pas le dessein recherché, que l’on peut définir que étant l’éthique que la mondialisation doit appliquer afin d’éviter les lacunes qui l’entachent.

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s’articulant autour de cette nouvelle science(6). Nous avons cité quelques uns des documents importants publiés par des organisations et institutions internationales à cet égard, notamment « La Déclaration pour une éthique planétaire » (1993), « Notre voisinage global » (1995), « Notre diversité créative » (1995), « La Déclaration universelle pour la responsabilité humaine » (1997), le Projet d’éthique universelle de l’UNESCO (1997) et « la Déclaration des droits et obligations de l’homme » (1999).(7)

Bien que l’espace ne se prête pas ici pour traiter ces instruments d’éthique destinés à contrer l’extension de la marchandisation dans le monde, nous pouvons cependant formuler les observations suivantes :

2.1.1. L’adaptation de la mondialisation : L’éthique universelle ne visait pas à arrêter l’extension de la mondialisation ou sa substitution mais plutôt à la réformer ou, du moins, à l’adapter de manière à ce que le facteur économique perde la primauté qu’il a acquise. Cette primauté devait revenir au politique qui se chargerait dorénavant de l’orienter.

2.1.2. L’assimilation de l’éthique universelle par la mondialisation : L’extension de la marchandisation n’a pas manqué d’assimiler les demandes de réforme énoncées par l’éthique universelle, alors qu’elle pouvait aisément les duper, voire même les inféoder à des slogans tels que « prix », « coûts », « rentabilité » et « efficacité ». Elle a réussi à assimiler la principale valeur qu’elles prônaient, à savoir « la responsabilisation » dans le domaine baptisé « le développement durable », sachant que c’est ce dernier qui est pressenti pour assumer la responsabilité, d’une part envers les déshérités en satisfaisant à leurs besoins et, d’autre part, envers les générations futures en préservant leur avenir et envers l’environnement, en protégeant ses ressources.

6) Voir quelques uns des ouvrages de ces penseurs dans la liste des références étrangères : Hans KUNG, Zygmunt BAUMAN, Nigel DOWER.

7) Voir notre article publié dans le Numéro 29 de l’Islam Aujourd’hui, intitulé «l’Ethique universelle, portée et limites».

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2.1.3. L’humanisation de la mondialisation : L’éthique universelle prétend aboutir à une sorte d’humanisation de cette extension de la marchandisation, sans cependant prendre en considération l’ensemble des facteurs. C’est ainsi qu’elle omet, par exemple, le facteur « foi religieuse », voire même « l’action religieuse », quand bien même certains de ses promoteurs sont des théologiens de renommée, de sorte que cette éthique prône les mêmes valeurs laïques que l’extension de la marchandisation. Or tant que cette éthique ne peut se départir de son empreinte matérielle, elle ne pourra procurer aux acteurs concernés les valeurs leur permettant de dépasser cette extension de marchandisation. J’en veux pour preuve la conclusion unanime à laquelle cette éthique a abouti, appelée « Règle d’or », et en vertu de laquelle l’être humain doit traiter l’autre de la même manière dont il souhaiterait l’être lui-même. Mais alors qu’elle reconnaît que cette règle est énoncée dans toutes les grandes religions, l’éthique en question insiste sur sa séparation de son fondement religieux et sa présentation sous une forme laïque.

D’après ces observations, on constate que l’éthique doit, pour repousser les préjudices de l’extension de la marchandisation, adopter des valeurs qui répondent aux conditions suivantes :

Premièrement, elle doit être en mesure de formuler des recommandations qui transforment les sentiments et améliorent la conduite ; en d’autres termes, il s’agit de passer de l’état de subordination de l’économique au politique (état d’adaptation) à celui de subordination au moral, en vertu duquel le développement spirituel prend le pas sur le développement économique et délivre l’être humain de l’illusion de « la contrainte économique ». Ce faisant, elle lui insuffle la volonté de changer la réalité de l’extension de la marchandisation, en rompant avec ses causes et en effaçant son impact.

Deuxièmement, les valeurs doivent obéir à une logique indépendante qui se limite aux slogans publicitaires en matière de marchandisation. On ne peut cependant y aboutir que si ces valeurs forment un ordre intégré où chacune est solidaire de l’autre. Ou encore,

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lorsqu’elles s’associent aux valeurs de marchandisations, elles irradient l’esprit qui les porte ou les soumettent au cerveau qui les distingue.

Troisièmement, que ces valeurs soient dissemblables sur le plan de la croyance, de sorte qu’elles ne s’inscrivent pas dans le type de croyances où s’insèrent les valeurs à la base de l’extension de la marchandisation. L’on sait que les valeurs de marchandisation sont laïques et matérialistes dans leur orientation, et qu’elles mènent à l’inclination de l’homme vers la terre. Aussi les valeurs repoussant les ravages de la marchandisation doivent-elles être des valeurs à orientation religieuse et spirituelle menant à la progression de l’être humain sur la terre, à son analyse des choses et sa considération de leurs conséquences.

Dès lors que nous reconnaissons le besoin de valeurs qui répondent aux trois conditions que sont « la formulation de recommandations éthiques », « la logique indépendante » et « la dissimilitude sur le plan de la croyance », l’éthique qui en est issue doit alors être en mesure de transformer la qualité de « marchandisation » attribuée à l’extension sur terre à celle de son contraire, c’est-à-dire « la correction ». Etant donné que la marchandisation détermine la valeur d’un objet par son prix, il faut que la correction élimine la valeur monétaire immédiate de cet objet jusqu’à ce que sa valeur se confirme en se rattachant à une valeur déterminée. Ce faisant l’extension sur terre, fondée sur l’éthique, devient une valeur corrective et non de marchandisation et, partant, les relations mises en place deviennent à leur tour des relations correctives et non de marchandisation.

2.2. L’éthique naturelle et le traitement des aléas de la mondialisation : Nous allons maintenant démontrer comment l’éthique répondant aux conditions précitées et fondée sur les principes naturelles peut repousser les méfaits de l’extension de la marchandisation et mettre en place les bases étendues de la correction à travers le monde. Il s’agit des principes éthiques suivants :

2.2.1. Le principe d’être naturellement garant : Ce principe repousse les méfaits qui interviennent dans la relation de marchandisation que l’être humain entretient avec la nature, qu’il communique à

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une relation correctionnelle connexe qui œuvre à la préservation de ses intérêts. Ce principe se définit comme suit :

• Reconnaitre que chaque créature dans le monde, quelle qu’elle soit, est confiée à l’être humain.

Ce principe énonce clairement la nécessité d’assumer la responsabilité envers l’ensemble des créatures. On trouve dans les différentes tendances éthiques mondiales précitées un principe analogue, que nous appelons, le « Principe de responsabilité d’acquisition ». Ce principe invite lui aussi les gens à prendre en considération les conséquences à long terme de leurs actions, ainsi qu’à relier les droits aux obligations.

Il n’en demeure pas moins que le «principe d’être naturellement garant» se distingue du second par le fait que les valeurs qui en sont issues sont des valeurs autonomes dans leur logique, qui renforcent le comportement. A preuve que la valeur qui la domine est celle de la ‘Amana’ (confiance) alors que la principale valeur émanant du « principe de responsabilité » est la « liberté » (au sens occidental adopté dans le domaine des échanges).

Il va sans dire que l’Amana rend le comportement tributaire de celui qui en est l’objet (al-Mu’ataman), au double sens de défense et de protection. Dans ce cas de figure, al-Mu’ataman est le monde entier, alors que la liberté peut échapper à tout contrôle et faire fi de toute corruption qu’elle est susceptible de causer dans la terre. Ainsi, l’Amana se prévaut, contrairement à la liberté, de la condition de renforcement qui permet de redresser la moralité des gens et faire en sorte qu’ils traitent les biens de la terre, non pas comme des ressources qu’ils peuvent exploiter mais des signes qu’il faut prendre en considération.

L’Amana s’inscrit, d’autre part, dans un ordre indépendant de valeurs empruntes de pureté de la conscience, telles que « confiance », « sécurité », « probité », « honnêteté », et « dévouement ». L’Amana est donc d’une envergure telle qu’elle ne peut s’insérer parmi les valeurs de l’extension de marchandisation où la précision

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des calculs prédomine. Encore faut-il que ces calculs n’affectent pas son assise sociale et l’amènent progressivement à adopter un modèle destiné à modifier sa philosophie du profit. Quant à la liberté, comme indiqué précédemment, elle est non seulement l’une des valeurs de l’extension de la marchandisation, mais aussi son pilier principal, grâce auquel elle accroit la compétitivité afin de poursuivre sa pénétration et son expansion.

Plus encore, l’Amana comporte une signification spirituelle sublime que la liberté ne peut atteindre, quand bien même elle se détachait de la marchandisation : Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’une marchandise confiée par un individu à un autre, que ce dernier conservera le temps de sa récupération et qui, en cas de perte où de dégradation, le récipiendaire en paiera le prix et le tour est joué. Nous sommes ici en face d’un des mystères de la Création, et le Créateur, en la confiant à l’être humain, sait ce que ce dernier en fera, qu’il s’agisse de la conserver ou de la substituer. Cependant, chez les adeptes de la liberté du marché, la vanité qu’ils tirent de leur domination de la science et de la puissance les ont conduit à sous-estimer le Créateur et, partant, à déprécier les créatures, voire à se déifier sur la terre. Par la ruse ils les ont menés au plus loin sur la voie de la corruption en leur faisant croire que c’était pour le bien de la terre.

2.2.2 Le principe d’honorification naturelle : Ce deuxième principe repousse les méfaits qui entachent la relation de marchandisation que l’individu entretient avec les autres et la transmet à une relation évaluative dont l’objet est de préserver leurs intérêts. Ce principe peut être défini comme suit :

• Reconnaitre que l’être humain est honoré par l’honneur que Dieu lui confère..

Ce deuxième principe porte sur le respect de l’individu et prévoit ce que nous appelons le « principe de dignité dans l’acquisition du profit », adopté par les fondateurs du modernisme. L’éthique universelle prône ce principe avec insistance. Il n’en reste pas

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moins, cependant, que le «principe naturel d’acquisition du profit» lui est préférable, en ce sens que les valeurs qui en sont issues sont, elles aussi, des valeurs recommandables, indépendantes et dissemblables. A preuve que la valeur qu’elles proposent est « la générosité » alors que la valeur fondamentale sur laquelle le « principe de dignité dans l’acquisition du profit » se construit est « le droit » (au sens du droit que l’être humain a sur les autres).

La qualité de « générosité » nous fait éprouver le sentiment que le respect se distingue par deux caractéristiques, la première est qu’elle est, contrairement à la croyance courante, un bien particulier qui s’exprime davantage par le désir de donner de l’autre que du degré de mérite de celui qui le reçoit. La deuxième caractéristique est que la générosité de l’individu se traduit par la libéralité de l’un vers l’autre, de sorte que si cette libéralité s’accroit, ainsi s’accroit sa générosité et, inversement, si elle se réduit, son degré de générosité chute. Mais s’agissant du «droit», l’individu attribue le respect à lui-même et exige des autres à le lui témoigner ; or il y a une grande différence entre l’obligation pour un individu de respecter les autres et son droit à ce respect. Cependant, c’est le premier qui est recommandé, car ayant plus de mérite que le second.

Par ailleurs, le format des valeurs dont la « générosité » fait partie est également un format indépendant qui s’articule autour des sens de « considération », de « reconnaissance », de «gratitude» et de « bienfaisance ». Il empêche toute velléité d’extension de marchandisation puisqu’il est axé sur les principes de l’échange, et ce faisant, il l’intègre dans ses valeurs utiles tout en inhibant chez l’individu le désir de réaliser ses intérêts matériels. Plus encore, il ne peut qu’accepter la rivalité tout en œuvrant à atténuer son impact et à prôner une meilleure extension comportant autant d’offres que d’échanges. Sur le plan du droit, cependant, l’extension de la marchandisation maîtrise la connaissance des lois tant et si bien qu’elle se sert de ses lois pour servir ses intérêts économiques au détriment des droits des autres pays, voire des autres individus.

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D’autre part, la générosité comporte un profond sens religieux que l’on ne peut trouver dans le droit, car il ne s’agit pas d’un gain que le généreux s’attribue à lui-même ou auquel il peut renoncer, à l’instar du détenteur du droit l’autorisant à forcer l’extension de la marchandisation ou, au contraire, à s’en satisfaire. Dans ce cas de figure, la générosité est un don ou, plutôt, un flot continu d’honorification divine authentique, car le Créateur est Celui qui honore l’être humain dans le monde de l’au-delà (al-ghayb), qui a tout mis à sa disposition dans le monde de l’ici-bas (al-chahada), de sorte que l’être humain qui honore son frère est représentatif de l’honneur que Dieu lui accorde dans le monde spirituel ; et l’être humain ne peut perdre dans le monde perceptible ce qu’il a gagné dans le monde spirituel, quand bien même l’extension de la marchandisation mobilisait toutes ses troupes pour attiser la concurrence et cumuler les profits.

2.2.3 Le principe d’affranchissement naturel : Ce troisième principe repousse les méfaits qui entachent la relation de marchandisation que l’individu entretient avec lui-même et la transmet à une relation évaluative dont l’objet est de préserver ses intérêts. Ce principe peut être défini comme suit :

• Reconnaître que l’être humain n’est pas né pour adorer les richesses mais pour adorer celui qui les prodigue.

En vertu de ce troisième principe, il est nécessaire que l’être humain ne soit plus inféodé à l’argent. Nous trouvons dans l’éthique universelle précitée un principe semblable, que nous appellerons «Principe d’affranchissement du facteur de profit», lequel interpelle lui aussi à s’affranchir de l’hégémonie absolue de la fonction économique, eu égard au fait que l’essence de l’être humain n’a jamais été l’économie(8). Le principe d’affranchissement naturel se distingue cependant de l’autre par les valeurs qu’il génère, des valeurs de recommandation, d’indépendance et de

8) L’être humain régi par ce principe a été appelé l’Homo Oeconomicus.

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dissimilitude. A preuve que la valeur qui vient en tête n’est autre que ce que « Dieu nous a attribué » (rizk), alors que la valeur fondamentale érigée sur le principe d’affranchissement naturel est le « travail », au sens de moyen et motif de vie digne.

L’aspect de la recommandation éthique en matière de «rizk» s’exprime par le fait que celui-ci est un don sans contrepartie, sans limite, voire même sans mérite de la part de celui qui le reçoit, contrairement au «travail», qui est associé à une rémunération limitée et à une reddition de compte. Il serait donc plus intéressant de s’attacher à ce qui donne plutôt qu’à ce qui prend et s’étend, et faire preuve de moralité, cette moralité qui ouvre à l’être humain un monde dans lequel l’extension devient un moyen de vie heureuse.

Pour ce qui est de l’aspect de logique indépendante en matière de « rizk », celui-ci se manifeste dans le fait que cette valeur s’inscrit dans un système de valeur empreint des sens de « bienfait », tels que « la bonne éducation », « la dévotion », «l’affection», «la miséricorde», « la zakat», « le bien » et « le halal ». Aussi l’extension de la marchandisation ne peut-elle incorporer ce système miséricordieux, car elle ne comprend que les motifs de travail qu’elle convertit férocement en profit tout en prétendant qu’il mène au bonheur et à la prospérité. Sans compter que le travail est considéré, lui-même, comme un facteur de production qui permet à cette extension de s’imposer dans le monde, étant lui-même un bien que celui qui en jouit le vend au détenteur du capital.

S’agissant de la valeur relative à la dissimilitude sur le plan de la croyance, cette valeur comporte une grande signification spirituelle, inexistante dans la valeur du travail. Elle implique, en l’occurrence, que le Donateur est unique, n’ayant pas Son second, puisqu’Il est le Créateur lui-même, Celui qui a créé l’être humain, qui a créé sa richesse et l’a gratifié en lui attribuant cette richesse. Ne voyez-vous pas qu’Il lui a accordé la capacité de gagner cette richesse et de se l’attribuer ? qu’Il lui a prodigué la disposition de remplir la terre et de posséder

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les moyens de réaliser d’autres activités humaines, alors qu’Il pouvait l’empêcher de se propager, voire même de marcher sur la terre et de rehausser son âme à un espace plus vaste que cette terre, où l’on commence hélas à se sentir à l’étroit ? Est-il autre que le Créateur, le Donateur, auquel on peut recourir pour juguler cette extension menaçante ? Est-il aussi une meilleure gratification que celle de se dévouer à Son adoration, Lui qui a délivré l’être humain en lui accordant la liberté absolue, de sorte qu’il ne soit assujetti à rien, à commencer par le souci du travail et à terminer par le désir du bonheur ?

L’on peut dire en résumé, en ce qui concerne le traitement de la mondialisation, qu’on ne peut repousser ses méfaits que par l’élaboration d’une éthique susceptible de convertir son extension axée sur la marchandisation qui amène les gens à s’incliner vers la terre en une extension axée sur les valeurs qui leur permet de se relever. Mais il faut, pour se faire, adopter des valeurs à même de concrétiser la recommandation éthique en échange du développement économique, d’appliquer la logique de la donation en échange de celle de l’échange, et d’opter pour la force de la foi guidée par les signes du Créateur plutôt que de s’attacher à la force de la loi matérielle. Or ces valeurs s’appuient sur trois principes procédant de la propre nature humaine, à savoir, le «principe d’être naturellement garant», en vertu duquel la valeur de probité intervient pour repousser les méfaits qui s’insinuent dans les relations avec l’environnement ; le «principe d’honorification» dans lequel la valeur de «générosité» prend le pas en se chargeant de repousser les méfaits qui entachent les relations avec les autres ; et, enfin, le «principe d’affranchissement» où la valeur de «rétribution» prime et en vertu duquel l’on s’applique à repousser les méfaits qui affectent la relation avec soi-même.

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* Ex-doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat.

LA JUSTICE D’ABORD :De la prise de conscience du changement au

changement de la prise de conscience

Dr Said Bensaid Alaoui*

Introduction :Le mouvement d’insurrection qui a ébranlé le monde arabe ces deux dernières années a réclamé un certain nombre de droits. D’une part, l’opposition et le refus et d’autre part la réalisation de revendications imminentes. L’opposition et le refus s’exprimaient d’une façon véhémente par des mains brandies et des cris venus du cœur : non à la répression, à la corruption, à l’économie de rente et au despotisme. Les réclamations consistaient en l’appel à la dignité, à l’égalité des chances, au respect des droits de l’Homme et à la justice sociale. Certes, il existe quelques différences entre les pays arabes touchés par ces manifestations. Les manifestations en Tunisie ne sont pas les mêmes qu’en Egypte, en Lybie ou au Maroc. L’insurrection particulièrement timide dans certains Etats du Golfe, s’est vite éteinte en Algérie où elle n’a pas fait long feu. Nonobstant, ces manifestations avaient toutes un point commun. Elles réclamaient la justice.

Dans le mouvement d’insurrection arabe, la justice est le slogan générique qui englobe toutes les revendications aussi nombreuses et variées soient-elles. C’est le maître-mot qui, selon les grammairiens arabes, désigne et contient toutes les autres revendications. Aussi, s’il fallait donner un titre à ces contestations, ce serait : la justice d’abord.

Toutefois, à mon sens, la justice, en tant qu’objectif auquel les peuples aspirent, et qui est de ce fait absente dans la vie politique et sociale, n’est pas qu’un slogan scandé pendant le « printemps arabe » uniquement. En effet, la quête de la justice sous toutes ses formes est une cause qui a rassemblé depuis longtemps

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les penseurs et les politiciens du monde arabo-musulman contemporain. Ces derniers se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles le monde occidental est puissant alors que le monde arabo-musulman est resté faible et sous-développé. Ils sont parvenus à la conclusion que le secret réside dans la justice qui règne en Occident et qui fait totalement défaut dans le monde arabo-musulman. La justice explique, donc, pour ces intellectuels (compte tenu des différents points de vue) l’état de « développement » du monde occidental par rapport au « retard » du monde arabe. Par ailleurs, nous pouvons avancer qu’une nouvelle lecture des courants de pensée de la renaissance arabe nous amènerait à affirmer que la problématique majeure qui a occupé les penseurs arabo-musulmans durant la période appelée modestement « la renaissance » est l’absence de justice. Or, à l’analyse de l’ensemble des éléments culturels, sociaux et politiques, il semblerait que la problématique liée à la justice est toujours d’actualité. A vrai dire, que ce soit avant la colonisation, pendant la colonisation ou après l’indépendance et la création de l’Etat-nation, la justice a toujours été au centre des revendications des peuples arabes, d’autant que c’est à la fin de la colonisation que le sentiment d’injustice et d’absence de justice allait s’accroître, s’accentuer et s’approfondir dans la société. Peut-on alors dire que le mouvement du « printemps arabe » renoue avec la renaissance arabe ? Peut-on y voir les germes d’une deuxième renaissance arabe ? Ce sont deux questions auxquelles cet article ne prétend pas répondre mais apporter une contribution à même de jeter une lumière nouvelle sur ce mouvement toujours actif dans les rues et dans l’esprit des populations, et qui incite au questionnement, à la révision et à la remise en question.

1. L’insurrection, la justice et le printemps :L’expression « printemps arabe » est sans nul doute le qualificatif le plus poétique donné par la presse arabe et internationale au mouvement initié par les jeunes qui a envahi le monde arabe ces deux dernières années. Il faut reconnaître que ce qualificatif a été également adopté par les universitaires qui l’ont repris dans leurs écrits et ouvrages individuels ou collectifs qui ont traité ce sujet tant dans le monde arabe qu’à l’étranger. Toutefois, je suis de ceux qui émettent quelques réserves sur ce qualificatif et préfèrent parler plutôt d’insurrection arabe. Au début de ce soulèvement et pour exprimer la force destructrice et imprévisible de ce mouvement, d’aucuns ont parlé de « séisme politique » qui a frappé différentes régions du monde arabe. D’autres, par

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consternation, ont préféré parler de « tsunami politique », alors que certains l’ont traité de « grippe politique qui a touché les arabes ». Et pour cause, la grippe se caractérise principalement par son origine souvent méconnue. En outre, elle ne répond pas aux médicaments absorbés mais interagit positivement ou négativement avec la capacité de chaque organisme à résister et à se rétablir. A ce niveau, il semble pertinent d’établir une comparaison entre ces manifestations qui continuent de secouer le monde arabe et une femme en gestation, car personne n’est en mesure de prédire le terme exact de sa grossesse. Ainsi, à l’image de la grippe, ces manifestations mettent à l’épreuve la capacité du corps politique arabe à résister. Sauf que pour cette grippe « politique », aucun antibiotique n’a été mis au point et il n’existe aucun espoir d’en créer un. De ce fait, le danger que représentent ces manifestations est un danger permanent qu’il est impossible d’écarter.

A vrai dire, dans le cas des pays arabes, le qualificatif « printemps» ne réfère en rien à la saison du printemps sauf pour ce qui est de la forte présence de la jeunesse arabe dans les mouvements d’insurrection qui ont secoué le monde arabe. La forte présence des jeunes est, avant tout, une donnée statistique. Dans le monde arabe, la jeunesse constitue pas moins de 60% de la population. Sur un autre registre, il convient de préciser que le terme « printemps » a depuis longtemps été associé à la révolution ou du moins à la rébellion. Il a été employé pour la première dans les pays ex-communistes qui ont déclaré leur volonté de faire chuter le régime marxiste-léniniste (quelques républiques prosoviétique comme la Bulgarie, la Pologne, l’ancienne Tchécoslovaquie…). On retrouve ce terme également dans les pays qui ont longtemps souffert de fascisme (le Portugal, l’Espagne, la Grèce, et quelques pays de l’Amérique latine…). Dans ces pays, le printemps est arrivé après un hiver long et glacial, au ciel couvert de nuages épais aveuglant, et une haute muraille d’illusions idéologiques. C’est une situation que certaines régions du monde arabe ont aussi vécu. Toutefois, entre ces deux mondes, la différence est de nature et non de degré comme diraient les philosophes. En effet, les régimes totalitaires occidentaux se sont formés après des révolutions alimentées par les idéologies, notamment le marxisme, alors que les régimes autoritaires arabes contre lesquels la jeunesse s’est soulevée, se sont emparés du pouvoir après l’indépendance, succédant directement au colonisateur. Ces pays dits indépendants (en principe), se sont transformés en dictatures comme nous le verrons dans les paragraphes suivants.

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Etablir une comparaison entre l’insurrection arabe et les révolutions qui ont renversé les régimes communistes et militaires dans le monde occidental est d’autant plus impertinent que ces dernières revendiquaient l’adoption en toute transparence du libéralisme, de l’économie de marché et du capitalisme. Dans le monde arabe, les manifestations arabes ont faire preuve de beaucoup de spontanéité théorique (voire d’absence de théorie) alors qu’en Occident, force est de constater que l’action entreprise a été étroitement liée à une organisation politique forte et profonde et à des partis politiques rodés à l’action politique et proches des bases, puisant leur savoir faire de traditions politiques profondément ancrées depuis la période pré-communiste ou militaire. De l’autre côté, les choses sont bien différentes. En effet, les partis politiques les plus organisés et les mieux habilités à encadrer l’opinion et à diriger les militants (c’est le cas au Maroc et en Egypte au moins) sont faibles et ont été carrément dépassés par la rapidité des évènements. Il est vrai que certains partis politiques ont partiellement adhéré au mouvement ou l’ont soutenu ou loué son action, mais il n’en reste pas moins que les manifestations restent caractérisées par la spontanéité théorique et l’absence de leaders charismatiques. La preuve en est que les deux maître-mots qui ont dominé ces contestations sont : « dégage » qui exprime le refus et l’opposition et « la justice » qui réclame la justice sociale, politique et économique. Ces revendications, sociales à la base, ont rapidement pris une connotation politique.

La spontanéité de l’insurrection arabe est due à deux facteurs que nous allons examiner brièvement.

Le premier facteur est l’absence d’orientation idéologique. Il est à la fois, comme nous allons voir, une source de force et de faiblesse. Afin d’illustrer mon propos, je vous renvoie à l’article que j’avais publié dans le journal arabophone « Asharq Al-Awsat » entre autres articles que j’ai écrits pour mieux comprendre les évènements que connait la scène arabe notamment la Place Tahrir au Caire (1). Dans l’article précité, je me suis interrogée sur les idéologies que la Place Tahrir a exclues. Au fait, mon objectif était d’attirer l’attention sur les idéologies qui étaient totalement absentes de ces manifestations, à savoir le nationalisme arabe et le marxisme-léninisme. D’autres idéologies comme le

1) Articles publiés successivement dans le journal (Asharq Al-awsat) depuis 3/2/2011.

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salafisme-djihadisme étaient quant à elles moins absentes. Les slogans pour l’union arabe et contre les divisions n’ont pas retenti à la Place Tahrir. Plus encore, il n’y avait aucune mention de la « Oumma arabe » ou de quelque notion liée au panarabisme arabe. Toutefois, la notion d’arabité «al-orouba » était fortement présente. Autant dire qu’il existe bel et bien une arabité et non un panarabisme arabe et j’estime que c’est là l’une des principales leçons qu’il faut tirer de l’insurrection arabe. Par ailleurs, la Place Tahrir (ni aucune place des pays arabes touchés par ce mouvement) ne résonnait pas de slogans condamnant l’impérialisme mondial et glorifiant le prolétariat, ou d’autres dénonçant la bourgeoisie et l’esprit bourgeois ou mettant en garde contre les différents types de luttes des classes. Les slogans qui y étaient criés se résumaient à la justice sociale, à l’abolition de l’économie de rente et à la lutte contre la corruption. Enfin, aucune voix ni à la Place « Tahrir » « ni ailleurs dans le monde arabe » n’a clamé « l’Islam est la solution » ou appelé à la nécessité d’appliquer « la chari’â ». Toutefois, l’islam était présent à travers les prières en groupe et la prière du vendredi. De ce fait, on peut dire que l’islam, à la fois en tant que religion et culture, est profondément ancré dans l’esprit arabe (il est question à ce niveau des jours décisifs ayant précédé l’arrivée des frères musulmans à la place. Ce n’est pas le cas des mouvements islamiques au Maroc et en Tunisie qui ont chacun vécu une insurrection différente). Les thèses de l’islam politique ne trouvent pas d’échos dans l’esprit arabe.

Pour ce qui est de la force insufflée à l’insurrection arabe par « l’absence d’idéologie » (ou plutôt l’idéologie dominante), cela s’explique par le mérite que cette absence a eu de rassembler les voix de toute une population autour d’une seule et même revendication à savoir la justice (une revendication qui a fait l’unanimité). Autrement dit, cette absence a créé un environnement propice au développement de ce mouvement. Dès lors, « la justice d’abord » est devenue le slogan principal à même de contenir toutes les autres revendications comme nous l’avons précisé dans l’introduction. L’absence d’idéologie a été en même temps à l’origine de l’affaiblissement du mouvement dans la mesure où ce mouvement connaît un tâtonnement et une incertitude qui l’exposent, bien plus que le soutien dont il aurait bénéficié de la part de puissances (étrangères en l’occurrence) ou grâce à une transaction douteuse, au risque d’usurpation ou de détournement au profit de la partie la mieux organisée et la plus apte à user de manœuvres politiques.

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Le deuxième facteur qui témoigne de la spontanéité de l’insurrection arabe est que la « théorie du complot » a montré ses limites et son absurdité. Les analyses politiques approfondies ont démontré que les puissances étrangères ont été fortement surprises par ces protestations. Mais cela ne les a pas empêché d’y ajouter leur grain de sel. Par ailleurs, ces analyses ont permis de prouver le non fondé de cette idée qui a hanté l’esprit arabe pendant de longues années au point de devenir une conviction partagée par un nombre important d’intellectuels arabes et non arabes. D’un autre côté, il serait erroné de croire que les arabes constituent une exception à l’histoire et qu’ils se sont engagés, en vertu d’un contrat social, à rejeter la démocratie et à adhérer aux valeurs qui lui sont opposées(2). L’idée la plus répandue, ou plutôt l’idéologie largement appréciée et admise par bon nombre d’intellectuels principalement arabes est que le despotisme, n’est en fin de compte, que l’une des caractéristiques marquantes de la personnalité arabe, étant donné qu’il est profondément ancré dans la culture arabe(3).

A vrai dire, l’insurrection arabe a réussi à battre en brèche deux idées qui paralysaient l’esprit arabe et entretenaient des illusions trompeuses qui empêchent toute action pour le changement. Il s’agit en premier lieu de l’idée du « complot » ou cette force étrangère face à laquelle les arabes sont impuissants et en deuxième lieu l’idée de la fatalité qui estime qu’il est impossible d’instaurer la démocratie dans le monde arabe tant celui-ci est rompu au despotisme, composante principale de la personnalité arabe. Dès lors, il faut admettre que l’insurrection arabe est un mouvement de libération qui peut être rapproché des mouvements indépendantistes nationaux qui ont apporté une contribution positive à l’action arabe contemporaine. Peut-on pour autant considérer l’insurrection comme la relève de la pensée de la renaissance arabe et sa concrétisation sur le plan pratique puisqu’elle met en garde contre le danger que représente le despotisme et fait de la lutte contre le despotisme son cheval de bataille en criant « la justice d’abord ».

2) Selon le professeur des sciences politiques à l’Institut Français des sciences Politiques à Paris Jean-Pierre Filiu dans son livre : La Révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique, Fayard, Paris, 2011, pp. 13-29.

3) Voir Said Bensaid Alaoui, Idéologie et Modernisme, lectures dans la pensée arabe contemporaine, Jadawil 2012, Beyrouth, pp 159 et plus.

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2. La justice et la renaissance arabe :

On ne saurait procéder à une approche exhaustive de la pensée arabe à l’ère de la renaissance ou de la Renaissance elle-même dans la mesure où nous y avons déjà consacré d’autres études(4). Mais, nous l’aborderons brièvement étant donné que la problématique majeure réside dans la présence de la « justice » là-bas (en Europe) et son absence ici (dans les pays arabo-musulmans) : la renaissance est passée par deux étapes. La première est celle du voyage des arabes vers l’Europe, en l’occurrence la période qui s’étale entre les années trente du 19ème siècle et le début du 20ème siècle. La deuxième étape, quand à elle, remonte au début du 20ème siècle. Après cette période, les voyages en Europe ainsi que les récits les relatant ont continué. Ces récits de voyages rédigés pendant les années vingt du siècle dernier, nous sont particulièrement importants. D’autres textes tout aussi instructifs et importants datent des années quatre vingt du 19ème siècle. Certaines périodes sont marquées par un foisonnement des écrits et il devient difficile, voire impossible pour les historiens de déterminer la date précise de la naissance et du développement de certaines idées. La nature de l’approche adoptée dans cette étude exige que nous nous arrêtions sur chacune de ces deux étapes.

Les voyageurs arabes contemporains, qui se dirigeaient essentiellement vers l’Europe (d’où l’appellation « voyage européen »(5), sont considérés comme les pionniers de la pensée de la renaissance arabe, et ce pour deux raisons dont l’une est plus explicite que l’autre. Premièrement, le voyage européen exprimait le choc civilisationnel violent que les penseurs arabes ont reçu. Un choc effectif qui leur a permis de constater l’écart démesuré entre la puissance et le développement de l’Europe et la double décadence des pays arabes et musulmans, (qu’ils soient arabes ou non). En effet, les arabes ont accusé un premier retard notable par rapport aux européens qui ont atteint un niveau élevé de développement matériel et intellectuel, puis un deuxième lorsqu’ils se sont égaré de l’Islam que reflétait l’image rayonnante renvoyée par les intellectuels musulmans pendant l’âge « d’or ». Il était dès lors inéluctable

4) Dr Said Bensaid Alaoui, L’europe dans le miroir du Voyage, l’image de l’Autre dans les relations de voyage au Maroc moderne, publications de la Faculté des lettres et des Sciences Humaines de Rabat, 1995, p p. 18 et plus ; Idéologisation de l’Islam entre partisans et adversaires, Dar Rouâya 2008, le Caire, pp 137 et plus.

5) Voir mon livre « l’Europe dans le miroir du voyage », pp 11 et plus

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pour les penseurs arabes de s’interroger sur la raison du développement de l’Occident et du sous-développement des musulmans (arabes et non arabes). Les voyageurs ont été plongés dans la consternation devant un tel contraste. Cheikh Rifa’â Rafi’î Tahtaoui reste le premier à avoir posé cette question. Son voyage à Paris dans le cadre d’une mission scolaire dont il était membre(6) et qui a duré quatre ans (1830-1834) était l’occasion de noter des remarques pertinentes et d’établir des comparaisons fondamentales. Par la suite, les voyages en Europe se sont succédés depuis la Tunisie, le Maroc et la Syrie. Leurs motifs étaient différents, de même que leurs durées (entre environ deux mois et un peu plus d’une année). Notre propos n’est pas évidemment de s’arrêter aux détails et aux particularités, ni de nous pencher sur les divergences entre voyageurs marocains et égyptiens. Nous nous contenterons en revanche, de revenir brièvement sur ce sujet dans le paragraphe ci-dessous.

Soulignons au début que ces raisons demeurent implicites en ce sens que l’on n’y prête guère attention. En effet, le voyage renseigne plus sur le voyageur que sur le pays visité, car le voyageur parcourt le pays avec son bagage culturel et émotionnel à travers lequel il développe sa propre perception du monde. Autrement dit, il est fasciné par tout ce qui est étrange et non habituel. Les choses qui lui sont familières n’attirent guère son attention puisqu’elles sont emmagasinées dans sa zone de conscience. On peut dire, de ce fait, que l’observation de choses fascinantes (et donc non habituelles), en heurtant le conscient, suscite l’attention et incite à la comparaison. Il admet ce qui lui est familier et rejette ce qui ne l’est pas, ou du moins il le remet en question. Par ailleurs, autant le voyageur est préoccupé et affecté par les problèmes de son pays d’origine, autant il s’interroge et multiplie les comparaisons. Les voyageurs arabes contemporains étaient tous particulièrement préoccupés par les innombrables soucis de leurs pays d’origine. Auparavant, ces voyageurs n’avaient « découvert » l’Europe qu’à travers l’invasion de l’armée Européenne (Expédition de Napoléon en Egypte en 1798, la défaite d’Isly en 1844 au Maroc…), alors que le voyage suppose que le voyageur a découvert ce qu’il a vu de ses propres yeux.

Dans les récits de leur périple en Europe, les voyageurs arabes expriment leur fascination face aux découvertes scientifiques et aux réalisations technologiques

6) Il était à la fois Imam et guide des membres de la mission.

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qui sont à l’origine du développement auquel ils aspirent pour leurs pays. Les voyageurs décrivent ce qu’ils considèrent comme admissible et qu’il faut emprunter ou dont il faut s’inspirer et mettent en garde contre les mauvaises coutumes qu’il faut éviter en restant attachés aux us du pays d’origine. Toutefois, parmi ces questions afférentes à la renaissance, nous portons un intérêt particulier à la justice qui règne en Europe et fait totalement défaut au monde arabo-musulman. Par ailleurs, ne pouvant m’étaler longuement sur l’idée que je désire transmettre, j’invite le lecteur à examiner minutieusement ces deux textes.

Cheikh Rifa’â Tahtaoui était, comme nous l’avons précisé, témoin des évènements de 1830, qui ont coïncidé avec son séjour à Paris en tant que guide de la mission scolaire égyptienne. Il suivait de près ces évènements à travers les journaux quotidiens (cela entre dans le cadre de « l’étrange et le fascinant »). Tahtaoui dit : « en 1830, le Roi a donné un certain nombre d’ordres, dont l’interdiction d’exprimer ses opinions. Toute personne est tenue d’écrire ses opinions et de les publier dans les journaux quotidiens, en se conformant à des lois bien précises. Pour cela, il est impératif de soumettre le document aux autorités avant sa publication (…) des journaux pro-liberté ont alors publié un appel à la désobéissance au Roi et à la rébellion et ont émis des critiques à son encontre. Ces journaux ont été distribués gratuitement à la population »(7). Pour Tahtaoui, la dictature de la pensée unique et l’inégalité devant la justice que le Roi a instauré ont été à l’origine du soulèvement du peuple contre lui. Dans ce même sens et de manière plus concise, un voyageur marocain qui a visité la France quatorze années plus tard, a commenté le récit de Tahtaoui en écrivant : « si leur monarque ou un haut responsable abuse injustement de son pouvoir ou qu’il viole les lois, il est vite dénoncé dans les journaux et décrit comme injuste »(8). Le deuxième texte est extrait du récit du voyageur marocain Assafar : « le sultan nous a invité à un défilé militaire et a multiplié les honneurs et les égards à notre intention. En apparence, il s’agissait de nous réjouir mais dans la réalité, de nous effrayer et de nous intimider car ce genre d’exhibition est réservé aux privilégiés seulement. (…) après le défilé, nous avions le cœur serré de cette manifestation de force, de rigueur, de maîtrise de soi et

7) Rifa’â Rafi’î Tahtaoui, Takhliss al-Ibriz fi Takhliss Bariz (Le raffinement de l’or: abrégé de Paris), Publication de Mahmoud Fahmi Hijazi, Comité Egyptien Général du Livre

8) L’Europe dans le miroir du voyage, p. 64

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d’organisation »(9). Cette organisation parfaite et l’art de mettre chaque chose à sa place sont qualifiés dans la conscience islamique par la justice. C’est d’ailleurs le sens exprimé par Aristote en parlant du juste milieu. Dans ce cadre toujours, un autre voyageur marocain ayant visité l’Europe dans les années soixante du 19ème siècle a écrit : « ils avancent dans leur carrière grâce à leur compétence : si un soldat se montre particulièrement compétent, il sera promu caporal puis caporal chef (…) et sans qualification, il est impossible de prétendre à une promotion. De même, il est improbable qu’un responsable soit tenté de recruter quelqu’un juste en raison d’une relation d’amitié ou de parenté »(10). Le fait de subordonner la promotion (ou l’avancement, comme dit le voyageur marocain) à la compétence, ou au mérite comme on dit actuellement, est en lui-même de la justice. Nous pouvons dire, globalement, que pour le voyageur arabe du 19ème siècle, le développement et le progrès sont tributaires du respect de la justice dans les jugements et dans la vie quotidienne des citoyens. Les voyageurs trouvaient en Europe tout ce qui faisait défaut au monde arabe mais n’allaient pas jusqu’à exprimer cette réalité directement.

Nous entendons par écrits informatifs, les textes rédigés par les penseurs arabes, musulmans en particulier. La « réforme » était au 19ème siècle, un slogan scandé par les réformateurs musulmans. Au nom de la réforme, ils élaboraient des plans d’action et dans le but de réformer, et c’est notre propos, ils avaient une prédilection pour le système politique occidental qui, selon eux, œuvrait à établir la justice, qui est à l’origine du progrès en Europe occidentale et dont l’absence explique la décadence des pays musulmans. Certains penseurs musulmans du 19ème siècle émettaient à l’unanimité des critiques vis-à-vis des régimes de leurs pays, en majorité arabe bien entendu. Il va sans dire que l’un de ces penseurs les plus connus est le syrien Abdu Rahman Al Kawakibi. Dans son livre célèbre « Tabai’î al istibdad wa masari’â al isti’ibad » (les caractéristiques de la répression et le combat contre l’esclavage), pour l’auteur, la première raison de la décadence des musulmans et du développement de l’Occident est : « la nature de la politique islamique a changé, elle était communiste (c’est-à-dire tout à fait démocratique), et est devenue après le règne des compagnons du prophète, en raison de la multiplication des

9) Id.10) Id. P. 62

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conflits internes, une monarchie régie par les lois de la chari’â puis une monarchie quasi-absolue »(11). Selon une approche rationnelle, l’auteur de (les caractéristiques de la répression) considère que le despotisme est « le fait qu’un individu ou un groupe d’individus dispose des droits d’une communauté impunément et à sa guise »(12). Le comportement du tyran selon Al Kawakibi s’expliquerait par la négation à la communauté d’exprimer son opinion et son refus du principe de représentativité. A ses yeux, le comportement du despote est lié à l’ignorance, d’une part et d’autre part à la soumission et la résignation. Tolérer le despotisme est le premier pas vers la décadence. C’est la voie qui mène la nation à la dépendance et qui en fait une victime entre les mains de l’occupant (si une nation n’améliore pas sa politique interne, elle va vivre sous le joug d’une autre nation tel un mineur ou un simple d’esprit mis, par la loi, sous la tutelle d’une autre personne (…) de la sorte, Dieu n’est point injuste ». Le despotisme n’est pas une fatalité pour les musulmans. Il est possible de le combattre par le biais d’un programme exhaustif et homogène. Pour le penseur réformateur, ce plan d’action est basé sur trois principes. Le premier principe fondateur des deux suivants suppose que « si la nation par sa globalité ou par une partie ne ressent pas les maux du despotisme, elle ne mérite pas la liberté », le second est un principe éthique universel qui stipule que « Le despotisme ne se combat pas par la violence mais pacifiquement et progressivement » et le troisième principe consiste en « la nécessité de préparer ce par quoi le despotisme doit être remplacé »(13).

Nous savons que l’action réformiste du Cheikh Mohammed Abduh, l’une des figures emblématiques de la pensée réformiste arabo-musulmane contemporaine, préconise avant tout le renouveau religieux, utile à la réforme ultime, l’objectif étant de revenir à l’Islam pur et authentique qui fait l’unanimité de tous les réformateurs musulmans. Afin de procéder à une vraie réforme, le cheikh égyptien propose d’un côté de réformer le système éducatif, et de l’autre d’adopter une approche critique globale envers les

11) Abdu Rahman Al Kawakibi, Tabai’î al istibdad wa masari’â al isti’ibad, (les caractéristiques de la répression et le combat contre l’esclavage), Dar Acchourouk Alarabi, Beyrouth, 3ème édition, P. 23

12) Id. P. 4513) Id. P 19.

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coutumes sociales répandues qui éloignent les musulmans de l’islam vrai. D’un autre côté, nous savons que la réforme politique axée sur la première institution politique demeure une composante majeure du plan réformiste du Cheikh Mohammed Abduh. En effet, la réforme ne saurait se faire sans une refonte totale de l’institution politique. C’est la conclusion tirée de la lecture minutieuse du livre « al-islam wa nassraniya mâ alîlm wa almadaniya » (14) rédigé par Mohammed Abduh en réponse à Farah Antoun. On peut dire que la question traitée par l’auteur de « caractéristiques du despotisme » de manière approfondie revient en force, quoique généralement, chez son camarade de classe et son contemporain Cheikh Mohammed Abduh. C’est bien la preuve de l’importance de la cause politique dans le discours arabo-islamique contemporain. Son axe principal est, comme nous avons essayé de démontrer, l’aspiration à la justice, en tant que revendication et moyen de sortir de la décadence (sujet de discussions des penseurs arabes pendant la renaissance) pour accéder au progrès. C’est grâce à la justice que les occidentaux sont « forts » et à cause de l’absence de la justice que nous peuple du monde arabe sommes « faibles ».

3. Etat de l’indépendance /Etat du despotisme :

Le jour où Mohammed Bouâzizi s’est immolé dans cette ville oubliée du sud tunisien, plus de cinquante années déjà s’étaient écoulées depuis l’accès de la Tunisie à l’indépendance. C’était aussi le cas de plusieurs autres pays de l’Afrique du Nord et du monde arabe. A vrai dire, les enfants nés dans le monde arabe pendant l’indépendance ont pris de l’âge et leurs enfants ne sont autres que ces jeunes manifestants qui ont déclenché l’insurrection arabe. Les ascendants, dans les années 40 et 50 du siècle précédent, revendiquaient la liberté de leur pays et le départ du colonisateur et rêvaient de pouvoir bâtir un Etat-nation, un Etat moderne garant de liberté et de justice sociale. Et voici que leurs descendants réclament le départ de leurs dirigeants et récusent la corruption, le despotisme, l’injustice et l’absence totale de justice, sous toutes ses formes. Après plus d’un demi-siècle d’indépendance, le citoyen dans les états arabes se trouve face à un bilan à la fois négatif et douloureux, plein d’espoirs déçus.

14) Mohamed Abduh, Al-islam wa nassraniya mâ alîlm wa almadaniya, imprimerie Al-manar, le Caire, 1350 de l’hégire, P. 60

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Ce bilan négatif se manifeste dans l’amertume ressentie par toutes les familles, à part quelques rares exceptions. L’enseignement qui était, au lendemain de l’indépendance, l’espoir des citoyens pour se hisser socialement, a cessé d’être un (ascenseur social) (selon l’expression des sociologues) à même d’élever le citoyen à un rang supérieur qui lui permettra de vivre dignement en lui ouvrant les perspectives de l’emploi et par conséquent la possibilité de gravir les échelons sociaux. Le niveau de l’enseignement se dégrade sans cesse à tel point que le niveau cognitif d’un élève suivant ses études actuellement en première année du lycée est très inférieur à celui d’un élève en 5ème année primaire d’il y a 3 ou 4 décennies. Quant à l’université, qui était considérée dans la plupart des pays arabes comme une grande réalisation après l’indépendance, elle s’est transformée en un centre vaste de recrutement des chômeurs (ou les muristes, en référence aux murs auxquels ils s’adossent à longueur de journée par oisiveté, comme disent les algériens). Le fait est que toutes les familles arabes comptent désormais au moins un chômeur parmi leur membre. De plus, il est insupportable de constater que les statistiques liées au chômage dans la majeure partie des pays arabes indiquent que le taux de chômage augmente de manière inquiétante parmi les diplômés universitaires et baisse considérablement chez les chômeurs dont les niveaux d’enseignement sont modestes, voire les personnes qui n’ont aucune qualification scolaire. Ajoutons à ce bilan désastreux le niveau scolaire bas et l’absence de moyens destinés à la formation ainsi que la corruption qui est désormais un fait établi qui se manifeste par le recours à l’attribution de pots-de-vin en contrepartie de chaque service rendu. La corruption est tellement répandue qu’elle a atteint même les structures aux fondements solides ; Le pouvoir judiciaire est affaibli par une soumission totale au pouvoir exécutif que son indépendance en devient illusoire, ses procédures sont lentes et désorganisées ; L’administration, incapable de répondre favorablement aux demandes essentielles et simples des citoyens, et rongée dans sa majeure partie par la corruption, amplifie le sentiment de frustration chez le citoyen. Par ailleurs, l’économie de rente, le clientélisme et le favoritisme sont autant d’éléments qui handicapent l’économie nationale et entravent le fonctionnement normal du commerce, de la finance et par conséquent de toute l’économie, dans la mesure où ils contribuent à alourdir la dette extérieure et à favoriser le sentiment d’injustice qui s’empare de toute la société. Quand aux droits de l’homme, ils sont à l’image de la réalité et les organisations des droits de l’homme dans le monde arabe

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sont entre deux feux : pointer du doigt les innombrables infractions et faire l’objet de répression et de harcèlement. L’image de la société politique n’est pas plus radieuse et ne renvoie aucun signe d’espoir. En effet, les résultats des élections (s’il y en a) sont falsifiés et la démocratie est inexistante au sein des partis politiques. Les dirigeants des partis politiques reproduisent les mêmes torts qu’ils ne cessent de critiquer : le clientélisme, la falsification, le régime héréditaire et la mauvaise gestion. La liste des manifestations de la corruption, de l’injustice et de l’absence de perspectives risque d’être longue mais la conclusion est la même : les populations ont été déçues par l’indépendance. La réalité s’annonce plus sombre encore. En effet, les pratiques exercées par les pays arabes au lendemain de leur indépendance portent à croire que l’Etat indépendant s’est avéré, être dans la réalité, l’Etat despote.

Pourquoi les Etats arabes en sont-ils arrivés au point que la jeunesse s’insurge contre ses dirigeants en scandant le slogan : dégage ?

Pendant la colonisation, les pays arabes luttaient pour se sortir de la décadence dans laquelle ils ont longtemps sombré. Il est vrai que certains de ces pays avaient entrepris de réformer, même timidement, leur système financier et administratif, ainsi que leur politique éducative (programmes scolaires et méthodologies d’enseignement), mais la majorité (que ce soit les pays ayant une grande civilisation, ou ceux constitués après les opérations de division effectuées par le colonisateur ou en vertu de décisions prises à la fin du protectorat ou de la colonisation) était avant l’avènement du colonisateur dotés de structures et systèmes moyenâgeux. Globalement, nous pouvons dire que l’avènement de la colonisation dans le monde arabe a profondément impacté les structures économiques et politiques, et a accéléré le processus de modernisation pour des raisons de colonisations pures, alors que les systèmes sociaux allaient demeurer dans leur état initial, jusqu’à ce que l’effet du processus de changement ayant touché les systèmes financiers et politiques les ait atteint. Ainsi, l’entrée du monde arabe dans la modernité a été violente, n’a été précédée d’aucune préparation, et enfin a été liée à la colonisation. Il faut toutefois reconnaître que la colonisation n’a pas été totalement négative, mais aussi positive puisqu’elle a eu le mérite d’initier le processus de modernisation. Autant dire que la genèse de l’Etat arabe moderne est attribuable au colonisateur qui a procédé, malgré lui, à une réforme historique des systèmes et des institutions sans affecter le régime politique et le contrat

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social. La modernisation peut être définie comme une révolution et un changement des systèmes sociaux existants et du régime régissant les relations sociales établies. Les pays arabes sont modernes en apparence seulement (la bureaucratie, l’administration rationnalisée, l’institution militaire stable, la violence, le pouvoir qui s’étend sur le territoire délimité, etc). En effet, les Etats arabes entretiennent des relations moyenâgeuses avec les citoyens qu’ils considèrent comme des sujets n’ayant pas encore atteint la majorité légale, et ne risquent jamais de l’atteindre.

En résumé, les pays arabes ont conservé deux héritages dont ils ont gardé le pire : l’héritage colonial et l’héritage de la période précoloniale. Les pays arabes ont toujours été marqués par cette dualité : modernes en apparence, ils ont gardé leur mode de penser et leur mentalité politique d’avant le colonialisme. J’estime qu’il est impératif de prendre conscience de cette dualité si l’on veut comprendre le fonctionnement des Etats arabes indépendants.

Après l’indépendance, les pays arabes ont réclamé la construction de l’Etat-nation. Il s’agissait alors de renforcer l’économie nationale, de généraliser l’enseignement et le rendre obligatoire, de fournir les soins de santé et les services sociaux, de défendre les intérêts du pays, et de créer et protéger les institutions politiques. Nous devons tenir compte, avant de poursuivre notre analyse, d’un certain nombre de données. La plupart des pays arabes qui ont obtenu leur indépendance (une indépendance déformée et incomplète) ont pris part de manière indirecte à la guerre froide du fait de leurs choix politiques. Ils ont ainsi déclaré implicitement leur appartenance à l’un ou l’autre bloc et vivaient dans une dépendance idéologique. En outre, les Etats arabes vivaient au rythme des coups d’Etat militaires qui renversaient les régimes. Par ailleurs, la crainte d’un éventuel coup d’Etat les hantait en permanence. L’économie nationale était instable alors qu’elle devait relever le défi majeur d’asseoir les bases d’un Etat moderne. Or, la partie la plus conséquente du budget était consacrée à l’armée, à la police, et à l’Administration qui ne cessait de grandir, alors que peu était alloué à l’enseignement, à la santé, et aux équipements économiques. Cela sans compter le fléau de la mauvaise gestion. Que dire alors des pratiques exercées par les pays arabes dans le domaine des libertés, des droits de l’Homme, de l’action politique et de la dignité qui était au cœur même des luttes nationalistes anticoloniales ? Que dire donc de la justice et par conséquent de la démocratie ?

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A l’exception du Maroc, de la Jordanie et des six pays du Golfe, les pays arabes qui se sont formés après l’indépendance sont généralement issus de coups d’Etats militaires. Ils ont soit un parti politique unique ou interdisent totalement la formation de tout parti politique. Ils scandent le slogan du nationalisme arabe avec tout ce qu’il représente en termes de communisme, de liberté et de justice sociale. A ce sujet, nous suggérons de prendre le temps d’examiner ces deux textes concis mais significatifs.

Ces passages sont extraits du « projet de charte » formulé par Gamal Abdel-Nasser : « la liberté politique, c’est-à-dire la démocratie, ne consiste pas en la seule adoption de façades constitutionnelles ….La façade de la fausse démocratie ne représentait que la démocratie de la réaction et celle-ci n’était pas prête à rompre ses liens avec le colonialisme ou à cesser toute collaboration avec lui…Tout cela contribue à démasquer le caractère artificiel de cette façade, à dévoiler au grand jour la supercherie de la démocratie de la réaction et à démontrer, sans doute aucun, que la démocratie politique ou la liberté sous son aspect politique n’a aucune valeur sans la démocratie économique ou la liberté sous son aspect social ». Toutefois, cette « démocratie sociale » dans le discours nationaliste arabe, prend rapidement une allure d’alternative à la démocratie au point de se transformer en un échange de « la feuille de vote » contre « le morceau de pain », entre « la liberté sous sa forme politique » (désignée par la démocratie de la réaction dans le discours de Gamal Abdel-Nasser, qui prône la suppression des partis politiques et condamne le multipartisme, etc), et entre les missions urgentes auxquelles il faut s’atteler à savoir : l’union, le socialisme et la lutte contre les idées conservatrices ». Autrement dit, la démocratie devient une cause qu’il est toujours possible de reporter, elle finit par être considérée comme une cause secondaire, marginale, voire contraire aux questions majeures auxquelles la Oumma doit trouver des solutions. C’est ce que l’un des penseurs nationalistes averti précise dans ce deuxième extrait que nous nous proposons d’examiner : « la liberté d’expression et de pensée qui doit être concédée au peuple arabe qui s’est engagé dans la démocratie et qui pour cela a emprunté la bonne voie, est celle qui ne dépasse pas les objectifs principaux de la démocratie et ne va pas à l’encontre des principes majeurs de la vie de la nation (…) puisque la liberté est inhérente à l’homme et que le pilier de l’entité arabe consiste en l’union de ses composantes et l’action visant à garantir cette solidarité et cette union, il

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est naturel que la liberté consentie ne soit pas à l’opposé d’une action sociale socialiste, au service du panarabisme arabe. Cela signifie clairement que dans notre société arabe, la liberté doit être exercée dans la limite de l’appel au nationalisme arabe »(15).

Nous sommes donc devant une idéologie d’un despotisme absolu que les dirigeants justifient par tous les arguments nécessaires. Le problème est que ces Etats nationalistes arabes vont cumuler les défaites l’une après l’autre et accuser d’innombrables déboires politiques. En effet, ils échouent à réaliser l’union arabe, à libérer la Palestine, à garantir le droit des peuples à la nourriture, à garantir la justice sociale et à instaurer la démocratie économique. L’Etat-nation arabe est dès lors un Etat despotique par excellence.

La situation des autres pays arabes n’est pas meilleure, quoique beaucoup moins désastreuse puisque la marge de liberté y est plus importante. Les raisons qui justifient la crainte que ces pays éprouvent vis-à-vis du « complot » fomenté par le bloc communiste ou par les Etats-Unis d’Amérique (inéluctable puisque, pour les pays arabes, les intérêts stratégiques de ces puissances se situent dans les pays tiers-mondistes), ou d’une guerre pouvant confronter l’armée à l’idéologie nationaliste arabe, tendent toutes à justifier le despotisme sous des formes différentes en apparence mais identiques dans le fond.

Mon propos est d’aboutir à la conclusion que les régimes qui ont pris le pouvoir dans les pays arabes après l’indépendance étaient non seulement autoritaires, et étouffaient toute tentative de démocratisation, ils étaient de plus incapables de créer des opportunités d’emploi, de garantir un enseignement efficace et de lutter contre la corruption. En somme, ils étaient incapables d’asseoir les bases saines d’un Etat moderne. L’insurrection arabe est donc un résultat naturel et logique dans un pays rongé par la corruption. Un Etat qui a échoué à réaliser la revendication de la justice, considérée par les penseurs arabes de la renaissance comme un facteur clé du développement et de la force de l’Occident, son absence chez nous étant la cause de notre décadence et de notre faiblesse. Peut-on dire alors que l’insurrection arabe s’apparente au fond à la pensée de la renaissance arabe, ou du moins qu’elle annoncé l’avènement d’une deuxième renaissance arabe ?

15) Abdulah Abd Adaim, les pays arabes et la révolution, Dar Al-Adab, Beyrouth, 1963, P. 66.

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Conclusion

La corruption qui ronge les pays à régimes autoritaires (après l’indépendance) est tel que l’Etat semble sur le point de s’effriter et de disparaître. L’insurrection arabe marque l’arrivée d’un moment décisif et crucial. Le peuple, désormais conscient de la corruption qui ronge son pays et accablé par le sentiment d’injustice, a décidé de se rassembler pour agir et exprimer ses espérances qui convergent toutes vers une seule et unique revendication, la justice. Cette conscience reflète la réalité complexe de la société et sa singularité. L’insurrection n’est pas issue de l’action partisane organisée, puisque les partis souffrent, comme nous l’avons précisé auparavant, de faiblesse, d’absence de démocratie interne et d’incompétence de leurs dirigeants. L’insurrection est spontanée aussi bien dans sa force que sa faiblesse. Elle a su tirer profit de la révolution technologique dans le domaine de la communication et des réseaux sociaux. Il est utile de parler à ce niveau de l’ironie du sort : dans le monde arabe, l’introduction de l’internet visait à l’origine le monde de la finance et des affaires puisqu’elle est un outil indispensable pour l’économie moderne et pour les services de sécurité Etatique. Il est devenu par la suite un outil qui a joué un rôle remarquable dans l’insurrection arabe dans l’ensemble des pays touchés par ces soulèvements. A certains moments forts, l’insurrection a reflété la réalité politique et sociale du pays notamment à travers la présence notable (et surprenante comme c’était le cas en Egypte précisément) des islamistes qui étaient d’abord au-devant de la scène, puis sont parvenus rapidement à gagner les élections. La singularité évoquée par certains ou encore leur étonnement par les évènements peut être expliqué par le fait que le mouvement d’insurrection a vu le jour dans le monde virtuel et s’y est développé avec une rapidité incroyable, échappant au contrôle du régime autoritaire. Elle a été initiée par des jeunes considérés jusque là par les moins jeunes, comme distraits et totalement désintéressés de la vie politique. Les « islamistes » rusés ont su tirer de l’insurrection le meilleur profit (les expressions largement reprises par les différents supports médiatiques sont : usurpation de la révolution ou détournement de la révolution). Peut-on alors dire que l’insurrection arabe, avec son élan, ses contradictions et la conscience de ses peuples annonce l’arrivée d’une deuxième renaissance arabe, sujet de débat de beaucoup d’intellectuels arabes ces dernières années.

L’insurrection arabe, tel un mur épais qui vient de s’écrouler, présage sans nul doute une transformation de taille dans le monde arabe. Et à voir le monde

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arabe actuellement, on ne peut nier qu’il existe une différence nette entre l’avant et l’après insurrection. Il n’y a pas de doute non plus quant à la conscience acquise par les peuples arabes de la nécessité du changement. Et à l’instar des grandes transformations, d’autres possibilités deviennent aussi envisageables. Cette victoire apparente de certains courants islamistes arrivés au pouvoir exécutif n’est ni définitive ni totale. En effet, les islamistes sont peut être arrivés à un stade où ils doivent procéder à une remise en question globale, voire à leur autocritique. Les évènements peuvent en effet prendre une autre tournure. Lors des élections, comme par exemple en Egypte, un important nombre d’électeurs se sont exprimés par vote-sanction. De ce fait, les résultats obtenus ne peuvent nullement être interprétés comme une victoire. Beaucoup de signes d’alerte se profilent à l’horizon d’autant que c’est une étape pleine de surprises et d’incertitudes. Les défis auxquels les courants de pensée politiques sont confrontés sont énormes et l’éventualité de leur échec et de leur défaite est bel et bien présente, voire certaine.

Le mouvement d’insurrection vient de terminer sa deuxième année, mais ses failles persistent toujours. Il s’agit de la spontanéité et de l’absence de clarté théorique. Plus brièvement, la faiblesse de l’insurrection arabe tient à l’absence de support culturel à même de constituer un soutien. Autant dire que le risque de défaillance demeure présent.

En conclusion, l’insurrection arabe reflète la prise de conscience du changement qui commence à s’opérer dans la conscience arabe. Le mouvement devrait néanmoins aller au-delà de la prise de conscience acquise. Peut être est-il légitime de parler des signes précurseurs d’une deuxième renaissance arabe, mais la première condition pour l’avènement d’une renaissance est la pensée qui, telle une boussole, guide sur la bonne voie. C’est là un tout autre sujet.

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* Maître de conférences à la faculté des Etudes islamiques. Directeur du Centre du Cheikh Abdel Kader Al ‘Arna’out pour la culture, Pristina, Kosovo.

1) Appelée Kosovës sous les Ottomans. Les Serbes ayant occupé ce pays, ils le nommèrent Kosova alors que les Albanais le nomment Kosovo.

2) Je ne cherche pas passer sous silence d’autres savants qui ont rendu un grand service à la science du hadith du prophète, soit par leur publication, leur authentification ou leur enseignement, à l’instar du Cheikh Muhamad Bahja al Baytar, l’érudit le cheikh Abdel Fattah abou Ghadda, le professeur Muhamad Ajjaj al Khattib, le professeur Muhamad Adib Sallih, le professeur Nour al Din ‘Atr, le professeur Muhamad Loutfi al Sabbagh, ainsi que bien d’autres. Mais ces savants n’ont pas pu atteindre la renommée de nos trois érudits. Leur production n’avait pas non plus, atteint le niveau des œuvres réalisées par les trois érudits, en termes de validation de la fiabilité du degré de l’authenticité des hadiths, leur faiblesse ainsi que leur chaîne de transmission.

Les plus célèbres savants albanais spécialistes de la science du hadith de l’époque

Mahmoud Abdel Kader al ‘Arna’out*

«Permets-moi Seigneur, de rendre grâce pour le bienfait dont Tu m’as comblé ainsi que mes père et mère, et que je fasse une bonne œuvre que tu agrées et fais-moi entrer, par Ta miséricorde, parmi Tes serviteurs vertueux». (Sourate les Fourmis, verset 19).

« Certes, cette communauté religieuse, qui est la vôtre, est une seule et même communauté, et c’est Moi votre Seigneur que vous devez adorer ». (Sourate les Prophètes : verset 92)

Ce verset coranique trouve sa meilleure manifestation dans la migration de nombreuses familles albanaises venues d’Albanie, dans ses frontières actuelles, de Macédoine et du Kossovo(1) pour s’installer à Damas au Cham et dans d’autres villes arabes et islamiques. Cette migration a permis l’émergence de trois éminents spécialistes du hadith dans le Cham qui sont l’érudit spécialiste de la science du hadith le Cheikh Nasser al Din al Albani, l’érudit spécialiste de la science du hadith Abdel Kader al ‘Arna’out et l’érudit spécialiste de la science du hadith Chu’âyb al ‘Arna’out. Ces trois éminents savants se sont imposés et ont marqué de leur empreinte la science du hadith, non seulement dans le Cham mais partout dans le monde musulman, ces dernières cinquante années. Ces savants, de part leurs racines albanaises et de part leur formation scientifique arabe, islamique et Chami et leur œuvre, appartiennent à la Oumma islamique(2). Ni leurs pères, ni leurs mères au demeurant, ne pouvaient imaginer que leurs progénitures allaient acquérir tout ce savoir et cette connaissance

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et qu’ils allaient atteindre une telle célébrité dans tout le monde musulman. Ils ne pouvaient imaginer que ces trois allaient devenir la référence pour les savants et pour les étudiants musulmans, aussi bien leurs partisans que leurs opposants. Ils ne pouvaient imaginer que leur œuvre scientifique allait être autant mentionnée dans les universités et les centres scientifiques et citée par les chercheurs, les auteurs et les éditeurs dans le monde islamique actuel, et ce à différents degrés, et en fonction de ce qui les rapproche et ce qui les distingue, illustrant en cela la véracité de l’expression usitée de tout temps dans les milieux scientifiques : « la perfection est l’attribut exclusif de Dieu ».

Les deux premiers sont décédés, que Dieu les aient en Sa miséricorde et le troisième vit toujours que Dieu le Préserve.

Par souci d’honnêteté, je tiens à mentionner que ces trois savants ont d’abord flirter avec la célébrité lorsqu’ils travaillaient au Bureau islamique de Damas(3)

où ils avaient bénéficié de des meilleures conditions en termes de travail et de rémunération, conditions qui ont eu un effet bénéfique sur leur production scientifique. Leurs travaux ont par la suite été introduits dans les universités et centres de recherche scientifique à l’intérieur de la Syrie comme à l’extérieur. Puis chacun d’eux est devenu avec le temps une école à lui seul, dans la science du hadith au Cham et ailleurs dans d’autres parties du monde islamique.

Je voudrai d’abord présenter brièvement ces trois éminents savants aux lecteurs puis procéder à une mise en parallèle scientifique des trois, priant Dieu de m’Assister et de m’Aider à leur rendre justice, car dire la vérité est l’objectif ultime de cette étude à cette période de l’histoire de notre Oumma.

L’érudit spécialiste du hadith, le cheikh Nasser al Din a Albani(4)

Muhammad Nasser al Din ibn Nouh Najati al Albani al Dimashqi, érudit, éditeur est l’un des plus célèbres spécialistes de la science du hadith dans le monde

3) Il s’agit d’un bureau d’édition et d’impression des livres du patrimoine musulman. Fondé par le professeur Zuhayr al Chawich au début de l’année 1378 H/ 1958, il a été fermé en 1388 H/ 1968 puis déménagé à Beyrouth où il existe encore aujourd’hui.

4) Cette biographie a d’abord été publiée dans le livre : « ‘A’âlam al Tiurath fi ‘Âsr al hadith » pp. 230-233, édition Dar al ‘Ôrouba, Koweit et Dar ibn al ‘Îmad, Beyrouth. Je l’ai modifiée et enrichie lors de cette nouvelle publication.

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musulman dans le dernier quart du quatorzième siècle et le premier quart du quinzième siècle de l’hégire. Il est né à Shkoder ancienne capitale d’Albanie, dans une famille religieuse (1333 de l’hégire = 1914 de l’ère chrétienne). Son père le Cheikh Nouh Najati al Albani faisait partie des grands oulémas de cette ville, lauréats des instituts religieux d’Astana (Istanbul) alors capitale de l’empire ottoman et l’un des plus farouches partisans d’Abou Hanifa al Na’man parmi les albanais à Damas au Cham à cette époque. Son père a émigré avec sa famille vers Damas alors que Nasser avait un peu plus de dix ans. A Damas Nasser fréquenta l’école primaire de secours et de bienfaisance « Is’af al kheiri » l’une des meilleures écoles de Damas qui accueillait en majorité les enfants pauvres et étrangers. Il a été initié aux sciences du fiqh (jurisprudence) par son père ainsi que par le Cheikh Sa’id al Bourhani(5). Son père lui a enseigné le métier d’horloger, métier qu’il a su maitriser. Il a également obtenu le prix du savant Cheikh Raghib al Tabbakh al Halabi(6).

Tout jeune, Nasser a été attiré par la controverse et le débat. Il lisait beaucoup et puisait tant qu’il pouvait dans la science et la culture. Le premier livre qu’il a étudié est « Ihya ‘ouloum ad-dîn » (Revivifiance des sciences de la religion), d’al Ghazali puis « al-mughni ‘an haml al-’asfar fil al-’asfar » d’al Hafidi al ‘Iraqi, qu’il a annoté(7) puis le « Majma’ al-Zawa’id wa Manba’ al-Fawa’id » (le livres des vertus) d’al Hafid al Haythami. Il fut très impressionné par la façon dont l’auteur de ce livre procède à la vérification de l’authentification des hadiths et décide du degré de leur validation et s’est attelé à étudier les fondements de la science du hadith. Il empruntait les livres, les copiait à la main avant de les retourner à leur propriétaire car il n’avait pas à l’époque de quoi les payer, ce qui témoigne, chez lui, d’une grande capacité à l’autodidactisme, qualité qu’il a gardée tout au long de sa vie.

Il lisait également les revues spécialisées dans la religion qui étaient publiées au Cham et admirait les opinions et les idées des auteurs qui y écrivaient(8).

5) Cf. sa biographie dans « Tarikh ‘Ôulama’ Dimashq fi al qarn al rabi’ Âchar al hijri » (3/284)

6) Cf. sa biographie dans le livre : « ‘A’âlam al Tourath fi ‘Âsr al hadith » pp.7) Mon père et maître Abdel Kader al ‘Arna’out m’a dit : Les spécialistes du hadith savent que

al Hafiz al ‘Îraqui a authentifié au début de sa carrière le livre « ‘Ihya’ Ôuloum al Din » et qu’il est revenu par la suite sur les jugements de fiabilité qu’il a portés sur certains hadiths.

8) Notamment le Cheikh Muhamad Rachid Rida, le Cheikh Muhib al Din al Khattib, le cheikh Muhamad Mounir al Dimashqui.

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Il finit par se consacrer à l’étude de la chaîne de transmission et des textes des hadiths (masnad et mutuns). Il allait voir son père, lui demandant des arguments en faveur des idées de l’école hanafite en la matière, mais son père se moquait de lui en lui disant que « le hadith est la profession des sans sou ». C’est d’ailleurs ce qui a été à l’origine d’un désaccord entre les deux qui a duré longtemps. Pendant cette période, notre savant continuait à faire son travail d’horloger(9) tout en fréquentant la bibliothèque « al dhairiya » à Damas pour étudier les ouvrages sur la science du hadith. Il est ainsi tombé sur l’ouvrage « al Ahadith al Mukhtara » d’al Hafid dhiya’ adin al Maqdissi »(10) qu’il a beaucoup apprécié et qui a suscité en lui le désir de persévérer dans la voie de la vérification de l’authentification des hadiths et l’étude des textes et de la chaîne de transmission, (masnad et mutuns) et de juger de leur fiabilité. Lorsque son père a vu l’enthousiasme de son fils pour cette science et que ce dernier a fini par adopter, en la matière, les points de vue des siens et ayant vu l’intérêt et les résultats de cet attachement, il s’est approché de son fils et l’a béni en présence de ses frères et quelques notables parmi les albanais vivant à Damas(11) bien avant sa mort(12).

Nasser al Din a commencé à publié ses propres ouvrages et a édité d’autres. Dans son œuvre il appelait à un retour au Livre et à la sunna, loin de tout mimétisme ou radicalisme de l’une ou l’autre des doctrines importantes des sunnites (ahl al sunna) et la Communauté. Il a bénéficié d’un soutien extraordinaire du maître Zuhayr al Chawiche, responsable de la bibliothèque islamique de Damas qui l’a surnommé le muhadith des contrés du Cham, surnom que le Cheikh albanais allait garder toute sa vie, partout dans le monde musulman.

9) Il réparait une seule montre, se faisait payer et utilisait cet argent pour subvenir aux besoins de sa petite famille. C’est mon ami et l’ami de mon père le professeur Abdel al Malik al Himssi al Jasrini qui le connaissat bien qui m’a rapporté cela. Il a été longtemps responsable de la salle de recherche dans Dar al KKoutub al Dhahiriya à Damas, puis il travaillé à mes côté dans le bureau Ibn ‘Âssakir pour l’édition et l’authentification des ouvrages à Damas depuis que je l’ai fondé en 1411H et fermé en 1415 H.

10) Cet ouvrage important a été réédité à la Mecque, authentifié par le professeur Abdel Malik ibn Dahich.

11) C’est mon père Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out qui me l’a raconté.12) Cela s’est passé en présence de ses frères qui approuvaient ses opinions relatives à la

nécessité de suivre le Coran, la Sunna et de ne pas s’en tenir à une doctrine plutôt qu’une autre parmi les doctrines reconnues par les sunnites orthodoxes.

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Plusieurs spécialistes, au Cham et ailleurs, s’étaient d’abord opposés au cheikh et très peu l’ont soutenu au début. Mais ses thèses et points de vue ont très rapidement trouvé des partisans en Arabie Saoudite, dans les pays du Golf, en Jordanie et en Egypte ainsi que dans d’autres pays musulmans. Le nombre de ses partisans et imitateurs(13) n’a cessé d’augmenter, alors que le nombre de ses détracteurs(14) diminuait. Il est devenu le centre d’intérêt de tous. Il immigra en Jordanie où il a vécu jusqu’à sa mort(15).

Il a enseigné, pendant une courte période, à l’université islamique de Médine et a gardé dans son cœur beaucoup d’affection et d’admiration pour le rôle de cette université dans l’enseignement aux étudiants musulmans, d’une approche juste dans l’invitation à croire en la religion de Dieu, et c’est pour cette raison qu’il a légué sa bibliothèque personnelle à celle de cette université et nous espérons que cette bibliothèque va continuer à disposer de nombreuses ressources et ouvrages scientifiques incha’ allah(16).

Il a visité plusieurs pays arabes et européens pour y donner des conférences et propager la religion d’Allah et a été apprécié par ceux qui l’ont écouté dans tous ces pays.

De nombreux étudiants, venus de différents pays musulmans, sont venus le voir pour profiter de son savoir dans le domaine de la science du hadith. Ils ont ainsi suivi son enseignement de cette science, notamment la chaîne des garants de la tradition dans les hadiths et leur validation et authentification. Ils ont été tous influencés par ses idées quant à la suprématie du Livre et de la Sunna du prophète (PSSL) sur toute autre source liée à la vie et au quotidien des musulmans et à la recherche d’une meilleure place dans l’au-delà.

13) Ceux qui ont suivi sa voie et ont été influence par ses prêches où il appelle à s’attacher au Coran et à la Sunna

14) Il s’agit pour la plupart des partisans des quatre doctrines sunnite orthodoxes.15) Il est mort et enterré à Aman de nuit conformément à ses dernières volontés, car il

avait souhaité que l’on accélère ses obsèques en présence des musulmans présents alors, comme le veut la Sunna.

16) Le Cheikh al Albani faisait partie de la commission consultative. Il a eu une grande influence sur de nombreux professeurs saoudiens et non saoudiens qui y enseignaient et ses idées étaient également prisées et appréciées par les étudiants de cette université venus de nombreux pays arabes et musulmans.

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Il a obtenu le Prix International Roi Faysal pour les études islamiques un an avant sa mort(17). Sa célébrité fut grande. Il maniait l’art d’authentifier pour établir le texte et valider les hadiths avec la même facilité et souplesse que Daoud (David) utilisait pour mollir et assouplir le fer.

Il a toujours fait preuve d’une très grande persévérance et assiduité dans la poursuite des méthodes d’appréhender les hadiths de les juger et de valider le degré de leur authenticité. Plusieurs spécialistes de la science du hadith l’ont critiqué pour sa méthode et son approche mais ils n’ont pas pu jouir de la confiance dont il jouissait auprès des écrivains professionnels et classificateurs dans tout le monde musulman. Il était également connu pour sa grande franchise et son franc parler(18), exposant ses opinions sans tenir compte des critiques et devenant féroce lorsqu’il s’agit de critiquer ses opposants, notamment dans les préfaces de ses ouvrages et les commentaires qu’il faisait de leur production.

Il a influencé les étudiants musulmans en général et ceux qui étudiaient les sciences du hadith en particulier, gagnant ainsi un grand nombre de partisans et de disciples dans le monde entier, et ce nombre n’a cessé d’ailleurs d’augmenter partout dans le monde. Sa popularité et l’estime dont il bénéficiait parmi les scientifiques et les étudiants lui a valu le titre de Imam, titre auquel aucun de ses contemporains n’a accédé.

Il a laissé plus de deux cents ouvrages, thèses et authentifications, certains réédités plusieurs fois et d’autres attendent toujours la publication par la maison d’édition « maktabat al ma’arif » à Riyad(19) avec l’aide de Dieu.

Parmi ses ouvrages : « Silsilatu al ahadith assahiha », « silsilatu al ahadith adha’ifa » « « sahih al jami’ assaghir wa ziyadatuhu », « Da’if al jami’ assaghir wa ziyadatuhu », « Sifatu Salati An-Nabiyy », « Hujjat annabyyi » « Hijab al mar’a almuslima », « Ghayat al muram fi takhriji ahadith al halal wa alharam fi al islam » d’al qaradawi, « Sahih al targhib wa al tarhib » , « Da’if

17) L’obtention de ce prix a eu un très grand écho dans le monde musulman, on disait à l’époque : qu’il était parmi le peu de lauréats ayant réellement mérité ce prix.

18) Il était cité en exemple pour sa franchise.19) Son propriétaire le Cheikh Sa’âd al Rachid a acheté les droits d’auteur et d’édition,

Certaines de ces œuvres ont été publiées et d’autres sont en cours de publication.

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al targhib wa al tarhib » « Mukhtasar sahih al Boukhari », « al Muntakhab min makhtutat al hadith fi dar al kutub adhahiriya » « Tamam al mi’a bi takhrij ahadith kitab fiqh assuna » « ‘Irwa’ al ghalil bi takhrij ahadith manar » d’al sabil, l’un de ses meilleurs ouvrages

Parmi les livres qu’il a authentifié : « Mishkat al masabih » d’al Khatib al Tabrizi(20), « Kitab al iman » d’Abi ‘Ubays al Qasim ibn Sallam, « Kitan assuna » d’Ibn ‘Issam(21), « Riyad al Salihine » du Imam Al Nawawi.

Les spécialistes contemporains de la validation et l’authentification des hadiths lui doivent certainement beaucoup. Il ne mérite néanmoins, ni le piédestal sur lequel ses partisans(22) l’ont placé ni la descente en flèche que ses détracteurs ont orchestrée(23).

Parmi les qualités pour lesquelles il a été loué et célébré figurent son autodidactisme assez rare, son attachement zélé au service et à la diffusion du hadith du prophète (PSSL), sa franchise incomparable ainsi que sa contribution à ouvrir la voie, comme nul autre, à ceux qui s’intéressent à la vérification pour l’authentification et la validation des hadiths dans notre époque contemporaine.

Parmi les défauts qu’on lui a reprochés : ne pas suivre une école (madhab) donnée parmi les quatre importantes doctrines sunnite connues, se mêler de questions de jurisprudence (fiqh) alors même que de l’avis de ses partisans comme de ses opposants il n’est pas habilité, ainsi que l’excès des joutes face à ses opposants notamment dans ses préfaces et ses commentaires. S’il n’y avait pas ces défauts, que partisans et opposants lui reprochaient, il aurait pu jouir d’une plus grande reconnaissance chez ses opposants avant même ses partisans, mais la perfection est attribut de Dieu seul.

20) Sa contribution s’est limitée à réviser les textes des hadiths et d’en valider la fiabilité et de les commenter. Dr Mohamed Sabbagh s’est chargé de l’authentification et les commentaires des textes.

21) Il n’en a pas fini l’authentification pour un tiers, peut être que l’un de ses étudiants s’en chargera.

22) En exagérant ses vertus, chose qu’il leur reprochait d’ailleurs, car il reconnaissait l’erreur et la corrige notamment lorsque des spécialistes ou ses amis attirent son attention sur cette erreur.

23) D’aucuns parmi les savants l’ont qualifié d’ignorant par jalousie, car il a pu accéder à une célébrité que même ses proches ne pouvaient présager. Il était loin de l’image qu’ils ont dépeinte de lui, comme en témoignent tous ceux qui l’ont connu.

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Je n’ai pas eu l’occasion de l’avoir pour maître, mais j’ai eu l’opportunité de le rencontrer et de lui parler plusieurs fois dans la bibliothèque al Dahiriya à Damas lorsque j’étais enfant et adolescent. J’ai fait la prière à ses côtés dans la bibliothèque al Dahiriya à Damas, dans la mosquée de l’école al Rawihiya qui se trouvait à côté dans le souk d’al ‘Âsrouniya. A l’instar des autres étudiants, j’ai beaucoup profité de son œuvre. J’ai admiré sa retenue et son sérieux dans toutes les circonstances de la vie, son incomparable autodidactisme scientifique et son attachement unique à la sunna et au hadith chérif. Je ne partageais pas, néanmoins, son point de vue sur certaines questions scientifiques ni le jugement qu’il portait sur certains savants musulmans anciens et contemporains.

Il est décédé le samedi 22 Joumada II, 1420H (2 octobre 1942) à Aman où il est enterré que Dieu lui Accorde Sa miséricorde.

II. L’Eminent savant spécialiste du hadith : le Cheikh Abdul-Kader ‘Arna’out(24)

Abdul Kader ibn Soqol ibn Abdul Blakay al ‘Arna’out, albanais d’origine, est un spécialiste du hadith et du fiqh, un authentificateur et un prédicateur. Il se consacra à la Sunna pendant le dernier quart de siècle du quatorzième et le premier quart du quinzième siècle de l’hégire à Damas.

Il est né dans une famille réputée, dans le village de Vrela de la municipalité d’Istough au Kosovo(25) en Albanie sous le règne des serbes, en 1347 de l’hégire équivalent de 1928 de l’ère chrétienne. Son père était l’un des notables du village et a nommé son fils Qadri(26), nom qu’il garda dans ses papiers d’identité officiels jusqu’à la fin de sa vie.

24) Il s’agit à l’origine d’une biographie que j’ai écrite et publiée dans « l’encyclopédie arabe » éditée dans le volume douze (pp 829-830) Je l’ai enrichie. Pour plus d’information voir mon livre « Sirat al Âllama le Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out » publié par Dar al Balakhi à Damas en 1426 H/ 2005.

25) Appelée Kosovës sous les Ottomans. Les Serbes ayant occupé ce pays, ils le nommèrent Kosova alors que les Albanais le nomment Kosovo. Le Kosovo accéda grâce à Dieu à l’indépendance le 17/2/ 2008 et est connu actuellement sous le nom de la République du Kosovo.

26) Le Cheikh Ilyaz abdel Rahman, l’un des éminents savants du Kosovo m’a dit que mon grand père l’a nommé « Qadri » parce qu’il est née la nuit du destin (al Qadr) et que toute personne née cette nuit porte ce prénom, chose que nous ignorions.

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Lorsque sa famille a immigré à Damas fuyant l’oppression des Serbes contre la population du Kosovo, il n’avait que trois ans.

Il a grandi à Damas où il a commencé son éducation auprès des cheikhs de la communauté albanais, du Kosovo(27)et de Macédoine puis intégra l’école du secours caritatif (al ‘Is’af al Jhayri) de Damas qui dispensait ses enseignements aux enfants des immigrés arabes et musulmans et aux démunis. Il a quitté cette école en1361H/1942.

Il s’est initié à l’étude du Coran lorsqu’il fréquentait cette école, auprès du Cheikh Soubhi al ‘Attar(28) puis a appris l’art de la récitation (al Tajwid) auprès du maître Mahmoud Fayis al Dir ‘Attani(29) à l’école Al Mamiliyya au souk al Bzouriya(30) puis auprès du cheikh Mohamad al Halawani. Il est ensuite entré comme apprenti chez le cheikh Saîd al ‘Ahmar(31) près de la grande mosquée des Omeyades, pour apprendre le métier d’horloger. Le propriétaire du magasin étant lui-même un homme de science(32) cela a permis à notre savant d’acquérir une bonne méthodologie scientifique et de fréquenter le cercle de l’éminent cheikh Mohamed Salih al Fourfour(33) dans la grande mosquée des Omeyades à Damas qu’il fréquenta pendant plus de dix ans.(34) C’est dans cette école qu’il étudia avec ses camardes les fondements de la doctrine du fiqh Hanafite l’exégèse, la grammaire, la conjugaison, la stylistique de la langue arabe. Il a fait partie des lauréats méritants et a également contribué à la formation de la seconde promotion des étudiants du cheikh(35). Il a par la suite

27) Parmi eux se trouve le Cheikh Sulayman Ghawagi, le Cheikh Hamdi al ‘Arna’out, voir leurs biographies écrites par mon père dans son ouvrage « Tarikh Ôulama’ dimashq fi al Qarn al Rabi’ Âchar » publié par les deux professeurs Muhamad Mutti’ al Hafiz et Nizar abadha (2.700, 2/872)

28) Sa biographie figure dans les livres dédiés aux éminents savants contemporains de Damas29) Voir sa biographie dans « Tarikh Ôulama’ dimashq fi al Qarn al Rabi’ Âchar » (2/789)30) Le souk al Bozouriya est l’un des marchés les plus connus dans l’ancien Damas. Il se trouve

devant la mosquée Amawi 31) Voir sa biographie dans « Tarikh Ôulama’ dimashq fi al Qarn al Rabi’ Âchar » (2/961)32) Ce cheikh est un des lauréats d’Al Azhar al Charif33) Voir sa biographie dans « ‘Aâlam al Tourath fi al Âsr al Hadith» (pp : 161-163)34) Parmi les plus éminents le Cheikh Abdel Razaq al Halabi, le Cheikh Muhamad Adib al

Kallas, le Cheikh Chu’âyb al ‘Arna’out et le Cheikh Soubhi al Baghjati35) Le Cheikh Abdel Razaq al Halabi, le Cheikh Muhamad Adib al Kallas, le Cheikh Chu’âyb

al ‘Arna’out l’ont accompagné dans cet enseignement, voir « Tarikh Ôulama’ dimashq fi al Qarn al Rabi’ Âchar » (3/511).

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enseigné pendant un certain nombre d’année à l’école du secours caritatif (al is’âf al khayri)(36), à l’institut arabe à Damas(37) et a dirigé pendant plus de dix ans le service de d’édition et de correction au bureau islamique de Damas(38) jusqu’en 1388 H/1968. C’est là qu’il adopta les points de vue du Cheikh al islam ibn Tamima et ses disciples dont Ibn Qayyim al Jouziya, que Dieu les aient en sa miséricorde tout en montrant un grand respect pour les grands imams anciens de la Oumma, notamment les quatre qui étaient à l’origine des plus importantes doctrines chez ahl al suna wa al jama’a (les compagnons et les ancêtres pieux) parmi les musulmans.

Il consacra sa vie, par la suite, à authentifier et établir les textes de certains ouvrages du patrimoine, à en éditer d’autres et à introduire et présenter d’autres encore.

Il a acquis une très grande renommée en tant qu’orateur à Damas et ailleurs et s’est distingué dans le prêche, devenant ainsi l’un des meilleurs. En effet, vers la fin de sa vie, personne n’osait prendre l’initiative pour prêcher lorsqu’il était sur place. Il était de loin le plus grand prédicateur et ce de l’avis de ses adversaires avant ses partisans.

Il animait de nombreux cours dans les différentes mosquées de Damas et de sa banlieue offrant ainsi l’opportunité à plusieurs étudiants(39)de suivre son enseignement et de se spécialiser dans l’édition des ouvrages de référence et l’authentification du hadith pour en préciser le degré de validité(40).

Il s’était attaché au prêche et à la prédication avec passion, au Cham, en Arabie Saoudite, dans les pays du Golfe arabique, dans son pays d’origine le Kosovo en Albanie et en Macédoine. Il prêchait la modération dans les

36) Parmi ses élèves le Cheikh Ramadane, le Cheikh Suhayl al Zabibi et le Cheikh Nizar al Khattib.37) Cette période était pour lui la période où il a le plus écrit, voir pour plus d’informations sur son travail

d’enseignement mon livre « Siratu al Âllama Cheik Abdel Kader al ‘Arna’out » (pp : 11- 12).38) Voir mon livre « Sirat al Âllama le Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out » publié par Dar al

Balakhi à Damas en 1426 H/2005.39) Il a longtemps dirigé le service d’authentification et d’édition. Le Cheikh Chuâyb al ‘Arna’out

a travaillé avec lui dans le même service puis il lui a succédé à la tête de ce service. Ensemble ils ont authentifié et édité de nombreux ouvrages et Cheikh Chuâyb fût son successeur à la tête de ce département.

40) L’auteur de cette étude fut l’un d’eux, Voir dans livre « Siratu al Âllama Chielk Abdel Kader al ‘Arna’out » (14-17).

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affaires religieuses, la mesure et la pondération dans les avis et opinions scientifiques. Il a attiré les étudiants venus des différents coins du monde le sollicitant chez lui ou dans son bureau et cherchant auprès de lui des réponses à leurs questions sur la validité et l’authentification du hadith du prophète (PSSL) et sur la voie de la modération qu’il n’a cessé de prêcher et qui a fait sa réputation chez tous les musulmans qui l’ont approché et l’ont connu. Ces étudiants sortaient de ces rencontres heureux, se réjouissant de ce qu’ils ont appris et impressionnés par sa haute probité et sa noblesse de caractère qui rappelle celle de l’imam Abdel Kader al Jilani que Dieu lui Accorde Sa miséricorde.

Il reprochait à ceux qui prônent la voie salafiste parmi les hommes de science et les étudiants, l’intransigeance de leur opposition aux savants partisans des quatre doctrines d’ahl al suna wa al jama’a (Sunnites orthodoxes) et leur conseillait d’établir de bons contactes avec les plus grands représentants de ces doctrines. A ce propos, il répétait souvent à ses étudiants et aux savants qui venaient le voir ces paroles : «Nous ne voulons pas d’un soufisme qui danse ni d’un salafisme qui cogne, ce que nous voulons, c’est être de bon conseil, sans couvrir quiconque d’éloges ni d’invectives ». Il était réputé pour sa franchise et disait toujours la vérité dans ses prêches, ses cours où lorsqu’il animait les cercles d’études, faisant fi des reproches.

Il a consacré les vingt cinq dernières années de sa vie aux fatwas, notamment en matière de divorce et de tout ce qui s’y rattache, s’inspirant du point de vue du cheikh ibn Taymiya(41) et de son disciple l’imam ibn Qayyim al Jouziya(42). Ainsi pour le divorce, par exemple, il est d’avis que celui qui a répudié son épouse par trois fois d’une seule prononciation comme le fait de dire : tu es « divorcée » par trois fois, cela est considéré comme une seule répudiation, le but étant de rendre les choses plus aisées à une époque où la majorité des gens ignorent les fondements et règles du mariage et du divorce et pour préserver

41) P Voir la longue biographie que mon père lui a consacrée, ainsi que la préface du livre que j’ai authentifié « al ‘Ahadith al mawdhouâ » et qu’il a révisé et publié dans Maktabat al Ôurouba, Koweit.

42) Voir sa biographie dans le premier volume du livre « Zad al muâd fi Huda Khayr al Îbad » authentifié et dont les hadiths furent validés par mon père et le Cheikh Chu’ayb al ‘Arna’out et que j’ai moi-même préfacé. Le livre a été publié par la Fondation Al Rissala, Beyrouth.

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la cohésion des familles musulmanes face à cette ignorance. Il édictait ces fatwas en capitalisant sur sa grande connaissance des doctrines du hanafisme, chafiisme, hanbalisme et sa parfaite maîtrise de la doctrine malékite(43).

Il fut chargé d’émettre des fatwas en matière de divorce et d’autres questions à Damas par le Mufti des Hanabila au Cham, l’éminent savant le cheikh Ahmed al Chami(44) avant sa mort.

Il était pour nous, une référence en matière de la science du hadith, mesuré et regardant à deux fois lorsqu’il s’agit de décider si un hadith chérif est authentique ou faible. Il était à la fois érudit jurisconsulte et spécialiste du hadith. La jurisprudence (fiqh) ouvre l’esprit et incite à la circonspection et à la modération dans toute chose. Il est pour moi l’ultime argument entre les mains de Dieu Tout Puissant le jour de la résurrection, car c’est à lui que je dois mon savoir et c’est son flambeau que j’ai pris sur moi de reprendre partout où je vais.

Il connaissait les grands hommes anciens et contemporains du monde musulman notamment ceux de Syrie, des Balkans et d’Arabie Saoudite.

Il était avec la grâce à Dieu apprécié par tout le monde au Cham et ailleurs. Il savait subjuguer son auditoire lorsqu’il narrait les hadiths avec la chaîne de la transmission (isnad) montrant leur degré de fiabilité dans ses discours et ses prêches. Il était attentif à illustrer ses propos par des versets coraniques et des hadiths authentiques et lorsqu’il lui arrivait d’invoquer un hadith faible, il expliquait à ceux qui l’écoutent, en quoi sa fiabilité est moindre.

Il a réussi à faire aimer aux gens les textes des hadiths du prophète partout où il les expliquait que ce soit en Syrie ou en dehors de la Syrie. Il avait le port majestueux et l’allure digne, imposant ainsi le respect aux petits comme aux grands.

43) Lorsque mon père a pu acheter une copie du livre « al Tamhid lima fi al mouwatta’ min al ma’âni wa al assanid » de l’imam ibn Abdel Barri al ‘Andaloussi, il a lu d’un trait et m’a dit à ce propos : « Je souhaitais tant posséder ce livre imprimé, tellement j’ai lu plusieurs éloges s’y rapportant. Lorsque j’ai réussi à obtenir une copie je l’ai lu en entier car c’est pour moi l’une des références les plus importantes qui ont profité et servi le hadith de l’imam Malik sa jurisprudence et sa doctrine. J’ai voulu le connaitre car il arrive souvent que des musulmans du Maghreb, qui suivent la doctrine malikite me demandent des fatwas et avec la grâce de Dieu cet ouvrage va m’aider dans cette mission. Pour les trois autres doctrines des sunnites le hanafisme et chafiîsme et le hanbalisme, je les maîtrise bien grâce à mon travail dans le Bureau islamique de Damas »

44) Voir sa biographie et ses sources dans « Itmam al ‘Aâlam » (p. 41) deuxième édition.

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L’un des responsables syriens lui avait reproché un jour des propos qu’il avait tenus lors de l’un de ses prêches et où il s’opposait et critiquer la célébration des fêtes chrétiennes au Cham, - les responsables n’appréciant pas à l’époque que l’on exprime de tels critiques dans les prêches- et lui a donc dit : Cheikh Abdel Kader vous êtes d’origine étrangère, - rappelant qu’Al Arna’out est un immigré venu du Kosovo -, nous pouvons vous destituer de la nationalité syrienne à n’importe quel moment. Le Cheikh ne s’était pas soucié de cette réprimande et a rétorqué : « Si ton père m’a accordé la nationalité tu peux me l’enlever », alors que d’autres savants du Cham faisaient cas de ce responsable. Ce dernier décida de suspendre le cheikh des prêches qu’il assurait dans la mosquée al Mohammadi dans le quartier al Mizzah à Damas, et lui a fait dire « Cheikh Abdel Kader nous sommes disposés à vous réintégrer pour les prêches dans la mosquée si vous vous engagez à respecter nos directives, mais le cheikh refusa de revenir prêcher dans cette dite mosquée, disant que : « ce responsable devra rendre compte à Dieu, le jour de la résurrection, de ma suspension des prêches ».

Il gagna le respect et l’affection des savants en Syrie et dans tous les coins du monde musulman comme en témoigne le cortège impressionnant des personnes venues assister aux obsèques que nous lui avons organisées dans la mosquée al Hassan près de chez lui dans le quartier du Maydane à Damas, et les éloges et oraisons funèbres prononcées en sa mémoire et dont tous les damasquins se souviennent(45).

Il nous a légué de nombreux ouvrages qu’il a authentifiés édités, révisés ou encore supervisés et présentés. Ces ouvrages ont été publiés grâce à Dieu dans différents pays musulmans.

Parmi ses quelques ouvrages: « Al Wajiz fi Manhaj al Salaf al Salih »(46), « Wassaya Nabawiyya », « Arba’una Hadith min Ahadith al Rassoul fi al ‘Aqidati wa al ‘Ibadati wa al Mou’amalati wa al ‘akhlaq », « Dhayl Moukhtassar cha’b al ‘Iman » d’al ’imam al Qazawini(47).

45) Voir le livre « Siratu al Âllama Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out » (pp : 58-62), édition Dar al Balakhi, Damas.

46) Cela montre sa modération et sa bonne compréhension des questions liées à la juste foi islamique.

47) Mon fils et disciple le Professeur Abdel Kader Mahmoud al ‘Arna’out est en train de l’authentifier sous ma supervision et il sera publié avec l’original bientôt par le Centre Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out pour la Culture au Kosovo.

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Parmi les ouvrages qu’il a authentifiés tout seul : « Jami’ al Ussoul fi ‘Ahadith al Rasoul » d’ibn al ‘Athir » son principale œuvre et sa clé vers la célébrité dans le monde musulman, « Kitab al Tawabbine » de Mouwafiq al din ibn Qadama al Maqdissi » « al ‘Azkar » d’al Nawawi « Touhfatu al Moudoud bi ‘Ahkam al Mawlid » d’Ibn al Jouziya, « moukhtassar cha’b al ‘iman » d’al ’imam Qazawini.

Parmi les ouvrages d’authentification et de révision auxquels il a contribués avec son collègue l’éminent cheikh Chu’ayb al ‘Arna’out « Mukhtassaru Mihaj al Qassidine » d’al Maqdissi « Jala’ al ‘Afham fi Fadl al Salat wa al Salam ‘ala Muhamadin khayri al ‘anam » d’ibn qayyim al jouziyya , « Zad al al massir fi ‘Ilm al tafsir » d’ibn al Jouzi, « Rawdatu al Talibin wa’Oumdatu al Mouftin » d’al Nawawi, « al Moubdi’ fi Charhi al Mouqni’ » d’ibn Mouflih, « Zad al Ma’ad fi Houda khayr al ‘Ibad » d’ibn al Jouziyya(48) très connu et très répandu dans le monde musulman.

Parmi les authentifications qu’il a supervisées : « Chazarat al Dhahab fi ‘Akhbar man dhahab » d’ibn al ‘Imad al Hanbali(49), « al Manhaj al ’Ahmad fi tarajimi ‘Ashabi al ‘Imam ‘Ahmad » d’ al ‘’Ulaymi(50) et la partie biographique du livre « Jami’ al Ussoul fi ‘Ahadith al Rasoul » d’ ibn al ‘Athir(51).

48) J’étais grâce à Dieu à l’origine de leur travail, car je tenais à ce que les musulmans puissent bénéficier de la conjugaison de leurs efforts pour authentifier et valider un ouvrage aussi important après avoir consacré tant de temps à authentifier et à valider la fiabilités des hadiths et des ouvrages sur le hadith. Je les ai aidés également à corriger les épreuves.

49) J’ai eu l’honneur, grâce à Dieu, de l’authentifier entièrement sous la direction de mon père que Dieu lui accorde sa miséricorde et je l’ai publié en onze volumes, édition Dar ibn Kathi, Damas, 1406H-1415H/ 1986-1995)

50) J’ai eu l’honneur, grâce à Dieu, de l’authentifier en collaboration avec les professeurs : Riyad abdel Hamid Mourad, Akram al Bouchi, Ibrahim Salih, Hassan Ismael Marwa et Mouhyi al Din Najib, édition Dar Sadir, Beyrouth, 1417H/ 1997.

51) Je l’ai authentifié sous la direction de mon père, que Dieu lui accorde sa miséricorde et je l’ai publié en onze volumes, édition Dar ibn al ‘Athir, Beyrouth en 4 volumes, 1412H/ 1991). Ont contribué à cette authentification les Prof. Riyad Abdel Hamid Mourad, Prof. Muhamad Adib al Jadir. Son authentification et publication a complété ainsi le livre « Jami’ al ‘Usul » dans sa totalité. C’est d’ailleurs ce que mon père a souligné dans la conclusion de cet ouvrage. Cette partie fut par la suite ajoutée à la nouvelle édition publiée par Dar al KATHIR à Damas 1432H 2011, édition où les noms des authentificateurs ont été supprimés sans mon accord ni celui de mon collègue Riyad abdel Hamid qui a également contribué à son authentification, chose que mon père n’aurait jamais tolérée. En effet mon père avait accepté de procéder à la re-authentification de la partie relative aux hadiths uniquement, mais ceux qui ont été chargé de cette nouvelle édition, accédant au souhait de l’éditeur ont eu ici et là, des pratiques qui ne sont pas dignes de l’intégrité des hommes de science et qui témoigne de leur part et de la part de l’éditeur, d’un manque d’honnêteté.

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Parmi les ouvrages d’authentification qu’il a révisés : « ‘Oumdat al ‘Ahkam min Kalam Khayri al ‘Anam » d’al Maqdissi(52), « Kitab al Choukr » d’ibn Abi al Dounya, « Wassaya al ‘Oulama ‘Inda hudour al mawti » d’Ibn Zadr al Roub’i, « Moukhtassar Sahih al Boukhari » d’al cheikh Hamza Muhamad assim, « Matn al ‘Arba’ina al nawawiya » d’ibn al Nawawi «‘Al Bidaya wa al Nihaya d’ibn al Kathir » d’ al Madissi(53) l’un de ses derniers ouvrages importants.

L’intérêt que mon père et mon maître cheikh Al ‘Arna’out, que Dieu lui accorde sa miséricorde, portait à la science du hadith était précoce et date de sa fréquentation du cercle d’étude de son maître l’érudit cheikh Muhamad Salih al Farfour. Cet intérêt s’est renforcé en puisant dans les grands ouvrages de référence du hadith, tel « Sahih al Boukhari » et « Sahih Mouslim » puis son apprentissage auprès du Cheikh abdallah al Habachi al Harari qu’il fréquentait avec son camarade le Cheikh Chou’ayb al ‘Arna’out, et auprès de qui il obtint la licence dans la science du hadith(54), lorsque ce dernier résidait à Damas.

Grâce au don d’apprendre avec aisance les textes, dont Dieu le Tout puissant l’a gratifié, mon père a pu s’atteler avec une grande assiduité à l’étude des textes du hadith et à l’isnad (chaîne de transmission des hadiths) et pratiquer le prêche très tôt, sachant que le prêche exige la capacité de mémoriser le Coran et un maximum de hadiths du prophète (saws). Mon père a donc continué, sa vie durant, à apprendre le texte et les hadiths à les utiliser dans ses discours de prêche dans les mosquées et les cercles d’études qu’il animait. Il a eu également une chance inouïe lorsque qu’il s’est vu confier par le responsable du bureau islamique de Damas où il venait d’être nommé, l’authentification du livre « Charh thulathiyat masnad al ‘Imam Ahmad ibn Hanbal » de l’érudit le cheikh Muhamad Saqarini dans sa première édition. Ce travail fut le point de départ d’un parcours éblouissant en tant que spécialiste du hadith, car il trouva dans l’établissement de son texte et dans son explication son but et

52) J’ai eu l’honneur avec la grâce à Dieu d’authentifier cet ouvrage inestimable et l’ai publié aux éditions Dar al Mamoun pour le patrimoine, puis Dar al Thaqafa al ‘Arabiya, à Damas puis dans d’autres pays arabes.

53) Voir les commentaires sur les livres qu’il a révisés et validés dans mon ouvrage « Siratu al ‘Âllama le Cheikh abdel Kader al ‘Arna’out » (pp135-141) édition Dar al Balkhi à Damas.

54) Ils étudiaient alors auprès de lui l’ouvrage «Al ‘Arba’în al ‘Âjlouniya » ainsi que le premier volume du livre « Tayssir al Woussoul ‘ila Jamiâ al ‘Ussoul » d’ibn Al Dayba’â. Ils se sont opposé à lui dans le dernier quart du siècle lorsque le Cheikh al Habachi a dévié de la voie juste et à tout embrouillé.

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son dessein. Les hadiths pris dans les textes (par opposition à leur explication (mutun)) se distinguent par un grand degré de fiabilité, tout comme ceux des deux inestimables recueils du hadith (les Sahihayn) et des livres des quatre ‘ahl al sunna (sunnites orthodoxes). Les importants commentaires et annotations comportent, quant à eux, de nombreux hadiths du prophète (PSSL) et des avantages en termes de jurisprudence. Il s’attacha à l’étude des textes du hadith avec assiduité(55) et s’attela par la suite à juger de leur fiabilité.

En collaboration avec le grand maître Muhamad al Sabbagh, il authentifia les textes du livre « Michkat al Misbah » d’al Khatib al Tibrizi publié par le bureau islamique de Damas et dont la couverture des trois volumes porte la mention : ‘authentification par Muhamad Nasser al Din al Albani’ tout seul(56). Mais ce travail lui a donné le gout de se spécialiser dans l’étude du degré de fiabilité des hadiths, et il n’a eu de cesse depuis, d’essayer d’authentifier et de valider les hadiths(57) qu’il était amené à examiner dans le cadre de son travail au Bureau islamique de Damas. Le dernier étant « Zad al Massir fi ‘Ilm al Tafsir » d’ibn al Juzi. Après avoir démissionné du Bureau, il se consacra à la validation et à l’authentification des textes des hadiths du prophète (PSSL) en travaillant d’abord sur la validation de la partie sur le hadith du prophète (PSSL) de l’ouvrage « Jami’ al Usoul fi Ahadith al Rassoul » d’ibn al ‘Athir al Jazari. Le corpus de cet ouvrage, la diversification de ses sources et son exhaustivité, car il comportait la plus part des hadiths du « Sahih al Boukhari », « Sahih Muslim » « Mawtti’ Malik » « Sunanu ibn Daoud » « Sunanu al Tirmidi » « Sunanu al Nissa’i al Sughra » ont valu par la suite

55) Il a authentifié une seconde fois vers la fin de sa vie la nouvelle édition publiée par le Bureau islamique après sa mort 1526H : 2005.

56) Mon père que Dieu l’ait en sa grande miséricorde, m’a informé qu’il s’était contenté d’examiner ses Hadith et de juger de leur fiabilité.

57) D’aucuns pensent que mon père et son collègue et ami Chou’âyb al ‘Arna’out ont étudié auprès du Cheikh al Albani, mais ce n’est pas la vérité. Certes ils ont été influencés par son œuvre sur la validation des hadiths, qu’ils ont étudiée mais ils sont devenus ses pairs vers la fin de sa vie à des degrés différents. Mon père était son émule sur la base d’une compétition saine fondée sur la reconnaissance de sa valeur en tant que prédécesseur et sa valeur scientifique dans la science du hadith. Pour Cheikh Chou’âyb le fondement de la compétition était de souligner les idées fausses de l’homme, sa fausse compréhension de la jurisprudence (fiqh) et en matière de validation de la fiabilité des hadiths, bien qu’il était amené souvent à le citer pour illustrer certains de ses propos. Voir à titre d’exemple le livre « Aqawil al Thuqat » d’al Mar’î ibn Youssef al Karmi p. (205), édition de la Fondation al Rissala, Beyrouth.

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à notre Cheikh sa grande maîtrise. Le travail d’authentification d’une partie de cet ouvrage fut également à l’origine de sa renommée dans tout le monde musulman et de la place qu’il occupe parmi les érudits de la science du hadith. La science et l’art de valider et de juger de la fiabilité des hadiths n’était pas seulement une passion mais s’inscrivait dans son ADN. Il pouvait toujours compter sur sa grande mémoire comme en témoigne le travail de validation de la majorité des hadiths dans « Zad al Mou’ad fi Houda Khayr al ‘Ibad » d’ibn Qayim al Jouziya qu’il a entrepris avec son camarade le Cheikh Chu’ayb al ‘Arna’out ainsi que sa contribution à la révision du livre « al Rasfu fi Ma ja’a ‘Ani al Nabiyyi min al Fi’l wa al Wasfi » d’al ‘Aqouli, authentifié par son camarade le Cheikh Chu’ayb al ‘Arna’out(58) en collaboration avec son frère le maître Ibrahim al ‘Arna’out(59) que Dieu l’ait en sa miséricorde et qui a été publié par la librairie d’al Farabi à Damas(60).

Il était, que Dieu l’ait en sa miséricorde, l’un des grands artisans qui ont su réhabiliter les cercles d’études dédiés à la science du hadith auprès des gens, à travers ses enseignements, ses prêche et les conseils qu’il prodiguait au Cham et ailleurs, dans les pays musulmans qu’il a eu l’occasion de visiter vers la fin de sa vie. Il a réussi cette tâche grâce à sa faculté de retenir et de réciter les textes des hadiths avec leurs chaîne de transmission (isnad) et de juger de leur degré de fiabilité, tâche qu’il a accompli pendant les vingt cinq dernières années de sa vie, sans qu’aucun autre érudit ne vienne lui faire de l’ombre ; et ce de l’avis de ses ennemis avant ses amis. Il faisait autorité et était devenu le point de mire dans toutes les contrées de l’islam, de l’Inde au Pakistan en Orient, à la Mauritanie et au Maroc en Occident et de la Turquie et des Balkans dans le Nord au Nigéria à l’Ouest et au Sud de l’Afrique.

Les institutions, les organismes scientifiques, les universités musulmanes ainsi que les étudiants universitaires en Syrie et dans les autres pays arabes et

58) Je fus à l’origine de leur accord pour l’authentifier comme je le montre dans mon prochain livre “Ana wa al Tourath . Voir également mes propos relatifs à cette question dans « Zad al Maad » dans ses annotations p. (110) et p. (112) de mon livre « Siratu al Âllama Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out »

59) Le prof. Ibrahim al ‘Arna’out a contribué avec mon père Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out que Dieu l’Ait dans sa miséricorde, à l’authentification da la partie réservée au hadith de l’ouvrage « Jamâ al ‘Usul fu ahadith al Rasul » d’ibn al ‘Athir al Jazari, comme mon père l’a précisé dans la page (805) du volume onze, dans l’édition la plus répandue.

60) Une nouvelle édition illustrée a été publiée plusieurs fois par la Fondation al Rissala, Beyrouth.

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musulmans, le consultaient souvent sur des questions relatives au hadith. Il était toujours disponible pour leur prodiguer conseil et avis les aidant de son mieux à trouver réponse à leur question.

Il détestait les savants arrogants qui regardaient leur étudiant de haut et disait d’eux : « ces savants ne s’intéressent qu’à la vie ici bas, ils sont avides d’éloges et ne se préoccupent pas de l’au-delà ». Lorsqu’il obtient la preuve qu’un savant, quel que soit sa place et sa renommée, fait partie de cette catégorie, il l’ignore et coupe toute relation avec lui.

Il se plaignait également des académiciens qui dans leur authentification sont trop soucieux du détail au point de s’y perdre, accordant trop d’importance aux fondements et aux différences entre les écritures et considérant que tout commentaire non documenté est non valide lorsque l’authentificateur rapporte les propos des autres anciens ou contemporains. J’ai essayé, autant que je pouvais, de lui montrer tout au long des quinze dernières années, qu’il s’agit là d’une des exigences scientifiques pour une bonne authentification. Il était parfois d’accord avec moi et s’opposait parfois à mon point de vue, affirmant qu’il ne comprenait pas que l’on puisse s’intéresser à ces formalités sans intérêt pour la science.

Il sortait souvent de ses gonds lorsque quelqu’un avait l’audace de s’attaquer devant lui au hadith du prophète (PSSL) et aux grands spécialistes du hadith anciens et contemporains. Mais il était, au contraire, d’une patience angélique lorsqu’il s’agit de répondre aux questions d’une personne sincères et loyale, il prodiguait conseil et explication notamment lorsque cette personne n’est pas d’origine arabe mais a fait une formation et des études arabes.

Il était, Dieu lui Accorde Sa miséricorde, unique de part son discours, son action et l’empreinte qu’il a laissée dans le domaine de la science du hadith à Damas où il a vécu et partout où il est passé dans le monde musulman.

Son renom a franchi les frontières lointaines et faisait l’admiration de tous ceux qui l’ont côtoyé et ont bénéficié de son contacte, grands et petits.

Dieu m’a honoré en me permettant d’apprendre la science du hadith du prophète et les fondements de l’authentification auprès du cheikh et de son camarade le cheikh Chou’ayb al ‘Arna’out. J’ai emboîté ses pas et je l’ai accompagné quarante années durant. Ma licence du hadith je la lui dois. J’étais un de ses fervents admirateurs, j’ai toujours essayé de suivre ses traces et de

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me mettre avec la grâce de Dieu, au service de son œuvre. J’implore le tout puissant de nous réunir, lui ma mère mes enfants, mes petits enfants et tous ceux que j’aime dans le paradis.

Il est décédé à l’aube du vendredi treize Chawal 1425(61). Le cortège funéraire qui a suivi sa dépouille était l’un des plus grand que Damas ait jamais connu, la foule venue l’accompagner dépassait les cinquante milles.

L’éminent spécialiste du hadith le cheikh Chou’âyb al ‘Arna’out (62)

Chouâyb ibn Mahram al ‘Arna’out, l’ingénieux érudit passé maître dans l’authentification est né à Damas (en 1347 H/ 1928) d’une famille venue de Shkoder, ancienne capitale de l’Albanie. Il grandit et étudia à Damas où il s’initia à la jurisprudence (fiqh) auprès du Cheikh Nouh Najati al albani, père de Nasser al Din al Albani. Puis il a rejoint le cercle d’étude du cheikh l’érudit Muhamad Salih al Fourfour qu’il a fréquentait dix années durant tout en travaillant, pendant ces dix ans, dans le magasin d’un crémier de la famille Al Tawachi dans le quartier Mazz al Asab à Damas. Il s’était chargé par la suite de l’enseignement dispensé à la deuxième catégorie des étudiants de son cheikh(63). Il a également enseigné un moment dans l’institut arabe et islamique à Damas, puis fut recruté dans le Bureau islamique de Damas sur la recommandation de mon père et mon maître le cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out, que Dieu lui accorde sa miséricorde(64). Il a aidé mon père alors responsable du département de l’authentification et de la révision du Bureau islamique, à valider et authentifier de nombreux ouvrages. Lorsque mon père a démissionné du Bureau, il fut remplacé par le cheikh Chou’ayb qui garda sa

61) Je l’ai moi même lavé et préparé pour son dernier voyage avec l’aide de quelques vertueux. J’ai demandé à mon maître et son ami le Cheikh Muhamad Karin Rajih de diriger la prière dans la mosquée Zin al Din al Âbidin où il assurait le prêche et il m’a répondu : « je parle de lui dans mon prêche et tu assures la prière car c’est à toi que cette tâche incombe, personne d’autre n’est plus digne que toi d’assurer la prière.

62) Voir le livre « Al Muhadith Chuâyb al ‘Arna’out sa biographie et son œuvre dans l’authentification du patrimoine » ; édition Dar al Nashr, Aman. Livre réalisé par le Dr. Ibrahim al Koufhi, ainsi que « Mu’âjam al mu’aliffin al suriyin » (26) du prof. Abdel Kader Âyyach, édition Dar al Fikr, Damas

63) Voir p. (14)64) Voir pp. (14-15)

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fonction jusqu’à sa démission en 1399H /1979. A cette époque il authentifia tout seul le livre « charh al sunna » de l’imam al Baghawi qui constitua son œuvre majeure. Mais il avait auparavant authentifié et Avec la collaboration de mon père Abdel Kader al ‘Arna’out que Dieu lui accorde sa miséricorde, de nombreux ouvrages dont : « Musnad abou Bakr al Sadiq » d’al Marouzi. « Zad al massir fi ‘Ilm al tafsir » d’ibn al Jouzi, « Al mubdi’ fi charh al muqni’ » d’ibn Muflih.

Le cheikh a renouvelé sa collaboration avec mon père Abdel Kader al ‘Arna’out que Dieu lui accorde sa miséricorde, dans le travail d’authentification et d’édition du livre « Zad al Mi’ad fi Houda Khayr al ‘Ibad » d’ibn Qayyim al jouziya(65) le plus grand travail qu’ils aient réalisé ensemble. Ils ont également authentifié ensemble les livres : « Jal’ al ‘Afham fi Fadli al Salat wa al salam ‘ala Muhamad khayr al ‘Anam » d’ibn Qayyim al jouziya(66), et «Mukhtassar Minhaj al Qassidina » d’al Maqdisi(67). Il se sépara une deuxième fois de mon père, Abdel Kader al ‘Arna’out que Dieu lui accorde sa miséricorde et travailla en tant que directeur du Bureau d’authentification et d’édition dans la Société « al sharika al mutahida » de distribution à Damas jusqu’en 1402H/1982. Il partit en Jordanie pour occuper le poste de directeur du bureau d’authentification et d’édition à Dar al Bachir à Aman,(68) poste qu’il occupe jusqu’à aujourd’hui.

La période qu’il passa à la Société « al Sharika al mutahida de distribution » à Damas et dans le Bureau d’authentification et d’édition à Dar al Bachir à Amana été pour lui une période des plus fertiles de son parcours scientifique. Il a supervisé l’édition du livre « Siyar ‘A’lam al noubala’ » d’al Dhahbi, a authentifié lui-même ou en collaboration avec d’autres de nombreux autres ouvrages de référence et de biographies: « Sahih ibn Habban », « Charh Muchkil al ‘Athar » d’al Tahawi, « al’Awassim min al Qawassim » d’ibn al Wazir, « Jami’ al ‘Uloum wa al hikam » d’ibn Rajab al Hanbali, « Ma’rifatu al Qurra’i al Kibar » d’al Dhahbi, « Tahrir Taqrib al Tahdhib » d’ibn Hajar al ‘Asqalani, pour ne citer que cela. Ses derniers ouvrages sont la supervision

65) Edition de la Fondation al Rissala, Beyrouth 66) Edition de Maktabat al Ûrouba, Koweit67) Edition de Dar Al Bayan, 68) Les livres authentifiés étaient publiés par la Fondation al Rissala, Beyrouth.

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de l’authentification du « Masnad al ‘Imam ibn Hanbal » et l’authentification de « Sunanu ibn Daoud », « sunanu al Tarmidi » et « sunanu ibn Maja » ainsi que sa supervision de l’authentification de « al sunanu al kubra » d’al Nissa’i.

Personne parmi les hommes de science justes ne peut nier que le cheikh Chou’ayb al’Arna’out est l’un des éminents authentificateurs de son temps et l’un des savants les plus prolifiques. Il a su s’imposer auprès de ses partisans comme auprès de ses détracteurs et donner l’exemple en matière de validation du degré de fiabilité des hadiths, leur authentification et l’explication des textes sur lesquels il travaille. Cela n’excuse en rien, également, son impartialité vis-à-vis de certains authentificateurs, chercheurs et fonctionnaires avec lesquels il a travaillé ni le fait de ne pas prendre leur intérêt en compte.

J’ai eu le grand privilège de suivre ses enseignements(69)et j’étais grâce à l’amitié de longue date qui le liait à mon père le cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out, que Dieu lui accorde sa miséricorde, le plus proche de lui parmi mes camarades. Je suivais ses enseignements en matière de hadith, de jurisprudence et d’exégèse. On pouvait dans ces cours, l’interroger à loisir sur des questions scientifiques(70) et il était toujours disponible pour répondre à nos interrogations. J’ai appris auprès de lui la vraie méthodologie pour authentifier et éditer les ouvrages du patrimoine islamique avant son départ pour Aman. Je ne crois pas qu’il y ait parmi les spécialistes contemporains du hadith, quelqu’un qui puisse aujourd’hui égaler sa grande maîtrise de ce noble art musulman. Ceci dit, il m’arrive de m’opposer parfois à ses points de vue sur des questions

69) Parmi ses étudiants: Dr. Yahya Mir Âlam, Muhamad Hassan al Tayyan, prof. Ma’moun al Saghriji, prof. Ibrahim al Zubayq, prof. Âdnan Abd Rabbuh, prof. Muhamad Adib al Jadit et le prof. Ahmad Hamami, ainsi que bien d’autres.

70) Il convient de signaler à ce propos, ma longue discussion avec lui au sujet de la parole de Dieu : «Quittez ces lieux et installez-vous sur la Terre où vous serez ennemis les uns les autres. Ce sera pour vous un lieu de séjour provisoire et de jouissance éphémère !» (Surate Al Baqara, 36). Il pensait, Dieu le Préserve, que le paradis d’où Adam fut exclu est sur terre et non au ciel alors que je crois le contraire tout comme de nombreux savants à savoir que ce paradis est au ciel. Cette discussion fut longue et chacun de nous a campé sur son idée.

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scientifiques et sur des jugements à l’emporte pièce qu’il porte sur les grands savants de l’islam anciens et contemporains.

Mon grand maître, le cheikh Chou’ayb al ‘Arna’out que Dieu le Préserve, continue à travailler à l’authentification des textes. J’implore Dieu le tout puissant pour qu’Il le Protège et le Rétribue ici-bas et dans l’au-delà pour les enseignements qu’il nous a prodigués, à moi et à tous mes camarades étudiants. Que Dieu nous Accorde à tous une fin de vie et une mort plus douce.

Parallélisme scientifique entre les trois CheikhJ’en arrive maintenant à la comparaison scientifique précise entre les trois cheikhs, espérant, de mon point de vue et pour l’amour de Dieu, ce parallélisme judicieux :

Le cheikh Mohamad Nasser al Din al Albani fut plus célèbre des trois cheikhs et le plus réputé en matière de validation de la fiabilité des hadiths du prophète (PSSL), celui qui maîtrisait le plus tout ce qui concerne les modes, les méthodes et les arguments pour valider le degré da fiabilité du hadith. Il a eu le mérite de baliser, comme-nul-autre, la voie à tous ceux, parmi les contemporains qui s’intéressaient à la validation et à l’authentification des hadiths dans le Cham et ce de l’avis de ses ennemis avant ses amis, Que Dieu Ait son âme dans sa miséricorde.

Mon père le cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out, était celui, parmi les trois cheikhs, qui connaissait par cœur le corpus des hadiths, textes et chaîne de transmission. Il était le plus convainquant et le plus persuasif lorsqu’il parlait aux gens du hadith du prophète. Il était celui qui pouvait le plus rattacher les textes du livre sacré, la sunna et l’avis des éminents jurisconsultes. Il était également le plus modéré dans le jugement du degré de fiabilité des hadiths en dehors des deux inestimables recueils, les « sahihayns ». L’influence de ses causeries, que Dieu Ait son âme dans sa miséricorde, à l’intérieur des mosquées et des cercles d’études était plus grande que celle des deux autres cheikhs(71).

71) Je vais avec l’aide de Dieu m’atteler à l’authentification et la validation des livres du hadith, une fois que j’aurais fini ce que je suis en train de faire, pour lui rendre hommage et préserver sa mémoire et suivre sa trace dans ce domaine qui apporte bonheur et plénitude ici et dans l’au-delà. Et si Dieu le Permet j’ai l’intention d’impliquer mon fils (Abdel Kader) dans cette voie où il s’est déjà embarqué. Mon père que Dieu l’ait dans sa miséricorde, a été très heureux de voir mon fils travailler avec moi et m’a dit à ce propos ; « Guide le mon fils dans la science du hadith et ses fondements » voir p. (70) de mon livre « Siratu al Âllama Cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out »

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Quant à mon maître et ami de mon père, le cheikh Chouayb al ‘Arna’out, il était le plus savant des trois en termes d’authentification et d’édition des textes de références et le meilleur quant à la validation de la fiabilité des hadiths du prophètes durant ce dernier quart du siècle. Mais il n’a pu, cependant, accédé à la renommée dont jouissait Nasser al Din auprès des spécialistes du hadith ni celle qu’avait le cheikh Abdel Kader auprès des gens ordinaires comme auprès des hommes de science. Il a beaucoup bénéficié de la validation de la fiabilité des hadiths que les deux cheikhs avaient entrepris avant lui, dans son propre travail de validation et d’authentification. S’il n’a pas pu jouir d’une grande la renommée auprès des milieux scientifiques comme auprès des gens ordinaires, c’est parce qu’il n’a pas été un prédicateur et n’a pas animé de cercle d’études ni de causeries. Mais en termes d’authentification des textes du patrimoine, pratique à laquelle il s’est consacré à l’exclusion de toutes autres activités il a largement dépassé les deux autres. Il mérite, et de loin, le surnom de l’authentificateur de notre ère. Les chercheurs et les académiciens qui ont eu la chance de le côtoyer et de bénéficier de ses idées scientifiques le savent pertinemment. Mon père le cheikh Abdel Kader al ‘Arna’out ainsi que le cheikh Nasser al Din al Albani, ont tout comme de nombreux autres hommes de science dans les pays arabes et musulmans(72), profité de son savoir en matière de validation et d’authentification de textes du patrimoine. Il a de son côté et à l’instar des autres chercheurs et étudiants, tiré profit du travail de validation et d’authentification des hadiths que les deux cheikhs nous ont légués.

Je faisais une comparaison des trois éminents cheikhs : mon père l’érudit Abdel Kader al ‘Arna’out, son camarade l’érudit Chou’ayb al ‘Arna’out et l’érudit Muhamad Nasser al Din al Albani, lors d’une discussion avec un ami à moi et je lui ai dit : « Quant à mon père l’érudit Abdel Kader al ‘Arna’out, il était celui qui ressemblait le plus à l’Imam Rajab al Hanbali, son camarade l’érudit Chu’ayb al ‘Arna’out ressemble plus à l’Imam al Hafiz ibn Qayyim al Jouziya, alors que l’érudit Muhamad Nasser al Din al Albani, il ressemblait plus que n’importe qui au cheikh al islam ibn Taymiya, sachant que les trois

72) Pour plus d’informations, voire mes propos sur l’authentification de l’ouvrage Zadou Al maad PP110-112 de mon ouvrage “Siratu al Alama Cheikh Abdel Kader al’Arna’out” Dar Balakhi Damas.

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378 Les plus célèbres savants albanais spécialistes de la science du hadith de l’époque

imams cités étaient élèves des uns et maître des autres alors qu’en ce qui concerne mon père l’érudit Abdel Kader al ‘Arna’out, son camarade l’érudit Chou’ayb al ‘Arna’out, et l’érudit Muhamad Nasser al Din al Albani, aucun d’eux n’était ni maître ni élève de l’autre et que ce qui les unissait et constituait un dénominateur commun entre eux était leur attachement et leur travail au service de la sunna du prophète (PSSL) et leur rencontre au Bureau islamique à Dar al Kutub azzahiriya et dans certains milieux et cercles d’étude à Damas pendant une longue période ni plus ni moins.

ConclusionCette étude a été achevée par la grâce de Dieu et son aide et est prête à être publiée à Pristina capitale du Kosovo que Dieu Préservé ce pays, durant Rabiâ al awwal 1434H.

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379Mahmoud Abdel Kader al ‘Arna’out

Bibliographie

1. « Itmam Al ‘Aâlam », Dr Nizar Abadha et Muhamad Riyad Al Malih, deuxième édition, Dar Al Fikr, Damas, Dar Sadir, Beyrouth 1424H/2003.

2. « ‘Aâlam Al Thurat fi Al Âsr Al Hadith » Mahmoud Abdel Kader Al ‘Arna’out, Librairie Dar Al Ûrouba, Koweit, Dar Ibn Al Îmad, Beyrouth 1421H/2001.

3. « Ana wa Al Tourath Zikrayati wa Muzakirati Khilal khamsina âmane », Mahmoud Abdel Kader Al ‘Arna’out en cours d’édition.

4. « Tarikh Ûlama’ Dimashq fi Al qarni Al Rabiî ‘Âchar al Hijri », Muhamad Moutiâ Al Hafiz et Dr Nizar Abadha, Dar Al Fikr, Damas, 1426H/2005.

5. « Siratu ‘Al Âlama Cheikh Abdel Kader Al ‘Arna’out », Mahmoud Abdel Kader Al ‘Arna’out, Dar Al Balakhi, Damas, 1405H/1985.

6. « Al Muhadith Chu’âyb Al ‘Arna’out : Jawanib min Siratihi wa Juhudihi fi Tahqiq atturath », Ibrahim Al Qoufhi, Da Al Bachir, Aman 1423H/2003.

7. « Muâjam Al Mu’alifina al Souryyin », Abdel Kadir Âyyach, Dar Al Fikr, Damas, 1426H/ 2005.

8. « Almawsu’a al’arabiya», Syrie, volume XII, 2005.

9. « Maw’Îzatu Al Muttaqina min Houda Sayidi Al Mursalina », Abdel Kader Al ‘Arna’out, authentification Abdel Kader Mahmoud Al ‘Arna’out, direction Mahmoud Abdel Kader Al ‘Arna’out, Libraire Âlam Al Tourath, Damas 1429H/2008 ?

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* Chercheur en matière de patrimoine arabo-islamique de Casablanca, Maroc.

Les figures littéraires de Bosnie-Herzégovine au quatorzième siècle de l’hégire

Abderrahman Kabbaj*

En 1994, la maison d’édition Dar al-Gharb al-Islami de Beyrouth a publié une deuxième édition du Dictionnaire des « Figures orientales du quatorzième siècle de l’hégire », de son auteur Zaki Mohamed Mujahid. Il s’agit d’une édition actualisée et révisée, en trois élégants tomes, en 1310 pages de format normal, précédée par un avant-propos figurant dans la première édition, de la plume de Cheikh Mohamed Zahed al-Kawthari, ex-représentant de la Mashyakha al-Islamiya du Califat ottoman.

Dans ce dictionnaire, l’auteur présente exactement 1298 brèves traductions sur les figures du quatorzième siècle de l’hégire, toutes tendances confondues, complétant ainsi la série entamée par d’autres auteurs avant lui, dans des titres tels que «Helyat al-Bashar» du treizième siècle d’Abderrazzak Al-Bitar, «Silk al-Dirar» du douzième siècle d’Al-Mouradi, «Khulassat al-Athar» du onzième siècle d’Al-Muhebbi, «Al-Kawakib al-Sa’ira» du dixième siècle d’Al-Najm al-Ghazzi, «Al-Daw’e al-Lame’e» du neuvième siècle d’Al-Sakhawi, «Al-Derar al-Kamina» du huitième siècle d’Ibn Hajar, etc. (T. 1, p. 8).

L’examen attentif du dictionnaire précité nous permet de constater qu’il se divise en onze sections titrées, dont six comportent des erreurs dans le nombre de traductions que je me suis appliqué à corriger avec grand soin et minutie et les insérer dans les sections concernées comme suit :

• La première section, intitulée « Les rois et les princes », comprend 60 traductions (Vol. 1, pages 13-56) ;

• La deuxième section, intitulée « Les ministres et les ambassadeurs », comprend 117 traductions (Vol. 1, pages 57-136) ;

• La troisième section, intitulée « Les leaders des mouvements nationaux », comprend 38 traductions (Vol. 1, pages 137-147) ;

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382 Les figures littéraires de Bosnie-Herzégovine au quatorzième siècle de l’hégire

• La quatrième section, intitulée « Les figures de l’armée et de la marine », comprend 118 traductions (Vol. 1, pages 175-246) ;

• La cinquième section, intitulée « Les savants de l’Islam », comprend 187 traductions et non 185 (Vol. 1, pages 247-424) ;

• La sixième section, intitulée « Les magistrats et les avocats », comprend 146 traductions (Vol. 2, pages 425-540) ;

• La septième section, intitulée « Les classes soufies », comprend 55 traductions et non 54 (Vol. 2, pages 541-604) ;

• La huitième section, intitulée « Les poètes célèbres non islamiques », comprend 57 traductions et non 58 (Vol. 2, pages 605-642) ;

• La neuvième section, intitulée « Les hommes de lettres » (écrivains et poètes), comprend 169 traductions et non 168 (Vol. 2, pages 643-832) ;

• La dixième section, intitulée « Les historiens et les voyageurs », comprend 186 traductions et non 187 (Vol. 2, pages 833-962) ;

• La onzième section, intitulée « Les journalistes », comprend 186 traductions et non 187 (Vol. 2, pages 963-1108).

Les dernières pages de la troisième partie ainsi que la dernière section, comprennent un ensemble d’annotations, d’images et d’indexes, que l’auteur a inscrit sous les titres suivants :

• Les écrits approuvés (Al-Aqlam al-Mardiyah) sur le livre des figures orientales (pp. 1109-1122) ;

• Figures orientales illustrées (pp. 1123-1136) ;

• Les index (au nombre de quatre), à savoir, l’Index général, l’Index des figures littéraires, l’Index de leurs traductions selon leurs lieux de résidence, et les Sources et références (pp. 1137-1310).

Il convient de signaler à cet égard que toutes les traductions figurant dans les sections précitées proviennent de sources et de références fiables, et sont classées par ordre alphabétique, certaines comprenant les traductions sur les personnalités étrangères, dont des figures de Bosnie-Herzégovine réputées dans une variété de domaines, tels la religion, la littérature, l’histoire, entre autres.

Aussi je saisis cette occasion pour présenter quelques modèles de traductions pour lesquelles on trouve rarement des références arabes, à l’exception de

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383Abderrahman Kabbaj

quelques bribes disséminées çà et là, mais qui requièrent l’attention des chercheurs afin de les sortir de l’ombre et les mettre à contribution dans l’étude de l’histoire de ce pays musulman frère.

Le nombre des figures bosniaques, que l’auteur des «Figures» orientales a traduites et classées dans trois différentes sections, ne dépasse pas les dix, dont ci-après les noms - légèrement modifiés - après ajout d’un titre principal :

1. Les savants musulmans (2 traductions) :

• Salem Moftih al-Bosnawy (Vol. 1, p. 310) :

Né en 1294H (1877) dans la ville de Saray, en Bosnie, il a étudié à l’école de magistrature (jurisprudence islamique) de son pays avant de se rendre en Turquie en quête de science. De retour à son pays, il a été nommé Mufti, puis élu président du Conseil des Oulémas et membre du Sénat de Yougoslavie.

Pendant ce temps, il a introduit des réformes dans les institutions religieuses et des Waqf, et créé de nouvelles écoles pour les musulmans. Il est le premier à avoir pensé à envoyer des délégations théologiques à l’Azhar al-Charif à la charge des Waqf.

Il était également membre de la Conférence islamique générale de Palestine en 1351H (1931), et fut élu agent de la Conférence des musulmans d’Europe, qui s’est tenue à Genève en 1355H (1935).

Il est mort en 1357H (1938).

• Mohamed bin Mohamed al-Khaneji (Vol. 1, p. 396) :

Il est né à Saray, en Bosnie, en 1327H (1909) où il a grandi et étudié avant de se rendre en Egypte pour rejoindre l’Université d’Al-Azhar al-Charif où il a suivi ses études supérieures.

A la fin de ses études, il a accompli avec son père le pèlerinage à Makkah al-Mukarramah et visité le tombeau du Prophète (PSL) à Al-Madinah al-Munawarah. De retour à son pays, il travailla dans l’enseignement en dépit de son jeune âge. Il était parmi l’un des théologiens les plus notoires de son époque qui appliquaient la doctrine de l’Imam ibn Taymiya dans les questions jurisprudentielles.

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384 Les figures littéraires de Bosnie-Herzégovine au quatorzième siècle de l’hégire

Il est décédé en 1365H (1944) à l’âge de 35 ans environ dans sa ville même de naissance. Ses œuvres sont les suivantes :

- Al-jawhar al-Asna fi Trajem Ulamaa wa Shu’araa Bosna ;

- Explications et commentaires sur Rissalat Hayat al-Anbiyaa, d’Abi Bakr al-Baihaqi al-Shafei ;

- Explications et commentaires sur Al-Kalim al-Tayyib d’Ibn Taymiya.

A ceux-là s’ajoutent d’autres ouvrages encore sous forme manuscrite.

2. Les écrivains et les poètes (3 traductions) :

• Saleh al-Bosnawy al-Moakkit (Vol. 2, p. 727) :

Il est né dans la ville de Saray, en Bosnie (sans mention de sa date de naissance ou de mort). Nommé temporairement à la mosquée Gazi Husrev de Sarajevo, il s’est intéressé à l’histoire, en particulier l’histoire de son pays sur lequel il a écrit un ouvrage, en langue turque, intitulé Tarikh Diyar Bosnah (Histoire de la Bosnie). Il s’agit d’un manuscrit conservé au musée de la ville natale de l’auteur.

• Arif Hikmet Bey, surnommé Hersekli (Vol. 2, p. 728-729) :

Né en Herzégovine, sans mention de la date de sa mort. En 1270H (1853), sa famille émigra à Istanbul où il a étudié la science, la littérature arabe, turque et persane. Il a occupé plusieurs hauts postes en Turquie.

Il était un grand poète et un philosophe partisan de la réforme et de la rénovation de l’Etat turc.

Il est mort en 1321H (1903) à Istanbul et enterré dans le cimetière de Topkapi.

Il est l’auteur des ouvrages suivants :

Laouaeh al-Hikam - Sawaêh al-Bayan - Lawamee al-Afkar - Traité dans la critique de certaines matières d’Al-Majallah - Misbah al-Idâh - Fusus al-Islam - Sayyiât turk (histoire politique).

Il a également écrit un important recueil de poèmes qui fut détruit par un incendie et que l’auteur a remplacé par un petit recueil qu’il a réussi à cumulé.

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385Abderrahman Kabbaj

• Ali Fehi bin Shaker, surnommé Jabi Zadeh (Vol. 2, p. 751) :

L’auteur ne donne aucune indication sur son lieu et date de naissance ou de sa mort.

Il était Mufti en Herzégovine et un érudit qui maitrisait la langue arabe. Versé dans le savoir et l’écriture, il est révéré dans son pays en tant que défenseur de l’Islam. C’est la raison pour laquelle il a émigré en Turquie où il a été nommé enseignant de la langue et de la littérature arabes à l’université des Beaux arts (Dar al-Funun) à Istanbul.

Ses œuvres comprennent :

- Husn al-Sahabah fi Sharh Ash’âr al-Sahabah, ouvrage dans lequel il a compilé les poèmes recueillis d’al-Sahabah (les Compagnons du Prophète), qu’il a classé par ordre alphabétique en trois volumes (dont le premier a été publié à Istanbul) ;

- Tulbat al-Taleb fi Sharh Lamiyat Abi Taleb ;

- Commentaires sur le livre intitulé Al-Kamel d’al-Mubarrad. Il s’agit d’un manuscrit regroupant les cours dispensés par l’auteur à ses étudiants pendant son exercice de la fonction d’enseignant.

3. Les historiens et voyageurs (5 traductions) :

• Ibrahim Adham Beg Agha Zadeh al-Bosnawy (Vol. 2, p. 836) :

Né en 1256H (1840) dans la ville de Nosen en Herzégovine où il a étudié sous la supervision des érudits de son pays. Il a occupé plusieurs fonctions tout en s’intéressant à l’histoire. Il est le premier à avoir rendu hommage aux érudits de son pays, la Bosnie, en les citant dans les agendas (almanach Salname Deli de Bosnie).

Il excellait dans les langues arabe, turque et persane.

A sa mort en 1320H (1902), son fils Safwat Beg a repris le flambeau.

• Seyf el-Dine Fahmi Ali, surnommé Camora Zadeh (Vol. 2, p. 891) :

Il est né à Saray, en Bosnie, sans indication de sa date de naissance. C’est dans cette ville qu’il a reçu un enseignement moyen avant d’occuper diverses fonctions, notamment comme enseignant dans les écoles primaires.

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386 Les figures littéraires de Bosnie-Herzégovine au quatorzième siècle de l’hégire

Il est réputé pour connaître l’histoire de son pays, la Bosnie, en particulier l’histoire des mosquées, des écoles et des institutions académiques.

Il est mort en 1335H (1916).

Ses œuvres, écrites entièrement en bosniaque, s’intitulent comme suit :

- Grande histoire des mosquées, des écoles et des bibliothèques de Saray, et autres bâtiments publics célèbres ;

- Histoire de ceux qui ont la charge de rendre les Fatwa en Bosnie ;

- Histoire de la première révolution des Serbes ;

- Voyage d’Olya Jelbi (traduction de la partie concernant la Bosnie) ;

- Et bien d’autres écrits.

• Mohamed Tawfiq Okij al-Bosnawy (Vol. 2, p. 929) :

Il est né en Bosnie, sans indication de sa date et lieu de naissance. Il figurait parmi les érudits intéressés par la jurisprudence et l’exégèse. Il était, en outre, membre du Conseil islamique supérieur et vice-président des Oulémas à Saray, en Bosnie.

Il est mort à Joumada II de l’an 1341H (1932).

Ses écrits comprennent un ouvrage, en langue turque, sur l’histoire de la littérature islamique en Yougoslavie.

• Mohamed Taher al-Bosnawy (Vol. 2, pp. 941-942) :

Né en Bosnie (sans indication de date et de lieu de naissance) où il y a vécu et appris certains arts, il a également appris l’allemand avant de rejoindre les bureaux militaires à Istanbul.

Dès l’obtention de son diplôme, il a occupé différentes fonctions en Turquie. Il se convertit à l’Islam dès qu’il pris connaissance des réalités admirables de cette religion.

Il est mort en 1321H (1903) à Istanbul et enterré près de Besiktas (Istanbul).

Il a écrit un total de 15 ouvrages en langue turque.

•Mohamed Kamel Bey al-Bosnawy (Vol. 2, pp. 947-948) :

Son nom figure dans l’index du troisième volume, mais la page 947, qui comporte la traduction des éléments le concernant a été égarée pendant la traduction. Elle

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387Abderrahman Kabbaj

a été remplacée par la page 847. Il s’agit d’une amputation clairement visible qu’il convient de souligner, ainsi que l’exige l’honnêteté scientifique.

Quant à la page 948, elle se contente de citer un seul titre de ses œuvres intitulé « Traduction et explication des sept Mu’allaqat » (quatre volumes ont été publiés).(1)

Il convient de signaler que l’auteur s’est appuyé dans la consignation de ces dix traductions de son dictionnaire, y compris la traduction manquante, sur l’ouvrage de Mohamed Khanji intitulé « Al-Jawhar al-Asma fi Tarajem Ulamaâ wa Shu’araâ Bosna ».

Sur le plan de la traduction des biographies des figures qu’il traite, ce dictionnaire est d’une valeur inestimable, à telle enseigne qu’il n’a pas manqué de susciter l’éloge de nombreuses personnalités académiques, intellectuelles et culturelles, telles que le Dr Mohammed al-Fahham, ancien Cheikh d’Al-Azhar al-Charif, Dr Aïcha bent al-Chate’e, Moheb al-Dine al-Khatib, l’érudit Ahmed Mohamed Chaker, et Cheikh Abdel Fattah Abu Ghaddah, parmi bien d’autres.

Le poète Hassan Gad Hassan (qui était un enseignant à l’Université al-Azhar) a même écrit un poème vantant les mérites de cette œuvre, poème qui figure à la page 1112 du troisième volume.

(1) (NDT) Les Mu’allaqat sont des poèmes (ou odes) antéislamiques qui sont suspendus à la Kaaba, à la Mecque, d’où leur nom (Mu’allaqat signifie justement «suspendus»).

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Connaissance des Pays islamiques

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La République du Tchad

Situation géographique du Tchad

La République du Tchad est située au centre du continent africain. Elle est limitée par le Soudan à l’est, la Libye au nord, le Niger, le Cameroun et le Nigeria à l’ouest, et la République centrafricaine au Sud. Le Tchad est un pays enclavé sans accès à la mer. Le Tchad est traversé par deux rivières saisonnières, le Logone et le Chari, qui convergent vers la capitale N’djamena et débouchent sur le Lac Tchad, situé au Nord-ouest de la capitale.

Le Tchad consiste, dans sa grande partie, d’une région désertique aride, de plateaux rocheux et du Massif du Tibesti dont le point culminant est l’Emi Koussi, qui s’élève à 3.415 mètres au-dessus du niveau de la mer. La savane au centre sépare le Nord du pays, qui fait partie du Grand Sahara, du Sud du pays, qui comporte une zone extrêmement fertile.

Relief

La surface du sol tchadien reflète les strates tectoniques qui composent la partie centrale de l’Afrique, constituée d’une vaste cuvette continentale occupant les plis synclinaux tchadiens, ainsi que d’anciens socles appartenant à la plaque africaine entourant le bassin au nord, à l’est et à l’ouest, et aux socles du Niger à l’ouest, extérieurement aux limites de la République du Tchad. C’est ainsi que l’on trouve au Tchad des roches dont l’âge remonte au Précambrien, de même que des roches éruptives et sédimentaires de la deuxième ère géologique au nord et à l’est du pays. Les roches les plus répandues remontent à la quatrième ère géologique ; il s’agit en grande partie de sables couvrant les terres tchadiennes intérieures et occidentales, le bassin du Chari et le Lac Tchad.

Histoire

L’histoire du Tchad remonte à l’époque des empires, lorsque le premier royaume arabo-islamique vit le jour au Tchad au huitième siècle de l’hégire

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392 Connaissance des pays islamiques

(VIII° siècle de l’ère chrétienne). C’était le royaume de Kanem, au Nord-est du Lac Tchad. Son influence gagna en puissance au treizième siècle de l’hégire jusqu’à englober l’ensemble de la région centrale du Soudan, influence qui a perduré jusqu’à sa chute devant la colonisation française à partir de 1920. Le pays obtint son indépendance en 1960, mais une guerre civile éclata en 1979, ne prenant fin qu’en 1982.

En 1962, un groupe de nordistes a formé une organisation révolutionnaire appelé Front de Libération national (FROLINAT), dirigé par des leaders musulmans. La guerre entre le Front et le gouvernement éclate au milieu des années 60, contraignant le gouvernement à recourir à la France. En 1971, le FROLINAT commence à recevoir l’aide militaire de la Libye et, en 1973, les forces libyennes occupent la Bande d’Aozou, aux frontières septentrionales du Tchad, zone que l’on pense contenir de l’uranium.

Après l’assassinat du président Tombalbaye en 1975 par les unités militaires, Félix Malloum devint le chef du nouveau régime militaire. La guerre se poursuivit jusqu’à ce que la mainmise des révolutionnaires sur la moitié de l’armée tchadienne en 1978. Un nouveau gouvernement, sous la présidence de Hissène Habré, a alors été formé avec un nombre équivalent de responsables représentant le Nord et le Sud.

Mais le nouveau gouvernement n’a pas pour autant résolu les problèmes du Tchad. Le président Malloum prit la fuite en 1979, laissant le pays en butte à deux groupes de belligérants, les révoltés contre le pouvoir conduits par Habré qui était à l’époque ministre de la défense, et le groupe fidèle au nouveau président Goukouni Oueddei, soutenu par la Libye. En 1980, les troupes dirigées par Habré furent vaincues, laissant Goukouni seul maître du pays. Les troupes libyennes restèrent au Tchad jusqu’en 1981, lorsque Goukouni réclama leur départ. Ces dernières ont été remplacées à leur départ par les Forces de maintien de la paix de l’Organisation de l’Unité africaine (l’actuelle Union africaine), mais les FMP n’ont pas été en mesure d’empêcher les troupes de Habré de reprendre N’djamena ultérieurement.

En 1982, l’armée sous le commandement de Habré a renversé le gouvernement de Goukouni, qui prit la fuite. Les forces africaines de maintien de la paix se retirèrent et Habré devint Président. Mais Goukouni revint à nouveau, appuyé cette fois par les troupes libyennes.

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393La République du Tchad

En 1983, la France dépêcha des troupes et des équipements militaires pour soutenir le gouvernement Habré. Goukouni et les forces libyennes occupèrent le Nord du Tchad alors que Habré continuait à occuper N’djamena. En 1986, un conflit éclata entre les forces de Goukouni et ses alliés libyens, de sorte que les deux forces respectives de Goukouni et de Habré s’allièrent pour attaquer les Libyens. En 1987, les Libyens se retirèrent de l’ensemble du Tchad à l’exception de la Bande d’Aozou. Et bien que les deux pays aient conclu fin 1987 un armistice, le conflit persista autour de ladite Bande, jusqu’à ce que la Cour de Justice tranche en faveur du Tchad. C’est ainsi que la Bande d’Aozou fut récupérée par le Tchad en 1994.

En décembre 1990, un groupe révolutionnaire appelé Mouvement patriotique du salut (MPS) a évincé le gouvernement Habré et formé un nouveau gouvernement sous la présidence d’Idriss Déby Itno. Une conférence rassemblant tous les partis et acteurs politiques a été convoquée en 1993 pour former un gouvernement provisoire. En 1996, le Tchad a adopté une nouvelle constitution et des élections présidentielles furent tenues, suivies en 1997 par les élections parlementaires, en vertu desquelles Idriss Déby demeura au pouvoir.

Les actes de violence ont cependant enregistré une recrudescence notoire après la découverte du pétrole au Tchad en 2004. Et peu avant les premières exportations, la force européenne EUFOR Tchad s’impliqua elle-même dans le conflit. En avril 2006, soit un mois avant la date des élections présidentielles, des rebelles attaquèrent N’djamena dans l’intention de l’occuper. Les affrontements avec l’armée tchadienne ont débouché sur des centaines de victimes, dans une évolution considérée par les observateurs comme « une avancée spectaculaire de l’opposition armée au Tchad ».

Politique et administration

Le système de gouvernement

Le système de gouvernement est républicain, démocratique et multipartite. Le Tchad, qui a obtenu son indépendance de la France le 11 août 1960, est membre de plusieurs organisations internationales..

Le pouvoir exécutif

Conformément à la Constitution de la République du Tchad, adoptée par référendum le 31 mars 1996, le président est élu pour un mandat de cinq

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394 Connaissance des pays islamiques

ans par suffrage universel direct. Le président ne peut cumuler plus de deux mandats consécutifs, ou dix ans. Le président désigne le premier ministre, lequel nomme à son tour le conseil des ministres. Le chef de l’Etat est le commandant suprême des forces armées.

Le pouvoir législatif

Le pouvoir législatif est incarné par le Conseil national, qui se compose de 125 membres. Il est élu pour une période de quatre ans, par suffrage universel direct. La loi est également adoptée par le sénat, dont le tiers des membres est renouvelé tous les deux ans. En octobre 1991, une loi a été promulguée reconnaissant officiellement l’action des organisations politiques. On dénombrait à fin 1999 quelque 60 organisations politiques actives.

Parmi ces organisations citons, à titre d’exemple, l’Action tchadienne pour l’unité et le socialisme (ACTUS), l’Alliance nationale pour la démocratie et le développement (ANDD), le Mouvement patriotique du salut (MPS), le Mouvement pour la démocratie et le socialisme au Tchad (MDST), Parti pour les libertés et le développement (PLD), le Rassemblement national pour le développement et le progrès (RNDP), et l’Union pour la démocratie et la république (UDR).

Mais il est aussi des groupes dissidents que le régime tchadien ne reconnaît. Il s’agit, en l’occurrence, des groupes suivants : le Conseil Démocratique de la Révolution (CDR), le Front de libération nationale du Tchad (FROLINAT), le Front national du Tchad (FNT), le Mouvement pour la démocratie et le développement (MDD), la Résistance armée contre les forces anti-démocratiques (RAFAD), et l’Union des forces démocratiques (UFD).

Le pouvoir judiciaire

La Cour suprême est l’instance judiciaire supérieure. Outre la Cour suprême, il y a la cour d’appel, les juridictions supérieures, et les cours pénales. Le pays se prévaut également d’un Conseil constitutionnel qui intervient pour confirmer ou infirmer des dispositions relatives aux affaires de l’Etat. Il convient de noter que la Constitution, adoptée en 1996, prévoit la création d’une Haute cour de justice.

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395La République du Tchad

La population

L’être humain s’est établi sur le sol tchadien depuis une très lointaine époque. Il semblerait que cet établissement remonte au pléistocène inférieur ou moyen (entre 200.000 et 500.000 ans), et depuis lors, la région n’a pas cessé d’être habitée, jusqu’à ce jour. L’on suppose même que les pêcheurs Kotoko du bassin du Lac Tchad seraient les descendants du peuple légendaire des Sao, une très ancienne civilisation tchadienne.

La plupart des habitants vivent dans la partie méridionale fertile du pays. La grande majorité du Nord du Tchad est désertique. Les disparités politiques, sociales et religieuses entre les tribus du nord et les tribus du sud sous-tendent les guerres civiles continues que le pays a connues depuis le milieu des années 60, et dont les conséquences se sont traduites par une grande pénurie sur le plan des ressources économiques. D’autant que le pays compte parmi les pays les moins développés du monde. D’autre part, l’écart au niveau de l’enseignement et du développement économique entre les populations du nord et du sud n’a fait qu’amplifier le conflit entre les deux, les habitants du nord éprouvant le sentiment qu’ils ne bénéficient pas des mêmes opportunités que ceux du sud.

Les Tchadiens appartiennent à une diversité de groupes ethniques. Malgré le fait que l’arabe et le français soient les deux langues officielles du pays, la majorité des habitants du Tchad parlent leurs langues locales, et seulement un sixième des habitants savent lire et écrire. Les trois-quarts (78%) des habitants vivent en milieu rural, pratiquant l’agriculture ou l’élevage, les autres sont établis à N’djamena et dans les autres villes où la majorité pratique l’agriculture. La plupart des habitants du Nord du Tchad sont des Arabes à peau sombre, ou membres du groupe ethnique africain Toubou, et exercent dans le commerce du bétail. Ils se déplacent dans le Sahara en petites caravanes accompagnés de leurs bétails et leurs tentes sont faites de roseau et de nattes tissées.

Composition ethnique

La population du Tchad se compose d’un grand nombre de groupes ethniques, se partageant plusieurs langues, dialectes et religions. En raison du peuplement très ancien de la région, mais aussi de sa position géographique médiane, le Tchad constitue une passerelle entre le Sahara et le monde méditerranéen au Nord, et les pays des forêts tropicales et équatoriales au Sud. Sur le plan racial

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396 Connaissance des pays islamiques

et ethnique, le pays compte environ 200 groupes ethniques que l’on peut répartir dans les trois catégories suivantes :

l Le groupe des Saras : Il occupe la région subtropicale humide du bassin du Chari, du Logon et au sud du Lac. Les Saras ont de nombreuses ramifications tribales parlant le soudanais moyen. Ils sont de race noire et appartiennent à la famille linguistique nilo-saharienne. Ils pratiquent, en outre, la polygamie et ont pour voisins les tribus de Laka, Mboum, Goulay, Toumak et Tanghal.

l Le groupe des tribus de la zone tropicale semi aride : Il comporte un grand nombre de peuples de diverses origines locales africaines et d’immigrés comprenant, notamment, les tribus Barma, fondateurs du royaume de Baguirmi, ainsi que les tribus Kanouri, Peuls (ou Foulani), Haoussa et Arabes. Plusieurs tribus se réclament de ces groupes, dont les Kotoko, Buduma, Kouri, Kanembo (d’origine arabe), Laka et Kreda. A ceux-ci s’ajoutent les nomades arabes dont le nombre s’accroit en remontant vers le Nord et le Nord-est dans les régions d’Ouadaï et de Kanem et qui sont en majorité d’origine libyenne. On en trouve également parmi ces groupes des peuples sédentaires appartenant aux Bilala, Kouka et Midogo, ainsi que les Maba, les Tama, entre autres peuples.

l Le groupe des Toubous (Kredi-Daza) : Il habite dans le Massif du Tibesti et le plateau de l’Ennedi-Borkou au Nord et au Nord-est du Tchad. Il s’agit d’un peuple d’origine nilotique représentant environ 2% de la population totale de Bahr al-Ghazal.

Le Nord

Les hommes du Nord portent des vêtements amples et ont souvent la tête couverte. Certains couvrent le visage d’un tissu blanc pour les protéger des tempêtes de sable. Les femmes s’enroulent, quant à elles, d’un tissu bleu clair ou noir. Les peuples du Nord élèvent le bétail, les dromadaires, les chèvres et les moutons. Le lait et la viande constituent leur principale source d’alimentation. Les populations du Nord, en majorité des musulmans, mangent les dates et les légumes cultivés dans les oasis et les villages. La langue la plus répandue au Nord est l’arabe. Moins de dix pour cent des enfants en âge de scolarisation vont à l’école. Quant aux populations du Sud, elles sont pour la plupart de race

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noire appartenant à divers groupes ethniques. Le groupe le plus important est le Sara, qui vit principalement dans l’extrême Sud.

Le Sud

Les habitants du Sud cultivent les cultures vivrières mais aussi, et principalement, le coton. Ils sont généralement des agriculteurs sédentarisés, vivant dans des huttes circulaires construites de briques ou la boue séchée, avec un toit en chaume. Certaines huttes sont faites exclusivement de chaume. Les hommes portent des pantalons en coton, des pantalons courts et des chemises amples. Les femmes s’habillent d’un vêtement composé d’une seule pièce, aux couleurs vives. L’alimentation des habitants du Sud se compose principalement du millet, du maïs et du riz. Les repas sont parfois enrichis de légumes, de poisson ou de viande.

La langue Sara est la plus répandue au Sud, bien qu’il y ait beaucoup plus d’autres langues. La majorité des habitants du Sud adoptent diverses religions africaines traditionnelles, mais nombreux sont ceux qui se sont convertis au Christianisme grâce aux missionnaires qui ont introduit la religion chrétienne au Tchad.

Grâce à l’enseignement, répandu au Sud, cette région a pu étendre sa souveraineté sur le Tchad. Environ 80% des écoles élémentaires et secondaires tchadiennes se concentrent dans les zones du pays parlant le Sara. La plupart des hommes d’affaires, des enseignants, des artisans et des fonctionnaires de l’Etat sont également issus de cette région. Plus encore, c’est dans le Sud que se trouvent les principales villes et usines du pays.

L’économie

L’économie du Tchad est tributaire, d’une part de la production agricole et animalière et, d’autre part, des recettes procédant des droits de douane et du pétrole. L’analphabétisme parmi les adultes (au-dessus de 15 ans) représente 54,2 % de la population, qui se chiffrait à 8,3 millions d’habitants (statistiques de 2002). La population tchadienne devra atteindre d’ici 2015 environ 12,1 millions d’habitants. 73% des habitants n’ont pas accès à l’eau potable et 71% ne disposent pas de sanitaires. Le produit intérieur brut (PIB) était de deux milliards de dollars (2002), soit 240 dollars américains par habitant. Le PIB a

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enregistré pendant la période 1990-2002 un taux moyen de développement négatif (-0,5%).

Près de 64% de la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté, avec moins de deux dollars par jour. Certaines indications laissent penser, cependant, que le PIB s’améliore après la mise en place des oléoducs et le commencement de l’exportation du pétrole. En effet, la moyenne de développement du PIB a été estimée à 31% en 2004, comparée à 9,7% en 2003.

D’autre part, l’aide internationale officielle au Tchad représente environ 11,6% de son PIB (2002), soit environ 233 millions de dollars US. Selon l’Indice mondial du développement humain, le Tchad traine très à l’arrière, occupant la 167ème place, sur les 177 Etats pris en compte par l’Indice.

A ces problèmes d’ordre économique s’ajoute la question des réfugiés soudanais, évalués à quelque 200.000, qui ne fait qu’amplifier les difficultés économiques du Tchad, le contraignant à réclamer l’assistance des organisations internationales pour lui permettre de faire face aux charges suscitées par ces réfugiés. D’autant que les troubles produits par ces camps de réfugiés entre eux exigent une présence sécuritaire constante.

Le produit intérieur et le revenu par habitant

Le PIB global annuel est de 1,2 milliards de dollars US. En 2005, le pouvoir d’achat était estimé à 1500 $US. La présidence a promulgué, fin août 2006, un décret en vertu duquel deux entreprises pétrolières, une américaine et l’autre malaisienne, ont été expulsées du consortium chargé de l’exploitation pétrolière. Le gouvernement a annoncé alors la création d’une compagnie nationale pour l’exploitation du pétrole, la Société des Hydrocarbures du Tchad (SHT).

Les ressources minières

Le sous-sol du Tchad est riche en ressources minières, tel le pétrole dont l’exportation a débuté en 2003, ou l’or, le fer, l’uranium, et le zinc disponibles en énormes quantités, ou même le marbre qui ne profite pas encore au pays.

La Banque mondiale a conclu un accord engageant le gouvernement tchadien à répartir les revenus et profits pétroliers comme suit : 85% consacrés à des projets

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susceptibles d’atténuer la pauvreté, notamment en matière d’infrastructure, d’enseignement et de santé ; 5% affectés au développement des régions mitoyennes des champs d’exploitation pétrolière ; et 10% déposés dans un fonds spécial à l’intention des générations futures. L’accord stipule également la mise en place d’une instance chargée de l’exécution de l’accord composée du parlement, du gouvernement, de la cour suprême et des organismes de la société civile. Conformément à cet accord, 80 millions de $US seront versés annuellement, pendant 25 ans, à la Trésorerie de l’Etat du Tchad sur les 50% des revenus du pétrole échéant à l’Etat, les autres 50% étant la part revenant aux sociétés productrices. Or dès la réception des premiers revenus pétroliers, le gouvernement s’est empressé d’allouer 4,5 millions $US à l’achat d’armes, amenant ainsi la Banque mondiale à geler à la fois les crédits destinés au gouvernement tchadien et la part de l’Etat des revenus pétroliers auprès des sociétés productrices. Les négociations entre les deux parties ont abouti à l’affectation d’environ 70% au développement, les 30% restant étant ajoutés au budget de l’Etat.

Les opportunités d’investissement

i) Dans le domaine agricole (exportation des produits agricoles) : la gomme arabique, les arachides, le sésame, le millet et le maïs. A ceux-là s’ajoute l’exportation des ressources halieutiques abondante dans le lac Tchad ;

ii) Dans le domaine industriel : la fabrication des jus, le sucre, l’huile, les viandes, la filature, le tissage, le tannage, les produits laitiers, le poisson, les produits pétrochimiques (dans le proche avenir) et les produits de transformation.

iii) Dans le domaine des services : l’industrie touristique et hôtelière, la communication, le transport, l’industrie de construction, l’énergie électrique, et le transport aérien.

Les principaux produits agricoles

Le riz, le coton, le maïs, la canne à sucre, les arachides, le sésame, la gomme arabique et certains fruits, tels que la mangue et l’orange. Le Tchad possède également un très riche cheptel de bovins, d’ovins et de camélidés, qui font du Tchad l’unique source de viandes pour les pays d’Afrique occidentale et centrale, ainsi que pour l’exportation.

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400 Connaissance des pays islamiques

L’éducation et l’enseignement

Adoptée en 1996, la Constitution, qui constitue la loi suprême de l’Etat, incite vigoureusement à l’enseignement élémentaire général. Dans ses articles 35, 36 et 38, elle met l’accent sur la laïcité et la gratuité de l’enseignement général, ainsi que sur son caractère obligatoire. Elle reconnaît également l’enseignement privé, qui doit satisfaire aux conditions stipulées par la loi, et à ce titre traduit la volonté politique de concrétiser la promotion de l’éducation. A cet effet, une loi a été promulguée orientant le système éducatif tchadien de manière à tenir compte des principes fondamentaux, des desseins, des objectifs, des contenus et des méthodes d’enseignement, ainsi que de l’enseignement préscolaire, élémentaire, secondaire et supérieur. Ladite loi prévoit, en outre, la création du Centre national des programmes d’enseignement, dont la mission est de concevoir et élaborer les programmes et manuels scolaires tchadiens dans les langues arabe et française, les deux langues officielles du pays. Le cahier des charges du Centre national des programmes prévoit également la conception et l’élaboration d’un guide et d’autres manuels pédagogiques à l’intention des enseignants.

Le dernier rapport national sur la promotion de l’éducation souligne que le système éducatif tchadien a entamé effectivement la mise en œuvre de réformes touchant les aspects juridique, institutionnel, méthodologique et stratégique de l’éducation. Dans ce contexte, des programmes, projets et initiatives factuelles et prospectives ont été établis dont, en particulier, le programme de soutien à la réforme du secteur de l’éducation au Tchad (PARSET). Ce programme s’intéresse, de façon générale, à un enseignement élémentaire de qualité, dispensé équitablement en arabe et français à tous les enfants du Tchad à l’horizon 2015. Il vise, en particulier, à atteindre les trois objectifs suivants :

- Accroitre les inscriptions et réaliser l’égalité en matière d’éducation ;

- Améliorer la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage ;

- Rehausser les capacités des institutions en matière de planification, d’administration et de gestion du système éducatif.

S’agissant du Centre pédagogique de l’ISESCO, créé en vertu d’un accord conclu en 1966 avec le gouvernement tchadien, les activités dudit Centre s’articulent autour des trois axes suivants :

- Assurer la formation en cours d’emploi des enseignants titulaires du baccalauréat ;

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401La République du Tchad

- Renforcer les capacités des enseignants titulaires du brevet ;

- Enseigner la langue arabe aux cadres administratifs.

Compte tenu du succès remarquable enregistré par le Centre dans les trois axes, un nouvel accord a été signé respectivement par le Directeur général de l’ISESCO et le Ministre de l’éducation nationale du Tchad.

Il convient de signaler qu’en vertu de ce nouvel accord, le Centre pédagogique de l’ISESCO au Tchad se transforme de centre local en centre régional comprenant onze Etats, et se nomme désormais le Centre pédagogique régional de l’ISESCO au Tchad.

Une agence a été également mise en place pour soutenir les initiatives privées en matière de préparation des enseignants ruraux, comblant ainsi un énorme fossé dans l’enseignement fondamental.

La culture

La vie culturelle du Tchad se caractérise par l’hétérogénéité de son folklore, représentatif de la diversité de la population, de la pluralité des groupes ethniques, et de l’héritage culturel qui consiste dans les arts et les traditions orales, la danse, le chant, le dessin, l’architecture, les traditions et les rites païens. L’Etat encourage les activités culturelles et soutient, à cet effet, les institutions concernées. Une attention particulière est accordée, en outre, au musée national préhistorique, aux armes traditionnelles, aux outils en pierre, etc. L’intérêt est aussi porté au tourisme culturel visant les sites civilisationnels de la nation, tels les lieux ornés de gravures paléolithiques, etc. Le Centre culturel tchadien s’emploie à ressusciter les traditions locales et nationales. Mais toutes ces initiatives sont étroitement liées à la disponibilité des moyens matériels, intellectuels et moraux dans un pays qui a longtemps souffert des guerres, des conflits et de la famine, car l’Etat et la population ont pour l’instant, pour principale préoccupation, la survie et l’amélioration des services et des conditions de vie des habitants.

En 2009, la capitale tchadienne N’djamena s’est transformée en capitale de la culture islamique pour la région africaine. Et c’est aussi dans cette même année que fût lancée la première chaîne satellite de la République du Tchad, la Télé Tchad, grâce à laquelle le pays est passé à l’ère de la diffusion satellitaire, et qui est aussi la seule chaine de télévision du pays.

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402 Connaissance des pays islamiques

Titre de la fête

Le jour de l’an

Eid al-Fitr

Fête du travail

Jour de libération de l’Afrique

Jour de l’indépendance

Jour de la République

Journée de la liberté et de la démocratie

Noël

Eid al-Adha

Date

1er janvier

1er chaoual

1er mai

25 Mai

11 août

28 novembre

1er décembre

25 décembre

10 dhul hijja

Les communications

Le téléphone, le télégraphe, le télex et l’Internet sont les moyens de communication qui relie la plupart des villes du pays au monde extérieur. Il existe six banques principales au Tchad, et les devises étrangères ne sont pas soumises à restriction.

Le transport

Les transports au Tchad se limitent à un triple réseau routier, fluvial et aérien. La grande majorité du réseau routier, long de plus de 30.000 km, se compose de routes non goudronnées et de pistes impraticables pendant la saison des pluies. Les routes goudronnées mesurent à peine 13.000 kilomètres, dont quatre relient le pays aux pays voisins et prennent fin dans les ports Atlantique. Les rivières, quant à elles, constituent un moyen économique de transport au Sud du Tchad. La seule voie fluviale praticable toute l’année est le cours du Chari qui coule entre N’djamena et le Lac Tchad. Sur le plan du transport aérien, le pays possède une société modeste de transport aérien qui assure des lignes régulières entre la capitale et un certain nombre de villes. Le pays est doté de 67 pistes, dont quatre sont équipés pour accueillir les gros porteurs, celles de la capitale N’djamena étant les plus importantes.

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403La République du Tchad

Les lignes aériennes

On trouve un aéroport international à N’djamena et un autre à Abéché, ainsi que 18 autres aéroports secondaires.

Le réseau routier

Le réseau routier est long de 31.322 km, dont 19.463 km sont des chemins accidentés. Le Tchad ne dispose pas de réseau ferroviaire.

Les religions

La République du Tchad est l’un des Etats d’Afrique centrale. Elle constitue un point d’intersection entre les Etats situés en Afrique du Nord et en Asie et les Etats du Sud et de l’Ouest africain. Elle fut naguère l’une des principales zones islamiques d’Afrique en raison de sa position stratégique entre les pays arabes et les pays africains, position qui faisait du pays le point de rencontre de bon nombre de civilisations islamiques et africaines. L’Islam a été introduit au Tchad au courant du XIII° siècle par les marchands Toubous au Nord, et par les commerçants de l’Ouaddaï et du Soudan à l’Est. Les prédicateurs en avaient fait le point de départ des nombreuses caravanes de diffusion de l’Appel islamique. Le Tchad compte aujourd’hui 54% de musulmans, contre 34% de chrétiens, le restant étant une combinaison de croyances locales et païennes.

Religion

Islam

Catholicisme

Protestantisme

Animisme

Athées

Percentage

54%

20%

14%

10%

3%

Répartition des religions au Tchad [8]

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404 Connaissance des pays islamiques

L’enseignement au Tchad

Le Tchad occupe la 164ème place, sur les 174 figurant dans l’Indicateur du développement humain (IDH) des Nations unies.

En 1997, le taux des étudiants scolarisés dans les écoles primaires était de 57,5%, pour un taux général de l’enseignement équivalent à 27% caractérisé par de grands écarts régionaux.

Université de N’djamena

Depuis sa création en 1971, l’Université de N’djamena avait pour mission principale la formation des agents de la fonction publique.

Les diplômés tchadiens de la fonction publique ont été désignés pour occuper les postes d’enseignants dans les écoles secondaires ou des postes administratifs.

On dénombre cinq écoles supérieures au Tchad, à savoir, l’Ecole de droit et des sciences économiques (FDSE), la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH), l’Ecole des sciences exactes et appliquées (ESEA), la Faculté des sciences de la santé et l’Institut national des sciences humaines (INSH).

Les travaux de recherche et l’édition

Le Ministère de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique supervise les travaux de recherche scientifique et l’évaluation des programmes de recherche en matière de sciences et de technologie.

Le ministère assure la formation, l’intégration et le renforcement des chercheurs, toutes spécialités confondues, ainsi que la publication des résultats des recherches.