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Les héritiers de la houe Livre 4 LUC La vie tumultueuse de Luc Ouellet et Émérence Martin Roman familial par Florian Houâllet 1

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Les héritiers de la houe

Livre 4

LUC

La vie tumultueuse de Luc Ouellet et Émérence Martin

Roman familial

par

Florian Houâllet

1

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Dédicace

Aux filles et aux fils d'Adélard et Éva et à leurs conjoints et conjointes. Mais surtout à la mémoire destrois hommes qui m'ont incité à écrire l'histoire de grand-père Luc: Adrien, Léopold et Omer.

Remerciements

Avec une douce pensée pour ceux qui nous ont quittés, Adélard, Éva, Roland, Anita, Liliane, Adrien,Roméo, Léopold Yvette et Omer.

Serais-je devenu l’auteur de ces pages sans toi, ma compagne de vie et ma lectrice privilégiée? Non.Chère Louise, tu as eu le courage, la délicatesse et l’intelligence de me critiquer sans complaisance.Tu m’as fait profiter de tes innombrables lectures historiques et romanesques. Je n’ai pas de mot pourte dire merci.

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Note de l'auteur

L'écriture de ce roman familial a commencé il y a une dizaine d'années alors que j'étais en visite chezOmer, à Nashua. Ce dernier parlait de notre grand-père Luc avec Léopold et Adrien. La discussionportait sur la situation financière de Luc et de sa famille lorsque ces derniers ont dû quitter Nashua etrevenir à Saint-Hubert, c'était en 1930, après neuf années dans le New Hampshire. Comme de bienentendu, ils ne s'entendaient pas et n'avaient pas l'information nécessaire pour élucider la question.Omer prétendait que Luc était revenu des États les poches bourrées d'argent, les autres contestaientcette affirmation. Je me suis alors avancé près d'eux et dit: je vais faire des recherches et tenter detrouver qui a raison. Ironie du sort, mes trois frères ont quitté ce monde.

J'ai travaillé une couple d'années sur le cas de Luc et sa relation avec notre père, Adélard, qui lui étaitresté sur la terre de son père. En faisant cela, j'ai créé un personnage qui racontait les grandes lignes dela vie des Ouellet depuis l'arrivée de l'ancêtre, René, en 1663. Je suivais alors des cours d'écriturelittéraire. Pour vérifier la qualité de mon travail, j'ai soumis certains chapitres au professeur. Elle m'asuggéré de soumettre mon texte, sur une base anonyme, à un lecteur professionnel. Ce dernier aconsidéré que le texte pouvait éventuellement intéresser un éditeur. Il me recommandait de ne pas faireraconter l'histoire de l'ancêtre par un conteur, mais de la faire vivre.

L'aventure commençait et je n'avais aucune idée où elle me conduirait. Raconter l'histoire d'un hommequi a vécu de 1869 à 1938, c'est une chose. Raconter l'histoire de huit générations de Ouellet, de 1641 à1960, c'en est une tout autre. Je me suis mis à l'ouvrage pour le plaisir de le faire et pour passer letemps. Ceux qui me connaissent savent que l'écriture est le passe-temps auquel je rêve depuis monenfance; ils savent aussi que je ne suis pas capable de ne rien faire. C'est ainsi qu'en 2017, j'y travailleencore et j'en ai pour plusieurs années à pratiquer ce hoby.

Au cours des années, j'ai soumis des manuscrits à des Maisons d'édition qui m'ont suggéré desmodifications et m'ont encouragé a poursuivre. Une d'elles s'est intéressée à la partie touchant Luc. Cetéditeur a fait quatre lectures, m'a demandé de faire des corrections quatre fois, pour finalement ne pasaccepter mon manuscrit. C'était il y a un an. J'ai du faire le point et déterminer pourquoi le projet avaitéchoué. Ma conclusion est simple: je suis capable de raconter une histoire, de le faire sous forme deroman chronologique, mais mes qualités littéraires ne sont pas assez élevées pour répondre auxexigences des éditeurs. Il faut dire qu'ils reçoivent environ huit cents manuscrits pas année et qu'ils enretiennent une quinzaine.

Partant de là, j'ai cru que mes écrits pouvaient intéresser ceux à qui j'ai pensé tout au long de ce travail,mon public cible: mes sœurs, mes frères, mes enfants et quelques amis. Je me suis donc remis autravail, ce qui, au dire de Louise, a redonné de l'éclat à mes yeux.

On me permettra encore quelques remarques. J'ai divisé l'ensemble de mon manuscrit en LIVRES. Cependant, ces livres ne répondent pas

tous à la même stratégie d'écriture. J'expliquerai les distinctions au début de chacun. Le lecteur qui le désirera pourra lire les sept livres qui correspondent à sept temps majeurs de

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l'histoire de la lignée des Ouellet-te dont nous sommes l'avant-avant-dernière génération. Jecommence la diffusion de mon travail par le livre 4 parce que c'est le plus achevé tout en étantle point de départ de ce roman.

Dans ce roman, le narrateur écrit en français classique et les personnages parlent le québécois.Or, le français est une langue très complexe que je ne contrôle pas totalement, tant s'en faut, etle québécois est une langue qui se parle bien mieux qu'elle s'écrit. Le mélange des deux estd'une extrême complexité. Pour éviter les fautes et conserver une cohérence de toutes lesphrases, il aurait fallu que je paye des correcteurs experts. Ce que je n'ai pas les moyens defaire. Qu'on me pardonne les fautes et les incohérences qui ne manquent pas dans chacun deslivres.

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Citations

Il n’y a pas de saison pour la honte quand on est dans le besoin

(Homer)

Chaque âme tisse sa propre histoire, l'enfance construit l'homme.

Ainsi l'homme préserve l'enfant présent en lui qui la vu naître.

L'enfant devient le père de l'homme. (William Wordswoerh)

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Première partie

La petite noirceur

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Chapitre 1

Saint-Modeste, automne 1874

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Mon papa, il a un gros escabeau et des grands bras. Il est très fort. Il cueille les pommes une par une,même les plus hautes et les met dans un grand panier d'osier. Il faut les déposer dé-li-ca-te-ment, qu'ildit. Ce mot-là, je l'ai appris hier. C'est un joli mot, il me fait penser à maman et à mes sœurs aussi. Moi,j'ai une échelle pas plus grande que Rose-de-Lima et un tout petit panier. Toutes les fois que j'en attrapeune belle rouge, je crie de joie en regardant mon père. Il se penche vers l'avant et étire son bras. Sonchapeau s'accroche à une branche. Je ris. Il tente de l'attraper, mais le vent le souffle comme une feuille:

Mon chapeau, Luc, attrape-le.

Je saute de mon échelle et je cours. Le chapeau vole jusque dans le pacage. Je me penche pour passerentre les perches de la clôture. Papa est plus rapide que moi. Il met ses mains sur la plus haute perche, ilsaute de l'autre côté et il court. Comme il vient proche de le saisir, le chapeau s’éloigne en roulantjusqu’aux arbres. Enfin, il met la main dessus en plongeant dans un tas de feuilles toutes rouillées. Çame fait drôle de le voir couché. Je ne l'ai jamais vu couché, mon papa.

J'ai cinq ans. C'est moi le bébé de la famille. Rose-de-Lima, elle a six ans et demi, mais moi, je trouvequ'elle est plus bébé que moi. Mon grand frère, Ernest, c'est l’aîné. Il dit que c'est le bébé des filles." J'suis une grande fille, elle dit, j'vas à l'école ". Moi, j'aide mon papa. On a toujours quelque chose àfaire. Hier, je l'ai juste regardé faire. Il a rentré les faux, la faucheuse et les charrues dans la vieillegrange. C'était trop dur pour moi et dangereux itou.

Pourquoi y' a des pommes qui tombent toutes seules, papa? Pourquoi les arbres y' pardent leu'sfeuilles? Pourquoi les chevaux y' se roulent à terre des fois?

Je ne comprends pas toujours les réponses de papa. "T'es trop petit pour savoir ça", il dit. J'ai toujoursd'autres questions. Des fois, je pense qu'il est un peu tanné de parler: il grogne, il me dit d’aller aidermaman. D'autres fois, il m'envoie faire une commission et quand je reviens, je ne le retrouve pas.

J'aime ça aider maman. Ensemble, on ramasse les choux, les navets et les carottes, puis on les met dansun caveau. Plus tard, avec papa et mes grands frères, on va mettre plein de patates dans le caveau. Lespois, les fèves et les autres petits légumes, maman les met dans des pots. Dans la cave, il y a déjà pleinde pots de bonnes fraises, de framboises et de bleuets itou. "On va s’régaler toute l'hiver", elle dit.

Quand mes sœurs et mon frère reviennent de l’école, je cours les trouver: Je veux jouer à la marelle. Venez jouer avec moi!

***

Pépé La Houe! Mémé Victoire!

Quand les récoltes sont terminées et qu'y a pas encore de neige, mes grands-parents viennent passertoute une semaine avec nous autres. Pépé La Houe, il a une jument blanche et un petit boguet tout noir.Comme ça, on les voit venir de loin.

Pépé tient les guides à deux mains. Il fait passer le cheval sous les érables et l’arrête devant la porte de

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la maison. Ma grand-mère lève les bras au ciel: Enfin, on arrive! De Saint-Arsène à Saint-Modeste, on commence à trouver ça loin, astheure.

On a pu vingt ans, mes enfants. On va vous aider.

Louis sort de l'étable en courant pour s'occuper du cheval. Dans l'étable, il y a toujours une place vide.Papa et maman transportent les deux valises grises dans la chambre d’invités. Rose-de-Lima prend lamain de Mémé Victoire, et moi je prends celle de Pépé:

Vous allez nous raconter des histoires, Pépé La Houe? Seulement si vous êtes sages.

Je le connais bien mon grand-papa. Quand il sourit de même, c'est pour nous taquiner. Pépé, il atoujours plein d'histoires à raconter. Grand-maman, elle, elle nous gâte de friandises ou bien elle parleavec maman et mes grandes sœurs. Moi et les autres petits, on se tasse autour de Pépé pour l’écouterraconter des récits merveilleux et des contes incroyables. Les plus vieux, ils font semblant de ne pasécouter, mais ils rient quand c'est drôle.

Pendant que vot’ mère prépare le souper, j’pourrais peut-être ben m’essayer pour une. Oui, oui, une histoire!

***

Tous les soirs, avant de commencer, Pépé demande une carafe d’eau fraîche pour lui. Pour nous, ildemande un panier de belles pommes. C'est mon panier que maman lui donne, c'est les pommes que j'airamassées avec papa.

Pépé La Houe, quand il commence une histoire ou un conte, il fait des grimaces et des grands gestesitou. Des fois, Rose-de-Lima, reconnaît des personnages:

La fée des grèves! Racontez, Pépé!

Ce soir, Pépé prend son air sérieux. Ça veut dire qu'il faut bien écouter: Ma prochaine histoire, mes enfants, je l'ai pas inventée, je l'ai pas apprise dans un livre non

plus. Vous allez savoir d’où vient le nom des Ouellet et des Ouellette.

Avant de commencer, Pépé se tourne vers le fleuve puis il caresse doucement sa longue barbe blanche.Il ferme un peu les yeux, baisse la tête une seconde puis la relève:

L’histoire de notre nom, elle a commencé en même temps que l’histoire de l’agriculture, il y ades milliers d’années de ça, au cœur de pays dont on parle dans vos livres d’histoire sainte, despays aussi lointains que la Perse et la Mésopotamie.

Ça s’peut pas Pépé, dit Louis, not’ nom y’ est français. Quand j’aurai terminé mon histoire, mon grand, tu vas voir que c’est la vérité vraie, mais y faut

pas essayer de tout comprendre trop vite. Faut me laisser le temps.

Grand-père prend son verre et boit deux petites gorgées: Les noms de famille, ça vient avec les ancêtres. Des fois ça parle de leur pays, des fois ça

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raconte c'qu'ils faisaient avant, d’autres fois ça dit de quoi ils avaient l'air quand ils sont arrivésdans leur nouveau pays.

Je pense que j'ai compris. Je lève la main: Moi, Pépé, j’connais des L’Italien! Pis ça, ça veut dire que leu’s ancêtres, y’ venaient de l’Italie! C’est ça. Pis si ton ami s’appelle Boulanger, on devine facilement le métier qu’exerçait le

premier de sa lignée.

Louis, mon grand frère, il pense avoir compris un peu plus que les autres: Généreux, Pépé, c’est pas un pays, c’est pas un métier non plus? C’était du bon monde, j’cré

ben. Mon ami Jude y' s’appelle Laberge, une berge, je sais ce que ça veut dire. Mais Ouellet, Pépé

La Houe, ça veut rien dire. Ben tu te trompes, mon p’tit Luc. Autrefois, à l’époque où nos ancêtres habitaient encore la

France, les Ouellet s’appelaient Houâllet. H-o-u-a. accent circonflexe, l-l-e-t. Ce nom-là vientd’un vieux mot français, le mot houe, puis une houe, c’est une espèce de pioche, un outil trèsutile pour ameublir la terre du jardin.

Rose-de-Lima lève les deux mains et sourit de toutes ses dents: Pis notre houe, à nous, c’est vous! Pépé La Houe. Toi, ma belle petite, continue à jouer comme ça avec les mots puis tu vas devenir une poétesse,

ça veut dire que tu vas faire des colliers de perles avec des rimes, et ça va être beau comme dela musique.

Pis Ouellet, ça rime avec poète, Pépé?

Grand-père se contente d’un petit sourire. Comme il s’apprête à revenir à son histoire, je lève les mainsbien haut.

J’comprends, Pépé. Quelqu’un a dit: "Y’ travaillent avec des houes, c’est des houlets…" Ça ressemble à ça. Au douzième siècle, y' a sept cents ans, en Normandie, on a commencé à

appeler houelleur, houelleuse et houellière, les personnes qui retournaient la terre avec deshoues. Au fil du temps, le nom a été modifié des dizaines de fois pour devenir Houâllet. C’est lenom de votre ancêtre René, le premier de la lignée des Ouellet-Ouellette à s’être établi en terred’Amérique.

Pis la houe Pépé, a’ vient d’où, la houe? La houe, comme je disais, c’est un des premiers outils utilisés par les humains pour labourer la

terre et la cultiver. Les premières houes ont été fabriquées au Moyen-Orient, il y a six, peut-êtrehuit mille ans. Avant cette invention, y’ existait bien des espèces de pelles qu’on enfonçait dansla terre en appuyant dessus avec ses pieds. La houe, elle, on la soulève au-dessus de sa tête puison la lance avec force vers le sol.

Sans se lever, Pépé fait comme s'il avait une houe dans les mains. Il reprend une gorgée d’eau etcontinue:

Comme ça, la pointe entre dans la terre et on a juste à relever le manche pour soulever unebonne motte. C’était une grande nouveauté pour l’époque. Ça permettait de travailler plus viteet de faire du beau travail, comme celui de vos parents.

Ben moi, astheure que j'sais ça, j'trouve qu’on a un beau nom; je l’aime pis j'vas toujours

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l’aimer! Moi, j'pense comme Luc, dit Rose-de-Lima. Not’ nom, il me fait penser à la charrue de papa,

pis à la pioche de maman. Pis à Pépé La Houe itou, j’espère, dit Pépé. C’est sûr! Mais moi, je pense qu’on aurait dû garder not’ nom comme y’ était avant, ajoute

Roselle, la grande fille de quatrième année. C’est ben trop difficile à écrire, dit Louis. Oui, mais au moins, ça veut dire quèq' chose, pis quèq' chose de beau à part de ça.

Aussitôt qu'il réussit à avoir le silence, Pépé continue: L’agriculture, mes enfants, ça n’a pas toujours existé. Au début, c’était en Asie, des hommes et

aussi des femmes faisaient pousser des céréales en travaillant le sol avec leurs mains ou avecdes pioches. Plus tard, ils ont domestiqué des bêtes de somme. Si les humains n’avaient pasappris à travailler la terre, on vivrait encore de chasse, de pêche et de cueillette.

Pis y aurait pas eu de Houâllet. Pis nous autres, on serait pas des cultivateurs.

Pépé La Houe aime parler de tout. Il dit que dans notre famille, à toutes les trois générations, il y a ungrand-père conteur d'histoire, un Pépé La Houe, comme lui. C'est un savant mon grand-père. Dans samaison, j'ai vu un gros meuble tout plein de livres. Ceux qu'il aime le plus, il ma dit, c'est les contes. Cesoir, je suis un peu fatigué, mais j'ai encore une question:

Pourquoi on a remplacé le mot houe par pioche? Toi là, je vois pas ta mère te dire que t’as une tête de houe, une tête de pioche, ça te ressemble

bien plus! Ha! Pépé, vous dites n’importe quoi, là.

Maman s'approche de nous. Ça veut dire que le repas est prêt: C’est l’heure d’entrer pour le souper, les Houâllet. Vot’ grand-père La Pioche va continuer son

histoire demain. Maman, il vient juste de commencer, pis on le voit pas souvent… Avec tout c’qu’y’ a à vous raconter, Pépé en aurait pour un mois, ça fait que hein, vous

commencerez plus tôt demain.

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Chapitre 2

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Venez Pépé, on veut encore des histoires! Mais voyons les enfants, laissez-le se r'poser un peu.

Ma belle-fille fait toujours tout son possible pour que ses enfants me laissent un peu tranquille. Mais jesais que Victoire a hâte d’avoir le temps de jaser avec elle.

Le souper est à peine terminé que j'avale ma dernière gorgée de thé et sors rejoindre les enfants sur lagalerie. Lentement, je m’approche du fauteuil à bascule et dépose sur le rebord de la fenêtre un petitlivre à la couverture brune et aux pages jaunies. Je me penche, plie les genoux, place mes mains sur lesaccoudoirs, m’assois et appuie lentement mon dos.

Pourquoi un livre, Pépé?

Lui, c'est Luc, il est toujours le premier à poser des questions. Ce livre est plein de sagesse, mon garçon. Jean de La Fontaine, l’auteur de la fable que je vais

vous lire, a vécu en France au XVIIe siècle. À la même époque, René Houâllet, notre ancêtre,abattait des arbres et défrichait le sol ici, au Canada français. Il a commencé à l'Ile d'Orléans,puis après il est venu s'installer sur la rive sud, à Saint-Roch-des-Aulnais.

Pour moi, c'est toujours une grande joie d'ouvrir un livre. Ma page est déjà choisie. Je lis à haute voix:Le Laboureur et ses enfants

C’est le titre, ça, les enfants.

Travaillez, prenez de la peine: c'est le fonds qui manque le moins.

La Fontaine veut dire par là que le travail bien fait, c’est la base de tout.

Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,fit venir ses enfants, leur parla sans témoins."Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritageque nous ont laissé nos parents.Un trésor est caché dedans.Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de couragevous le fera trouver, vous en viendrez à bout.Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'août.

Faire l’août, c’est faire les récoltes du mois d’août.

Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle placeoù la main ne passe et repasse"

Le père mort, les fils vous retournent le champ,deçà, delà, partout....Si bien qu'au bout de l'anil en rapporta davantage.

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d'argent, point de caché.

Mais le père fut sagede leur montrer avant sa mortque le travail est un trésor.

Luc est déçu.

J’comprends rien, Pépé, c’est trop compliqué.

Louis, son grand frère, croit avoir compris: Avant de mourir, le père a dit à ses fils qu’y' avait un trésor caché dans le sol. Pour le trouver, y'

ont bûché, essarté, enlevé les souches et les cailloux qui le recouvraient. À la fin, y' avaient plusgrand de terre à cultiver, pis de la terre, ça vaut de l’argent.

Moi, j’ai compris que le trésor, c’est le travail, dit Rose-de-Lima.

Hé! Hé! Au lieu du grand frère, c'est la petite poétesse qui a compris. J’ajoute en parlant bienlentement:

De la terre, c’est pas tout le monde qui en a, mais de la force de travail, ça, oui.

Le visage de mon Luc s’éclaire aussitôt: Là, j'comprends, Pépé.

J'ai soixante-quatorze ans, je sais qu'il ne me reste pas bien des années à vivre. Ce soir, je revois monenfance à Saint-André de Kamouraska, sur une des belles fermes de la plaine côtière, face au fleuve.J'ai été le premier de ma lignée à m’établir dans un canton de l’arrière-pays. Oh! pas dans lesmontagnes, mais à Saint-Arsène, une paroisse faite de douces collines et d’un sol généreux.

Avec mes sept garçons et cinq filles, j'ai défriché puis cultivé mon lot. Mon grand-père Ouellet (luiaussi il s'appelait André) m'a raconté l'histoire de la famille. Et moi, j'aimais les contes et les légendes.J'en ai appris une bonne centaine. J'en ai même composé quelques-uns. Le plus vieux de mes garçons,Edgar, c'est mon héritier. Il s'occupe bien de Victoire et moi. Les autres, ils ont fait comme Adolphe: ilsont pris des terres dans les cantons du Sud et de l'Est, là où la plaine cède le pas à la montagne.

Mon frère cadet, il s'appelle Jean-Octave, mais tout le monde l'appelle Ti-Jean, parce qu'il est grand etfort comme deux. Lui, il a eu la chance de se faire instruire. Ho, moi aussi, pas autant que lui , mais j'aitoujours aimé lire des livres et des journaux. En 1837, grand mal lui en prit, Ti-Jean est parti travailler àMontréal. Là-bas, il a appris le métier de typographe avec son ami François Lemaître, mais rapidement,il est devenu journaliste à La Minerve. Son patron, c'était Ludger Duvernay. Quand les Patriotes deLouis-Joseph Papineau se sont battus contre les Anglais à Saint-Denis, Ti-Jean a été blessé. Pluscapable alors de faire son métier. S’il était resté dans la grande ville, les militaires l'auraient mis enprison, comme son ami Lemaître. Sa seule chance d'échapper aux miliciens, c'était de partir sur laroute. Il est parti, à pied comme de raison. Unijambiste et solitaire, il n'avait pas le choix de frapper auxportes. On lui a donné à manger, personne ne peut refuser ça à un infirme. Le soir, un patriote l'areconnu et lui a offert le gîte. C'est comme ça qu'il est devenu quêteux. Pas n'importe quel quêteux, un

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véritable journal ambulant, un chantre de la cause patriotique et un amoureux de la liberté. Unamoureux de Rosalie aussi. Rosalie Cherrier, la cousine de Papineau, mais aussi l'ennemie despatriotes, une loyaliste canadienne-française. C'est drôle, mais c'est comme ça.

La dernière fois que j’ai vu Ti-Jean, on a eu une longue discussion: " J'ai fait et refait le tour du pays,qu'il m'a dit. J'ai vu les plus belles terres agricoles qu'on peut voir, j'ai vu les plus désolantes aussi. J'aivu des familles dans la misère et j'ai compris une chose importante, j'ai compris que c’est la fin d’uneépoque, qu'il ne reste plus de territoire cultivable dans le Bas-du-Fleuve. J'ai compris qu'astheure, ilfaut faire instruire les jeunes et les préparer à travailler dans les villes. " Au début, ça m'a scandalisé.C'est comme s'il m'avait déraciné de mon pays. Les descendants de René Houâllet, de son fils Mathurinjusqu'aux miens, ont fait beaucoup pour défricher et peupler le Bas-du-Fleuve. Certains cousins ontchoisi d’être bâtisseurs, médecins, avocats ou religieux. Mais si je m’en tiens à ma lignée, tous mesancêtres ont vécu de la terre.

Depuis que Ti-Jean m'a fait comprendre ça, j’ai souvent une vision terrifiante. Je vois un train qui file àtoute allure vers une muraille grosse comme une montagne. "Le train, m'a dit Ti-Jean, c’est lapopulation des régions agricoles, une population qui augmente à une vitesse démesurée. La muraille,c’est le manque de terre propice à l’agriculture. Le drame, c’est le refus des Canadiens-français des’intéresser aux réalités urbaines et industrielles, c'est l'opiniâtreté de ceux-là qui veulent défricher lesmontagnes, c'est l'entêtement du clergé à vouloir envoyer des colonies de peuplement jusque dans lescoins les plus reculés, c'est la course à la misère pour ceux-là qui refusent de voir la réalité en face."

J'ai tenté de discuter de ça avec Adolphe, au souper. Il ne veut rien entendre. J'ai insisté. Il m'a pointédu doigt pour prononcer ces mots terribles: "Moi, son père, j’aime mieux accorder foi aux paroles desreprésentants de Dieu sur terre qu’à vos balivarnes de vieux conteur d’histoires."

***

Notre visite tire à sa fin. Après six jours, mon récit de l’histoire de la famille s'achève lui aussi. Ce soir,je veux aborder l'avenir et ses défis. Pour ne pas effrayer les enfants, je dis:

L’agriculture c’est le plus beau métier du monde, mais... Mais quoi, Pépé La Houe? Si c’est le plus beau métier du monde, dit Louis, y' a pas de, mais...

y' me semble...

Les enfants ne m’entendent pas quand j'ose affirmer qu'ils devront se faire instruire et aller vivre dansles villes. Ils s'exclament en chœur:

Moi, j’veux être un cultivateur, Pépé La Houe. Moi itou. Moi, je veux me marier avec un défricheur et avoir beaucoup d’enfants.

C'est le bon temps, je me dis, Adolphe est parti à l’étable. Je reprends mon propos avec plus d'emphase: Sur la rive sud, entre le fleuve et les montagnes, la plaine s’élargit à des places, mais elle

disparaît quasiment à d’autres. Depuis deux siècles, not' famille et bien d’autres avancent versl’est. Il y a même des nouvelles paroisses de l’autre côté de Rimouski. Mais rendu en Gaspésie,

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mes enfants, là où la montagne va se jeter dans la mer, y en a plus de terre, on pourra pas allerplus loin. Qu'est-ce qu'on va faire?

J'aime ces petits, je ne peux pas les imaginer dans ce train qui file vers la catastrophe: À l’avenir, mes petits, les pères qui ont plusieurs garçons vont donner leur terre au plus vieux,

c’est la coutume. Puis les autres, il va falloir qu’ils apprennent à faire autre chose. Ils vontdevoir construire des routes, ériger des édifices, travailler pour le gouvernement ou dans desmanufactures. On ne peut pas cultiver les roches des montagnes.

Adolphe est revenu entre temps. Il m’interrompt sèchement: Vous saurez, son père, que nous autres, les Ouellet, la terre on a ça dans le sang. Y' a juste sur

les terres qu’on peut parler not' langue pis pratiquer not’ religion. Pis la colonisation des terresd'Amérique, c’est la mission que le Bon Dieu nous a confiée. Vous avez pas le droitd’influencer les enfants avec des idées insensées, des propos impies.

Je voudrais tellement qu’il comprenne! C’est vrai que la terre, on a ça dans le sang. Moi le premier, chus un terrien dans l’âme, mais y

en reste plus de bonnes terres dans le Bas-du-Fleuve, Adolphe. Puis ailleurs, c’est pas bon pourl’agriculture.

Pour lui, l’agriculture n’exige rien d’autre que des forêts à abattre et du sol à travailler. Il affirme hautet fort que de l’autre côté de Rimouski, comme vers le sud, jusqu’à la frontière des États-Unis, lescollines sont toutes arrondies et bien cultivables.

Ça fera jamais d’aussi belles terres que par icitte, mais c’est mieux que de s’exiler en ville ouaux États.

C’est vrai qu’y a de beaux coins de terre là-dedans, mais moi je pense que c’est juste bon pourla cueillette du bois.

Moi, dit-il, je connais des gars qui sont partis en mission de peuplement dans ces coins-là, pisj’en connais pas qui sont r'venus déçus.

La vision d’avenir de mon fils est incompatible avec la mienne. En présence des petits, je n'ai d'autreschoix que de me taire. Les enfants restent avec leur père dans un silence dramatique. Ils n'osent pasl'affronter. Pour éviter la chicane, j'entre et me dirige dans ma chambre. Je me demande s'ils pourrontoublier les dures paroles d'Adolphe. Et moi...

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Chapitre 3

Saint-Modeste, 1882

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À travers les branches que je tasse avec une béquille, je vois les enfants qui arrivent au petit lac couvertde glace. Je m’approche un peu, mais sans faire de bruit. Luc a tellement grandi! Il frappe la surfacebrillante avec un rondin. Ça ne fait pas d’eau. Il s’avance, cogne du talon. Il doit avoir vu une fissure,car tout à coup, il recule en hâte vers la terre ferme. Prudence, mon Luc. Le temps des jeux sur la glacen’est pas encore arrivé. C’est la saison de l’entre-deux. La pire.

Je dormirai à l’hôtel, ce soir. J’entends déjà les gens trouver à redire parce que je me paye un luxe. Ilspeuvent bien dire ce qu’ils veulent. Je ne suis pas en forme, après ce long voyage. Je ne veux pas ratermon arrivée. D’ici, je vois assez bien la maison. Mon neveu Adolphe est à la fenêtre. Il regarde à la foisses enfants et son domaine. Son visage est fier. C’est au prix du labeur qu’il a arraché un morceau deterre à la forêt de la paroisse de Saint-Modeste. Pauvre Adolphe… Il doit encore être en train deruminer parce qu’à part Ernest, son héritier, il y a juste Louis qui s’intéresse au défrichement descantons du sud. Avant lui, pourtant, sept générations de Ouellet ont fait leur vie avec le va-et-vient desmarées. Ils regardaient les navires pénétrer dans le cœur du continent. Moi, je les ai regardés filer versd’autres contrées, je les ai enviés. Je sais que les enfants d’Adolphe rêvent aussi de voyages en bateau,de départs de trains et d’aventures dans les villes. Adolphe ne comprendra jamais rien au besoin d’allervoir ailleurs.

Aussi bien repartir tout de suite par où je suis venu. J’ai mal aux épaules à force d’être toujours appuyésur des béquilles. Et mon pauvre genou qui fait le travail de deux. J’ai besoin de m’étendre et de fermerles yeux.

***

Les cloches de l’église sonnent fort, ce matin. Il y a longtemps que j’ai vu la file de boguets s’avancervers l’écurie du village. J’ai hâte que les enfants remarquent ma présence.

C’est Luc qui me voit en premier. Il saute du boguet. Grand oncle Ti-Jean est arrivé, j’vas le trouver. Viens m’aider à dételer! crie son père.

Ça commence mal. Luc choisit de ne pas entendre l’appel. Il me rejoint en courant. Dès qu’il arrive,j’abandonne les béquilles et me laisse porter par lui. Ce n’est pas long que les enfants ramassent lesbéquilles et viennent m’entourer pour ne pas que je tombe.

Je crois que c’est pour ce moment-là que je fais tout ce voyage. Pour les enfants, qui voient en moiautre chose qu’un être méprisable. Les autres doivent penser que je ris parce qu’un unijambiste, ça doitrire, sinon ça fait peur aux petits. Mais ce n’est pas ça. Je ris pour ne pas pleurer de bonheur.

Pas besoin de vous inquiéter, j’ai appris le truc du grand héron. Quand y' vente pas trop, j’peuxrester planté de même pendant des heures.

Ha! Ha! C’est pas vrai!

Les jeunes me bombardent tellement de questions que je ne sais plus trop comment on est arrivés à lamaison. Ils demandent encore l’histoire des Patriotes. J’en raconte un bon bout. Je n’en reviens pas

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qu’ils écoutent tout ça avec attention. J’me répète, mais c’est pour les plus petits. Eux autres itou, y’ ont besoin de connaître nos

héros. C’est toujours la même histoire, dit Luc, mais a’ s’allonge tout le temps. T’as r’marqué ça, toi, mon snoreau? Oui, l’année passée, y’ avait rien sur la vie aux États. Pis moi…

Luc regarde autour de lui. C’est sûr qu’il vérifie si son père est aux alentours. Moi, j’aime ça quand ça parle des États. C’est que, vois-tu, j’y étais jamais allé avant c’t’année. J'pouvais pas en parler. Êtes-vous allé quêter aux États? Non, j’ai pris l’train pis, là-bas, y’ a plein de Canadiens qui m’ont invité chez eux.

Les enfants continuent de me regarder avec leurs grands yeux, il faut bien que je continue: J’ai vu des routes larges comme des granges, des villes qui poussent comme des champignons,

des manufactures où c’est que des centaines d’hommes travaillent douze heures par jour, desmachines agricoles capables de faire le travail de dix hommes, des magasins où c’est qu’on peutacheter du linge, de la vaisselle, des outils pis des bébelles inutiles. J’ai aussi vu des écoles oùc’est que les enfants vont étudier jusqu’à seize ans pis plus encore.

Allez-vous quêter encore longtemps?

C’est venu de Rose-de-Lima. J’ai ben peur que non, ma belle. Chus vieux astheure, j’ai soixante-dix ans. Mon règne de

quêteux achève. Mon genou va me lâcher, pis les épaules me font mal quand j’monte les côtes.Ça va me prendre une place pour rester.

Si papa veut, vous resterez icitte, dit Luc. T’es ben généreux, mon ti-gars, mais pour moi, c’est mieux la ville. Là-bas, j’peux faire plein

de choses et rencontrer toute sorte de monde sans trop marcher.

Les jeunes vont encore me poser les mêmes questions: "Pourquoi vous ne parlez pas de Rosalie?""Passez-vous encore vos hivers à Repentigny?" J'ai connu l'amour avec Rosalie et ne peux le dire augrand jour. Quelle misère! Une fois de plus je vais mentir, raconter qu'elle est une amie, que nousécrivons un journal ensemble. Ils vont me demander sur quoi nous écrivons dans notre journal, quelparti politique nous appuyons...

La dernière fois que j’ai discuté avec Rosalie, elle m’a lancé, mi-sérieuse, mi-farceuse: "Le patronageest à la politique ce que la colle est au bricolage. Si t’en mets trop, tu gâches ton œuvre; si t’en mets pasassez, tout va s’effondrer. " Je n’ai pas su quoi dire sur une idée comme celle-là. C’était avant qu’ellesoit foudroyée par une crise cardiaque en pelletant la dernière neige de l’hiver. Je l’avais avertie, ledocteur aussi: "Mourir subitement, c’est mon choix." qu’elle disait, moqueuse. Elle aura été volontairejusqu’au bout. Ici, dans le Bas-du-Fleuve, on ne sait pas grand-chose de Rosalie Cherrier. Ils n’ont pasappris son décès.

Dans la vie, il faut faire des choix, les enfants.

Je n’ai pas d’enfants, mais j’ai plusieurs familles: ma première, c’est les Ouellet, la deuxième, c’estRosalie et ses enfants. Il y a aussi les Lemaître, à Montréal. J’en ai une quatrième: c’est tous les

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patriotes qui me reçoivent chez eux parce qu’ils n’ont pas oublié l'Histoire.

Si j'ose critiquer les conservateurs, Adolphe va mettre le poing sur la table et clamer que les Anglaisprotègent les Canadiens-français contre les Américains tout en étant favorables à l’Église catholique.Adolphe est un autoritaire qui juge de tout et ne discute de rien. Avec Rosalie, j'ai appris à toutcritiquer, mais sans juger. Une fois, j'ai dit à mon neveu Adolphe qu'avec la Confédération canadienne,les Canadiens-français disposent de la moitié des pouvoirs d’un pays souverain et qu’ils seront biencapables de faire le reste du chemin un beau jour. Il m'a fustigé du regard, comme si je venais decommettre un sacrilège.

Non, je ne dirai pas aux adultes que Rosalie est morte et que je ne passerai plus mes hivers àRepentigny. Je ne ferai pas ce plaisir à Adolphe ni à Catherine. Je choisis de taquiner malicieusementAdolphe, lui dit que mon frère, Pépé La Houe, est un libéral comme moi, un homme qui sait séparer lareligion et les affaires politiques. Adolphe gesticule sur son fauteuil, se mord les lèvres, me lance desregards malins. Il n’ose pas m'affronter, il sait que je suis cent fois plus savant que lui, que j'ai étéinstruit au contact des livres et du monde, ce qu'il n'a jamais su faire. Je n’insiste pas. Mais je veuxquand même être certain qu'il acceptera de me laisser coucher dans sa grange. Adolphe me répond d'unsigne du menton. Luc se lève aussitôt:

J'vas aller vous préparer une paillasse pis des couvartes. C’est une bonne idée, dit sa mère.

Sachant combien Luc aime m'écouter, Catherine avise: Reste pas trop longtemps. T'as de l'école demain.

***

Je ne tarde pas à le rejoindre à la grange. Sans perdre une seconde, Luc aménage un lit de fortune. Ilvient s’asseoir près de moi.

Comment ça va à l’école, mon grand? J’finis c’t’année, pis j’ai ben hâte. L’école, c’est pas mon fort. J’m’en vas sur mes quatorze ans,

vous savez. Faut que j’pense à gagner ma vie, astheure. On va jamais trop longtemps à l’école. Tu devrais y penser deux fois avant d’arrêter.

Luc ne semble pas entendre mon conseil. Je vois qu'il a l’esprit ailleurs: Icitte, grand-oncle, y' a ben du monde qui s’en va aux États. J’en connais plusieurs qui veulent

partir.

Je jette un œil vers le sud, m’arrête un moment sur les instruments aratoires d’Adolphe. Y' a pas que les États. Dans les villes pis par icitte, y' a des manufactures, des forges, des

tanneries, des moulins à scie pis à farine. J’le sais, j’vas à l’école avec les enfants de ces patrons-là. Dans toutes les familles, y' sont

quatre ou cinq pour une job. Les autres, ben y’ sont les premiers à s’en aller aux États. J’enconnais pas qui sont allés à Québec pis à Montréal. Y’ disent que les boss anglais du Canada,c’est les pires.

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Luc se tourne vers les montagnes et vers sa maison. Pour papa, y’ a rien que le défrichage des cantons de bon. À l’école, not’ maître dit que c’est la

misère noire dans ces coins-là. Y’ dit que les montagnes, c’est des tas de roches pis des trous devase.

Depuis des décennies, sous l’impulsion du député Pascal Taché et de son fils, un chemin qui traversel’arrière-pays, de Bellechasse jusqu’en Matapédia, a été aménagé. Une seule section reste à faire: lecanton Hocquart, entre les villages de Saint-Hubert et de Saint-Cyprien.

Papa dit que le chemin Taché, c’est le Grand Tronc de la colonisation. Moi, j’aime mieux le vraitrain, celui qui roule sur des rails, pis qui va jusqu’aux États.

Je comprends. Pour Luc, le pays du sud est plus qu’une possibilité parmi d’autres, c’est un rêve, unprojet.

Tu parles beaucoup des États-Unis, Luc, mais tu trouves pas que t’es ben trop jeune pour partir? Y a des voisins, les Marcoux, qui sont partis là-bas. Quand y’ sont venus par icitte, l’été passé,

ça a fait parler ben du monde. J'les écoutais pis j'me voyais déjà là-bas. Papa sacrait contre euxautres. Ça a fait une chicane de famille. Mais vous, grand-oncle, pensez-vous que ça serait unebonne idée?

Quand le temps sera venu, tu verras. Vous répondez pas à ma question, là. Vous êtes allé en Nouvelle-Angleterre, en avez-vous vu

des Canadiens-français, des catholiques qui vivent comme par icitte, pis qu’y gagnent des grossalaires? Papa dit que c’est rien que des menteries. J’veux savoir la vérité.

Au bruit d'une porte qui s'ouvre en coup de vent, je devine qu'Adolphe nous a épié. Il tonne: T’as pas le droit de mettre en doute la parole de ton père, c’est sacré ça. Tu ferais mieux d’aller

te coucher. Pis vous, le quêteux, arrêtez de vous mêler de nos affaires de famille.

Luc s’approche lentement de la porte. Piqué au vif par l’insulte d’Adolphe, je me lève sur mesbéquilles et m’avance vers lui. Luc s’arrête pour observer la scène.

Je n’ai rien dit pour amener ton fils à quitter la terre, Adolphe. Chus arrivé à temps. J’les connais, vos idées.

Je m’évertue à répéter ce que je lui ai déjà dit, que dans ces montagnes-là, il n'y a pas de bonnes terresagricoles, qu'à part les érablières à sucre et le bois, il n'y a rien qui vaut la peine, qu'il y a des coins oùmême un sapin aurait de la misère à pousser tellement le sol est pauvre.

Vous connaissez rien à l’agriculture. P’t’être ben, mais j’connais quelque chose à la misère humaine. J’ai vu des places dans

l’arrière-pays où c’est que la même brique de lard servait à faire la soupe dans plusieursfamilles. J’ai vu des colons qui se servaient d’arbres creux en guise de cercueil pour enterrerleu’s morts.

J’en ai assez entendu, dit Adolphe en se levant.

Adolphe pousse Luc à l’extérieur de la grange et le suit. Je retourne à ma paillasse. Je suis incapable deretenir mes larmes.

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Au premier chant du coq, avant que Luc ne vienne me retrouver, je serai parti. On ne me reverra jamaisà Saint-Modeste.

Chapitre 4

Saint-Modeste, janvier 1885

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Deux ans après l'éprouvante visite de Ti-Jean (c'était à l'automne 1882), j'ai reçu une lettre d'unLemaître, petit-fils de François, chez lequel mon grand-oncle a habité avant de fuir Montréal et lapolice militaire. En apercevant le nom de l'expéditeur sur le revers de l'enveloppe, j'ai tout de suitecompris qu'il se passait quelque chose de grave. Ti-Jean avait dû demander à ce garçon de s'adresser àmoi plutôt qu'à mon père, par crainte qu'il me cache le contenu de sa lettre. Au moment de déplier lafeuille, réfugié derrière un érable, mes doigts tremblaient et j'avais des papillons dans l'estomac.

Cher Luc, J’ai le triste devoir de vous annoncer le décès du grand patriote que fut votre grand-oncle. Cet hommeexceptionnel vous aimait comme le petit-fils qu'il n'a jamais eu.

Martin Lemaître

Ce jour-là, j'ai prié pour que mon père aille lui rendre un dernier hommage. Je ne me faisais pasd'illusion, mais j'espérais un peu d'humanité de sa part. Quand je lui en ai parlé, il m'a lancé au visageun refus sans appel, avec un geste méprisant du revers de la main. Ça m'a révolté. Mon frère Ernestétait prêt à payer le billet qui m'aurait permis d'y aller, mais mon père a menacé de le déshériter. Biensûr, il ne l'aurait pas fait, mais quand même…

Trois semaines plus tard, après avoir reçu l'expression de mes regrets et de ma désolation, Lemaître m'aécrit à nouveau. C'est avec des mots dignes d'un fils aimant qu'il m'a décrit l'émouvante cérémonie desfunérailles. Aucun Ouellet n’a assisté à sa mise en terre, mais ses familles d’adoption, les Lemaître, lesenfants de Rosalie et les patriotes, furent présentes pour lui dire un dernier adieu. Jamais, je le jure, jene pardonnerai à mon père son manque de sympathie.

***

Depuis que j'ai laissé l'école, je m’initie à plusieurs métiers. En été, je travaille au pavage des routes età la construction de granges. Durant l'hiver, depuis que les deux fils du forgeron l'ont abandonné pouraller gagner leur vie en forêt, je ferre les chevaux à la forge du village. J'aide aussi le vieil homme à destâches trop exigeantes pour lui. Mes employeurs apprécient ma force et mon habileté, mais je n’aimepas cette vie-là. En toute saison, je refuse de travailler sur une ferme. Est-ce par manque d'intérêt ou parréaction à mon père? Peut-être les deux. Depuis toujours, je rêve à la ville, je pense aux États-Unis.

L'année dernière, j'ai voulu aller à Montréal. J'ai dit que c'était pour y travailler, mais c'était pour allerrencontrer les amis de Ti-Jean. Les supplications de ma mère et de mon frère religieux ont fini par mefaire changer d'idée.

Aujourd'hui, c'est mon seizième anniversaire de naissance. Assis au bout de la table je fais face à monpaternel. Chaque fois que j'ai à lui parler, je revois la scène de ma dernière rencontre avec Ti-Jean.Dans la grange, j'avais demandé à mon grand-oncle ce qu’il pensait de l’exil des Canadiens-français enNouvelle-Angleterre. Je ne saurai jamais ce que Ti-Jean m'aurait conseillé sur mon idée de partir enNouvelle-Angleterre.

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Ma décision est prise. Cette fois, je ne me laisserai pas attendrir par les supplications de ma mère etencore moins par les sermons de mon frère curé. Pour me donner du courage, je pense à l'humiliationque j'ai ressentie quand mon père a refusé qu'un de nous aille aux funérailles de son oncle. Ses brasforts ne m’impressionnent plus. Ils ne me font pas peur non plus.

J’m’en vas aux États. J’prends le prochain train. V’là le grand rêveur qui a envie du large, dit ma mère.

Pensant exprimer un argument puissant pour me retenir, elle ajoute, un petit sourire aux lèvres: As-tu pensé à comment ça coûte pour aller aux États en train? Oui, Maman, j’sais combien ça coûte. Pis j’ai assez d’argent pour payer le billet.

Maman se tourne vers ses autres fils. Ils ne disent rien. Elle se fait implorante en regardant son mari. Tu vas pas laisser faire ça, Adolphe? C'est ton cadet, pis y' est encore un enfant.

Sans quitter du regard les grains d’orge noyés dans sa soupe, mon père laisse tomber: Qui s’en aille si y’ veut s’en aller.

Lentement, la tête dans la position du bélier, mon père lève son regard perçant par-dessus ses lunettes.Comme un animal prêt au combat, il laisse sa fureur pénétrer mes yeux écarquillés. Il ajoute:

Arrange-toi pas pour r'venir par icitte en quêteux toi itou. J’m’en vas pas à la guerre! J’m’en vas travailler dans le Rhode Island. J’connais ben des gars

qui sont partis là. Y’ ont de l’ouvrage en masse pis y’ envoient de l’argent à leu’s parents. Moi, j’connais des gars qui sont r’venus des États estropiés, pus capables de gagner leu’ vie

comme des vrais hommes. C’est quoi ça, des vrais hommes? C’est des hommes libres, indépendants, des hommes qui font vivre leu’ famille sans l’aide de

parsonne! Moi, j’trouve qu’on est pas moins un homme parce qu’on a besoin des autres.

Sachant que je viens de toucher un des points sensibles de son mari, ma mère tente de justifier sesparoles.

Ton père est un homme fier, y’ se serait fait mourir plutôt que demander de l’aide. C’est pas de la fierté ça, Maman, c'est de l’orgueil.

Comme toujours quand on met sa personne en cause, mon père lève le ton: Chus pas un orgueilleux! Un homme fier, son père, y’ est capable de dire marci quand y’ a besoin d’aide pis qu’on y en

donne. Un orgueilleux, ça s’arrange pour tout avoir sans rien demander. Pas besoin des’abaisser pour r’marcier.

J'hésite à dire le fond de ma pensée. D’un coup d’œil nerveux, j'en appelle à mes frères et sœurs. Ilsbaissent la tête, incapables de me venir en aide. J'ai beau être seul à faire face au père, je sais qu'ils mesoutiennent en silence. Je continue:

Moi, j’me rappelle quand vous avez eu des dettes, pis que toute la famille travaillait pour lespayer. Vous avez eu besoin des autres là? Vous pouvez pas dire le contraire.

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C’est le devoir des enfants d’aider leu’s parents. Y’ devraient être fiers d’avoir fait ça. C’est ça, y’ ont fait leu’ devoir. Vous avez rien demandé, pis y’ vous ont tout donné. Astheure, y’

ont pas de métier, pas d’instruction. Pis vous êtes fier de ça. Pour défricher pis cultiver la terre, y’ ont toute l’instruction qui leu' faut.

Bouillant, mon père tente de ramener la discussion sur ses convictions les plus profondes: C’est pas en s’exilant que le peuple canadien va survivre. C’est en colonisant le pays, c’est en

portant la civilisation partout où c’est qu’y’ a de la terre cultivable. Nous autres, les cultivateurs,avec nos grosses familles, on est les vrais patriotes d’astheure. La terre, c’est la seule vraierichesse.

Moi, j’pense que les cultivateurs, y’ sont pas plus vrais que les autres. Mon grand-oncle Ti-Jean,y’ était un vrai homme autant que vous pis que n’importe qui.

Au nom de Ti-Jean, le père frappe la table de ses deux poings: Non, mais, vas-tu me lâcher la paix avec c’te rebelle-là? Un infirme rien que bon pour parler pis

se faire vivre par les autres. Y’ a été une honte pour not’ famille! Oui, j’vas vous lâcher la paix, son père, pis pour longtemps à part de ça.

Ma mère tente en vain de me calmer, me traitant comme si j'étais encore un bébé. Les plus vieux nebougent pas de leur place, trop heureux de me voir dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas. Je nefaiblirai pas:

Vous parlez comme les curés. Pourtant, c’est pas des cultivateurs, eux autres. Ça veut-ti direqu’y' sont pas des vrais hommes? Pis le premier ministre Macdonald, pis le pape, c’est pas desvrais hommes non plus?

Mon père se lève très lentement, le regard vissé dans le mien, le visage rouge et les yeux en éclairs: Tu manques de respect pour ton père! T’es rien qu’un éçarvelé!

Je sens qu'il s'apprête à sortir de la maison, mais je n’en ai pas fini. Son allusion aux patriotes et à lacolonisation m’a fait dresser le poil sur les bras:

Nous autres les Canadiens-français, on est les plus pauvres du Canada, les moins instruits pisles plus exploités itou. On a beau avoir des grosses familles, ça suffit pas pour occuper leterrain. Les Anglais débarquent des bateaux par milliers. Y’ arrivent icitte instruits. Les bonnesjobs pis les bons salaires, les Anglais d’icitte les donnent aux Anglais qui viennent de l’autrebord. Pis nous autres, les conquis, on a les restes, on a les terres de roches, pis la misère qui vaavec.

Le paternel en a assez. Il jette un œil glacial sur ses enfants effrayés qui, les yeux dans leur soupefroide, ne bougent pas. Il chausse ses bottes de cuir, ne prend pas le temps d'attacher ses lacets,s’habille à moitié et sort de la maison en colère.

***

Trois jours plus tard, sans avoir reparlé à mon père, j'embrasse ma mère en larmes, taquine mes sœurs

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émues et saute dans la carriole avec mes frères Ernest et Louis. En route pour la gare de chemin de ferde Rivière-du-Loup, nous mesurons sans trop nous parler l’importance du geste que je viens de poser.

Ernest met fin au silence en me disant que j'ai de la chance de partir par une belle journée d’hiver, queje pourrai admirer le paysage. Je connais l’opinion de mes frères, mais je veux les entendre l’exprimerde vive voix. J'ai besoin de ça pour me sentir en paix avec ma famille:

Chus p’t’être allé trop loin avec le père. T’étais l'seul qui pouvait y parler parce que t’es le plus jeune pis que tu t’en vas. Si t’as besoin de quèq’ chose, écris-nous, on sera toujours là pour t’aider. On a ramassé le p’tit peu d’argent qu’on a pu, pis on te le donne.

Une heure plus tard, le train s'ébranle dans un nuage de vapeur gonflé par le froid. Au moment de nousperdre de vue, mes aînés et moi portons la manche de notre manteau à nos yeux. Ce geste scelle notresolidarité fraternelle. Je ne l'oublierai jamais.

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Chapitre 5

Rhode Island, 1885-1892

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J'essaie d'imaginer ce que sera ma vie aux États-Unis. J’ai beau me rappeler des récitsd’émigrants venus faire un tour dans notre coin, ils n’en disaient pas beaucoup sur lesÉtats. Je retrouve rien qu'un peu de ce que j'ai imaginé dans le temps. C'est comme ledébut d'un sentier qui pénètre dans une forêt de sapins. Le visage de ma mère en pleurss'impose à mon esprit. Pour tenter d'oublier sa tristesse, je me rive le nez sur la vitre duwagon. Quand j'essaie d'admirer le paysage, c'est Ernest et Louis que je vois. Et mon pèrequi s'est caché pour ne pas me voir partir, je n'aime autant pas y penser. Les montagnesdéfilent devant moi comme de gros nuages au loin, mes yeux les regardent, mais ne lesvoient pas.

Le sifflet du train. Une rivière large et courbée comme une couleuvre en fuite m'apparaît.Je sursaute. Ça, c’est la rivière Houelle! C’est comme ça que Pépé La Houe nous ladécrivait. J'ai beau me retourner, le cours d'eau disparaît comme il est venu, mais lesouvenir de mon grand-père reste intact, comme une bouée de sauvetage. Pour lapremière fois depuis mon départ de Rivière-du-Loup, un sourire me vient aux lèvres. Jeme revois à cinq ans, assis sur les marches de la galerie avec mes frères et mes sœurs,captivé par les paroles et les gestes du vieux conteur quand il nous a dit d'où vient notrenom et ce qu'est une houe.

Tout à coup je redeviens triste, je revois l’affrontement entre mon père et mon grand-père. Je me rappelle le coup de poing que j'ai eu dans l'estomac quand le père est arrivépar en arrière de lui et qu'il l'a sermonné.

Je me demande ce que mon grand-oncle Ti-Jean dirait s'il me voyait partir pour les États.Il disait que les jeunes devaient aller à l'école longtemps pour se préparer à travailler dansles villes. Je n’ai pas été à l'école, mais je m'en vais en ville. Je pense qu'il me souhaiteraitbonne chance.

***

Mon train file à travers des montagnes enneigées, longe des plages nues et contourne desbras de mer agités. Quand il s’élance sur des ponts en métal juchés au-dessus de fleuvesoù de rivières, j'ai le vertige. Je me ferme les yeux. Le paysage change lentement. Parendroit, la neige et la glace sont recouvertes de flaques d’eau. Mon corps est transportévers le sud, mais mon esprit me ramène dans le passé. Je me revois marchant en raquettedans un sentier boisé, à la recherche d’un lièvre prisonnier du collet que j'ai posé sur sonchemin.

Je me sens seul au milieu d’étrangers qui parlent anglais, lisent en silence ou biencherchent une position confortable pour dormir. Mais tout à coup, je me dis qu'avec lenombre de Canadiens-français qui s'en vont aux États, il doit y en avoir dans le train. Jemarche d’un wagon à un autre, j'écoute si ça parle français. Le mal que j'ai dans lapoitrine, il partirait peut-être si je pouvais en parler. Des voix éveillent mon attention.C'est du monde de chez nous ces deux hommes-là! Ils sont juste un peu plus vieux quemoi. C'est fou, mon cœur bat pour ces inconnus comme si je retrouvais une fille aimée.

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Le sourire jusqu'aux oreilles, je m'approche. Je n’ai pas encore prononcé un mot que lesvoyageurs me parlent en français.

Salut, le jeune! On dirait que tu viens de tomber sur la poule aux œufs d’or!

Une explosion d'idées me passe par la tête. J'ai le goût de les taquiner: Ben j’me sus trompé. J'vous prenais pour des gars importants, mais vous êtes rien

que des petits Canayens comme moi. Chus ben content de vous voir pareil. C’est ben un ti-gars de chez nous ça, disent en ricanant les deux voyageurs. Où

c’est que tu t’en vas de même? J’ai pris un billet pour le Rhode Island, une place qui finit par soket. Est bonne celle-là! Tu t’en vas à Woonsocket, comme nous autres.

Une vraie bénédiction du Bon Dieu! Je n’aurai pas à affronter tout seul ce pays que je neconnais pas. Les États-Unis, ça a beau être proche de chez nous, c'est inquiétant pareil.Du coup, je n'ai plus peur. Pour la première fois depuis mon départ, l’espoir surgit, monaventure va être heureuse.

Connaissez-vous quèqu’un là-bas, vous autres? Tout ce qu’on a, c’est l’adresse de la place où c’est qu’on va rester. Y’ appellent

ça une maison de chambres. C’est des Canadiens qui ont ça. Pis toi? Moi, j’connais parsonne. J’peux-ti y aller avec vous autres? Ben pourquoi pas, si y’ a de la place pour deux, p’t’être ben qu’y’ en a pour trois. Moi, j’m’appelle Luc Ouellet, chus de Saint-Modeste. Nous autres on est des Morin. Lui, c’est Alexis, pis moi c’est Éphrem. On vient de

Saint-Éloi.

***

C'est plein d'espoir que j'entre dans la maison des Morin. La patronne est directe: Icitte, j'ai pas de place pour toué, so, ma voisine prend des pensionnaires elle itou.

A’ devrait avoir de la place pour one more.

Je m'apprête à partir quand Alexis s’avance vers moi: Demain matin, à huit heures, on va s’charcher de la job. Viens-tu avec nous

autres? Ben çartain, j’vas être là comme un seul homme, un vrai.

Mes paroles me font penser à mon père. Je m'en viens comme lui, moi-là, coudonc? Jen’ai pas envie d'en rire. Je me dirige vers la maison qu'on m'a indiquée. Une grossefemme aux cheveux déteints m'accueille:

Pour un beau gars comme toué, j'ai toute le temps une nice place.

Le lendemain, les deux Morin et moi, on va d’une usine à une autre en suivant la carteque la logeuse leur a prêtée. À la plupart des places où on s'arrête, on est reçus avec du

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respect et de la politesse itou. On s’amuse à imiter leur mélange d’anglais et de français.

Y est pas encore midi quand on est tous les trois engagés dans une filature de coton; uneentreprise équipée de la machinerie la plus moderne, qu'ils disent.

Êtes-vous prêts à commencer tomorrow morning? On sera là à l’heure qui vous va, dit Éphrem, le plus vieux des Morin. Y’ faut puncher before six o’clock. Pour ça, you have to be here avant six heures

moins quart. Anderstand?

***

À cinq heures et demie, on suit le chemin de terre qui mène à la manufacture. Desouvriers arrivent par dizaines, entrent par une petite porte qui se trouve sur le côté de labâtisse. On entre avec eux. Les employés, surtout des gars, prennent chacun un cartonaccroché à un panneau en bois et l'introduisent dans un appareil qui ressemble à unehorloge. Après un bruit sec comme un coup de marteau, ils sortent le carton et leremettent où il était. Sur les cartons, il y a des noms et des numéros. Un ouvrier nous faitsigne d'attendre ici.

Un contremaître arrive à six heures moins quart et nous donne à chacun un de cescartons:

Ça, c'est vot' punch card. Si vous oubliez de puncher, vous serez pas payés.Anderstand?

Oui, yes.

Je m'avance vers l'appareil. L'homme me retient: Pas trop vite, l'ami. Tu puncheras quand j'te l'dirai. Y' faut que j'te montre quoi

faire avant. Suis moué.

Nous traversons une grande salle où des centaines de machines font un bruit qui me faitpenser à la batteuse à grain de mon père, multiplié par cent. La pièce débouche sur deuxlarges portes accrochées à un rail. Il appuie sur un bouton et les portes s'ouvrent. Unénorme chariot à ridelles rempli de ballots d'une espèce de laine blanche arrive au mêmemoment. Je devine que c'est du coton. Un peu plus loin, un wagon de train plein de cesballots attend d'être vidé.

Tu prends les paquets de coton, tu les mets sur la barouette qu'y a là, pis tu roulesjusqu'aux gobeuses que tu vois là-bas. C'est ça ta job. Si les gobeuses manquentde coton, tous les gars de la ligne de production sont payés à rien faire, pis toi, tuperds ta job. Anderstand?

Oui, yes, je comprends. Astheure, tu peux aller puncher pis commencer ton shift.

Pendant ce temps-là, un autre contremaître s'occupe des frères Morin. Éphrem est misresponsable d’une machine qui déchire le coton en petits morceaux et Alexis s'occuperad’une machine qui le démêle.

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Après cinq minutes d'admiration devant cette mécanique qui fait toute seule le travaild'une dizaine d'hommes, les Morin m'envoient la main puis lèvent les bras pour me direqu’ils n’ont rien à faire. Ils ne voient pas le contremaître qui se tient pas loin d’eux autres.Mes amis se parlent de loin. La machine d'Éphrem fait un drôle de bruit, comme si sonventre mécanique manquait de nourriture. Le contremaître s'approche de lui. Je l'entends,il crie quasiment:

You are not here to sleep on the job, you must watch it all the time.

Pour mes amis et moi, travailler c’est dépenser de l’énergie, c’est utiliser son habileté etson endurance. C'est comme ça quand on travaille sur une ferme ou en forêt. Ici, cesqualités-là sont l'affaire des machines. Au break, Alexis s’amuse de ce travail qui n’en estpas un:

On a rien à faire. C’est pas icitte qu’on va se fatiguer. J’ai jamais eu une belle jobde même.

C’est pas fatigant, chus d’accord avec toi. Sauf que rien faire de la journée, ça vaêtre long en baptême, dit Éphrem.

***

Après une semaine, mes amis ont compris comment ça marche des usines avec desmachines. Si tout va bien, la tâche se résume à regarder l'équipement et à la fournir encoton. Si la machine est mal huilée, si elle manque de coton ou si elle en a plus qu'ellepeut en digérer, elle se détraque et ça fait de gros dommages. C’est rien que de lamécanique, mais le gars qui est là doit tout le temps surveiller. C’est comme si lui, ildevenait les nerfs et le cerveau de la machine. " Quand vous aurez compris ça, a dit uncontremaître, vous serez des opérateurs de machines industrielles. Vous serez compétentspis ben contents."

***

Un mois plus tard, en prenant une bière en ville, Éphrem se questionne: Y a quèq' chose que j'comprends pas dans c't'affaire-là: on fait quasiment rien,

mais le soir, pis encore plus quand arrive le congé, chus fatigué comme le maudit. Une chose est çartaine, dit Alexis, à l'avenir j'dirai pus que j'travaille à rien faire. Nos muscles bougent pas, mais nos nerfs travaillent tout le temps. C'est le

contraire de c'qu'on faisait sur la terre pis dans le bois.

Tranquillement, les Morin apprennent à écouter les conseils des plus vieux, ceux enparticulier d'un Canadien qui a l'air d'avoir réfléchi plus que les autres. Durant le lunch, jel'ai entendu qui disait:

Quand vous allez apprendre à fournir exactement le degré d’attention que lamachine exige, vous allez trouver des moments de repos. Y' faut être attentif aux

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petits accrochages qui font des drôles de bruits, aux odeurs ou aux changementsdans la vitesse de la machine. Avec le temps, vous allez apprendre à vousdétendre, à reconnaître pis évaluer les signes de danger, à leu's accorder le degréd'attention qu'y' faut. Pas plus pis pas moins.

En passant devant les Morin, dans l’allée centrale de l’usine, je ne manque pas ma chancede les saluer, de les faire rire un peu en me moquant d'eux autres. Les ouvriers metaquinent des fois. C'est plaisant de penser qu'on est comme une grosse famille.

Mon travail n’exige pas beaucoup de force et pas autant d’attention que celui desopérateurs de machines. Ça fait que je ne suis pas aussi bien payé qu'eux autres.

C’est le bas de l’échelle, me dit le contremaître, si tu fais ben la job, tu vas monterles barreaux jusqu'au top. Pis ça, c'est un dream que tous les Américains ont ledroit d'avoir.

Je me dis que j'ai de la chance de profiter de l’expérience de mes amis avant de demanderun changement de tâche.

***

C'est aujourd'hui que j'ai dix-sept ans. En arrivant à l'usine, je demande à mon boss de mefaire travailler sur une cardeuse. Il me dit qu'il va en parler à son chef et qu'il va medonner la réponse avant la fin du shift. Je ne le dis pas à mes amis, mais la cardeuse mefait penser à avant, quand j’accompagnais ma mère à l’Îsle-Verte pour faire carder lalaine de nos moutons.

C’est OK pour la cardeuse. Tu commences la semaine prochaine.

***

C'est notre deuxième été à Woonsocket. Les Morin décident d'aller passer quelques joursdans leur famille. Depuis mon premier jour à l'usine, j'observe de loin une jeune blondeaux yeux bleus qui travaille dans l’atelier d'à côté. J'en parle souvent à mes amis.

J’vas te donner un conseil, dit Éphrem, j’ai parlé à un gars qui travaille avec elledes fois. Y’ m’a dit qu’a' va souvent pique-niquer sur la plage. Ça fait que t’asrien qu’à y aller toi itou. Les gars l’appellent la belle Scotch parce que ses parentsviennent d’Écosse.

Ce ne sera pas facile de faire les premiers pas. En restant par ici cet été, je vais apprendreplus d’anglais, et si je la vois, je vais être capable d’y parler. La semaine de vacancesachève quand j'ose lui adresser la parole dans le tramway qui mène à la plage.

God morning Miss. Do you recognize me? We work together at the AmericanTextile Company.

Yes, you are one of those catholic French Canadians.

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Elle se retourne vers la fenêtre. À la manufacture, toutes les fois que je passais près d'elle,elle faisait comme si je n’existais pas. Et moi, je ne faisais rien pour attirer son attention.Ça fait que je ne pouvais pas savoir si elle m'ignorait par exprès, mais là...

On est sur la plage. C’est le dernier jour de vacances. Je la trouve plus belle que jamais. Ilfaut que j'essaye d'y parler une autre fois. Je m'approche lentement. Elle me voit venir,s’éloigne aussitôt et va trouver un couple à la chevelure blonde comme elle. Jecomprends qu'y a rien à faire. Je marche sur la plage pendant des heures en essayant de lachasser de mon esprit. Je n’y arrive pas.

***

Les années passent. À Woonsocket, parmi les Canadiens, il y a deux hommes célibatairespour une femme. Je ne m’en plains pas. Bien des filles me font des beaux yeux. Depuisma déroute avec la belle Écossaise, je suis sorti avec plusieurs, mais ça a toujours été despassades de quelques soirs. Ma première flamme amoureuse vacille des fois, mais ellerefuse de s’éteindre. Je ne comprends pas comment ça se fait. Tant que je vais la croiser àl'usine, elle va être une barrière entre moi et les autres femmes.

À la longue, je finis par comprendre que pour oublier cette fille-là, je dois m’éloigner. Oubien je déménage ailleurs aux États ou bien je retourne au Canada. Je veux faire ma viedans mon nouveau pays, mais je m’ennuie de ma famille, de la forêt, des lièvres et dugrand air. Un jour où je suis chez Alexis, il me dit:

Pourquoi tu fais pas les deux? Va faire un boutte au Canada pis quand ça tetentera, ben tu r’viendras.

Je souris, mais je ne dis rien. Ça s'adonne que j'y ai pensé avant lui. Peut-être bien que çame prend une Canadienne-française pour me faire oublier la belle Écossaise. Souvent, jemarche sans but dans la chaleur suffocante de la ville. J'ai besoin d'être seul. Je pense àmon père. Il s’en vient vieux, faudrait bien faire la paix avant qu’il nous laisse.

L’idée de ne plus revoir les frères Morin maintenant mariés, leurs épouses et leursenfants, me fait hésiter. Je vais quitter ma nouvelle famille que j'aime profondément pourretrouver celle que je n’ai pas vue depuis si longtemps. Je ne sais même pas si je vaisreconnaître mes neveux et mes nièces. Et y en a une gang que je n’ai jamais vu. Je pensesurtout à ma mère. Dans ses lettres, de plus en plus courtes, elle n’arrête pas de medemander quand c'est que je vais revenir. Pauvre maman, elle qui m’a toujours défendu,je ne peux pas lui faire ça. C’est décidé, je vais faire ma valise.

Ma dernière soirée par ici, je la passe avec mes amis. Je pars demain matin.

Les deux familles Morin me souhaitent bonne chance. Avant d’aller au lit, les enfantsm’embrassent en me suppliant de rester avec eux.

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J’vas r’venir vous voir, c’est promis.

Toute la soirée, on se rappelle les bons moments passés ensemble, les soirées à jouer auxcartes, les sifflements d’Éphrem pour avertir les plus jeunes quand leurs machinescommencent à se plaindre, les longues marches sur la plage, les virées en ville, la bonnebière qu’on avale à même la bouteille, le soir, à la maison.

Que c’est que tu vas faire au Canada? J’pars avec un peu d’argent. J’ai pensé m’acheter un lot à bois. D’après c’que

j’sais, c’est l'meilleur moyen de m'faire un peu de profit. Penses-tu te faire une blonde pis te marier là-bas? Si j’en trouve une à mon goût, p’t’être ben qu’oui. Chus pas inquiète pour toi, dit la femme d’Éphrem, mais les blondes aux yeux

bleus sont plus rares au Canada qu’icitte.

J'y fais un signe de la main, comme pour me protéger d’un mauvais sort. C’est justement pour oublier c’te genre de fille-là que j’m’en vas au Canada. Ça

fait que… Pis quand c’est que tu vas r'venir? J’sais pas quand, mais j'pense ben que ça sera pas avant d’être marié. Mais ça… Va pas trop vite, mon ami, dit la femme d’Alexis, si tu te maries là-bas, y’ va

falloir que ta femme seye d’accord avec ça.- C’est vrai, dit Éphrem, on sait avec qui on se marie, mais on sait pas avec qui on

va être marié, surtout quand la famille grossit.

Il est tard, j'ai le cœur gros comme une citrouille, je me lève avant de me mettre à pleurer.J'embrasse les femmes, je serre longuement les mains de mes amis et je rentre chez moi.

Au petit matin, j'embrasse ma logeuse et me dirige vers la gare. En attendant le train, jecompte les années. Ça fait sept ans que je suis parti de chez nous. Je tente d’imaginercomment mon père va me recevoir. Ma mère, mes frères et sœurs, eux autres, ils vont êtrecontents de me voir la face. Je grimpe les quatre marches en métal et m'installe près d'unefenêtre. Le train part. Je me demande quelle partie de moi reste ici et laquelle est toujoursdemeurée à Saint-Modeste.

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Chapitre 6

Bas-du-Fleuve, 1892-1893

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Sous un soleil ardent comme celui de Woonsocket, je transpire de partout, mais je neralentis pas. J'ai trop hâte d'arriver à la maison de mon enfance, de retrouver le sous-bois,les arbres géants, les coins de jeux, le petit lac et tant de souvenirs qui sont restés gravésdans mon esprit. Je n’ai pas oublié les animaux de la ferme. Souvent, je les ai imaginéscourir dans le pacage. Même les instruments de ferme avec lesquels j'ai travaillé mereviennent. Mais j'ai surtout hâte de revoir ma famille.

Aujourd'hui, c'est le jour le plus long de l'été. Pour mon père, fêter la Saint-Jean-Baptiste,c’est sacré. Si ça se peut, c’est la meilleure journée pour faire la paix avec lui. Maman vadire que je n’ai pas perdu le goût de surprendre et de faire les choses en grand. De loin,j'aperçois Ernest, assis sur la galerie. Il me regarde sans bouger puis ajuste ses lunettes. Jesuis parti à seize ans, j'en ai vingt-trois, j'ai grandi de deux pouces et avec ma chemise dela même couleur que le drapeau américain, je n'ai plus l'allure que j'avais. Ernest setouche le front du bout des doigts puis se pince le bec. Il a l'air de se demander qui c'estcet énergumène qu'il n’a jamais vu dans le rang. Je marche plus vite. Enfin, il lève lesbras au ciel et court vers moi:

Ben si c’est pas le p’tit frère qui nous r’vient des États. Salut mon Luc! Salut mon grand frère! Well, t'as l'air prospère en grand. Comment ça va icitte?

Endimanché et bien rasé, Ernest a belle allure. Ben j’dirais que ça va comme c’est mené. Comme j’te connais, ça veut dire que ça va comme sur des roulettes.

Du coup, on éclate de rire en se tapant les épaules. Ernest me prend par le bras et m'attirevers la maison:

Y’ en a plusieurs qui vont être contents de t’voir. Pis y’ en a ben trois ou quatreque tu connais même pas.

Je m’arrête, je revois la colère de mon père, juste avant mon départ. Ernest me regarde etfait oui de la tête:

Y’ m’en veut-ti encore? Y’ a jamais parlé de toi depuis que t’es parti.

J'ai les yeux rivés sur la poignée de la porte d'entrée, mais j'hésite. J’ai pas envie d'entrer pis de me faire mettre dehors après, tu comprends? Inquiète-toi pas. C’est moi le maître icitte, astheure. J’ai hérité l’automne passé

quand y’ a été malade du cœur. Comment y’ va, là? Y’ va ben mieux. Viens-t’en.

Par la fenêtre de la cuisine, j'aperçois maman qui s'essuie le visage avec son tablier. Je medis qu'elle doit être en train de mettre la dernière main à son ragoût, qu'elle s'est éloignéedu poêle encore rouge pour tâcher de prendre un peu d’air. Elle ouvre de grands yeux ennous apercevant. Je la perds de vue un instant. Elle sort sans refermer la porte-moustiquaire derrière elle. Elle avance vers nous d’un pas lourd. Elle essuie encore sonvisage en sueur, s’arrête, m'examine de la tête aux pieds, comme pour retrouver intact

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celui qu'elle a vu grandir. Elle ouvre grand ses bras pour m’enlacer. Mon ti-gars! Mon Luc! Moi qui avais peur de pus jamais te r'voir! T’arrives avec

les plus longs rayons de soleil de l’année. Chus çartaine que c’est de bon augure.Pis j’t’avartis, mon p’tit vlimeux, j’te laisserai pas partir une autre fois.

Quand c’est que j’vas r’partir, ça va être pour me marier, Maman. Vous avez riencontre ça?

Pantoute, viens voir les autres.

Je me dirige vers mon père qui me regarde par-dessus ses lunettes rondes. Je lui tends unemain qu'il ne saisit pas.

T’es pas un quêteux, mais t’es habillé comme un Américain en vacances, c’est pasle diable mieux.

J'éclate de rire. Vous avez ben raison, le père. Pour célébrer la fête des Canadiens-français, c’est

pas ce qu’y’ a de mieux.

Il ne peut pas s’empêcher de sourire un brin. Je n’insiste pas. J'embrasse mes sœurs puisj'apprends les prénoms de la demi-douzaine de neveux et nièces que je n’ai jamais vus ouque je ne reconnais pas.

Pendant ce temps-là, Ernest va chercher ma valise restée sur les marches du perron. Suis-moi, on va t’installer dans la chambre de la visite. Pas trop vite, mon frère, j’ai un p’tit cadeau pour maman.

J'ouvre la malle, j'en sors un collier de petites perles de rivière que j'attache à son cou.Elle se tourne vers le miroir:

C’est le premier bijou que j’ai depuis ma bague de mariage. C’est trop beau. J’vasle porter tous les dimanches pis à toutes les fêtes itou. Une vraie folie! Marci bengros pareil.

Ernest me rejoint dans la chambre. En attendant le jour heureux où tu vas prendre épouse, ben tu vas vivre avec nous

autres.

Je me demande si c'est une bonne idée: Si j’reste icitte, le père va continuer à m'darder comme avant. Pis moi, j’me

laisserai pas faire. J’voudrais pas déranger le climat de ta maison, tu comprends? Depuis qu’y’ a été malade, y’ a assez peur de mourir qu’astheure qu'y’ s'tient

tranquille. J’pense qu’y' va vouloir faire la paix avec toi. Mais tu le connais, y’faut que ça vienne de lui.

J'accepte l’offre d’Ernest. Pour ne pas être un fardeau, je m’engage à payer une partie desdépenses de la maison et à faire ma part du travail de la ferme.

Quelques jours plus tard, j'ai la chance de retrouver mon emploi d’apprenti forgeron. Le

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patron a encore vieilli et ses garçons sont mariés. C'est moi qui dégrossis le métal,redresse les objets tordus et ferre les chevaux; c'était ma spécialité dans le temps. J'aimeles bêtes et elles me le rendent bien. Jamais je ne touche à un cheval sans d’abord luicaresser la tête et lui parler. Quand l’animal accepte de me donner sa patte, je l’appuie surmon genou. La bête se sent en sécurité et me laisse travailler sans regimber.

Pourquoi tu lui mets pas la patte sur un banc? Dis le petit-fils du forgeron. Çaserait moins pesant, pis tu serais ben mieux pour travailler.

Comme ça, j’lui sers de béquille. Le cheval aime ça de même, pis moi...

Je ne termine pas ma phrase. J'allais dire que ça me fait penser à mon grand-oncle Ti-Jeanquand y' lâchait ses béquilles et que je le maintenais en équilibre sur sa jambe. Je mecontente de sourire, je tranche le surplus de corne du sabot avec mon long couteau à lapointe recourbée, j'ajuste le fer puis, à grands coups de marteau, je le fixe avec unedizaine de clous carrés que j'ai fabriqués moi-même.

***

Deux mois plus tard, un couple de paroissiens et leur grande fille se présentent avec undessin d’ornement pour la rampe de leur galerie. Mon patron s’y connaît en fer forgé,mais il n’a pas le temps de s’en occuper. Il me demande si je me sens capable de le faire.

J’vas vous faire ça beau pis solide.

Je me tourne vers Monsieur Martin: J’en ai vu ben des ornements semblables à ça, aux États. J’ai toujours eu envie

d’en faire, mais j’ai jamais eu le temps. J’te fais confiance, mon Luc. Prenez vot’ temps! Pour faire une belle job, y faut pas être pressé. Pis j’voudrais

pas manquer mon coup. R'venez dans deux jours.

Je mets dans ce travail toute l’attention dont je suis capable. Du coin de l'œil, je vois quele forgeron m’observe. En voyant ma première pièce, il me fait un signe de satisfaction enredressant son pouce. Je sais que j'ai sa confiance, mais c'est pas assez, je veuxl'impressionner.

***

Les clients sont enchantés du résultat. J'ai même droit à un discret sourire de la brunettequi, les yeux écarquillés pour mieux admirer les pièces, se tient à l’écart, près de la sortie.Il faut dire que je pensais un peu à elle en travaillant le métal.

Mon patron encaisse le prix du travail et revient à moi: Si t’es si bon que ça, tu vas lâcher les petits travaux pour t’occuper du fer forgé. J’demande pas mieux, mais j’peux continuer à faire les p’tites jobs itou. Y' faut

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faire attention à vous.

Je me plais de plus en plus dans ce métier, mais ce n’est pas assez payant. Je n’ai pasoublié mon idée d’acheter un lot à bois, de l’exploiter et de retourner vivre aux États-Unis. Si je veux me marier, ça va me prendre une maison. Sur une terre à bois, je peuxme construire sans trop de frais.

Depuis mon retour du Rhode Island, quand j'ai une décision à prendre, j'en parle à Ernest,puis je me rends chez Louis, mon autre grand frère. Lui, il est installé à Sainte-Rita, pasloin au sud de Trois-Pistoles. Ernest dit qu'il a eu de la chance de trouver une bonne terreà défricher dans ce bout-là.

***

En me voyant passer, Thomas Gagnon, le voisin et ami de Louis, me fait signe d'arrêter: Serais-tu capable de ferrer mon cheval avant la noirceur?

J'ai l’habitude. Quand je pars en voiture, je transporte toujours mon nécessaire à ferreravec moi.

Pas de problème, Thomas, j’ferre le gros Ben à Louis pis je r’viens après. T’es ben smatt Luc, ça va m’éviter d’aller au village pis j’vas te payer le prix que

ça vaut.

M'apercevant en conversation avec Thomas, Louis s’amène, me salue et s'adresse à sonami:

Viens veiller, Thomas.

Louis se tourne vers moi et ajoute, souriant: Tu tombes ben, j’attends la visite de notre cousin, Georges Ouellet. Lui itou, y’ est

r’venu des États y’ a quèq’ z’années.

Louis et Thomas sont comme les doigts de la main, ils ont passé leur jeunesse ensemble,marié deux sœurs, défriché des terres voisines et construit leur maison une à côté del'autre sur des lots voisins. Maintenant, ils ont tous deux une demi-douzaine d’enfantsvigoureux et en bonne santé. En se mettant à deux, ils ont défriché, bâti des maisons, desgranges et des porcheries. Toutes les fois que je vais chez eux, je trouve que Louis,Thomas et leur famille sont des amoureux de la terre et qu'ils ont l'air heureux à plein.

La soirée commence dans une atmosphère de fête. Vous allez ben prendre une bonne bière, les gars? C’est pas de refus, ma femme, dit Louis, ça fait longtemps qu’on a pas eu la visite

de notre cousin Georges pis de sa femme. Faut fêter ça! Y' a du bon p'tit vin pourvous autres les femmes.

Pendant que les femmes lavent la vaisselle et mettent les enfants au lit, Louis, Thomas et

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Georges discutent de la meilleure nourriture à donner aux vaches laitières, de laprofondeur idéale d’un labour, des meilleures patates à semer et de l’avoine à garder aufrais. Moi, je les observe en silence, curieux d'en savoir plus sur ce cousin que jerencontre pour la première fois. J'attends juste l’occasion de lui poser la question qui mebrûle, et quand c’est le temps:

T’as passé deux ans aux États, moi sept. Pourquoi t’es r’venu, toi? J’peux ben te répondre, mon Luc, j’ai pas de secret. Mais écoute-moi ben, y’ a

quasiment un Canadien-français sur trois qu’y est rendu là-bas, pis j’en connaispas beaucoup qui sont r’venus. Ça fait que, c’que j’vas te dire, ça vaut rien quepour moi.

Georges prend une longue respiration, étend son regard au-dessus de nos têtes, commepour se revoir ailleurs.

J’ai travaillé deux ans dans une machine shop du Massachusetts, une place salecomme une soue à cochons, à endurer un bruit d’enfer, à manger de la poussière àcœur de jour pis à gagner un salaire pas suffisant pour nourrir ma grosse famille.J’ai vu des gars se cracher les poumons à force de tousser. J’en ai vu d’autres sefaire écraser les mains, pis se faire couper des doigts. J’voyais pas le soleil sixmois par année pis mon boss trouvait que j’en faisais jamais assez.

Tu y vas raide en maudit, toi là, j'lui dis. C’est vrai. Y’ faut dire que moi, j’rêvais de la libarté qu’on a dans le bois, du défi

de l’arbre à abattre, de la beauté du cheval à dresser, pis du grand air à respirer.

Les hommes se regardent sans sourire, l’air de se chercher un autre sujet de conversation. À t’écouter, on dirait que tout le monde est malheureux, aux États. Moi, j’ai pas

vécu ça de même. Dans le coton, c’était dur, mais pas si pire que ça.

Georges sent qu’il n'a convaincu personne. Il réfléchit un peu et ajoute: Aux États, y’ a du monde riche en masse, y’ en a ben qui sont à l’aise itou. Pis y’

en a ben plus qui en arrachent comme le maudit. Le monde de par icitte qui s’envont là-bas, y’ font partie de la dernière gang. Le malheur du pauvre monde, y’ apas de frontière.

Pourquoi c’est faire que les gens restent là si c’est de même? Y’ a rien qu’une bonne raison pour rester aux États. C’est un pays où c’est que y’

a de l’avenir pour leu's enfants. Si y’ vont à l’école assez longtemps, y’ vont avoirdes bonnes jobs pis des bons salaires. Moi, j’ai pas été capable de me sacrifierpour mes jeunes. Icitte, on est chez nous, on parle not’ langue, on est pas riches,mais on vit ben.

Les hommes demeurent muets un moment. La forêt me manquait plus que toute, reprend Georges. Pis toi, pourquoi c'est faire

que t'es r'venu si t'étais si ben là-bas

Je n’ai pas envie de raconter mon histoire. J'avais besoin de faire un bout de temps par icitte.

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Ce qu'il a dit me rappelle le bonheur que j'avais, moi aussi, à couper et ébrancher desarbres, avant d'aller aux États-Unis. Ça me rappelle surtout la raison de ma visite: metrouver un lot à bois. Je me tourne vers Louis et Thomas.

Ça m’intéresserait d’acheter une terre à bois. En connaissez-vous?

Louis et Thomas se regardent en souriant. En 1877, quand y’ ont ouvert le Canton Hocquart à la colonisation, Thomas pis

moi, on a payé les billets de location pour deux lots du Rang Six. Avez-vous encore ça? Oui, on les a encore.

Louis me rappelle que dans ce temps-là, pour avoir droit aux lettres patentes qui lesauraient rendus propriétaires, ils devaient défricher dix acres sur les cent des lots:

On a marché ça d'un bout à l'autre pis on a compris qu’y’ avait pas dix acres debonne terre ni dans un ni dans l'autre. C’était une sacrée bonne raison pour pasdéfricher. Pis à part de ça, en 77, le commerce du bois était le privilège des seulescompagnies forestières. Les colons avaient pas le droit de recueillir le bois qu'yavait sur leu's lots, sauf pour se construire une maison, un abri pour le cheval etune remise pour le bois de chauffage. Astheure, tu peux bûcher pis vendre tonbois.

Y’ avait-ti des érables à sucre sur ces lots-là? Oui, y’ en avait sur le numéro deux.

Je m’imagine en train d’attiser le feu de bûches. L’odeur sucrée de l’eau d’érable mevient à la bouche. Je songe aux profits que je ferais en vendant les surplus à bon prix.

Louis a l'air surpris: J’ai payé trente-cinq piastres pour le billet. Si ça t'intéresse de l'acheter, j’t’en

demande pas plus. Pour le même prix, j’te vends le mien itou, dit Thomas, comme ça, t’auras de quoi

bûcher ben des années.

C'est exactement ce que je voulais. J'achète les lots. Je me vois déjà dans le cantonHocquart en train d’abattre de longues épinettes presque pas branchues, les couper enbillots et les transporter au moulin à scie pour les vendre ou en faire du bois d’œuvre. Jem'imagine les poches pleines d’argent, heureux comme un prince.

En retournant chez mon frère Ernest, j'ai une pensée pour cette grande fille brune quej'observe du coin de l'œil le dimanche à l’église depuis qu’elle m'a souri, à la forge. Lajoie m'envahit de partout. J'agite les guides et ma jument accélère la cadence.

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Chapitre 7

Rang Six, 1893

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On est dimanche. Ça fait une semaine que j'ai acheté les lots de Louis et de Thomas. Jeselle la Blanche d'Ernest. Il me la prête. Je prends la route pour aller voir mes lots duCanton Hocquart. À l'avenir, je veux travailler à la forge trois ou quatre jours par semaineet aller couper du bois sur ma propriété le reste du temps, sauf le dimanche, bien sûr. Mesprojets commencent à se réaliser. Je suis vraiment fier de moi.

"Quand y' ont ouvert le Rang Six, m'a dit Louis, y' fallait suivre une ligne sur le plan del'arpenteur pour y aller." Ça fait quasiment vingt ans de ça. Aujourd'hui, j'arrive dans lerang et je trouve un chemin de terre battue, plein de trous et de roches, un chemin droitqui passe par-dessus des côtes pas mal à pic. À dos de cheval, ça ne pose pas deproblème.

"Tes lots sont juste après celui de Lambert Plourde", m'a dit Louis. Pourvu qu'il soitencore là, lui. Je suis surpris de voir plusieurs maisons dans le rang. Il y en a des petites,bâties en bois rond, qui ressemblent à des camps de bûcherons et d'autres, beaucoup plusgrandes, construites en gros madriers. Un fermier me dit que la maison de Lambert estrecouverte de bardeaux gris et qu'elle a un bout de galerie en barreaux blancs. Je lareconnais facilement quand je passe devant. Des enfants s'amusent au bord de la forêt.Avec les dessins de l'arpenteur, je devine à peu près où doivent être les bornes de materre. Je me dis que quand ça sera le temps, mes voisins vont m'aider à les trouver.

Un quart de mille plus loin, sur le bord du chemin, il y a une talle d'épinettes trèstouffues. C'est ici que Louis et Thomas ont fait de la place pour une cabane. Ils ne l’ontjamais construite et la forêt a repoussé. Je suis encore plus certain d'être chez moi.Propriétaire, c'est la première fois de ma vie que ça m'arrive. Je marche dans le boisdurant deux bonnes heures. Tout est comme Louis et Thomas m'ont dit: "C’est pas uneterre à cultiver. Il y a des érables sur un des lots. On voit des plaques de roc à bien desplaces. Ça serait juste bon pour du pacage." Mais moi, aujourd'hui, je trouve du beaubois. À l'école, on appelait ça une forêt vierge, une place où c'est que les arbres sont longset quasiment pas branchus. J'ai tellement hâte de commencer que j'en ai des frissons. Il ya de l'argent à faire avec ça.

Les jours où je vais venir bûcher mon bois, je ne pourrai pas retourner dormir à Saint-Modeste, c'est trop loin. Ça me prend une place où coucher. En retournant chez Ernest, jerepasse devant la maison de Monsieur Plourde, j'arrête pour le saluer. Il me reçoit commes'il m'attendait depuis longtemps. Je me sens quelqu'un d'important. Sa femme, Marie-Josèphe, m'offre un verre d'eau, puis Lambert raconte:

J'me rappelle des deux gars qui ont loué ces lots-là, en 1877. J’ai été pluschanceux qu’eux autres. Ma terre est à moitié cultivable pis j’ai des érables enmasse.

Moi, j’achète pour le bois, pis pour l’érablière itou. Quand c’est que tu veux commencer?- Si j’trouve une place pour coucher dans le rang, j'commence à bûcher la semaine

prochaine.

Il a l'air de réfléchir. Je lui demande si pour quelques sous par nuit, je pourrais dormirchez lui une couple de fois pas semaine.

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Si ça te fais rien de coucher dans la même chambre que mon plus vieux, y's'appelle Albert, t'as rien qu'à t'amener une paillasse pis c'qu'y' te faut avec. Tupourras déjeuner avec nous autres, pis ça te coûteras pas plus cher.

Ça fait ben mon affaire, Monsieur Plourde. Marci à plein.

Il me présente sa famille. Marie-Joseph me demande si je suis marié. Je lui parled'Émérence Martin.

T'as les yeux d'un amoureux, elle me dit.

Je lui fais un beau sourire et lui dis que je suis revenu des États dans l'idée de prendrefemme dans mon pays. Lambert dit:

Les Canadiennes-françaises catholiques, c'est les meilleures femmes du monde.Tu sauras me le dire.

Au moment de partir, en passant devant la remise à bois de chauffage, j'aperçois unempilage de chaudières à eau d'érable. Ça me fait penser que je veux entailler mes érablesau printemps. J'en parle à Lambert.

T’as pas tort, le jeune. Le sirop pis le sucre, c’est aussi payant que le bois, maist'as pas de temps à parde. Y' faut construire ta cabane pis t’équiper avant l’hiver.

Pour la cabane, j'sais quoi faire, mais l'équipement, connaissez-vous quèqu'un quia ça?

P't'être ben. On en r'parlera la prochaine fois qui tu viendras.

***

Durant les premières semaines, j'abats des arbres d’une grosseur égale, sauf les quatregrosses épinettes qui serviront de solage à ma cabane à sucre. Je les écorce, les équarris àla hache, les transporte avec le cheval et les empile en cages à côté de la place où je veuxbâtir.

Après trois semaines, l'espace est dégagé et j'ai assez de billots pour monter la charpente.La terre n'est pas encore gelée. Avec ma pelle, je creuse des tranchées d'un pied de largepar autant de profondeur. Au fond, je mets un rang de pierres, puis je fais rouler mes plusgros troncs par-dessus. Le carré prend forme.

Après mes heures de travail à la forge, mon patron me permet de fabriquer les clous et lesautres pièces en métal qu'il me faut.

En passant par le village de Saint-Hubert, j'achète les fenêtres, la porte et les autrespetites affaires nécessaires.

Aussitôt que les murs sont placés, je construis un abri pour le cheval. Quand il va fairefroid dehors et chaud en dedans, la chaleur de la cabane va passer à travers le mur. L'abri

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est petit, ça fait que le cheval va le réchauffer autant qu'il faut. Quand j'irai me coucherdans ma cabane, il va aller se coucher dans la sienne.

À la mi-octobre, la bâtisse est prête. C'est le temps d'aller chercher mon équipement decabane à sucre. Sur les conseils de Lambert, j'ai acheté de l'usagé pour un bon prix. Toutça est dans sa grange en attendant le moment de l'installer. Albert et Wilfrid, ses deuxplus vieux, vont m'aider à transporter les machines et à mettre ça correct pour leprintemps.

***

Une bonne journée, en fin d'après-midi, tout est terminé. J'allume le poêle dans la cabanependant que les frères Plourde vont chercher de l'eau à la source juste à côté. Aprèsquinze minutes, il fait chaud comme dans une vraie maison. Tous les trois, on s'assoit surle banc et on s'imagine en train de manger du sirop durci sur la neige. Je trouve la viebelle. Je donne quelques sous aux deux garçons et je rentre chez Ernest, le cœur léger.

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Chapitre 8

Saint-Modeste, 1893

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Aborder une fille, ce n’est pas mon fort. Je n’oublierai jamais le temps que ça m'a prispour adresser la parole à la belle Écossaise de Woonsocket. Durant tout ce temps-là, jeme faisais des à-croire, je l'imaginais dans mes bras et je laissais mon cœur se gonflerd'amour pour elle. Je me suis fait ben du mal pour rien. Si j'y avais parlé la première foisque j'en ai eu envie, elle m'aurait remis à ma place tout de suite et je ne me serais pasamouraché d'elle à ce point-là. Astheure, elle vient encore dans mes rêves, des fois, maisquand je me réveille, ce n’est pas à elle que je pense, c'est à la grande fille qui m'a souri àla forge. Émérence qu'elle s'appelle. Depuis un mois, je la surveille du coin de l'œildurant la messe quand on se lève ou bien qu'on se met à genoux. Maman trouve que jedevrais arrêter de faire ça, qu'elle doit s'en rendre compte et que ça doit la déranger. Desfois, j'ai l'impression qu’elle m’observe elle itou, mais je ne suis pas certain de ça. Peut-être bien que ça se passe rien que dans ma tête. Plutôt que de lui faire un signe ou d'yadresser la parole, je cherche un signe de sa part; ça me donnerait de l’assurance. Peut-être qu'elle pense la même chose que moi. Après la messe, je vais souvent me poster à lafenêtre du magasin général. De là, je la vois marcher dans le village, faire la conversationavec des voisines ou bien attendre l’attelage de son père.

Émérence est plus grande que les autres femmes de la paroisse. Quand elle parle avec desgens, elle sourit facilement. Mais dès qu’elle se retrouve toute seule, son visage devientcomme si elle ne pensait à rien. C'est une fille qui a l'air d'avoir beaucoup du caractère.Peut-être bien trop pour moi...Les notables de la paroisse la saluent au passage.

C'est aujourd'hui le premier dimanche d’octobre. Pas loin de moi, les parents d'Émérencediscutent du prix de la farine avec le marchand. Émérence se tient à l’écart. Elle a l'air deregarder les dernières feuilles de l'été. C'est ma chance. Je m’avance à côté d'elle, jebombe le torse pour me donner de l'assurance.

Y’ fait-ti assez beau à vot' goût, Mademoiselle Martin?

Elle fait un pas de côté, m'examine d’un regard penché, comme si j'étais un chien jappeur,puis elle se retourne carrément face à moi en relevant le menton:

Oui, y’ fait beau pis la nature est ben belle itou. Vous voulez me dire quèq’ choseMonsieur?

J’veux juste vous dire que... que, ben, ça fait longtemps que j’ai envie de vousparler pis que j’ose pas.

Ben là, vous pourrez pus dire ça.

Émérence fait une moue souriante. Je ne sais pas quoi penser. Elle jette un œil du côté deses parents, puis elle revient à moi. Je n’ai pas été très habile, je me demande si elle souritde plaisir ou si elle se moque de moi. Après un moment qui me semble bien long, elle merassure:

Vous m’avez un peu surprise, mais vous avez ben faite.

Vue de plus près, Émérence est encore plus belle. Son odeur me surprend. Ses cheveuxbruns ont des reflets brillants comme la terre humide après le labour. Sa peau blanche estencore plus blanche à côté de son manteau noir. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me faitpenser à une fleur sauvage.

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Mes parents m'attendent dans le boguet. Je me retiens pour ne pas courir comme unenfant. Ma mère me regarde avec son sourire des beaux jours.

Depuis le temps que tu penses à elle, fallait ben que tu t'décides. C’te-fille-là a' l'a ben de l’allure, dit mon père, sans me r'garder, pis a’ vient d’une

bonne famille de cultivateurs, comme nous autres.

Mon père me parle, maintenant. Oh! Pas de longues conversations, mais il n'a plus l'air dem'en vouloir. Ce n’est pas l'amour, mais c'est la paix.

Le dimanche revient enfin. J'ai rien qu'une idée dans la tête. Si elle me sourit encore, jevais lui demander si je peux aller la voir samedi soir. Tout au long du service religieux, jel’observe discrètement et je suis certain qu'elle m'observe elle itou. La messe se termineenfin. Avant de sortir de l’église, j'attends quelques minutes. Elle va trouver une place oùm’attendre et c’est moi qui vais aller la trouver. C’est comme ça que ça doit se passer.

Je m’approche d’Émérence. Elle me regarde venir avec un sourire nerveux. Est-ce qu'elleva m’envoyer promener? Peut-être bien qu’elle est gênée. Je prends mon courage à deuxmains et m'approche:

J’vous trouve ben de mon goût, Mademoiselle Émérence. J’ai pensé à vous toutela semaine, pis vous êtes encore plus belle que dans mon souvenir.

On s’est parlé cinq minutes dimanche passé, pis là vous êtes en train de me fairela cour, comme un chevalier pour une princesse.

J’m’excuse, Mademoiselle Émérence, j’voulais pas... j’voulais… C’est quoi que vous voulez?

Je pense que le ciel va me tomber sur la tête, que je vais être repoussé comme le plusfantasque des gars de la place. C’est bien tout ce que je mérite. C'est comme si je perdaisun peu la tête. Mon cœur bat fort. J'ai de la misère à me comprendre. Émérence sourit ense retournant. Je pense qu'elle rit de moi.

Vous aimeriez être mon cavalier? Vous là, j’sais pas comment vous dire ça, là. Vous êtes ben fine pis ben intelligente

de me comprendre vite de même. Pis c’est quoi vot' réponse? Samedi soir à sept heures, ça vous irait-ti?

Une bouffée de joie me soulève de terre, je me vois déjà marié avec la plus belle fille deSaint-Modeste.

Çartain que ça me va.

Mes parents m'attendent pour rentrer à la maison. Ceux d'Émérence sont juste à côté desmiens. Je les vois qui sourient. Je n’ai pas envie de courir. Émérence marche au mêmepas que moi. J'ai le goût de l'embrasser sur la joue, mais je n’ose pas.

Les deux voitures partent dans des directions opposées. Je me retourne pour la voirencore un instant. Elle disparaît de l'autre côté de l'église.

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Chapitre 9

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Papa a décidé de remplacer les vieux barreaux de la galerie par un garde-fou en fer forgé: Ça va être plus beau pis plus solide, il dit.

Ce matin, j'ai pris les mesures avec lui puis j'ai dessiné le modèle qu'il voulait sur dupapier quadrillé.

C'est exactement c'que j'voulais, Émérence.

J'ai toujours aidé mon père dans les travaux de la ferme. Un travail d'homme, ça ne mefait pas peur. Ce que j'aime le plus, c'est le temps des sucres. Une terre où c'est qu'il yaurait rien que des érables, c'est mon rêve. Maman a dit de faire attention pour ne paslaisser des places où c'est qu'un enfant pourrait passer sa tête. J'ai corrigé quelques lignes,mais papa ne l'aimait pas autant. J'ai décidé de faire comme je pensais et là, tout le mondeétait content.

Cet après-midi, papa va porter mon dessin au forgeron: As-tu besoin de quèq' chose au village, Claire?

Maman n'a besoin de rien. J'veux y aller avec vous, Papa. Voyons donc, Émérence, une forge c'est pas une place pour une fille de ton âge!

C'est ma mère qui lui répond: Ben voyons donc, Ignace, Monsieur le Curé a jamais parlé de ça.

Maman ne laisse pas passer une occasion de défendre ses filles. Quand elle lui parlecomme ça, papa répond toujours la même chose:

Les temps changent! On sait pus où c'est qu'on s'en va!

Mes sœurs et moi, on le taquine et on trouve ça drôle. Ça fait qu'il finit par rire avec nousautres. Mon père, c'est un doux. Chez les voisins, ça ne se passe pas toujours comme ça.

Il y a un gars que je trouve de mon goût et ça s'adonne qu'il travaille à la forge de Saint-Modeste. J'ai demandé à Sifroy s'il le connaissait:

Y' s'appelle Luc Ouellet, il m'a dit, pis depuis qu'y' est r'venu des États, y' ferre leschevaux à la forge.

Ce Ouellet-là, il est grand, quasiment six pieds et pas mal beau, itou. Je l'ai vu au magasingénéral et à la messe quand il est allé communier. Il se tient le corps droit et le menton enavant. J'aime ça.

J'ai rien qu'un frère, Sifroy, et il est marié. J'ai six sœurs et les deux plus vieilles, Marie etAmanda, sont mariées elles itou. Maman dit qu'à dix-neuf ans, ça devrait être mon touravant longtemps. Les autres garçons de la paroisse ne m’intéressent pas. J'en connais quiveulent s'en aller aux États et d'autres qui pensent rien qu'à aller passer leurs hivers dansle bois. Ceux-là qui prennent un coup ou bien qui font les fanfarons, je ne les regardemême pas. Il faut dire que je suis plus grande que les autres femmes et qu'un garçon pluspetit que moi, ça ne me dit rien. Je veux un mari sérieux, un homme qui a une tête sur les

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épaules et qui veut s'installer sur une terre.

Pour que mon père m'amène au village, il faut que je trouve une bonne raison: J'ai besoin d'un manteau pour l'hiver. On est encore en septembre, ça presse pas, y' me semble. J'veux juste les voir, Papa. A' l'a raison, dit maman, son manteau noir, y' est trop court pour elle, pis ça

s'adonne que celui de Philomène va aller à Arthémise, pis le sien, à Malvina.

Finalement, maman décide de venir avec nous autres.

***

Il fait beau comme si c'était encore l'été. Rendue à la forge, ma mère dit qu'elle a mal auxjambes et qu'elle va attendre dans le boguet. Elle me regarde avec son air taquin:

Reste donc avec moi, Émérence.

Je lui jette un œil sévère. Elle rit, et du menton, me fait signe d'y aller. Je lui sers unegrimace et je saute du boguet. Je devine que Sifroy, à moins que ce soit sa femmeParméla, a dû lui parler du jeune homme. Mon père nous regarde l’une après l'autre etmarmonne:

Les femmes...

Pendant que mon père discute avec le forgeron, je reste près de la porte. Il fait très chaud.Ils s'approchent de Luc et discutent avec lui. Il fait signe que oui de la tête, puis jette unœil vers moi. Je n’ai pas le temps de me retourner. Il y a comme des éclairs dans sesyeux. Ça doit être le reflet du feu de la forge, ou bien... Il me fait un beau sourire. Toutmon visage veut lui répondre. Je me retiens, mais je le regarde pareil. Il recommence àparler avec son patron et mon père revient vers moi. Je le suis jusqu'au boguet. Ma mèreme regarde avec son air moqueur et dit:

T'es donc ben rouge, toi? Y' fait ben chaud là-dedans.

Le magasin général est à l'autre bout du village. Cette fois, c'est mon père qui nous attenddans le boguet. Dans le magasin, ma mère me glisse à l'oreille:

Y' était-ti là, le beau Luc?

Cette fois, ma grimace se change en sourire: Oui, pis y' m’a fait des beaux yeux.

Aujourd'hui, tous les manteaux sont beaux. J'essaie tous ceux qui peuvent me faire. Audébut ça m'amuse, mais après j'ai le goût d'être toute seule:

J'vas faire une prière sur la tombe de grand-papa. J'vas r'venir dans cinq minutes.Attendez-moi avec papa.

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Je pars en vitesse pour pas que maman me suive. Devant l'épitaphe, je fais une prière,mais je ne pense pas à ce que je dis. Je pense à ce Luc. Pourvu qu'il ne boive pas. J'espèrequ'il va faire un pas vers moi. J'aimerais ça en savoir plus long sur lui.

***

Deux jours plus tard, papa attèle un cheval à une charrette pour passer prendre le garde-fou à la forge. Je monte sur la plate-forme en disant qu'il pourrait avoir besoin de moi. Ilne dit rien. Dans la forge, je m'avance près du garde-fou. J'essaie de fixer mon regard surle fer forgé. Il est beau comme je n’avais pas pensé. Pour pas que Luc me prenne pourune fille frivole, j'évite de le regarder en face, mais je le vois pareil. Mon père paye leforgeron pour son travail. Luc prend le garde-fou et vient le déposer sur la charrette. Monpère le salue et moi, je lui fais un petit signe de la main. Nous revenons à la maison.

***

Un beau dimanche, après la messe, je fais semblant de rien, mais je vois qu'il s'en vientme parler. Ho! Il ne m’a pas parlé longtemps, mais au moins, il a fait le premier pas. Ungars qui a passé plusieurs années aux États, ça me surprend qu'il soit gêné de même.Durant la semaine qui suit, je me prépare à lui faire une belle réponse s'il me demandepour sortir avec lui.

Le dimanche enfin revenu, je l'attends à côté de l'église, pas loin du groupe de femmesqui parlent de couture et de conserves. Je ne me suis pas trompée: il s'en vient vers moi.Je me demande… il est peut-être trop gêné pour se déclarer?

J’vous trouve ben de mon goût, Mademoiselle Émérence. J’ai pensé à vous toutela semaine, pis vous êtes encore plus belle que dans mon souvenir.

Je lève les yeux au ciel et recule d'un pas. Il n'arrive pas à dire ce qu'il veut. Je souhaitetellement qu’il me demande d'être mon cavalier que je le bouscule:

C'est quoi que vous voulez?

Je m'en veux aussitôt même si je garde un petit sourire. Maintenant, il n'osera pas medemander quoi que ce soit. Je n'ai pas le choix:

Vous aimeriez être mon cavalier?

De retour dans le boguet de mes parents, je réfléchis. J'ai été pas mal brusque. Il savaitplus quoi faire. Je me sentais bien à côté de lui. Il ne s’est pas montré empereur. C'est moiqui a été impératrice, ça l'a impressionné pas mal. Faudrait bien que je corrige ce défaut-là. Il est timide, mais pas mal fringant. Je me demande s'il me ferait un bon mari. Moi quiavais peur de tomber sur un homme rude, voilà que j’ai peur que celui-là ne soit pas assezsérieux. Je vais prendre le temps de le connaître.

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Luc habite à l'autre bout de la paroisse: c'est loin de notre petite ferme dans le flanc desmontagnes. Pendant le voyage vers la maison, ma mère fait tout pour me sortir de maréflexion:

Pis, y' est-ti à ton goût? Y’ est un peu gauche, mais y’ est poli. Y’ m’a l’air d’être un bon gars. Y’ est assez

ben habillé pour un fils de cultivateur.

Mon père ajoute son grain de sel: Prends ton temps ma fille, prends ton temps… Chus pas pressée, Papa.

***

Après un mois de fréquentation, mon idée est pas mal faite. C’est un homme honnête etun bon chrétien. Il ne boit pas et il possède deux lots dans le Rang Six de Saint-Hubert.C'est un gars qui a les pieds sur terre.

J’pense qu’y’ m’ferait un bon mari, Maman. En tout cas, ces Ouellet-là, c’est du bon monde. Ton père le trouve ben vaillant.

Depuis un mois, on se voit deux fois par semaine. On parle de mariage et de famille.

***

Le premier dimanche de décembre 1893, après la grand-messe, je reviens à la maisonavec Luc. C'est aujourd'hui qu'il va faire sa grande demande. On a tout prévu.

Au moment de prendre place à la table, devant toute ma famille réunie, Luc prend un airsolennel, même s'il tremble un peu:

Monsieur Martin, j’aime ben gros vot’ fille, j’veux vous demander sa main... Bon,euh... j’veux la marier pis j’vous demande si vous voulez.

Je souris. Ce n’est pas ça qu'il devait dire. Maintenant, je sais qu’avec lui, il ne faut pastrop se préparer. Je ne lui en veux pas. Il est très différent de moi, mais c’est un hommeau cœur d’or. Je vais l’aimer, ça, c’est certain.

T’es un bon gars, mon Luc. Même si tu t’enfarges un peu avec les mots, çam’inquiète pas pantoute. Émérence est capable de parler comme un grand livre, a'l'a du varbe pour deux, comme dirait Monsieur le Curé. Vous pouvez vous marierquand vous voulez.

Si ça vous va, Monsieur Martin, ça va être le neuf janvier à dix heures.

Je suis surprise, on n'a jamais parlé de l'heure.

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Tu trouves pas que c’est de bonne heure un peu, pour un mariage ? C’est une surprise, ma belle Émérence.

Toute ma famille applaudit et accueille l’heureuse nouvelle avec des bravos. Les hommesse serrent la main et les femmes viennent m'embrasser.

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Chapitre 10

Janvier 1894

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Émérence me regarde avec surprise, car je viens de me lever. Toutes les têtes se tournentvers moi. Les rires et les bruits d'ustensiles font place à un silence religieux. Il ne restepresque plus rien du délicieux gâteau de noces de ma belle-mère. Tout le monde a eu sonmorceau et les enfants en redemandent. C'est le moment que j'attends depuis longtemps:

On a eu un beau mariage pis une noce formidable. Pour ça, je veux dire un grosmarci à ma belle-mère pis à mes belles-sœurs itou. Marci de tout mon cœur! Maislà, ma femme pis moi, y’ faut qu’on parte.

Émérence me donne un coup de coude. Je me penche:

T’es donc ben pressé. C'est quoi c't'affaire-là? J’t’ai dit que t’aurais une surprise, Émérence, ben c’est astheure que tu vas l’avoir.

Les dizaines de visages souriants surveillent la réaction d'Émérence. Je sors de la table etlui fais signe de se lever. Je la prends par la main et l’entraîne vers une fenêtre d'en avantde la maison. Mon neveu avance le cheval qu’il vient d’atteler à la carriole du dimanche.Hier, je lui ai demandé d’étriller et de brosser la jument Blanche d'Ernest. "Fais çacomme y' faut, je lui ai dis, y' faut pas qu'a' parde un poil en chemin." Émérence me serrela main très fort. Elle est la seule à ne pas trouver ça drôle. Je garde mon plan et fixe mesyeux droit dans les siens:

Greye-toi ma femme, on part en voyage de noces.

Le ciel est plein de nuages, mais le temps est plutôt doux. Émérence se tient bien droite: J'ai pas eu le temps de dire marci aux invités, Luc.

Je l'entraîne vers la voiture. D’une main, je lui fais signe de monter et de l'autre j'appuiedélicatement sur le milieu de son dos.

Mais… mais j’ai pas de linge pour me changer. J’peux pas partir de même,coudonc, là!

Sa mère s'avance vers elle avec son sourire moqueur des beaux jours: R'garde derrière le siège, ma fille, on t’a trouvé une valise pis t’as tout ce qu’y’ te

faut dedans. Pis dans la boîte qu'y a à côté, j'lui dis, y' a tout c’que moi j’ai besoin.

Émérence, c'est une femme qui a l'habitude de faire à sa tête. Mais là, c'est moi qui mène.Elle me regarde avec des yeux sévères. Les deux familles nous entourent et noussouhaitent bon voyage. Les jeunes crient des "Vives la mariée!" Devant tout ce mondequi applaudit, Émérence retrouve un peu de sa bonne humeur. On monte dans la voitureet on s’emmitoufle dans une peau de buffle. J'attrape les guides:

En avant la jument. Bon voyage, là! Faites attention à vous autres.

Au petit trot, la Blanche s’élance sur la mince couche de neige tombée depuis le matin. Veux-tu ben me dire où c’est qu’on s’en va de même? À Rivière-du-Loup, ma belle.

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Je pousse la bête. Elle accélère la cadence. Après moins d’une minute, blotti contre monépouse, les pieds sur des briques chaudes, mon corps se réchauffe et mon cœur se remplitde joie.

J’voulais être çartain qu’on serait rendu avant la noirceur. C'est pour ça qu'y'fallait se marier de bonne heure.

J'comprends astheure. Mais des surprises de même, faudrait pas que tu m'enfasses trop souvent.

Elle me sourit avant d'ajouter: Ça veut-ti dire qu'avec un homme plein de surprise comme toi, chus pas au bout

de mes peines? Une vie où y' a pas de surprise, Émérence, c'est une vie triste. Tu penses pas? Oui, mais…

À quatre heures, on s’arrête sur la rue Lafontaine, en face de l’auberge Saint-Louis. Unportier nous dit d'aller au comptoir, puis il prend nos bagages et nous suit. Pendant cetemps-là, un homme âgé conduit mon cheval près de l'écurie, le dételle et le fait entrerdans la bâtisse.

Quinze minutes plus tard, on se retrouve seuls dans une chambre belle comme on n’en ajamais vu. J'ai l'impression d'être dans un rêve. Émérence s'avance près de la fenêtre, del'autre côté du lit. Je la suis. On ouvre les rideaux pour laisser entrer la lumière. Des genspassent sur les trottoirs:

C’est ça, la ville. Des maisons collées ensemble, pis des gens qui se connaissentpas.

Émérence garde les yeux fixés sur le dehors et dit: C'est drôle, Luc, j'pense à ma première communion. J'avais peur de l’évêque, un

gros homme avec une bedaine, mon estomac me faisait mal pis j’avais quasimentpas mangé de la journée.

Mais comment ça se fait que tu penses à ça, là? J'sais pas, mais j'ai le cœur qui bat. C'te fois-là itou, y' battait de même.

Il faut que je lui change les idées, je me dis. Je me retourne. Les murs fleuris m’étonnent.Je touche du bout du doigt. Je ne sais pas si c’est du tissu comme les rideaux ou dupapier. Je demande à Émérence. J'ai l'impression qu'elle sort de sa torpeur.

Ça, c'est de la tapisserie.

Ses yeux vont d'un meuble à l'autre: Mais ça a pas d’allure, une belle place de même. Ça doit coûter cher en grand. On se marie rien qu’une fois, Émérence. Y’ faut fêter ça.

Depuis que je pense à me marier, je rêve à ce voyage. Aux États, j'avais déjà ramassé unpeu d'argent pour ça. Depuis un mois, j'ai demandé à mon patron de me faire travaillerplus d'heures et j'ai quasiment arrêté de fumer. Il faut que je ménage pour le voyage de

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noces, que je me disais. Aujourd'hui, je suis le plus heureux des hommes.

Il y a rien qu’une autre pièce dans la chambre, c’est la salle de bain. Je n’ose pas parler dela toilette, je sais que c'est la première qu’elle va voir, ça la gênerait. Je demande àÉmérence si elle a déjà pris un bain. Rapidement, elle traverse la chambre, entre dans lapièce et ferme la porte.

J'entends l'eau de la toilette. J'ai l'idée de chantonner pour cacher le bruit:

"Quand nous chanterons le temps des cerises, et gai rossignol et merle moqueur seront tous en fête ! Les belles auront la folie en tête et les amoureux,du soleil au choeur ! Quand nous chanterons le temps des cerises,sifflera bien mieux le merle moqueur !"

Après cinq minutes, Émérence sort de la salle de bain et vient vers moi. Je la regarde ensouriant:

Veux-tu chanter à ton tour, ma belle Émérence?

Elle se détend, enfin: Tu peux compter sur moi, mon mari.

Je me retrouve quasiment dans le noir. Seule une petite fenêtre cachée par une toile laissepasser un peu de lumière. La dernière fois que j’ai pris un vrai bain, c’était aux États-Unis. Ça me rappelle de beaux souvenirs. Je vais me laisser tremper dans l’eau chaude.

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Chapitre 11

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J'entends couler l'eau du bain de Luc. Je me tourne vers le grand lit en laiton. Lacourtepointe toutes sortes de couleurs me rappelle la chambre de mes parents. J'ai peur dece qu’y va se produire sous les draps. Ma mère m'a dit: "Ça, c’est ton devoir conjugal.Les hommes y’ savent c'qu’y’ ont à faire, pis toi, tu dois te laisser faire."

Me laisser faire, ça ne me ressemble pas beaucoup. Elle a dit aussi: "Si y' fait ça commey' faut, tu vas voir que c'est bon." Comment je vais savoir, moi, s’il fait ça comme il faut?Quand ma mère sort de la chambre à coucher, le dimanche après-midi, elle a toujours l'airaux anges. Ça doit être parce que c'est bon. Et si ce n’est pas bon, qu'est-ce que je vaisfaire?

À travers la porte de la salle de bain, Luc me dit qu'il veut prendre son temps. Fais ça Luc, moi j’vas m’occuper des affaires qui a dans c’te valise-là. Pis j’vas

ranger tes affaires itou. T’es ben fine, ma belle Émérence.

Après une demi-heure, Luc sort de la salle de bain en souriant. Il regarde le lit: Ça doit ben être l’heure de souper là, hein, Luc? Dans une aubarge, on doit pouvoir manger à l’heure qu’on veut? Non, non, j’ai lu icitte sur le papier que la salle à manger a’ farme à sept heures.

Pis là y’ est quasiment six heures. J’ai pas une grosse faim, tu sais. Oui, mais y’ faut manger pareil.

Le premier repas que nous prenons dans une salle à manger d’hôtel nous rend bavards: La nourriture est aussi bonne que celle de ma mère, dit Luc. Pis avec la sauce au poivre, la viande est bonne en grand. Y' a des affaires là dedans que j'ai jamais mangées

Luc m'offre mon premier verre de vin rouge de ma vie. Ça me fait tourner la tête. Il m'enoffre un autre, mais je n'en veux pas. On se laisse servir comme des personnagesimportants. C'est délicieux et je mange lentement. Luc m’attend pour commander ledessert.

Du café ou du thé, Monsieur, Madame? Ça va être du thé pour moi Pour moi itou, euh… aussi.

On est revenu dans la chambre. Je sais plus comment retarder le moment où je devrai medéshabiller, entrer sous les couvertes et attendre de voir ce qui va se passer.

Chus ben fatiguée, tu sais. Ben... ben moi itou.

Je sens bien qu'il ment. Je n’en fais pas de cas.

Il a attendu jusqu'à vingt-cinq ans, je me dis, il peut bien attendre une autre journée. Jedécide de prendre un bain, le premier de ma vie. C'est bon comme ce n’est pas possible.

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Quand l'eau devient quasiment froide, je sors, mets ma jaquette de noce et rejoins Lucdans le lit:

Bonne nuit, mon mari. Bonne nuit, ma belle.

Luc se tourne vers moi et m'embrasse sur les lèvres. Sa bouche descend jusque sur moncou:

Tu sens donc ben bon, toi. J'me suis mis du parfum, mais chus fatiguée, Luc.

***

Au petit matin, à l’heure où d'habitude je me réveille, je sors d’un sommeil sans rêves,mais je me sens bien. J'ouvre les yeux sur mon mari encore endormi. Lentement, je meretourne. En fait, il ne dort pas. Tout doucement, il touche le tissu qui recouvre monépaule. Je m'appuie sur un coude et lui souris. Sa main glisse sur ma gorge. C'estagréable. Je me tourne sur le dos et relève mes bras au-dessus de ma tête. Il s'appuie surses coudes et m'embrasse tendrement. Je laisse ses mains vagabonder sous les draps. C'estbon, de plus en plus délicieux. Je sens son membre appuyé sur ma hanche.

Ma belle-sœur Parmella m'a dit qu'y' faut prendre son temps, Luc. Dans ma tête, ça dit la même chose, mais dans mon corps, ça commence à presser

pas mal, ma belle.

Ma respiration s'accélère. Il prend ma main et la met sur son membre. Je ne pensais pasque c'était aussi gros que ça. Il se glisse sur moi. Je le serre de toutes mes forces. Il rit. Ilplace son membre là où il doit pénétrer. Par petits coups, il le fait entrer. Tout à coup ilme fait mal, mais ça ne dure pas. Il entre en moi et lâche un râle:

J't'ai-ti fait mal, Luc? Non. C'est le contraire. C'était tellement bon que j'ai eu envie de crier. Continue, Luc. J'peux pas continuer tout suite, Émérence. Mais inquiète-toi pas. J'vas

r'commencer ça sera pas long. Pis si ça s'peut, ça va durer plus longtemps.

Au creux de ce lit douillet, dans la lumière naissante de l’aurore, nous découvrons lesplaisirs de l’amour. Je me dis que la surprise du voyage de noces à l'auberge en valait lapeine. Je pense à ma mère. Je vais être heureuse avec lui.

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Chapitre 12

Rang Six, 1894

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L'hiver achève. Depuis qu'on est mariés, Émérence reste chez mon frère avec moi. Je nelui parle pas beaucoup de ce que je fais sur mes lots. Je coupe du bois pour le vendre, jelui dis. J'ai hâte au printemps pour lui faire la surprise. Le midi, j'allume le poêle de lacabane, je fais réchauffer la nourriture qu'elle m'a préparée, je m'étends sur le bancrecouvert de branches de sapin et je me repose en pensant à elle. Si le printemps peutarriver, je vais l'amener ici. Si ça se peut, on va toujours rester ensemble, après ça.

***

Le mois de mars amène les premiers jours de temps doux et le début de la fonte desneiges. C'est dimanche et c'est aujourd'hui que je vais faire la surprise à Émérence.J'attèle la Blanche d’Ernest sur la sleigh et on va à la messe à Saint-Hubert. Après lacérémonie, on reprend la route jusque chez nous.

T'es donc ben de bonne humeur, toi?

Elle me jette un œil souriant et ajoute: Serais-tu en train de me préparer une de tes surprises, toi là? P't'être ben que oui, p't'être ben que non.

On arrive enfin en face des lots un et deux du Rang Six: C’est icitte not’ chez-nous, ma belle Émérence.

Elle regarde autour d'elle. Il n'y a rien d’autre que de la forêt. Elle ne dit rien. Astheure, on descend au sud, j’ai quèqu’chose à te montrer.

Je dirige la Blanche vers un sentier étroit et la fais passer entre deux épinettes plustouffues que les autres. J’arrête l'attelage:

Icitte, Louis pis Thomas ont coupé un peu de bois dans le temps. Y’ ont rasé laplace pour se bâtir un abri. Le bois a pourri pis la forêt a r’poussé.

C’est pour ça que les arbres sont plus branchus qu’ailleurs. Tu connais ça, ma femme. Quand on vient d’une famille de défricheurs, on sait faire la différence entre une

forêt viarge pis une repousse, voyons donc.

Je remets ma bête en route en chantonnant. Je m'arrête: Pas loin d'icitte, y’ a un p’tit lac vaseux que tu vois pas, y’ a ben des pistes de

lièvres par icitte. Quand on sera installé, t’en manqueras pas. Ça, de la pardrix pisdu chevreuil, c’est plein dans le coin.

Émérence reste songeuse, mais ne dit rien. Je commande à la Blanche d’accélérer le pas.Le sentier est encore glacé dur. On arrive enfin. Émérence s'écrie:

C’est quoi c’te cabane-là? Regarde autour de toi, Émérence, c’est plein d’érables à sucre. Pis la cabane, j’l’ai

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bâtie l’automne passé, quand j’ai commencé à te fréquenter. Viens voir dedans.

Je marche devant. Mes longues bottes de cuir font des cratères. Émérence marche dansmes pas. Avec mes pieds, je dégage la porte et l’ouvre. Émérence écarquille les yeuxcomme quand elle a vu le garde-fou de son père à la forge:

Mais c’est une vraie cabane à sucre, ça, Luc! Oui, ma belle Émérence, une vraie cabane à sucre! Une cabane prête à être

chauffée. Pis toute installée pour faire bouillir l’eau. Y’ reste rien qu’à entailler! Du bon sucre d’érable, c’est ce que la nature nous donne de meilleur, à nous

autres, les Canayens. Pis de la bonne tire sur la neige! J’ai hâte!

Sur la terre des parents d’Émérence, il y a bien quelques érables, mais pas assez pouravoir une cabane:

Depuis que j'suis petite fille, j'me dis qu’un jour, j'en aurai une. Mais c'estformidable, Luc!

C'est la première fois que j'te vois excitée de même. T'es plus belle que jamais! Quand c’est qu’on entaille? Si t’es là pour m’aider, on commence demain matin.

Je m’avance près du poêle, je l’ouvre et y dépose du bois ramassé avant les neiges. Jefrotte une allumette sur le métal noir et mets le feu à l’écorce de bouleau blanc. Laflambée s’étend, enveloppe les branches sèches et s’attaque aux quartiers d’érables. Lachaleur se répand autour de nous. On reste silencieux, immobiles, comme si la danse desflammes nous troublait un peu.

J'ajoute du bois dans le foyer. Émérence enlève son manteau et examine les lieux: C’est quoi ces branches-là, Luc? C’est not’ lit pour quand on va coucher icitte. Y’ manque rien que la peau de

carriole. Pis j’vas la charcher dret-là. Mais t’es donc ben fou. Oui, ma belle Émérence, depuis que j’te connais, chus fou, fou de toi.

Je prends ma femme dans mes bras: Icitte, Émérence, c’est pas l’aubarge Saint-Louis, mais c’est quasiment aussi ben

de même. On est tout seuls, Émérence. Y’ a parsonne qui va nous entendre si onfait craquer la paillasse.

Je sors de la cabane et cours dans les pas creusés. Mes bottes s’enfoncent dans la neige.Je perds l’équilibre et tombe. Sans perdre le sourire, je me relève.

De retour dans la cabane, on a tout le temps qui faut pour s'amourer et crier quand on en aenvie:

C’est comme si c’était la première fois, Émérence. En tout cas, c’est la première fois qu’on fait ça chez nous, en plein jour pis en

pleine libarté.

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Une heure plus tard, je prends Émérence par la main et l'amène au chantier d’abattage. Regarde la belle pile de billots que j’ai là. T’as travaillé fort en grand! Y' en a pour combien d'argent là-dedans? Y' en a pour tous nos besoins, pis plus encore.

Émérence devient songeuse: Enfin, on va être chez nous, Luc. On va être ensemble tout le temps, ma belle. Avec le bois pis le sucre d’érable, penses-tu qu’on va avoir assez d’argent pour

vivre? J’cré ben qu’oui.

Deux semaines plus tard, des centaines d’érables sont entaillés et des chaudières en tôlegalvanisée y sont accrochées. Il reste juste à attendre la bonne température: du gel la nuit,du dégel le jour. Le miracle se produit en avril. Pendant la saison des sucres, on s’installedans la cabane. Moi je bûche et Émérence fait la tournée des érables. Dans un tonneauque j'ai fixé sur un traîneau plat, elle transvide le liquide sucré et transporte le toutjusqu’aux bouilloires.

Toutes les fois que je varse de l'eau dans une bouilloire, elle me dit, j'attise le feudu poêle et je surveille l’évaporation de l’eau.

Le soir, quand je reviens à la cabane, je vois qu'elle a mis de côté un peu de sirop pour lescrêpes, les œufs et le jambon.

Des fois, quand je suis en forêt, je la vois qui vient me chercher, ça veut dire que le siropest devenu de la bonne tire. Ensemble, on en verse des coulées sur la neige et on serégale. Quand il y en a plus sur la neige, on se pourlèche et on va en chercher d'autre.Quand l'épaisseur du sirop est parfaite, on le retire et on le verse dans des moules en bois.Quelques minutes, c'est assez pour obtenir un sucre dur. Émérence se réjouit:

Si ça continue, on va pouvoir en vendre une centaine de livres au magasingénéral.

Ouais, ça va nous faire un bon revenu, ça là.

Pendant la durée des sucres, y faut pas que la flamme s'éteigne, la qualité du sucre endépend. Avec les victuailles qu’on a emportées du village, les lièvres et les perdrix sontnotre nourriture. L'eau, on la prend dans la source qui sort de la terre juste à côté de lacabane. Il n’en manque jamais. Hier, en en recueillant une tasse, Émérence a dit:

Claire comme de l'eau de roche. Astheure, j'vois de mes yeux c'qu'a' veut dire,c't'expression-là.

Nuit après nuit, couchés sur la peau de buffle, on ne se tanne pas de sentir l’odeur dusirop d’érable et d’écouter les craquements du bois. Maintenant, je ne compare plus macabane à l’auberge Saint-Louis. Près d'Émérence que j'aime et au milieu de ma forêt, jesuis au paradis.

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Chapitre 13

Rang Six, 1894-1895

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La sève des érables arrête de couler quand il fait trop chaud la nuit ou trop froid le jour.C’est la loi de la coulée, on y peut rien. Si la température ne change pas, on n’aura pasune grosse année. Je suis surpris de voir qu'Émérence n’a pas l'air de s'en faire avec ça.Elle s’approche de moi avec un sourire que je ne lui connais pas, elle me prend les mainset me regarde avec des yeux doux:

Y’ a des affaires qui finissent, Luc, mais y’ en a d’autres qui commencent… Dis-moi pas que tu vas, que t’es...?

La bouche ouverte, immobile comme une statue de plâtre, je reste là à la regarder. Je latrouve plus belle que jamais, j'attends.

Avant les sucres, tu m’as fait une belle surprise. Ben là, c’est à mon tour de t’enfaire une. Ben oui, chus en famille. Tu vas être père, Luc.

J’vas être papa! Wow! Ça, c'est toute une nouvelle!

J'ai rien qu'une envie, c'est de prendre ma femme dans mes bras et de la faire tournercomme dans un set carré. Je m'arrête. Faut pas faire de folie. Une future maman, c'estfragile. J'essaie de compter les mois. Trop énervé, je n’y arrive pas. Je demande àÉmérence:

Si j'me trompe pas, ça va être en novembre. Ça va être un garçon pis y' va s'appeler Napoléon! Pas trop vite, là. Moi, j'pense que ça va être une fille pis a' va s'appeler Adèle. Ça me prend un héritier, voyons donc! Ben moi, si j'veux avoir une grosse famille, ça me prend de l'aide dans la maison.

Ça fait que…

Les plaisanteries ne durent pas longtemps. Émérence devient sérieuse: J't'écoute, Émérence. On va-ti avoir une maison à nous autres quand y’ va arriver, c’te bébé-là ?

Je comprends qu'elle ne peut pas s'occuper d'un bébé dans une cabane à sucre, mais ças'adonne que j'ai déjà pensé à la maison. Plutôt que de répondre, je prends Émérence parla main et l’attire devant le crucifix que j'ai fabriqué et placé au-dessus du lit. À genoux,on baisse la tête et on fait une prière pour remercier le ciel:

Mon Dieu, faites que la bonne Sainte-Viarge, protège Émérence pis l'bébé qui s'envient.

Mon Doux Seigneur, donnez-moi la force que j'vas avoir besoin pour grossir pismettre c'te bébé-là au monde.

Je n’ai pas oublié la maison. Je prends un moule à sucre d’érable et avec la lame de moncouteau de poche, je grave les formes d’une maison avec des lucarnes et une galerie. Jeme vois déjà en train de fumer ma pipe sur le perron pendant qu’Émérence s'occupe denourrir notre petit.

T’as raison, Émérence, ça nous prend une maison.

Je m’approche d’elle et je place la gravure dans la lumière du soleil. Si a’ r’semblait à ça, a’ s’rait-ti assez belle?

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A’ serait belle à plein, pis ben à mon goût itou. À part de ça, ma femme, not' maison va être dessinée sur toutes nos livres de

sucre.

Émérence me demande si je vais faire ça sur tous mes moules. Pour cette année, il nereste pas grand sucre à faire. J’en ai assez de deux ou trois. Pour les autres, ça peutattendre à la prochaine saison. Les soirs d'hiver, j'aurai le temps.

La maison, elle ne doit pas être rien que sur mes moules, il faut la construire. Pour ça, j’aibesoin de bois et je n’ai pas plus de temps qu'il m'en faut. La demeure va être bâtie surune petite butte, là où Louis et Thomas avaient dégagé le sol une première fois.

***

On est en juillet. Depuis deux mois, je transporte des billots au moulin à scie pour enfaire des planches et des madriers; je dégage un terrain quatre fois grand comme lamaison et je creuse une cave jusqu'au roc. Ce n’est pas profond, mais j'ai rien qu'à faireun solage plus haut. Je suis maintenant prêt à commencer les travaux.

Quand ils peuvent, Ernest et Louis viennent m'aider. Lambert Plourde vient aussi avecAlbert et Wilfrid. Dans la condition d'Émérence, on ne peut pas aller coucher à la cabaneà sucre, le chemin est trop cahoteux. On reste chez Lambert. Tout mon temps, je le metssur les travaux de construction. Émérence aide Marie-Josèphe le matin. Le reste del'avant-midi, elle prépare de la nourriture pour le dîner des hommes. J'ai fabriqué unetable avec des planches posées sur des chevalets. On s'assoit sur des bûches et on mangedehors, tous ensemble. À part les moustiques qui n’arrêtent pas de nous achaler, on estaussi bien que dans une maison.

Quand les hommes voient Émérence se démener pour servir tout le monde en mêmetemps, ils s'inquiètent:

Dans ta condition, Mérence, faut pas que t'en fasses trop. J'm’appelle É-mé-ren-ce, pis inquiétez-vous pas pour moi, chus capable de

m'prendre soin.

***

Les travaux vont bon train. Aujourd'hui, on installe la pompe à eau. Émérence aura plusbesoin d'aller remplir son seau au puits. Elle insiste pour que les gars boivent plusieursfois par jour. Ça me rend fier de voir qu'elle sait prendre soin d'eux autres.

Émérence et moi, on compte les jours qui restent avant de pouvoir emménager. Deux semaines si tout va ben, dit Lambert.

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Enfin, on apporte le poêle et on le raccorde à la cheminée. C'est ce moment-làqu'attendait Émérence.

J'vas pouvoir cuisiner à mon goût, laver le plancher pis tricoter du linge pour lebébé.

La construction est enfin terminée. Installée dans notre demeure, Émérence se reposeautant qu'elle peut en attendant sa délivrance. Moi, je recommence à bûcher, mais je faisattention pour ne pas m'éloigner de la maison.

***

On est au début du mois de novembre, Émérence a toute la misère du monde à porter songros ventre, ses jambes sont enflées et elle a le souffle court. Sous mes coups de hache,les copeaux de bois s’envolent, mais je pense rien qu'à elle. Émérence m’inquiète.Faudrait pas qui lui arrive un malheur, je pense que je deviendrais fou.

Le vingt-et-un novembre, tôt le matin, Émérence ressent des douleurs effrayantes: Ça commence Luc. Va charcher la sage-femme.

Je cours avertir Imelda Rousseau, c'est la deuxième voisine. Elle me dit de retourner encourant et qu'elle va demander à son mari d'atteler le cheval et de l'amener aussitôt qu'elleaura préparé ses affaires. De retour à la maison, Émérence me demande de faire chaufferde l’eau et de sortir les linges blancs qu'elle a mis de côté pour ça.

Après des heures d’efforts et de souffrances qui me tirent des larmes, j'entends Imeldadire dans un soupir:

La petite tête est passée, Émérence. Encore un peu pis ça va être fini.

Ça a pas été long qu'elle a dit: C’est une belle p’tite fille, ma grande.

J'accours dans la chambre pour embrasser Émérence, elle grimace de douleur pendantqu'Imelda s'occupe de laver et d'habiller le bébé:

Pourquoi ça continue à me tordre le ventre de même, Imelda?

La sage-femme se retourne, étonnée et s'écrit: C’est pas fini! J’en vois un autre.

En quelques minutes, une deuxième fille vient au monde. Des jumelles... J’comprends pourquoi t’avais de la misère à marcher.

Je veux bien que le Bon Dieu nous en donne deux du coup, mais je me serais contentéd’une.

Une heure plus tard, emmitouflées dans le coton et gavées de lait, les petites dorment

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paisiblement. J’en ai une qui est plus affamée que l’autre, Imelda. Ça m’surprend pas trop, la plus p’tite est plus faible pis blême itou. Est pas en

danger, toujours ben? Faut espérer que non. Y’ faut laisser passer du temps.

Penchés au-dessus des frimousses, Émérence et moi, on réfléchit. Deux bébés, c’est exigeant, tu sais. Penses-tu que j’vas avoir assez de patience? Y’ faut faire confiance à la vie, Émérence. Moi, j’dis que si le Bon Dieu nous en a

donné deux, c'est parce qu'y' sait qu’on a assez d’amour pour les aimer toutes lesdeux.

T’es vraiment un bon catholique, Luc. Chus çartaine que tu vas faire un bon père.

La plus forte va s’appeler Adèle, comme Émérence voulait. Elle se demande comment onva appeler l'autre.

A’ pourrait-ti s’appeler Adéline? Moi, j’aime pas ça. Adèle, c’est un vrai nom. Adéline, c’est comme si la deuxième

était rien qu’une rallonge de la première. J’aimerais mieux qu’elle ait un vrai nomelle itou.

C’est vrai ça. Marie-Antoinette, ça t’irait-ti?

***

Un matin, huit mois plus tard, on pleure. On s’agenouille devant le berceau de Marie-Antoinette. Elle avait le teint blême, maintenant, il est gris. Elle vient de s’éteindre dansson sommeil. On l’a trouvée morte quand on s’est levés. Elle a porté un nom de grandedame. Mais depuis sa naissance, elle a pas arrêté de souffrir d'un mal qu'on ne comprenaitpas et elle est restée chétive.

Pendant ce temps, sa sœur Adèle s'est épanouie comme une fleur. Sous le soleil de juillet,agenouillés devant la croix de bois, Émérence et moi, on essaie de se consoler:

Le Bon Dieu l’a choisie pour veiller sur nous autres. Elle va être not' p'tit ange dans le ciel.

***

Le temps a passé. Deux longues saisons. Ce matin, je fais chanter une basse messe pourle repos de l’âme de Marie-Antoinette. Je pense qu'aller à l'église ça va soulager un peuÉmérence, elle qui n’arrive pas à faire son deuil. On devrait laisser Adèle à une des fillesà Marie-Josèphe ou bien à la jeune Marie-Rose Rousseau. C'est ce qu'on fait quand on vaau village ensemble. Au moment de partir, Émérence me dit qu'elle veut rester à lamaison. Je n’insiste pas, mais je ne comprends pas. Ça fait des mois que la pauvre est

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décédée.

Avant de revenir chez nous, je passe me recueillir sur la petite tombe de la morte. Ungenou à terre, j'ai les yeux fixés sur la croix de bois et je fais une dernière prière: "Gloiresoit au Père, au Fils et au Saint-Esprit..." Pis toi, mon p'tit ange, j’veux te dire que ta mèrea ben besoin de ton secours.

En fermant la barrière du cimetière derrière moi, je me surprends à penser à mes amis duRhode Island. Est-ce que je vais retourner vivre là-bas un jour? Est-ce que je dois fairemon deuil d’eux autres itou? Mais pourquoi c’est faire que je pense à eux autres ici,aujourd'hui? Une force en moi me dit de me retourner vers la tombe de la défunte: si jepars d’ici un jour, toi, tu vas rester toute seule. Vas-tu me pardonner? Je sais bien quel’esprit d’un mort peut voyager bien loin de son tombeau, mais…

Je reviens à la maison en pensant à la tristesse d'Émérence. J'ai beau être plus affectueuxque jamais, l’encourager autant que je peux, ça ne change rien. Quand je m'amuse avecAdèle, je la fais rire tout le temps, mais sa mère ne trouve pas ça drôle.

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Chapitre 14

Rang Six, 1895-1897

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Luc veut me faire plaisir:

J’ai acheté tout ce qui nous manquait, Émérence: du beurre, des patates, du lait pisde la laine. Pis j’ai une surprise avec ça, une belle morue séchée de la Gaspésie.

Je jette un coup d'œil de son côté. Je me dis, encore une fois, que ce n’est pas comme çaqu'on doit vivre dans un rang. Luc pense que je n’arrive pas à faire mon deuil. J'ai encorede la peine, mais ce n’est pas rien que ça qui me rend malheureuse. J'ai envie de parler,mais j'ai peur qu'il ne m’écoute pas. Je serre Adèle dans mes bras, elle met le coin de sacouverte dans sa bouche puis ferme les yeux et s’endort.

Luc s’approche en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas la réveiller: T’as pas l’air contente, ma femme? J'ai-ti oublié quèq’ chose?

Sa question m'agace. J'ai envie de parler, mais j'hésite. Je pense qu'il sait pourquoi je suismalheureuse, mais qu’il fait comme s’il y avait juste le deuil de la petite.

Quand je veux parler d'agriculture avec lui, il me tourne le dos et fait comme s’il nem’écoutait pas. Si j'insiste, même quand c'est le soir, il sort dehors et s'en va dans le bois.Je n’accepte pas ça. Depuis un mois, je boude. Aujourd'hui, je pense qu'il en a assez deme voir l'air découragé. Aujourd'hui, il va peut-être m'écouter jusqu'au bout:

T’es ben fin, Luc, t’es généreux, itou, mais... Mais... quoi? J’te... J’te comprends pas. On est sur une terre, pis t’achètes tout comme si on

vivait au village. Ça devrait pas être de même! Ben quoi, faut ben acheter c'qu'on a besoin. On pourrait avoir des vaches pour le lait, un champ de patates, un jardin pour les

légumes pis des moutons pour la laine.

Pour une fois, Luc me fait face, il ne s’en va pas: Ben... le temps que j’passerais à faire ça, j’bûcherais pas. J’calcule que de couper

le bois et le vendre, c’est plus payant que d’défricher la terre pis la cultiver. Ça mefait plus d’argent pour acheter c’qui nous faut.

Si j’avais un jardin à cultiver, on aurait des légumes frais tout l’été. Des graines,ça coûte pas cher. Pis si tu me creusais un caveau, on en aurait quasiment toutl’hiver. L'hiver les légumes sont ben chers, pis des fois, on est obligé de s'enpasser. Pour faire un jardin, ça demande pas un gros défrichage. C'est moi qui s'enoccuperais. Tu sauverais ben de l’argent, y’ me semble.

Mon raisonnement porte. Luc ne sait pas quoi dire. Il prend son air frondeur et son accentaméricain. C'est toujours comme ça quand il n'a plus d'argument:

OK, tu vas l’avoir ton coin de terre. Où c’est que tu veux ça, c’te jardin-là?

Je dépose Adèle dans son berceau et m'approche de lui pour l'embrasser. Il ne sourit pas.Il semble parti ailleurs. J'aimerais ça qu'il me dise à quoi il pense. J'essaie del'encourager:

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Tu le regretteras pas Luc. J'vas t'aider à défricher autant que je peux pis l'étéprochain, j’vas t'semer plein de bons légumes.

J’emmitoufle Adèle dans des couvertures de laine, je la couche sur un traîneau, je prendsLuc par la main et l’entraîne cent pieds au sud de la maison:

Mon jardin, j'le veux icitte.

***

Luc abat les arbres et coupe les broussailles en rechignant. Je garde ma bonne humeur: Ça prend plus qu’une éclaircie dans la forêt. Y’ faut que les légumes aient du

soleil toute la journée. J’vas t'couper tout ce que tu veux...

Enfin, on va commencer à vivre comme de vrais cultivateurs.

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Chapitre 15

Rang Six, 1895-1897

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La première fois que j'ai parlé à Émérence, je lui ai dit que je possédais deux lots de terreà bois. Je n’ai pas menti, mais je n’ai pas dit toute la vérité. Je ne lui ai pas dit que meslots n’étaient pas bons pour la culture. Je ne lui ai pas dit non plus que mon projet à moi,c'était de faire un coup d'argent avec le bois et de retourner aux États-Unis avec ma futurefemme. Depuis ce temps-là, j'attends la bonne occasion pour lui en parler, mais ça nevient pas.

Émérence, c'est une fille de colon. Pour elle, une terre à bois, c’est une forêt qui attendrien que d'être libérée et défrichée partout où c'est qu'on trouve du sol assez épais. Surmes lots, il y a bien quelques parcelles de sol cultivable, mais le reste, à part l'érablière,c'est de la savane, des lacs vaseux, des crins et des surfaces rocailleuses juste bonnes pourle bois pis la chasse au gibier. Émérence sait qu'il y a pas grand de bonne terre, mais pourelle, tout ce qui est bon à défricher doit l'être.

Un jour ou l'autre, je devrai m'expliquer, dire toute la vérité… En attendant, je suiscoupeur de bois sur une terre à bois. Un jardin, ça ne transforme pas un bûcheron encultivateur.

***

Le printemps est arrivé. On a une belle journée chaude. Émérence et moi, on transporte lacouchette d'Adèle près de l'éclaircie du jardin. Émérence donne à la petite des jouets enbois et sa poupée de chiffon. Elle s'amuse de tout. Cinq minutes plus tard, elle dortcomme un ange. Émérence m'aide en chantonnant. Elle commande avec l'autorité d'uncharretier la jument noire que je viens d'acheter. On déracine les petites et les grossessouches. Il reste juste à labourer le sol, le bêcher et l'ensemencer. Je transporte le bois dechauffage près de la remise pour le faire sécher avant de le débiter et le mettre à l'abri.Les ramassis sont accumulés en tas. Quand ça sera sec, on va faire un beau feu de joie.J'imagine la tête d'Adèle quand elle va voir les flammes. Émérence est de bonne humeur.Elle a fait son deuil et elle va avoir son jardin. Finalement, ce n’était pas une mauvaiseidée.

***

En avril, au dégel, j'emprunte une charrue à mon voisin et je me mets en frais de labourerla terre. Avec toute la misère du monde, je réussis à arracher les roches du sol humide et àretourner la terre. Pour ameublir le terreau, j'achète une pioche. Au premier lancer del’outil dans le sol, une image apparaît dans mon esprit, le temps d’un éclair, et disparaît.Je m’arrête, et me demande ce que c'est. Je recommence à bêcher. L’image réapparaît.Cette fois, je reconnais Pépé La Houe quand il racontait des histoires. Je m’arrête etregarde l’outil. Ça me fait sourire. J’avais cinq ans, ça fait vingt-deux ans de ça, mais jen’ai pas oublié. Il disait que les Ouellet ont la terre dans le sang. Il disait itou que lesjeunes devaient se faire instruire et apprendre un métier. Il ne voulait pas que ses

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descendants se ramassent sur une terre de roches, dans les montagnes. Là, je ne sourisplus. J’aurais peut-être ben dû l’écouter. Si j’avais appris un métier, je ne serais pas iciaujourd’hui.

***

On est en mai, Émérence est retombée enceinte. Elle a six mois de faits, et elles’empresse de semer des légumes pendant qu’elle peut encore se pencher. Elle s'approchede moi. Son visage montre de l'inquiétude:

J'ai peur de pas être capable de sarcler les mauvaises herbes.

Je m'empresse de la rassurer: J’vas te l'sarcler ton jardin, Émérence. T’en as ben assez de porter c’te bébé-là

dans ton ventre, laisse-moi le travail de bras. J’te promets que tu vas avoir les plusbeaux légumes du rang, promesse de Houâllet.

***

Le sept août 1896, le potager achève de produire ses fruits, Émérence passe la matinéeavec la sage-femme. Marie-Rose, la fille d'Imelda, prend soin d’Adèle. De mon côté, j'aipeur qu'il arrive un malheur à Émérence. Pour me changer les idées, je jongle un peu avecdes prénoms de garçon. À genoux dans le jardin, je soulève le feuillage vert à larecherche des concombres, je détache les haricots et les fèves de leur tige et je vérifie siles carottes sont assez mûres. Le soleil indique midi. J'entends un cri qui ne laisse pas dedoute sur la force du bébé. Ça c’est un cri de gars, je me dis. Je cours vers la maison.

On a not' garçon, Luc, y’ doit ben peser huit livres et demie. Y’ va être beaucomme son père.

J'embrasse Émérence et lui dis combien je suis content qu'elle soit forte et courageuse: Si tu veux, on va l’appeler Napoléon. Çartain que j’veux. Toi, tu choisis le nom des garçons pis moi, celui des filles.

Deux semaines plus tard, Émérence récolte elle-même ce qui reste dans le jardin. J’aimeça qu’elle soit grande et forte de même. Où c’est qu’on irait, si elle était chétive? Ou biensi moi je l’étais? Ça serait la misère.

***

On a des légumes pour une partie de l'hiver, mais je n’ai pas encore creusé le caveau.Pour trouver un emplacement assez profond et pas trop humide, je creuse des fosses. Auxdeux premières tentatives, le sol est trop mince; à la troisième, je tombe sur un terreau

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gorgé d’eau. Je frappe ensuite une roche plus lourde que mon cheval. Enfin, je finis partrouver un terreau sec et assez profond pour enfouir les légumes sous le niveau du gel.Debout devant la trappe inclinée de la petite construction, Émérence et moi, on se félicite:

Y’ est-ti assez beau à ton goût, c’te caveau-là? Y’ est parfait, Luc, pis juste assez grand. T’avais raison, Émérence, avec nos légumes, on va sauver pas mal d’argent.

Émérence me fait des beaux yeux, trop beaux pour juste fêter le caveau. Je la vois venir,comme on voit venir l'hiver après l'automne.

Tous nos légumes sont à l’abri, Luc, pis y’ reste de la place pour...

Je ne la laisse pas finir. Je m'en retourne vers le chemin menant à mon chantierd’abattage. Émérence me rattrape par le bras et m’embrasse.

On sauverait ben de l’argent si on cultivait nos patates, mon beau Luc. Onpourrait même en vendre un peu si on en sème assez.

Un jardin, un champ de patates pis après ça va être du pacage pour des vaches pisdes moutons, pis...

Émérence ne me laisse pas terminer. Si on défrichait un p’tit coin, pas plus grand que not’ jardin. On pourrait faire ça

ensemble. On aurait autant de plaisir que l’année passée, tu penses pas? On cultive pas des patates avec des piochons pis des grattes, Émérence. Y’

faudrait acheter des machines agricoles. Tu pourrais emprunter celles-là de Monsieur Plourde, comme t’as faite c'te

printemps. Chus çartaine qu’y’ serait content de faire ça pour nous autres.

Encore une fois, je ne dis pas toute la vérité. Et encore une fois, je ne sais pas commentdéfendre mes idées et ça m'enrage. Dans ce temps-là, je pense à mon père. Lui, iln’écouterait même pas, il déciderait et ça passerait par là. Faudrait peut-être que je fassecomme lui, que j'aie plus d’autorité. Non, je ne serai jamais comme lui! Je me tourne versÉmérence: ça se peut-ti qu’elle soit comme mon père? Un moment, je suis tout mêlé dansma tête. Non c’est pas pareil, sa force à elle, c’est la parole, c’est le raisonnement. Monpère, lui, il n’était pas capable de parler. Je réfléchis et je perds l'envie de me fâcher. Maisje retiens qu’à l'avenir, je vais penser à mon affaire plus longtemps avant de parler.

T'as encore gagné. Tu gagnes tout le temps. Mais y’ faut dire que t’as des bonnesidées, ma chérie...

Émérence me regarde avec un air qui me dit qu'elle n’est pas sûre de comprendre: C’est quoi qu’y’ se passe dans c’te tête de Ouellet-là?

Puis elle revient à son choix: Ça serait-ti possible de faire le champ de patates en arrière de la maison, là où

c’est que le terrain penche un peu, juste avant le p’tit ruisseau? Pas de problème Émérence, pourvu que la terre seye assez épaisse pour faire des

beaux rangs.

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***

Au printemps 1897, sur une surface de trois cents pieds par cent, entourée de forêt surtrois côtés, une série de sillons bien droits s’allongent de la forêt jusqu'au chemin.Émérence y dépose avec précaution des morceaux de patates germées.

***

Fin septembre, le sol nous récompense par une récolte abondante comme on ne pensaitpas. De la fenêtre de la maison, Napoléon dans ses bras, Émérence me regarde discuter leprix des légumes avec un commerçant du village. La vente réglée, j'entre dans la maisonen souriant. C'est comme ça quand on a une liasse de piastres dans la main.

La vente du surplus va me rapporter assez d’argent pour acheter une charrue pisune binette. Pis y’ va m’en rester pour t’acheter de la laine.

Émérence rougit de contentement. Je sais qu'elle pense à me faire défricher un autre petitplateau. Elle n’en parle pas. Faudrait bien que je lui dise la vérité, toute la vérité, une foispour toutes.

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Chapitre 16

Rang Six, septembre 1911

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Un orage violent fouette les fenêtres de la maison. J'ai l'impression que le diable videl'enfer pour éclairer le fond du ciel. Le grondement du tonnerre fait crier les enfants,vibrer les vitres et tinter la vaisselle.

On va dire un chapelet pour demander au Bon Dieu de nous protéger.

Émérence et moi, on se tourne vers le Christ accroché à la croix de bois. Les coudesappuyés sur le dossier d'une chaise, on prie. Adèle s’agenouille un peu plus loin etsurveille les petites Éva et Rose-Aimée. À côté de moi, Napoléon jette un œil à ses quatrefrères qui sont assez grands pour faire leur prière à genoux. Dans son ber, le petit Louisgrogne, mais reste endormi.

Au troisième "Je vous salue Marie", un éclair plus long que les autres me fait tourner latête vers la fenêtre. Un ballon de feu roule sur la corde à linge fixée à la maison. La bouletraverse le mur à l’arrière du poêle allumé, passe au-dessus des enfants, à deux pasd’Émérence, tourne vers l’escalier et disparaît. Autour du trou rond que la boule a faitdans le mur, le bois prend feu. Le souffle de l’air est tellement fort que le tuyau du poêlese détache de la cheminée et tombe sur le plancher. Des flammes s’étirent en dehors dupoêle et attaquent le bas du mur.

Allez vous cacher dans la grange! je crie. Napoléon, Alfred, aidez-moi à éteindrele feu.

Adèle dit Émérence, occupe-toi des p’tites pis de Jean-Baptiste.

Émérence prend Louis dans ses bras et pousse Léon vers l’extérieur, sous l’orage. Toi itou, Adélard. Non, j’veux aider papa. Dehors, j’ai dit.

Une minute plus tard, Adèle revient en courant pour nous aider. Maman s'occupe des enfants. J'ai trouvé deux chaudières près de la gouttière de la

grange, les v'là quasiment pleines, ça va aider. Continue à m'amener de l'eau, ma fille.

Dans la maison, je commande: Napoléon, mets-toi sur la pompe pour remplir les chaudières, les chaudrons pis

tout c’que tu trouves. Alfred, apporte-moi l’eau jusqu’icitte.

Lancée sur le feu, l'eau se transforme en vapeur et se mêle à la fumée. Le nuage estaveuglant et on a de la misère à respirer.

Adèle entre dans la maison en courant avec deux seaux à moitié remplis. Tenez, Papa, avec c’t’eau-là vous allez réussir à l’éteindre.

Je m’approche des flammes et lance le liquide. Le feu rapetisse: J’pense qu’on va l’avoir.

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J'attrape le chaudron et je lance le contenu à l’arrière du poêle. J'ouvre le réservoir d’eauchaude, j'en tire tout le contenu que je peux et j'arrose la braise fumante.

On va réussir, Papa, dit Alfred.

J'attends le prochain seau d’eau. Un craquement attire mon attention. Prends ma place, Alfred, j'vas aller voir ce qui se passe en haut.

Je prends un des seaux d'Adèle et monte le premier. Elle court derrière moi. À l’entrée dela chambre des garçons, on s’arrête. C'est effrayant. La fenêtre est défoncée. Des rafalesfont gicler la pluie jusqu’au milieu de la pièce. Un lambeau de rideau enflammé faitflamber la paillasse. Incapable de m’approcher, je lance l’eau aussi loin que je peux. Laflamme ne faiblit même pas. Poussé par le vent, le feu s’attaque à la cloison.

Les bras morts de fatigue, Napoléon demande à son frère de prendre la relève sur lapompe pendant qu’il va transporter les seaux. En haut, les flammes s’étendent à laseconde chambre, embrasent une autre paillasse et attaquent le mur.

Dépêchez-vous d'amener de l'eau!

Aveuglé par la fumée, Napoléon s’accroche les pieds dans le pot de chambre et tombe.Au risque de se casser le poignet, il réussit à garder assez d’équilibre pour sauver lecontenu du seau qu’il tend à son père. Le feu menace la troisième paillasse. Il y en aquasiment tout le tour de nous. Je sais plus où lancer le peu d'eau qu'on m'amène.Napoléon me regarde, effrayé.

Ça sert à rien, Poléon. Y’ a pus rien à faire avec ça, baptême de Bon Yeu.

On redescend. Près de la patte du poêle, le feu a recommencé son œuvre. J'ai la rage aucœur. Je balance sur les ronds de la cuisinière le contenu d’un chaudron en fonte etj'ordonne le sauve-qui-peut:

Prenez c’que vous pouvez, pis faites ça vite.

J'entre dans ma chambre, je saisis un tiroir de la commode et le rempli de ce que je vois.Je commence par la petite caisse. Adèle et ses frères attrapent ce qu’ils peuvent, de lavaisselle, des vêtements et sortent en hâte, devant moi. Pendant qu’à l’étage, ça gronde deplus en plus fort, au rez-de-chaussée, depuis le mur défoncé par l’incendie, les flammescreusent un trou dans le plancher:

Restez pas là, Papa.

Je sors de la maison et cours porter mon fardeau dans la grange. Émérence tient les petitsautour d'elle. Je n’ai pas le temps de lui parler. Au moment où je retourne à la demeureque j'ai bâtie de mes mains, les poutres du plancher cèdent sous le poids du poêle. Plusquestion d'entrer.

La pluie cesse de tomber aussi soudainement qu’elle avait commencé. Les uns en larmes,les autres au bord de la crise de nerfs, on regarde flamber notre maison. L’incendie est àson pire quand le toit s’effondre entre les murs. Comme dans un feu d’artifice, un grospaquet de bardeaux enflammés remplit le ciel et vient s’abattre sur le toit de la grange.

Va charcher l’échelle, Poléon. Pis toi, Adèle, va remplir les chaudières. Si le feu

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prend dans le bardeau de la grange, j’vas monter l’éteindre.

Napoléon revient en criant: L’échelle était accotée après la maison pis a’ brûle, Papa. Y’ faut prier nos petits anges, dit Émérence. Y’ a rien qu'elles qui peuvent nous

aider.

Depuis le décès de Marie-Claire, un jour après sa naissance en 1900, elles sont deux àrecevoir nos prières.

La chute de la cheminée crée une explosion. Je vois filer dans le ciel et s’abattre sur lagrange un tison plus gros que les autres. Au contact de l’humidité des bardeaux, lachaleur produit un nuage de vapeur, mais ça ne suffit pas à éteindre le feu. - Le toit brûle, Émérence. Y’ faut sortir de là.

J'aide Émérence à sortir les enfants. Ils crient et s'accrochent à elle. Je retourne aider lesgrands.

J’devrais-ti faire sortir les vaches, Papa? demande Adélard. Fais ça, mon gars. Pis toi, Napoléon, attèle la jument à la voiture. On va charger

c’qu’on a sorti de la maison pis c’qu’y’ a dans l’étable. Adèle, aide Alfred à fairesortir les poules pis les cochons.

Les enfants crient et pleurent, Émérence fait tout ce qu'elle peut pour les calmer. Elle estforte, ma femme. C'est à ce moment-là qu'on voit une planche enflammée tomber du toittroué de la grange et s'abattre sur les réserves de céréales. Le foin sec éclate en un feu foude rage et attaque les murs de la grange comme fait le souffre au bout d'une allumette.Émérence éclate elle aussi:

C'est pas juste, maudit Bon Yeu! On a rien fait pour mériter ça!

Elle crie sa rage et montre ses poings au ciel, un ciel en fumée qui fait penser à l'enfer.

En voyant sa mère enragée comme elle l'a jamais vue, Adèle demande aux garçons del’aider à traîner les petits jusqu’au chemin et me laisse le soin de calmer ma femme.

Y’ a parsonne de blessé Émérence, j'lui dis, c’est toujours ben ça. Dis-moi pas que ça pourrait être pire, Bon Yeu de Bon Yeu. J’aimerais autant être

morte pis enterrée que de me r’trouver dans le chemin avec pus rien pantoute. On a toujours trouvé les moyens de s’en sortir, Émérence. On va s’en sortir

encore une fois. J’te l’promets. Fais-moi confiance.

Émérence regarde ses enfants regroupés autour d’Adèle et de Napoléon. Elle retrouve unpeu de sérénité.

Y’ faut s’occuper d’eux autres, Luc. T’as raison, on peut pas les laisser tout seuls.

En voyant le feu, les voisins ont couru et ils tentent de nous consoler. Restez pas là, Émérence, c’est trop effrayant pour les enfants.

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Amène-les chez nous, y’ a de la place pour coucher les bébés. On va vous aider autant qu’on peut.

Les bras ballants, je reste là avec les grands pendant qu'Émérence part avec les petits.

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Chapitre 17

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Le chant du coq me fait sursauter, je me retourne. Le craquement de la paillasse réveilleLuc. Encore sous le choc, dans un lit qui n’est pas le sien, il s’affole:

Que c’est qu’y’ a? Y’ t’est-ti arrivé quèq’ chose?

Près de nous, couché dans un ber branlant, Louis s’éveille à l’heure de sa tétée matinale.De l’autre côté du lit, dans un berceau de fortune, Rose-Aimée agite nerveusement la tête,regarde autour d’elle, attrape un chiffon d’une main, suce le pouce de l’autre et retombesur sa paillasse.

Dans ce matin sans soleil, la mort dans l’âme, on voudrait dormir et dormir encore.Inconscient des malheurs du monde, le petit d’un an crie sa faim.

La vie continue, Luc. La vie, la vie, y’ nous reste pus rien que ça.

Je prends le bébé dans mes bras et lui donne le sein. La joie n'y est pas. Louis boit à safaim et se calme.

Une famille éparpillée chez quatre voisins, des enfants qui demandent de la nourriture etdes soins, des animaux en liberté dans les champs, une voiture chargée d’effets pas utiles,sans argent… Pris de découragement, Luc et moi, on ne sait pas par quoi commencercette journée de misère.

Au déjeuner, privés de sept de nos neuf enfants, on mange sans appétit. Lambert Plourde,le voisin qui nous a généreusement accueillis, tente de nous encourager.

J’ai vidé la voiture de c’qu’y’ avait dedans. J’ai mis ça dans la remise à bois. Marci ben, dit Luc.

On n'est pas capables de réfléchir. On fait juste répéter nos paroles de découragement etd'impuissance. Une seule question:

Qu’est qu’on va faire? On s’en sortira jamais. J’ai envie de tout laisser ça là, laisse tomber Luc.

Lambert et sa femme écoutent. Des malheurs, ils en ont vu d’autres: Pour se mettre à l’abri des idées noires, y’ faut avoir quèq’ chose à faire, nous

conseillent-ils.

Il suggère: Ça serait une bonne idée d'aller voir Monsieur le Curé Roy. Chus çartain qu’y’ va

vous aider. T’as raison Lambert, y’ faut faire quèq’ chose, dit Luc.

Je fais signe que oui de la tête. Mais avant d’aller au presbytère, il faut s’occuper desenfants.

Le déjeuner terminé, je confie mes deux plus jeunes à Marie-Josèphe pendant que Lucattèle la jument à la voiture. On fait la tournée des voisins où sont logés nos autres

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enfants.

Chez les Rousseau, Jean-Baptiste et Éva dorment profondément: Inquiétez-vous pas pour ces deux-là, dit la mère de cinq enfants, deux de plus ou

de moins, on est capables de prendre ça. Marci ben gros. On va r’venir après-midi, je lui dis.

Chez d’autres voisins, on ramasse les trois garçons qui vont à l’école. En apercevant lavoiture, ils courent vers nous.

J'ai quasiment pas dormi, dit Adélard. Quand je fermais les yeux, je voyais le feu pis j'avais peur, dit Léon en m'attrapant

le bras.

Alfred a encore les yeux rouges. Il dit rien, mais fait oui de la tête en écoutant les autres.Nos voisins les suivent en souriant:

Ton Alfred, y’ est ben raisonnable, y’ s’est couché sans se plaindre. Adélard pis lep’tit Léon voulaient retrouver le plus vieux. On les a mis tous les trois dans lamême couchette, comme ça y’ ont dormi un peu.

Vous êtes ben fins de prendre soin de nos enfants. Que c’est que tu veux Luc, y’ faut s’entraider dans la vie.

Pour se rendre à l’école, on passe devant les restes des bâtiments calcinés. J'aperçoisAdèle et Napoléon, déjà revenus sur les lieux. Je demande à Luc de me laisser avec eux.Luc dit aux enfants de l'attendre et on va rejoindre nos grands.

J'ai ben mal dormi, dit Adèle. J'ai fait des cauchemars qui m'ont fait faire le saut dans le lit, dit l’autre.

Les mains noires de suie, ils ramassent des débris calcinés et les déposent en tas pour ymettre le feu plus tard.

Je retourne à la voiture avec Luc. Les enfants sont debout à côté du cheval. J’veux pas aller à l'école, Papa, dit Alfred, tremblant comme une feuille. J’veux rester avec vous, dit Adélard, qui s'agrippe à ma robe. Pis moi, j’veux pas y aller tout seul, dit Léon, en saisissant le bras de son frère.

C’est correct pour aujourd’hui, je dis. Vous irez à l’école demain. Je suis contente de lesavoir près de moi. Quand je m'en occupe, je pense moins à nos malheurs et je n’ai pas letemps de pleurer.

Luc détèle la jument de la voiture de charge et l’attèle au boguet qui, par bonheur, a étéépargné des flammes.

On a affaire au village vot’ mère pis moi, dit Luc, jetant un œil rapide sur lesrestes de la maison.

Je demande à Adèle et Napoléon de s'occuper des garçons. C’est quoi qu’on va manger? demande Napoléon.

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Attendez-nous. Si vous avez trop faim, y’ a des légumes dans le jardin.

De l'autre côté de la clôture, les six vaches s’approchent, les pis gonflés de lait. Asseye de tirer les vaches, Adèle. On a rien pour les attacher, Maman. Y’ ont besoin de se faire tirer. Y’ devraient se laisser faire.

En route vers le village, on est arrêtés par des habitants du canton qui nous offrent leursencouragements et leur aide. Sur le chemin de traverse, j'écoute le bruit des sabots de lajument et celui des roues du boguet sur le gravier. On roule vers le presbytère. Tant qu'y aun Bon Dieu, on peut avoir un peu d'espoir.

Dans sa robe noire, le prêtre, un petit homme nerveux, nous reçoit avec empressement: Mes chers amis, j’ai appris l’horrible nouvelle. Je suis consterné par le malheur

qui vous accable. Mais ayez confiance, l'évangile du Christ nous dit que Dieuéprouve ceux qu'il aime et qu'il ne nous éprouvera jamais au-delà de nos forces.Pour mon humble part, je vais faire tout ce que je peux pour vous venir en aide.

Marci, Monsieur le Curé. On en a ben besoin. Mes paroissiens ne sont pas riches, mais ils sont généreux. Dès dimanche, je ferai

un appel en chair. Nous ferons une quête spéciale.

***

La collecte permet d’amasser la somme de huit piastres et quarante-trois cents. Au sortirde l’église, de nombreux paroissiens expriment leur sympathie. Le fils aîné de monancien voisin s’avance:

On va être là, moi pis mes frères, quand vous allez faire les corvées. Nous autres, dit une femme très âgée, on peut vous donner de la vaisselle pis du

linge pour les enfants.

En voyant les paroissiens nous offrir des objets aussi divers que des ustensiles de cuisine,un banc à trois pattes pour traire les vaches, un dévidoir, des serviettes et une grandephoto de Sir Wilfrid Laurier, Monsieur le Curé s'approche de nous:

J'ai deux lits en métal dont je n’ai aucun besoin. Ils viennent d’un cultivateurincapable de payer sa dîme. Il les a abandonnés dans la remise du presbytèrelorsqu'il est parti pour les États-Unis.

Marci, Monsieur le Curé, on va venir les charcher quand on aura r'bâti, dit Luc. J’ne veux pas être un prophète de malheur, Monsieur Ouellet, dit le religieux,

mais si j’étais vous, je ne reconstruirais pas la maison au même endroit. Le dangerd’incendie des maisons est toujours présent, vous savez. Quand la maison est àl’ouest de la grange, le vent peut transporter des étincelles et y mettre le feu.

En revenant chez les Plourde je demande à Luc si ça serait possible de construire lamaison à la place de la grange et la grange à la place de la maison. Il me dit que oui, mais

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qu'avec l'hiver qui s'en vient, il n'a pas le temps de creuser de nouvelles fondations, qu'ilserait obligé de construite en plein hiver ou bien d'attendre au printemps. Je dis rien. Plustard, assis autour de la table bien garnie de Marie-Josèphe, on est mis devant l'obligationde décider de notre avenir:

On va r’bâtir. Tu sais ben, Émérence, que j’ai pas une maudite cent de côté. Y’ reste du bois sur la terre. Oui, mais faudrait que j’bûche tout l’hiver pour en avoir assez.

J'ai les mains qui tremblent et la tête qui me fait mal. Je serre les poings: Not’ famille est éparpillée, nos animaux sont dehors, l’hiver s’en vient, les enfants

manquent de linge... pis...

La gorge dans un étau, je suis incapable de continuer. Le métier à tisser que m'a donnéma mère me réapparaît tout à coup, s’écroulant sous l’ardeur du feu. Je ne peux pasempêcher d’autres images de me venir en tête comme des éclairs. Mon rouet et mondévidoir s’élèvent dans l’air, soufflés par l’explosion. Je vois ma laine qui tombe sur leplancher. Les fils font le dessin de squelettes emmêlés. Je cours me réfugier dans lachambre. Luc me rejoint. En larmes, je décris les images qui m’ont effrayée:

Chus en train de devenir folle!

Luc à l'air d'avoir vieilli de dix ans. Le visage long et la peau blême, il a l'air de mesupplier.

Faut prendre sur toi, Émérence. T’es forte, ma femme. Laisse-toi pas aller,maudite affaire.

Encore saisie par les horribles visions que je tente de chasser complètement de monesprit, je me tourne vers mon mari. Ma voix résonne jusqu'au fond de ma poitrine:

J’peux pas vivre de même, Luc. Y’ faut r’bâtir. Pis ça presse, j’peux pas attendre,tu comprends? J’peux pas Luc. J’peux pas.

Moi, Émérence, j’aimerais mieux tout sacrer ça là pis m’en aller aux États. Quand on est dans le chemin, Luc, c’est pas le temps de rêver, c’est le temps de

bouger. OK Émérence, on va r’bâtir.

Rassurée, je reviens à la table avec mon mari. Les Plourde gardent le silence. Je croisqu'ils m'ont entendue. Luc regarde son vieil ami avec un air de chien battu. Je sais qu'ilest mal à l’aise de lui faire vivre un sentiment aussi pénible. Comme ça lui arrive des fois,il tente de chasser le mauvais sort en prenant un air joyeux, un air aussi faux que triste àvoir. Les Plourde lui répondent par un semblant de sourire. Sur le ton de la plaisanterie,Luc demande:

As-tu de l’argent à me prêter, Lambert? Si j’en avais, j’t’en prêterais ben, mais j’ai même pas de quoi acheter les clous que

ça va te prendre. Le marchand voudra jamais me faire crédit pour tout le bois que j’ai besoin.

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Lambert se gratte le menton, l’air de penser à une solution: T’as besoin d’argent tout suite. Si j’veux r’bâtir c’t’automne, j’ai pas une journée à parde. La seule façon d’avoir assez d’argent, ç’est la vente à réméré, dit Lambert. C’est quoi ça, une vente à réméré?

Je porte ma main sur ma bouche et j'arrête de respirer. Lambert explique qu’en acceptantde mettre sa terre en garantie, on peut emprunter beaucoup d’argent.

C’est p’t’être ben la seule chose à faire, mais j’aime pas ça, Lambert, dit Luc.C’est comme me mettre une corde au cou sans savoir sur quoi j’ai les pieds. Si y’m’arrive un autre malheur, c’est ma chienne de terre que j’vas parde. Pis là, y’ merestera pus rien pantoute, baptême.

Je reste figée comme une statue de plâtre. Mon père s’est toujours privé plutôt qued’acheter à crédit. J'ai toujours voulu agir de la même façon. Le cœur veut me sortir de lapoitrine. C’est ça ou bien l’exil, je me dis. Il faut que je me calme.

Lambert tente de justifier son idée: S’endetter pour une terre, c’est pas comme emprunter pour manger. Ta terre, a’ va

t’rester toute ta vie. On va penser à ça, dit Luc.

Au cours de l’après-midi, je me rends chez la voisine qui a accueilli Jean-Baptiste et Éva.Elle m'offre de venir souper chez eux. En ma présence, les enfants s’endorment sur descoussins. J'en profite pour revenir m’occuper des bébés demeurés chez les Plourde.

Un peu plus tard, Luc et moi, on revient sur les lieux du désastre pour aider nos plusvieux à déblayer l’emplacement de la maison.

J’ai réussi à tirer les vaches, Papa, dit Adèle. Pis moi, j’ai donné du lait aux cochons, dit Alfred.

Fier de sa contribution, Adélard raconte: Moi, j’ai trouvé des œufs dans le jardin.

Pour ne pas être en reste, Léon ajoute: Pis moi, j’ai aidé Napoléon avec ma barouette.

Je les appelle près de moi et les serrent dans mes bras. Ils ne sont pas trop démolis parl'incendie, ça me donne du courage pour continuer.

La soirée se passe dans un silence résigné et la nuit dans un calme relatif. Au petit matin,réveillés par le petit Louis, la question n’est plus de savoir si on doit faire une vente àréméré, mais bien comment on va s’y prendre pour rembourser la dette.

On va agrandir le jardin pis on va semer plus de patates, je dis, en allaitant le p’titLouis. Si on en récoltait plus, on serait capables d’en vendre pas mal.

Adèle pis Napoléon sont capables de gagner un salaire astheure, ça nous ferait un

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p’tit revenu. Alfred est en cinquième année, y’ sait lire, compter pis écrire. Y’ finit l’école

c’t’année, pis y’ est assez grand pour se rendre utile lui itou.

J'ai le sentiment de voir un brin de lumière au bout du tunnel. Ça me fait du bien.

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Chapitre 18

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Dans l’avant-midi du vingt septembre 1911, sur la rue Lafontaine à Rivière-du-Loup, àquelques pas de l’Auberge Saint-Louis, j'entre dans le bureau du notaire Lebel. PierreBérubé arrive un peu après moi. Derrière un bureau en chêne, le notaire lit lentementl’acte.

En vertu de ce contrat, Monsieur Ouellet, vous êtes le vendeur et vous MonsieurBérubé, l’acheteur.

Ça veut-ti dire qu’astheure, chus pus chez nous sur mes lots? Pas exactement, vous demeurez propriétaire de vos lots tant que vous remboursez

la somme convenue en vertu du présent contrat. Monsieur Bérubé ne peut devenirpropriétaire des lots que si vous ne remboursez pas la somme qu’il vous avance etles intérêts courants.

Le notaire me remet le document et m'indique l’endroit où je dois signer. Je prends laplume et fais un X. Il me remet un chèque de deux cents dollars pour chacun de mes deuxlots. À raison de deux versements par année, en quatre ans, je devrai rembourser cetargent en plus des intérêts de six pour cent. La transaction est terminée, le notaire ajoute:

Vous n’avez pas de lettres patentes pour le lot numéro deux. En vertu du contratque vous venez de signer, vous devez vous les procurer avant deux mois.

Sans m'expliquer, le notaire m’informe qu’il fera le nécessaire. Il me tend la main etm'indique la sortie. Tout va vite. Je me dis que je n'ai pas besoin de comprendre. Le onzenovembre suivant, je recevrai le document par la poste. Une dette de trois dollarss’ajoutera aux autres.

Sur le chemin du retour, les jambes encore molles, je passe encaisser mes chèques à labanque puis je m’arrête au presbytère:

Les travaux vont commencer lundi prochain, Monsieur le Curé. Très bien, Monsieur Ouellet, vous pouvez compter sur moi pour que mes

paroissiens soient mis au courant. Marci beaucoup, Monsieur le Curé. On m’a dit que vous allez reconstruire la maison au même endroit. Est-ce le cas? Oui, ç’est pas qu’on veut pas suivre vot’ conseil. C’est que ça prend du temps

pour creuser deux nouvelles fondations pis une cave. Ça fait qu'on serait rendu enhiver, pis construire dans la neige et le froid, vous savez… Pis à part de ça, c’estben dur de vivre chez les voisins.

Je vous comprends, dit le prêtre en se grattant le menton.

Je passe ensuite par le moulin à scie pour confirmer la commande de bois d’œuvre, jem’arrête au magasin général pour acheter les autres matériaux dont j'ai besoin pour laconstruction et je rentre à la maison avec le quart de l’argent emprunté.

***

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Les travaux vont bon train. Soir après soir, avant de s’endormir, Émérence et moi, on sedemande comment on fera pour rembourser la dette:

On manque de lait pis de viande des fois. Avec plus d’animaux, on achèteraitmoins de nourriture, dit Émérence.

Si on veut avoir plus de bêtes, y’ faut qu’y’ ait plus de pacage à brouter l’été pisplus de foin à manger l’hiver. Du pacage, chus encore capable d’en faire un peu.Mais plus j’essarte, moins y me reste de bois à bûcher.

Et de la terre arable, y’ t’en reste-ti? Y’ en reste pas un pouce carré, sauf si...

Incapable de dire l’ultime solution à laquelle je songe depuis longtemps, je ne terminepas ma phrase.

Quand les travaux de construction me laissent une heure ou deux de liberté, je me rends àmon érablière. Des fois, je compte les billots de bois franc que je peux récolter. D'autresfois, je fais la même chose avec le bois de chauffage que je peux vendre. Puis j'entre dansma cabane à sucre et je m’installe à la table où je fais des calculs. Quand j'ai fini, jerecommence pour être certain de ne pas me tromper.

Je prépare une surprise à Émérence. C’est dans cette cabane pleine de tant de souvenirsheureux que je veux lui expliquer comment je vais faire pour rembourser ma grosse dette.Cette place où on a eu tant de bonheur m'apporte la sérénité. Pour quand je vais amenerÉmérence, je fais tout ce que je peux pour lui rappeler la première fois qu'elle est entrée.Dans le poêle, sur de l’écorce de bouleau prête à être allumée, je dépose de beauxquartiers d’érable séché. Je dépose, bien en vue sur le rebord de la petite fenêtre, lepremier moule à sucre d’érable que j'ai gravé. Je place sur une tablette le dernier casseaud’écorce avec lequel on a puisé de l’eau d’érable pour s’en abreuver. Le dernier jour, jeprends soin de rafraîchir la couchette de branche de sapin.

***

L’automne, entre le ramassage des patates et l’ouverture des chantiers d’abattage, laferme laisse du temps aux hommes. Ils sont nombreux à participer aux corvées annoncéesle dimanche par Monsieur le Curé. Quand notre famille se retrouve enfin réunie dansnotre nouvelle demeure, le mois de novembre tire à sa fin.

Une fois les factures des matériaux de construction réglées; après avoir acheté lenécessaire de maison, les outils manquants et la nourriture des animaux, il ne reste plusrien des quatre cents piastres que j'ai empruntées.

Un dimanche matin, pendant que les enfants retrouvent les jeux d’avant le drame, je

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prends ma femme par la main et l’entraîne à l’écart: Y’ fait beau pis pas trop fret aujourd’hui. En r’venant de la messe, j’voudrais

qu’on aille à la cabane à sucre. Veux-tu ben me dire ce que tu veux aller faire là? Si j’ai encore le goût de te faire des surprises, ma belle Émérence, c’est p’t’être

ben parce que j’ai encore un peu d’espoir dans quèq’ chose.

Dix-sept ans après la première visite d’Émérence, le chemin menant à l’érablière n’estplus cet étroit sentier dans la forêt à travers laquelle perçaient des éclats de soleil. Sur lagauche du chemin, des repousses branchues ont remplacé les épinettes élancées de laforêt sauvage. De l’autre côté, Émérence peut voir des champs essartés où les vaches etles moutons ont brouté jusqu’à la dernière touffe d’herbe trouvée entre les roches et lestalles de noisetiers. Les quelques arpents de terre arable arrachés à la forêt semblentperdus dans tout ça.

Je souris en prenant Émérence par la taille, je l’entraîne à l’intérieur. Tu t’rappelles, Émérence, comment on a eu du bonheur dans c’te cabane-là? J’pense que ça a été les plus belles semaines de ma vie. C’est icitte qu’on se retrouvait rien que toi pis moi, le jour pis la nuit. C’est icitte que j’t’ai annoncé que j’étais en famille la première fois.

Émérence éclate de rire, ce qu’elle n’a pas fait depuis des mois. C’est bon de te voir, ma belle Émérence. C’est quoi qui te fait rire de même? Ben chus en famille encore une fois. Mais c’te fois-là, j’espère que c’est la

darnière parce que ta belle Émérence, a’ commence à être pas mal moins belle. Dis pas ça, Émérence. La famille, ça transforme la femme, ça la déforme pas. T’es

aussi belle que t’étais.

La cabane réchauffée, Émérence est assise sur le lit de fortune, mais elle ne sait toujourspas pourquoi on est là. Je sors de ma poche la feuille pliée sur laquelle j'ai noté ce que jepeux tirer de la vente de l’érablière. Un instant, je pense la jeter dans le feu.

Y’ a rien qu’une façon de payer not’ dette.

Émérence ne sourit plus. Sa bouche se plisse et dans ses yeux grands ouverts je vois de lapeur.

J’ai tout calculé, Émérence. J’ai une bonne nouvelle, pis une moins bonne. Commence par la bonne, ça fait ben longtemps que j’en ai pas eu.

Je m’assois près d'elle et lui montre mes chiffres. La bonne nouvelle, c’est qu’on va pouvoir rembourser l’emprunt que j’ai fait sur

mes lots. Comment tu vas faire ça?

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Je me lève, fais le tour de la cabane en cherchant les mots qu'il faut pour pas lui faire tropmal et je reviens me placer droit devant elle. La bouche ouverte, Émérence attend.

Ça, c’est la mauvaise nouvelle, ma femme.

Elle ne bronche pas. Je la fixe et dit: Y’ a rien qu’une chose que j’peux faire, pis ça m’fait ben d’la peine de la faire,

Émérence. Y’ faut que je bûche l’érablière pis que j’vende le bois. Ça veut dire que… Ouais, c’est ça. Ça veut dire qu’on fera pus de sucre.

Je vois qu'Émérence se retient pour ne pas éclater en sanglots. Ton idée me surprend pas. J'y pensais des fois. Mais j'voulais pas le croire.

Ses rêves de jeunesse, son érablière et la vente de son sucre d’érable, tout va s’écroulersous mes coups de hache et finir en billots et en bois de chauffage.

Pis la cabane, on va-ti garder la cabane au moins? La cabane va rester là pour manger dedans quand j’vas bûcher icitte avec Poléon. C’est pour me dire ça que tu m’as amenée icitte aujourd’hui? J’pouvais pas te le dire ailleurs, tu comprends? T’as ben faite Luc. Y’ a rien qu’une place pour pleurer l’érablière, c’est icitte.

Viens te coucher à côté de moi, on va pleurer ensemble.

Après s’être enlacés, soulagé de savoir qu'Émérence me comprend, j'explique comment jevais m'y prendre:

J’vas couper les érables en été pis j'vas continuer à aller dans les chantiers enhiver… Comme ça j’vas pouvoir rembourser Monsieur Bérubé. Ça va me prendreplusieurs années.

Émérence se mord les lèvres, une larme coule sur sa joue. Elle fait oui de la tête. Jecontinue:

Sous l’érablière, le sol est bon pour la culture de l’avoine, ça va faire de lanourriture pour plus d'animaux. Avec cette nouvelle terre-là, on pourra avoir plusde vaches pour le lait pis le beurre, plus de moutons pour la laine et plus decochons pour la viande.

Tu sais où tu t’en vas, mon mari! Ouais, mais y’ a une limite à ça. J'te l'ai déjà dit, Émérence, quand y’ aura pus de

bois à couper, y’ en aura pus à vendre non plus. Pis moi, j’serai pas toujourscapable d’aller travailler dans les chantiers durant les mois d’hiver.

Mais quand tu pourras plus aller au chantier, le bois, icitte, y aura repoussé. C’est vrai. Mais avec ce qui reste, ça m’prend trois ou quatre ans à le mettre à

terre, pis ça en prend quinze ou vingt pour qu'y r’pousse. As-tu une idée de c’que tu vas faire?

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Mon idée est faite, mais ça ne presse pas pour en parler. Je vais attendre une meilleureoccasion. J'ai du temps:

Pour le moment, Émérence, y’ a une urgence. J’pourrai pas dormir en paix tantqu’y’ me restera une cent à payer à Monsieur Bérubé.

Je pense toujours qu'on devrait s'en aller en Nouvelle-Angleterre. Je prépare le terrain.

Le lendemain matin, avec Napoléon qui n’arrête pas de poser des questions auxquelles jene réponds pas, on entreprend l’abattage des érables à sucre.

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Chapitre 19

Rang Six, septembre 1915

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À dix-sept ans, Adèle travaille comme servante chez des notables à Trois-Pistoles. QuandÉmérence a mis au monde Marie-Anne et Lydia, en 1912 et 1915, Adèle a pris unesemaine de congé pour venir aider sa mère. Mes quatre garçons ont dû abandonnerl’école après la troisième année. Les deux plus vieux n’ont pas regimbé, ils se sont mêmeamusés à narguer les garçons des voisins qui auraient voulu en faire autant. Mais Léon etJean-Baptiste aimaient l’école et voulaient continuer d’y aller. Je me suis alors revu àseize ans, juste avant de partir pour le Rhode Island. Cette fois-là, j'avais reproché à monpère d’avoir privé ses enfants d'instruction.

Et là, c'est mon tour de faire ça, baptême. Mais je n’avais pas le choix, Bon Yeud’Bon Yeu !

Émérence et moi, on a dû leur faire comprendre: On fait pas ce qu’on veut dans la vie, j'ai dis. Quand on passe au feu, y’ faut r’bâtir. Pis même si on est p’tit, y’ faut faire sa part.

En mars et septembre de chaque année, à l’approche des dates du remboursement del’emprunt contracté pour rebâtir, on vit des semaines effrayantes. La maîtresse d'école ditque ça s'appelle de l’angoisse. Les mêmes questions reviennent tout le temps: faut-y’vendre un cochon? On va-ti être obligés de manger de la sauce blanche pis maigre à toutles jours encore c’t’hiver? Monsieur Bérubé va-ti nous attendre une autre fois si on n’estpas capables de tout rembourser d’un coup?

***

Septembre 1915 est arrivé. Ça veut dire qu'on va rembourser la dernière part de la dette:cinquante-quatre piastres et quarante-deux cents. Depuis six mois, je vois ce chiffre dansma tête et je le répète tout le temps. C’est le prix de ma délivrance.

Quelques jours avant la date, trois de mes garçons sont occupés à traire les vaches,nourrir les bêtes et nettoyer l’étable. Éva et Rose-Aimée sont revenues de l’école etjouent dehors avec les deux bébés. Lydia fait sa sieste de l’après-midi. Assis l’un en facede l’autre à la table de la cuisine, Émérence et moi on additionne les dollars et les centsque, de peine et de misère, la famille a amassés depuis l'autre payement.

Adèle m’a donné huit piastres et trente-cinq cents, rappelle Émérence. Y’ manque quarante-six piastres et sept cents.

Après la messe du dimanche, avec une permission de Monsieur le Curé, durant lesderniers mois, mes fils et moi, on coupe du bois sur mes lots le jour du Seigneur.Onézime va me l'acheter demain puis il va le transporter au moulin où il va le revendre.

Y’ en a pour cinquante-quatre piastres et demie. Avec c’t’argent-là, on estcorrects, Émérence.

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Soulagé, je me réjouis déjà. Pour Émérence, le temps de fêter n’est pas encore venu: Ça veut dire qu’y’ va nous rester huit piastres et trente-cinq cents pour commencer

l’hiver. On a onze bouches à nourrir Luc, sans compter Lydia qui a toujours faim. L’important, c’est de rembourser c’te maudite dette-là.

Le vingt septembre 1915, quatre ans jour pour jour après la vente à réméré, je remets aunotaire Lebel une enveloppe contenant le montant d’argent convenu.

Voici le document de quittance, Monsieur Ouellet. Je vous félicite et voussouhaite bonne chance pour l’avenir.

J’sais pas si on peut parler de chance, Monsieur Lebel. Pour payer c’te dette-là,j’ai dû abattre mon érablière. Ça rapportait un peu d'argent à chaque année.Astheure, j'aurai pu c'te revenu-là. Mais j’vais respirer un peu mieux, ça c’estçartain.

Je sors du bureau et je referme la porte en soupirant. Je tiens mon papier légal à la maincomme si c'était ma remise en liberté après quatre ans de prison. En me voyant, Onézime,mon acheteur de bois, camionneur et voisin, lui qui m'a amené chez le notaire, me faitune invitation:

Si ça mérite pas une bière, ça, mon vieux, y’ a rien qui en mérite une. On va àl’hôtel, mon Luc, pis c’est moi qui paye!

Onézime possède aussi un de ces lots juste bons pour la cueillette du bois, la culture d’unjardin de légumes et quelques rangs de pommes de terre. Dès son arrivée dans le cantonen 1909, il s’est confié à moi:

J’passerai pas toute ma vie par citte. j'te le garantis. Ben moi non plus. J’connais les États, pis j’vas y r’tourner un de ces jours, j’te le

jure. On partira ensemble, mon vieux.

Avec les bénéfices qu’il a tirés de son bois, Onézime s’est acheté un camion usagé. Pourvivre, il achète, transporte et revend le bois coupé par les colons de la région. Le véhiculeest encore assez solide pour transporter des billots d’érables et de résineux jusqu’auxmoulins à scie des Trois-Pistoles et de Saint-Honoré.

À l'hôtel, Onézime boit à grandes gorgées. Je me retiens pour ne pas vider mon verred’une traite.

Amènes-en deux autres, dit Onézime, en faisant signe au serveur. J'sais pas trop c'qui se passe dans ma tête, Onézime. J'sais pas si j'dois fêter la fin

de ma dette ou ben pleurer sur mon sort d'habitant bûcheron sur une terre à boisoù c'est qu'y a pu de bois pis quasiment pas de terre cultivable.

As-tu encore l’idée de t’en aller aux États, Luc J’ai onze enfants, astheure, Nézime, tu nous vois-ti partir avec c’te famille-là?

Émérence pis moi on aurait l’air d’un coq pis d’une poule avec leu’ onze poussins.

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Onézime éclate d'un gros rire: Comme coq, t’as fait tes preuves!

Je prends une gorgée de bière avant de continuer: J’ai pas oublié pantoute, tu sauras. En a tu parlé à Émérence? A’ sait que j’ai ça dans la tête, mais pour elle, c’est rien qu’un rêve de fou. Pis a’

serait assez forte pour me faire changer d’idée si j'y en parlais. J’vas y' en parlerquand j’vas être ben çartain que j’peux la convaincre qu’y a pas autre chose àfaire.

- Ta raison, mon Luc, c’est une affaire d’homme, ça.

L'année passée, Onézime et moi, on se proposait de partir ensemble avec nos familles,quand ma dette serait payée. On avait un bon plan. Mais quand c'est venu le temps de leprésenter à nos femmes, la guerre a éclaté. On n’était plus certains de rien et on avaitpeur. On a décidé de remettre le projet à après le conflit. Dans ce temps-là, dans lesjournaux, on lisait que la guerre durerait quelques mois, pas plus. Ce n’est pas encoreterminé. Depuis ce temps-là, on n’en a pas reparlé.

Je suis pas mal ivre. Entre l’hôtel et le camion, je pense à Émérence. Je me sens coupabled’avoir fêté sans elle. Devant une vitrine, je vois des articles de toilette pour femmes. Jem’arrête.

On rentre icitte, Nézime, faut que j’trouve un p’tit quèq’ chose à ma femme. A’mérite ça, elle itou.

La vendeuse sent bon le parfum. Elle me regarde de la tête aux pieds, l'air de se demandersi un habitant a les moyens de payer du parfum. Dans mon habit du dimanche, je bombele torse. Elle propose:

De l’eau d’odeur, c’est toujours ben apprécié. J’en ai au jasmin pis à la violette. J’vas prendre la p’tite bouteille bleue. Avec ça, Monsieur, si vous lui donnez une p’tite boîte de poudre de riz pis une

houppette pour l’appliquer, votre femme va être belle, elle va sentir bon pis elleva faire des jalouses.

Sur le chemin du retour, Onézime s’inquiète pour mon avenir: Astheure que t’as bûché ton érablière Luc, y’ te reste pus grand-chose à couper.

Veux-tu ben me dire avec quoi tu vas faire vivre ta famille? Écoute ben c’que j’vas te dire là, Onézime. Pis garde ça pour toi.

Je lui expose mon plan: Y’ reste un peu de bois sur mes lots, mais j’y touche pas. Ah bon!

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Je veux pas juste attendre la repousse du bois, je veux qu’il atteigne une bonne taille.Pendant les prochains hivers et autant qu'on pourra l'été, je vais trimer dans les chantiersdes Fraser avec mes fils. Napoléon me suit déjà. Mon Alfred a seize ans, il commence àgagner un salaire d’homme cette année. Après les fêtes, Adélard va venir avec nousautres. Dans deux ans, ça va être Léon et l’année d’après, Jean-Baptiste.

Pis c’est quoi ton plan? Dans cinq ans, avec mes cinq bons hommes, on prendra un été complet pour

couper le bois qui reste sur ma terre pis j'vas vendre ça un bon prix, pis… Pis quoi? Pis là, on aura pu le choix. Y' va falloir partir. On va aller s’installer aux États.

Onézime se réjouit pour moi. On se demande qui de nous deux va partir le premier. Dans mon cas, dit Onézime, ça dépend de c’te maudite guerre-là qui en finit pus.

***

Arrivé à la maison, j'essaie de prendre un air sérieux. Émérence me voit venir: C’est quoi c’t’air-là, encore?

Derrière mon dos, je cache un petit paquet que Louis et Marie-Anne tentent de mieuxvoir.

T’as pris un coup toi, hein? Ben oui, Émérence. Tu connais Nézime, quand y’ a quèq’ chose à fêter, y’ a

toujours la même idée. Aujourd’hui, c’est moi qui avais de quoi à fêter, mais c’estlui qui a payé.

Pis c’que tu caches dans ton dos? Ça c’est pour toi, pis c’est pas Onézime qui l’a payé.

Émérence prend le sac et le porte à son nez. Ça sent donc ben bon, c’t’affaire là.

Elle sourit en défaisant les petits rubans roses et bleus. T’as pas fait une folie, toujours là? Juste une p’tite folie de rien du tout.

Autour de nous, intrigués, les enfants nous regardent en silence. C’est la première foisqu’ils me voient donner un cadeau à leur mère.

T’as ben mérité ça, Émérence. T’as assez fait de sacrifices durant les quatreannées qu’on vient de passer, un p’tit luxe ça va t’aider à les oublier.

Du sent-bon pis de la poudre! J’en ai jamais eu! Au magasin, y’ appelle ça de l’eau d’odeur pis de la poudre de riz, je dis, le bec

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pincé. Mais quand c’est que j'vas m’mettre ça?

Je m’amuse de la pudeur d'Émérence. Pour une fois, je ne la prends pas au sérieux. Regardez-la qui fait son humble, astheure. Tu meurs d’envie d’ouvrir la bouteille.

Pis chus çartain que tu vas t’en mettre toutes les fois qu’on va aller au village.

Les réjouissances ne dureront qu’un temps, on le sait tous les deux. Émérence sait aussiqu’elle n’aura plus d’enfants. Son corps a atteint la limite de sa capacité. J'essaie de mepersuader que les grands malheurs, c’est bien fini. La première partie de mon plan aréussi, je me dis. La peur de perdre ma propriété m'empêchera plus de dormir. Le tempsest venu de passer à la deuxième partie de mon plan pour retourner aux États-Unis.

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Chapitre 20

Saint-Hubert, 1919

J'te r'marcie Adèle Ouellet. T'es une servante dépareillée. J'espère que tu pourras

r'venir quand j'aurai un autre bébé. Marci Madame Généreux, vous avez des bons enfants pis j'ai aimé ça travailler

chez vous.

Moi, j'ai aidé ma mère à se relever de ses huit derniers accouchements. Depuis dix ans, jefais la même chose chez des notables de comté. Tout le monde me connaît à Saint-Hubertet dans les paroisses environnantes. Des fois, je passe d'une famille à une autre sans avoirla chance d'aller me reposer quelques jours chez mes parents. Je me sens utile quand jefais les relevailles de mamans, mais des fois je m'ennuie des conversations avec mesparents et des jeux avec mes frères et soeurs.

On est dimanche et c'est l'été, Monsieur Généreux arrête son attelage devant l'écurie duvillage. Juste avant de descendre du boguet, il me remet une enveloppe contenant mes

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gages, deux dollars et cinquante-cinq cents. Je me sens riche. Je le remercie et le salue. Jedescends de la voiture en retenant le bas de ma robe à volants pour pas qu'elle s'accrocheau marchepied en métal. J'attrape ensuite ma petite valise grise et je jette un œil auxalentours. Mes parents ne sont pas encore arrivés. J'ai le temps d'aller au magasin général.Dans la paroisse, quand une famille a besoin d'une servante, elle laisse son nom à lafemme du marchand. En me voyant, celle-ci m'informe qu'elle n'a pas de demande cettesemaine. Par la fenêtre du magasin, j'aperçois ma famille qui arrive avec deux voituresbien remplies. Papa conduit la première et Napoléon la seconde. On a juste le temps de sedire bonjour que les cloches de l'église nous appellent.

Après la messe, maman me demande si je veux aller au presbytère pour voir si unefemme d'une paroisse voisine a besoin de mon aide. Quand les familles ne trouvent pasune servante dans leur paroisse, elles s'adressent au curé. C'est lui qui écrit aux autresprêtres du comté pour trouver une femme pour leurs relevailles. Comme ça, j'aiquasiment toujours une place où aller travailler. Je pourrais bien être une servante qu'onappelle une ménagère et rester longtemps à la même place, mais j'aime mieux aider desmères qui sont sur le bord d'accoucher ou qui viennent de le faire. Ça me fait me sentirplus importante.

J'irai la semaine prochaine, Maman. Je veux passer du temps avec vous autres. C'est la fête! Pendant deux jours, je mange la nourriture préparée par ma mère, je racontecomment s'est passé mon séjour chez les Généreux, des gens riches. J'écoute le récit desaventures des enfants, je me couche tôt et je dors autant que je veux le matin. À partir dela troisième journée, j'aide ma mère à traire les vaches, à faire la cuisine et le quotidien dela maison, comme on dit. Ça la repose. Moi, il faut toujours que j'aie quelque chose àfaire. Je n’ai pas de mérite, je suis faite de même. Une de mes patronnes a dit que je suisim-pul-si-ve, mais que ce n’est pas un gros défaut.

J'ai vingt-quatre ans. Dans quatre mois, mes frères vont me taquiner en disant que jecoiffe la Sainte-Catherine. Il y a bien des garçons de mon âge qui me font de l'oeil quandje vais dans une paroisse ou bien dans une autre, mais je reste jamais assez longtemps à lamême place pour que ça devienne sérieux. Il y en a même un qui m'a dit: " Vous-là, avecvos cheveux brun foncé, vot' visage rond pis vos yeux marrons, vous êtes ben belle àregarder. " Il m'a dit aussi que j'avais l'air d'être fine à plein. Je pense que je l'aurais aiméce beau gars-là, mais, le lendemain, je devais partir pour une autre paroisse. Je ne l'aijamais revu. J'ai peur de rester vieille fille. Et quand je pense à ma jumelle qui est mortetrès jeune, j'ai l'impression qu'elle me demande de faire une religieuse. Dans ce temps-là,je ne sais pas quoi penser. Peut-être bien que c'est juste dans ma tête que ça se passe. Jeme demande si c'est ça l'appel de la vocation religieuse. Il faut que je parle de ça avecmaman.

Ça s'rait-ti que chus pas faite pour le mariage?

Ma mère ne parle jamais sans réfléchir un peu. Mais là, elle prend plus de temps qued'habitude à me répondre:

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Ton père pis moi, on se demande, des fois, si tu serais pas faite pour le couvent.T'es une bonne chrétienne pis y' a des religieuses qui font quasiment la mêmechose que toi.

Ce n’est pas la première fois qu'elle parle de ça, mais là, elle a l'air très sérieuse: Une bonne soeur dans une famille, c'est une grâce divine. Tout le monde veut ça.

Mais c'est toi qui sais, Adèle. C'est une chose trop sérieuse pour être décidée surune impression. Tu devrais en parler à Monsieur le Curé.

Une bonne idée Maman, j'vas y en parler dimanche quand je vas passer aupresbytère pour voir si quelqu'un a besoin de moi dans le comté.

Le dimanche venu, je me présente au presbytère pendant que mes parents vont serecueillir sur les tombes de mes sœurs décédées. Monsieur le Curé est occupé et me faitattendre de longues minutes. Un homme dans la trentaine, pas très grand, mais toutendimanché sort de son bureau en s'essuyant les yeux. C'est certain qu'il a pleuré. Lui, ilne m’a pas regardé. Monsieur le Curé me fait signe d'entrer et de m'assoir sur une chaiseen bois en face de lui. Je veux savoir si quelqu'un a besoin d'une servante pour seremettre d'un accouchement. Il baisse les yeux sur son bureau, tasse quelques papiers desa main et me regarde d'un air pensif:

Non, Mademoiselle Ouellet, je n’ai rien cette semaine, mais vous devriez aller aumagasin général, je crois que les Dupont, des gens du village ici, auraient besoind'une bonne personne comme vous.

Je vas y aller, mon Père. Mais avant, j'ai quelque chose à vous demander.

Je lui rapporte ma conversation avec ma mère. Il m'écoute en faisant des oui de la tête.Ses petits yeux brillent et ne clignent pas. J'ai fini de parler et il ne dit rien. Ça m'étonne.D'habitude il répond vite et passe à un autre sujet, ou bien il se lève pour indiquer qu'ilmet fin à la conversation. Curieusement, il s'adosse à son fauteuil et me fixe droit dans lesyeux.

Vous savez, ma fille, il y a bien des façons de répondre à l'appel de Dieu.

Il réfléchit encore un moment et ajoute, en parlant lentement: Certaines personnes ont des âmes de missionnaire et partent au secours de

populations démunies dans des contrées lointaines. Des jeunes filles, religieusesou pas, se font sages-femmes ou enseignantes. D'autres se consacrent auxorphelins de ce monde. Toutes ces œuvres se valent, vous savez. La question estde savoir quelle mission convient à votre personne, à vos goûts, à vos talents.

Mes parents aimeraient ben avoir une religieuse dans la famille. Pensez-vous queça me conviendrait?

Je vais être franc avec vous, Mademoiselle Ouellet, si vous entrez au couvent etque vous découvrez, avant de prononcer vos derniers vœux, que vous n'avez pasla vocation, que va-t-il vous arrivez? Vous allez revenir dans la vie civile à un âgeoù les filles ont souvent de la misère à trouver un mari. N'est-ce pas?

Oui, c'est vrai.

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Ce serait dommage, Mademoiselle Ouellet. Vous êtes une personne charmante, lesgens vous apprécient et vous avez toutes les qualités pour devenir une épouse etune mère remarquable.

Je suis étonnée, j'ai toujours pensé que les prêtres faisaient tout leur possible pourdécouvrir et encourager les vocations religieuses. Il remarque ma surprise et sourit, çanon plus ça ne lui arrive pas souvent. Il s'avance sur le bout de son fauteuil, comme onfait quand on est excité. J'attends qu'il parle:

Vous savez, ma fille, le créateur trouve parfois de drôles de détours pour mettreses fidèles à l'épreuve. D'autres fois, il trouve des voies étonnantes pour lesconduire sur le chemin des vertus chrétiennes.

Que voulez-vous dire, mon Père? Écoutez, j'ai une proposition à vous faire, une proposition qui peut transformer

votre vie si vous l'acceptez. Je vous écoute, mon Père.

Il me parle de l'homme qui vient de quitter son bureau. C'est son cousin, un bon père etun homme généreux, qu'il dit. Il a trente-six ans et possède une ferme prospère à Saint-Épiphane. Sa femme est morte en couche. Il s'arrête, se tourne vers une statue de Sainte-Anne et marmonne une prière avant de se retourner vers moi.

Cet homme se retrouve seul avec six enfants. La plus vieille a dix ans, une enfantadorable, et le plus jeune a quatre mois. La grand-mère de mon cousin l'aidecomme elle peut, mais elle est très vieille et épuisée. Il m'a demandé de l'aider àtrouver quelqu'un.

Mais, Monsieur le Curé, je peux pas être la sarvante d'un veuf, ça se fait pas.Pourquoi…

Laissez-moi finir, mon enfant. André, c'est son prénom, a été un bon mari et ilpeut certainement le redevenir.

Il fait une pause, se mord les lèvres. Je ne l'ai jamais vu faire ça. Il ajoute: Vous me semblez être une jeune femme qui pourrait être l'épouse idéale pour lui.

Je sens ma bouche grande ouverte et les yeux plus ronds que des billes. J'ai le soufflecoupé. Je veux dire quelque chose, mais rien ne sort de ma gorge. Le prêtre sourit, selève, vient poser une main sur mon épaule et se penche vers moi:

Je comprends votre surprise, chère Adèle, mais qui sait si ce n'est pas votrevocation. Évidemment, vous devez prendre le temps de réfléchir. Si cela vousconvient, vous devrez vous fréquenter le temps de vous connaître et voir si vousferiez de bons époux.

Il continue à parler, mais j'écoute plus. Je me dis que je ne peux pas refuser de rencontrerle cousin de Monsieur le Curé. Ce serait un manque de sens chrétien. Après une minute,je retrouve mes esprits et dis:

Mais comment… comment on ferait ça?

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Il me fait un grand sourire et répond avec douceur: Je vais lui proposer de venir à la messe à Saint-Hubert et de vous rencontrer au

salon de mon presbytère, le dimanche après la cérémonie. Quand c'est que vous voulez qu'on se rencontre? Dès que vous m'aurez donné votre réponse, chère Adèle.

Je n’attends pas qu'il se lève, je le salue en baissant les yeux et je sors du presbytèrecomme une somnambule et me dirige tout droit à l'église. J'entre et m'arrête devant lepremier prie-Dieu que je rencontre. Je lève les yeux et je vois devant moi la statue de laVierge Marie. Dans sa robe bleue, elle tient l'Enfant Jésus entre ses bras. Je cherche uneprière: bonne Sainte-Mère de Dieu, vous avez conçu et enfanté tout en restant vierge, etmoi, le prêtre me demande d'être mère de six enfants avant de me marier avec un hommeque je ne connais pas. Je réalise tout à coup que je suis en train de me comparer à laSainte Vierge. Je me trouve prétentieuse. J'ai honte. Je baisse les yeux et prie SainteMarie de m'éclairer de ses grâces.

Une demi-heure plus tard, je me rends au magasin général. Madame Dupont, la femmedu meunier, va accoucher d'un jour à l'autre. Elle a demandé au marchand de voir si jepeux commencer à travailler chez elle le lendemain. Je me dis que c'est la meilleure choseà faire si je ne veux pas juste penser à l'incroyable proposition de Monsieur le Curé.

J'vais être là demain matin.

Je passe par le magasin général, mes parents sont là et m'attendent avec deux de mesfrères, les autres sont déjà partis.

Sur le chemin du retour, ma mère me demande comment ça se fait que je suis restée silongtemps au presbytère. Je ne suis pas prête à parler de la proposition de Monsieur leCuré. J'attends d'être seule avec elle. Elle devine qu'il m'arrive quelque chose d'important:

T'as donc ben l'air préoccupée, toi? C'est-ti que Monsieur le Curé t'a convaincuede faire une sœur, coudonc?

C'est pas ça, Maman, c'est pas ça pan-tou-te.

***

Après le dîner, je fais signe à maman de venir avec moi dans le jardin là où personne neva nous entendre. Je lui raconte tout.

Ben voyons donc, elle dit, en mettant ses deux poings sur ses hanches? Y' t'a pasdemandé de marier un père de six enfants que tu connais même pas!

Ben non, Maman, y' m'a juste demandé d'y penser.

Elle poursuit sans écouter mes paroles:

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Tu vas être enterrée de travail avant d'avoir commencé ta famille à toi!

Dans ma tête, je revois les épaules larges de l'homme et je pense à tous les enfants desautres parents que j'ai vus naître et que j'ai laissés entre les mains de leurs parentsquelques semaines après en avoir pris soin. Je ne sais pas si c'est l'influence de Monsieurle Curé, mais je réponds:

Et si c'était elle, ma famille? Maman. Mais ça s'peut pas! Qu'est-ce que ton père va dire de ça. Y' faut pas y en parler tout suite, Maman. J'veux réfléchir avant.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je pense à ce qu'a été ma vie jusqu'à aujourd'hui. Depuis quej'ai l'âge de raison, je m'occupe des enfants des autres, ceux de mes parents et ceuxd'étrangers. Ces enfants-là, je les ai tous aimés. Je dirais que pour les sentiments, je n’aipas fait de différence entre mes frères et sœurs et les bébés des autres. Je pense qu'ilsm'ont aimée eux autres itou. L'image de l'homme en larmes me revient tout le temps àl'esprit. Monsieur le Curé dit que c'est une personne honnête et un bon chrétien. Il nem’aurait pas dit ça si ce n’était pas vrai, même si c'est son cousin. Si ça se peut, je me dis,j'aimerais mieux vivre avec un homme de bonté que de rester vieille fille. Et la vocationreligieuse? Je l'ai pas! Monsieur le Curé a raison, j'ai une âme de missionnaire et mamission a toujours été de m'occuper des enfants des autres. Ça ne changerait pasbeaucoup ma vie. J'aurais pu besoin d'aller d'une place à l'autre sept ou huit fois parannée. Je m'attacherais à ses enfants et je ne m’ennuierais pas de ceux que je quitte.

Au petit matin, ma décision est prise. Demain, en m'en allant chez mes nouveaux patronsavec mon frère, je vais arrêter voir Monsieur le Curé pour lui dire que j'accepte derencontrer son cousin. J'ai hâte de connaître son nom de famille.

***

Le dimanche suivant, pendant la messe, je jette un oeil autour de moi pour voir si le veufest là. Il se tient derrière les bancs de l'église. Je me penche à l'oreille de maman et luichuchote que c'est lui. Il se tourne vers nous. Il a vu que je l'avais regardé. Il doit se direque c'est moi qu'il va rencontrer après la messe,

Comme prévu, après la cérémonie, je me rends seule au salon du presbytère. Monsieur leCuré fait les présentations et se retire aussitôt dans son bureau, tout souriant. Il se nommeAndré L'Italien. Il me remercie d'accepter de le rencontrer au presbytère. Après un courtsilence, il me parle de ses enfants avec beaucoup d'émoi. Je sens qu'il les aime et qu'ilveut leur bien. J'ai de la sympathie pour lui. Puis, il me parle de sa ferme de Saint-Épiphane, des animaux et du jardin qu'il n'a pas eu le temps d'ensemencer cette année. Ila la larme à l'oeil quand il me raconte combien sa défunte épouse aimait s'en occuper etcombien les légumes frais et les petits fruits étaient savoureux. Je ne lui pose pas de

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question sur sa femme. Il s'essuie les yeux et s'efforce de me faire un sourire. Il est gentilavec moi, me demande de parler de ma famille, de mon occupation et à quoi je jouaisquand j'étais petite. Ça me fait rire. Je me sens bien avec lui. Un homme comme ça, je medis, il ne peut pas faire un mauvais mari. J'oublie qu'il n’est pas grand.

Une heure a passé quand on frappe à la porte. Monsieur L'Italien et moi on dit oui enmême temps. C'est la servante de Monsieur le Curé qui nous invite à dîner au presbytèreavec le prêtre. Pendant le repas, on ne parle pas beaucoup. Au moment de se quitter,Monsieur L'Italien me demande si j'accepte de le revoir la semaine suivante.

Oui, Monsieur L'Italien, je réponds. Appelez-moi André, voyons donc.

Je lui souris.

***

Le troisième dimanche, à la fin de notre rencontre et juste avant le dîner, Monsieur Andréme prend les deux mains dans les siennes, me regarde droit dans les yeux et dit:

Mademoiselle Adèle, je vous connais pas depuis longtemps, mais je suis çartainque l'homme qui vous aura pour épouse sera comblé. J'ai besoin de savoir si j'aiune chance d'être cet heureux homme.

J'ouvre la bouche pour répondre. Il m'interrompt: Avant, je vous demande de venir rencontrer mes enfants, voir ma maison et visiter

ma ferme.

Pendant le repas que nous prenons encore au presbytère, il en parle à Monsieur le Curé.Sans hésiter, comme s'il avait déjà prévu la chose, le prêtre se tourne vers moi:

Dimanche prochain, si vous voulez, mon bedeau vous conduira à Saint-Épiphane.Vous irez à la messe là-bas et après la visite chez André, il vous ramènera à Saint-Hubert. Cela vous convient-il?

Je sais pas si mes patrons vont accepter de me laisser partir toute une journée. Ne vous inquiétez pas, Adèle, je m'occupe de ce détail. Et moi, dit André, je vous attendrai sur le parvis de l'église.

***

Nous arrivons à l'heure où les cloches appellent les fidèles. Monsieur André est seul. Il asans doute laissé ses enfants chez lui pour nous faire de la place dans le banc qui lui estréservé dans une des premières rangées de la nef.

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Pour se rendre du village de Saint-Épiphane à chez lui, il m'invite à monter dans sonboguet. J'accepte avec plaisir. Le bedeau nous suit. Il me dit que ses enfants ont bien hâtede me rencontrer.

À la maison, sa grand-mère, Bernardine et sa fillette de dix ans Amenda ont préparé undélicieux repas. On se met vite à la table. La grand-mère L'Italien fait le service puisprend place à côté des enfants. Les grands me semblent assez timides, mais bien élevés.À la fin du repas, quand le bébé sort de son sommeil en rechignant, Amanda s'empressed'aller le prendre, le changer et le bercer avec tendresse. J'ai l'impression de mereconnaître en elle. Tous les deux, on se sourit. Les deux garçons qui la suivent en âge nedisent rien. Ils se tiennent l'un près de l'autre et observent les gestes de leur père. L'autrefillette me regarde d'un air méfiant. Je lui demande si elle a commencé l'école.

J'vas commencer la semaine prochaine, Mademoiselle. T'es une belle grande fille, je lui dis.

Elle ne me sourit pas, mais sa méfiance semble tombée. J'observe les deux petits, ungarçon et le bébé fille et me dis que si j'acceptais le mariage, je serais comme leur vraiemère.

C'est l'heure de revenir à Saint-Hubert. Le père de famille me regarde avec des yeux quime supplient de dire quelque chose:

Vous avez de beaux et bons enfants, Monsieur André. Je pense, Mademoiselle Adèle qu'ils vous ont aimée.

Je jette un œil et vois que les grands font signe que oui. Je poursuis: La semaine prochaine, si vous désirez toujours me rencontrer, je vous présenterai

à mes parents. Si mon père accepte de vous accorder ma main, nous pourronsnous marier.

Il ouvre les bras comme pour m'enlacer, mais s'arrête au dernier instant. Il me serre lamain avec chaleur.

Je serai là pour la grand-messe, pour vous rencontrer au presbytère et pourrencontrer votre père. J'y serai c'est çartain.

J'ai le cœur qui bat. Moi aussi j'ai envie qu'il me prenne dans ses bras. C'est merveilleuxque ça m'arrive à mon âge. Je lui fais de beaux yeux. Il me donne un baiser sur la joue. Jemonte dans la voiture comme si j'avais des ailles. Le bedeau commande le cheval et lavoiture tourne vers l'est. Collés à leur père immobile et souriant, les quatre plus grandsm'envoient timidement la main. Derrière eux, leur arrière-grand-mère me regarde commesi elle voulait tout voir en moi. J'en suis un peu gênée. Elle s'en rend compte et me souriten ouvrant ses bras. J'ai l'impression qu'elle m'invite. Je lui fais signe que oui de la tête.

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***

Le neuf septembre 1919, nos deux familles sont réunies pour célébrer notre mariage.Quand le prêtre demande à André s'il veut être mon époux, pour le meilleur et pour lepire, il se retourne un instant vers ses enfants. Dans l'église, certains pleurent. Puis, il meregarde avec affection avant de se retourner vers le prêtre et prononcer un "Oui " sanséquivoque. Quand vient mon tour, le célébrant sourit en prononçant les mots d'usage. Jelui rends la pareille et prends la main d'André avant de prononcer les mots: oui, je leveux.

Pour la première fois de l'histoire de la paroisse et peut-être de tous les diocèses duCanada, la noce se passe dans le presbytère de Saint-Hubert. Faire la fête dans la maisond'un représentant de Dieu sur terre, c'est tout un honneur! Pour l'occasion, ma mère estvenue aider la servante de Monsieur le Curé. Il est le premier à prononcer ses vœux debonheur:

Il y a deux mois, quand mon cousin m'a demandé de l'aider à se trouver uneépouse pour lui et une mère pour ses enfants, j'ai levé les yeux vers le ciel endisant: quelle histoire mon Dieu! Cela ne fait pas partie de mon rôle de guidespirituel des âmes… Or, l'aiguille de l'horloge n'avait pas fait un quart de tourquand notre chère Adèle est entrée dans mon bureau. J'ai immédiatement comprisqu'elle était la personne qu'il fallait à André. Sa présence devant moi ce jour-làétait l'oeuvre du divin. Ce mariage est-il la destinée que le ciel préparait pournotre sœur? Je le crois de tout mon être. Aujourd'hui, je félicite les heureux mariéset je rends hommage à Dieu de m'avoir mis au coeur de cette manifestation de samiséricordieuse bonté. Grâce à Dieu, vous serez heureux.

André lui rend hommage et remercie papa de lui avoir accordé ma main. Moi, je racontecomment je me suis retrouvée devant la Sainte-Vierge en me comparant un instant à elle.Aujourd'hui, tout le monde, même Monsieur le Curé, en rit de bon cœur. Papa n'allait pasmanquer sa chance de prendre son air solennel et de lever un toast. Il remercie Monsieurle Curé, nous félicite, nous souhaite tout le bonheur du monde puis ajoute:

Boire du vin de messe pour fêter un mariage, c'est comme manger du pain bénitpar le ciel. Marci Monsieur le Curé et bonne vie aux nouveaux mariés.

Maman n'a pas l'habitude de faire des discours. Elle se lève, remercie tout le monde etajoute:

Ma fille a toujours été forte et courageuse. Je suis çartaine qu'elle va savoir rendreson mari et ses enfants heureux. Je souhaite beaucoup de bonheur à toute lafamille.

Après tous les autres, grand-mère Bernardine se lève, les yeux brillants et le sourire large,elle dit:

Mes amis, ma grand-mère maternelle était une Indienne. Quand j'ai rencontré

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Adèle, elle m'a rappelé une chose que j'avais oubliée. Chez les Indiens, les enfantsappartiennent à la tribu. Ça veut dire que les femmes sont toutes un peu les mèresde tous les enfants qu'elles rencontrent. Quand j'ai vu comment Adèle agissaitavec les enfants d'André, ça m'est revenu.

Elle se tourne vers moi et lève son verre. Ses mains tremblent, mais elle n'en fait aucuncas:

Je pense ben que toi itou, t'es de sang indien dans les veines. Pour ça, je suisçartaine que toi et mon petit-fils vous allez vivre un mariage heureux. Je penseitou que mes arrière-petits-enfants vont être élevés avec la bonté et l'amour qu'onleu' doit. Soyez heureux mes enfants!

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Chapitre 21

Rang Six, automne 1920

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C'est la fête. Les derniers billots qu'avec mes fils on a abattus, ébranchés et transportésprès du chemin devant la maison durant l’été, viennent de tomber sur la plate-forme duvieux camion d’Onézime Pelletier. Bientôt, j'aurai dans mes mains le bénéfice de sixmois d’efforts et de sueur; le fruit d'un labeur dur et dangereux, à affronter la nature et àse faire manger par les moustiques, un travail d’équipe plein de défis qu'on relève avecfierté; une corvée où la camaraderie me procure la joie de voir mes fils devenir deshommes.

Le torse bombé, fier comme des coqs de combat, mes garçons regardent les billets passerd’une main à l’autre. Quand les derniers dix dollars se retrouvent bien roulés dans mamain, Onézime prend un air songeur.

Ouais, t’en as bûché gros c’t’été, mon Luc. Mais y’ était pas tout seul, vous saurez, dit Napoléon, on est cinq avec lui, icitte,

là. Jean-Baptiste, y’ a juste seize ans, mais y’ est fort, c’est quasiment un homme,astheure.

Wo là! Poléon, tu fais le fort devant Monsieur Pelletier, parce que t’es plus grandpis plus gros que moi. Chus pas qua-si-ment un homme, pis tu le sais. J’ai tenumon boutte de la sciotte pis des billots, autant que toi. Moi pis Adélard, même sic’est lui le plus p’tit de la gang, on en a bûché autant que toi pis Léon, autant itouque papa pis Alfred, on n’est pus des enfants, tu sauras.

Amusé, Onézime se redresse, allume sa pipe, regarde vers le sud et toujours pensif,promène son gros menton de gauche à droite, comme au-dessus de ma terre, au loin. Sansregarder personne, il dit:

À bûcher comme vous bûchez là, les gars, y’ doit pus en rester ben gros à couper? Y’ en reste, y’ en reste, dit Adélard. Y’ en reste, oui, mais surtout dans les tourbières, en bas de la côte à pic, là où y’ a

la p’tite rivière. On peut pas aller là l’été, c’est trop mou pis trop dangereux pourles chevaux.

Y’ en reste itou autour du p’tit lac rond, j’pense qu’on serait capables d’allercharcher ça n’importe quand, ajoute Adélard.

Le mois passé, Onézime m'a raconté la rencontre qu'il a eue au magasin général avec unreprésentant du gouvernement américain. Le gars cherchait un bon camionneur et desouvriers solides:

Tu vas gagner le double, si tu t’en viens par chez nous, il a dit, pis avec ton truck,c’est toi qui vas faire les voyages au Canada, quand y’ en aura. Comme ça, tut’ennuieras même pas de ton pays, pis tu pourras venir voir ta famille, de temps entemps.

Lui qui attend l’occasion de s’en aller aux États-Unis depuis longtemps, il était excité: J’pourrais m’acheter un truck ben neuf pis faire ben de l'argent là-bas, il m'a dit.

Depuis que sa femme a dit oui, sa décision est prise.

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Mes gars attendent qu'il parle, mais moi je sais ce qu'il va dire: L’année prochaine, j’serai pas là pour transporter ton bois au moulin à scie, mon

Luc. J’m’en vas aux États. On part dans un mois.

Je fais comme si c'était une nouvelle pour moi: Ça fait longtemps que j’te voyais venir toi, t’as toujours rêvé de partir de par icitte

pour aller faire le commerce du bois aux États. N’empêche qu’un mois, c’est viteen batèche!

On devrait p't-être ben faire ça nous autres itou, lance Napoléon, toujours lepremier à dire ce qu’il pense.

Onézime n’a rien oublié de mon plan: gagner le maximum d’argent en allant auxchantiers avec mes garçons, laisser pousser le bois de mes lots, faire un bon coup d’argenten cueillant tout ce qui reste le même été, pis partir aux États-Unis nous autres itou. Jem'efforce de cacher mon petit sourire complice et je pose ma question:

Penses-tu que mes gars pourraient gagner leu’ vie là-bas? Oui, mon Luc, tes gars gagneraient un bon salaire, pis toi itou. Y’ a du travail en

masse là-bas, pis ça serait pas la première fois qu’une grosse famille avec desgrands pis des petits enfants partirait s’installer là. Y’ en a plusieurs qui le font, tusais.

Sans approuver ni contredire mon ami, je laisse à mes garçons le temps d'y penser. Ils seregardent et ont l'air de se poser des questions. C'est ce que je voulais. Mes gars saventque l'idée de partir aux États me trotte dans la tête depuis longtemps. J'ai déjà discuté deça avec des voisins. Dans la paroisse, y a pas rien qu'Onézime que ça intéresse. Ça separle dans les rangs. Pour préparer le terrain, j'ai souvent fait des plaisanteries là-dessus.J'ai même composé une chansonnette sur un air populaire:"Tout le monde s’en va aux États, j’irai-ti ben, j’irai-ti pas?"

Je la chante souvent, mes garçons la trouvent drôle, mais pas Émérence.

Pour ne pas les effaroucher, je ne parle pas de partir avec toute la famille tout de suite. Jeveux voir d'abord comment mes fils prennent ça:

Y' a quasiment pu de bois sur not' terre, pis dans les chantiers forestiers de larégion, y' en reste pu ben gros non plus. Ça fait qu'avant longtemps, y’ va falloirpartir pendant des mois pis r'venir juste pour les fêtes pis l'été. Ça vous tenterait-ti de faire cette vie-là? On serait-ti mieux de faire comme Onézime? On pourrait-ti aller travailler aux États l’hiver, pis revenir par icitte une couple de mois l’été?

C'est encore Napoléon qui répond le premier: C’est ben beau de dire qu’on r'viendrait l’été, mais nos boss, là-bas, qu’est-ce qui

diraient de ça, eux autres? En connaissez-vous ben des gars, pis des filles, qui fontça? Ça a pas d’allure, c’t’affaire-là. Ou ben on part ensemble, ou ben on reste

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icitte, c’est Monsieur Pelletier qui a raison. Vous pouvez ben partir aux États si vous voulez, dit Adélard, moi, j’aime mieux

travailler par icitte. Si y’ faut vivre dans le bois à l’année, pis quasiment pus voir la famille, moi

j’aimerais autant m’en aller aux États. Vivre dans le bois comme des sauvages,c’est pas une vie. Pis en ville, y’ a pas rien que des hommes, y’ a des filles itou, ditJean-Baptiste.

L’allusion aux femmes nous fait rire. Pour Alfred qui rêve de richesse, la question se poseplus brutalement:

Si on reste icitte, avec quoi qu’on va vivre, astheure qu’y’ a quasiment pus de boissur la terre? Moi, j’pense qu’on n’a même pas le choix. Des fois j'me dis quej'pourrais aller trouver mon oncle Moïse, dans l'Ouest canadien.

Avec l’argent du bois, on peut acheter un autre lot, pis continuer à bûcher,s’empresse de dire Adélard.

Silencieux jusque-là, Léon regarde du côté de la maison. Pis maman, c’est quoi qu’a’ va penser de ça? Vot’ mère, a’ serait pas heureuse de vous voir partir dans le bois à l’année. Pis

partir pour les États, toute la famille ensemble, j’le sais pas Léon, on en a jamaisparlé.

Après avoir écouté les autres, Léon que ses frères surnomment Le sage depuis qu'il ne vaplus à l'école poursuit:

C’qui est important, c’est pas nous autres, Papa. Nous autres, on est assez vieuxpour se débrouiller dans la vie. C’qui est important, c’est les enfants. Y’ faudraitqu’y’ aillent à l’école, qu’y’ apprennent un métier, pis qu’y’ se préparent une viede bons travailleurs, dans une grande ville ou ben dans un pays où c’est qui a del’avenir.

Après un moment de réflexion, Léon se gratte le front et ajoute: Icitte, y’ a pas d’avenir pour les jeunes. On en connaît trop qui savent pas lire ni

écrire pis qui sont déjà dans la misère avant de vieillir.

C’est le silence. L’argument a porté. Il faut penser à l’avenir des cinq enfants avant tout.Comme toutes les fois qu’il est question de faire instruire les jeunes, je repense à monpère qui n’a pas voulu le faire et à moi qui n'ai pas pu quand je le voulais. Les paroles dePépé La Houe me reviennent: "Sur des terres de roches, vous allez tirer le diable par laqueue toute votre vie."

Cette fois, c'est Jean-Baptiste qui relance la discussion: Ben justement, pourquoi nous séparer, pourquoi qu’on partirait pas ensemble,

comme dit Monsieur Pelletier?

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Adélard réagit sèchement: Papa a jamais parlé de ça. Pis maman a jamais sortie du comté. A’ l’aimerait pas

s’en aller loin de même. Pis Adèle, a’ vient de se marier, a’ serait pas contente derester toute seule par icitte.

Avec les six enfants de son mari, a’ l’aura pas le temps de s’ennuyer, dit Alfred.

Dès qu'il a une chance, Onézime ajoute: La semaine passée, au magasin général, y’ avait un représentant du New-

Hampshire, un gars qui est venu au monde à Saint-Elzéar, pas loin d’icitte. Y’parlait justement de ça, les familles avec des enfants. Là-bas, qu’y’ a dit, c’est pasjuste des manufactures de coton, comme dans le Rhode Island, y’ a toutes sortesde jobs, pis y’ cherchent du monde vaillant. Ça serait ben bon pour tes gars. Pistes plus petits pourraient aller à l’école. T’en as combien qui pourraient gagner unsalaire, là?

Ben, j’ai cinq gars, y’ sont icitte. Adèle est mariée. Pis les cinq autres, c’est desenfants: quatre filles pis un garçon, la p’tite Lydia a cinq ans.

Là-bas, mes amis, y paraît que tous les enfants vont à l’école jusqu’à seize ans, lesfilles comme les gars, qu’y’ viennent de chez eux, d’icitte ou ben d’ailleurs, y’ onttous les mêmes droits. C't'un pays évolué sans bon sens.

Juste avant de monter dans la cabine du camion, Onézime se penche vers moi et dit àvoix basse:

Le gars s’appelle Michaud, y’ a laissé son adresse au magasin général.

Lançant un clin d’œil complice aux garçons, Onézime s’installe au volant de sa vieilleFord et nous laisse songeurs. En silence, on regarde s’éloigner la dernière charge dulabeur d’un été.

J'ai beau avoir cinquante ans, je crois à mon projet plus que jamais. À part Adélard, mesgarçons ont l'air d'être de mon bord. Il reste à convaincre Émérence. Ça ne sera pas leplus facile. À quarante-six ans, ses cheveux bruns sont grisonnants, mais elle a le corpsbien droit et elle ne manque pas d'énergie. Et à par de ça, elle a rien perdu de sa force decaractère. Je ne suis pas le seul à avoir été désarçonné par ses raisonnements. Dans laparoisse, Émérence a une réputation: "qui s’y frotte s’y pique," a dit Lambert Plourdequand il est venu jouer aux cartes et qu'on a parlé d'élection. Il avait vanté les mérites desconservateurs et osé mettre en doute les bons sentiments de Wilfrid Laurier à propos desCanadiens-français. "Comment veux-tu, toi," elle a dit, "qu’un premier ministre anglais,un homme qui parle pas not’ langue pis qui pratique pas not' religion, seye capable demieux nous défendre qu’un Canadien-français catholique, un gars qui est venu au mondechez nous?"

C’est pas aujourd’hui qu’elle va enlever la photo de son héros du mur de la cuisine:"Laurier, c’est un vrai libéral" elle a dit, " y’ s’est pas acoquiné avec les évêques pour sefaire élire pis garder le pouvoir comme McDonald, pis Cartier."

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À part de ça, Émérence est habituée à exercer l’autorité; c'est elle qui est maître dans lamaison quand moi je passe des semaines et des mois dans le bois.

Ses treize grossesses ont creusé des marques sur son front et des pattes d’oies aux coinsde ses yeux, mais avec sa taille juste un peu ronde, elle a l'air plus jeune que les voisinesde son âge.

Tout se bouscule dans ma tête. Je ne sais pas trop comment lui amener ça. Bon, je vaisrire un peu et faire comme si la décision était déjà prise. Comme ça, je vais pouvoirm'expliquer avant qu'Émérence ait le temps de réfléchir pis d'argumenter. Cette fois, y’est pas question qu'elle me fasse changer d'idée.

Je pique la pointe de mon crochet sur un poteau de clôture, je laisse les garçonspoursuivre la discussion entre eux et je me dirige vers la maison.

Arrivé sur le perron, juste au moment de poser la main sur la poignée de la porte, je metourne vers mes fils. Qu’est-ce que j’serais devenu si l’incendie puis la guerre n’avaientpas fait rater mes projets de départ? Il y a dix ans, ils étaient tous des enfants. Avec rienque mon salaire, j’ne sais pas si j’aurais été capable de faire vivre ma famille. N’empêchequ’on serait bien, astheure.

Les yeux tournés vers le pré qui s'étend jusqu'aux pieds des collines, je les trouve plusvertes que jamais. J'entre.

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Chapitre 22

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Une délicieuse odeur de bouilli embaume notre cuisine. Au creux d’un grand chaudron enfonte, de gros morceaux de rôti de palette mélangés aux légumes frais du jardin et auxherbes salées du Bas-du-Fleuve mijotent depuis des heures. Ma recette est différente decelle de mes voisines. Aux légumes qu'on met habituellement (choux, navets, pommes deterre, carottes, haricots verts et jaunes), j'ajoute autant d’épis de maïs que j'ai de bouchesà nourrir. Mes enfants mordent à belles dents dans les grains jaunes et n’abandonnentjamais les cotons sans en avoir tiré le jus.

En attendant le bon moment pour retirer mon repas du feu, je m’approche del’escalier pour demander à Éva de faire patienter les plus jeunes:

Le souper va être prêt dans une quinzaine de minutes. Dépêchez-vous Maman, Marie-Anne pis Lydia commencent à chialer pis Louis

est pus endurable. Rose-Aimé pis moi, on a hâte de goûter à vot’ bouilli, ça sentbon jusque dans not’ chambre.

Je me tourne vers la fenêtre, le camion d'Onézime s'en va et la cour est bien dégagée. Çame rappelle l’époque où l’ouvrage de la maison ne m’empêchait pas de participer auxtravaux de la ferme avec Luc. Mes garçons sont regroupés en cercle, ils ont l'air dediscuter sérieusement. Eux autres je les attachais à un arbre pour pas qu’ils se perdentdans le bois. Dire que c'est eux qui viennent de monter ces arbres-là sur la plate-forme,mes petits gars.

Je me souviens de l’acharnement des maringouins qui ne me laissaient pas donner la tétéeà mon bébé. Je me faisais piquer les seins, maudite affaire! Je pense au plaisir que Luc etmoi on avait, près du feu d'abatis, quand par bonheur les enfants dormaient tous en mêmetemps. Quand la fumée chassait les moustiques, le repas que j'avais préparé le matin avecdu pain de ménage doré pouvait bien attendre: "Faut en profiter Émérence, on mangeraaprès", il disait. Dans ce temps-là, on avait le temps d'avoir du bon temps.

Quand la famille a atteint la demi-douzaine, les besognes ont fini par prendre quasimenttoute mon énergie et mes pensées. J’avais tellement d'ouvrage que, des fois, j’avais peurde devenir folle. Il ne me restait jamais une minute à moi. Ce qui m’épuisait le plus, c’estque j’étais toujours en retard sur quelque chose: les soins à donner à un des enfants, lanourriture à préparer, les planchers à laver, la laine à filer, les mitaines à tricoter, lesvêtements que je n’arrivais pas à repriser et encore moins à confectionner.

Je regarde mon mari qui s'en vient dîner: comme je l’aime ce beau grand bonhomme, fierde sa personne, ce vieux fou, ce rêveur.

Avec l'épreuve des années, j'en suis venue à penser que mon corps peut pus avoir duplaisir, qu'il est plus rien que bon pour satisfaire les besoins de mon mari. Faudrait peut-être qu’une bonne fois, on rallume le feu et qu’on endorme les enfants en plein jour, çaferait différent...

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Maintenant, après cinq années sans nouvelle naissance, j'ai pu à m'occuper de jeunesbébés. Avec l’aide de trois de mes filles, ça m'arrive de trouver des moments derecueillement et de solitude. Ça, c'est la paix. Aujourd’hui, entre la table à mettre et la finde la cuisson de mon bouilli, je peux laisser vagabonder ma pensée.

Aujourd’hui, je goûte à plein le plaisir de préparer un repas à mon goût, de sentir lesarômes, de penser au plaisir qu’auront mes enfants à le déguster. Je bois un peu dubouillon de mes légumes, puis je chantonne mon air préféré: "À la claire fontaine m’en allant promener, j’ai trouvé l’eau si belle que je m’y suisbaignée..."

La porte s’ouvre, c'est Luc. Du coin de l’œil, je vois qu'il s’avance sur la pointe des pieds.Il va essayer de me surprendre avec une caresse. Quand il a une grosse nouvelle àm'annoncer, il fait toujours ça. Je joue le jeu en faisant semblant de ne pas l'avoir vu. Çane sera pas long que je vais savoir ce qui se tramait à côté du camion à Onézime, un peuplus tôt. J'espère que Luc va me parler d'un projet pour nos garçons ou d'un plan pouragrandir la grange. Mais je me méfie toujours un peu: je n’ai pas oublié les fois où il m'aparlé de son rêve de retourner vivre aux États-Unis. Une chance, il ne s’obstine paslongtemps quand je trouve des arguments raisonnables pour lui faire entendre raison.

Tu chantes toujours aussi ben, ma femme. J’aime ça t’entendre fredonner unebelle chanson d’antan.

Quand mon mari prend ce ton charmeur, c'est qu'il se prépare à une conversation délicate,il n’est pas sûr de son affaire. En plein après-midi, quand les enfants attendent avecimpatience l’appel du souper, il n’y a pas de doute, il veut m'annoncer quelque chosed’important.

Bon, qu’est-ce que tu vas m’sortir astheure? Quand t’as les poches pleines, j’meméfie de toi, vieux snoreau!

Luc gesticule sur un pied et sur l’autre, comme pour me faire savoir que le sujet est aussidélicat qu’important.

Y’ a souvent des promenades dans tes chansons, ma douce. Eh ben... ça sepourrait qu’on aille faire une méchante longue promenade, avant longtemps, pisça sera pas pour se baigner…

C'est mots-là me rassurent pas, mais pas du tout: Qu’est-ce qui se passe encore aujourd’hui pour que tu me parles en parabole?

Arrête de tourner autour du pot pis dis-y, à ta douce, ce que t’as dans le crâne.

Quand il m’appelle ma douce, c’est qu’il craint ma colère. Il hésite, se gratte la tête, étireses lèvres dans tous les sens, mais n’arrive pas à se décider:

Mais vas-tu ben arrêter de grimacer, t’as le bec ar’troussé comme le groin de latruie!

Ben non, Émérence, arrête d’exagérer pis j’vas arrêter d’grimacer, pis tu vas tout

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savoir.

Il prend une longue respiration. Cette fois je pense qu'il va aller jusqu’au bout de sonidée:

Y’ a pus de bois à bûcher sur la terre, Émérence. Avant longtemps, les gars pismoi, on va être obligés d’aller dans les chantiers à l’année, pis loin d’icitte à partde ça. Ça fait qu’on n’a pas envie d’aller bûcher à Rimouski ou ben en Gaspésie.On reste sur une terre, mais on est pas des vrais cultivateurs, on est des bûcherons.

Qu’est que tu vas m'sortir encore? Y’ a rien qu’une façon, Émérence, de s’organiser pour rester ensemble, toute la

famille. Mais pour ça, ben...

Il hésite encore, s’approche de moi et dépose sur la table de la cuisine l’argent de la ventedu bois:

T’as pas l’habitude de m’montrer la couleur de ton argent, tu dois ben êtremalade, ma foi.

Luc ignore ma remarque, il a l'air bien concentré sur son idée. Ça m'impressionne. Si t’attends trop longtemps avant d’aboutir, les enfants vont entrer pour manger

pis j’aurai pas le temps de te dire ce que j’pense de ta trouvaille. Mais c’est peut-être ben ça que tu souhaites, vieux ratoureux.

On aura tout le temps d’en parler, ma femme, pis il faudra le faire parce que c’estimportant ce que j’va s te dire. On a fait un gros été, les gars pis moi. La vente dubois nous rapporte pas mal d’argent.

Luc reprend la liasse de dollars et me fixe droit dans les yeux. Je crains le pire. Avec ça, ma femme, on peut payer le voyage aux États, s’installer à loyer pis se

trouver du travail tous les six. Les gars pis moi, on pense que c'est fini le tempsd’aller travailler dans le bois. On pense itou que pour les enfants, ça serait mieuxsi on partait aux États, ensemble, toute la famille.

Le sang me monte au visage. Moi qui étais tellement pleine de rêveries une demi-heureauparavant, je n’arrive pas à croire que Luc est sérieux, qu’il envisage une folie pareille, ànotre âge!

Es-tu tombé sur la tête, Luc Ouellet? Tu penses pas ce que tu dis là! Ça se peut pasde me sortir des affaires de même! Émigrer aux États avec la trâlée d’enfantsqu’on a. Mais les as-tu comptés? On est douze à la table. Dis-moi que c’est une detes vilaines farces?

Juste à ce moment, Napoléon, suivi d’Alfred, Adélard, Léon et Jean-Baptiste, entrentdans la maison en riant de bon cœur et s’entassent sur le banc, derrière la grande table.Dès que la porte se referme sur les hommes, Louis dévale l’escalier, suivi des filles. Jecomprends maintenant ce qui se manigançait autour du camion, je ne sais pas si je doishurler ou pleurer.

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Chapitre 23

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Trahie par mon mari et victime d’un coup monté, je sers tout un chacun, mais je refuse dem’assoir pour manger.

Qu’est-ce qui a, Maman? Demande Clara

Tournée vers la fenêtre, je ne réponds pas.

Le reste de la journée, Luc tente de s'approcher de moi: Va racler la cour avec les gars pis fiche-moi la paix!

Luc sait qu'il va passer un mauvais quart d’heure. Il veut m'amadouer. Je ne lui laisseaucune chance. Une fois la porte de la chambre fermée, j'ai les mâchoires serrées, labouche plissée et le souffle bruyant, c'est plus fort que moi:

Si tu penses que c’est rien qu’une affaire d’homme, que t’as pas besoin de savoirc’que moi j’pense, ben tu t'trompes! Tu m’sortiras pas du pays malgré moi, j’t’enpasse un papier! Pis c’t’idée-là, a’ t’es pas venue d’un coup sec, comme ça,aujourd’hui. J’te connais, Luc Ouellet. Ça doit faire des années que tu complotesavec Onézime.

Laisse-moi te dire c'que les gars pensent, eux autres…

Je l'arrête: C’t’affaire-là a rien à voir avec les gars. Jamais j'crérai qu’eux autres itou, y’ ont

manigancé dans mon dos. Non, Émérence, y’ ont pas manigancé. Y’ ont répondu aux questions de Nézime,

pis aux miennes, itou.

Je voudrais crier. Je fais tout pour me retenir: Tu me parles de transformer ma vie pis celle de notre famille, tu me dis que les

gars sont d’accord avec toi; pis moi, ta femme, la mère de ces enfants-là, chus pasau courant de ce qui se trame. Pis en plus, t’as pris dix minutes pour aboutir. Tusavais que le souper était prêt! T’as fait exprès! Le cœur voulait me sortir ducorps, la tête a failli m’éclater... T’as voulu me prendre au piège, comme unmaudit lièvre! C’est pas comme ça que tu vas me convaincre, Luc Ouellet. Pis tule sais!

Bien sûr qu’il le sait, mais pour prendre avantage sur moi, Luc ne connaît que la surprise.En me mettant devant le fait accompli, ou en faisant semblant que c'est le cas, il al’impression de m'enlever mes moyens. Après, il s'excuse, me fait des serments et mesupplie de le comprendre. Mais cette fois-ci, ça ne suffira pas.

***

Après plusieurs jours, Luc en peut plus de me voir enragée. Il admet sa manigance:

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C’est vrai que j’y pense depuis longtemps. C’est vrai que j’ai assayé de te mettredevant le fait accompli. C'est vrai que j'avais un plan avec Onézime. Bon, j'tedemande pardon.

Ça me calme. Enfin, il admet ses torts. Mais toujours il répète que la ferme ne peut pasnous faire vivre, qu’il reste que très peu de bois à couper sur nos lots, que lui et sesgarçons devront aller travailler dans des chantiers de plus en plus éloignés. Un soir, incapable de fermer l’œil, je demande:

Pis les gars, c’est quoi qu’y’ pensent, eux autres?

Dans un grand souffle, Luc commence à me rapporter la réaction des uns et des autres. Ilinsiste sur l’effet qu'ont eu les paroles de Léon à propos des enfants. Je me retourne pourcacher à la vue de Luc un petit sourire de fierté. Il me ressemble, celui-là.

C’est vrai qu’y’ faut penser aux enfants avant de penser à nous autres.

Luc a l'air soulagé, ses épaules baissent un peu, il s'approche de moi avec des yeuxbrillants et s'empresse d'ajouter:

Là-bas, les enfants pourraient apprendre un métier. Çartain que si on faisait instruire les filles, ça les aiderait à se trouver des maris

qui vont les faire vivre comme du monde… Y’ risqueraient pas de tomber dans la misère, comme on en connaît par icitte.

Luc n’insiste pas. Je le sens prendre de longues respirations. Dans le noir de la nuit, il medit:

Prends le temps que tu veux, Émérence. Moi je pense qu'à force de réfléchir, tuvas finir par être d'accord avec moi pis les gars.

Je me garde bien de le dire, mais je commence à penser qu'il a raison.

***

Le lendemain, après que les garçons m'aient confirmé les paroles de Luc, je reviens sur lesujet avec lui. J'essaie de voir s’il y a d'autres possibilités:

Faut-ti que les gars continuent à travailler dans les chantiers? Quand tu seras tropvieux pour faire un travail aussi dur et dangereux, pourras-tu faire autre chose?Les garçons pourraient-ti se trouver de l'ouvrage dans les petites industrieslocales, les scieries, les boulangeries ou ben les tanneries? Est-ce qu’y pourraienttenter leur chance du côté de Québec ou de Montréal?

Luc essaie de répondre tout de suite à mes questions, mais moi, je ne suis pas pressée.J'ajoute:

On va prendre le temps de peser le pour et le contre de tout ça.

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On va prendre l’hiver si y faut, dit Luc.

Je sais qu'il dit ça pour me faire plaisir et ça me rassure.

Pour moi, les opinions exprimées par les garçons, autour du camion, sont juste un débutde discussion:

Eux autres, y’ sont d’âge à partir, y’ vont faire ce qu’y’ veulent. Si jamais ondécide de partir pis qu’y’ nous suivent pas, ça change tout.

T’as raison Émérence, y’ ont dû continuer à réfléchir sur leu' bord. J’vas leu' enr’parler quand ça va adonner.

Y’ a Adélard qui a l’air malheureux avec ça. J’sais pas quoi, mais y’ mijote quèq’chose.

C’est pas nouveau, y’ est toujours en train de jongler celui-là! Oui, mais quand vient le temps de parler, y’ dit ce qu’y’ pense, pis ça a toujours

du bon sens.

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Chapitre 24

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Comme l’hiver précédent, moi et mes fils on travaille dans un des chantiers de lacompagnie Fraser, de l’autre côté du lac Sloaud. Un jour très froid, mais lumineux de lami-décembre, assis en cercle autour d’un feu de camp pour le dîner en forêt, je me grattele menton et je ne commence pas à manger.

Y’ a une question qui me trotte dans la tête et ça vous r'garde itou. J’pense que là, on va parler des États, dit Napoléon.

Les garçons savent qu'Émérence et moi, on discute souvent de ce sujet délicat. Au début,ils devaient entendre des éclats de voix de temps en temps. Maintenant, les échanges sontcorrects. Depuis un mois, Émérence a élevé la voix juste une fois. Ils l'ont entendu crier:"Ben coudonc, toi-là, si tu veux pas attendre que j’me fasse mon idée, vas-y tout seul auxÉtats, Bon Yenne d’affaire!"

La flamme baisse. Pour lui redonner vie, les gars soufflent sur la braise. La bonne odeurdu pain grillé d'Émérence nous rappelle la maison. Ça et le grésillement sonore nousrendent de bonne humeur. Les gars s’amusent à provoquer des étincelles en lançant desaiguilles d’épinettes sur la braise.

Vot' mère pis moi, on réfléchit fort sur l’idée du déménagement. On pense qu’ilfaut choisir entre deux affaires, pis ça se trouve que c’est pas facile.

Un corbeau ajoute son cri aux crépitements du feu. Je jette un œil dans sa direction et jecontinue:

Ou ben on achète un autre lot à bois, pis un autre, pis encore un autre, tant quevous avez pas tous de quoi vous établir, ou ben on vend pis on s’en va de paricitte.

Adélard me dévisage froidement. Les autres sourient: On réfléchit nous autres itou, Papa, dit Napoléon. On s’en parle des fois, pis on

pense que les terres à bois c’est ben bon pour se faire un peu d’argent quand y’ adu beau bois dessus, mais ça dure pas assez longtemps. Pour vivre du bois, çanous prendrait chacun trois ou quatre lots, pis encore…

De la façon que tu parles, avec les trâlées d’enfants qu’on a par icitte, ça prendraitquasiment une paroisse par famille.

Faut pas rire avec ça, Alfred, je lui dis.

Adélard ne s’est pas prononcé pour ou contre l’idée de partir. Il est le seul à en avoir parléà sa mère. Émérence ne l’a pas aidé, elle m'a dit: "Je voulais pas l'influencer, j'y ai pas ditque pour joindre les deux bouts on compterait sur les salaires des garçons. J'y ai dit quec’est une affaire d’hommes ça."

Aujourd’hui, face à moi et à ses frères, Adélard nous fait signe qu'il est prêt à donner sonopinion:

Moi, j’veux pas parler pour les autres. Mais si la famille décide de partir auxÉtats, j’pense qu’y’ faudrait pas vendre la terre.

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C’est quoi qu’on ferait avec?

Adélard avale sa salive et ajoute: Un de nous autres devrait rester icitte. Pis si ça marche comme y’ faut aux États,

ben y’ s’en ira les trouver quand y’ sera prêt. Mais si ça marche pas comme y’faut, ben ça fera une place où se r’trouver, si la famille doit r’venir.

Ouais, tu parles pas souvent mon fils, mais quand tu te décides, ça paraît que t’asréfléchi!

Napoléon le regarde avec un petit sourire: Va donc jusqu’au boutte de ton idée d’abord. C’est qui, d’après toi, qui devrait

rester icitte? Ça s’rait-ti toi? Ben... ça serait c’lui-là qui a le plus envie de rester, pis ça, on a rien qu’à se

l’demander si on veut l’savoir.

Depuis octobre, chacun a eu le temps de se faire une idée. Moi, dit Napoléon, j’veux pas faire ma vie dans le bois. Et toi Alfred? Je... j’pense que j’m’ennuierais par icitte. Même si Adèle est pas loin pis qu’est

ben fine, j’vas faire comme Poléon. Moi, dit Adélard, chus prêt à rester sur la terre, mais si y’ en a un autre qui veut

rester, ben ça serait à vous pis à maman de décider.

On se tourne vers Léon, le complice des jeux d’enfant d’Adélard: Moi, finit-il par dire, j’vas avoir dix-huit ans au printemps, j’aimerais ça

apprendre un métier pis gagner ma vie dans un village ou ben une ville.

Il hésite, regarde Adélard. Ses yeux sont humides et sa bouche est serrée quand il ajoute: J’pense que j’ai plus de chance de faire ça aux États qu’icitte. Pis toi, Jean-Baptiste, t’es trop jeune pour rester icitte tout seul, mais tu pourrais

ben rester avec Adélard, si ça te tente. J’ai seize ans, Papa, chus capable de réfléchir comme les autres. Pis figurez-vous

qu’à mon idée, j’serais plus utile si j’pouvais gagner un salaire pis vous le donnerque si j’restais icitte.

Il se tourne vers Adélard: Mais si t’as besoin de moi, j’vas rester. Chus ben capable de m’occuper de la terre tout seul.

Le déclin de la flamme annonce l’heure de reprendre le travail. L’après-midi se dérouledans un silence inhabituel. Dans ma tête, tous les éléments du casse-tête trouventmaintenant leur place. Je cherche les mots justes pour raconter ma journée à Émérence,lui soumettre l’idée d’Adélard.

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***

La semaine terminée, dans la traîne à rebord qui nous ramène à la maison après la tombéedu jour, Napoléon revient sur le sujet:

Pis maman, elle, c’est quoi qu’elle en pense?

Je m'efforce de croiser le regard interrogateur de chacun de mes fils avant de parler.J'hésite:

Vot’ mère a’ pas fini de réfléchir. J’cré qui vaut mieux que j’vous dise pas c’qu’a’pense. Quand son idée sera faite, a’ vas me l’dire pis à vous autres itou.

Pis si Adélard reste icitte, ça change-ti quèq’ chose? demande Alfred.

J'adresse ma réponse à Adélard: T’es généreux mon garçon, mais j’ai ben peur que ta mère seye pas d’accord pour

te laisser tout seul.

Songeur, Adélard sourit, mais ne dit rien.

***

À ma grande surprise, Émérence trouve l’idée d'Adélard intéressante. Adèle serait pas toute seule par icitte, pis a’ pourrait l’aider si y’ est mal pris. Ça pose rien qu’un problème, Émérence. Si j’laisse la terre à Adélard, on aura pas

beaucoup d’argent pour partir s’installer là-bas. S’installer à loyer, ça coûte pas si cher que ça. Y’ faut juste qu’on seye çartain que

toi pis les gars vous aurez du travail en arrivant là-bas. Mais si y’ faut qu’onrevienne par icitte, y’ nous faut une place où aboutir.

Les dernières résistances d’Émérence tombent lentement, je suis ravi. Le déménagementest décidé. On peut maintenant penser comment on va le réaliser.

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Chapitre 25

Saint-Hubert, 1920-1921

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Après la messe de minuit, entassés dans leurs carrioles et leurs sleigh à grelots, lesparoissiens glissent sur la neige durcie en procession serrée. Une à une, les voituresquittent le chemin de traverse puis tournent dans les rangs. Dans la grosse traîne àrebords, Émérence, moi et cinq de nos garçons on est les derniers à dévaler les coteaux duCanton.

Pendant ce temps-là, à la maison, Clara et Rose-Aimée ont mis la table pour le goûter etse sont endormies sur les fauteuils berçants. Quand on ouvre la porte, de l’air froid et desflocons sont soufflés dans la maison, ça les réveille brusquement.

Les cinq garçons se plaignent de ne pas avoir un vrai réveillon: C’est demain le dîner de Noël, dit Émérence.

Prendre un gros repas la nuit puis dormir le jour de Noël, voilà une coutumequ’Émérence ne comprend pas. Il faut dire qu'elle et les filles seraient obligées de se levertôt pour s'occuper des petits. Les garçons lorgnent vers la cave où sont conservés lestourtières, le ragoût de dinde et le gâteau des anges:

À c’t’heure’citte, Maman, tout le monde se régale, pis nous autres, on va secoucher le ventre à moitié vide.

Je ne dis rien, mais l’envie d’un bon verre de gin chaud me fait saliver. Émérence proposede faire une dernière prière, je la prends par la main et m'adresse aux enfants:

La messe de minuit à l’église, c’est plus qu’une prière en famille, c’est unecélébration de toute la chrétienté. Le p'tit Jésus veille sur vous autres. Ça fait quevous pouvez aller vous coucher.

***

Depuis le mariage d’Adèle, le repas de la nativité est devenu une grande fête familiale.Sur le coup de midi, les douze grelots de l’attelage d'André annoncent l’arrivée d’Adèleet de sa famille. Adélard s’empresse d’aller dételer le cheval. Enceinte de sept mois, elleest soutenue par son mari et suivit par les six enfants du premier mariage d'André. Ilssecouent leurs bottes sur les marches du perron avant d’entrer un derrière l’autre, du pluspetit au plus grand, dans la maison décorée de quelques fleurs en papier crêpé.

Restez pas dans la porte, vous allez geler la maison, dit Émérence.

Les embrassades et les souhaits traditionnels durent le temps de goûter les arômes decuisson.

On va s’régaler icitte, dit André, en lorgnant vers les chaudrons.

Les petits d'André et les miens qui se sont couchés de bonne heure la veille sont levésdepuis longtemps. Émérence et Adèle placent une dizaine d'enfants sur les bancs de bois

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qui entourent la table. Une fois rassasiés, les petits gars vont jouer à la cachette dans lagrange alors que les fillettes se retrouvent dans la chambre de Marie-Anne.

Pendant que les grandes filles lavent la vaisselle pour la tablée des adultes, Adèledemande le silence:

On a des petits cadeaux pour vous autres.

Elle sort de sa sacoche deux livres de sucre d’érable produits par le père d'André. J’sais que ça vous manque à plein. Ça fait qu’on vous en a gardé un peu. Ça c’est un beau cadeau ma fille. Deux bons pains de sucre, toute la famille va se

sucrer le bec, dit Émérence, émue. Pis pas rien qu’une fois, on va le ménager, je dis.

Ça me rappelle l’époque où c’est moi qui distribuais du sucre d’érable en cadeau. Je merevois dans ma cabane, là où j'ai vécu les plus beaux moments de ma vie. Je jette un œil àÉmérence en faisant semblant d'essuyer une larme. D’un signe de la tête, elle me montrequ’elle partage mes beaux souvenirs:

Pis moi, dit André, j’vous ai trouvé un gallon de vin de framboises fait par unhabitant pas loin de chez nous. Y’ en a qui disent qu’y’ est aussi bon que le vin demesse.

Je me ressaisis: Hé ben, mon gendre, on va y faire honneur à ton vin, pis tout suite à part de ça!

Le vin n’est pas aussi bon que celui importé de France, mais la boisson ne manque pas denous émécher, surtout Adélard, Léon et Jean-Baptiste qui ne sont pas habitués de boire del’alcool. C'est l'occasion pour moi de porter un toast:

J’lève mon verre à toi, Adèle, pour que ton premier bébé seye beau et en santécomme les six à André. J’lève mon verre à toi, mon gendre, pis à vous autres itou,les enfants. Pour l’année qui s’en vient, on a des grosses décisions à prendre, çafait que j’lève mon verre pour demander au Bon Dieu de nous éclairer de seslumières.

André se lève, regarde le crucifix accroché au mur et lui adresse une prière: Ben moi, j’lève mon verre à toute la famille Ouellet, pis... pis j’demande au Bon

Dieu d’envoyer plus de sa lumière du côté canayen pour qu'y reste avec nousautres.

Adèle sursaute. La tentative de son mari d’influencer le choix de la famille la fait sortirde ses gonds:

Tu sauras, André L’Italien que le Bon Dieu y’ a pas besoin qu’on y dise où c’estqu’y’ doit envoyer ses lumières.

Émérence se lève pour prendre la parole à son tour. Son visage exprime de la fierté quand

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elle tourne les yeux vers sa fille. Elle ajoute: Pis ton beau-père non plus, y’ a pas besoin qu’on y dise c’qu’y’ a à faire.

Un silence gêné s’installe autour de la table. Durant une minute qui n’en finit pas, seuls letintement des ustensiles sur le fond des assiettes et le souffle du vent dans les fenêtresremplissent la place.

Je décide de porter un autre toast pour ramener la bonne humeur: J’lève mon verre à la libarté qu’on a de dire ce qu’on pense.

Je m’adresse ensuite à André: Quand le Bon Dieu va mettre tes vœux sur sa balance, y’ va compter le nombre de

verres que t’as bus.

Mes fils éclatent de rire. L'air inquiet, les enfants d'André s’interrogent du regard.J'ajoute:

Si le Tout-Puissant sait compter jusqu’à cinq, ça se pourrait qu’y’ mette le poidsde tes désirs sur le plateau des Américains.

Émérence lève son verre en ma direction et ajoute, un sourire en coin: Joyeux Noël mon vieux. Joyeux Noël à toi itou, André. Pis inquiète toi pas trop

pour les calculs du Seigneur, y’ comptera pas rien que tes verres à toi.

André rit maintenant de bon cœur. La bonne humeur revenue, Adèle questionne ses frèressur leur avenir et sur celui de la famille. Avec prudence, chacun donne son avis. Pourtoute réponse, Adélard se contente de dire:

Moi, chus comme papa, mon idée est faite, mais j’la dis pas.

Adèle lui adresse un sourire de connivence et n’insiste pas. Puis elle continue de parler desa grossesse avec Émérence. Sa jeune sœur Clara la relance:

Pis moi, Adèle, pourquoi tu me demandes pas c’que j’pense de c’t’affaire-là? Ben, t’es encore une enfant… J’ai quatorze ans. Chus pus une enfant. Jean-Baptiste a rien qu’un an et demi de

plus que moi pis tu l’as écouté, lui. Chus une fille, mais chus capable de direc’que j’pense pareil, tu sauras.

Émérence ne bronche pas. Sa fille a le même caractère qu'elle. Je me tourne vers Claraqui parle fort. D’un mouvement de tête, je l’invite à poursuivre:

Moi, j’veux pas m’en aller dans c’te pays où c’est que j’connais parsonne. J’veuxrester par icitte, avec mes amies. Pis j’ai eu assez de misère à apprendre lagrammaire française, j’ai pas envie d’apprendre l’anglais en plus.

Émérence réagit avec autorité: Quand tu seras en âge de te marier, ma fille, tu feras ce que tu voudras.

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Première fille à naître après cinq garçons, toujours volontaire pour prendre soin desenfants, Clara n’accepte pas d’être traitée comme l’un d’eux. Et là, elle est humiliée parsa mère, elle se lève de table en furie et monte se réfugier dans sa chambre.

Laisse-la faire, Émérence, je dis.

Adèle va la rejoindre. Une demi-heure plus tard, elles reviennent, souriantes.

***

Les jours suivants, comme c’est la coutume, Émérence et moi, on invite et on est invités àpartager le repas des voisins. Chacun à sa façon, nos amis, des colons comme nous,tentent de nous influencer.

La terre, c’est la dignité, la libarté pis la sécurité, dit l’un. C’est vrai qu’on vient pas riche sur des terres comme par icitte, dit un jeune colon

à peine arrivé de Saint-Arsène, mais on devient jamais pauvre non plus, on atoujours de quoi manger, s’habiller pis se chauffer.

Arthur Sirois, notre troisième voisin, lui qui possède la meilleure terre du canton, faitjouer la carte de la fierté:

Sur une terre, quand on a une femme vaillante, pis des enfants généreux, on peutvivre ben honorablement. C’est comme ça qu’on construit un pays, pis qu’on vaassurer l’avenir de la race canadienne-française-catholique.

Quand ils parlent de ça, on garde un silence respectueux et on écoute. De retour à lamaison, Émérence me dit qu'il faut pas prendre leurs arguments trop au sérieux. Aprèsdiscussion, je conclus:

Y' parlent comme si on était sur une belle grande terre toute labourée pis semée.Y’ en a quasiment pas de terre arable sur mes lots, maudite affaire.

***

Au cours des mois suivants, je profite de toutes les occasions pour souligner le confort etles côtés pratiques de la ville:

Y’ a des toilettes dans les appartements de ville, ç’est pratique en batêche, surtoutl’hiver.

Ou bien je dis: T’as pas besoin de faire cinq milles pour trouver c’qui te faut, tout est proche. Pis

y’ manque de rien.

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Ces commodités-là me manquent pas Luc. Mais y' a un souvenir qui me revient.Je me revois à ton bras, on se promène devant les magasins de Rivière-du-Loup,en voyage de noces. Je venais de découvrir la toilette pour la première fois. Enavoir une, j’aimerais ça à plein.

Elle secoue la tête, comme pour y chasser des rêves encore incertains et elle recommenceà tricoter.

***

Dans son homélie du dernier dimanche de mars, Monsieur le Curé Roy annonce le départpour la Nouvelle-Angleterre de Roland Ouellette, un jeune prêtre né dans la paroisse. Duhaut de la chaire, il parle de la mission du pasteur:

Mes bien chers frères, notre frère Roland répond à l’appel de l’Église du Canadade porter le flambeau de la foi chrétienne partout où des descendants de notremère patrie vont réaliser leur destinée. Cela est la mission civilisatrice que laDivine Providence a confiée à l’Église catholique romaine et à sa fille aînée, laFrance. Il nous appartient à nous, Canadiens-français, de la réaliser en terred’Amérique. Nous souhaitons à notre compatriote tout le courage qu’exige uneœuvre pastorale difficile dans un monde déjà sous l’emprise des forcesmatérialistes. Prions pour lui.

Sur le parvis de l’église, après la messe, Émérence et moi, on s’approche du religieux. Enbons chrétiens, on a décidé de parler au prêtre avant de conclure notre réflexion.L'annonce du départ de l’abbé Ouellette nous paraît une occasion parfaite pour aborder lesujet avec lui. Je ne perds pas une minute:

C’est dans quel État qu’y’ s’en va. l’abbé Ouellette? Dans le New Hampshire, je crois. Et dans quelle ville?

Parmi les paroissiens, une dizaine de familles envisagent de partir vers les États de l’Estaméricain, tout le monde en parle. Il comprend où je veux en venir:

Pourquoi tenez-vous à le savoir, Monsieur Ouellet? Ben, on sait jamais ce qui peut arriver, Monsieur le Curé. Monsieur Ouellet, je sais que vous envisagez d’aller vous installer là-bas. Vous

savez que l’Église ne favorise pas l’émigration de ses fidèles. Pourquoi ne pasm’en avoir parlé avant?

Surpris par le reproche du prêtre, je me reprends: Ben, Monsieur le Curé, ma femme pis moi, on n’est pas encore décidés. Mais quand vous serez décidés, Monsieur et Madame Ouellet, il sera trop tard

pour me consulter. Passez donc me voir au presbytère la semaine prochaine après

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la messe, on en discutera.

Au cours de la semaine, Émérence et moi on se demande si on va tenter de discuter avecle religieux ou l’écouter sans rien faire.

Avant notre départ pour la messe, Émérence décide: On va écouter ses conseils, Luc.

Au presbytère, le curé Roy nous fixe d’un regard glacial. Nous autres, on dit rien, mais onarrête pas de bouger sur nos chaises. Le prêtre va droit au but:

Si vous partez, rien ne prouve que vos enfants parleront français très longtemps,Monsieur Ouellet. Ils sont jeunes et ils vont se mêler aux Anglais protestants.

Je pense à l’abbé Roland Ouellette qui vient de partir pour le New-Hampshire. Je ne veuxpas relancer Monsieur le Curé Roy, mais c'est plus fort que moi, je souris et dis:

Astheure que les prêtres partent eux autres itou, Monsieur le Curé, c’est pus pareilcomme avant. L’abbé Ouellet pourrait être notre curé. Pis si c’est pas lui, ça seraun autre Canadien-français.

Le religieux prend mal mes paroles: Je pense que vous profitez de cette annonce pour me faire dire ce que je n’ai pas

dit, Monsieur Ouellet. Vous savez bien que la première mission de l’Église estd’accompagner ses fils où qu’ils soient. Vous savez aussi que l’épiscopat aimeraitbien mieux voir ses fidèles revenir parmi nous que d’en voir partir d’autres.

Le curé quitte son siège et nous fixe à nouveau. J'ai le cœur qui bat. Monsieur le Curéprolonge le silence, on sent qu'il veut nous impressionner, nous forcer à écouter sesarguments. Il se tourne vers Émérence, mais ne lui adresse pas la parole. Il m'envisageavec ses yeux froids et ajoute:

Je vous demande de réfléchir aux conséquences navrantes que la ville et sesmœurs dépravées ne manqueront pas d’avoir sur vos enfants. Exposés à tous lesvices, ils risquent de sombrer dans le péché et dans l’insoumission. Ce jour-là,Monsieur Ouellet, et vous aussi Madame, vous pleurerez votre errance. Ce jour-là,il sera trop tard.

Émérence n’a pas dit un seul mot en présence du religieux. Sur le chemin du retour, ellerage:

En chaire, y’ parle d’une mission divine, d’une œuvre providentielle, du peuplechoisi par Dieu pour convertir les populations d’Amérique. Pis là, y’ nous dit quesi on s’en va aux États, c’est quasiment comme si on envoyait nos enfants enenfer.

On lui reparlera pus jamais de ça, Émérence. Y’ est trop contre. Y’ regarde pasnot’ réalité. Y’ pense rien qu’à garder ses paroissiens par icitte.

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***

Il nous reste qu'une épreuve à passer avant de mettre notre projet familial en action: lavisite paroissiale du printemps de Monsieur le Curé. On a peur qu'il s'acharne encore àessayer de nous convaincre. Les voisins m'ont dit qu'il leur a posé des questions à notresujet. Il a dit à Arthur qu'il avait pris avis auprès de l'évêque du diocèse. Je pense qu'iln'aime pas voir partir une famille complète avec des adultes et des enfants, ça donneraitun exemple que ben du monde pourrait suivre. Peut-être bien qu'il a peur de voir descolons réaliser qu'ils sont au bord de la misère sur des terres de roches!

Émérence et moi on prépare la visite avec le plus grand soin. Les enfants savent ce qu’ilsdoivent faire et dire:

Vous restez à vos places, vous répondez si on vous pose des questions, mais vousen dites le moins possible, même toi, Napoléon, dit Émérence.

Si y’ nous pose des questions, on écoute pis on dit qu’on va réfléchir, que le BonDieu va nous aider, pis qu’on va faire des prières, précise l’aîné.

Pis à part de ça, ce que vot’ père vient de dire, c’est la pure vérité.

Les salutations sont cordiales. Les enfants montrent beaucoup d’humilité et de dévotionen baissant les yeux après les vœux du prêtre et en se mettant aussitôt à genoux pour laprière. J'attends qu'il aborde lui-même la question qui le brûle.

Vous êtes tous de bons chrétiens mes amis. En tant que prêtre, j’ai la mission devous guider sur le chemin tracé par le Christ sur terre. Je pense le faire dansl’esprit de notre divin Père à tous.

Vous êtes un bon prêtre, Monsieur le Curé, on a ben confiance en vous, pis on vaécouter tout ce que vous allez nous dire, j'y dis, même si j'le pense pas et que jem'en veux de lui mentir.

Si vous décidez d’émigrer, de partir vers l’inconnu, je me demande comment vousaller faire votre devoir de chrétiens, comment vous aller guider les âmes de vosenfants vers les grâces du Seigneur, dans un pays protestant et anglais?

J'ai connu des Anglais catholiques Woonsocket, je pense avoir un argument de poids: Aux États, y’ a du bon monde catholique anglais itou. Le Bon Dieu, y’ doit ben

parler toutes les langues.

Calme et posé jusque-là, le religieux bondit: Vous êtes en train de me dire que vous allez abandonner le pays de vos ancêtres,

trahir la mission providentielle que Dieu a confiée aux descendants de la Francecatholique? C’est un blasphème, un péché de... de présomption!

Ben voyons donc, Monsieur le Curé...

Le prêtre m’interrompt avant que j'aie le temps de m’expliquer. Sa colère a l'effet d'une

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volée de flèches sur la maisonnée. Je me demande comment mes enfants peuventcomprendre que Monsieur le Curé se fâche contre moi et me traite de pêcheur. Le curédarde son regard dans les yeux effrayés des enfants et me lance sa pire attaque:

J’accepte de vous bénir, mais je refuse de bénir votre projet. Vous devriez fairedes sacrifices, vous confesser, aller en pèlerinage pour vous faire pardonner votreaudace et votre égarement!

Le curé quitte ma famille bouleversée, mes enfants incapables de retenir leurs larmes, mafemme rouge de colère contre moi et contre ce prêtre qui a dépassé les bornes. Je suishumilié devant les miens, humilié par un homme d’Église. Je suis furieux contre moi-même et honteux de ne pas avoir su retenir ma langue. Je ne suis pas capable dem'empêcher de dire ce qui me semble une vérité toute simple. Pour la première fois dema vie, je sens la révolte monter en moi. Je refuse d'être condamné par un prêtre qui parleau nom de la sainte Église du Christ:

J'mérite pas ça, maudit baptême de Bon Yeu!

Émérence ne pardonne pas non plus au prêtre cette condamnation faite sous l'effet de lacolère:

C’est pas en nous traitant de même qu’y’ va nous garder dans la paroisse, lui. Y’me donne rien qu’un argument de plus pour partir de par icitte!

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Chapitre 26

Rang Six, printemps 1921

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Le refus de Monsieur le Curé Roy de bénir notre projet nous laisse, Émérence et moi,dans une tristesse lourde à porter. Mes fils essaient de diminuer la gravité des paroles dureligieux:

Y’ a exagéré, Papa.

Y’ était choqué.

Ça ne change rien pour moi. J'ai peur d'être excommunié si je m'en vais. Je pense auchâtiment de Dieu, à l’enfer. Émérence, elle, est plus en colère que découragée. Elleprend le coup moins dur que moi et elle essaie de résonner tout ça:

Le curé, y’ est pas le Bon Dieu en parsonne, Luc. C’est pas le temps de te laisseraller. Y’ faut faire quèq’ chose, pis ça presse.

Ça a déjà été assez difficile de te convaincre, batèche. Si la religion nouscondamne, astheure, moi, j'sais pus quoi faire.

Émérence n’est pas capable d’admettre qu’il n’y a rien à faire. Elle me demande dechercher de l’aide pour réfléchir et trouver une solution. Les voisins ont déjà dit qu’ilssont contre mon idée de partir. Je pense à mes frères Ernest et Louis. Lui, je ne l'ai pas vudepuis la reconstruction de ma maison et de ma grange en 1911. Cette fois-là, il m'a ditdes mots que je n’oublierai jamais:

Ces lots-là valent rien pour l'agriculture. J’te l’avais dis. T’aurais dû m’écouter.C’est ben de ta faute si t’es dans la misère.

Je n’ai pas su me défendre, je me sentais coupable. Mais j’ai fait ce que j’ai pu, baptême.Ernest, lui, il a toujours été compréhensif avec moi:

Tu m’as donné une bonne idée, Émérence. On va aller voir Ernest pis Marie-Louise. On va partir de bonne heure pis on va être rendu au village pour la grand-messe.

À Saint-Modeste, je ne risque pas d’arriver face à face avec le Curé Roy. Lui, il va nous

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chercher, mais il ne nous trouvera pas. Ben bon pour lui! Une raison de plus pour aller àla messe à Saint-Modeste. Nos gars vont être là comme d'habitude, mais il ne leur parlerapas. C'est Clara qui va garder les petits à la maison.

Émérence ne cache pas sa joie de l’éviter, elle aussi.

Y’ pensera ben ce qu’y’ voudra.

Ça va te faire du bien, Émérence, de revoir le monde de ta paroisse.

Voir quelqu'un de ma famille, oui. Les autres...

Dès sept heures du matin, on monte dans le boguet. Le temps est beau et les oiseauxchantent. La route me donne le sentiment de m'évader loin de mes problèmes. J'oublie unpeu la tourmente de la semaine qu’on vient de passer. Émérence me montre les premiersbourgeons aux arbres qui annoncent l’été. Ça nous rappelle des souvenirs plus heureux:

Ça fait longtemps qu’on a pas fait de voyage, juste tous les deux, hein ma belle?

Les plus beaux voyages qu’on a faits ensemble, à part not’ voyage de noces, c’estles fois qu’on allait à la cabane à sucre, mon vieux.

Je tiens les guides d'une main et je glisse l'autre sous la couverture pour toucher le brasd'Émérence. Elle la saisit et me caresse tendrement.

Plus je réfléchis, plus je suis convaincu d’avoir trouvé la meilleure personne à qui confiermon problème de conscience. Ernest, c’est l’aîné de la famille, il s’est toujours senti unpeu responsable de ses frères et sœurs.

Comme on s’approche de notre village natal, des images de notre enfance nousreviennent. Émérence pointe une maison et dit:

Ma meilleure amie restait icitte. J'me demande ben ce qu'elle est devenue.

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Je pense à mon grand-père:

Les visites de Pépé La Houe et de Grand-Maman Victoire, l'histoire des Ouelletpis les contes qu'il nous racontait, ça c’était le bonheur.

***

On descend de la voiture. J'attache mon cheval à une clôture près de l’écurie du village.Émérence aperçoit Siffroy et Parméla près du parvis de l'église. On marche d'un pasrapide pour les rejoindre. Elle ne fait pas attention aux gens qui se tournent sur notrepassage. Son frère la remarque:

Ma sœur Émérence pis son Luc! Ben voulez-vous ben me dire ce qui vous amènepar icitte?

Siffroy a pris un peu de ventre et Parméla a maintenant les cheveux poivre et sel, commeon dit. Le bedeau entre pour sonner les cloches. On a juste le temps de prendre desnouvelles de la famille.

On a affaire à Ernest pis à Marie-Louise. On va chez eux, après la messe. Vous allez quand même pas passer le dimanche par chez nous sans venir faire un

tour à la maison.

En route, ce matin, Émérence m'a dit qu'elle ne veut pas rester longtemps avec safamille: "Chus pas capable de mentir, pis j'ne veux pas dire les vraies raisons pourquoi onvient à Saint-Modeste."

J'cré ben que ça va être pour une autre fois, on a des grosses affaires à discuteravec mon frère pis ma belle-sœur.

Au même moment, Ernest sort de l’écurie pas loin de l'église où l’attend Marie-Louise.

Les v’là justement.

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On s'éloigne de Siffroy et de Parméla qui restent la bouche ouverte. On s'approched'Ernest et de ma belle-sœur. Ils nous aperçoivent:

Mais c’est-ti pas Luc, pis la grande Émérence! De la visite rare ça mes amis, ditErnest.

Pendant que les cloches invitent les fidèles à entrer dans l'église, Marie-Louise demande:

On vous attend après la messe?

Ben c’est justement c’qu’on souhaitait.

Après la cérémonie, on se rend chez mon frère. En route, je revois les paysages de monenfance. Je trouve ça plus beau qu'avant. Il y a des grands champs labourés d'un bout àl'autre. Plusieurs habitants ont planté des arbres près des bâtisses. Les cabanes despremiers colons ont disparues. À leur place, il y a de belles maisons de deux étages avecdes cuisines d'été.

Regarde ça comment c’est beau de la vraie terre agricole, dit Émérence.

Saint-Modeste, c’est moins côuteux que Saint-Hubert. Mais c’est pas encore desgrands plateaux faciles à cultiver, comme à Saint-Arsène.

C'était la paroisse de Pépé La Houe. Je me rappelle ce qu'il disait: "À Saint-Arsène, onvoit le fleuve de quasiment partout, même si c'est loin. On est comme sur d’énormesmarches d’escalier. Toutes les fois qu’on est rendu assez loin pour pus voir l’eau bleue, y’a un palier à monter, pis après un autre encore."

Icitte, on voit des beaux coins de terre, mais quand on regarde plus loin, on voitdes côtes, du bois de repousse pis des tas de roches.

Arrivé près de la maison paternelle, je suis surpris par les changements qu'Ernest a faitsdepuis la dernière fois que je suis venu. Il a démoli la grande remise et l'a remplacée parune belle grange recouverte de tôle grise.

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C'est moins dangereux que les flammes prennent sur le toit si jamais la maisonvient qu'à passer au feu, il explique.

Derrière l’étable qui se trouve du côté est, au-dessus du tas de fumier, je vois une largecuve en métal accrochée à un rail.

On n’a pas ça par chez nous, j’ai hâte de voir comment ça marche.

Albert, le fils aîné d’Ernest, s’occupe de dételer mon cheval et de l’envoyer paître dansun enclos:

Ouais, une ben belle grange que t’as bâtie là, mon frère, t’as l’air prospère commele bonyenne, toi!

Ça pourrait aller mieux, mais on se plaint pas.

Marie-Louise et sa belle-fille ont ajouté de la viande et des patates à la préparation dudîner. Assis autour de la table de la cuisine, nos hôtes sont curieux:

Ben en quel honneur vous êtes par icitte?

On n’est pas pressés pour parler des sujets délicats:

Ben, donnez-nous des nouvelles de vos grands. Pis après on parlera de nosaffaires.

Ils parlent de Rosaire, le seul religieux et la fierté de la famille:

Monseigneur Léonard vient d’y confier une nouvelle paroisse, pas loin deRimouski. Y’ dit que ses paroissiens sont pauvres, mais que c’est du ben bonmonde.

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Marie-Louise nous dit que l’aînée de ses filles est maîtresse d’école comme elle,qu’Albert, le futur héritier de la ferme, a déjà des enfants, qu’Émile, son bébé, fait soncours classique et qu'il doit arriver pour dîner, que son quatrième fils, celui qui a fait ladernière année de la Grande Guerre a décidé d’aller vivre à Québec.

Elle parle de ses douze enfants, sauf de Gérard, celui qui est parti aux États-Unis. On n'apas entendu parler de lui depuis cinq ans.

Je sens Émérence nerveuse. La réussite de ses neveux et nièces la rend mal à l'aise deparler de ses propres enfants.

Adèle a eu son premier. Avec les six à son André, a’ s’ennuie pas.

Émérence me jette un coup d'œil plein de questions. Je pense qu'elle voudrait avoirquelque chose d’intéressant à dire sur chacun de nos rejetons. Mais aucun d’eux autresn’est allé à l’école après le cours primaire et nos cinq garçons font le même métier debûcheron. Elle hésite. Napoléon était trop jeune pour aller à la guerre. Marie-Louisechange de sujet:

Viens voir ce que chus en train de faire avec ma nouvelle machine à coudre.

***

Le repas à peine terminé, je regarde du côté de la nouvelle grange.

Vient voir ça, mon Luc, j’vas te montrer le plus beau: ma fourche à foin.

J’sais pas trop de quoi tu parles, mais ça m’intéresse.

Dans la grange, Ernest tient à faire une démonstration complète, de son équipement neuf,même si c'est pas encore la saison des foins. Il demande à Albert d'en sortir un bon tas dela tasserie. Le grand garçon n'a pas l'air très heureux de prendre une demi-heure de sontemps pour défaire le fruit de ses efforts.

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Ernest m'explique bien en détail comment ça marche une machine à décharger le foin dela charrette:

On plante la fourche ben drette dans le foin. Au bout des branches, tu vois, y’ adeux pointes en métal. Pis sur le dessus, icitte, y’ a deux manettes. Quand onrabaisse les manettes, les pointes se retournent vers l’intérieur. C’est ça qui retientle foin. Vas-y, Albert.

Il plante les fourches dans le tas et m'invite à appuyer sur les manettes pour retourner lespointes qui retiennent le foin.

Tu vois, c’est pas dur à r’tourner pis c’est ben assez pour retenir le fourrage.Astheure, y’ faut soulever ça jusqu’au rail.

Au bout d’un câble qui descend du plafond, il y a un crochet qui pend au-dessus de la têted'Albert. Il le saisit et l'accroche à la fourche à foin. Ernest continue:

Albert, va atteler le cheval sur l’autre boutte du câble que tu vois là-bas, dehors.Pis c’est l’animal qui va tirer la fourche pour faire monter le gros tas de foinjusqu’en haut, il dit en se retournant vers moi.

Pour le cheval, c'est une charge bien légère.

Surveille ben ce qui va se passer quand la fourche va être rendue en haut.

J'entends un déclic et je vois rouler un petit chariot sur le rail jusqu’au milieu de latasserie. Pour finir, Ernest me tend le bout d’un petit câble, fixé au-dessus de la fourche:

Donne un coup sec, les pinces le la fourche vont se redresser pis le tas de foin vatomber en plein milieu de la tasserie.

Je fais ce qu'il me dit.

Mais c’est un jeu d’enfant!

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La mécanisation, mon frère, ça parmet aux cultivateurs de sauver du temps pis desefforts.

Ça me rappelle le temps où je travaillais dans la manufacture de coton du Rhode Island.Je veux maintenant voir comment on fait avec le chariot à fumier.

J’vas te montrer ça, mon ti-frère.

Tous les trois, on descend à l’étable.

Ç’t’affaire-là, mon oncle, c’est encore plus commode que la fourche à foin parcequ’on s’en sert deux fois par jour, toute l’année, explique Albert à son tour.

Entre les rangées d’animaux, l'énorme cuve que j'ai remarquée en arrivant est accrochéepar des chaînes à un chariot qui roule sur un rail. À l’aide d’une pelle, on la remplit au furet à mesure qu’on la pousse dans l’allée. Albert fait la démonstration. Quand vient letemps de soulever la charge, je m’inquiète:

Quand c’est plein c’te grosse cuve-là, ça doit être dur à lever jusqu'à la hauteur dutrou qui a dans le mur.

Pantoute, la chaîne roule sur un système de poulies, ça parmet de multiplier taforce par cent. Asseye, tu vas voir.

Je suis impressionné:

Ouais, ça travaille ben en maudit. Si ça continue, on aura même pus besoin deforcer pour travailler sur une terre.

Même si je suis content pour lui, je ne peux pas m'empêcher de montrer un malaise.Ernest me connaît bien, il devine que j'ai des soucis assez gros pour ne pas être capabled'exprimer ma joie au complet. Il fait signe à Albert de s’éloigner et m'entraîne plus loin.On s’installe près d’un saule pleureur, sur un banc de bois fabriqué par notre pèrequelques mois avant de mourir. On est loin des enfants et des femmes.

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T’as pas l’air dans ton assiette, Luc, tu parles ben plus que ça d’habitude. Y’ a-tiquèq’ chose qui va pas?

Autant j'ai confiance en mon frère, autant je me demande, maintenant qu’il est en face demoi, si je vais être capable de lui parler des problèmes qui me tiraillent. Ernest me met àl’aise. Il parvient même à me faire rire en parlant des mauvais coups qu’on a faits durantnotre enfance. Après un moment, le silence revient:

C’est quoi qui va pas, Luc?

J'accepte de raconter. Au début, je parle lentement, puis mes paroles se mettent à coulercomme un torrent. Le malheureux que je suis ne cache plus ses pleurs, je me vide le cœurde toute l’amertume qui bouille en moi et de la situation dans laquelle le Curé Roy memet. Ernest m’écoute avec toute la sympathie dont il est capable:

C’est une grosse décision que t’as à prendre là, pis y’ a parsonne qui peut laprendre à ta place, mon Luc.

Ma décision était prise, Émérence était décidée, elle itou. C’est le refus du curéRoy qui m’démolit.

Moi, si j’étais à ta place, j’m’en ferais pas trop avec les paroles exagérées de toncuré. Si y’ fallait qu’on excommunie tous ceux qui sont partis aux États, y’manquerait du monde dans les églises pis le pape serait pas content.

Ernest me dit qu'il lit les journaux, qu'il discute avec des gens qu’il rencontre à Rivière-du-Loup. Il me parle des articles du journaliste Olivar Asselin:

J’vas t’en conter une bonne. J’ai su que pour le pape, c'est plus important d’aiderles anglo-catholiques de l’Ontario que les franco-catholiques de la Nouvelle-Angleterre. Le pape, y’ s’occupe pas de la langue des fidèles, y’ s’occupe dunombre. Ça fait que ton p’tit curé là, ben y’ est un peu dans les patates.

J’ai ben hâte de conter ça à Émérence, je dis, amusé.

Mon grand frère me parle de son Gérard, lui qui ne pratique plus sa religion, boit,

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fréquente des filles de mauvaise vie et ne donne même plus de ses nouvelles. Pour Ernest,ce fils-là a été pris par la vie dépravée des villes.

Quand je pense à lui, tu comprends, ça m'est ben difficile de t'encourager à partiraux États-Unis, mais as-tu pensé à r'venir dans la paroisse icitte? Depuis qu’on aune gare de triage à Rivière-du-Loup, y’ a ben du monde qui s’en vienne travailleren ville. Pour les nourrir, y’ faut du lait, de la viande pis des légumes. Y’ a del’avenir dans le boutte.

Bien sûr que j'y ai pensé, mais j'ai vite perdu mes illusions. Les bonnes terres coûtentcher et elles sont très rares. Même que les fils de cultivateur d'ici doivent s’éloignerjusqu’au Lac St-Jean pour en trouver.

***

On décide de rejoindre nos femmes. Elles sont assises face à face, de chaque côté de lamachine à coudre. J'imagine comment ça a dû être dur pour Émérence de se confier à sabelle-sœur. On s'approche. Sans nous voir, Émérence lève la voix et dit toute la colèrequ'elle a ressentie quand le curé a refusé de bénir notre projet.

Émile, le plus jeune de mes neveux et mon filleul, étudiant au collège Sainte-Anne de LaPocatière, se joint à nous. En quelques phrases, Émérence lui explique la situation.

Y’ vous a dit d’aller faire un pèlerinage?

Oui, comme si on avait les moyens de s’promener en train jusqu’à Sainte-Anne-de-Beaupré.

Moi, dit Marie-Louise, quand ça va pas, j’adresse mes prières à la bonne Sainte-Anne.

Pis toi, mon Émile, comment ça va?

Émile a toujours voulu faire des études en droit.

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Je n’ai pas changé d’idée, mon oncle. J’aime défendre les causes justes, puisquand ça discute fort, c’est là que je suis à mon meilleur.

Un vrai Ouellet!

***

Au moment de partir, Émile me demande ce que je vais faire. On va continuer à réfléchir… À vous mortifier, vous voulez dire. Vous avez l’air malheureux comme une roche,

vous aussi ma tante.

Ernest tente d'amoindrir les paroles d'Émile:

C’est vot' affaire à vous autres, on... on...

Je l’interromps et m’adresse à Émile:

Tu m’as l’air d’avoir une p’tite idée derrière la tête, toi-là. Dis donc c’que tupenses?

Pourquoi vous y allez pas faire le pèlerinage? Un pèlerinage, c’est ben plus qu’unvoyage en train et la visite d’une cathédrale; un pèlerinage, c’est... un voyage endedans de nous autres, comme dirait not’ frère le curé. Après ça, tout ce que vousdéciderez, ça sera la bonne chose à faire. Vous aurez la conscience en paix et lecuré Roy va être content.

Ça paraît que tu fais ton cours classique toi, tu parles comme un grand livre. Pisça a ben du bon sens, ce que tu dis.

Le garçon continue. Il explique que le train peut nous transporter en quelques heures à labasilique et qu’on peut demander la permission de coucher au presbytère de la paroissevoisine.

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Je suis certain que vous allez vivre la plus belle aventure de votre vie, mon oncle.

Ça me donne de la force. Je redresse le torse. Émérence a l’air contente de l'idée d'Émile.La boule que j'avais dans la poitrine a fondu comme de la neige:

Un pèlerinage, ben pourquoi pas! Y’ a-ti un train qui part la semaine prochaine?

Oui, mon oncle, y’ en a un qui part lundi matin pis un qui revient trois jours après.

Pour entreprendre une grosse aventure de même, j'ai besoin d'être certain qu’Émérenceest bien d’accord.

Si vous parmettez, on va prendre une couple de minutes pour se parler.

Trois mots nous suffisent pour comprendre qu’on est vraiment du même avis. On revientdans la cuisine le sourire aux lèvres:

On y va, à Sainte-Anne.

Marie-Louise s’empresse d’ajouter:

Revenez dimanche, vous coucherez icitte.

Et moi, dit Émile, j’me charge de vous conduire au train le lendemain matin etd’aller vous chercher jeudi après-midi.

Attends-moi, mon gars, on va être icitte dimanche soir, pis on va faire comme tudis.

Pas le soir, dit Ernest, on vous attend pour souper.

Durant le voyage de retour, Émérence et moi, on parle pas beaucoup. Une sorte de paixs’installe en nous. On a de quoi occuper nos pensées. Puis, Émérence me demande:

Les enfants, Luc, y' vont ti être capables de s’organiser sans moi?

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Ça ne m’inquiète pas. J'ai la tête ailleurs. Je vais voir le pont de Québec, la ville et l’Iled’Orléans. La grande île, ça me rappelle Pépé La Houe quand il nous racontait l’histoirede nos ancêtres René Houâllet et Anne Rivet, une veuve qui était protégée du Roi. Ça mefait du bien de penser à ça. Je me tourne vers ma femme:

C’est ben plus loin que la cabane à sucre, ça là, je dis en riant.

Pis ben plus impressionnant que l’Aubarge Saint-Louis.

Un éclat de rire achève de faire tomber la tension qu'il y avait entre nous depuis des mois.Ma confiance revient.

Arrivés chez nous, on trouve la maison plus heureuse. Ce voyage à Saint-Modeste nous alibérés de nos inquiétudes. On est maintenant convaincus qu’en faisant ce pèlerinage, nosesprits recevront la lumière dont on a besoin.

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Chapitre 27

Québec, printemps 1921

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Je regarde passer le paysage à travers la fenêtre du train. Dans les champs cultivés de laplaine, des monts égarés en dehors de la chaîne de montagnes apparaissent d'un côté et del'autre du wagon. Ici je vois des collines couvertes de sapins et d'épinettes vertes; là-bas,le vent a tout balayé et il ne reste plus que le roc. Plus loin, la pierre plate est recouvertede mousse. Ces petites montagnes perdues, que les gens d’ici appellent cabourons, il y ena jusque dans le fleuve. Ça donne des îles vertes qui sortent à peine au-dessus de l’eau.

Plus jeune, quand je passais par ici, je n’arrêtais pas de regarder la beauté du paysage. Jen’essayais pas de comprendre. Ça faisait partie de la nature, pas plus. Quand ma carrioleglissait sur la neige, je me tournais vers le fleuve, puis vers les montagnes et leshabitations sans me poser de question. Aujourd’hui, je trouve que ces petits monts-là sontcomme des créatures orphelines abandonnées dans la plaine.

Rendu à la hauteur de Saint-André de Kamouraska, j'ai un drôle de sentiment. Jedemande à Émérence pourquoi je ne trouve pas ça pareil comme dans le temps.

De quoi c’est que tu parles, toi là? De pas grand-chose, j’trouve juste que le paysage, y’ est pas comme l'autre fois

quand je suis passé ici.

Après une vingtaine de minutes, je trouve la réponse à ma question. Le siège du train estau moins six pieds plus hauts que celui de ma voiture à cheval. Ça fait que je vois plusloin et que les choses sont mieux séparées les unes des autres.

Toi Émérence, t’es-tu déjà demandé comment ça se fait que la nature a mis cesrochers-là au milieu des belles terres, juste à côté du fleuve?

La nature, Luc, a’ demande pas de parmission à parsonne.

Je regarde plus loin vers le sud. Je n’arrive pas à lâcher la chaîne des Appalaches desyeux. Sur les vastes collines foncées, des feuilles vert pâle ressortent. Ma respirations’arrête: mais c’est là-dedans qu’on vit... C'est comme si je réalisais pour la première foisque j'habite dans les montagnes. Moi, un montagnard? Non, ça ne se peut pas. Je mesouviens d’avoir appris dans mes livres d’école que les habitants des montagnes viventdans des cabanes et pratiquent la chasse ou l’élevage des chèvres, jamais l’agriculture.C’est vrai qui a ben des côtes chez nous. Quand on est dedans, on pense pas que c’est desmontagnes, mais vu de plus loin, comme ça... Je me secoue la tête pour chasser unepensée qui me dérange. Je cherche le regard d’Émérence.

Je connais mes lots, je sais qu’ils sont faits de côtes à pic, de tourbières, de crins et de

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roches. Ce que je n’ai pas réalisé avant aujourd'hui, c’est la hauteur de ma terre. Je ne suispas un montagnard, j’ai une terre... Une terre dans les montagnes...

Les cimetières de la plupart des paroisses qu’on traverse comptent des familles entièresde Houâllet et de Ouellet. Je pense aux histoires que racontait mon grand-père. Jel’entends dire comment, de village en village, de Québec jusqu'à Rimouski, lesdescendants de René Houâllet ont pris possession de ce pays. Des milliers de filsd’agriculteurs ont fait reculer la forêt, toujours un peu plus loin, jusque dans lesmontagnes. Dans ma tête, tout devient différent.

Plus loin, la beauté du paysage me fait sortir de mes songes. J'étends mon bras d’un côtéet de l’autre:

Regarde ça, Émérence, tout ce qu’on voit en même temps, icitte. Si on était sur letoit du train, on pourrait voir les Appalaches, les Laurentides, le fleuve, le rivage,des îles pis la belle terre plane au milieu de tout ça. C’est-ti assez beau ça,batèche?

Si tu regardes comme y’ faut, mon mari, tu vas aparcevoir des taches blanchesjuste au début de la forêt, c’est des lacs qui sont pas encore défoncés.

Celui-là qui a sur not’ terre, on pourrait pas le voir, y’ est ben trop haut.

Arrivés à la hauteur de Lévis, Émérence et moi, on se collent à la fenêtre pour voirapparaître le pont de Québec, la grosse structure d’acier qui passe par-dessus le grandfleuve:

Y' en parle dans le monde entier, a dit le député, quand y' est venu au village. Y' adit que c'est un exploit de la technologie modarne.

Sais-tu, Luc, que c’est le plus long pont cantilever au monde?

Veux-tu ben me dire où c’est que t’as pris c’te mot là, toi?

Quand j’aide les enfants à faire leu’s devoirs, j’apprends des affaires, moi itou.

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En 1907, quand il était en construction, le pont est tombé dans le fleuve. Ça a faitsoixante-seize morts, des travailleurs. L’année suivante, les ingénieurs anglais se sontremis à l’ouvrage. Mais en 1916, treize autres travailleurs sont morts à la même place.

On ne le dit pas, mais le pont nous fait peur à plein, Émérence et moi. Les wagonss’avancent au-dessus de milliers de poutres.

Y’ est long en batêche, je dis, en saisissant la main de ma femme.

J’aime mieux pas regarder en bas, j’peux pas m’empêcher de penser à ceux quisont morts là.

C’est collé l’un contre l’autre qu’on complète la traversée. Arrivée de l'autre côté,Émérence me parle des photos du prince de Galles qu'on a vues dans le journal quand ilest venu d’Angleterre pour l’ouverture officielle du pont:

C’était le vingt-deux août 1919, Luc, juste avant le mariage d'Adèle. Ça fait mêmepas deux ans.

Plusieurs minutes plus tard, le cœur encore battant, on arrive au quai de la gare deQuébec.

Le train pour Sainte-Anne-de-Beaupré vient de partir, il ne repassera que demain matin.On n'a pas le choix, on doit passer le reste de la journée et la nuit à Québec. Assis sur unlarge banc de bois, dans une gare de plus en plus vide, on craint le pire.

Si y’ nous mettent dehors, que c’est qu’on va faire?

Un voyageur nous regarde en se grattant le front. Il s’approche:

Vous attendez qu’on vienne vous chercher, vous autres aussi?

Non, ben, on attend... on attend le train pour Sainte-Anne-de-Beaupré.

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Mais y’ passe rien que demain matin. Le saviez-vous?

Émérence regarde au loin, je pense qu'elle voudrait être dans sa maison. Je n’ai pasd’autre choix, j’explique:

Ben, on le savait pas avant d’arriver icitte, pis là... on a pus rien qu’à attendre.

Ben voyons donc, vous n’allez pas passer la journée puis la nuit ici, y’ a plein dechoses à voir à Québec, il faut en profiter voyons.

C’est que nous autres on voulait juste aller faire un pèlerinage et repartir cheznous.

Le voyageur jette un œil du côté d'où doit arriver son chauffeur puis s’informe:

Ce n’est pas la fête de Sainte-Anne, pourquoi vous faites un pèlerinage à cemoment-ci?

Je suis mal à l’aise, mais l’assurance et l’allure imposante de l’homme m'impressionnent.Je me sens obligé de tout dire:

Nous autres, on pense s’en aller aux États. On n’est pas encore ben çartain. Not’curé, y’ nous approuve pas. Y’ nous a dit de faire un pèlerinage pour réfléchir.

Oh! dit l’homme. Ça ressemble à une pénitence. Moi, je crois que les citoyensdoivent être libres de choisir où et comment ils veulent vivre. Si nous voulons queles Canadiens-français restent au pays, il faut leur offrir un avenir prometteur ici.

Les paroles du voyageur me font penser aux discours de Wilfrid Laurier. Je suppose quec'est la même chose pour Émérence. C'est elle qui réagit:

Vous êtes qui, vous, Monsieur?

Ah, j’aurais dû me présenter. Je suis François-Paul Pelletier, député libéral deMatane. J’étais dans le même train que vous autres, j’arrive de Rimouski. Et vousêtes Monsieur et Madame...

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Ouellet, Luc, pis elle c’est ma femme, Émérence.

En tant que député d’un comté du Bas-Saint-Laurent, je connais bien lesproblèmes que vivent les colons de la région.

Vot’ comté comprend-ti la paroisse de Saint-Hubert? demande Émérence.

Non, mais je connais votre curé, j’ai été à l’école avec lui.

J'ai comme un coup de poing dans la poitrine, j'essaie de me rappeler les mots que j'aiprononcés en parlant du curé Roy. J’ai peut-être dit quelque chose de pas correct moi là?Le politicien sourit:

Votre curé est un homme brillant, mais capable d’arrogance à l’occasion. Il ne fautpas toujours le prendre au sérieux, vous savez.

Vous devez connaître mon neveu, Rosaire Ouellet, celui qui fait rire les gens avecson nom, il est prêtre dans une paroisse de canton, au sud de Rimouski.

Ben certain, c’est un de mes électeurs.

Le député nous demande comment on pense passer le reste de la journée et la nuit àQuébec. On hésite. On se regarde. Je voudrais qu'Émérence m'aide. Elle ne dit rien. Ledéputé comprend:

Vous n’avez pas de place pour coucher, hein? Vous pensez que la gare, ce n’estpas si mal que ça?

Mon neveu Émile nous a dit qu’on pourrait demander de coucher au presbytère deSainte-Anne, pis là... on... on sait pus quoi faire.

Je pense que le député a deviné qu'on n'a pas d’argent pour coucher dans un hôtel deQuébec.

Les curés de la ville de Québec ne sont pas aussi hospitaliers que ceux de lacampagne, j’ai bien peur.

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Ben vous avez tout compris, Monsieur Pelletier.

Émérence n’aime pas se montrer mal arrangée comme ça devant un inconnu, elle pointeson coude dans mes côtes. Je grimace alors que l'homme sourit de nous voir:

Hé bien, ça ne se passera pas comme ça. Au Québec, on a le sens de l’hospitalité.Partout dans les campagnes, on accueille les quêteux puis on les garde à coucher.Je gage que vous l’avez déjà fait. Pensez-vous que je vais vous laisser coucher surun banc, vous de bons citoyens en route pour faire un pèlerinage? Jamais de lavie!

Il ajoute, comme pour s’excuser de tant de bonté:

Un politicien, ça connaît seulement deux sortes de citoyens, ceux de qui il veutobtenir des faveurs et ceux qui veulent en obtenir de lui. Aujourd’hui, je vousrends service et ça me fait plaisir. Aux prochaines élections, je vous demande devoter pour mon parti, puis on va bien vous servir.

On y manquera pas, Monsieur Pelletier, on y manquera pas çartain, je dis pendantqu’Émérence se contente d’un sourire gêné.

L’instant d’après, une grosse Ford s’avance lentement jusqu’à nous. On n’avait jamais vuune si belle voiture.

C’est mon chauffeur. Montez, je vous amène visiter le parlement de Québec, c’estlà que je travaille.

Je voudrais protester, mais je n’ai pas le temps. Le chauffeur ouvre la portière de lavoiture pendant que le député nous invite à embarquer.

La grosse Ford monte la côte qui sépare la basse ville de la haute sans ralentir. Émérencegarde le silence. De mon côté, je regarde la ville défiler devant moi:

Batèche, j’aurais jamais cru ça!

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Chapitre 28

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Avec un sourire en coin, le député Pelletier demande à son chauffeur de nous gâter. Il adu temps de libre et ne demande pas mieux:

N’est-ce pas, Lauriau? ajoute-t-il avec un ton joyeux.

J’vas faire la tournée habituelle de la ville avec vos invités. On sera de retour pourle dîner au restaurant du parlement, Monsieur.

Moins d'une minute plus tard, tout en roulant lentement, Lauriau nous fait faire le tour duparlement et dit:

Cet édifice monumental est inspiré du style Louvre.

Je me tourne vers Émérence, l'air de lui demander si elle comprend quelque chose:

C'est un musée qui est dans les vieux pays. J'ai vu ça dans un livre d'école, elle medit tout bas.

Ici, vous voyez les vestiges de l’ancienne forteresse.

Il nous fait passer par les portes Saint-Jean et Saint-Louis, puis nous dit que le plusintéressant s'en vient:

J'vous amène voir la Place Royale et la grande cour du Petit Séminaire.

Après, il nous amène faire un grand tour dans les Plaines d'Abraham en nous parlant de laprise de Québec par les Anglais. Puis, on revient jusqu'à la Place d'Youville.

En haut de cette douce colline, vous apercevez le majestueux Château Frontenac.

Mais c'est un vrai château ça, Luc.

T'as raison, celui-là qui a ça, y'… y' doit régner sur la ville de Québec comme unroi sur son royaume.

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Le chauffeur se tourne vers nous en riant:

Vous avez pas mal raison, mais les Anglais règnent pas juste sur la ville deQuébec, ils règnent sur tout le Canada, français comme anglais.

Le chauffeur nous confie qu'il est habitué de parler comme ça de la ville de Québec à desinvités de marque: des ministres, des riches américains et des ambassadeurs:

J'ai appris par cœur ce que je dois dire. Avec eux autres, y' faut pas que j'en diseplus ni moins. Avec vous autres, je peux me parmettre des p'tites libertés.

Il nous fait passer devant son logement, nous parle des restaurants préférés de son patron,le Delmonico et le Boisvert's, il s’arrête un instant devant des maisons où, il dit, certainsvisiteurs viennent chercher des plaisirs secrets. Émérence se tourne la tête de mon côté.Après, il nous fait voir des vieilles bâtisses où c'est qu'il reste encore des marques debombardement de Québec par Wolfe, en 1760.

En revenant au parlement, Lauriau tient à nous dire combien il est fier de sa ville:

Québec, c’est une des plus belles villes de l’Amérique du Nord et c’est la capitaledes Français d’Amérique.

J’ai jamais vu autant de beauté, dit Émérence.

Au milieu de tous ces monuments, je me sens petit, mais je me sens plein d’orgueilpareil:

Comprends-tu ça toi Émérence?

Elle se gratte la tête un moment:

Ces monuments-là, Luc, y' appartiennent aux vainqueurs, astheure. C'est pour ça

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que tu te sens p'tit. Pis ton orgueil, ça doit être parce que c'est des Français commenous autres qui ont quasiment tout fait ça.

Pour le dîner au parlement, le député Pelletier nous dit qu'on peut prendre le repas du jouret qu'on est ses invités. Nous autres, on ne veut pas exagérer, on prend juste une soupe, dela tourte et du thé. Un homme avec une grosse moustache qui va jusqu'au milieu de sesjoues vient nous rejoindre.

Je vous présente mon chef de cabinet, Monsieur Arthur Lemire. Parlez-lui devotre projet d’aller vous installer en Nouvelle-Angleterre, du déchirement qui enrésulte pour vous. Je ne sais pas s’il peut vous aider, mais je suis certain qu'il peutvous comprendre.

En quelques phrases le député explique notre situation à son employé. Le fonctionnairenous salue et se met à parler comme un grand livre:

La Vallée du Saint-Laurent est un paradis pour l’agriculture. Nos ancêtres l’ontvite compris, ils se sont empressés de la défricher et de s’y établir.

Ma famille fait partie de ceux-là.

La mienne itou... aussi, dit Émérence, en rougissant un peu.

Le chauffeur sourit. Il dit que sur les cinq personnes qu'on est à la table, il est le seul àêtre né en ville. Monsieur Lemire poursuit:

Quand y’ a manqué de bonnes terres, on était rendus sous le régime anglais. Onavait beaucoup d’enfants dans nos familles, mais pas assez de terre pour tout lemonde. C’est là que votre sort s’est joué, Monsieur et Madame Ouellet.

Ben comment ça? On était pas encore au monde.

Ce n’est pas arrivé tout d’un coup. Admettons qu’on regarde la colonisation de lavallée comme si ça se passait en une journée. Quand le soleil se lève, c’est ledébut de la colonisation par les Français, les défricheurs de cette époque-là sontlibres et prospères. À midi, quand le soleil arrive au-dessus de nos têtes, lesnouveaux colons commencent à s’éloigner du fleuve. Les terres sont moinsbonnes et les fermes sont moins prospères, mais les colons continuent à s'éloigner

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de la belle vallée et personne ne regarde ailleurs. En après-midi, les colons vonts’établir sur le flanc des montagnes. Quand la noirceur s'installe, d'autres colonssont rendus dans les montagnes. Vous faites partie de ceux-là, n'est-ce pas?

C'est ça, dit Émérence, quand la p’tite noirceur est arrivée, on a continué commesi c’était encore le jour. Pis après, y’ était trop tard.

Si on avait fait comme les autres colonies d’Amérique, on se serait tournés versles villes et on aurait fait instruire nos enfants pour qu’ils prennent la place quinous revenait.

Pépé La Houe, je me dis, lui il avait vu venir la grande noirceur.

Le député fait signe à Monsieur Lemire de le laisser poursuivre:

Vous voulez savoir pourquoi les gens du peuple ont choisi de défricher des terresincultivables plutôt que de s’intéresser aux mines, à l’industrie et au commerce,comme cela se faisait ailleurs?

Ben çartain, Monsieur.

Quand on n’est plus maître chez nous, on s’accroche à ce qu’on a de plus cher.Nous autres, après la Conquête, on s’est attachés à la religion, à la langue, à noslois civiles et à la terre.

C’est ce que nos parents, nos voisins pis nos curés nous disent depuis qu’on al’âge de raison, dit Émérence.

Ce qu’ils ne disent pas, c’est qu’il y avait un prix à payer pour rester isolés dansdes paroisses de plus en plus reculées. Pendant qu’on s’évertuait à conserver la foipure des Canadiens-français, le reste du monde s’instruisait, s’industrialisait ets’enrichissait.

Je voudrais parler de ça avec Émérence un petit quart d'heure, mais le député Pelletier nenous en laisse pas le temps. Il continue:

Pour l’épiscopat, la ville, l’industrie, la science, la technologie et les arts nonreligieux étaient sous le contrôle des forces maléfiques. Il fallait laisser ça auxAnglais.

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Là je comprends bien ce qu'il dit. Ceux-là qui s’en vont en ville ou aux États, ils sontcomme des pécheurs et c’est pour ça que le curé Roy a refusé de bénir notre projet. J'en aimanqué un bout, le député parle un peu trop vite pour moi:

Si on avait plus de temps, on pourrait vous expliquer pourquoi les Canadiens sontmieux payés dans les villes américaines qu’à Montréal et à Québec.

Le chauffeur trouve que la question est importante, il parle à son tour:

Deux fois par mois, des bateaux pleins de citoyens britanniques débarquent dansles ports de la province de Québec. Ces gens-là sont instruits, ils sont certainsd’avoir les meilleurs jobs en arrivant. Ils nous prennent pour des vaincus, descolonisés, quasiment des esclaves. Les Américains, eux autres, y' font instruireleu’ monde pis y' mènent des grosses affaires, ça fait qu’y’ leur manque d'ouvrierspour faire marcher leurs manufactures et leurs chantiers de construction.

En entendant ces mots-là, Monsieur Lemire se tourne vers lui et ajoute:

Aux États, ils ont des serviteurs noirs, ce qui leur sauve beaucoup d’argent. Enplus, eux autres, ils n’ont pas peur que les Canadiens-français essayent dereconquérir leur pays, comme ici, vous comprenez? Ça fait qu’ils sont biencontents de voir arriver nos bons travailleurs et de les payer un peu plus cher quepar ici.

Je tiens Émérence par la main. Je ne sais pas si je dois me révolter contre les Anglais d'iciou me réjouir de mon idée de partir là-bas.

Vous n’avez pas beaucoup de choix, dit le député. Pensez à vos enfants. Nousautres, on va penser aux petits-enfants de ceux qui restent par ici. C'est pour çaqu'on est en politique.

Jamais personne ne nous avait parlé comme ça. Ma tête en a plus qu'elle est capable d'enprendre. J'arrive plus à suivre. Je jette un œil à Émérence, elle est très attentive avec sesyeux ronds. Je pense qu'elle comprend mieux que moi ce qu'ils disent. Les mots, c'est saforce. Elle est même capable de poser une question:

Le gouvernement devait ben le savoir qu’y’ manquerait de terre pis qu’y’ faudrait

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faire autre chose. Pourquoi y’ ont rien fait?

Cela me gène un peu de dire cela crûment, Madame Ouellet, mais voyez-vous, ily avait comme un contrat entre les religieux et le gouvernement anglais. Pour leclergé, les descendants britanniques devaient s'occuper des affaires économiques,de la science et des arts. L’Église, elle, s’occuperait du reste: la religion,l’éducation, la santé, les pauvres, les mœurs et les traditions. Avec l'appui desreligieux, les Anglais ont gardé le pouvoir politique. De son côté, l'épiscopat agardé le peuple sous son autorité. Ça nous a menés là où c'est qu'on estaujourd'hui.

Là-dessus, le député sourit et nous dit qu'il est de tout cœur avec nous, mais qu'il esttemps de conclure:

C’est comme cela que les choses se sont passées, chers amis. On est encorecatholiques, on parle encore français, on est devenu plus nombreux que lesAnglais, mais on est en retard sur le reste du monde.

Pis on n’a pas réussi à transformer les montagnes en terres agricoles, ajouteÉmérence.

Le dîner s’achève sur ces paroles qui me font plaisir. Le député nous annonce qu'il ademandé à un aubergiste de nous prendre pour la soirée et la nuit et qu’il a accepté pourun très bon prix.

C’est un échange de faveurs, dit le député, souriant. Un jour, ce sera son tour dem'en demander une...

Le reste de l’après-midi, on fait la visite du parlement. La soirée est calme. On esttellement épuisés qu'on n'a même plus assez d’énergie de se parler. Tout est bouleversédans ma tête.

Avant d'aller se coucher, Émérence me dit que toute sa vie, elle a agi dans le respect descommandements de l’Église catholique, mais là, elle se pose une ben grosse question:

La religion nous dit une affaire, pis on y croit. Là, ceux-là qui connaissent

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l'histoire nous disent une autre affaire, pis on a pas le choix d'y croire itou, c'est çaqu'on a vécu. Ça se peut-ti qu'on seye obligés de choisir entre les deux, astheure?

J'ai de la misère à te suivre, Émérence, mais moi itou j'me pose des questions.J'dirais que c'est pas la religion qui fait des problèmes, c'est les religieux. Y' en aqui sont corrects, pis d'autres qui le sont pas. C'est Ernest qui me l'a dit.

***

Hier, on s'est couchés de bonne heure. Ce matin je me réveille avant le soleil. Les yeuxgrands ouverts, je fixe le reflet de la lumière d’un lampadaire sur les murs de la chambre.Émérence est déjà en train de faire sa toilette.

On déjeune aussi tôt qu'on peut et on marche jusqu’à la gare. Un beau soleil de printempsse lève pendant qu'on s'en va, mais on n’en parle pas. C'est curieux, je m'en vais faire unpèlerinage, le premier de ma vie, mais je pense à la question qu'Émérence m'a poséehier...

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Chapitre 29

Sainte-Anne-de-Beaupré, mai 1921

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Dans le train, les voyageurs se parlent à voix basse, comme on le fait dans un lieu sacré.Les gens ont l'air d'être du monde ordinaire, comme nous autres. Ça nous fait du bien àÉmérence et à moi. À la gare, un voyageur a dit qu'il prenait le chemin de fer de la BonneSainte-Anne. On est déjà quasiment en pèlerinage.

Depuis l’époque où mon grand-père racontait l’histoire de notre ancêtre, René Houâllet,je rêve de voir l’Île d’Orléans. C'est là qu'il s'est installé en arrivant de Paris. Pour cetteraison, je me dépêche de prendre une place dans la rangée de droite. Je laisse la place dufond à Émérence. Au moment où je m'installe confortablement dans le siège, Émérenceremarque des faux plis dans sa robe du dimanche et commence à les lisser, un hommedans la cinquantaine qui a l'air de voyager tout seul me touche l'épaule du doigt. Je meretourne. Le voyageur demande:

Vous venez d’où, vous autres?

On vient de Saint-Hubert-de-Rivière-du-Loup.

Sans me soucier de lui, je me retourne du côté du fleuve pour voir si l'Île d'Orléansapparaît au loin. Le voisin de l'autre côté de l'allée n’attend pas qu'on lui pose la questionet dit:

Ben moi, j’viens des États, mais j’connais ben le Bas-du-Fleuve. J’ai été élevédans la paroisse de Saint-Narcisse, au sud de Rimouski.

Moins intéressée par le paysage extérieur, Émérence se penche vers l’avant pour le voir:

Pis là, elle dit, vous êtes en pèlerinage, comme nous autres.

C’est ben ça, Madame, dit le gars, tout réjoui.

Vous devez ben avoir de la parenté par icitte?

Oui, Madame, pis j’viens les voir tous les deux ans. J’passe jamais dans le bouttesans m’arrêter pour prier la bonne Sainte Anne. J’y dois quèq’ chose moi, à lasainte mère de Marie.

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Émérence lui adresse un petit sourire:

Là, Monsieur, j’sens que vous allez nous raconter quèq’ chose d’intéressant.

Le voyageur se lève, me serre la main et étire le bras pour rejoindre celle d’Émérence:

J’m’appelle Joseph Malenfant, ça me fait plaisir de vous rencontrer.

Nous autres on est des Ouellet, mon mari c’est Luc, pis moi, c’est Émérence.

Joseph se rassoit, redresse le torse et prend un air sérieux:

Vous allez voir, Madame, Monsieur, que c’est vraiment une belle histoire.

Il est fils de colon, le troisième garçon d’une famille de douze enfants. Il y a dix ans, ilvoulait partir gagner sa vie aux États-Unis. Sa mère lui a demandé de faire une neuvaineavant de prendre sa décision. Il dit que dans ce temps-là, le monde parlait beaucoup despèlerinages à Sainte-Anne-de-Beaupré. À la fin de sa neuvaine, il était décidé à partir. Samère lui a demandé de faire une promesse de dévotion à Sainte Anne.

Ben j’ai promis de venir prier la Bonne Mère de la Sainte-Vierge à chaque foisque j’viendrais au Canada.

Ouais, c’est vrai que c’est une belle histoire, dit Émérence.

J’ai jamais manqué à ma promesse parce que, voyez-vous, aux États, j’ai eu toutce que j’avais demandé au Bon Dieu.

C’est où que vous restez, aux États?

À Manchester, c'est dans le New Hampshire, ça.

L’Île d’Orléans n’est toujours pas là, mais je commence à m’intéresser au voyageur:

Vous faites quoi là-bas?

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J’suis foreman dans une shop de textile, j’dirige trente gars pis quasiment autantde filles. J’ai pas toujours été foreman, vous savez. Mais nous autres, lesCanadiens, on est des bons travaillants pis on se plaint pas pour rien. Les bossnous aiment ben gros. Pis quand on donne le bon exemple, ben on a del’avancement. Les Américains, c’est pas la même sorte d’Anglais que par icitte.

Pour venir visiter vot’ famille tous les deux ans, vous devez avoir des gros gages?

Un été sur deux, il vient passer sa semaine de vacances dans le Bas-du-Fleuve. L’étésuivant, il voyage dans son nouveau pays.

J’aime ça me promener en train, d’un boutte à l’autre de la Nouvelle-Angleterre.On rencontre des Canadiens partout, astheure. Pis on parle de not’ vie aux États etde ceux-là qui continuent à manger de la misère par icitte. Pis pour apprendrel’anglais, c’est ben bon, itou.

Émérence l’interrompt.

Nous autres, on est venu faire un pèlerinage pour prier pis réfléchir. Ça ressembleà votre histoire. Mais on est déjà pas mal vieux pis on a une grosse famille. Onpense aller s’installer aux États avec nos enfants; des petits pis des grands. Monmari, y’ est encore ben solide. Pensez-vous qu’on pourrait gagner not’ vie demême?

Ben j’connais pas vos enfants, mais j’peux vous dire une chose: vous seriez pasles premiers à partir avec une famille nombreuse.

Je crois entendre les paroles d’Onézime, j'en oublie le fleuve et l’île:

Astheure que la guerre est finie, y’ a-ti assez d’ouvrage pour tout le monde quis’en va là?

Pour des bons travaillants, Monsieur, y’ a toujours de la job.

Mais si on s’en allait aux États, y’ faudrait faire des gros sacrifices avant d’êtreben comme vous, Monsieur Malenfant, dit Émérence.

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Joseph se mord la lèvre. Il hésite un peu avant de répondre:

Vous savez, Madame, y’ a parsonne qui émigre juste pour s’en aller voir ailleurs.On fait pas ça pour le fun. Quand on a une chance de trouver le bonheur dans lepays qui nous a vus naître, crayez-moi, crayez-moi pas, on est mieux de rester là.Mais quand on réfléchit pis qu’on pense que ça serait mieux pour nous pis nosenfants, ben ça vaut la peine de faire des sacrifices. Faites confiance à la bonneSainte Anne, a’ va vous aider.

L’Île d’Orléans apparaît enfin, verte, découpée un peu partout par de beaux rangs brunsde sol labouré. Je pense à mon ancêtre qui a défriché dix acres de terre, juste là, à portéede ma vue. Qu’est-ce qu’y’ dirait de ça, lui, le premier des Ouellet d’Amérique, s'il mevoyait partir pour les États? Je pense aux six générations d’agriculteurs qui l’ont suivi,sept avec moi. Est-ce que je suis en train de trahir mes ancêtres là, moi? J'arrête d'écouterle voyageur et je me tourne vers ma femme.

Émérence me cache une partie de l’île. Je pense aux paroles du député Pelletier et deMonsieur Lemire, Non, je ne trahis pas personne. C’est moi qui a été trahi, mauditeaffaire!

En sortant de mes pensées troublantes, je dis à ma femme:

Une chance qu’on est rendus à la basilique, j’ai ben besoin de me calmer lesesprits.

Bonnes prières, Monsieur Ouellet, pis bonne chance itou, dit l’homme.

Il a compris que c'est le temps de se taire, il se retourne vers la fenêtre nord du train d’oùil peut voir les abords du temple. Je me désintéresse du fleuve et de l’île. Émérenceregarde partout pour s’assurer qu’elle n'oublie rien dans le train.

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Chapitre 30

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Émérence et moi on a le souffle coupé devant la splendeur de la basilique. On s’avancedans les allées du jardin où de jeunes pruches pointent vers le ciel. Plus loin, de grosérables argentés nous donnent une idée de l’âge du sanctuaire de la bonne Sainte-Anne.Impressionnés, on s’arrête devant la grande entrée. Je lève les yeux vers le ciel, j'essaied'imaginer le travail que ça a dû prendre pour construire les clochers. Émérence et moi,on n'a pas de mots pour dire ce qu’on ressent. Le soleil de dix heures m'aveugle, je baisseles yeux.

On monte sur le parvis et on se retourne pour admirer la nature des environs. Émérenceme demande, à voix basse:

Comment qu’y’ peuvent ben s’y prendre pour faire de quoi d’aussi haut pisd’aussi beau?

Je lui fais un grand sourire:

Pour la construction, j’ai ben ma p’tite idée. Mais pour la beauté pis la solen-ni-téde la place, j’pense que c’est une grâce du Bon Dieu.

Ma foi, tu parles comme un prêtre, astheure, c’est-ti la bonne Sainte-Anne quit’inspire déjà?

Des chants d’enfants nous viennent de loin. On regarde. Des centaines de petites filleshabillées d’un costume noir à collet blanc et coiffées d’un béret noir s’avancent deux pardeux en chantant en chœur:

"C’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau."

La troupe s’en vient dans la grande allée, puis passe devant nous avant d'entrer dans lacathédrale. Derrière elles, un chœur de garçons chante aussi: "à la Vierge chérie, disonsce chant nouveau."

Émérence et moi, on chante avec les enfants:

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" le sanctuaire de nos plus belles fleurs, offrons à notre mère, et nos chants et nos cœurs."

Le sonneur de cloches me dit que les élèves des écoles environnantes vont assister à unemesse dédiée à Sainte-Marie Mère de Dieu.

À l’intérieur du temple, un tas de béquilles et de fauteuils roulants nous font penser auxmiracles accomplis par Sainte-Anne depuis la guérison de Louis Guimont en 1658.Émérence et moi, on s’agenouille sur le premier prie-Dieu qu'on trouve.

Pendant que les fidèles s’assoient, un jeune prêtre, grand et beau comme un prince, monteen chaire. Un long silence précède l’homélie. D’un geste large de sa main droite, un gestequi me fait penser à celui du semeur de blé, il nous invite à nous asseoir.

Mes bien chers frères, nous voici réunis pour célébrer par nos chants et nosprières la mère de Jésus, Fils de Dieu et Sauveur des hommes. En ce moisconsacré, les catholiques se réunissent pour chanter la gloire de Marie. Ne dit-onpas que chanter, c’est prier deux fois? Je vous invite donc à chanter avec moi ledernier couplet de ce très bel hymne: "Fais que dans la patrie nous chantions àjamais, ô divine Marie ton nom et tes bienfaits."

Après un moment de recueillement, le prêtre se tourne vers la statue de la Vierge:

Ne dit-on pas aussi que là où est Jésus, Marie est présente? Marie sait intercéderpour nous, elle sait tout nous obtenir.

Quand il a dit ça, je me suis dit que c'est pour ça qu'on fait un pèlerinage. Je recommenceà écouter:

Avec Marie, le soleil de justice s’est levé sur le monde.

Je ne sais pas pourquoi, mais ça m'a fait penser au lever du soleil sur la mer du Rhodes-Island.

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Je vous invite à vous tourner vers elle en toute paix et confiance.

Après la cérémonie, Émérence et moi on avance près de l’autel pour mieux voir lesstatues et les saintes reliques. La Patronne de la province de Québec est habillée d’unerobe qui me fait penser à celle de la reine d’Angleterre. Sur sa tête, elle a une couronne enargent. Émérence me dit à l’oreille:

Y’ me semble que la bonne Sainte-Anne, a’ l'en demandait pas tant que ça.

C’est elle, la Reine des Cieux, y’ faut ben qu’a seye habillée comme unesouveraine.

Revenant vers l’arrière de la Basilique, j'aperçois les trois confessionnaux. Ils sont vides.Sur une ardoise, il est écrit: "Horaire des confessions: de une heure trente à trois heurestrente." L'idée de me confier à un prêtre qui dit la messe dans une basilique me donnel'impression d'être important. Je bombe le torse en rejoignant ma femme près de la sortie:

J’vas venir à confesse après dîner.

J’vas venir, moi itou.

On marche dans la foule des pèlerins; ça nous amène dans la brocante de la Basilique. Ons’arrête quelques instants pour regarder les dessins et les photos des premières églisesconsacrées à la sainte. On passe lentement devant les objets que des gens achètent ensouvenir et on poursuit notre marche jusqu’à la cantine en arrière de la bâtisse principale.

On mange lentement en essayant de se rappeler ce que le prêtre a dit à propos des parentsde Sainte-Marie:

Il a comparé la Vierge à une bonne terre que Dieu a protégée du péché originel,se rappelle Émérence.

Si on avait une bonne terre, on aurait pas besoin de s'en aller aux États, pis lecuré Roy nous aurait pas menacé de nous excommunier.

Ben voyons donc, Luc, y faut pas comparer la Sainte-Vierge à not' terre du Rang

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Six.

Plus tard, on prend place dans une des files de fidèles qui attendent l’arrivée desconfesseurs:

Je pense que ça va être long en baptême.

Veux-tu ben faire attention à ce que tu dis.

Je veux savoir pourquoi une des files est plus longue que les autres. Un homme merépond:

C’est celle du prêtre qui a fait le sermon. Les autres confesseurs, j’les connais pas.

Je me place derrière lui. Émérence choisit le plus petit groupe.

Une heure plus tard, le dos en douleur, j'entre dans l’isoloir. Derrière la grille, jereconnais le prêtre. Il porte une soutane noire et une étole blanche brodée:

Mon père, j’ai besoin d’aide, c’est pour ça que j’fais un pèlerinage.

Parlez, mon fils, si vous avez la foi en notre Seigneur, les grâces divines viendrontà votre secours.

Je lui dis les raisons de mon pèlerinage et j'ajoute:

J’sais pas si j’ai fait un péché, mon père, mais chus ben malheureux depuis quemonsieur le Curé Roy a refusé de bénir mon projet. C’est-y’ possible que tousceux qui sont partis gagner leu’ vie dans un autre pays, y’ seyent des pécheurs?

Bien, cela m'étonnerait que votre curé vous ait qualifié de pécheur, il s’estprobablement emporté un peu, les prêtres sont humains, vous savez, il leur arrived’être excessifs.

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Ben y’ faut dire que moi j’ai peut-être ben été fantasque itou. J’méritais une bonner’montrance, mais pas le refus de bénir mon projet, comme si c’était plus gravequ’un péché mortel. C’est pas rien que pour moi que j’pense m’en aller aux États.C’est pour mes enfants, pour qu’y' aillent à l’école, pis qu’y' apprennent un métierhonorable, pour pas qu’y’ tombent dans la misère, comme ben d’autres.

Bien, la dispute aura eu un bon dénouement, puisqu’elle vous a permis de faire unpèlerinage dans un lieu saint. Priez mon fils, la mère de Marie vous éclairera deses grâces.

Avant de sortir du confessionnal, je veux être certain que je ne suis pas dans le péché. Jeveux être libéré du poids des paroles de mon curé:

J’vas prier toute la nuite, si y’ faut, mais chus pas çartain que le Bon Dieu varetirer de mon cœur la douleur que les paroles de monsieur le Curé Roy montlaissé là.

Je comprends mon fils, votre curé s’est emporté. Il a outrepassé sa fonction deguide spirituel. Mais il était sincère, croyez-moi. Il vous a mis à l’épreuve. Votreprésence ici me dit que vous êtes un bon chrétien. Allez en paix.

Après une hésitation, le religieux ajoute:

Je vous conseille d’aller vous confesser à votre curé pour le remercier de vousavoir imposé cette éclairante épreuve. Il acceptera alors de bénir votre projet.

Marci mon père, vous me libérez d’un poids terrible, j’vas pouvoir prier, pisdemain j’saurai quoi faire.

Durant de longues minutes, je raconte ma vie et j'explique mon drame. Maintenant qu’ilme comprend, le prêtre est moins pressé de me voir partir, il écoute, me demande desprécisions et me donne des conseils. Il finit par dire:

Comme vous, je suis né sur une ferme du Bas-Saint-Laurent. Je suis bien placépour vous comprendre. Si je n’étais pas entré en religion, qui sait si je ne seraispas rendu là-bas.

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Je sors du confessionnal léger comme un pinçon. Émérence m'attend, l'air affolé.

T’as ben été longtemps au confessionnal! J’commençais à m’inquiéter. Pis là, çapresse, le dernier train passe dans une demi-heure, pis y’ faut le prendre, si onveut pas manquer celui pour Rivière-du-Loup, demain matin.

Je prends Émérence par la taille et l’embrasse.

Qu’est-ce qui te prend devant le monde de même?

On y va ma femme, on a fini icitte, j’ai eu tout ce que j’voulais.

J’t’ai jamais vu sortir du confessionnal comme ça... la pénitence est pas bengrosse, ça m’a l’air?

J’ai pas de pénitence pantoute. C'te prêtre-là, y’ est vraiment un homme du BonDieu, il m’a parlé comme y’ faut, sans s’énarver, lui. Il m’a enlevé le poids quej’avais sur le cœur.

Ben tu m'conteras tout ça dans le train, mon vieux, pour l’instant, il fauts'dépêcher.

Une fois en route pour Québec, je raconte ma confession, une confession qui, pour moi,n’en était pas une. Je répète souvent la phrase qui m'a fait le plus de bien:

"Votre curé saura qu’un religieux d’un rang supérieur au sien vous a donné sabénédiction, il n’aura pas le choix de bénir votre projet."

Rendus à la gare, on vérifie deux fois l’horaire du train du lendemain et on marche dansla ville jusqu’à l’auberge où on a passé la nuit d'hier.

Toute la soirée, on repasse les évènements de ces deux journées extraordinaires:

J’r’pense à tout ça, dit Émérence, pis j'me demande si chus pas encore plus mêléequ’avant. Y' faut que j'réfléchisse.

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C’est ben normal, ma femme, on n’est pas accoutumés à se faire brasser de même.

Même dans un lit confortable, on a de la misère à dormir. On ne pense à rien enparticulier; on n'arrête pas de passer d’un sujet à un autre. Au petit matin, je m’étonne:

C’est drôle Émérence, en m’en allant à la basilique Sainte-Anne, j’pensais rienqu’à l’Île d’Orléans. En m’en r’venant, j’ai même pas pensé d’r’garder de c’côté-là.

Ça, Luc, ça veut dire qu’en t’en allant, ton esprit était tourné vers le passé et quelà, y’ est tourné vers l’avenir.

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Chapitre 31

Québec, mai 1921

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Le train s’avance lentement entre les poutres d’acier du pont de Québec. Émérence et moion regarde le fleuve et les rives. Cette fois, on a pas de crampe dans le ventre comme lapremière fois. Quand on voyage, on a l’habitude de s’asseoir un à côté de l’autre, maisaujourd’hui, sans qu'on s'en parle, on s'est assis un en face de l'autre. Est-ce que c'estpour mieux voir le paysage et le garder dans notre tête le plus longtemps possible? Est-ceque c'est parce qu'il y a du nouveau dans nos vies et qu'on veut se le montrer par ungeste? Est-ce que c'est pour chercher dans les yeux de l’autre quelque chose qu'on neconnaît pas et qu’on veut trouver?

Le train file vers l’est et traverse un pays qu’on voit autrement. Je suis libéré de mesproblèmes de conscience et je pense à ma famille, à mes coutumes. Émérence à l'air desortir de la lune quand elle se met à parler:

Je repense à mes premières années avec toi, mon mari, à mes premiersaccouchements. Je pense à nos deux anges, les deux petites filles qu’on a parduesben jeunes et qui sont au ciel.

Quand on ne parle pas, je voudrais me contenter de regarder le beau paysage, mais il y atoujours une nouvelle question qui me passe par la tête.

Te sens-tu encore toute mêlée, comme hier?

Non, chus pus mêlé pantoute, chus rien qu’en colère, pis malheureuse, itou.

Émérence répète les paroles du chef de cabinet du député Pelletier: "Dans ces cantons-là,on aurait dû donner aux colons des lots quatre ou cinq fois plus grands que dans lesrégions agricoles. On aurait dû leur dire qu’ils devraient vivre du bois, que juste uneinfime partie de la terre était propice à la culture et à l’élevage des moutons."

Comment ça se fait que j’ai pas entendu ça, moi?

T’étais parti j’sais pas où, mais moi, j’ai écouté pour deux. Pis j’ai toute compris.

Les mots du fonctionnaire sont quasiment ceux-là que nos fils ont utilisés pour parler duCanton Hocquart. À l’époque, elle avait écouté, mais ne les avait pas pris au sérieux.

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Aujourd'hui, Émérence s’en veut de m’avoir quasiment forcé à entreprendre le défrichagede cette terre à bois:

Dans ce temps-là, Luc, j’étais pas capable d’envisager autre chose. La terre c’estla seule chose que j’avais connue. J’avais ça dans le sang, dans l’âme pis dans latête, tu comprends?

Pis moi, j’me suis trop laissé influencer par loi, j’aurais dû agir avec plusd’autorité. J’étais le maître.

Dis pas ça, Luc. Des maîtres, j’en ai eu assez dans ma vie. J’aurais pas été capabled’en prendre un de plus.

Émérence et moi on a de la rancœur pour ceux qui nous ont servi de guide.

Astheure, on a pu le choix, ni le gouvernement, ni les évêques, ni parsonned’autre va nous donner une terre assez grande pour faire vivre not’ famille.

Émérence me rappelle ce que je disais trois jours auparavant:

En partant de Rivière-du-Loup, tu te demandais comment ça se fait que desrochers pis des monts soient venus se planter dans la plaine, au beau milieu desterres agricoles. Ben j’vas te dire ce que j’ai compris. Les rochers pis les monts,ça les dérange pas d’être là ou ben ailleurs, y’ sont ben partout. C’est pas lesmorceaux de montagne qui sont pas à leu' place dans la plaine, c’est le monde quivit sur des terres dans les montagnes qui a pas d’affaires là.

Émérence accepte le fait que sa famille doit partir du canton, elle sait qu’il n’est paspossible de revenir en arrière. Elle a décidé de mettre une croix sur son passé de fermière,mais elle n'est pas encore capable de s’imaginer dans un monde où elle n’aura pu rienpour se reconnaître. Elle est dans le néant, comme on dirait. Les yeux tournés vers leschamps, elle dit:

On va-ti être capables de quitter tout ça, pour toujours?

Ça va être plus facile pour moi, j’l’ai déjà fait une fois. Mais dans ce temps-là,j’étais jeune pis aventureux. Astheure que j’ai une famille pis que chus pas malvieux, c’est une autre affaire.

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Après un long silence, je me lève et viens m’asseoir près de ma femme:

Astheure, Émérence, on regarde tous les deux dans la même direction. J’sais queça sera pas facile, mais on a pas le choix. Y' faut mettre le cap sur une nouvellevie.

J’veux ben mettre une croix sur le passé Luc, mais le cap dont tu parles, y’ existepas pour moi. Y’ est pas plus réel que les mirages qui m’ont servi d’images quandj’t’ai demandé de cultiver tes lots. C’est dans c’temps-là que j’aurais dû voir clair.

Faut pas qu’on s’en veuille, Émérence. Faut pas. On était deux là-dedans, pis on afait pour le mieux.

Laisse-moi du temps, Luc.

Le paysage qu'on regarde est le même, mais on ne le voit pas comme avant, ça nous faitrire un peu. Je sens qu'on est de connivence:

Là où tu veux m’amener Luc, y’ a-ti des montagnes?

J’sais pas si y’ en aura, mais si y’ en a, on sera pas dessus.

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Chapitre 32

Saint-Modeste, 1921

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Je suis impatient de revoir mon parrain et ma marraine revenir de leur pèlerinage, je medemande si je n’ai pas trop insisté pour qu'ils y aillent. Je les vois descendre du train.Mon inquiétude disparaît un peu. Ils sont souriants quand ils viennent me serrer la main.

C'est quasiment en silence qu'on prend la route. Quelques miles plus loin, mon oncle sedécide à parler:

C'est ben beau la grande ville, mais n'empêche, mon Émile que l’odeur du chevalen sueur, une campagne que je connais et le bruit des roues du boguet sur la pierreconcassée, ça me fait du bien en dedans.

Moi itou, Émile, icitte, j'me sens chez nous, ajoute Émérence.

Je n’ose pas poser de question tant je suis impressionné par le sentiment de paix que je lissur leur visage. Quand je me montre un peu curieux, mon oncle ne me répond pasclairement:

T’avais raison, mon gars, c’te voyage-là nous a fait réfléchir sans bon sens, benplus qu’on l’aurait cru.

Ça s’est pas passé exactement comme tu l’avais dit, poursuit ma tante, mais on atrouvé ce qu’on charchait.

Ben tant mieux pour vous autres.

Ces paroles suffisent à me satisfaire. Ils ont les traits tirés. Je n’insiste pas. Durant le restedu trajet, on parle de la température qu'il a fait et de mon projet d'aller m'installer àQuébec quand j'aurai terminé mes études.

***

En arrivant chez nous, ma tante Émérence embrasse ma mère qui s’affaire aux préparatifsdu souper puis elle vient rejoindre les hommes au salon. Mon père reçoit son frère avec

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un remontant digne des grandes occasions.

Sers-moi donc un verre, moi itou, dit ma tante. Ça va peut-être me changer lesidées, c’te boisson-là.

Ben çartain, ma belle-sœur, la darnière fois que t’as pris un p’tit coup, c’était à lafête des Rois, pis tu nous as ben fait rire, dit mon père.

Mes parrains se mettent enfin à raconter les péripéties de leur passage à Québec et àSainte-Anne-de-Beaupré. Sous l'effet libérateur de l’alcool, ma tante Émérence devientvolubile. Je sens que tout y passe. Elle parle de la rencontre avec le député, de la visite dela ville, des paroles du chef de cabinet, de l’auberge, de la rencontre d’un Américain dansle train pour Sainte-Anne, de la visite de la cathédrale et du sermon. Quand elle prend unepose, mon oncle Luc enchaîne avec la bizarrerie des accidents géologiques du Bas-du-Fleuve, sa crainte face au pont de Québec, l’émotion qu’il a ressentie en imaginant sonancêtre sur l’Île-d’Orléans et sa libératrice confession.

Comme ça, dit papa, le voyage a porté ses fruits?

Y’ a du monde qui m’ont fait comprendre ce que j’voulais pas comprendre, dit matante.

Pis moi, y’ a un prêtre qui m’a fait comprendre ce que j’voulais comprendre,renchérit mon oncle.

Mon oncle s’adresse à moi, tout sourire:

Si on avait pas suivi ton conseil, mon Émile, on serait jamais allés en pèlerinage.J’aurais pas été capable d’affronter le curé de Saint-Hubert. J’aurais attendu que lavie décide pour moi. Pis ça, c’est la pire affaire qui peut arriver à un homme.

Pis moi, mon garçon, dit ma tante, j’aurais pas eu la chance de parler avec deshommes savants pis capables de nous éclairer comme il faut. C’est pas la vie quiva décider pour nous autres.

Ma mère jette un œil à mon père qui fait des grands yeux. C'est rendu que vous parlez comme Émile pis ses amis du cours classique, qu'elle

dit.

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Je suis heureux de voir que le voyage les a libéré. Je n'en attendais pas tant: Pis c’est quoi que vous allez en faire de votre vie, astheure? Je demande, curieux.

Là-dessus, mon oncle Luc nous livre l'essence de ses réflexions:

Moi, mon gars, ça fait longtemps que j’veux m’en aller aux États. N’empêchequ’au Canada, j’trouve le pays beau, les habitants marveilleux, les villagesprospères, pis les églises ben à leu’ place au milieu de tout ça. Même si y’ a unmonde de différence entre le pays du bord du fleuve pis celui du canton Hocquart.C’est astheure que j’réalise combien ça va être dur de quitter tout ça.

Pis astheure, dit ma tante, on a pas les moyens de r'venir dans la plaine...

Ma tante semble avoir un malaise, elle quitte la table pour se réfugier dans la cuisine.Compatissante, ma mère la rejoint. Nous autres on tend l'oreille pour écouter:

Ça fait longtemps qu’on aurait dû partir du canton. C’est moi qui a convaincu Lucde rester là. Si on était partis, y’ a dix ans, nos enfants seraient instruits comme lesvôtres. On aurait une autre vie, pis on serait pas plus malheureux que les autres.Mais à mon âge, j’ai de la misère à croire que j’vas survivre dans une villeaméricaine. J’parle pas un maudit mot d’anglais pis j’connais parsonne aux États.J’me sens comme une vieille pantoufle trouée juste bonne à jeter aux ordures. Pislà, on y demande de se mettre à danser pis à courir dans les ronces pis leschardons. C’est comme ça que j’me sens. Pis ça me fait mal, tu comprends?

Dis pas d’affaires de même, Émérence, tu vas me faire pleurer, dit Marie-Louiseen la pressant contre elle.

J’le dis parce que c’est vrai. J’le dis parce que j’ai pas le choix d’aller traîner lavieille pantoufle dans un monde étranger, un monde qui attend rien de moi, unmonde où j’me sens comme une quêteuse. Si j’avais le choix, j’ferais n’importequoi icitte, mais j’ai pas le choix. On a pas le choix.

Fais ça, lui dit maman, pleure un bon coup, ça va te faire du bien.

***

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Ce matin, après une nuit qu'elle dit reposante, ma tante se sent mieux. Elle semble savoirqu'il lui faudra faire son deuil de ce qui aura été son monde, ses projets, ses ambitions etses rêves. Mais ce matin, elle accepte l’inévitable, la fin d’une époque de sa vie, la fuitevers un autre monde, la lutte pour la survie dans un pays moins rude, plus généreux pourses enfants.

Au moment où ils montent dans le boguet pour le retour chez eux, je m’approche:

J’suis bien content de vous avoir aidé, mon oncle. Si vous avez encore besoin demoi, faut pas vous gêner, ça va me faire plaisir.

J’dis pas non, c’est ben possible. Marci encore une fois.

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Chapitre 33

Rang Six, mai 1921

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Au moment de tourner devant la maison, j'entends les voix de Clara et Rose-Aimée quicrient aux petites:

Attendez-nous!

Vous êtes pas habillées pour aller dehors!

Les grandes filles se précipitent en bas du perron pour attraper leurs sœurs avant qu’ellesn’arrivent au chemin. On n’est pas encore débarqués de la voiture quand ellescommencent à se plaindre:

On s’est ennuyées.

Clara a’ pas été fine.

Faut pus partir, Maman.

Ça m'amuse un moment de les voir comme ça, puis je détèle le cheval. Clara ne poseaucune question. En me voyant, elle doit avoir compris pourquoi je suis autant de bonnehumeur. Elle fait un pas en arrière et cherche les yeux de sa mère pour y trouver un signed’encouragement. Sans rien dire, elle s'éloigne de nous.

Rose-Aimée dit qu'elle n’en peut plus d’attendre, qu'elle veut savoir. Je ne dis rien. Ellese tourne vers sa mère:

Pis, Maman, on y va-ti, aux États?

Émérence fait semblant de ne pas entendre. Marie-Anne répète la question de sa sœur.Émérence sourit et met les choses au clair:

Écoutez les enfants, vot’ père pis moi, on a pris une décision…

J’la connais vot’ décision, l’interrompt Clara, avant d'entrer dans la maison.

On a pris une décision, mais on attend que toute la famille seye réunie pour vous

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la dire.

Ah, Maman, les gars arrivent rien que demain soir.

Ben c’est ça, vous allez attendre jusque-là.

***

Louis revient de l’école à l’heure des grands, il court vers moi pour me poser la mêmequestion. Rose-Aimée répond à ma place:

Tu sauras rien, maudit tannant.

Je fais oui de la tête.

Pis vous autres, comment ça a été?

Durant une heure, tout en se chamaillant pour être les premiers à parler, les enfantsracontent ce qu’ils ont vécu durant les quatre derniers jours:

Louis, y’ a été ben fatigant, dit Clara.

Y’ est rien que bon pour faire enrager les p’tites, ajoute Rose-Aimée.

Ho là, c’est pas ma faute si les filles sont chialeuses!

Lydia n’arrive pas à placer un mot avant que les autres aient tout dit ce qu'elles avaientsur le cœur.

Faut pus jamais partir longtemps de même, Maman. Pis vous, Papa, si vousemmenez encore maman en voyage, j’veux y aller moi itou!

Moi itou, Maman, dit Marie-Anne.

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***

Le lendemain après-midi, Louis et ses deux petites sœurs s’installent à la fenêtre. Chacunveut être le premier à apercevoir les cinq garçons qui reviennent du chantier. Ils crienttous ensemble:

Y’ arrivent!

C’est moi qui les a vus la première.

Non c’est moi!

Ils arrivent plus tôt que d’habitude et s’empressent de dételer le cheval épuisé par lacourse et viennent s’asseoir à leur place autour de la table de la cuisine. Je vois que lecheval est en sueur:

C’est-ti que vous l’avez fait trotter comme un cheval de course?

Ben... on... on avait hâte de vous voir.

Ouais, dit Clara, c’est pour ça que vous l'avez quasiment fait mourir. Vous êtesrien qu’une gang d’énarvés.

Émérence et moi, on va vite au plus important. Je raconte les conseils donnés par le prêtreà Sainte-Anne-de-Beaupré; Émérence, elle, rapporte les paroles du député Pelletier et deMonsieur Lemire. Les enfants n'arrêtent pas de bouder. Notre aventure ne les intéressepas, ils veulent connaître le résultat. Je fais signe à Émérence de me laisser parler. Je lesregarde un moment, puis je dis:

On a décidé d’y aller, aux États.

Pis on est d’accord tous les deux là-dessus, ajoute Émérence.

Après un court silence, les plus vieux, sauf Napoléon, nous posent une tonne de

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questions. Marie-Anne sèche ses yeux de sa manche. Louis la prend par le bras pour laconsoler. Clara s'approche d'eux:

J'vous l'avais dit qu'on serait obligé de s'en aller au bout du monde.

Avant qu'on ait le temps de répondre à la moitié des questions, Napoléon s’approche à unpas de nous. Les autres se taisent. Il dit:

Pis c’est quand que vous voulez partir, vous autres, là?

Sa façon de poser la question me surprend. Il parle comme s'il ne faisait pas partie deceux qui vont partir.

On veut partir au début de l’automne, lui répond Émérence, en parlant trèslentement.

Elle le regarde, les yeux écarquillés, et ajoute:

As-tu décidé de rester icitte, coudonc?

Non, j’ai pas changé d’idée, mais...

Ses frères et sœurs ont l'air aussi surpris que nous autres:

Ben c’est que... c’est parce que j’serai pas tout seul à partir. Blanche pis moi, on adécidé de se marier. Pis ça va être au mois d’août.

Napoléon voulait surprendre toute sa famille en même temps. Il n'a pas manqué son coup.Rose-Aimée saute de joie:

On va aller aux noces avant de partir!

J’comprends pourquoi t’avais la tête dans les nuages, depuis quèq’ temps, ditAlfred en lui tapant l'épaule!

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Ça veut-ti dire que toi pis ta future vous allez partir en même temps que nousautres, je demande?

Jean-Baptiste lance à Napoléon un regard qui à l'air d'une flèche: Franchement, t’aurais pu attendre que papa pis maman aient fini de nous dire ce

qu’y’ ont à nous dire.

Émérence se penche à mon oreille:

Comme si j'avais pas assez de travail comme ça.

Un mariage, ça fait des dépenses qu'on avait pas prévues.

Pire encore, je ne pourrai plus compter sur ses gages, ni ici ni aux États-Unis. Je chercheles mots qu'il faut dire dans ce temps-là:

On la connaît pas ben ben, ta Blanche, mais a’ l’a l’air d’une bonne fille. Mesfélicitations mon gars.

Tu me prends par surprise mon snoreau, ben... j’te félicite, moi itou.

Le moment de surprise passé, on revient sur notre sujet. Comme ils s'attendaient tousqu'on décide de partir, chacun s’est déjà fait son idée:

Pourquoi au début de l’automne? C’est quoi qui presse? demande Adélard.

Y’ a deux bonnes raisons, mon garçon. Si on veut inscrire les enfants à l’école pisavoir du travail c’t’automne, y’ faut s’en occuper tout de suite.

- J’vois que vous avez réfléchi, dit Léon.

***

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Le dimanche suivant, avec deux voitures, toute la famille, on va à la messe à Saint-Hubert. Après la cérémonie, je passe au magasin général pour prendre le document laissélà par le gars du New Hampshire.

V’là le papier qu’y’ a laissé icitte. Y’ m’en reste pas plusieurs copies. Le gars desÉtats, y’ s’appelle Honoré Michaud. J’ai ben connu ses parents. C’est-ti pour tesgars?

Ça pourrait être pour la famille. On va lui écrire pour voir si y’ a encore de la job,là-bas.

Astheure que les soldats sont r'venus, p’t’être ben qu’y’ ont moins besoin demonde pour faire tourner leu’ manufactures. Arrange-toi pour avoir du travail là-bas avant de partir, me conseille le marchand.

Ben c’est justement pour ça que j’ai besoin de ce papier-là.

Bonne chance, mon ami.

Pendant que Napoléon s’en va retrouver sa fiancée, Adélard et les petits s'apprêtent àprendre le chemin du Rang Six. De mon côté, avec Émérence, Alfred, Léon et Clara onpart vers Saint-Modeste pour demander à Émile de nous aider à écrire aux États. Clararechigne:

Comme si on n’était pas capables d’écrire une lettre tout seuls.

Ben si tu veux pas venir, dit Émérence, t’as rien qu’à t’en aller à la maison avecAdélard.

Dès qu’ils sont en route, Émérence ouvre un gros sac de nourriture et nous la distribue:

Ça me fait drôle, elle dit. C’est la première fois de ma vie que j’mange dans unboguet.

On pourrait s’arrêter, y' m'semble.

On a pas le temps, Clara.

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***

Ernest, Marie-Louise et Émile nous accueillent avec empressement. Après quelquesminutes d’explication, Émile nous réunit autour d’une table. Marie-Louise distribue duthé et de la tarte à la rhubarbe. Ernest surveille ce qui se passe autour de son garçon avecun œil de fierté. Émile nous pose encore quelques questions puis s’installe pour rédiger lalettre:

Saint-Hubert, le 25 mai 1921Monsieur Honoré Michaud528 Main street, Nashua, NHUSA

Monsieur,

Je, soussigné Luc Ouellet, suis le père d’une famille habitant le canton Hocquart de Saint-Hubert-de-Rivière-du-Loup. Après avoir longuement réfléchi, nous avons décidé, mafemme, mes enfants et moi, de vous écrire pour savoir s’il est toujours possible d’allertenter notre chance aux États-Unis.

Dans les documents que vous avez laissés au magasin général, il est écrit que desindustriels de Nashua recherchent des hommes pour travailler dans des manufacturesdiverses. Nous voulons savoir s’il est encore possible d’obtenir des emplois dans votreville ou dans les environs.

Pour votre information, voici quelques renseignements sur moi et sur chacun desmembres de ma famille, sauf deux de mes enfants, qui ne partent pas avec nous.

Je suis né en 1869, cultivateur et bûcheron de métier, en bonne santé, marié à ÉmérenceMartin et père d’une famille de onze enfants. J’ai une certaine expérience de la vie auxÉtats-Unis, ayant vécu dans le Rhode Island, entre 1885 et 1892. Je travaillais pour laAmerican Textile Company.Napoléon, né le sept août 1896, grand et fort, sait lire, écrire et compter, aimeraittravailler le bois.Alfred, né le vingt-six février 1899, habile de ses mains, sait lire, écrire et compter,aimerait travailler avec de la machinerie.Léon, né le trente et un mai 1903, très sérieux, sait lire, écrire et compter, aimeraittravailler comme apprenti, pour apprendre un métier.Jean-Baptiste, né le six novembre1904, vaillant et fougueux, sait lire, écrire et compter, il

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est prêt à faire n’importe quel travail.Clara, née le vingt août 1907, a terminé son cours primaire. Elle pourrait travaillercomme aide-ménagère ou bien retourner aux études.

Mes autres enfants ont encore l’âge d’aller à l’école.

Rose-Aimée, née le trois janvier 1908, a terminé son cours primaire, elle aimeraitretourner à l’école le jour et elle pourrait travailler comme gardienne d’enfants lessamedis et les dimanches.Louis, né le vingt-quatre août 1910, a terminé sa cinquième année d’école primaire, il estun bon élève.Marie-Anne, née le quinze avril 1912, a terminé sa troisième année d’école primaire, elleest une très bonne élève.Lydia, née le quatre février 1915, est prête à commencer l’école.

Dans notre famille, tout le monde de la paroisse pourrait vous le confirmer, nous avonsune réputation de bons citoyens, responsables et travaillants.

Vous comprendrez que je ne sais pas comment cela se passe, quand on arrive dans unnouveau pays avec une famille, comment on fait pour inscrire nos enfants à l’école, pourtrouver un logement, etc. Nous comptons beaucoup sur vous pour nous aider, ou pournous dire à qui il faut s’adresser.

Nous sommes prêts à partir cet automne, dès que nous saurons si nous pouvons travailleret gagner assez d’argent pour vivre.

Si vous pouviez nous répondre assez rapidement, cela nous enlèverait bien desinquiétudes.

Merci à l’avance,

Luc Ouellet

Souriant, content du texte qu’il vient d’écrire, Émile nous demande si on est satisfaits durésultat.

T’écris déjà aussi ben qu’un notaire, mon neveu.

Je fais mon possible, mon oncle, vous m’avez dit tout ce qu’il fallait écrire, lereste c’est juste de la pratique.

T’es ben chanceux, dit Léon, nous autres, on n’a pas pu aller à l’école ben

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longtemps. C’est comme y’ disent dans le canton, t’as pas voulu aller à l’école,ben travaille astheure. Ben moi, j’aurais aimé ça faire mon cours classique,comme toi.

Peu après la signature de la lettre, Émile dépose l’enveloppe dans la boîte à malle qu’ilretourne pour qu’elle soit face au chemin.

Comme ça, le facteur va arrêter.

Notre premier geste officiel est fait, on est songeurs en revenant à la maison. Plus quejamais, on se demande ce qui nous attend aux États-Unis. Je ne sais pas ce qu’on va fairesi jamais la réponse n’est pas celle que je veux. Émérence et moi on essaie de prévoir lestâches que notre départ ajoutera aux travaux de la maison. On pense au mariage deNapoléon et on tente d’imaginer ce que seront les semaines d’attente et d’incertitude quis'en viennent.

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Chapitre 34

Rang Six, juin 1921

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Depuis trois semaines, on attend que le facteur laisse une enveloppe dans la boîte à malle.Elle arrive un jour de grosse pluie. Aussitôt, les enfants courent la prendre. C'est Alfredqui gagne la course. Les autres ont glissé et se sont salis avec la boue. Alfred ouvre laboîte et en sort une enveloppe rouge et bleu, les couleurs des États-Unis, avec le présidentLincoln sur le timbre.

Ça a pas pris assez de temps pour être une bonne nouvelle, dit Napoléon.

Monsieur Michaud nous répond. C’est toujours ben ça de gagné, dit Jean-Baptiste.

D'un pas rapide, Alfred revient vers Émérence et moi. On est restés sur le perron. Il meremet l’enveloppe. J'ai tellement peur que j'en ai les mains qui tremblent:

Y’ a pas grand-chose là-dedans, la lettre est ben mince.

Mes mains sont moites, quand je l'ouvre. J'en retire une feuille pliée en trois et je laremets à Émérence:

Lis-nous ça, ma femme.

En cinq secondes, toute la famille se retrouve dans la maison devant elle. Émérencedéplie la feuille et se racle la gorge deux fois. Rose-Aimée s'étire le cou pour essayer devoir ce qui est écrit avant tout le monde. Émérence ramène la lettre près d’elle et lit:

Nashua, le 10 juin 1921Monsieur Luc OuelletRang 6, Canton HocquartSaint-HubertQuébec, Canada

Monsieur,

Permettez-moi d’abord, au nom du gouvernement des États-Unis d’Amérique, de vousremercier pour l’intérêt que vous portez à notre pays.

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Dès que j’ai reçu votre lettre, l’agence gouvernementale pour laquelle je travaille acommencé à prendre contact avec diverses entreprises de Nashua et des environs dans lebut de répondre rapidement à votre demande. Nous faisons tout ce qui nous est possiblepour trouver rapidement des emplois intéressants, tant pour vous que pour les membresde votre famille.

Considérant le nombre de personnes concernées par votre demande, nous ne pourrons pasassurer un emploi à chacun de vous dès votre arrivée à Nashua. Je peux cependant vousassurer que dans un délai raisonnable, quelques semaines ou quelques mois, vous aureztous la possibilité de travailler et de recevoir un salaire en conséquence. Sachez que lessalaires de deux ou trois personnes vous assureront, temporairement, un revenu suffisantpour permettre à votre famille de vivre décemment. Pendant ce temps, nous aiderons lesautres à se trouver un emploi convenable.

Aussitôt que nous serons en mesure d’offrir du travail à deux ou trois d’entre vous, nousvous le ferons savoir. Vous devez compter entre quatre et six semaines.

Nous avons demandé à l’association des citoyens canadiens de Nashua de se mettre à larecherche d’un logement assez grand pour votre famille. Vous serez informés de votrenouvelle adresse dès que je serai en mesure de vous offrir les emplois dont je vous aiparlé ci-haut. Soyez assuré, Monsieur Ouellet, que vous serez accueillis par despersonnes qui connaissent vos besoins et qui feront le maximum pour vous aider.

Pour les enfants, vous devrez choisir entre l’école française catholique et l’école anglaiseprotestante. L’école française appartient à la paroisse, vous devrez payer une piastre etdemie par mois pour le premier enfant inscrit et une piastre pour chacun des autres. Jedois ajouter que les nouveaux élèves ne paient rien pour les trois premiers mois. L’écoleanglaise est publique et gratuite.

Espérant que ces renseignements suffiront à vous rassurer, je vous souhaite bonne chance.

Honoré MichaudAgent d’emploiGouvernement des USA

Émérence replie la lettre puis nous regarde chacun à notre tour. Pendant quelquessecondes, on reste figés comme des statues. Puis, j'entoure les épaules d’Émérence demon bras droit. Ensemble, on attend de voir les réactions des gars et des filles.

Wow! Ça s’annonce ben en sacrament, dit Napoléon, excité.

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Ben moi, j’cré que ça va marcher, ajoute Jean-Baptiste.

Moi, dis Alfred, j'dis pas c’que j’pense de ça avant d’en savoir plus.

Ça veut dire quoi tem-po-rai-re-ment, demande le p’tit Louis?

C’est ben beau, mais ça nous dit pas c’qu’on va faire là-bas, souligne Léon.

Adélard et Clara se regardent un instant, mais restent muets. Les petites gardent de grandsyeux fixés sur Émérence et moi.

Ben là, ma femme, ça a ben l’air que ça va marcher notre affaire, batèche debatèche!

Des semaines pis des mois, ça m’inquiète, moi.

Jusqu’au souper, assis autour de la table, les plus jasants discutent joyeusement, les autresrestent songeurs. Ceux-là qui veulent partir trouvent les réponses qu’ils attendaient; lesautres trouvent de quoi réfléchir.

Adélard se tient un peu en dehors du groupe. Son air triste et la couleur de son visage netrompent pas ceux qui le voient. Émérence s'approche de lui:

Viens avec moi, Adélard.

Qu’est-ce qu’y’ a, Maman?

Y’ a que t’es blanc comme un drap, pis que tu dis rien.

Émérence l’amène dans un coin. Je m'approche:

J’pense à Adèle, c’est la seule de la famille que j’vas voir de temps en temps.Vous autres....

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Il ne finit pas sa phrase, des larmes coulent sur ses joues. Il paraît dix ans plus vieux queson âge. Émérence le prend dans ses bras, l’étreint vivement. Adélard ouvre les sienscomme pour accepter l’étreinte. Il ne termine pas son geste. Ils pleurent tous les deux unmoment. Émérence se ressaisit:

Écoute-moi ben, Adélard, une mère est mieux préparée qu’un fils pour vivre desséparations. Donner aux autres ce qu’elle a mis au monde, c’est dans sa nature àelle.

C’est pas le temps de parler en paraboles, Maman.

Émérence lui parle de la douleur qu’elle a ressentie quand Adèle s’est mariée. Elle luiconfie qu’elle a décidé de s’endurcir pour ne pas souffrir toutes les fois qu’un de sesenfants va partir:

Si t’avais une couple d’années de plus, c’est peut-être ben toi qui serais en train deme dire que tu t’en vas.

Ben là, Maman, c’est mon père, ma mère, mes frères pis mes sœurs qui vont partiren même temps. Pis j’vas rester tout seul...

Pour une fois, Émérence manque de mot. Elle répète ce qu’elle a déjà dit souvent:

Tu peux encore changer d’idée, pis venir avec nous autres…

Non, Maman, la ville pis les États, ça me dit rien, j’aime mieux rester icitte,m’occuper de la terre pis des animaux. Faites ce que vous avez à faire, Maman.Inquiétez-vous pas pour moi, chus pus un enfant.

Je m'approche un peu plus d'eux autres:

Dans un an ou deux, si ça va ben là-bas, tu pourras venir nous trouver. Ben oui, Papa, j’pourrai faire ça. Pis si ça va pas ben aux États, j’serai icitte pour

vous attendre. C’est ben correct de même.

La conversation nous a soulagés. On retourne à la table où la discussion continue.

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Comme Adélard, Clara se tient loin des autres. Je la rejoins. Elle sait ce qu'Adélard adécidé:

J’pourrais-ti rester avec lui, Papa?

Je la prends par le bras et l'amène plus loin. Émérence nous regarde aller, mais ne bougepas. Je l'approuve d’un petit salut de la tête.

Vous m’comprenez pas, Papa. Vous pis maman, vous comprenez rien de c’quej’vis, moi.

Explique-toi, ma fille.

J’ai toujours eu de la misère à me faire des amis. Pis là, vous me demandez dem’en aller aux États, j’les verrai pus jamais. J’vas être toute seule comme unebelle dinde dans c’te maudit pays-là.

Je n’ai jamais parlé de ma vie aux États-Unis avec elle, elle sait juste que j'ai été parti là-bas quelques années:

Quand j’ai eu ton âge, Clara, j’pensais rien qu’à une chose, m’en aller aux États.Y’ faut dire que j’étais un peu en chicane avec mon père. Là-bas, j’ai eu plus devrais amis qu’icitte. J’y pense encore, des fois. Par icitte, les gens se mangent lalaine sur le dos. C’est comme ça quand on est pas riche pis qu’y’ en a des encoreplus pauvres que nous. Là-bas, les gens s’entraident, comme si y’ étaient tous unegrande famille. C’est plus humain que par icitte.

J’vous ai pas demandé de m’raconter vot’ vie, Papa. J’veux savoir si j’peux resteravec Adélard?

Je réfléchis. Ça aiderait Adélard, mais elle serait seule quasiment tout le temps. Et ça, cen’est pas une bonne chose. Et sans son salaire, on arriverait-ti pareil?

C’est pas possible, Clara. On a besoin de toi, là-bas. Pis Adélard, y’ a pas besoinde toi icitte.

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C’est ça, j’compte pas moi. Chus juste bonne pour aider les autres. C’est pasjuste!

Clara prend un manteau ciré et va marcher sous la pluie. Rose-Aimée quitte la table à sontour et rejoint sa sœur.

Dans la maison, au moment de partir à son tour, Alfred demande:

C’est quoi qu’on fait, astheure?

Je dis qu'on va réfléchir une couple de jours avant de répondre. Je suggère de retournerchez mon frère Ernest pour lui demander ce qu’il pense de la lettre de Monsieur Michaudet pour demander à Émile d’écrire la réponse.

On va y aller dimanche après la messe, dit Émérence.

La nuit venue, on entend des voix qui viennent des chambres des enfants. Plus tard, onles entend plus, mais des bruits de paillasses et de sommiers continuent jusqu’à minuit etmême après.

***

Le dimanche suivant, Émérence et moi on est accueillis par Ernest, Marie-Louise etÉmile. Un verre de bière à la main, je demande à mon neveu de faire une lecture à hautevoix de la réponse de l'Américain. Émile fait ça comme un vrai notaire.

Quand c’est toi qui la lis, on dirait que c’est monsieur Michaud lui-même quinous parle.

La lettre en dit plus long que quand c’est moi qui la lis.

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Ernest, Marie-Louise et Émile trouvent tous que c'est encourageant pour nous:

Il s’occupe bien de vous autres.

Les États ont encore besoin de bras pis de mains.

Les Canadiens de là-bas sont contents de vous voir venir.

Émérence demeure prudente: Y’ faut pas se réjouir trop vite.

Dans la réponse qu'Émile écrit, je dis que je suis prêt à partir dès qu’il sera en mesured’offrir des emplois à trois d’entre nous. Je dis aussi qu'on veut envoyer nos enfants àl’école française catholique. Émile propose d’ajouter une note pour dire notresatisfaction: "Nous avons bien hâte de connaître notre nouvelle adresse et nous avons bonespoir d’y être confortables." Émile veut ajouter les mots "et heureux." Émérence ne veutpas.

On sera pas dans la misère, mais avant de penser que ça va être le bonheur, j’veuxvoir de quoi y’ a l’air, c’te pays-là, moi.

Au moment où on s’apprête à repartir chez nous, Ernest prend un air réjoui et dit:

Attendez un p’tit peu, j’ai quèq’ chose pour vous autres.

Marie-Louise a l'air de connaître le secret de son mari. Elle se tourne vers Émérence ensouriant:

J’pense que Luc va être ben content.

Ernest revient avec la grosse malle bleue aux coins renforcés de métal blanc. Elleappartenait à Pépé La Houe:

J’te la donne mon frère, c’est exactement ce qu’y’ vous faut pour mettre vot' linge,pis les petites choses que vous apporterez là-bas.

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Je n’ai pas revu la malle de mon grand-père depuis des dizaines d'années. En la voyant, jepense à la plaisanterie de Ti-Jean, le quêteux, à qui on la prêtait pour mettre ses affaires:"Avec le contenu de mon baluchon, j’en ai pas assez pour couvrir le fond. Si j’continue àrapetisser, j’vas coucher dedans."

C’est pas possible. C’est moi qui vas hériter de c'te valise-là!

Ouvre là donc, Luc. Tout à coup qu’y’ aurait quèq’ chose dedans.

La béquille du quêteux est là, au fond de la malle, j'en ai les yeux pleins d'eau. Je merappelle combien on était effrayés quand, pour s’amuser, Ti-Jean abandonnait son vieuxbâton usé et se fiait à moi ou à maman pour garder son équilibre... Cet objet me rappelleaussi mon premier départ pour la Nouvelle-Angleterre:

C’est le plus beau cadeau que tu pouvais me faire, Ernest. A’ va me suivre partoutoù j’vais aller. A’ va être mon emblème du Canada.

Pépé La Houe disait: "J’ai tous mes secrets dans ma valise." Là, c'est moi qui vais lesgarder. Et la béquille du quêteux, je ne savais pas que mon frère avait réussi à la retrouverchez les Lemaître, les amis de Ti-Jean, quand il est allé à Montréal avec mon frère curé.

Une béquille de quêteux, ce n’est pas vraiment le plus beau des symboles, ditÉmile.

Non Émile, c’est pas comme tu penses, c’te valise-là, pis la béquille itou, y’ ontappartenu à des hommes de not’ famille, des hommes qui m’ont fait comprendrequ’on est pas toujours obligé de suivre le chemin tracé par nos ancêtres pour êtreheureux. Les deux vont me servir de porte-bonheur pour le reste de mes jours.

En larmes, j'étreins mon frère aîné.

***

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En revenant à la maison, encore bouleversé, je raconte à Émérence tous les souvenirs quej'ai gardés de mes deux héros. J'arrive même à me rappeler quelques un des contes dePépé La Houe. Mes souvenirs se mélangent dans ma tête. Entre les histoires familiales duvieil homme et les discours patriotiques de Ti-Jean, je ne parviens plus à tracer la ligne.

Pour un homme qui a décidé de quitter son pays, t’as l’air ben fier des deuxpatriotes de ta famille, Luc.

Eux autres, Émérence, y’ avaient un vrai pays en dessous de leu’s pieds. Y’enétaient pas maîtres, mais c’était un pays pareil. La terre du canton, c’est pas unpays, c’est un exil dans l’arrière-pays.

Quand je pense à mes grands disparus, mon père me revient lui aussi:

J’me rappellerai toujours combien j’ai pleuré quand y’ m'a demandé de choisirentre sa parole à lui et celle de mon grand-père. J’pense, Émérence, qie je lui aijamais pardonné.

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Chapitre 35

Rang Six, août 1921

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Mes fils et moi on avance l'un en arrière de l'autre tout en gardant une bonne distancepour ne pas se blesser. Même si on transpire à grosses gouttes, on continue à lancer nosfaux de droite à gauche à travers les tiges d'avoine mûre. À chaque pas qu'on fait, ondonne un coup de faux. À chaque coup de faux, une gerbe d'avoine se couche à nos pieds.En tombant, l'avoine fait un bruit qui ressemble à du vent dans les feuilles. L'air seremplit de l'odeur piquante de la poussière de paille, ce qui nous fait éternuer. Le champest maintenant couvert de belles rangées d’ourlets jaunes. Ça me fait penser aux vaguesde la mer du Rhodes Island quand un bateau venait de passer.

Depuis le matin, avec une tasse en métal, le petit Louis va chercher de l'eau à la source,derrière la vieille cabane à sucre et nous l'amène. On s'arrête juste pour boire et onrecommence. D'après le soleil, ii n'est pas loin de midi. Je dépose la tasse sur une grosseroche et je fais signe aux autres de s'en venir. C'est l'heure d'aller dîner.

Sur le chemin de la maison, on passe sous des arbres branchus, ça nous donne un peud'ombre fraîche. On a envie de s'arrêter, mais on continue. Comme tous les jours depuisquelques semaines, on pense tous à la même chose:

On va-ti avoir de la malle aujourd’hui?

J'ai beau avoir de la patience, avec le temps que ça prend, je commence à avoir peur de laréponse de l'Américain. Si on manque notre coup cet automne, ça va nous faire perdre unan. Je marche un peu plus vite.

À la sortie du sentier, j'aperçois Rose-Aimée qui nous fait de grands signes de ses deuxbras.

Y’ a du courrier, baptême.

Ça peut pas être autre chose que ça.

Rose-Aimée arrête de surveiller les petites Marie-Anne et Lydia, qui jouent à la marelle àl’ombre de la grange et court vers nous.

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Quand j'ai vu venir le facteur, j'ai été l'attendre à côté de la boite à malle. Y' m'adonné une enveloppe pis y' m'a dit: "A’ vient de loin, c’te lettre-là." J'l'ai donnée àmaman. A' l'a dit: "J’peux pas l'ouvrir sans vot' père pis vos frères."

En quelques secondes, toute la famille se retrouve sur le perron. Émérence me remetl'enveloppe. Je la regarde un peu. J'ai le cœur qui bat. Je l'ouvre et en sors la lettre. Je laremets à ma femme. Elle la déplie et lit:

Nashua, le 2 août 1921

Monsieur Luc OuelletCanton HocquartSaint-Hubert

Cher Monsieur Ouellet,

C’est avec plaisir que je m’empresse de vous transmettre le résultat des démarches quenous avons menées auprès de nombreuses entreprises de la région de Nashua. Nos appelsont été fructueux et nous croyons que le résultat est de nature à vous convenir, même si,comme je vous l’écrivais au mois de juin, nous ne pouvons pas garantir un emploi àchacun des intéressés.

Néanmoins:

Une importante fonderie, située à Nashua, est intéressée au service d’un hommeaux compétences variées, ayant un bon sens des responsabilités, pour travaillercomme employé de maintenance. Nous pensons que cet emploi s’adresse auprincipal destinataire de cette lettre.

Une entreprise de fabrication de meubles est désireuse de rencontrer vos filsNapoléon et Alfred, afin d’offrir à l’un ou à l’autre un emploi d’opérateur demachinerie.

Votre fille qui aura bientôt quinze ans pourrait travailler comme aide-ménagèrepour le compte d’une famille très en vue de notre ville. Les demandeurs désirentrencontrer la jeune fille avant de l’embaucher. On ne demande pas qu’elle parlel’anglais pour commencer, mais elle devra s’y mettre dès que possible.

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Un coiffeur situé au centre-ville est à la recherche d’un apprenti barbier coiffeur.Il est intéressé à rencontrer votre fils Léon.

Vos quatre enfants seront officiellement inscrits à l’école française dès que vousaurez confirmé votre arrivée.

L’Association canadienne-française de Nashua a réservé pour vous unappartement situé sur la rue Parkson, près de la voie ferrée. Le propriétairedemande une confirmation dans les plus brefs délais.

Nous avons assuré les employeurs de votre disponibilité dès le premier lundi du mois deseptembre. Vous recevrez le même salaire que les autres débutant dans ces entreprises.

Espérant que ces offres vous conviendront, nous réitérons notre volonté de trouver unemploi à chacun des membres de votre famille, dans les semaines ou, au plus tard, dansles mois qui suivront votre installation. Soyez assuré que nous ferons tout ce qui est ennotre possible pour vous aider dans ces démarches.

Auriez-vous l’obligeance, cher Monsieur Ouellet, de répondre à la présente dans les plusbrefs délais? Les employeurs nous ont demandé de confirmer votre acceptation au plustard dans deux semaines.

Au plaisir de vous rencontrer bientôt, je vous prie d’accepter l’expression de messalutations distinguées.

Honoré MichaudAgent d’emploiGouvernement des USA.

Après un lourd silence, tous les enfants se mettent à parler en même temps. Je demande laparole. Je dis qu'il faut écouter tout le monde un après l'autre:

Si on fait l’affaire, y’ vont peut-être ben nous engager tous les deux, on saitjamais, dit Alfred en se tournant vers Napoléon.

J’sais pas si j’vas être capable de travailler pour du monde de même, pisapprendre l’anglais en plus, dit Clara.

Moi, ça m’intéresse, dit Léon.

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Si les boss américains pensent, sans nous connaître, qu’on est capables de faire lajob, y’ a pas de raison pour qu’y’ changent d’idée en nous voyant la face, BonYeu, dit Jean-Baptiste.

Émérence et moi on écoute et on se jette des petits coups d’œil. On se comprend sans separler parce que Monsieur Michaud a fait tout ce qu'il avait dit qu'il ferait dans sa lettred'avant. Mes enfants se taisent les uns après les autres en se tournant vers nous. Adélard,lui, il est resté immobile et n'a rien dit. Je prends la main d’Émérence et me place à côtéd’elle. Je regarde un moment vers le sud, là où sont les États-Unis. Je sens que l'heure estgrave. J'ouvre les bras comme pour enlacer tous mes enfants à la fois:

On a ce qu’on a demandé.

On pourrait entendre une mouche voler. Tous les yeux sont rivés sur les miens. Je metourne vers Émérence:

Ça fait que… ça fait qu’on va répondre… qu'on va répondre... oui!

Ce oui, je l'ai sorti de mon corps avec autant de force que de soulagement. Je pense aujour où j'ai dit à ma famille que je partais pour les États-Unis, j'avais seize ans. La placeoù j'étais assis et les mots que j'ai prononcés sont restés gravés dans ma mémoire pour lereste de ma vie. Ça va être la même chose aujourd'hui. On va partir!

Adélard, lui, ne partira pas. Émérence et moi, on est nerveux. Ses cinq frères sont agitéset ses quatre sœurs ont l'air bouleversées. Je le prends par l'épaule comme pour leconsoler, mais je ne sais pas quoi lui dire. À l'avenir, lui, il va être ici tout seul et nousautres, on va être loin, mais ensemble. C'est lui qui trouve des mots:

Si j'm'e r'tenais pas Papa, j'attèlerais le cheval pis j'le ferais galoper jusqu’aufronteau de la terre.

Pour le sortir de sa torpeur, Émérence lui répète qu’il pourra les rejoindre dès leprintemps. Il hausse les épaules.

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Si jamais t’es mal pris, si tu t’ennuies trop, y’ a Adèle pis y’a tes cousins itou.

Adèle reste loin. Pis mes cousins, j’les connais quasiment pas.

Ben justement, dit Émérence, on a besoin de voir Émile. C’est toi qui vas y alleravec ton père.

Dès qu’on quitte Adélard, Napoléon s’approche de nous:

J’me marie dans huit jours, moi.

Émérence et moi, on a presque oublié ce mariage qui occupe pourtant quasiment tout sontemps à elle depuis un mois.

On dirait ben que ton voyage de noces va être plus long que prévu, monNapoléon.

Voyons, Maman, c’est pas le temps de rire. Faut que j’dise ça à Blanche, moi. Lasemaine passée, a’ m’a avoué qu’a’ l’aimerait mieux rester par icitte. J’medemande comment a’ va prendre la nouvelle.

Ben si tu veux pu partir astheure, y’ faut le dire tout suite! Ça fait un mois quej’couds pour habiller mon monde pour ton mariage. C’est pas ma faute si toutarrive en même temps. Si y' faut que tu choisisses entre elle et ta famille, tâche defaire ça avant dimanche, parce qu'après la grande messe, on répond au gars desÉtats.

Napoléon a l'air secoué. Il recule d'un pas puis bombe le torse:

Qui prend mari prend pays, y’ disent. Ben le pays, ça va être les États. Ça finit là.

***

Dans le petit boguet du dimanche, en partant pour Saint-Modeste, Adélard et moi on ne

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se parle pas. Lui est calme et fait trottiner le cheval. Moi, je n’arrête pas de bouger surmon siège et mes pieds ne tiennent pas en place. Après un mille ou deux, je commence àfaire le fanfaron, je dis n’importe quoi. Adélard m’observe du coin de l’œil, il me connaît,ça le fait sourire:

C’est quoi qui vous tracasse, là? Y’ vous manque-ti d’argent pour payer le voyagepis vous installer là-bas?

Oui pis non. J’pense à toi qui vas rester par icitte. Tu dis jamais rien là-dessus, pisça m’inquiète.

J'ai besoin d’être rassuré à son sujet, je veux partir sans traîner des inquiétudes qui megâcheraient la vie.

Vous m’connaissez, Papa, tout le monde le dit que j’aime mieux jongler avec mesidées plutôt que d’parler. Chus fait de même pis chus pas plus malheureux qu’unautre. Faut pas vous inquiéter pour ça. J’aime la terre, le bois, pis les animaux. Unjongleux, j’sais pas ce que ça ferait aux États. Par icitte, ça dérange pas parsonne.

Après un silence, Adélard ajoute:

Pour faire vivre une grosse famille, vot’ terre est trop p’tite, pis pas assez bonne.Mais, pour moi tout seul, a’ va suffire en masse.

Adélard m'apprend qu'Arthur Morin de Saint-Cyprien lui a offert de travailler pour lui etde le nourrir ces jours-là.

Y’ paye pas gros, mais y’ paye. Pis c’est la femme d’Arthur qui va laver monlinge. Avec ça, Papa, j’vas ben m’arranger.

Je me revois, vingt ans plus tôt, sur mes lots à bois. La différence, c’est qu'il n'y a plus debois à bûcher. Ça n’inquiète pas Adélard:

C'est vrai, mais y’ a un peu de terre à cultiver, pis y’ a les bâtisses pis les animaux.

Tant que t’es tout seul, ça va, mais y’ est pas dit que tu vas rester célibataire toute

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ta vie.

Le bois, y’ va r’pousser. Avec l’argent que j’vas gagner, j’vas m’agrandir. Y’ a dela belle épinette sur le lot qui fait face à ceux qu'on a déjà. J’compte ben l’acheterdans quèq’ z’années.

J’vois que tu jongles pas pour rien, Adélard. T’as les idées claires en batèche. Tum’enlèves ben des inquiétudes en parlant de même. Pis à part de ça, t’auras pas demisère à te trouver une femme, t’es déjà établi...

Adélard sourit. Lui qui est trop sérieux pour son âge, il aime ça quand je dis des affairespour le faire rire.

Pis de l’argent, en avez-vous assez?

J’vas voir comment ça coûte pour prendre le train. J’ai mis un peu d’argent decôté pour les meubles, la nourriture pis le loyer là-bas.

Je me rappelle que dans le Rhode Island, à l'Armée du salut, les nouveaux arrivantspouvaient trouver tout ce dont ils avaient besoin pour quasiment rien. Ça doit être lamême chose à Nashua. À part de ça, on va être plusieurs à travailler et Émérence saitfaire à manger et s'occuper des vêtements à bon prix.

Faut pas vous faire d’illusion, Papa, ça va vous coûter cher, ben plus que vouspensez. Moi icitte, j’ai plus d’animaux qu’y’ m’en faut. Si vous me laissez unevache, un cheval, les poules pis une truie, vous pouvez vendre la grosse truie, lesautres vaches, la taure, le bœuf, pis la dizaine de moutons.

T’es ben généreux, mon Adélard, j’oublierai jamais ça. J’vas garder c’t’argent-làaussi longtemps que j’vas être capable.

Vous avez travaillé ben fort sur c’te terre-là, Papa. C’est à vous c’qui a dessus.Prenez tout ce qu’y’ vous faut. Pis si jamais vous revenez par icitte, la terre vavous attendre.

***

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À Saint-Modeste, ils ne sont pas surpris de nous voir arriver. Sans cérémonie, Émile faitla lecture de la lettre. Ernest et Marie-Louise disent ce qu'ils en pensent:

Ça vaut une bonne bière, ça, mon p’tit frère!

Pas trop vite, dit Émile. Si vous n’avez pas les billets de train, j’ne peux pasrédiger la réponse précise et complète qu’il vous demande.

Émile offre de nous accompagner, Adélard et moi, à Rivière-du-Loup. Ernest suggère deprendre un de ses chevaux pour laisser le mien se reposer. Il s’empresse d’atteler son plusrapide:

- Il faut se dépêcher pour être là avant la fermeture des guichets, dit Émile.

- As-tu pensé à t’apporter de l’argent? demande Ernest.

- J’sais pas trop combien ça coûte, j’ai pris tout ce que j’avais à la maison, çadevrait être en masse.

J'observe Ernest, il glisse quelque chose dans la poche d’Émile. Je ne dis rien.

***

Au guichet de la gare. Émile et Adélard restent à côté de moi. Les billets coûtent pluscher que je pensais. Je vide mes poches. Il m'en manque. Faudrait pas que ce soit commeça jusqu'aux États. Émile me passe dix dollars. Je paye et lui remets la différence:

J'te r'mettrai ça quand on se r'verra.

Au retour chez lui, Émile s'empresse de rédiger ma lettre. Je lui demande de ne pasoublier un détail important. Il écrit:

"Veuillez noter, Monsieur Michaud, que mon fils Napoléon sera marié en arrivant là-bas.Sa femme, Blanche Marquis, une solide personne de vingt-deux ans sera elle aussi à larecherche d’un emploi."

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La lettre se termine par une demande:

"Pour éviter toute mésentente, je vous prie, Monsieur Michaud, de bien vouloir accuserréception de la présente."

Émile adresse l’enveloppe et la remet à Luc:

À vous, mon oncle, de la mettre dans la boîte.

Je pose ce petit geste en me disant qu'il en dit long sur l'histoire de ma vie.

Astheure, mon oncle, vous pouvez vous préparer à partir en toute quiétude.

On se tourne vers Adélard, demeuré silencieux:

Si t’as besoin de quèq’ chose, Adélard, dit Ernest, on sera toujours là pour toi.

Marci à plein, mon oncle, marci ben.

Le mariage de Napoléon dans six jours, la vente d'une partie des animaux avant de partir,le départ pour Nashua dans trois semaines, les petites choses qu'il faut pas oublier defaire, on se prépare à vivre des jours bien mouvementés.

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Chapitre 36

Rang Six, été 1921

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On part pour Nashua dans dix-neuf jours. Napoléon s'est marié samedi. Je peux enfin meconcentrer sur les préparatifs du départ. Je n’arrive pourtant pas à me faire une idée de cequi reste à faire. Des fois je me dis que je n'ai plus envie de partir. Tout est pourtantdécidé et je suis toujours convaincu que c'est la meilleure chose à faire. Mais on diraitqu'y a quelque chose en moi qui doute de tout. Quand j'essaie de me voir dans un autrepays, des fois j'ai mal à la tête et dans la poitrine en même temps. C'est bien la premièrefois que ça m'arrive. Depuis que je suis petite, quand je prends une décision, je ne revienspas dessus et si des doutes me viennent, je les chasse de ma tête. Mais là, ça ne marchepas. J'ai beau me dire qu'il n'y a pas de raison d'avoir peur, mon mal de poitrine reste là.Et Napoléon qui nous amène sa Blanche que je ne connais quasiment pas… Elle va êtrela première étrangère à venir vivre dans ma maison. Peut-être bien que ça ne m’aide pas àorganiser mes idées et à faire partir ce qui me serre le dedans.

Le ciel est noir comme du charbon, le vent souffle de l'air humide et on entend le tonnerrequi approche. Je m'inquiète pour les nouveaux mariés qui doivent être en chemin depuisle matin. Je prépare le souper tout en gardant un œil à la fenêtre. Enfin, je les aperçois surla côte à Joseph Beaulieu.

Sitôt qu'ils s'arrêtent devant la maison, la pluie commence à tomber, Blanche saute duboguet et court vers le perron. Je lui ouvre la porte. Pendant que Napoléon s'occupe ducheval, elle reste là à l'attendre. Un éclair suivi d'un énorme coup de tonnerre fait vibrerles vitres. Il pleut maintenant à boire debout. On ne voit pas Napoléon. Une minute plustard, il monte les quatre marches en se tenant à la rampe, puis entre en trombe. Il essuieses souliers sur le tapis tressé avant de monter se changer. Blanche monte derrière lui. Enriant, je les avertis:

Tardez pas vous autres, là, mon souper est prêt.

On va faire ça vite, Maman.

Dix minutes plus tard, ils sont là. Je mets le chaudron du bouilli au milieu de la table etc'est Napoléon qui fait le service en commençant par sa femme. Tous les yeux sonttournés vers elle. Luc se lève et lui souhaite la bienvenue dans notre foyer.

Marci Monsieur Ouellet, elle dit, gênée.

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Elle baisse les yeux dans son assiette et mange sans s'arrêter. Dans la grande cuisine, onentend le bruit des ustensiles, rien d'autre. Pour une fois, Napoléon n'a pas l'air de savoirquoi dire. Il se décide enfin:

Blanche est une fille de cultivateur, ce qu'on savait tous. A' va être capable devous aider en masse.

Pourvu que Poléon ait raison. Je n’ai pas envie d'en servir une de plus. Dès que leshommes commencent à déposer leur tasse de thé et à se lever pour aller s'installer sur leperron, Blanche se propose pour laver la vaisselle. Clara lui donne tout ce qu'il faut et dit:

On va faire ça ensemble. Rose-Aimée va la ramasser pis moi j’ vas l'essuyer.

L'orage s'est arrêté aussi vite qu'il avait commencé.

***

Tôt ce matin, les hommes s'en vont aux champs. Blanche embrasse Napoléon qui est ledernier à partir. Je détourne les yeux. Blanche me demande ce qu'elle peut faire. Un tas delaine fraîchement cardée m'attend depuis des semaines. Quand Napoléon nous a apprisson mariage, on devait filer tout ça, mes filles et moi et tricoter du linge. Adélard, si je nepense pas à lui avant de partir, il va geler l’hiver prochain. Les autres aussi ont besoin devêtements chauds. Les pauvres, ils vont dire adieu à la maison qui les a vus naître, auxchamps où ils ont joué, à l'école, aux voisins et à tout ce qui a été leur vie. Y paraît qu'ilfait moins froid là-bas, mais s’il leur manque de linge à leur taille, ça ne les aidera pas. Jedemande à Blanche si elle sait filer:

J'ai déjà asseyé, mais chus pas ben bonne.

Je lui montre la laine. Elle fait un pas en arrière. Je pose ma main sur son bras:

Clara pis moi, on va filer chacun not' tour avec toi. Comme ça, on se fatiguera pastrop pis on va en finir dans une dizaine de jours.

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Hésitante, Blanche s'installe au rouet. Je l'observe. Ses gestes sont gauches et lents. Jevois qu'elle ne sait pas tenir son écheveau de laine. Dès que le rouet se met à tourner, lefil casse. Ses joues rougissent et elle me demande si elle peut faire autre chose:

J'vas m'occuper des petites pis après on verra.

La tête basse, Blanche se tourne vers le chemin qui mène aux champs où sont partis leshommes:

Chez nous, on était huit filles pis deux garçons, y' fallait que j'aide mon père. Ças'adonne que j'aimais mieux travailler sur la terre pis avec les animaux que dans lamaison.

J'ai envie de lui dire qu'ici, les hommes n’ont pas besoin d'elle. C'est vrai, par exemple,que c'est une grande fille bien bâtie et qu'elle a l'air forte comme un homme.

Ce matin, j'ai demandé à Jean-Baptiste de rester avec moi pour baratter le beurre. Il estparti avec les autres en disant qu'il ferait ça plus tard avec Adélard. Plus tard, ça sera troptard. Le bidon de crème est plein et je n’ai pas envie de perdre une goutte de ce qu'on a demeilleur à manger. Je demande à Clara si elle peut commencer:

C'est ben trop dure Maman, j'vas me faire mourir.

Blanche fait un pas décidé vers moi:

J'ai un bon bras, Madame Ouellet, à deux on va en faire la moitié avant le dîner.

Fait ça, je dis, soulagée.

Après midi, je vais demander à Napoléon de les aider. Lui, avec ses six pieds et sesépaules de bœuf, il va passer à travers le reste en deux heures. Je me promets d'en laissercinq ou six livres à Adélard et d'amener le reste aux États. En ville, le lait et le beurre

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doivent coûter ben cher.

Au fur et à mesure que les légumes mûrissent, Clara et Rose-Aimée les ramassent et jeles mets en conserve. J'en ai besoin pour les États et pour Adélard. C'est un travail longqui demande beaucoup d'attention. Heureusement qu'ils ont inventé les pots Mason. Claram'aide tous les jours. Pendant ce temps, Blanche dit qu'elle peut ramasser les fruits deschamps avec les petites en plus de s'occuper de traire les vaches. On ne se parle pasbeaucoup, mais l'ouvrage se fait et tout le monde a sa place.

***

Après une semaine, Blanche nous aide à sa façon. Mais elle ne dit quasiment rien et je lasens triste. Ce n’est pas normal pour une jeune mariée. Quand j'entre dans l'étable pouraller chercher des œufs, Blanche fait la traite. Elle a la tête appuyée sur le flanc d'unevache et tire les pis. J'entends le lait gicler dans la chaudière. Je m'approche pour lui direcombien j'apprécie son aide. Les épaules de Blanche sautent. Je devine qu’elle pleure ensilence. Je me gratte la gorge pour l'avertir de ma présence. Elle sursaute:

Excusez-moi, Madame Ouellet, j'savais pas que vous étiez-là.

Pauvre fille, c'est quoi qui va pas?

Elle arrête de pleurer, sèche ses larmes avec sa manche et tire avec rage les pis de lavache. La bête se tourne pour la regarder et fait un léger meuglement.

Arrête ça pis viens me dire ce qui va pas.

J'vas… J'vas finir de tirer c'te vache-là pis j'vas aller vous trouver dans le jardin.

J'vas envoyer Rose-Aimée tirer les dernières vaches.

Elle s'est calmée. Rose-Aimée me demande ce qui se passe:

J't'expliquerai ça plus tard. Faut que j'parle avec Blanche.

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Le pas lent et les yeux rouges, elle s'approche de moi.

Excusez-moi, Madame Ouellet.

T'as pas besoin de t'excuser, Blanche. Si t'as de quoi sur le coeur, y' faut le dire.

Elle éclate en sanglots. Je la tire dans mes bras:

Pleure un peu, ça va te faire du bien.

Après une minute, elle sort un mouchoir de sa poche, s'essuie les yeux et se mouchebruyamment.

Vous êtes ben fine, Madame Ouellet.

Elle jette un œil autour d'elle. Il n'y a personne en vue. Pour la première fois, ses yeux sefixent dans les miens.

Ça fait ben des changements dans ma vie, vous savez. Me marier, quitter la farmeet ma famille que je r'verrai p't'être pu jamais, venir m'installer avec vous autresque je connais pas pis partir pour les États. Pis à part de ça, j'sais pas quoi fairedans une maison pis ici, les hommes, y' ont pas besoin de moi.

J'te comprends ma belle-fille. C'est vrai que ça fait ben des changements en mêmetemps. Toute not' famille est bousculée par le départ pour les États. Ça m'fait d'lapeine de pas pouvoir m'occuper de toi comme j'aimerais.

Blanche prend une grande respiration et dit:

J'ai vu des arbres se faire déraciner par le vent. Une fois à terre, jamais y' serelève. Chus pas un arbre, mais c'est comme si j'avais pu de racine comme sij'étais une feuille morte que le vent pousse là où il veut. C'est effrayant de penserde même.

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Déraciner, c'est bien ce que j'ai ressenti moi aussi quand je me suis mariée. Passer d'uneparoisse à une autre, ce n’est pas pareil comme passer d'un pays à un autre et d'une terre àune ville, mais ça fait mal pareil:

Laisse-moi te dire une chose, Blanche: moi, j'ai tout quitté une fois pis j'ai fini parme faire de nouvelles racines. Ça me donne la force de tout r'commencer pisd'assayer d'être heureuse ailleurs. Fais moi confiance, tu vas être capable toi itou.

Blanche ne semble pas rassurée. Il faut que je lui fasse comprendre:

Des humains, Blanche, ça peut se faire des racines ailleurs que chez eux. ÀRivière-du-Loup, j'ai vu des hommes à la peau noire, des étrangers venus del'autre bout du monde. J'vas te dire ce qu'y m'a surpris le plus, ces hommes-làavaient pas l'air pardus pantoute, au contraire, y' souriaient quasiment tout letemps.

Marci de m'encourager, Madame Ouellet.

T'es une jeune mariée, Blanche, tu vas avoir des enfants dans un pays où c'estqu'y' a d'l'avenir pour les jeunes. C'est à ça que tu dois penser, astheure.

***

Depuis que Blanche et moi on s'est parlé, j'ai moins mal dans la poitrine. La laine est filéeet ce qui reste à tricoter peut bien attendre qu'on soit rendu aux États. Avec l'aide de Claraet de Blanche, je fais des journées de mises en conserve des légumes, des framboises etdes bleuets. Dès sept heures du matin, on est à l’ouvrage et on s’arrête pour le souper decinq heures. J'ai compris une chose, tant qu'on travaille comme des forcenés, on n’a pasle temps de penser à nos inquiétudes. Encore une semaine et on sera partis.

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Chapitre 37

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Rien n’a changé, mais on dirait qu'il n’y a plus rien comme avant. Dans quelques jours,on va quitter le monde dans lequel on est depuis toujours, la terre, la forêt, les animaux,les paysages, les gens qu'on a aimés et les autres... C'est drôle à dire, mais les gars et moi,on réalise plus que jamais combien on aime les choses de la ferme:

Un cheval, c’est beau pis c’est fort en torrieu, dit Alfred.

J’ai le goût de flatter les vaches, de leu’ dire que c’est bon du lait, ajoute Léon.

Hier, quand j’ai traversé le champ, l’odeur du trèfle m’a donné un coup au cœur,raconte Jean-Baptiste.

Mes gars mettent plus d'ardeur que jamais à faucher l’avoine et l’engranger, à transporterle bois de chauffage et le corder.

Y’ faut aider Adélard, ils disent.

On va faire mourir les chevaux, si on continue à c’te vitesse-là.

Ça, c’est ben mon gars, y’ pense aux chevaux avant de penser à lui.

Adélard me fait signe de le suivre. Rendu au champ de patates, il se penche, gratte la terreavec sa main et en sort une qu’il me montre:

J’ai pensé qu’on pourrait faire une corvée pour les ramasser pis les vendre avantvot’ départ.

J'examine rapidement le légume:

Y’ ont encore la pelure un peu varte. Y’ leu’ manque un mois. Si on les ramasseastheure, y’ seront pas aussi bonnes, pis on pourra pas les vendre.

C’est ben correct, dit Adélard, je vais attendre qu’elles soient mûres. Je vas lesramasser pis les vendre avant l’hiver. Un beau chèque avant les fêtes, ça vousnuira pas, hein?

Tu changeras jamais, toi.

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J'ai les yeux pleins d'eau. Je serre la main de mon fils à deux mains. C'est la première foisque je fais ça de même. Adélard sourit, me prend par le bras et m'entraîne doucement versla maison.

Le temps passe et je n'arrête pas de me poser les mêmes questions. Qu’est-ce qu’onapporte? La malle est-elle assez grande? Comment on va installer les enfants dans lecamion? À quelle heure il faut partir pour ne pas manquer le train? Qui c’est qu’il fautrencontrer avant de partir?

Les choses se précipitent: le surplus de bêtes est vendu à des voisins, notre famille estinvitée à prendre un repas chez eux, Émérence et moi, on règle les comptes avec lesmarchands du village et je me prépare à aller me confesser à Monsieur le Curé Roy.

Depuis le printemps, je m'arrange pour ne pas le rencontrer, mais je n’ai pas oublié larecommandation du prêtre de Saint-Anne-de-Beaupré d’aller me confesser pour leremercier. Huit jours avant le grand départ, j'entre dans le confessionnal. Je pense à ceque je vais dire et je suis un peu nerveux:

J’sais, mon père, que la confession est faite pour demander pardon pour nospéchés. Vous m’excuserez si j’triche un peu. C’est que j’veux vous r’marcier dem’avoir suggéré d’aller faire un pèlerinage.

Le prêtre a l'air surpris. Il se retourne un peu plus pour mieux me voir. Je baisse les yeuxet je dis:

Le religieux qui m'a confessé m'a fait réfléchir à plein.

Il fait des oui de la tête en ouvrant de grands yeux. Je le voix même si je le regarde decôté. Je pense qu'il comprend que l'idée de le remercier vient d'un religieux plusimportant que lui. Il ne me demande rien:

- Vous êtes pardonné, mon fils. Allez en paix.

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Dans son sermon du dernier dimanche avant notre départ le curé Roy dit:

Je voudrais souligner, aujourd’hui, le départ vers les États-Unis d’une des famillesles plus respectables de la paroisse: la famille de notre frère Luc Ouellet. C’estavec regret que nous voyons partir tant des nôtres vers d’autres contrées. Maisc’est avec toute la compréhension et la compassion que nous dicte la saintereligion que nous leur souhaitons bonne chance. Seulement deux des enfants de lafamille de notre frère demeureront parmi nous. Notre sœur Adèle, déjà mariée, etle jeune Adélard. Ce dernier a choisi de rester sur la terre de son père, afin deperpétuer l’œuvre divine du défrichage de la terre nourricière de chez nous. Àtous, nous souhaitons la meilleure des chances.

Sur le parvis de l’église, de nombreux paroissiens font la file pour nous saluer unedernière fois. Plusieurs demandent dans quelle ville on va. Quelques-uns ajoutent qu’ilsviendront nous rejoindre avant longtemps. Au moment où on s’apprête à quitter les lieux,le curé Roy vient nous serrer la main. Ému, je me tais. Émérence le remercie elle aussi.Après un silence, elle ajoute:

Adélard va vous donner de nos nouvelles.

***

À six heures du matin, un camion équipé d’une plate-forme recouverte d’une toiles’avance devant la maison. Cinq minutes plus tard, la malle est rendue à sa place dans lecamion.

On va t’écrire aussitôt qu’on sera installés, Adélard.

Inquiétez-vous pas pour nous autres, dit Adèle, venue la veille pour passer ladernière soirée avec nous.

Faudra pas que t’oublies de remplir le poêle avant de sortir de la maison le matin,Adélard, dit Émérence.

Prends ben soin de toi, mon garçon.

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Napoléon aide Blanche à monter dans la boîte du camion. Les hommes sautent sur laplate-forme et donnent la main aux filles pour les aider à monter. Adélard prend les pluspetites dans ses bras et les étreint avant de les déposer près des autres. Il s'attarde un peu àLydia et lui dit de ne pas oublier comment on fait des nœuds de marin. Le cœur serré, onregarde la maison, les bâtisses et le paysage. Émérence et moi on s’installe dans la cabinedu camion.

Le chauffeur ne veut pas prolonger les adieux, il dit:

Si on part pas tout suite, vous allez manquer le train.

Napoléon veut avoir le dernier mot:

Y’ te manque rien qu’une belle femme, mon Adélard!

Il serre Blanche dans ses bras et adresse un large sourire à son frère. Adélard reste là,comme une statue de plâtre à côté d'Adèle. Au moment où le camion prend la route, je meretourne vers la boîte derrière le siège. Les petites, à peine plus grandes que le rabat de laplate-forme, regardent Adèle et Adélard s’éloigner. Derrière eux, leurs frères et sœursenvoient la main en criant:

On va venir vous voir. On va r’venir.

Dès qu'ils les perdent de vue, les plus jeunes se retournent vers nous en se frottant lesyeux. Ils pleurent tous.

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Deuxième partie

Une noirceur sans frontière

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Chapitre 38

Nashua, septembre 1921

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Le contrôleur du train passe dans l'allée et répète toujours la même chose. On necomprend pas l'anglais, mais on devine, à voir les gens ramasser leurs affaires, qu'onapproche de la gare de Nashua. Nous autres, les adultes, on se tourne aussitôt vers lesfenêtres. Les enfants continuent à dormir comme des bûches. Durant des heures, on a vudes collines vertes, des rivières et des beaux paysages de campagne. Maintenant, on voitdes usines en briques rouges, des cheminées qui crachent de la fumée noire dans le ciel etdes voies ferrées qui tournent dans toutes les directions

La main sur leur bagage, des passagers se lèvent. Émérence fait un saut en entendant lebruit fort et soudain du sifflet. Je ne peux pas imaginer ce que sera ma vie dans ce monde-là. Ces grosses bâtisses toutes pareilles et collées une sur l'autre, ça cache le ciel. ÀWoonsocket, ce n’était pas laid comme ça. Le train ralentit, avance sous un toit très largeet s’arrête. Avant de sortir, les plus jeunes demandent pourquoi on les réveille d'unsommeil trop court.

Émérence et moi on recommence à se poser les mêmes satanées questions:

Comment c’est qu’on va se rendre à notre logement?

On a même pas l’adresse de c’te place-là. A' l'existe-ti au moins?

On va-ti avoir de la place pour coucher tout le monde?

On sait même pas si y’ a des meubles là-dedans, maudite affaire.

Dès qu’on met les pieds sur le quai de la gare, on commence à trouver des réponses à nosquestions. Un homme dans la cinquantaine et une femme plus jeune tiennent avec leursmains un carton sur lequel il est écrit: FAMILLE OUELLET BIENVENUE

C’est nous autres ça, Papa, dit Clara.

Une famille de douze qui ont l'air perdues, ça ne se voit pas tous les jours. Les deuxpersonnes viennent vers nous.

Si j’me trompe pas, vous êtes Monsieur et Madame Luc Ouellet?

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C’est ben ça.

Nous autres on est des membres de l’Association canado-américaine pis on voussouhaite bienvenue dans vot' nouveau pays.

La femme regarde son carnet de notes et nomme chacun de nous, sans oublier Blanchequ’elle appelle Madame Napoléon:

Y’ en a-ti ben douze?

Y’ a la douzaine, je dis.

Un préposé aux bagages qui a la peau noire comme le poêle demande l’aide d’Alfredpour décharger la lourde malle.

La valise est pesante à plein. Faites attention de pas arracher les poignées.

Les bénévoles se présentent:

Moi, c’est Rosaire Lavoie pis elle, c’est Noëlla Labelle, pis a porte ben son nomqu'il dit en lui faisant un sourire charmeur.

Je la regarde un peu et je trouve qu'il a raison de dire ça. Elle n’en fait pas de cas. Fautcroire qu'elle est habituée à se faire dire qu'elle est belle.

Mettez la malle sur un chariot, pis suivez-nous jusque dans la grande salle. Y’ amoins de bruit là-bas. Ça va être plus facile de se comprendre.

Madame Labelle, une petite brune un peu ronde avec les cheveux coupés juste en bas desoreilles, nous explique ce qu'ils ont fait pour nous autres. Elle parle lentement et tout estclair. Elle a l'air d'être bien accoutumée à faire ça.

On vous a trouvé un logement dans le French Village. C’est pas ben riche pis pasplus grand qu’y’ faut, mais pour commencer, ça devrait aller.

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Monsieur Lavoie se tourne vers Blanche et Napoléon qui se tiennent toujours par la main,et précise:

Quand on a su que vous étiez mariés, le logement était déjà résarvé. Y’ était troptard pour en trouver un plus grand.

L’Union Saint-Jean-Baptiste de Nashua vous a trouvé des meubles usagés, un peude lingerie et de la vaisselle, ajoute Madame Labelle.

Avec un sourire de fierté, Madame Labelle ajoute:

La ville de Nashua est ben généreuse, a’ l’a payé pour vous acheter un gros panierde provisions. Ça vous fait de quoi vivre quèq' jours.

Astheure, dit Monsieur Lavoie, vous allez charger la valise dans mon truck. Onvous amène dans vot' chez-vous.

Il se tourne vers Émérence:

Madame va s’asseoir avec Noëlla pis moi en avant. Les autres vont se tenirdeboute sur la plate-forme en arrière. C’est à un demi-mille d’icitte pis j’vaschauffer slowly. Un p’tit boutte de chemin de même, ça fait pas d’danger.

Cinq minutes plus tard, le camion s’arrête dans une montée en terre battue qui longe lavoie ferrée. Les quatorze passagers en descendent en regardant autour d’eux. De chaquecôté du véhicule, entre le chemin de fer et la rue, on voit des habitations de deux étages.C'était comme ça à Woonsocket. Ça fait ben des personnes qui vivent quasimentensemble. Je me demande de quel côté on va être. Pendant que Rosaire demande auxquatre garçons de décharger la malle, Noëlla nous fait signe de la suivre.

Vous avez l’étage du bas, sur le coin icitte.

Les hommes déposent la malle sur le perron. Noëlla déverrouille la serrure, vérifiel’ouverture et remet la clé à Luc.

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C’est vot’ chez-vous.

Rosaire s’avance près d'elle:

On a checké le dedans, pis tout est correct.

On va vous montrer quèq’ z’affaires pis on va vous laisser.

Pour la première fois de notre vie, on a l’électricité chez nous:

Ça me fait peur, c’t’énargie-là, moi, dit Émérence.

C’est pas dangereux, Madame Ouellet, pis c’est ben plus simple qu’avec du boisou ben de l’huile. Quand vous allez être habituée, vous serez pus capable de vousen passer.

Les bénévoles expliquent qu’il peut arriver que l’électricité manque. Rosaire m'attire prèsd'une boîte en métal qu'il appelle la boxe électrique:

Si le pouvoir manque à une place pis qu’y’ en a ailleurs, y’ faut checker les fuses.On vous en a laissé une couple.

Une fois la visite terminée, les bénévoles nous souhaitent une belle vie à Nashua:

Si vous avez besoin de quèq’ chose, hésitez pas à venir nous voir. Le numéro detéléphone de not' association est dans le directory. Pis à Nashua, tout le mondesait où c’est que je reste, dit Noëlla.

Les choses se passent tellement vite qu'on est un peu étourdis. J'ai juste le temps de dire:

Marci, marci ben, là.

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Maintenant, on est seuls dans le logement qui deviendra notre chez-nous. On est épuisés,mais affamés. On prend le temps de bien regarder autour de nous:

Ç’est p’tit en bébitte.

Comment on va faire pour vivre là-dedans?

Je vois quatre chambres, pis des lits dedans.

Pour douze, ça’ a pas de bon sens.

Jean-Baptiste se tient proche du panier de provisions:

- J’ai hâte de voir ce qu’y’ a là-dedans, moi.

Je regarde autour de moi. Je reste comme figé. Je ne sais pas quoi faire. Émérence prendles choses en main. Avec Blanche et Clara, elles déposent sur la table le pain, le jambon,les légumes et les fruits offerts par la ville, et un gâteau fait maison. On est tassés autourd’une table trop petite, mais on mange avec appétit.

Y’ a toujours ben ça de pas pire, dit Alfred.

Le pain a quasiment pas levé, dit Émérence.

Y’ a même du dessert, dit Léon.

Un peu rassasiée, Émérence prend un morceau de pain et fait signe à Blanche d’en faireautant et de la suivre. Elles font la tournée des chambres. Je me tiens proche:

Y’ a quatre chambres pis on est deux couples. Ça fait qu’y’ en reste une pour lesquatre filles pis une pour les quatre gars.

Sur les lits, y’ a pas de place pour plus que deux, dit Blanche.

Ça fait qu’y’ manque de couchettes pour quatre.

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Elles décident comment on va se partager les pièces:

Luc pis moi, on va prendre la chambre du bord.

Moi pis Napoléon, on va prendre la p’tite du fond.

Alfred pis Léon ont une chambre à eux autres. Clara pis Rose-Aimée itou.

Émérence propose:

Dans not’ chambre, y’ a assez de couvartes pour coucher une des p’tites à terre.J’vas prendre Marie-Anne avec nous autres.

Dans la nôtre itou. On va s’occuper de Lydia.

Jean-Baptiste va coucher su l’fauteuil du salon, pis Louis à terre dans la cuisine.

Le repas terminé, pendant que les garçons vont marcher dans les rues du cartier, les filleslavent la vaisselle et rangent leurs affaires dans les vieux meubles.

Émérence et Blanche fabriquent des lits de fortune pour les plus jeunes.

On va coucher les p’tites dans nos lits une heure ou deux avant nous autres.

Bonne idée, dit Blanche.

Je ne trouve rien à dire. Je pensais retrouver un peu de l’atmosphère de ma maison dechambre de Woonsocket. Je me sens tout croche. Des mots me viennent à l'esprit et serépètent malgré moi: la fin d’un rêve, la fin d'un beau rêve.

Émérence me s’était pas fait d’idée sur ce qui l’attendait, elle ne peut pas avoir la mêmedéception. Elle sort de la malle les pots de légumes qui l’alourdissaient et commande:

Descend donc ça dans la cave, ça va me débarrasser pis faire un peu de place.

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Je glisse la malle sur le plancher rude de la cuisine et je descends les cinq marches quiconduisent à une cave de quatre pieds de profond, semblable à celle de ma maison ducanton. Là, plié en deux, je dépose les pots un à un sur un madrier fixé à la fondation dela bâtisse.

Je remonte et m'arrête devant la fenêtre qui donne sur la ville, je fixe la clef du logement.Je n'avais pas ça chez nous. C'est comme si ce petit objet représentait ma nouvelle vie.Me voilà revenu dans le grand pays des États-Unis. Un grand paysqui n'a pas l’air faitpour une grosse famille.

Les garçons reviennent de leur promenade. Ils sont devant les maisons, se taquinent etrient. Ces éclats de voix me ramènent de nouveau à Woonsocket. Peut-être bien qu’ilsvont trouver icitte, à Nashua, ce que moi j’ai trouvé là-bas. Cette pensée me réconforte.Je sors les rejoindre. Les garçons trouvent curieux de ne pas rencontrer personne sur letrottoir:

On dirait qu’y’ a rien que des chars pis des trucks dans c’te ville-là.

Le monde de la ville, c’est comme les animaux, ça passe toujours à la même placeà la même heure. Sauf le dimanche.

D’abord qu’y’ a du monde, c’t’une bonne nouvelle. On commençait à sedemander si on allait s’ennuyer par icitte.

Le premier soir, on se couche tôt. Dans un lit pas plus confortable que notre paillasse dela maison du canton, Émérence et moi, on est contents de se retrouver tout seuls:

Quelle journée, mon Dieu, j’pensais pas que ça pouvait être si loin.

Moi, j’me rappelais pas que les maisons de ville étaient si p’tites.

J’pense à Adélard. Icitte, nous autres on trouve qu’y’ manque de place. Lui, toutseul là-bas, y’ doit trouver la maison ben grande.

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Moi, je ne m’en fais pas pour lui:

En revenant de Saint-Modeste, y’ m’a dit qu’y’ aime ça, être tout seul.

Y’ dit ça, mais y’ doit être triste pareil.

J’gagerais qu’y’ s’inquiète ben plus pour nous autres que pour lui.

Après un silence, Émérence me dit, sur un ton de supplication:

On restera pas douze dans c’te logement-là, hein, Luc?

Demain, j’vas parler à Napoléon pis à Blanche, j’vas leu’ dire qu’on pourra pasles garder, qu’y’ vont devoir se trouver une place quand y’ vont travailler tous lesdeux. En attendant, y’ vont payer leu’ pension pis ça va augmenter not’ revenu.

Non Luc, on attendra pas qu’y’ travaillent tous les deux. Avec un salaire, y’ vontêtre capables de s’organiser. J’vas pas coucher mon monde à terre, ça j’te le jure,Luc.

C’est OK Émérence, j’ai compris.

Calmée, ma femme parle de l’avenir de notre famille et des emplois qu'on nous a promis:

Te sens-tu paré pour aller travailler à la fonderie dans quatre jours, toi?

Monsieur Lavoie m’a dit que c’est pas loin d’icitte, pis que c’est pas unemauvaise place pour travailler. Y’ m’a dit que Monsieur Michaud va venir nousvoir demain pour nous dire où c’est qu’y’ faut aller, les gars pis moi.

Madame Labelle m’a dit que pour Clara, c’est elle qui va aller la présenter.

Au milieu de la nuit, Émérence se réveille en sursaut:

Qu'est-ce qui a, ma femme?

J'ai rêvé que j'étais pardue dans la ville. C'est terrible, Luc, j'étais entourée d’une

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bande d’hommes noirs qui dansaient autour de moi. Près d'eux autres, des femmesà moitié habillées me regardaient et riaient ben fort.

Je ne sais pas si c'est le songe d'Émérence qui m'a fait ça, mais pour la première foisdepuis mon mariage, j'ai refait le cauchemar qui troublait mes nuits à mon retour duRhode Island. Je suis sur la plage et je vois disparaître dans la mer la jolie blonde que j'aiaimée. Je crie, mais je ne peux pas la sauver, je ne sais pas nager. Fallait que je déménageaux États pour qu’elle revienne dans mes rêves, celle-là. Je l’avais complètement oubliée.Cette fois, la vision de la belle blonde m’amuse. Je souris et me rendors.

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Chapitre 39

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En me levant ce matin, je fais deux pas et me retrouve sur les couvertes qui servent decouchette à la petite Marie-Anne. Elle se retourne dans son sommeil. Je la prendsdoucement dans mes bras et la dépose dans notre lit encore chaud. Luc dort toujours. Jem’avance vers la cuisine pour faire du thé. Il n’y en a pas. Je passe près de Louis, couchéentre la table et le poêle, je le borde et replace le mince coussin qui lui sert d’oreiller.Dans le salon, Jean-Baptiste dort en boule dans le creux du vieux fauteuil. Je ne sais pasquoi faire pour commencer ma journée. C’est ben la première fois que ça m’arrive depuistrente ans. Je sens que ça ne durera pas longtemps. Il manque de tout dans le logement etles pièces sont encombrées. J'ai envie de retourner me coucher quand Luc me rejoint:

Prends Louis pis va le coucher dans not’ lit. Y’ va dormir encore une heure oudeux pis on risquera pus de marcher dessus.

De retour dans la cuisine, Luc regarde le panier de provisions:

Y’ a-ti des œufs, là-dedans?

Une bonne idée, ça.

Dans ma poêle en fonte, je jette un morceau de beurre que Blanche et Éva ont barattéavant de partir du canton. J'attends que le gras soit bien chaud et j'y laisse tomber quatreœufs. L'odeur qui remplit le logement me rappelle ma cuisine d'avant. On mange sansdire un mot. On ne sait pas par quoi commencer. Du côté des chambres, on entend descraquements de lits, des soupirs et des ronflements. À ça aussi, on est habitués.

Jean-Baptiste a l’habitude de dormir plus longtemps que les autres, mais ce matin il est lepremier à se lever, si on peut dire. Il se laisse glisser de son fauteuil et se retrouve àgenoux sur le plancher. Les mains sur les coussins, il se met sur ses jambes puis, engrimaçant, il se redresse lentement:

Ça a pas une maudite graine de bon sens de coucher là-dessus. J’ai pas dormi dela nuit.

J’vas t’organiser mieux que ça, à soir.

Petit à petit, Luc et moi, on se fait une idée des tâches qui nous attendent:

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Y’ a Monsieur Michaud qui va venir.

Madame Labelle itou, a’ va venir charcher Clara pour l’amener chez sa futurepatronne.

Y’ va falloir aller acheter c’qui nous manque.

Fais une liste, pis quand Madame Labelle va venir, on va y’ demander où c’estqu’on va aller pour trouver ça.

Toute la maisonnée est maintenant debout et les lits sont faits quand Monsieur Michaudarrive. Il s’informe de notre santé, si on a fait un bon voyage. Quand on lui présenteBlanche, il fait un large sourire:

J’ai une bonne nouvelle pour vous, Madame Ouellet. Si ça vous intéresse, y’ a unemanufacture de textile qui a besoin d’une opératrice pour travailler sur unecardeuse. Y’ sont prêts à vous rencontrer lundi matin, à sept heures.

Çartain que ça m’intéresse.

Blanche prend la main de Napoléon et, de son menton, me montre la chambre du fond. Jecomprends. Le couple de nouveaux mariés pourra bientôt faire de la place pour coucherceux qui n’en ont pas. Et eux autres, ils vont dormir dans un logement où il n'y a pas dixpaires d'oreilles de trop.

À partir d’une carte de la ville, Monsieur Michaud indique à chacun le chemin qu’il devrasuivre pour se rendre à l’entreprise où c'est qu'on l'attend.

On va passer par là aujourd’hui ou ben demain, comme ça, lundi matin, on aurapas de misère à trouver la place.

Vous allez voir, c’est pas ben loin d’icitte, pis c’est facile à trouver.

Madame Labelle arrive, pas longtemps après. Elle salue tout le monde en essayant de serappeler des prénoms de chacun. Elle insiste pour qu’on l’appelle Noëlla:

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J’me sus rappelée de huit noms sur douze, c’est pas trop pire, elle dit en riant.

C’est assez bon pour passer le concours, dit Luc en la regardant d'un œil un peutrop charmeur à mon goût.

En saluant Napoléon, elle dit, en prenant une grosse voix:

Solide de même, tu vas impressionner tes boss.

Mon aîné est tout fier de lui. Elle dit à Louis:

Avec tes épaules d'homme, la maîtresse d’école va avoir peur de te donner despénitences.

Il baisse les yeux, gêné. Elle regarde les écolières et prend un air très sérieux:

Quand les garçons vont voir ces belles p’tites Canadiennes-là, y’ vont oublier lesautres.

En dernier, elle s’approche de Clara:

Ta future patronne s’appelle Élizabeth Smith. Elle est venue au monde enAngleterre. Son mari pis elle ont immigré au Canada en 1910. Deux ans après, laHudson’s Bay Company a envoyé son mari par icitte pour construire pis runnerdes magasins de linge. J’y ai parlé à matin. A’ m’a dit qu’a’ l’a hâte de terencontrer. Madame Smith connaît un peu le français parce qu’elle a passéplusieurs semaines en France avant de travarser l’océan.

J’vas-ti pouvoir parler en français avec elle?

A’ m’a dit que non, parce qu’elle a pas mal tout oublié et pis que not’ français estben différent de celui des Français de l’aut' bord.

Après nous avoir indiqué les endroits où on va pouvoir acheter tout ce dont on a besoin,

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Noëlla salue la famille et part avec Clara, ma grande de quinze ans.

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Chapitre 40

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Napoléon et moi, on se présente à la manufacture de cercueils que tout le monde iciappelle la shop de tombes. Après une entrevue d’une quinzaine de minutes avec le patronet un traducteur, l’homme explique plus en détail ce qu’il attend d’un ouvrier.

L’entreprise veut un employé davantage intéressé par la finition que par le travail desciage et de manipulation du bois.

Ça ressemble plus à Alfred qu'à moi, dit Napoléon.

Lui, il ne changera jamais. Il faut tout le temps qu'il parle avant son tour. N'empêche, à lafin de l'entrevue, le traducteur lui dit qu'il a raison, que mon attitude et mes intérêtscorrespondent mieux aux besoins de la fabrique.

On va te donner quelques heures de training pis après ça, tu pourras commencer àtravailler.

Le traducteur me félicite et il accompagne Napoléon à la sortie.

Bonne chance mon frère, me dit Napoléon en s'en allant.

Le contremaître s'appelle Mailloux, il m'explique que j'ai deux tâches à faire. La premièreest simple, mais aussi importante que l'autre. J'ai juste à tremper un linge dans un seau deteinture, d’en mettre sur toute la surface du bois pis de frotter quelques minutes en faisantdes ronds, en allant dans tous les petits coins. Avec ça, toute la tombe va être de la mêmecouleur, pis on va bien voir la sorte de bois itou.

Quand t’as fini une tombe, tu la regardes comme y faut pour être çartain qu’y’ apas une maudite goutte de liquide qu’y’ pense rien qu’à faire une belle coulisse.

Il me laisse teindre un meuble puis il vient voir le résultat:

T'es ben parti.

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Il y a de la teinture partout et juste une petite coulisse en dessous. Ce n’est pas trop grave.Il me fixe avec son doigt et avec ses yeux un peu sortis de la tête et dit:

Là, mon gars, ouvre ben tes oreilles, parce que c’est l’affaire la plus im-por-tan-te que je vas te dire. Si tu laisses tes guenilles dans la teinture toute la nuitte, y’vont prendre en feu avant le matin. Ça s’enflamme c'te produit-là, tu comprends?

Oui, pis c’est quoi qu’y’ faut faire?

Pas compliqué, quand t’as fini ta journée de travail, tu prends ton seau de teinture,tu mets tes guenilles dedans pis tu le remplis d’eau jusqu’au bord. Si t’oublies unefois pis qu’un contremaître te pogne, tu te fais mettre dehors drette là. Si parsonnete pogne, là c'est grave en maudit parce que le feu va prendre pis on va être dehorstoute la gang, tu comprends?

La seconde tâche, le polissage des cercueils, est un travail de finition qui demande unapprentissage plus long:

Le çarcueil, y’ est aussi important que le mort qui va se r’trouver d'dans. C’est lafinition qui fait toute la différence. Ça doit briller comme un sou neuf, pis êtredoux comme du satin.

Je comprends pourquoi y' ton mis contremaître, tu connais ben ton affaire pis t'asben le tour de parler.

J'en ai vu plusieurs se faire mettre à la porte pis j'aimerais pas que ça arrive à unbon p'tit Canadien comme toi.

Depuis ce matin, le p’tit Mailloux, comme disent les ouvriers en le taquinant, est devenucontremaître. Après dix ans à teindre et polir les meubles, il est heureux de former sonremplaçant. Mon salaire n'est pas ben gros, mais le travail ne manque pas:

Icitte, tu peux faire ben de l'overtime.

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Chapitre 41

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À l’heure prévue, je me présente à la White Mountain Freezer Company. La petiteentreprise, m'a dit Monsieur Michaud, produit depuis 1878 des pièces en métal pour desmachines à faire de la crème glacée. Dans le bruit, un contremaître me reçoit en mesaluant de la main et me fait signe de le suivre. Rendu au milieu de l'usine, il m'explique:

Icitte, les new workers on les asseye toutes su la most important job. Si t’escapable de remplir les baskets pis les vider right dans les pots, on va te garder là.C’est la job la plus payante qu’y’ a icitte. Pis si t’es pas assez bon, on va te mettresu’ la maintenance.

À l’aide d’un petit chaudron en métal résistant qui est installé au bout d’un long manche,je dois prendre de l’acier bouillant et le vider dans des moules. Le travail exige de laforce physique et beaucoup d'habileté avec mes mains. Pendant qu'on observe unopérateur à l'oeuvre, le contremaître m'explique:

Y’ faut varser le bouillon dans les pots. Pas plus qu’y’ en faut, pis pas moins nonplus. And also, y’ faut le varser juste à la bonne vitesse pour qui en aille assezdans le pot, pis qui en tombe pas on the floor.

Si ces exigences ne sont pas respectées à la lettre, les pièces moulées sont rejetées. Lalumière que fait le métal chaud et les flashs qui sortent des bouillons m'empêchent debien voir. En plus de ça, la chaleur est effrayante et j'ai une peur bleue de me brûler.

J'ai beau essayer pis faire ben attention, je ne réussis pas plus qu’une fois sur deux et jene m’améliore pas après deux heures.

Ça m’fatigue gros, pis c’est ben dur pour le dos.

It 's OK, dit le contremaître. Come with me.

Arrivé au bureau du directeur de la production, l’homme ne dit qu’un mot: maintenance.Un autre contremaître me commande de le suivre. On me confirme que je suis engagépour travailler à l’entretien de l’usine comme l'avait écrit Monsieur Michaud. Je suissoulagé. Les tâches que je devrai faire demandent moins d'habileté et de concentration. Jedois décroûter les chaudrons, gratter les gouttes d’acier séché sur le plancher, balayer la

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place, mettre du charbon dans les fours et remettre les outils de travail sur des tablettes oùdes crochets. Ces tâches sont les moins bien payées de l’usine, mais elles meconviennent. Des jobs comme ça, j’en ai fait toute ma vie.

À l'heure du dîner, les ouvriers m'expliquent que la fonderie a de la misère à trouver desemployés capables de faire le travail de remplissage des moules. Elle offre toujours cettetâche aux nouveaux avant de les envoyer faire du travail moins exigeant. Je me dis queNapoléon serait bien capable de faire ça, lui qui est fort comme un bœuf. Après le dîner,j'en parle à mon contremaître. Il me dit qu'il peut venir le lendemain pour un essai.

***

Napoléon, qui n'a pas été engagé par la fabrique de cercueils, est content de venir avecmoi:

J'vas leu' montrer c'qu'un p'tit Canayen est capable de faire.

Je m'arrange pour être pas loin. On lui explique la tâche. Au début, il va trop vite etmanque son coup une fois sur deux. Le contremaître lui parle. Napoléon fait oui de la têteet recommence. Il va plus lentement et le résultat est bien meilleur. Le contremaître luidonne une petite tape sur l'épaule. Il fait signe à Napoléon de le suivre. Il me fait signe dupouce que ça y est, qu'ils vont le prendre. Il est tout sourire. Je suis fier de lui et contentde mon coup. C'est lui qui va avoir les meilleurs gages de la famille.

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Chapitre 42

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On arrive devant la grosse maison de mes futurs patrons. Je m'arrête sec:

Chus gênée de rentrer là-dedans.

Y’ sont riches, mais tu vas voir qu’y’ sont ben gentils pis ben corrects pareil.

Ça m'fait peur, Madame Labelle; j'saurai jamais quoi faire dans une maison deriches de même.

Inquiète-toi pas, ma grande Clara, Madame Smith va toute te dire c’qui faut faire.

Madame Smith nous accueille avec bien de la gentillesse. Sa façon de s'habiller et de setenir m'impressionne. Elle a l'air de venir d'un autre monde. Je n’ose pas m'approcherd'elle et elle ne s’approche pas de moi elle non plus. Ses cheveux brun-roux font commedes vagues qui coulent sur son dos comme l’eau d’une chute. Avec son visage qui a unpeu la forme d'un œuf, elle ressemble à une poupée, mais ses lèvres minces et sévères mefont penser à ma première maîtresse d'école, une religieuse qui avait beaucoup d'autorité.Quand je la regarde marcher, je trouve qu'elle a l’allure fière d’une princesse.

Suivez-moi, elle dit en français.

Madame Labelle me traduit le reste de sa phrase:

Laissez-moi vous montrer chacune des pièces. Vous devrez connaître toutes lesareas de la maison.

Je ne dis rien. Je me demande si je vais être capable de me retrouver là-dedans…

Madame Smith nous fait signe de nous asseoir dans une grande pièce que MadameLabelle appelle le salon de thé:

Elle va r'venir dans pas grand temps, dit Madame Labelle.

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Cinq minutes plus tard, elle est de retour avec une théière fumante. Ça sent vraiment bon.Dans son plateau, il y a trois tasses en porcelaine anglaise. J'en ai vu une fois dans unmagasin, mais celles-là sont encore plus belles et délicates. Par-dessus sa robe blanche àfleurs, elle a mis un tablier aux couleurs de drapeau anglais. Je le connais, on a le mêmechez nous:

J'espère que vous aimez le thé et les scones, répète Noëlla, elle m'a demandé del'appeler comme ça, avant de lui répondre en anglais.

Sans comprendre un mot de la conversation, je fais signe de la tête pareil. J'ail’impression de vivre un conte de fées. Je me penche à l'oreille de Noëlla:

C’est quasiment trop beau pour être vrai.

Madame Smith sourit et me dit, en français:

Je crois comprendre ce que vous dire... vous dites.

Les phrases suivantes sont traduites au fur et à mesure par Noëlla qui a l'air de beaucoupaimer faire ça. Madame Smith et son mari m'offrent un travail d’aide-ménagère. J'acceptesans discuter le salaire qu'ils proposent. Elle me dit que j'ai le choix de retourner chezmes parents tous les jours ou de rester chez eux. J'hésite un peu. Avoir mon lit à moi touteseule, je n’ai jamais connu ça. Il faut que je sois raisonnable. Je pense que ça serait mieuxque je reste avec ma famille un bout de temps. Plus tard, je pourrai rester chez mespatrons. Ça sera mieux pour apprendre l’anglais et ça laissera plus de place à mes frèreset à mes sœurs. Aujourd'hui, je prends toute seule beaucoup de décisions. Je me senscomme une vraie adulte!

Ma patronne sourit à nouveau. Elle dit à Noëlla que je suis une sage et charmante jeunefille. Elle dit aussi qu'elle est certaine qu'on va avoir du très bon temps ensemble. Elle estvraiment fine.

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Chapitre 43

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Vers dix heures du matin, je me présente à mon rendez-vous de la rue Canal:

J'm'appelle Léon Ouellet, Monsieur.

Bonjour jeune homme, mon ami, Honoré, m’a dit que t’aimerais devenir barbier.C’est ben ça?

J'avais peur ne pas être accepté comme apprenti parce que je ne parle pas l’anglais. Mescraintes diminuent beaucoup quand je découvre que le barbier est un Canadien-français.

Oui, c’est ben ça, chus prêt à commencer tout suite si vous voulez.

Pas trop vite, mon gars, il faut se parler un peu, là, là. Y’ faut que t’apprennes lemétier, pis j’peux pas te payer en même temps, là, là.

Ça me dérange pas, moi, Monsieur. J’veux apprendre le métier de barbier, vousme payerez quand vous me trouverez assez bon, là, là.

Le coiffeur dit qu'il aime mon empressement, mais que si je veux rester chez lui uneminute de plus, je suis mieux d'arrêter de rire de lui. Je m'excuse. J'ai peur d'avoir perduma chance d'avoir un travail. Il me dit que c'est correct, pour une fois. Je nerecommencerai plus jamais, ça, c'est certain. Il me pose des questions:

Comment ça se fait que t’as pensé à devenir barbier toi? Peux-tu m’expliquer ça?

Ben, quand ma mère a arrêté de me couper les cheveux, j’avais pas les moyensd’aller voir un vrai barbier. J’ai fait comme les autres, chus allé voir Jean-BaptisteMarquis, un cultivateur du Rang Six, c’est lui qui m’a fait penser à ça.

Comme aucun client n’est arrivé, le barbier en profite pour s’installer sur une de ses deuxchaises. Il m'écoute en faisant des oui de la tête:

Mon père a dit à Monsieur Marquis que j’étais ben habile de mes mains, pis c’estvrai. Lui, y’ m’a dit que j’étais ben sérieux pour mon âge, que j’avais le tour avecle monde. Ça fait qu’y’ m’a dit: " T'aimerais-tu ça devenir barbier, mon Léon? "

Pis c’est quoi que t’as répondu?

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J’ai dit que j'savais pas. Pis après, j’ai réfléchi, j’me sus mis à r’garder la tête deshommes, pis j’ai trouvé que c’est beau des cheveux ben coupés. Des fois, jer’garde des gars pis j’trouve qu’y’ ont une coupe de cheveux qui est pas faite pourleu’ tête. J’me sus dit que p’t’être ben que j’serais bon là-dedans.

Le barbier se lève:

Well, j’pense que t’es exactement le genre de gars qu’y’ me faut. Avec toi,j’pardrai pas mon temps; chus pas mal çartain que tu vas faire un bon barbier, pisque tu vas aimer le métier.

Il m'explique ensuite ce qu'il appelle les conditions de mon apprentissage:

Tu vas venir quatre fois par semaine, une heure avant la farmeture.

Si vous voulez, j’peux faire le ménage dans votre salon, itou. J’peux venir plus debonne heure, vous savez.

Ben çartain! V’là un garçon vaillant. Continue de même pis on va faire une bonneéquipe, toi pis moi, là, là.

Pour me donner une première leçon, le coiffeur tourne sa chaise vers le miroir et utilise sapropre chevelure pour expliquer les bases du métier:

Y’ faut toujours que tu r'dresses les cheveux ben dret. Quand y’ sont r’dressés, tucoupes juste au-dessus de tes doigts. Si tu les coupes quand y’ sont penchés àgauche pis à drette, tu vas avoir une tête avec des trous pis des bosses. Pis ça, monhomme, c’est pas beau pantoute.

Puis, il place ses mains comme pour former une sorte de boule et ajoute:

Ensuite, tu coupes les cheveux très courts en bas, pis de plus en plus longs enmontant, jusqu’au-dessus de la tête. Y’ faut que tu respectes la forme du crâne. Situ fais pas ça, tu vas te r’trouver avec un échevelé qui a pas d’allure.

Pour le travail des ciseaux, j’pense que ça va ben aller. J’me sus assayé sur la tête

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de mon frère.

Pis le clipper, tu dois le savoir que ça arrache les cheveux si tu le r’troussses tropvite. Y’ faut être çartain qu’y’ a pas de cheveux de coincés entre les dents. Quandun client crie ayoye, tu peux être çartain qu’y’ r'viendra pas te voir, là, là.

Ma mère m’en a assez arrachés, y’ a pas de danger que j’l’oublie.

Je veux savoir combien de temps ça prendra pour faire mon apprentissage:

Quand j’te sentirai prêt, tu commenceras par laver les cheveux, ensuite, avec lerasoir électrique, tu f'ras la barbe aux clients qui le voudront, pis dans un mois oudeux, tu commenceras à te pratiquer sur du monde que tu connais, tes frères, tonpère, pis qui tu voudras. Quand tu s'ras assez bon, tu prendras le fauteuil à côté demoi. Mais y’ faut que tu saches une chose, mon gars: mes clients vont vouloircontinuer avec moi, là, là.

Si y’ continuent tous comme avant, j’vas être rien que bon pour balayer leplancher.

Faut pas t’énerver avec ça. Des fois, y’ a beaucoup de monde, pis y’ sont troppressés pour attendre. Ça sera ta chance. Après quèq’ temps, y’ en a qui vontaimer mieux que ça seye toi. Pis en plus, y’ a ben des chances pour que lesnouveaux clients, les jeunes, y’ t’choisissent.

À la fin il me dit qu'il a un ultime conseil, un conseil dont dépendent tous les autres:

Si tu veux faire un bon barbier, y’ va falloir que tu te fasses aimer. T’auras juste àtendre l’oreille un peu pour apprendre qu’un barbier, c’est un ami, un con-fi-dent.Si les clients t’aiment pas assez pour te raconter des affaires parsonnelles, ben y’vont aller ailleurs, là, là. Ça fait-ti ton affaire, ça?

Cartain que ça fait mon affaire.

Je reviens chez moi en chantant un air western:

"Le cowboy fait le tour de la montagne, la montagne fait le tour du cowboy."

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Un instant je pense à Adélard resté dans le canton. Je voudrais lui crier de venir merejoindre. Une douleur vive me traverse la poitrine. En voyant ma mère sur le perron, jeme ressaisis.

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Chapitre 44

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Tout ce que Monsieur Michaud nous a promis se réalise: Luc, Napoléon et Alfred et Clarasont au travail, Léon apprend le métier de barbier comme il le voulait, Rose-Aimée,Louis, Marie-Anne et Lydia vont maintenant à l’école, et Blanche, que MonsieurMichaud prend en affection, a obtient l’emploi de cardeuse dans la manufacture detextile. Dès qu'ils ont une heure de libre, Napoléon et elle se mettent à la recherche d’unlogement assez grand pour vivre à l’aise et y élever la famille qui viendra. Après unesemaine à Nashua, seul Jean-Baptiste est sans travail.

Moi qui trouvais le logement terriblement petit quand on est arrivés, je le trouvemaintenant grand, du moins le jour. Toutes nos affaires sont à leur place. J'ai le temps deme reposer, de parler un peu avec les voisines et d’écrire à Adèle et Adélard pour leur direcombien on pense à eux et qu'on ne les oublie pas dans nos prières.

***

Quelques semaines plus tard, quand Napoléon et Blanche viennent souper avec nousautres, la table de la cuisine que Luc a allongée d’un panneau n’arrive toujours pas àaccueillir toute la famille. En jouant du coude, Louis parvient à se faire une place, maispas Marie-Anne et Lydia qui doivent manger sur une boîte en bois rude que Luc aramassée au bord du chemin.

Napoléon regarde Louis se débattre pour garder sa place et il trouve ça drôle. Il dit unmot à Blanche, elle fait signe que oui. Il se lève en gardant une main sur l'épaule de sa femme:

La prochaine fois qu’on viendra manger avec vous autres, y’ restera p’t’être pasassez de place pour toi à la table mon Louis.

Comment ça?

Parce qu’astheure...

Il s’arrête. Nous autres, on arrête de parler, on a hâte qu'il continue.

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Parce que betôt... betôt, Blanche va en faire deux à elle toute seule, pis ça... aprèsquèq’ mois... ça prend de la place.

Mais c’est-ti vrai, Blanche? T’es en famille!

Ben oui, Madame Ouellet, vous allez être grand-mère.

À part Louis et ses deux cadettes qui ne bougent pas de leur place, tout le monde se lèvepour féliciter les futurs parents. Pour Luc qui aime faire des petits discours, l'occasion esttrop belle, il se lève et attend que le silence se fasse:

Toutes mes félicitations à ma bru, pis à mon fils. C’te bébé-là, y’ va être lepremier de nos descendants, à Émérence pis à moi, à porter le nom de Ouellet, pisça va être un Américain. Quand y’ viendra au monde, y’ faudra fêter ça en grand.Vive les États-Unis pis vive les Canadiens-français d'Amérique!

Ben y’ vous reste sept mois pour vous préparer, Papa.

Riant de bon cœur, il ajoute:

Ça vous laisse-ti assez de temps pour acheter une flasque de bon whisky canayen?

Je me lève à mon tour et je demande qu'on fasse une prière pour remercier le ciel de sesgrâces et pour dire à Blanche qu'elle peut compter sur moi pour l'aider si elle a besoin.

Y’ va-ti s’appeler George, comme Washington ou ben Warren, comme leprésident, demande Alfred?

Non, répond Blanche, si c’est un garçon, y’ va s’appeler Camil. Pis si c’est unefille, ça va être Laurette. Y’ aura beau venir au monde aux États, y’ va être unCanadien-français pareil.

L’esprit est à la fête, on parle de famille, de vêtements de bébé, du travail de chacun. Petità petit mes enfants en viennent à leur sujet de conversation préféré: les curieuses façonsde vivre des gens de la ville. Tous les prétextes sont bons pour s’amuser d'eux:

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Le monde d’icitte, y’ ont toujours l’air pressés. J’ai vu un gars manger unsandwich en courant sur le trottoir, dit Freddy.

On dirait que la religion catholique est pas la même que chez nous. En m’en allantchez madame Smith, j’ai vu des filles habillées en culotte d’homme, pis entrerdans l’église arrangées de même.

Moi itou, j’ai vu quèq’ chose de pas ben ben catholique, dit Léon. Pis j’aurais pashaï ça être à la place du gars.

C’est quoi, c’est quoi que t’as vu, demande Jean-Baptiste?

Léon hésite. Après ce qu'il vient de dire, il n'a pas le choix de tout raconter. Les gars leregardent avec des grands yeux qui sont joyeux rien qu'à penser à ce qui va suivre.

J’ai vu un couple de jeunes dans le parc... c’était juste une semaine après qu’onseye arrivés par icitte.

Y’ a rien là, c’est quoi qu’y’ faisaient, tes jeunes?

Y’ étaient couchés dans l’herbe, pis y’ se faisaient des mamours. Pis ça y allait lapatte en l’air. J’me sus sauvé de là, moi.

Où c’est que t’as vu ça? Ça m’intéresse, dit Jean-Baptiste.

Ils éclatent de rire. Mais la petite Lydia, le bébé de la famille, ne rit pas, elle:

Ma maîtresse a dit qu’y’ faut pas rire des autres.

Pourquoi a’ t’a dit ça? demande Napoléon.

Parce que... j’ai dit des affaires que j’ai entendues icitte pis les élèves, y’ ont ri demoi.

C’est quoi que t’as dit?

J’ai dit que le monde de la ville, y s’changent pas de linge quand c’est ledimanche.

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Clara s'empresse de rassurer la petite et ça continue jusqu'à la fin du repas.

Après deux mois à Nashua, à part l’obligation d'aller dans les magasins et de payer moi-même les articles dont on a besoin, je trouve que ma vie de ville ressemble pas mal àcelle du canton: faire les repas, entretenir la maison, raccommoder les vêtements et aiderles enfants à faire leur devoir.

Au marché du French village, je rencontre Noëlla.

Comment ça va chez vous, Madame Ouellet?

Je suis bien contente de lui annoncer les dernières nouvelles. Noëlla est toujours là pourme donner des conseils quand j'en ai besoin. Ça me fait tout le temps plaisir de larencontrer. Des fois, j'ai envie de lui faire des confidences comme à une amie. Quand onveut savoir quelque chose ou bien qu'on se pose des questions sur notre nouveau pays, onn’est pas gênés de lui demander:

Y’ a-ti des docteurs qui parlent français, à Nashua?

Ou bien:

C’est-ti vrai qui y’ a des catholiques qui se marient avec des protestants pis avecdes juifs?

Elle a toujours l'air de se faire un plaisir de nous renseigner et de mettre les pendules àl’heure, comme elle dit, quand il est question de religion ou de race.

Devant le panier de produits qu’autrefois je cultivais et récoltais moi-même et qui ne mecoûtaient quasiment rien, je pense à mon jardin. Je regrette l’époque où je pouvais fairemes conserves pour l'hiver:

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Ça coûte ben cher de vivre de même, vous trouvez pas ça, vous, Noëlla?

Je pense souvent aux patates qu’on récoltait en famille, au pain qu’on boulangeait, à laviande de boucherie et aux œufs qu’on avait juste à ramasser.

En ville, Madame Ouellet, vous pouvez pas cultiver des patates, pis élever despoules, mais vous pouvez faire des consarves pareil. Y’ faut se préparer d’avance,acheter les légumes et les fruits quand y’ sont pas chers, pis les mettre dans despots Mason. Si vous en faites beaucoup, vous pouvez sauver ben de l’argent, voussavez.

Vous voyez, Noëlla, faire des consarves avec des légumes achetés au magasin,j’aurais pas pensé à ça. Mais ça a ben de l’allure. J’vas faire comme vous dites.

Noëlla trouve toujours le moyen de parler des avantages et des inconvénients de la ville:

Quand on quitte la campagne, y’ faut changer quèq’s z’ habitudes, ça vous lesavez déjà. Quand on est un peu curieux, on se rend compte qu’y’ a ben du bonpar icitte.

Ben j’vas vous dire une chose, Noëlla. Si j’vous avais pas, j’trouverais pas grand-chose de bon. Mais à chaque fois que j’vous rencontre, j’me fais une meilleureidée des États. Si ça continue, j’vas aimer ça.

Deux semaines plus tard, je boulange mon pain, je fais mon beurre, mon ketchup et mesconserves. Tout ça fait bien plaisir à Luc. Lui, il n’arrête pas de faire le calcul des revenuset des dépenses de la famille. Comme au Canada, les enfants donnent leurs gages à leursparents. Toutes les semaines, Luc répète:

Alfred me donne pas mal d’argent, mais Clara, a’ nous donne quasiment rien.

Pour travailler chez du monde important, y’ faut qu’a’ s’habille dans les magasins,pis ça coûte cher. Oublie pas qu'elle est nourrie par son patron.

Ben oui, mais...

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Apprenti coiffeur, Léon commence à gagner un salaire. Si Jean-Baptiste peut gagner luiaussi, ça va aller:

On est déjà corrects Luc, on a même pas toute dépensé l’argent qu’on avait pours’installer.

La rentrée d’argent est assurée et la routine de tous les jours s'établit. Mais Luc trouveque tout n’est pas aussi rose que le disent mes lettres à Adèle et Adélard. Je ne leur écrispas que les journées de travail des hommes sont longues et épuisantes, que souvent ilsrentrent à la maison écrasés de fatigue et les yeux tristes.

Pour Luc et moi, la survie de la famille passe avant tout, mais le plaisir de travailler tousensemble sur la terre nous manque. On se dit qu'il faut faire des sacrifices, qu'on savaitque ça ne serait pas toujours facile, surtout au début, et qu'avec un peu de temps, on allaits'habituer et qu'on serait heureux. Quand je suis un peu nostalgique, Luc me rappellequ'au canton, on n'avait plus de quoi vivre, qu'on n’avait pas le choix, qu'on aurait étédans la misère:

C'est surtout pour les jeunes qu'on est icitte. Pis eux autres, avec l'instruction, ilsvont avoir des bons métiers pis des bons salaires itou.

Le jour où tout notre monde est enfin au travail, Luc et moi, on écrit à Monsieur Michaudpour le remercier. J'hésite:

C’est Émile qui a rédigé toutes nos lettres. J’serai jamais capable d’écrire aussiben que lui.

Monsieur Michaud c'est un homme instruit; y’ sait ben qu’une lettre officielle,c’est pas comme une lettre de remarciements. C’est pas grave si c’est pas aussiben écrit, c’est nos bons sentiments qui sont importants.

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Chapitre 45

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Quand je suis arrivé à Nashua, j'ai tout de suite compris que j'aimerais la ville et ça n’a paschangé. Ça m'excite toujours de voir l'activité qu'il y a dans les rues à l'heure où les gensvont travailler et en reviennent. Je peux aller là où je veux sans toujours rencontrer dumonde que je connais, comme à la campagne. Ça me donne un sentiment de liberté commequand j'étais seul dans la forêt. Le soir, quand les lumières de rues s'allument et que lebruit des voitures diminue, je rêve de posséder un camion comme Monsieur Pelletier et dedevenir riche.

Des gens m'abordent sur le trottoir, des hommes et des femmes aussi, mais comme je neparle pas l'anglais, ils lèvent les épaules, me font une sorte de grimace et me tournent ledos. La première semaine, une fille a tenté de m'attirer dans une sorte de petite rue entreles maisons. Je l'ai repoussée. Elle m'a regardé comme on regarde une mouche dans unverre de lait. Je n’ai pas compris les mots qu'elle a dits en baissant les yeux sur mes vieuxsouliers troués. Je pense qu'elle a deviné que je n’avais pas d'argent pour la payer et que jene connaissais pas son métier. J'ai appris ben des choses depuis et je me tiens loin de cescoins-là.

Depuis quasiment trois mois, j'ai frappé aux portes des manufactures et me présente surdes chantiers de construction. Le plus souvent, même si je m'en vais sur mes dix-sept ans,on me trouve trop jeune. On me dit aussi que je ne parle pas assez l'anglais. À trois ouquatre places, on m'a demandé de revenir dans un mois. Quand j’y suis retourné, lespatrons m'ont répété la même chose. Je sais plus quoi faire et j'ai envie de rester à lamaison avec maman.

Des grandes journées, je n’ai rien à faire et ça, c'est la chose la plus difficile que jeconnaisse. Je me sens inutile et bon à rien. Souvent, je pense à la campagne. Là-bas,j'avais toujours quelque chose à faire dans la grange, sur la terre ou dans le bois. Quandpapa n’avait pas besoin de moi et de mes frères, on allait à la chasse ou à la pêche.L'hiver, on tendait des collets pour attraper des lièvres et on allait glisser dans les coteaux.

Sans rien à faire de mes journées, je vais dire bonjour à Léon dans son salon de barbier, jepasse devant la maison où travaille Éva et devant les manufactures employant mon pèreet mes frères. Quand maman a besoin de moi, je l'aide. Elle n’arrête pas de me parlerd'Adélard et du travail qu'il doit être en train de faire dans le Rang Six. Des fois, je medemande si je ne devrais pas retourner à Saint-Hubert. Je chasse vite cette idée de matête. Non, que je me dis, j'ai choisi la ville et je vais y rester.

Je passe des heures à marcher dans les rues ou bien, assis sur un banc, je regarde passerles voitures à moteur. Je connais quasiment toutes les marques et les modèles. Un jourj'en aurai une et j'irai la montrer à Adélard et à Adèle. Une voiture, ça va impressionnermes anciens voisins. Faut pas que je pense trop à eux autres, ça me fait m'ennuyer encore

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plus.

Je me demande comment ça se fait que Monsieur Michaud ait trouvé du travail aux autreset qu'à moi il ne trouve rien. Peut-être bien que je n'ai pas de talent, que je suis trop petit,que je ne sais pas me présenter. Après un mois, je vais le rencontrer. Il me dit qu'il faitson possible, mais qu'aux États, à mon âge, les jeunes vont encore à l'école. N'empêcheque des fois je pense que pour lui, c'est plus important de trouver du travail aux nouvellesfamilles qui arrivent à Nashua que pour moi, le jeune Jean-Baptiste Ouellet.

Madame Labelle me suggère d'aller au Club House des Canadiens de Nashua. Là, il y atoujours des joueurs de cartes qui m'offrent une place à leur table. Pour passer le temps, jelave le plancher et je fais des petites commissions. Je suis bien apprécié pour ça. C'est làque j'apprends à parler mieux l'anglais. Il y a toujours quelqu'un pour me traduire les grostitres du journal de la ville. Comme j’ai une bonne mémoire, j'en sais maintenant assezpour me débrouiller.

Arménigile Poulin, un vieil homme natif de la Beauce, me parle de la forge où son filsfait réparer sa voiture automobile.

Une forge! Je dis.

Ça me surprend. Je ne savais pas qu'on réparait les voitures à moteurs là. MonsieurPoulin m'offre une bière et m'explique ce qui s'est passé dans l'entreprise depuis que lescamions et les automobiles ont remplacé les chevaux, les calèches et les boguets.

Ces machines-là sont faites en métal, mais ça se brise pareil. Et le métal, tu saisça, c'est l'affaire des forgerons. Quand les propriétaires de ces voitures ont eubesoin de réparer des pièces brisées, y' avaient pas d'autres places où aller. Tucomprends?

Oui, oui, ça a ben de l'allure.

Après, quand y' a fallu réparer les moteurs, les transmissions, pis les carrosseriesaccidentées, les chauffeurs ont demandé ça aux forgerons. La forge est encore là,mais tranquillement, le garage a pris sa place à côté. Pis ça sera pas long que legarage va prendre plus de place que la forge.

Son histoire m'impressionne beaucoup. Je lui demande où c'est qu'il y en a des forges demême.

C'est un peu en dehors de la ville, il me répond. Tu devrais aller voir ça. Si tuveux, mon garçon Aldège va te présenter au patron. Y' a pas de gars de par chez

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nous qui travaillent là… Ton anglais…

C'est OK, j'vas y aller avec lui.

***

Deux jours plus tard, le jeune Poulin arrête sa Ford T devant une large bâtisse d'un étageavec des portes grande comme des portes de grange. Sur une grosse enseigne en métal unpeu rouillé, il est écrit METAL WORKS et juste en dessous ils ont ajouté MECANICAND BODY SHOP avec de la peinture qui brille au soleil.

Après les présentations, le patron me demande avec l'air de me lancer un défi:

What do you know about trucks and cars?

Je commence par regarder autour de moi, puis je pointe du doigt les voitures qui sont là:

My friend got a Ford T, four cylinders, built in 1915.

Sans attendre une seconde, je demande à Aldège de traduire en anglais ce que je ne suispas capable de dire comme il faut et je continue à nommer les voitures qui sont sur leterrain:

L'automobile en avant de la Ford, c'est une Pontiac 1909. Le beau camion toutneuf, c'est un Kissel FWD, la vieille voiture là-bas, c'est une Buick de 1906, si jeme trompe pas. La voiture noire qui entre dans le garage, c'est une Dodge 1917 etle gros camion qui vient d'arriver, c'est un GMC 1916, c'en est un comme ça qui atravarsé les États-Unis en trente jours! L'autre camion, là-bas, c'est un Studebaker.Je suis pas cartain de l'année, mais ça pourrait être 1913. Et la voiture qui sort dugarage, c'est une Packard Twin-Six 1916. Pis celle avec des chiffres dessus, j'laconnais pas, mais c'est la plus belle, ça c'est çartain.

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Le propriétaire me répond avec un large sourire:

It is a Stutz, B Series, Bearcat, 1915.

C'est la voiture de course préférée de Earl Cooper, ajoute Aldège.

Le patron me dit que c'est bien beau de connaître les modèles, mais que ce n’est pas assezpour faire de la mécanique. Il veut savoir si je connais aussi les moteurs et lestransmissions. Je réponds que non, mais que je veux tout apprendre. Il accepte quandmême de me prendre à l'essai:

If you learn the mecanics as well as you have learned the models, you willbecome a good worker.

I will be here tomorrow morning, j'ai dis.

Je commence à travailler au garage le jour de mes dix-sept ans. Tout un cadeau. Et c'estcomme cela que j'apprends le métier de mécanicien. Je ne compte pas mes heures detravail et je ne demande rien pour ça. Il faut payer pour apprendre qu'on dit. Moi, j'aipayé en donnant de mon temps. Mon patron a l'air de bien apprécier. Quand il me confieun travail sur une voiture, je démonte plus de pièces que nécessaire. Je veux aller voirplus loin comment c'est fait et comment ça marche. Maintenant, il me confie des tâchesplus difficiles. Je suis aux anges.

Dans mon nouveau pays, ça parle souvent de modernité. Au début, tout était différent dece que j'avais connu. Je me disais que c'était ça la modernité. L'automobile, me dit levieux Monsieur Poulin, c'est l'avenir des États-Unis. Ne lâche pas ça pis un jour t'auraston garage à toi. Aujourd'hui, je comprends que les voitures à moteurs, c'est une grossepartie de la modernité.

Ça tombe bien parce que moi, je suis en train de devenir un passionné de mécanique et enplus, mon patron me fait confiance:

In a few months, Johnny, you’ll be a very good mechanic worker.

I want to know everything about trucks and cars. I like those machines.

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Chapitre 46

Nashua, décembre 1921

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Derrière Émérence et moi, deux par deux, des plus grands aux plus petits, mes enfants etma belle-fille marchent en silence sur un trottoir éclairci par les restes d’une neigefondante. Aller à la messe de minuit à pied, ça me fait drôle. Un moment, les échos decantiques religieux à la gloire de l’Enfant Jésus arrivent à mes oreilles. Je les entends,c'est beau, mais je ne les écoute pas. J'ai l’esprit ailleurs, bien loin de Nashua.

Depuis que j'ai acheté les lots du Rang Six, c'est la première nuit de Noël que je passeloin de Saint-Hubert. Je fais les gestes rituels de la messe, mais avec un moment de retardsur les autres. J'ai le sentiment que c'est la même chose pour Émérence et nos enfants.Des personnages mille fois plus vivants que ceux de la crèche me ramènent dans un desplus beaux souvenirs de mon passé: la grande virée de la nuit de Noël, la file de traîneauxdes paroissiens qui dévalent les coteaux sous la neige, les centaines de grelots qui égayentla nuit et l'odeur familière des chevaux.

Je continue voyager dans mes souvenirs jusqu’au retour à l'appartement. Souriante etcertaine de son coup, Émérence annonce:

C’t’année, vot' père pis moi, on a décidé de faire comme le monde de par icitte.

Je reviens à la réalité quand elle étend son bras vers les chaudrons fumants et la bûche deNoël:

On a décidé de pas vous faire languir jusqu’à demain midi.

Ouais! Un vrai réveillon, disent en choeur les enfants.

Icitte, je dis, on a pas besoin de se lever de bonne heure pour aller faire le train ouentretenir not' bout de chemin.

Pendant qu’Émérence et Clara s’affairent dans la cuisine, aidées par Blanche qui estvenue réveillonner avec Napoléon, je descends dans la cave et en remonte avec le galonde vin rouge que je cachais pour l’occasion. En deux tours de main, j'ouvre la cruche etm’adresse à mes fils rayonnants de plaisir:

Le gars du magasin m’a dit que c’te vin là, mes amis, y’ est aussi bon que du vin

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de messe.

On va vous le dire, si c’est vrai, promet Napoléon.

Pour ça, y’ faut nous en donner pour not’ soif, ajoute Alfred.

Léon demeure pensif dans son coin. Je sais bien qu'il pense à Adélard:

Y' doit être chez Adèle pour la nuit, il me dit.

C'est çartain, dit Jean-Baptiste, ça s'peut pas qu'y' seille resté tout seul dans lamaison du canton.

Léon se tourne vers la table où Marie-Anne et Lydia, en retrait des autres, attendent d'êtreservies.

J’vas installer leu’ table au boutte de la grande.

Une bonne idée, mon garçon, comme ça, les p’tites se sentiront pas toutes seulesdans leu’ coin.

Y’ en a assez de deux qui sont tout seuls, dit Léon.

En entendant les noms d’Adèle et d’Adélard, on s'arrête tous de parler, on a besoin de serecueillir. Comme ça, ils sont un peu plus avec nous.

Bientôt, la table se couvre de nourriture. La faim et l’étalage des plats ramènent vite unejoie aussi ardente que l’appétit. Au moment où je lève mon verre pour demanderl’attention, le sifflet du train nous fait tous sursauter. Pendant de longues minutes, lamaison vibre. C’est la clameur générale:

Maudit train qui m’réveille toutes les nuits, dit Rose-Aimée.

J’ai assez peur de me faire réveiller que j’ai de la misère à m’endormir, affirmeJean-Baptiste.

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Moi, c’est le maudit sifflet qui m’écœure, dit Freddy.

Le plus sacrant, c’est que j’saute encore plus quand j’dors pas, dit le petit Louis.

Avant longtemps, dit Clara, j’vas rester chez ma patronne. Là-bas, dans unechambre à moi toute seule, j’vas dormir comme une princesse.

Pour tâcher de mettre fin aux plaintes et imposer le silence, Émérence lance avec force:

Laissez parler vot’ père!

Je tiens toujours mon verre levé, mais je ne me rappelle pas des mots que je voulais dire.Le train me fait sacrer moi itou, mais comme les enfants n’en parlaient pas, je pensais queça ne les dérangeait pas plus que ça. Je comprends ce qui s'est passé: ils ont gardé ça endedans d'eux autres, mais là, ça sort tout d'un coup, comme une débâcle au printemps. Jene sais pas quoi dire:

Y’ a rien de parfait mes enfants, je déclare, en déposant mon verre sur la table.

Heureusement, Émérence vient à mon secours:

J’sais pas si on va être capables de s’habituer à ça. Si on s’habitue pas, ondéménagera.

J’commence à m’habituer, moi, dit Léon. Y’ me réveille encore, mais quand y’s’éloigne, son bruit régulier m’aide à m’rendormir.

Toi, on le sait ben, tu dormirais sur une corde à linge!

Émérence saute sur l'occasion pour faire une de ses moues comiques. Tout le mondeéclate de rire et en oublie le vacarme du train. Je lève une autre fois mon verre et parviensà retrouver un peu de mon ton solennel le temps de faire mes vœux de Noël:

En ce jour béni entre tous, r’marcions le Bon Dieu de nous avoir donné son Fils,le sauveur de tous les hommes.

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Après un silence, j'ajoute:

J’vous souhaite joyeux Noël, mes enfants, sans oublier celui qui est dans le ventrede Blanche. Pis toi, Napoléon, je te souhaite...

Émérence surprend tout le monde en m'interrompant.

Moi Luc, j’lève mon verre à la santé d’Adèle pis d’Adélard. En c’te nuit sacrée,ils pensent à nous autres comme on pense à eux.

Je me dépêche de prendre mon air charmeur pour dire:

J’lève mon verre à Émérence. Joyeux Noël ma femme, que Dieu te garde aimanteet en santé.

Pour finir, je reviens à Napoléon pour lui souhaiter que le petit Jésus remplisse son cœurde tout l'amour qu'il faut pour être un bon papa. C'est Blanche qui a le dernier mot:

Marci à vous beau-père, de l'amour on en a jamais trop. Pis le petit Jésus, y' estcapable de nous en donner à plein.

Cette nuit, pour la première fois en quatre mois, le sifflet du train ne réveille personne.

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Chapitre 47

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Depuis notre arrivée à Nashua, la vie de Louis se passe quasiment comme un rituel. Lesjours de semaine, il va à l’école du quartier, mange à la maison, fait ses devoirs etapprend ses leçons. Quand il lui reste un peu de temps avant d’aller se coucher, il posemille questions à son père et à ses frères. Louis veut savoir ce qu’ils font au travail, ce quiles fait rire, les fatigue et les rend de mauvaise humeur. Coincé entre deux filles plusvieilles que lui et deux autres plus jeunes, je pense que Louis s’ennuie de l’époque où ilaccompagnait les hommes dans les travaux de la ferme. Loin de combler sa curiosité, lesinformations difficiles à comprendre qu’il ramasse auprès des adultes le laissent sur sonappétit.

Les samedis et dimanches, Louis fait des petites commissions ou bien il m’aide pour lestâches de maison. Le reste du temps, il trouve tous les moyens imaginables pour faireenrager les filles avec lesquelles il refuse de jouer. Quand ça ne suffit pas, il se plaint àmoi:

Y’ a rien d’intéressant à faire avec elles, Maman.

La plupart du temps, je dois m'en mêler pour mettre fin à des chicanes qui ne finiraientjamais.

Voilà venu le temps des fêtes. Pour la première fois en quatre mois, Louis passe plusieursjours à la maison. Rose-Aimée, son aînée de deux ans et Marie-Anne, sa cadette, sont aubord de la crise. Hier, Louis a poussé la malveillance jusqu’à retirer la broche à tricoter dela mitaine que Marie-Anne achevait de tricoter:

Maudit niaiseux! J’vas être obligée d’r’commencer!

C’est pas ma faute si j’me suis accroché après. T’avais rien qu’à pas la laissertraîner sur une chaise, ta maudite mitaine.

Plus rusée que ses sœurs, Lydia la cadette de six ans, ne se laisse pas piéger par lesprovocations de Louis. Elle s’amuse plutôt à le défendre, ce qui ajoute à la colère desdeux autres.

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Au quatrième jour du congé des fêtes, Louis devient si agité que ses sœurs n’en peuventplus. Elles crient et vont se réfugier dans leur chambre. Sur le point de lui imposer unepunition exemplaire, j'hésite un instant:

Veux-tu ben me dire ce que t’as, aujourd’hui? J’t’ai toujours vu querelleur enmasse, mais jamais de même.

Fort de sa grosse criarde, il réplique en hurlant de rage:

Chus tanné! Vous comprenez? Chus tanné.

Mais de quoi c’est que t’es tanné?

Chus tanné d’avoir rien à faire.

C’est le temps des fêtes, tu peux aller jouer dehors. Y’ a plein de neigeaujourd’hui, c’est comme c’était par chez nous.

Par chez nous, Maman, j’étais pas tout le temps tout seul. Par chez nous, y’ avaitles voisins. Icitte, j’connais parsonne.

Je commence à comprendre:

À l’école, y’ a plein de garçons de ton âge, pourquoi tu vas pas jouer avec euxautres?

J’ai assayé, Maman, j’ai assayé pis y’ veulent pas de moi. Y’ disent que chus rienqu’un gratteu de marde de vache pis de cochon.

Ben voyons donc. Y’ viennent de la même place que nous autres. Pourquoi y’ tedisent des niaiseries de même?

Parce que j’viens de sur une terre pis que j’aime ça en parler. Y’ disent que monlinge pue encore le fumier.

Ben ça se passera pas de même!

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Je demande à mes filles de revenir dans la cuisine. En rechignant, elles s’installent dansle cadre de la porte. Je m’approche et dit:

Vous autres, y’ vous font-ti des affaires de même, à l’école?

Ben nous autres, on est trois, pis on se tient ensemble. Ça fait qu'y’ en a souventune ou deux qui viennent nous parler. Pis les autres, y’ nous laissent tranquilles.

Posant un œil vengeur sur Louis, Marie-Anne ajoute:

Nous autres, Maman, on assaye pas de faire la loi dans la cour de l’école.

Prêt à bondir, Louis réplique en criant:

T’es rien qu’une maudite menteuse!

Au cours de l’après-midi, je me présente chez Noëlla, un gâteau dans les mains. Louis estavec moi:

Vous nous avez ben aidés, Noëlla, ça, c’est ma façon de vous r’marcier.

Ben voyons donc, Madame Ouellet, c’était pas nécessaire! Mais vous êtes doncben fine!

Elle m'offre une tasse de thé et je lui donne les dernières nouvelles. Au moment de laquitter, je demande à Louis d’aller m’attendre dehors. En quelques phrases, je luiexplique ce qui se passe à l’école. Noëlla dit que c’est peut-être un problème passager,qu’il est normal que les enfants aient besoin de temps pour s’adapter les uns aux autres.Elle ajoute:

Mais p’t’être ben qu’y’ a autre chose.

C’est pas un mauvais garçon, mon Louis.

C’est pas ça que j’veux dire, Madame Ouellet…

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Elle m'explique que Louis a juste onze ans, mais à la campagne, il partageait les tâchesd’hommes adultes. À Nashua, il vit avec des enfants, surtout des filles.

Le changement a peut-être été trop brusque, pour lui. On voit ça souvent, ditNoëlla.

C’est quoi qu’y’ faut faire?

Noëlla réfléchit un moment.

J'me demande comment Louis pourrait combler son besoin de se mêler à desactivités d’hommes.

Elle se gratte le front un moment et ajoute.

Vot’ fils Léon y’ est barbier, si j’me trompe pas?

Y’ achève son training. Y’ commence à avoir une clientèle à lui.

Louis pourrait passer un peu de temps au salon, pis se rendre utile. Ça y feraitsûrement du bien.

Une bonne idée, ça! J’vas en parler à Léon.

***

Le patron de Léon est d'accord. D’un doigt qui ne laisse place à aucune réplique, il avertitLouis:

Icitte, y’ a toujours des cheveux à balayer. Ça, tu peux le faire. Mais quand y’ ades clients dans le salon, y’ faut pas dire un mot à par-son-ne. C’est ti assez clairça, là là?

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Oui, Monsieur.

Sur les conseils de Noëlla, je demande à Luc de parler plus souvent à son fils. Il luiraconte ce qu'il a vu de particulier au travail, ce que les gars on dit, les réactions despatrons et tout ce qui lui vient à l'esprit. Louis a l'air content. Pour ma part, je luidemande d’écrire les lettres que j'envoie à Adélard et à Adèle. Souvent, il ajoute quelquesmots de son cru. Je pense que c'est ça qui lui fait le plus plaisir.

Chapitre 48

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Aidée par Rose-Aimée, ma grande de treize ans, je travaille avec ardeur pour faire dupremier Jour de l’An à Nashua une fête comparable à celles du Rang Six. Les cadeauxsont prêts depuis des semaines. Pour les enfants, ça va être des vêtements que j'ai coususou bien tricotés; pour les plus grands, ça va être des présents achetés.

Les gars ont besoin de linge de toilette, je dis. Leu’s chemises sont toutes uséespis y’ ont rien que des vieilles cravates pis des vieux bas.

Ouais, dit Luc, ça va leu’ faire des beaux cadeaux.

C’est pas vraiment des cadeaux, ça. C’est du nécessaire.

Après un moment, j'ajoute:

Les garçons sont généreux, y méritent qu'on leu' donne des vrais cadeaux.

Avec l’argent de la vente des patates qu’il a reçu d’Adélard, quelques jours avant Noël,Luc a augmenté notre bas de laine. C'est une bonne occasion pour remercier nos fils:

Pourquoi on leu’ donnerait pas chacun une montre de poche? On pourrait enenvoyer une à Adélard, itou.

Des montres! T’es pas sérieuse? Ça coûte ben trop cher.

C’est vrai que ça coûte pas mal cher… mais y’ nous donnent tout ce qu’y’gagnent. Y’ faudrait ben que tu les gâtes un peu.

Avec son salaire, ceux d'Alfred et de Jean-Baptiste en plus des pensions de Léon et deClara, Luc peut acheter le nécessaire et même mettre un peu d'argent de côté. N'empêcheque tous les dimanches matin, il fait ses comptes:

On s’appauvrit pas Émérence, mais j’serais ben plus à l’aise si j’pouvais doublerma p'tite résarve.

Tu r'fais les mêmes calculs toutes les semaines. Pis ça, Luc, c’est parce que t’aspas confiance dans la vie. Alfred et Léon ont des projets. Je les ai entendus enparler.

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Luc ne dit rien. J'insiste:

On est pas au canton, Luc. Aux États, les garçons donnent pas tout c’qu’y’gagnent.

J’vois pas pourquoi ça serait différent icitte.

Je viens me placer bien droite devant mon mari les poings sur les hanches. Il bombe letorse et se croise les bras. Je pèse mes mots:

Je t’aurai a-var-ti, Luc Ouellet.

Devant ma fermeté, il fait un compromis.

J’veux ben leu’ donner des montres à leu’s anniversaires, mais pas les quatre enmême temps. J’ai pas les moyens de faire ça.

Pis Adélard?

On verra.

Pour Clara à qui il ne manque rien, je ne sais pas quoi acheter. Luc a une idée:

On pourrait y donner une paire de gants.

L’idée me plaît:

C’est vrai que ça ferait plus beau que des mitaines pour quand a’ va travailler.

***

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Autour de la table, toute ma famille mange avec appétit et se réjouit de fêter en grandnotre premier Jour de l'An à Nashua. Depuis des années, la peur de ne pas pouvoirrembourser nos dettes et les soucis du grand déménagement m'empêchaient de mettre toutmon cœur à la fête. Cette année, il fallait que ce soit différent. Sur le conseil de Noëlla,j'ai fait de la dinde farcie que j'ai servie avec de la sauce aux canneberges, des patates enpurée, des tranches d'oignon rôti et des concombres marinés. Napoléon qui en reprendune bonne portion après que Blanche eut rempli son assiette, s'exclame:

C'est le meilleur repas que j'ai mangé depuis mon mariage.

Moi je trouve que celui-ci est encore meilleur, dit Blanche.

Personne ne les contredit. Pour le dessert, j'ai fait un gâteau blanc garni de confiture deframboises, mais pas de crème fouettée, ça coûte trop cher en ville.

À la fin du repas, Luc offre aux hommes, à Clara, à Blanche et à moi une rasade de rhumnoyée de Coca-Cola et de glaçons, à la mode américaine. Moi, j'ai bu le reste de laboisson noire et pétillante. J'ai failli m'étouffer à la première gorgée. Après j'ai trouvé çabon, mais bien trop sucré.

Au Jour de l’An, dit Luc, en levant son verre, on peut ben se parmettre une p’titefolie!

Des petites folies arrosées d’alcool, Luc s’en permet assez souvent:

Pensez-vous, Papa, qu’on connaît pas vos cachettes? On va dans la cave, nousautres itou, dit Alfred.

Pis pensez-vous que c’est la première fois qu’on goûte à de la boisson forte? Y’s’en vend partout, dit Napoléon.

Pis on aime ça autant que vous, ajoute Léon.

Luc rit de ces remarques qui ne l'’étonnent pas trop et remplit les verres sitôt qu’ils sontvides. La veillée est lancée. On se taquine joyeusement à propos de tout et de rien.Blanche nous étonne quand elle sort son harmonica de son sac à main et part la musique

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avec un reel. Napoléon frappe du pied pour donner la cadence. Les garçons attrapent lesfilles par la taille et les font tourner comme des toupies dans des rondes de set carré:

Tu vas trop vite, maudit, Alfred, tu vas m’étourdir, crie Rose-Aimée.

Tout le monde en place pour un set, lance Napoléon.

Ça va être L’oiseau dans la cage, pis c’est moi qui va caller ça, dit Luc.

Après une demi-heure à tourner et à faire la petite promenade autour de la salle, lesdanseurs se laissent tomber sur leur chaise. Moi je ne danse pas. J'ai beau faire semblant,je n’arrive pas à partager la joie des miens. Luc s'en rend bien compte, sans rien dire. Ilsait trop bien ce qui me rend triste malgré tout.

Au bout de la table, les yeux dans son verre d’alcool, Léon attire l'attention des autres:

Maman a’ ri pas ben fort dans son coin …

Ouais, c’est quoi qu’y’ a, Maman? demande Napoléon.

Tu sais ben qu’a’ pense à Adèle pis à Adélard, maudit Poléon! s’exclame Alfred.

C’est vrai, je dis, avec de la douleur dans ma voix.

J'hésite un peu et j'ajoute:

J’aimerais ça qu’on assaye de convaincre Adélard de s’en venir par icitte.J’m’ennuie tellement de lui.

On s’ennuie nous autres itou, Maman, mais on s'efforce pour pas trop y penser.

Les plus vieux me disent que je suis la seule à croire qu’Adélard pourrait changer d’idéeet venir nous rejoindre à Nashua.

L’appartement est tellement p’tit qu’y’ aurait pas de place pour installer un lit de

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plus, dit Clara.

Pis à part de ça, lui, y’ serait pas capable d’endurer le train, dit Jean-Baptiste.

Y’ aime trop le silence pis la solitude, ajoute Léon.

Rose-Aimée, qui jusque-là s'amusait bien, devient triste. Elle s’interroge:

Des fois, j’me demande si c’est pas lui qui avait raison.

Ben voyons donc! Je lui dis, on a ben réfléchi avant de s’en venir par icitte, pisastheure…

Astheure, elle m’interrompt, j’vas avoir quatorze ans dans trois jours. Si on étaitencore par chez nous, j’irais pus à l’école. Pis ça s’adonne que j’ai pu envie d’yaller. J’veux travailler pis gagner de l'argent, comme Clara.

Je jette un œil à Luc. Il ne dit rien. Je gage qu'il est en train de se dire qu'un salaire deplus et des dépenses en moins l'aiderait à mettre un peu plus d’argent de côté. Léon coupebientôt court à sa réflexion. Il se souvient d’avoir accepté de partir du canton Hocquart endisant que ça serait une bonne chose pour les enfants. Il s’approche de Rose-Aimée assiseà l’écart, lui prend les mains et plonge ses yeux doux dans les siens:

C’est pour vous autres, les enfants, que la famille a déménagé par icitte. C’estpour que les jeunes aient la chance d’aller à l’école jusqu’à seize ans, pis peut-êtremême plus.

Toi, Léon, t’es pas allé à l’école longtemps, pis t’as un bon métier astheure. Claraitou a’ l’a une bonne job.

Tous les yeux sont tournés vers eux. Chacun se demande ce qu’il dirait s’il était à la placede Léon.

C’est vrai que Clara a une bonne patronne. Ça veut pas dire que tu serais aussichanceuse qu’elle.

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Clara fait oui de la tête:

C’est vrai. Mais y’ a ben des riches qui charchent des filles débrouillardes, sij’aime pas ça à une place, j’aurais rien qu’à aller ailleurs.

C’est pas sérieux ça, dit Léon. Si tu restes pas à une place, les autres patronnesvont le savoir, pis y’ voudront pas d'toi.

Blanche itou, a' l'a une bonne job.

Sa belle-soeur prend la parole:

C’est çartain que dans les shops y’ a ben de l’ouvrage, mais c’est ben dur, tu sais.Moi, chus une femme faite, pis forte en masse. Ben j’vas te dire une chose: quandj’sors de là, chus fatiguée comme tu peux pas t’imaginer.

Léon lui sourit. Il doit penser que c'est le moment d'y aller de son principal argument:

L’instruction, ma p’tite sœur, on n’en a jamais assez. Pis c’est pas rien qu’uneaffaire de job pis d’argent. Quand on est instruit, on comprend mieux la vie, onpeut discuter avec tout le monde, pis on est plus heureux.

J’t’ai vu dans ton salon de barbier, Léon, tu parlais avec ton client, pis t’avais l’airben content.

C’est vrai, mais quand j’parle, c’est souvent pour poser des questions. J’écoute pisj’apprends. J’aimerais ça pouvoir donner mon idée plus souvent. J’me trouveignorant, Rose-Aimée. Y’ a ben des fois que ça me dérange pas pantoute, maisd’autres fois, ça me fait souffrir.

Léon tape l’épaule de sa jeune sœur et lui sourit avec tendresse:

Astheure, tu feras ce que tu voudras, t’es une grande fille, mais tu ferais ben deréfléchir avant de lâcher l’école.

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Les plus vieux font des moues de malaise, ils n'ont pas été à l'école aussi longtemps queRose-Aimée, ils gardent le silence. Pour diminuer le sentiment de pesanteur qui vient des'installer, je décide de libérer la table:

Ça vous tente-ti de jouer une partie de cartes ?

Au Charlemagne, bonne idée, dit Luc, réjoui.

Jean-Baptiste sera son partenaire. Pour le jeune homme, être couplé à son père, c'estsérieux. Alfred et Léon forment la deuxième équipe. Ils veulent surtout s’amuser et rireun bon coup.

Alfred mêle les cartes et les distribue. Luc soulève le coin de chacune d’elles avecprécaution, se penche comme pour y découvrir un trésor, puis en exhibe le dos à la vue detous. Il dépose ses cartes sur la table et les reprend comme pour s’assurer qu’il a bien vu.Il gesticule sans arrêt, fait des mimiques de défiance ou de garde, comme un lutteur. Desfois, il crie sa joie ou sa déception. Ses singeries amusent les uns, énervent les autres.

Plongé dans l’esprit d’une veillée canadienne, Luc retrouve son humour et son éloquence.Il occupe le centre de la place, parle de lui à la troisième personne:

Y’ a l’air de rien, mais y’ est assez intelligent pour réfléchir, le beau Luc. Y’ s’enlaisse pas imposer par les adversaires, par les femmes non plus, vous savez ça?

Quand il a bu, Luc peut se transformer en véritable machine à paroles. Avant de placer lesdernières cartes dans son jeu, il s’exclame:

Wow! J’aime ça! Vous savez pas ce que j’vois icitte, vous autres, là! Arrête de medonner des cartes de même, c’est trop effrayant! On va s’amuser gros, mes amis!

Ces exclamations ont-elles quelque chose à voir avec les cartes qu'il a dans sa main? Lesautres joueurs préfèrent croire qu’il s’agit d’une comédie et non d’une habile tricherie.Quand on remet en question son attitude, Luc a sa réponse:

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Dans la vie, j’dis jamais de menterie. Quand j’joue aux cartes, j’dis jamais lavérité.

Une heure plus tard, quand Alfred et Léon reviennent à la table, Luc et Jean-Baptisten’ont pas perdu une seule partie.

Me semble qu’on les a battus facilement, ces deux-là, dit Luc.

La vengeance est douce au cœur de l’Indien, vous saurez, dit Alfred.

Luc y va de ses bouffonneries:

Ça va-t-y’ assez ben icitte, c’te carte là? Une autre de même pis vous allez voir çaque là...

J'en peu plus de l'entendre, Je le pointe du doigt et dis:

Tu changes pas toi, hein! Un vrai énargumène, quand tu joues aux cartes.

J’vois pas pourquoi j’changerais, j’ai ben trop de fun de même.

Alfred lorgne vers son père, le regarde par en dessous:

Si on avait plus d’argent pis des p’tites cachettes, on aurait ben du fun nous autresitou…

T’as raison Alfred, dit Clara, elle à qui l’alcool a donné des forces et le goût deparler.

Luc s'amuse beaucoup et se souci de rien. Mais ce n’est pas le cas d'Alfred et de Léon, jeles ai entendus qui se demandaient si c'était le bon temps de parler de leur projet et del'argent dont ils ont besoin pour les réaliser. Les paroles d'Alfred sont un prétexte pouramener le sujet. À voir sa tête, je devine qu'il croit le moment venu:

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Dans les autres familles, Papa, ça marche pas comme icitte, vous savez.

Les yeux se tournent vers lui, il ajoute en regardant son père droit dans les yeux:

Moi, j’pense à me marier, pis à fonder une famille.

Quelle nouvelle! As-tu une blonde, au moins?, dis Rose-Aimée.

C’est sérieux, ce que j’dis là. J’m’en vas sur mes vingt-trois ans. À c’t’âge-là, lamoitié des gars sont mariés.

Léon entre dans le jeu:

Moi, j’commence à me faire une clientèle, pis ça va ben. Chus encore justecapable de payer ma pension. Mais plus tard, j’aimerais ça avoir mon salon. Pourça, ben, ça va me prendre de l’argent.

Ses fils veulent garder leur argent. La tournure de la conversation déplaît royalement àLuc, il se tord sur sa chaise et grimace:

Vous pensez comme des Américains, pis j’aime pas ça pantoute! Il dit.

Vous avez voulu qu’on s’en vienne aux États, dit Clara, c’était pas mon idée àmoi. Ben astheure qu’on est icitte, on peut pus vivre comme si on était encore aucanton, Papa.

Le visage de Luc devient rouge comme une tomate, les veines de son cou se gonflent. Jecrains la tempête:

Luc, je lui dis d’une voix ferme, fais ben attention à ce que tu vas dire. Ças’pourrait que j’seye pas d’accord avec toi!

Je pense qu'il se souvient des avertissements que je lui ai faits quelques jours auparavant.Il me jette un œil tout rond, baisse un peu la tête et se calme. Il ne dit rien.

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Depuis que je discute avec Noëlla à propos des agissements des gens de la ville, je suisdevenue plus compréhensive que mon mari. Je sens que c'est moi qui dois répondre auxgarçons:

J’comprends ce que vous demandez, les gars. Vot’ père pis moi, on va en parlerpis quand on aura la même idée, on vous la dira.

Jean-Baptiste écoute, gesticule sur son siège et fait une grimace de douleur. Je ne sais pasce qu'il a, mais j'ai peur. Il avale d’autres gorgées de gin. Tout à coup, des paroles briséessortent de sa bouche tremblante. Ça me fait penser à de l'eau qui sort d'un tuyau cassé.

Icitte, le père, il dit d’une voix criarde, c’est pas le canton. Icitte, y’ vivent pas àdix pis à douze dans une maison faite pour six. Icitte, les gars pis les fillestravaillent pis y’ ramassent leur argent comme y’ veulent. Quand y’ en ont assez,y’ se prennent un appartement, à deux ou à trois, pis y’ donnent pus rien à leu’sparents. Y’ sont libres, vous comprenez? Quand y’ sont des adultes, y’ sont pusobligés d’obéir à leu’s parents, comme si y’ étaient des enfants. C'est de mêmeque ça marche.

Jusque-là, la discussion faisait l'affaire d'Alfred, il avait l'air en confiance. Je sentais quemes paroles et celles de Léon et de Clara lui donnaient l’espoir de pouvoir raisonner sonpère sur la question de l'argent. Mais les mots exagérés et pas réfléchis de Jean-Baptistedérangent son plan. Ça le met en colère. Il éclate:

Toi, Baptiste, t’as pas d’affaire à parler de même à ton père. Commence par ypayer ce que tu dois avant de te plaindre.

Jean-Baptiste bondit, sa chaise tombe sur la bavette du poêle où elle se brise enmorceaux. Il saute sur Alfred, le mitraille de coups de poing. Alfred veut s’éloigner de latable. Les pattes de sa chaise s’accrochent dans les fentes du plancher. Il se retrouve sur ledos. Dans sa chute, le talon de son soulier frappe Jean-Baptiste sous le menton.L’uppercut ébranle le boxeur fou. Léon et Napoléon saisissent Jean-Baptiste etparviennent à le maîtriser.

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Attirés par le bruit, les enfants qui jouaient dans leurs chambres arrivent en courant.Lorsqu’ils aperçoivent Alfred sur le plancher, les jambes repliées sur son ventre, lesmains dans les airs, tenant toujours ses cartes dans une main et son verre d'alcool dansl'autre, ils pouffent de rire.

Jean-Baptiste cherche Alfred pour le frapper de plus belle. Je mets mes poings sur meshanches pour crier:

Baptiste! C’est assez!

Sorti du plus profond de mes entrailles, mon cri a dû être entendu par la moitié de la rueet de l’autre côté de la voie ferrée.

Encore en train de rire de la posture d’Alfred, mon hurlement a pour effet de figer lesenfants sur place comme des statues de plâtre.

C’est pas drôle, tonne Luc, r’tournez dans vos chambres.

Les deux petites s’enfuient. Rose-Aimée s'approche de moi pour me calmer. Louis aideson père à relever Alfred. Au même moment, Napoléon et Léon sortent Jean-Baptistedehors pour lui faire prendre l’air et l’aider à retrouver ses esprits. En s’agrippant à laclôture métallique qui longe la voie ferrée, Jean-Baptiste se vide l’estomac. Par la fenêtre,je les vois qui frissonnent. Ils tiennent Jean-Baptiste par les coudes et reviennent vers lamaison.

***

Le lendemain, Jean-Baptiste souffre d'un mal de tête effrayant. Quand je demande ce quilui a pris, il ne se souvient de rien:

J’me rappelle juste que j’avais mal. J’avais mal pis la tête voulait m’éclater!

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***

Lorsque je raconte la terrible soirée du Jour de l’An 1922 à mon amie Noëlla, elle trouvedes paroles auxquelles je n’avais pas pensé pour expliquer ce qui s'est passé.

Quand on déménage une famille dans un nouveau pays, elle m'explique, ça faitben des souffrances qui s’accumulent. Ces peines-là, chacun les garde en lui aussilongtemps qu’il peut. Mais avec l’alcool et les souvenirs émouvants, tout sortd’un coup.

Elle met sa main sur la mienne et sourit en disant:

C’est comme une source d’eau qui sort de la terre. Si on y touche pas, l’eau estlimpide pis ben bonne à boire. Mais si on veut agrandir le bassin pour y remplirune cruche, l’eau se brouille totalement. Y’ faut attendre plusieurs minutes pourque la terre retombe au fond. Quand le calme est revenu, on se retrouve avec unebelle source d’eau, plus grande et aussi bonne à boire qu’avant.

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Chapitre 49

Nashua, 1922

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Deux jours après la tempête fraternelle du Jour de l’An, Jean-Baptiste et moi, on setaquine sans rancune.

Bonne journée, Alfred. Fais attention à toi avec tes çarcueils.

Mes çarcueils à moi, y' ont pas quatre roues, y' sont moins dangereux que lestiens.

On éclate de rire et on part chacun de notre côté. Dans la maison, les autres dormentencore une heure avant d’aller au travail ou à l’école. Sur un trottoir luisant des restesd'une averse, je marche d'un bon pas. Ça me fait drôle de ressentir ce vent chaud du suden plein mois de janvier: On est loin des frets du Rang Six de Saint-Hubert, je me dis. J'aihâte de revoir mon contremaître, le petit Roméo Mailloux. C'est même rendu un amiastheure.

Je pense à ce qu'il m'a dit quelques jours avant Noël. Il avait fini d’acheter les cadeauxqu’il offrirait à ses enfants, à sa femme et même à ses vieux parents et il était content delui:

Pis toi Freddy, on m'appelle de même à la job, il m'a demandé, as-tu acheté lestiens?

Devant les autres travailleurs, je n’ai pas osé dire la vérité:

J’ai r’gardé ça, mais j’ai pas encore décidé, j'ai dis.

Le lendemain, j'ai raconté à Roméo que chez nous, on donne nos payes à notre père etqu’y nous en remet un peu, mais pas assez pour acheter des cadeaux:

Y’ a rien que lui qui a de l’argent. Ça fait qu'y a rien que lui qui fait des cadeaux.

Ah, j’comprends, a dit Roméo, ça se passait de même chez nous itou quand on estarrivés par icitte. C’est fini, ce temps-là. Astheure, quand les gars pis les fillescommencent à gagner, y’ payent leu’ pension pis y’ gardent le reste.

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À midi, après avoir avalé en vitesse le lunch préparé par ma mère, je raconte monaventure avec Jean-Baptiste. Roméo m’écoute jusqu'au bout. Le récit de l’altercation lefait sourire. Il se mord les lèvres et me dit que ça lui rappelle ben des souvenirs. Après unmoment il ajoute:

Ça fait dix ans que je suis par icitte, fait que j'ai eu le temps de réfléchir à ceschoses-là.

Pis c'est quoi que tu penses de ça?

Tu sais, Freddy, quand un homme quitte son pays, y’ a beau se dire qu’y’ s’ennuiepas pis que tout est mieux par icitte, mais ça marche pas de même. Toutes lesmenteries qu’y’ se raconte y font une boule dans la poitrine, comme un barrage deglace dans la rivière. Quand y’ prend un coup, l’alcool fait fondre l’obstacle, pislà, ça sort n’importe comment. Plus l’embâcle est gros, plus la débâcle esteffrayante.

Ouais, Jean-Baptiste ça y'a pris des mois pour se trouver une job. Y’ a eu le tempsde se construire un gros embâcle de menteries.

Pis toi, t’as reçu la débâcle d’émotions en pleine face.

On éclate de rire tous les deux.

Y’ me semble de te voir, les quatre fers en l’air.

Mais tu sauras que j’ai pas renvarsé une goutte de boisson.

Roméo s'en retourne à son travail, songeur. Deux ou trois fois, il jette un œil dans madirection, se gratte la tête, mais ne dit rien.

Le lendemain midi, sa tasse de café tiède dans la main, Roméo s’empresse de merejoindre. Il prend un ton pas sérieux, mais pas comique non plus:

Comme ça, mon Freddy, t’as dit que tu voulais te marier?

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Ouais, j’ai dit ça. Pis y’ont ri de moi. Tu comprends… J’ai même pas de blonde.

Roméo sourit. Je sens qu'il a une idée derrière la tête.

Veux-tu ben me dire pourquoi c’est faire que tu m’rappelles ça, toi là?

Roméo regarde sa montre, la demi-heure de lunch achève.

Ma belle-sœur, il dit, a’ s’appelle Jeanne. A’ voudrait se faire un chum. Ça faitque, quand t’as dit que tu voulais te marier, ben j’ai pensé à elle.

Ha oui, ben... heu... Chus prêt à me faire une blonde, moi itou. De quoi a’ l’al’air?

C’est une belle femme comme t’en vois pas souvent, pas très grande, pis justeassez grasse, enjouée pis travaillante. A’ fait ben à manger, a’ l’aime danser lessets carrés, pis aller aux vues.

Pendant que j'écoute Roméo, des images du film Phantom me reviennent. J'imagineJeanne aussi belle que Marie Starke, l’actrice que j'aurais voulu secourir quand elle étaithantée par le monstre. La proposition de Roméo m'a l'air trop belle pour être vraie. Il y aquelque chose qui ne marche pas, je me dis. Sa Jeanne est trop parfaite pour ne pas avoirde cavalier. J'attends la suite en soulevant les lèvres. Roméo devient sérieux, un peuinquiet. Il pose son regard au fond du mien et ajoute:

Jeanne est veuve. Son mari est mort dans un accident de chasse par chez vous,dans le Bas-du-Fleuve, l’automne passé. À part de ça, a’ l’a pas d’enfant pis elleest un peu plus vieille que toi. C’est-ti quèq’ chose qui te dérange, ça?

Euh, j’sais pas, tu me prends de court, toi là.

***

Le dimanche suivant, je suis invité à souper chez les Mailloux. Je voudrais me mettre sur

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mon trente-et-un, comme on dit, mais j'ai rien que mon habit usé à la corde, ma chemiseblanche neuve pis une vieille cravate. En arrivant devant la maison de mon ami, je medemande ce qu'il a bien pu dire de moi à Jeanne. C'est lui qui vient m'ouvrir la porte.Endimanché, avec ses cheveux bien peignés et sa cravate rayée, je prends une seconde àle reconnaître.

Coudonc, beau de même, c'est ti toi le cavalier?

Ben vois-tu, il dit en riant, moi, j'donne pu mes payes à mon père pis ma femme a'm'en laisse un peu plus que lui.

Sa femme, Rachel, vient nous rejoindre. C'est une belle brune au visage étroit avec unegrande bouche en cœur. J'espère que sa sœur lui ressemble.

Venez, elle dit, après m'avoir serré la main assez longtemps pour me laisser unebonne chaleur.

Roméo me tape l'épaule et me fait signe de passer devant lui. En nous voyant, Jeanne selève et vient à notre rencontre:

Ma belle-sœur Jeanne, v'là mon ami Freddy.

Elle est moins grande que Rachel et bien différente, mais aussi belle. Avec ses grandsyeux verts et ses cheveux roux, elle ne ressemble à aucune femme que je connais. Je faisun pas et elle aussi. On se donne la main. La mienne est un peu humide. La sienne estchaude comme du bon pain:

Ça me fait ben plaisir de vous rencontrer, Mademoiselle, hum, Madame…

Appelez-moi Jeanne, elle dit, en clignant des yeux.

Jeanne porte une robe avec des vagues dans la jupe. Quand elle s'assoit, je vois sesmollets bien musclés. Roméo avait raison, elle est sacrément belle. Je me demande si neje suis pas un peu trop ordinaire pour elle.

Installez-vous au salon, dit Rachel, le souper va être prêt dans une demi-heure.

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Roméo m'offre une bière et dit qu'il va aider Rachel… On est un peu gênés. Roméo m'adit que Jeanne aimait aller aux vues. Je lui demande si elle a vu Phantom.

Oui, mais moi, j'aime pas les vues qui font peur. J'aime mieux quand c'est drôle ouben quand c'est des aventures pis des histoires d'amour.

Je lui raconte que c'était la première fois qu'on allait aux vues, mon frère Léon, ma sœurClara et moi.

Pis comment vous avez trouvé ça?

C’est rien que des images qui bougent, mais n’empêche qu’on a eu peur. C’estcomme si les acteurs étaient là. C’est une ben belle invention.

Depuis qu’on a ça par icitte, dit Jeanne, Rachel pis moi, on a pas manqué uneseule vue.

Je l'écoute et me demande où elle prend ses sous pour sortir. Je ne parle pas de ça, maison dirait qu'elle a compris ce qui se passait dans ma tête.

Je travaille à l'hôpital de Nashua, elle dit. Des fois, je fais du ménage pis d'autresfois j'aide à la cuisine. C'est assez fatigant, mais j'ai une journée de congé parsemaine, des fois deux.

Elle parle de son travail et moi du mien. Rachel vient nous chercher pour le souper. Dusteak, ça fait longtemps que j’en ai pas mangé. C'est très bon. Roméo sait que je suis unpeu gêné. Pour nous faire rire, il raconte comment j'aime jouer des tours et raconter deshistoires aux gars de la manufacture. Jeanne écoute en m'observant du coin de l'oeil.Après le repas, Rachel propose de jouer une partie de cartes.

Ça, c'est une bonne idée. Les cartes j'connais ben ça.

Moi itou, dit Jeanne. On va faire une bonne équipe.

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On s'entend comme si on avait tout le temps joué ensemble. On gagne plus souvent qu'ànotre tour. Quand je fais un bon coup et que je cogne mes doigts sur la table pour fêter lavictoire, elle me lance des regards qui brillent comme des rayons de soleil.

À la fin de la soirée, on se retrouve juste tous les deux dans l'entrée du logement. Unefois de plus, nos regards se croisent et on ne baisse pas les yeux. En même temps, on ditles mêmes mots:

J’ai passé une ben belle soirée.

On rit de bon cœur. D’un signe de la tête, je l’invite à parler la première. Sans hésiter, elledit:

La prochaine fois, si ça vous tente, on ira aux vues.

Çartain que ça me tente. Samedi soir, à sept heures, j’vas être icitte, c’est promis.

En rentrant chez moi, j'ai rien que le goût de chanter. Je pense que Roméo a vu juste:Jeanne et moi, on a l'air d'être faits pour s’entendre.

***

Après un mois de fréquentation, on commence à parler d'avenir. Je connais maintenanttoute sa famille et je l'invite à rencontrer la mienne. Chez nous, on m'appelle encoreAlfred. Pour les Américains et pour Jeanne, je suis Freddy. Ça fait rire les jeunes. À partmaman et papa, toute la famille décide de m'appeler Freddy. Moi j'aime ça. Je trouve queça fait plus homme.

Après la soirée, ma mère me dit que c'est une bonne personne et qu'elle va me faire uneépouse dévouée. Toute ma famille trouve qu'elle a bien de l'allure. Je décide de lademander en mariage la semaine suivante.

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Un mois après, on fait publier les bans à l'église.

À la demande de Jeanne, notre mariage est célébré en toute simplicité le vingt-neuf mars1922. On s’installe dans le French village, assez loin de la voie ferrée pour pas tropentendre le train. C'est le grand bonheur!

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Chapitre 50

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Le jour de son mariage, dès la fin de la noce chez son ami Roméo, Alfred passe prendreses effets à la maison et va s'installer dans son nouvel appartement. À peine a-t-il quitté lamaison que Louis prend sa paillasse et ses couvertures et les portes dans la chambre desgarçons. Pour lui, le départ de son frère est un soulagement qu'il attend depuis notrearrivée à Nashua, il y a sept mois maintenant:

J’s’rai pus obligé de dormir dans la cuisine.

Pour le taquiner, Léon et Jean-Baptiste prennent ses effets et font semblant de lesapporter dans la cuisine:

Y'a pas de place pour un enfant dans une chambre d’hommes, disent-ils,moqueurs.

J'vas avoir douze ans, chus pus un enfant!

Toute la famille rit de bon cœur et c'est Rose-Aimé qui l'aide à s'installer dans la chambreque Louis partagera avec Léon et Jean-Baptiste.

Bien que Luc soit heureux du mariage de son fils, le salaire qui ne reviendra plus à lafamille ternit sa joie. Avec les quatre plus jeunes encore à l’école, une pension de moinsaffectera la vie de toute la maisonnée.

Y’ me donnent juste ce que ça me coûte pour les nourrir, maudite affaire.

Je fronce les sourcils. Ses paroles sont une manière de me reprocher d'avoir accepté qu'ilsgardent une partie de leur salaire pour eux:

C’est moi qui fais le marché, Luc. J’peux te dire qu’avec ce qu’y’ me donnent,j’en ai assez pour faire manger toute la famille.

Oui, mais y’a ben d’autres dépenses, pis j’aimerais ben mettre un peu d’argent decôté. On sait jamais ce qui peut arriver.

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Toutes les fois qu'il s'inquiète comme ça, je lève les yeux au ciel:

Y’a encore de l’argent dans not’ résarve. Pis si jamais on en manque, j’trouverai lemoyen d’en gagner. Par icitte, y’a une compagnie qui prête des machines àtricoter aux femmes qui veulent travailler, mais qui ont à leur charge des enfantsencore jeunes à la maison. J’pourrai toujours faire ça.

Je refuse de partager les inquiétudes de Luc, même s'il a peut-être raison. C'est vrai qu'il amoins d'argent depuis que les plus vieux gardent une partie de leur paie.

Quand on a élevé onze enfants, Luc, on doit pas s'inquiéter pour ses vieux jours.

C'était vrai quand on vivait sur une terre, mais icitte...

Des fois je me demande ce qui va arriver quand Luc pourra plus gagner un salaire. Lesenfants réussissent bien à l'école et mes grands gagnent des salaires raisonnables. Toutmon monde a trouvé sa place et personne ne se plaint.

***

Dans le Rang Six de Saint-Hubert, les enfants des voisins faisaient partie de la vie de tousles jours. Comme les nôtres, ils avaient toujours été là. Ceux et celles du même âges’assoyaient ensemble sur les bancs d’école, s’amusaient pendant les récréations, sechamaillaient sur le chemin du retour et se réconciliaient le lendemain. Ceux des écoles etdes paroisses voisines, nos enfants les voyaient à l’église ou au magasin général ledimanche, mais ils ne les connaissaient pas, c'étaient des étrangers.

Mais en ville, avec les grosses écoles, nos enfants sont entourés de dizaines d’autres dumême âge qu'eux. Du jour au lendemain, ces étrangers deviennent des voisins. Ici, nosécoliers se tiennent avec d'autres du même âge qu'eux, mais pas toujours les mêmes. Ici,ils peuvent se tenir avec quelques-uns et être totalement indifférents aux autres, mêmes'ils fréquentent la même école. Ici, quand les enfants changent de jeu, ils changent decompagnons.

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En ville, les enfants découvrent des libertés qu’ils ne connaissaient pas en campagne, ilsparlent de leur vie personnelle avec plus de monde. Les premiers mois ont été difficiles,surtout pour Louis, mais dès la seconde moitié de l’année, ses relations avec les élèvesdeviennent plaisantes. Hier, entre le dessert et le thé, pendant que les grands seracontaient des souvenirs heureux de la campagne, lui, il a dit:

Icitte, on se fait des amis.

À les entendre parler, mes enfants sont appréciés par leurs camarades. C’est pour moi unesource de fierté. Ils sont bien élevés et débrouillards aussi. Quand Luc vit des momentsdifficiles, je lui parle d’eux autres, des liens qu’ils tissent avec d’autres écoliers, desamitiés dont ils se vantent et de leur réussite scolaire.

C’est vrai qu’y’ faut faire des sacrifices, ça, on le savait. L’essentiel c’est qu’euxautres, y’ seye ben, dit Luc.

***

Peu de temps après le début des vacances, une amie de Marie-Anne l’invite chez ellepour la soirée. Je ne sais pas si je dois accepter:

C’est dangereux de se promener en ville le soir. T’as juste dix ans.

Oui Maman, mais justement, mon amie dit que j’peux coucher là.

C’est gentil de t’inviter, mais on les connaît pas ces gens-là.

Ben voyons, Maman, toutes les filles font ça.

Une fois de plus, je vais demander conseil à Noëlla. Cette dernière m’accueille avec unthé et des paroles de réconfort:

J’connais ben c’te famille-là, Madame Ouellet. C’est du bon monde. Inquiétez-vous pas pour vot’ fille.

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De retour à la maison le lendemain après-midi, Marie-Anne raconte comment elle a biendormi:

Pour une fois, le train ne m’a pas réveillée.

La petite est triste pourtant:

T’as pas l’air heureuse, y’ s’est-y’ passé quèq’ chose de pas correct?

Y’ s’est rien passé de pas correct, Maman.

Ben pourquoi tu fais c’te tête là?

C’est parce que j’aimerais ça inviter mon amie, pis la garder à coucher, mais onest trois dans la chambre. J’peux pas inviter parsonne, moi.

Je baisse les bras en la regardant. Je ne peux rien y faire.

Découvrir la liberté de choisir ses amis et de les fréquenter marque un tournant dans lavie de Marie-Anne, de Rose-Aimée, de Louis et de Lydia. Maintenant, ils ne font plusque de rares allusions aux voisins du Rang Six. Ils s’amusent de Luc et moi en parlantanglais entre eux, se plaignent toujours de l'étroitesse du logement et de leur chambre.

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Chapitre 51

Nashua, été 1922

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Mes patrons vont passer deux semaines dans l'État de New York. Au moment de partir,ils m'ont versé mes gages:

It is your holiday pay, a dit Monsieur Smith.

Je ne m’attendais pas à ça. Voyant mes grands yeux ronds, Madame Élisabeth s'est forcéepour parler français:

Nous tenir... teunons à vous, Clara.

Je lui ai répondu en anglais:

Don’t worry Mrs. Smith, I will be here one day before you come back.

Pour la première fois, je peux choisir ce que je vais faire de mes journées. Le premiermatin, je voudrais bien dormir jusqu’à midi, mais la chaleur suffocante de ma chambreme force à me lever.

On est dimanche, toute la famille est là pour le dîner. Je réfléchis tout haut:

Ou ben j’prends le train pis j’vas voir mes amies de Saint-Hubert, ou ben j’restepar icitte pis j’fais comme les Américains.

C’est quoi qu’y’ font, les Américains? demande Louis.

Y’ vont se baigner à la mer. Y’ en a qui s’apportent des lunchs pis d’autres quimangent dans les restaurants. Y’ en a même qui sont riche pis qui louent desmotels ou ben des chambres d’hôtel à Hampton Beach pis à Old Orchard.

Chacun se demande ce qu’il ferait s’il avait ma chance. Les aînés iraient au CantonHocquart, les plus jeunes à la plage. J'aimerais faire les deux, mais je n’en ai pas lesmoyens. Je m’ennuie des filles du Rang Six, mais des fois je pense qu’elles m’ontoubliée. Avant les fêtes, elles m’écrivaient souvent, mais maintenant je ne reçois plus

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rien. Moi, si j’étais à ta place, dit Léon, j’irais visiter Boston. Y’ paraît que ça

ressemble à Québec pis que c’est une ben belle ville. Chus jamais allée à Québec, ça fait que Boston, ça me dit rien.

Ce soir, je vais au cinéma avec Jeanne et Freddy. Plus personne l'appelle Alfred, celui-là.Le lendemain, la chaleur me fait transpirer comme un cheval de labour. Je décide deprendre le train avec les enfants et de les amener à la plage. On a vu la mer une fois, maison était dans le train. Depuis ce temps-là, on rêve d'y aller. Pour une fois, Louis saute dejoie avec les filles. Léon décide de venir avec nous autres:

Tu fais les sandwichs pis moi je paye les liqueurs.

Sur la plage, tout ce que les autres enfants font, les Ouellet le font aussi. Louis essaye defaire le plus gros château de sable et Lydia s'amuse à le détruire en le prenant dans sesbras. Louis ne la chicane pas, il lui demande de l'aider à reconstruire. Toute la famille s'ymet.

Rendu dans la mer avec de l'eau jusqu'aux épaules, Léon réussit à se laisser flotter sur ledos. Une vague plus grosse que les autres le roule sur la rive et le ramène plus loin dansl'eau. Il se débat pour se mettre debout. Quand il réussit, il a de l'eau jusqu'au cou. Sansperdre un instant, il pousse l'eau de ses deux mains, se penche vers l'avant et remue sesjambes. Dès qu'il peut, il court nous rejoindre en jetant un œil derrière lui.

Je me sens responsable des petits et je n’ose pas les laisser.

Vas te baigner, Clara, mais vas pas trop loin, me dit Léon, j’vas surveiller lesconstructeurs de la tour géante.

L'eau est froide au début, mais je m'habitue rapidement. J'ai peur, mais j'aime me laissersoulever un peu par les vagues. Pour me protéger du soleil qui me brûle le dos, je joueavec les vagues, je me plie les genoux et me relève juste avant l'arrivée de la houle.

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Sur la plage, Léon trouve une place où on peut se mettre à l'ombre. On passe une des plusbelles journées de nos vies et, le soir venu, immanquablement, tout le monde se plaintd'avoir des coups de soleil.

C'est décidé: je ne vais pas aller voir mes anciennes voisines. J'aime marcher dans lesrues de la ville avec mes sœurs. Des garçons me font des clins d'œil. J'aime ça, mais je nele laisse pas voir à cause des petites. Rose-Aimée trouve ça drôle, mais Marie-Anne etLydia ne voient pas ce qui se passe. Je ne sais pas ce que je ferais si j'étais toute seule ouavec une fille de mon âge. Si je veux me marier un jour, il faut bien que je fréquente desgars. Y en a un qui est blond et beau comme un acteur de cinéma. Je pourrais l'embrasseret aller aux vues avec lui. On est en plein jour, ce n’est pas dangereux, je pense que jevais revenir toute seule.

***

À la maison, j'aide ma mère, ça lui fait comme des vacances à elle aussi. Ça lui laisse dutemps pour aller faire la causette avec son amie Noëlla. Quand j'ai du temps, je lis lesjournaux qui parlent des vedettes qu'on voit dans les films. Je ne me tanne pas de lesregarder et d'imaginer ce que Carole Lombard, Greta Garbo et les autres font dans la viede tous les jours. Et les acteurs sont tellement beaux. Mes préférés c'est Buster Keaton, jel'ai vu dans le film Fatty butcher. Et Clark Gable, c'est lui le plus beau ; je me priverais demanger pendant deux jours pour le rencontrer. Mon père lui, il dit que c'est scandaleux deraconter les histoires de ce monde-là:

C'est du monde qui ont pas de morale!

Pour apprendre l’anglais, Papa, y’ a rien comme ce qui me fait rêver, je luiréponds avec un sourire en coin.

***

Mes patrons arrivent cet après-midi. Avant de m'en aller chez eux, je demande à mamancomment je pourrais leur faire plaisir:

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Si tu veux, j’vas t'aider à préparer un bon repas canadien.

Depuis les fêtes de Noël et du Jour de l'An, ça m'arrive des fois d’ajouter un ingrédient ouun assaisonnement aux plats préparés par ma patronne. Elle et son mari apprécient,qu'elle dit.

Le couple arrive juste à l'heure où Madame Smith devrait préparer le souper. Monannonce les comble de joie. Tout en se régalant, ils me demandent si, à l'avenir, jevoudrais bien aider un peu plus à la cuisine. J'accepte avec plaisir. Il faut dire queMadame Smith n’est pas très bonne cuisinière…

En octobre, elle me confie qu'elle a un gros problème:

Some friends of my husband will come for one day. I don’t know what to do fordinner.

I understand, je réponds.

Elle m'explique qu'elle a été élevée dans une famille de riches et qu'elle n’a pas apprisl’art de la cuisine. Le plus souvent, elle sert à son mari une boulette de viande salée, unepomme de terre bouillie et une sauce blanche trop liquide. Ce qui la trouble au point deme faire ces confidences, c'est que les amis de Boston ont un restaurant situé au cœur duplus beau quartier de la ville et qu'ils sont des amateurs de bonne cuisine. Je promets del'aider autant que je peux.

Le soir même, j'en discute avec ma mère:

On mange toujours la même chose, c'est pas beau dans les assiettes, ça a pas decouleur et sa goûte pas beaucoup.

Si j’étais toi, j’y offrirais de faire le repas pour leu’s amis de Boston.

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Maman réfléchit un moment: Avec une recette française, j'pense que tu manquerais pas ton coup. Noëlla dit que

les Français, c'est les meilleurs cuisiniers au monde. Ça serait quoi le menu? J’vas demander à Noëlla, elle m'a dit qu'au local de l'Association Canado-

Américaine, des gens ont laissé des livres de recettes du Canada pis de la France.On trouvera ben quèq'chose.

De retour au travail ce matin, mon humeur gaie intrigue Madame Smith:

I would like to feel as good as you, Clara.

J'hésite, puis je regarde du côté de la cuisine, je souris et m’approche d'elle.

If you want, Mrs. Smith, I could work next Sunday and make the dinner for youand your friends.

You could do it for me, Clara?

Yes Madame, if you accept that my mother come to help me.

Cette fois, Madame Smith ne corrige pas mon anglais:

Good idea Clara. Our friends and my husband will be happy to taste someFrench Canadian food.

***

Pour les mettre en appétit, j'accueille les convives (j'ai appris ce mot-là dans le livre derecettes) avec du vin mousseux et des bouchées de pain grillé garni de truite fumée. Ilssont ravis. Pendant que ma mère surveille la cuisson du met principal, je sers l’entrée.C'est un potage d’asperges sur lequel on a ajouté quelques gouttes de crème fraîche. Lesinvités goûtent et me disent qu'ils se régalent. Ma mère est en confiance. Une demi-heure

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plus tard, on se met à deux pour servir bien chaude la blanquette de veau. Dans le livre derecettes, il est écrit de la servir "avec une onctueuse sauce relevée de muscade, despommes de terre dauphinoises (le livre dit comment faire ça, une chance) et des légumesfinement coupés," c'est ce qu'on a fait. Ma mère et moi, on retourne dans la cuisine, maison écoute les commentaires. On entend des exclamations de joie.

Pendant que je verse du vin blanc de France dans des coupes délicatement gravées, lerestaurateur me fait signe d'arrêter quand le verre est à moitié. Je me demande s'il a peurqu'il ne soit pas bon. Puis il prend le verre, l'examine comme s'il regardait à travers,mastique une bouchée de pain blanc, goûte le vin puis reprend une bouchée de veau et seretourne vers moi:

Delicious, absolutely delicious! You are a great cook, Clara.

Ça être une wregal, dit sa femme.

Je pense à maman qui me regarde rayonnante de fierté. Je présente le dessert. C'est unetarte à la farlouche baignée de sirop d’érable et garnie d’un toupet de crème fouettée. Çaaussi, c'était dans le livre de recettes. Ça me fait penser à la coiffure de Louis-JosephPapineau qu'on voit dans les livres d'histoire. Le succès du repas est total.

Le thé anglais et le café colombien sont servis au salon. J'entends ce que disent lesvisiteurs. Ils n’en finissent plus de faire mon éloge. Je les entends qui me comparent àleur cuisinier. Ça me gêne, mais je ne le fais pas voir.

Mes patrons sont heureux de servir à leurs invités un repas digne d’eux, mais ils ont l'airinquiets. Le restaurateur consulte sa femme à voix basse. Ils se regardent avec dessourires de connivence, puis ils font des gestes de victoire comme s'ils venaient detrouver un trésor.

Élisabeth se penche à l’oreille de son mari. Je l'entends quand même:

I am afraid that they will offer a job to Clara, elle dit.

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We should do something, don’t you think?

Il lui fait un clin d’œil:

I believe that we should offer a new work and a new salary to Clara.

I think that we could have more guests if we do so.

Probably, dit le mari, en caressant l’épaule de son épouse.

Malgré l’aide que j'ai reçue de ma mère, mes patrons sont certains que je peux leur fairedes repas à la française tous les jours.

Moins d’une semaine plus tard, Monsieur Smith me demande si je veux me charger de lacuisine. Je rougis de contentement, mais je m'inquiète pourtant:

Mais ça va me faire ben trop de travail, je dis, oubliant de parler anglais.

Ma patronne sourit:

Don’t worry about the housework Clara, we will have another girl to help you.From now on, you will be in charge of the entire house with a convenient salary.

I do accept, Madame. But sometimes, I will need the help of my mother.

Anytime, Clara.

Aujourd'hui, je réalise combien j'ai de l’affection pour les Smith. En prenant la charge dela maison, j'annonce que je suis maintenant prête à emménager chez eux, si l’offre tienttoujours.

For sure, répondent les patrons.

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Chapitre 52

Rang Six, été 1923

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Le trou, c’est comme ça qu’on surnomme la pièce fermée dans laquelle j'applique au fusilune mince couche de peinture sur le bois des cercueils. En m'expliquant la tâche, Roméom'a dit:

La peinture, c’est pas bon pour les poumons, mais si tu restes là-dedans pas plusde dix ou quinze minutes à la fois, t’auras pas de problème.

Roméo a lui-même fait ce travail pendant plus d'une année et il n’a pas été malade. Maisaprès quatre mois, quand je sors de là, j'ai toujours mal à la tête et j'ai de la misère àrespirer. Je demande à Roméo de retirer cette tâche-là de mon travail parce que j'ai peurpour ma santé.

J’vas faire mon possible, mon ami.

Après avoir dit à Roméo que ce travail a toujours été fait par le dernier employé entré à lamanufacture et que je dois faire comme les autres, le grand patron a été clair, me ditRoméo:

If your friend is not able to do the job, I don’t need him here. Get him out.

Les mois ont passé et je sens bien que ma santé continue de se détériorer. Mon mal detête dure plus longtemps et des fois j'ai envie de vomir.

T'as le visage pâle, les traits tirés pis la mine triste, me dit Jeanne.

En plus, je perds du poids, moi qui étais déjà maigre:

T’es pus r’connaissable! T’as l’air dix ans plus vieux que ton âge, me dit uncamarade de travail.

Tu devrais aller voir le docteur, me suggère un autre.

T’as besoin de respirer de l’air pur, toi-là, ajoute un troisième.

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J'explique le problème à Jeanne:

À chaque fois que je vais dans la maudite paint shop, ça me prend deux jours pourm’en remettre. Le gars qui faisait la job avant moi, y’ est parti à moitié mort. Y’était assez maigre qu’on voyait le jour à travers. J’veux pas me rendre maladecomme lui, tu comprends?

Elle aussi pense que je dois changer d’air si je veux retrouver la santé. Si j’veux respirerdu bon air, je me dis, je sais ce que j’ai à faire. En me disant ça, j'ai un petit sourire quime vient du fond de l'âme. J'imagine la tête d’Adélard quand je vais me présenter à saporte.

En tout cas, dit Jeanne, y’ est pas question que tu continues à travailler à la shopde tombes.

J’vas voir si l’air de la campagne me fait du bien. Si c’est comme j’pense, j’vasme trouver du travail là-bas pour une secousse, pis tu viendras me trouver.

J’te verrais ben à la meunerie de Saint-Honoré: blanc comme un lièvre en hiver, ettoujours souriant avec les habitants de la paroisse. Tu vas te faire aimer.

Jeanne a été élevée à Saint-Honoré, la paroisse voisine de Saint-Hubert. Elle aime la vie àNashua, mais elle garde un souvenir heureux de l'existence qu’elle menait dans sonvillage:

Pourvu que tu m’amènes pas sur une terre, tu le sais Freddy, j’te suivrai n’importeoù.

Un beau matin de la fin mai, j'embrasse Jeanne, je pose mon sac à dos sur mes épaules etje m’installe sur le bord de la route. Mon pouce retroussé pointe vers le Nord.

De voiture en voiture, automobiles ou camions, je finis par me retrouver à Saint-Hubert.Parti de Nashua au petit matin, ça m'a pris douze heures pour traverser les Monts Blancsdu New Hampshire, le Maine, et déboucher, épuisé, mais heureux, dans le paysage demon enfance.

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En voyant la maison paternelle, je songe que c'est la seule demeure où je me sentais chezmoi. J'ai quelque chose qui se tord dans mon ventre. J'ai faim, mais ce n’est pas la mêmechose. Je m'arrête et contemple la maison. Je la trouve petite. Je me demande commentc’est qu’on a bien pu vivre à douze là-dedans. Il manque toujours un barreau à l’échellequi mène au toit. J'approche. Les rideaux plissés et attachés au cadre de la fenêtre n’ontpas changé. Ça me fait penser à ma mère. La barrière de la clôture du jardin est un peuplus tordue qu'avant. J’avais complètement oublié ces détails-là. J'hésite à monter lesmarches du perron. J'ai un drôle de sentiment. Dans le temps, il y avait toujours quelqu'unqui bougeait ici. Quand ce n’était pas un homme qui travaillait avec des outils ou bien mamère qui transportait un seau de lait, c'était une gang d'enfants qui jouaient entre lamaison et les bâtiments. C'est ça, je suis seul dans la cour où on a vécu toute la famille etc'est la première fois que ça m'arrive. C'est effrayant, ça me fait penser à la mort. Aumoins, je me dis, j'entends le vent dans les feuilles de trembles et des grenouilles quis'égosillent dans l'étang à côté.

Je me demande si la maison n’est pas totalement abandonnée. Où c’est qu’Adélard peutbien être à huit heures du soir? Je n’ose pas entrer dans cette demeure qui n’est plus cellede mon père, mais celle de mon frère. Un cri derrière moi me fait sortir de ma torpeur:

Qui c’est qui est là?

C’est Alfred! Tu r'connais pus ton frère, astheure?

Adélard accélère le pas, m'examine de la tête aux pieds. Sans dire un mot, on fait un gestequ’on n’avait jamais pensé être capable de faire: on s’étreint brusquement. Je pensais queces choses-là se passaient rien que dans les vues. Après deux années de séparation, cessecondes de silence me font penser aux curés quand ils parlent de l’éternité.

La belle allure d’Adélard m'inspire des paroles qui nous ramènent dans le présent:

On dirait que tu reviens de chez ta promise, toi, là. T’es habillé chic. T’as l’aird’un cavalier, ben plus que d’un cultivateur!

Laisse faire ça, pis rentre te reposer. T’as l’air à moitié mort. J’vas te fairechauffer du thé.

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C’est vrai que chu ben fatigué. Jeanne m’a fait des sandwichs pour la journée,mais depuis six heures à matin, j’ai quasiment rien bu. Du bon thé comme mamanle fait, ça va me faire du bien.

Adélard avale sa salive puis s’informe d’elle, de son père, de ses frères et sœurs. Sansparler de moi-même, je dis un mot de chacun:

Pis toi, pis Adèle, comment ça va?

Adèle a déjà deux enfants, bien à elle ces deux-là, en plus des six rejetons de son veuf,encore très jeunes. Elle a bien du travail, mais elle ne se plaint jamais.

Pis toi, tu te plains-ti de rester tout seul icitte?

Toi là, si t’es venu me charcher pour m’amener aux États, ben tu sauras que tuperds ton temps.

Sa réaction me surprend, je n’ai pas parlé de ça. Je crois deviner ce qui lui arrive:

Serais-tu en train de me dire de quoi, toi-là? Ça serait-ti que t’as une raison deplus de rester par icitte?

Le visage d’Adélard s’illumine d’un grand sourire.

Ben tu te trompes pas, Alfred. Pis tu vas être le premier à apprendre la nouvelle:j’me marie. Y’ me reste pus rien qu’à faire la grande demande à monsieurSanterre. Pis ça va se faire dimanche prochain, à Saint-Clément.

Adélard, mon frère carrément timide et songeur est tout excité. Il pense à sa fiancée. Je nel’ai jamais vu comme ça.

C’est beau de te voir de même, mon p’tit frère. Chus ben content pour toi.Raconte-moi ça? Comment a’ l’est? Où tu l’as connue? C’est quoi son nom, à tafuture?

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Mon frère n’a pas parlé quinze minutes que je commence à lorgner du côté de l’escaliermenant aux chambres. Voyant que j’en peux plus, Adélard me propose d’aller mecoucher.

On reprendra ça demain matin.

Je m’excuse et je prends la direction de l’escalier. Arrivé en haut, je me dirige vers ce quia été ma chambre à coucher et le lit que je partageais avec Napoléon. Rien n'a bougédepuis deux ans. J'enlève délicatement la couverture poussiéreuse qui recouvre lapaillasse et je tombe dessus comme une bûche sur un tas de laine de mouton.

Ici, je suis redevenu Alfred. Après une longue nuit de sommeil, je déjeune avec Adélard.Je lui explique les problèmes que j'ai à mon travail, mon besoin d’air de la campagne et lapossibilité que je reste plus longtemps à Saint-Hubert. Puis, je lui parle longuement deJeanne qui pourrait venir me rejoindre.

Le lendemain, je me rends chez ma grande sœur. Je la trouve plus joyeuse que j'avaispensé. Le même jour, je reviens m’installer chez Adélard. Ici, je suis comme chez nous, sije peux dire.

Adélard et Éva Santerre ont décidé de se marier en juillet. Il ne reste pas beaucoup detemps et nos parents ne sont pas au courant. Je suggère de leur envoyer un télégramme.Adélard accepte. Le lendemain, on se rend au bureau de poste de Saint-Honoré. Adélardleur annonce qu'il va se marier et moi j'ajoute que je retrouve la santé. Au bas dutélégramme, je demande au postier d'ajouter une ligne pour dire à Jeanne que je vais bienet que je vais lui écrire bientôt.

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Chapitre 53

Nashua, été 1923

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Jour après jour, peu avant seize heures, je m’approche de la fenêtre donnant sur la rue etje guette le passage du facteur. En voyant l’homme tourner dans l’entrée du logement,une enveloppe à la main, je me réjouis. On a des nouvelles d’Adèle et d’Adélard. Je medemande comment ils vont. Je pense à eux tous les jours, je lis et relis les lettres que jereçois. Ils m'en envoient de moins en moins souvent... Dès que j'en ai lu une, je pense autemps qu’il me faudra attendre pour lire la prochaine.

Adélard ne nous a pas laissé de doute, il ne viendra pas nous rejoindre. Je le sais, mais jene peux pas m’empêcher d’y rêver encore. À ma grande surprise, l’employé des postes seprésente à la porte:

Are you Mrs Luc Ouellet?

Oui, yes yes...

I have a telegram for Mr. Ouellet. Would you like to sign here please?

Je prends l’enveloppe dans mes mains, mouette. Mon Dieu, pourvu qui n’en ait pas un demort! Il faut que la nouvelle soit grave, sinon, il nous aurait envoyé une lettre. Je medemande si je vais attendre l’arrivée de Luc pour ouvrir l’enveloppe, je regarde l’heure.Si c’est une mauvaise nouvelle, je peux aussi bien m’écraser ici toute seule. Je décided’attendre.

En rentrant de l’école, les enfants me posent des questions:

Y’a-ti quèq’ chose qui va pas, Maman? Vous avez l'air inquiète pis narveuse, itou.

Non... Y’a rien.

En arrivant de son travail, Léon s’étonne de me trouver sur le perron.

Ça fait curieux de vous voir dehors, à rien faire, à l'heure de préparer le souper.Voulez-vous ben me dire ce qu'y vas pas?

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Y’... Y’ fait chaud dans la maison.

Luc arrive enfin. Je l’entraîne aussitôt dans un coin et je lui montre le télégramme. Desplis profonds se forment sur son front. Il me regarde avec des yeux ronds. Je suis encoreplus inquiète. Ses mains tremblent. Il a de la difficulté à ouvrir l'enveloppe trop biencachetée. Il regarde les mots sans essayer de les comprendre et me remet le papier. Jetranspire en lisant:

"Avons deux bonnes nouvelles à vous annoncer. Stop. Moi, Alfred, je vais bien. Stop.Moi, Adélard, je me marie le dix-sept juillet. Stop. Allez-vous venir? Stop. Demanderéponse rapidement. Stop.

Adélard, Alfred."

La dernière ligne est pour Jeanne. Je tombe assise sur la première chaise que je trouve.

J’ai eu assez peur, Luc!

Je prends à moitié conscience du contenu. Luc demeure sans voix. Je sens que trop dequestions se bousculent dans sa tête. J'attends qu'il parle. Enfin, il réfléchit tout haut:

On a-ti les moyens d’y aller? Y’ est ben jeune pour se marier! Y’ pense-ti éleverune famille sur c’te terre là, coudonc?

Mais c’est rien que des bonnes nouvelles, tout ça, Luc. Y’ faut le dire aux enfantspis à Jeanne.

Attends un peu, Émérence. Y’ faut savoir ce qu’on va répondre à Adélard avant deleu’ dire qu’y’ se marie.

Je retrouve un peu de courage, mais je suis épuisée par l’inquiétude de l’après-midi.

Non Luc, j’sais pas ce qu’on va répondre, mais j’ai pas la force d’assayer de lesavoir. On va dire qu’on sait pas encore.

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À bout de force lui aussi, l’émotion venant s’ajouter à sa journée de travail, Luc nes’oppose pas.

En entendant la nouvelle, les enfants s’exclament:

On y va!

On va aux noces!

Toute la gang!

L’air découragé, Luc se contente de dire:

Vot’ mère pis moi, on aimerait ben ça itou, mais on sait pas si on va être capablesd’y aller.

Ça va me faire ben de la peine de pas être là, dit Léon, mais mon patron pis mesclients comptent sur moi. Le mois de juillet, c’est un gros mois à la barber shop.

Il nous observe un peu. Il doit comprendre pourquoi on a le visage triste comme si onavait appris la mort de quelqu'un. Il ajoute:

Si y’ vous manque d’argent, j’peux vous aider à payer le train.

Je pense à Adélard et à sa future épouse, à Adèle, à mes deux petits-enfants que je n’aipas vus. Un flot de larmes me monte aux yeux, je tourne le dos à mon monde et meréfugie dans ma chambre. Luc me rejoint:

Adélard va être ben déçu si on y va pas. Y’ a-ti moyen de faire quèq’ chose, Luc?

J’vas demander une semaine de congé à mon boss.

On pourrait rester pas trop longtemps, juste deux jours.

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Un nuage passe sur le visage de Luc. Il plisse les lèvres et se tourne à moitié vers le muravant d'ajouter:

Si on reste là rien qu'une journée, là-bas, y’ vont comprendre que j’ai pas lesmoyens de rester plus longtemps. Pis ça serait trop compliqué de tout expliquer çaau monde.

C’est-ti de l’orgueil, ça, Luc?

Je réfléchis. Je pense que mon mari a raison. Si on va au mariage d’Adélard et qu'on neprend pas le temps de passer quelques jours avec lui et sa femme, si on ne parle pas à nosanciens voisins et à Monsieur le Curé Roy, ils vont dire qu'on a perdu la liberté qu'onavait et qu'eux autres ils l’ont encore. Ils vont dire qu’on est aussi pauvres qu’avant, queça ne valait pas la peine de quitter notre pays et notre monde. Je m'en veux un peu. Je saisque ce n’est pas un bon sentiment. Ça me fait mal dans la poitrine. Luc se retourne versmoi, l'air décidé:

Si on peut pas y aller une semaine, on ira pas pantoute.

Tu viens d’avoir ta semaine de vacances, ton boss voudra jamais.

Luc ne regrette pas d’avoir quitté le canton Hocquart. Il est satisfait de voir nos enfantsréussir à l’école, nos plus vieux gagner des salaires raisonnables, Léon et Clara pratiquerde bons métiers. Pour ces raisons, il accepte d’être sous les ordres d’un contremaître, unechose humiliante pour un ancien cultivateur, propriétaire de sa ferme.

Maintenant qu'Alfred est marié, que Clara vit chez ses patrons et que les quatre plusjeunes vont à l’école, les revenus de la famille diminuent. Le salaire de Luc et lespensions de Léon et de Jean-Baptiste ne suffisent plus. Il commence à puiser dans sesréserves. Ça le rend de plus en plus nerveux. On appelle ça de l'angoisse, m'a dit Noëlla.

Le patron n'aime pas beaucoup ça, mais comme lui-même vient de marier sa fille, ilaccepte de laisser Luc partir une semaine, sans salaire.

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Une paye en moins… dit Luc, c'est pas rien.

On n’a pas le choix de l'admettre, on n’a pas les moyens d’aller au mariage de notre fils.On décide de lui annoncer par un télégramme:

" Sommes contents pour toi. Stop. Ne pouvons pas aller à ton mariage. Stop. Voussouhaitons beaucoup de bonheur. Stop.

Luc, Émérence et famille. "

Au mariage de son frère, Alfred sera son témoin et le seul membre de sa famille.

Ce jour-là, à Nashua, un silence lourd à supporter envahit la maison. Même les plus petitsavaient rêvé un moment d’aller aux noces d’Adélard, de revoir le Canada. Ils ontdéchanté. Pour la première fois de sa vie, Léon arrive à la maison une heure en retard, lesyeux rouges et le pas lent. Je lui demande ce qui s'est passé. L'air piteux, il répond:

Chus allez boire du whis-ky, Maman.

Il se laisse tomber lourdement sur un fauteuil et dit, la bouche molle:

Adélard s’est marié aujourd’hui, pis… pis j’étais pas là. Jamais j’aurais pensé çapos… pos-si-ble. J'ai voulu noyer ma peine, Maman. Pis vous autres, ses parents,vous êtes encore plus mal… malheureux que moi.

Tout le monde est malheureux, icitte, Léon, je réponds en lui offrant une tasse dethé.

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Chapitre 54

Nashua, printemps 1925

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À l'automne, ça va faire trois ans qu'on est aux États-Unis, je me félicite d’avoir relevé ledéfi de l’immigration. J'ai plus peur de devoir me réfugier un jour sur ma terre du CantonHocquart, sur mes lots du Rang Six. Mon projet de déménager toute ma famille a réussi.Mais j'ai une autre peur, plus grave encore. Tous les jours de ma vie, je me demande avecquel argent je vais vivre quand je serai plus capable de gagner un salaire. Mes deux lotssont toujours ma propriété et j'ai bien ma petite idée pour tirer bénéfice de ce capital,mais j'hésite à parler de ça avec Émérence. Si je veux que ça marche, y faut que je soiscertain de mon idée et que j'aie les bons mots pour lui en parler.

Un dimanche ensoleillé du printemps 1925, pendant que nos enfants sont partis jouerdans un parc, deux tasses de thé déposées entre nous sur une petite table branlante,Émérence et moi, on se berce sur le perron, l’un à côté de l’autre. Même après tout cetemps passé à Nashua, quand on s'assoit là, on garde toujours nos yeux tournés vers leNord, vers le coin de pays où sont restés Adèle et Adélard. Je me lève et m'avance vers larampe. Je croise les bras et, sans regarder ma femme, je dis:

Astheure, Émérence, chus çartain qu’on va rester par icitte jusqu’à la fin de nosjours.

Émérence se lève, vient me trouver et dépose sa main sur mon bras:

J’pense ça itou. Pis j’sais qu’Adélard viendra jamais nous trouver.

Tu t’es fait des illusions, ma belle Émérence. Moi, j’ai jamais pensé qu’y’ s’enviendrait par icitte un jour. La terre, pour Adélard, c’est plus qu’un gagne-pain.Pour lui, abandonner le sol où c’est qu’y’ est venu au monde, ça serait commetrahir ses ancêtres, pis renier sa religion.

Émérence et moi, on revient s’asseoir, nos regards toujours perdus dans l'horizon. Jedécide d'aborder la question:

Astheure qu’y’ est marié pis qu’y’ a un premier bébé, on serait ben mal venus der’tourner là, tu penses pas?

C'est ben sûr qu'Adélard, sa femme Éva qui est enceinte, pis son p’tit Roland quivient d’avoir un an, y’ sont chez eux, là-bas.

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Je me retourne vers elle en faisant semblant d’être surpris par ce qu'elle vient de dire:

Tu parles comme si la terre y appartenait. C’est pas le cas, Émérence. Tout ce quiétait là en 1921 m’appartient encore. J’y ai rien vendu pis j’y ai rien donné nonplus.

Émérence m'écoute en gardant la bouche ouverte, mais garde le silence. Je me lève uneautre fois, je regarde la voie ferrée et je fais semblant de réfléchir à haute voix:

L’entente avec Adélard, c’était qu’on avait une place où aboutir si jamais onr’tournait au Canada. Pis si on r’tourne pas, y’ a pas d’entente. Ça serait p’t’êtreben le temps de penser à ça…

Pour c’qu’a’ vaut, c’te terre là, y’ a pas grand-chose à penser…

C’est encore drôle, Émérence. C’est encore drôle... La maison pis la grange m’ontcoûté quatre cents piastres. Y’ a des beaux morceaux de terre de cultivés, leroulant de farme, les animaux, pis les meubles, tout ça vaut pas mal d’argent.

J’te suis pas Luc. T’as toujours dit que c’était une terre à bois, qu’une fois le boiscoupé, surtout l’érablière, la terre valait rien. Pis là, tu me parles des beauxmorceaux de terre cultivés, pis tu te demandes comment c’est qu’a’ vaut. Où c’estque tu veux en venir, avec ça?

Je ne réponds pas. Je dis que j'ai besoin de marcher. Je descends la marche et jem’éloigne de la maison.

***

Les jours passent, je ne dis pas un mot de ce qui me préoccupe à Émérence. J'ai encorebesoin de réfléchir. Elle me connaît, elle sait que je prépare quelque chose d'important. Ledimanche suivant, sous un soleil encore plus chaud, toujours près d’un thé refroidi, jeparle d’avenir, de l’année où je devrai prendre ma retraite. Tout d'un coup, j'immobilisema berçante, me tourne vers Émérence et pose la question que je prépare depuis des

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semaines:

C’est quoi qui va nous arriver quand j’serai trop vieux pour gagner un salaire, pisque nos enfants seront pus icitte pour payer leu’ pension?

Surprise par le sérieux de ma question, Émérence se gratte le front et s'assure quepersonne ne l'entend, avant de dire:

On a ben une p’tite résarve non? Mais…

Je m'empresse de reprendre la parole avant qu'elle ait le temps d'en dire plus:

Avec c’qu’on a pis c’qu’on peut épargner, on aurait pas de quoi vivre une année.Pis y’ faudrait pas qu’y’ nous arrive un malheur ou ben qu’on tombe malade.

Pour la maladie, on pourrait prendre une assurance.

À notre âge? Tu y penses pas, Émérence! Ça coûte ben trop cher. Ça prendraittoute not’ résarve, pis encore, y’ en manquerait.

Au Canada, je sais bien, c'est la tradition, le père donne sa terre à un de ses fils. En retour,le fils s’engage à prendre soin de ses parents jusqu’à la fin de leurs jours.

Si j’donnais ma terre à Adélard, y’ faudrait qu’on s’en aille vivre avec lui, avec safemme pis ses enfants.

Voyons donc, toi, astheure qu’on est installés par icitte, t’imagines-tu qu’onpourrait laisser le gros de not’ famille à Nashua, pis r’tourner vivre sur la terre ducanton?

Émérence a un air effrayé juste à penser à ça. Elle essaie de trouver une solution:

P’t’être ben que, quand le temps sera venu, on pourrait rester chez un de nosenfants, icitte à Nashua.

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Émérence a vite compris qu'on aura un gros problème le jour oùon n'aura plus derevenus. On commence à discuter plus sérieusement:

Nos enfants, Émérence, y’ sont encore jeunes, on sait pas ce qu’y’ vont devenirpis avec qui y’ vont se marier. À part de ça, on aura des dépenses pis rien pour lespayer. Tu le sais, ma femme, y’ auraient pas d’obligation... eux autres...

Émérence comprend que je fais allusion à Adélard, c'est à lui que je vais donner mesbiens et il serait le seul à me devoir quelque chose. D’un geste vif, elle saisit sa tasse etentre dans la maison sans dire un mot. Je la rejoins et tente de reprendre la discussion.Elle refuse:

J’ai besoin de réfléchir à tout ça, toute seule. On en parlera une autre fois. Pis çapresse pas.

***

Le temps passe. À mon travail, il est question des vacances annuelles. Je vois là unebonne occasion de reparler avec Émérence du sujet qui me tracasse toujours plus. Jerentre à la maison en montrant une belle humeur, je prends mon air des grands jours etdis:

Ça t’tenterait-ti, ma femme, de faire un voyage au Canada, l’été qui s’en vient?

La dernière fois que je l'ai abordée en parlant de voyage, c’était en 1920, quand je l’avaissurprise en affirmant que le temps était venu de déménager aux États-Unis.

Qu’est-ce que tu vas me sortir, encore?

J’ai décidé de donner la terre à Adélard, pis pour ça, ben y’ faut passer chez lenotaire, à Saint-Hubert.

Émérence observe les enfants qui reviennent d'une visite chez Napoléon, elle sourit. Jesais bien qu'elle pense au bonheur qu'elle aurait de revoir Adèle et Adélard. Son sourire se

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change en une petite grimace, je sens qu'elle se méfie:

Y’ a deux ans, on avait pas les moyens d’aller à son mariage, pis là, tu parlesd’aller y donner la terre. J’te suis pas ben, Luc.

C’te fois icitte, on irait pendant ma semaine de vacances, j’pardrais pas de salaire.C’est pas pareil.

Si c’est pour y donner la terre, y’ a rien qui presse. On n’a rien qu’à y écrire.

Ben justement, y’ faut y écrire pour y dire les conditions de la donation.

Émérence saute de sa chaise, vive comme un animal. Elle comprend où je veux en venir.Avant qu’elle ne trouve des arguments, j'ajoute:

Tant qu’y’ gardait la terre pour nous autres, en cas de malheur, y’ nous rendaitsarvice. Mais astheure, c’est pus pareil. Nous autres, on paye un loyer de vingt-huit piastres par mois pour vivre icitte. Y’ a pas de raison pourqu'à lui, ça y coûterien.

Dis-moi pas que tu veux y faire payer un loyer!

Ben non... c’est pas ça.

Je m'approche d’Émérence. Dans ses grands yeux, je vois qu'elle se méfie de moi commetoujours quand il est question d'argent. Mais la question est trop grave, elle veut savoir ceque j'ai dans la tête:

J’y donne ma terre, tu comprends? Mais y’ aura jamais à nous entretenir. À laplace, j’y demande de nous payer un montant par année, tant qu’on vivra. Pis sion vit vieux, y’ arrêtera de payer quand y’ aura atteint la valeur de la terre. Ça va ycoûter c’que ça y coûterait si on se faisait entretenir par lui. Tu trouves pas quec’est la meilleure chose à faire, Émérence, qu’y’ nous paye une pension en retourde la terre?

Émérence me demande un moment de réflexion. Après un souper en famille où on secontente d'écouter les propos des enfants qui se racontent leurs aventures, elle revient surle sujet:

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Combien que tu y demanderais?

J’ai pensé que soixante-quinze piastres par année, ça serait raisonnable.

Pis combien d’années?

Tant qu’un de nous deux vivra, ou tant qu’y’ aura pas payé mille deux centspiastres.

Émérence n’en revient pas, elle trouve le montant exagéré:

Quand on a passé au feu, t’as fait une vente à réméré de quatre cents piastres surc’terre-là, c’est c’qu’a’ valait, y’ me semble.

T'as raison, a’ valait ça en 1911, quand y’ avait pus de bâtiments dessus. On est en1925. Pis quand on va mourir, ça pourrait être dans les années trente ou quarante,pis p’t’être même après. La terre va valoir ben plus cher qu'aujourd'hui.

Émérence me trouve avare, mais elle continue à discuter. Quand je lui dis qu'Adélarddevrait commencer à payer à la signature du contrat, elle rage:

Pis c’est pour ça que tu me parles de voyage... Quand y’ s’est marié, on avait pasles moyens d’y aller, ni de lui faire de cadeaux, pis là, tu veux qu’on y aille avecson argent à lui. Ça a pas de bon sens, donnes-y au moins un an pour ramasser lespremières soixante-quinze piastres.

J'accepte. Les versements de la rente débuteront au mois de juillet 1926. Je demande àÉmérence d’écrire à Adélard pour lui soumettre le projet de contrat.

***

La réponse d’Adélard ne se fait pas attendre. Mon fils accepte sans discussion et sans semontrer surpris. En attendant notre arrivée, il prendra rendez-vous avec le notaire Paradisaux alentours du dix-sept juillet, au milieu de ma semaine de vacances.

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Chapitre 55

Nashua, automne 1927

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J'aime travailler au garage et j'ai rien que des compliments de la part de mon patron. Jesuis même son mécanicien le plus demandé. Je touche rien qu’aux automobiles de luxe.Les riches propriétaires de ces voitures-là me donnent souvent des gros tips. La vie estbonne pour moi.

Un après-midi de l’automne, je guide un conducteur pour entrer à reculons dans le garagesa grosse Packard noire sur laquelle est collée une boue épaisse. Du côté du passager, lemarchepied est tordu. Le véhicule a dû quitter la route pour s’enliser dans un fossé. Auvolant, un homme avec des mâchoires larges comme le front et avec le nez aplati esttotalement concentré sur la délicate manœuvre. À côté de lui, je ne peux pas m'empêcherde remarquer une femme aux cheveux roux et aux bras nus. C'est curieux, elle ne regardepas ce que fait le chauffeur, elle a l'air de surveiller mes gestes. Quand le véhicule passedevant moi, j'ai tout le temps de la voir comme il faut. Mes yeux se figent un instant surson beau visage rose pâle et ses yeux noisette brillants. Elle me fait penser à une actricede cinéma. Elle me sourit et, quand la voiture s'éloigne, elle tourne sa tête comme pourgarder ses yeux dans les miens.

Je sors de ma torpeur et m’approche de l’aile avant, je gratte de mon gant la couche devase séchée pour mieux voir l’égratignure à réparer. Pendant que j'évalue les dommages,la porte du conducteur s’ouvre sur l'homme aux épaules de débardeur. Il se dirige droitvers le patron.

La passagère sort aussi de la voiture et se tourne vers moi. J'écarquille les yeux: je rêvemoi là? On est aux vues ou quoi? Elle semble amusée par ma réaction:

Comment ça se fait que j’te connais pas, toi? Viens-tu juste d’arriver à Nashua,coudonc?

Non, Madame, ça fait six ans que j’travaille icitte.

Comme ça, vous... on... on devrait se connaître, je dis, ben surpris?

Elle jette un coup d’œil sur le costaud qui discute avec le patron et répond sur un tonaimable:

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Lui, c’est mon frère, y’ s’appelle Jérôme. Par icitte, tout le monde l’appelle Jack.

Puis elle prend un air charmeur et ajoute:

Toi, mon beau, j’pense que tu fréquentes pas les places où c’est qu’y’ a des partysle fun pis de la boisson en masse.

J’bois pas. Ça fait que ces places-là, j’les connais pas.

J'ai rien que le temps d'aller chercher un outil que la femme est partie rejoindre son frèreau volant d'une des voitures de mon patron. J'étire le cou, mais il est trop tard, le véhiculetourne sur la route.

Trois jours plus tard, Jack vient reprendre sa Packard qu'on a remise à neuf. Au momentoù on est juste tous les deux, entre la voiture et le mur, Jack sourit pour la première fois etme remet une enveloppe:

Ça vient de ma sœur, a’ s’appelle Henriette.

Je mets la lettre dans ma poche et me hâte de finir ma journée de travail pour enfin lire:

" Si tu veux me voir, viens au restaurant de la gare et demande Henriette. Si t’as soif, t’espas obligé de prendre de la boisson, j’vas t’servir du coke ou bien du Seven-Up.

Henriette Desbiens. "

On est samedi soir. L’image que je garde de cette Henriette me sort quasiment plus de latête depuis que je l'ai vue. Je ne dis rien à personne et je me rends à la gare. Arrivé prèsde la station, je ressens de l’inquiétude. Je ralentis. La vente d’alcool est défendue auxÉtats-Unis. Comme il faut un code secret pour aller au rendez-vous avec Henriette, je saisque je vais rencontrer du monde pas honnête. Cela veut-il dire que je pose un gesteillégal, que je risque de me retrouver en prison? Je m'arrête et pense retourner sur mespas, rentrer chez moi et oublier la belle rousse. Je regarde autour de moi, tout est calmeet, parmi les passants, je ne reconnais personne. Dans le restaurant, je vois plein demonde, ça me rassure un peu. J'entre et me dirige rapidement vers le petit comptoir. Unhomme au visage bouffi et au ventre rond me regarde venir comme s'il m’attendait.

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C'est toi le mécanicien?

Je fais oui de la tête.

Suis-moi, il dit.

On descend au sous-sol où une dizaine d’hommes sont attablés. En me voyant, ils cessentde parler et se tournent vers Jack. Aussitôt, ce dernier vient à ma rencontre, me serre lamain avec force et m'entraîne au bar où Henriette m'accueille en déposantaffectueusement sa main sur mon bras.

Salut, mon beau.

Je me retrouve devant un mur recouvert de miroir. Sur des tablettes en verre supportéespar des tiges en métal brillant, des dizaines de bouteilles d’alcool de toutes les couleursm'éblouissent un moment. Au plafond, autant de verres, des petits, des moyens et des plusgros sont accrochés. Ils ont toutes sortes de formes. Je me demande ce que je fais danscette salle enfumée, dans un éclairage pas très clair et rempli des odeurs de cigare et degros tabac qui me prennent à la gorge. Henriette est là, devant moi. Elle est comme lapartie vivante du décor, si je peux dire. Elle a le visage maquillé et porte une robedécolletée en V et quasiment rien sur les épaules. Elle place une main délicate sous unegrosse coupe. Planté face à elle, je réponds d’une voix nerveuse:

Salut.

La peau bronzée et les lèvres charnues, Henriette a des formes généreuses et elle sent bonle parfum. Je me demande si je rêve. Puis je prends place sur le tabouret sans la quitterdes yeux.

Elle s’empresse de me mettre à l’aise:

Icitte, c’est un club privé. Pour faire partie de la gang, y’ faut que tu seyesparrainé. Jack pis moi, on est tes parrains.

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Pendant un instant, j'ai encore de l'inquiétude. Pourquoi c'est faire que Jack et elles’intéressent à moi? Je m'efforce de chasser cette question de mon esprit. Une femme m’aremarqué. Elle m’a invité pour mieux me connaître et moi je la trouve belle comme cen’est pas possible. J'ai envie de la toucher... Ça doit se passer comme ça aux États-Unis.Rien d’autre n’existe. L'air confiant d'une femme sûre d'elle-même, Henriette ajoute:

Si t’aimes pas not’ compagnie, tu peux t’en aller pis parsonne va t’en vouloir.Nous autres, on est pour la libarté.

Henriette remplit mon verre de Coke. Je le lève et réponds:

Moi itou chus pour ça, la libarté.

Elle sourit de toutes ses dents blanches et ajoute:

Si tu veux jouer aux cartes, les gars vont te faire une place. Mais si t’aimes mieuxrester avec moi, c’est ton choix.

Tranquillement, on commence à se poser des questions:

De quel bout tu viens?

Aimes-tu aller aux vues?

Tes parents sont-y’ par icitte?

Où c’est que tu restes? J’t’ai jamais vu dans le French village.

T’ennuies-tu de la terre, des fois?

T’as l’air de ben aimer ton métier.

De son bras souple et gracieux, Henriette appelle Jack. Le grand frère laisse ses amis ets’approche immédiatement:

On s’est pas trompés, mon frère: not’ Jean-Baptiste, c’est pas juste un beau

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mécanicien, c’est un gars sérieux, un homme qui sait ce qu’y’ veut dans la vie, unvrai Canayen.

Tu peux venir icitte tant que tu veux, dit Jack.

Il prend un air haïssable et ajoute:

On dirait ben que ma sœur te trouve de son goût, ça fait que tu manqueras de rien,avec nous autres...

La soirée terminée, je repars. En remontant l'escalier je me tourne vers le bar. Je vois Jackqui s’approche d’Henriette en se frottant les mains. Elle lui fait un grand sourire et luitape l'épaule.

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Chapitre 56

Nashua, 1928

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Johnny (c'est comme ça qu'on appelle Jean-Baptiste, nous autres) et moi, on sortensemble depuis deux mois, Jack me demande si la tactique de séduction n’a pas marchéun peu trop fort. Je lui réponds avec un sourire affectueux. Il me regarde dans lapénombre en essayant de percer mon expression, puis il prend un air de gars qui n'enrevient pas:

Ben coudonc, Henriette, es-tu en train de tomber en amour, toi, là?

Ça s’pourrait, Jack. Lui, y’ est pas rien qu’agréable à r'garder. Y’ est sérieux pisgentil avec moi.

Tu peux ben le trouver de ton goût, mais oublie pas une chose, ma p’tite sœur,moi, c’est pas ses beaux yeux qui m’intéressent.

Dans l'équipe des chauffeurs qui font le transport de l’alcool de contrebande, il manque àmon frère un gars capable d’aller réparer une voiture en panne, trafiquer une carrosserieou remplacer un homme sur la route. Il a décidé que ce serait Johnny. Moi, une fois deplus, je lui sers d’appât.

***

Johnny fréquente notre bar clandestin sans jamais prendre une goutte d’alcool. Il est trèsdifférent des autres clients. Il ne fait pas de plaisanteries grossières et ne m’écœure pasavec des avances cochonnes comme font les hommes de Jack et les maquereaux deNashua. La simplicité de Johnny et sa retenue sont rassurantes. Ensemble, on marchedans la ville et on va au cinéma comme tous les vrais couples. Les films d’amour me fontrêver.

J'ai souvent recruté des hommes pour Jack, mais c'est la première fois que je suisamoureuse. Je l'ai confié à mon frère:

Tu sais, Jack, comparé aux hommes que j’fréquente icitte, c’te gars-là, c’t’unange.

Un mécanicien, dans notre équipe, c’est du luxe. Si t’en fais mon beau-frère, ma

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p’tite Henriette, ça va être un bonus, il me dit en riant.

Johnny me parle de mariage pour la première fois, j'ai envie de tout lui raconter, mais j'aipeur de le perdre. De toute façon, il garde son travail de mécanicien au garage. Si Jack abesoin de lui, ça ne sera pas pour faire de la contrebande à temps plein. Si moi je ne luidis pas la vérité, personne ne va lui dire…

Au Jour de l’An, Johnny m'invite chez ses parents et les informe de notre projet demariage. J'aimerais mieux qu'on vive ensemble sans se marier, mais Johnny y tientabsolument:

J’veux faire un vrai mariage, dans une église, avec ma famille.

J'accepte, mais je l'avertis:

Demande-moi jamais d’être rien qu’une sarvante de maison. J’vas continuer àtravailler au bar, pis à gagner de l’argent. Tu m'entends?

Au moment où je dis ça, je ressens une douleur dans ma poitrine. J'ajoute, avec une forceque je ne me connaissais pas:

- Mes parents, Johnny, y’ ont vécu dans la misère. Ben moi, ça m’arrivera pas, chusprête à faire n’im-por-te quoi pour éviter ça.

Jack sert de témoin à mon mariage. Depuis ce jour-là, je sens que ma belle-mère se méfiede moi et je pense même qu'elle me déteste. Une fois, j'ai entendu mon beau-père parlerde moi avec elle: " c’est une hypocrite ", il a dit " pis lui, c'est un petit gars encore bennaïf. " Johnny et moi, on ne leur demande rien et on vit heureux dans un logement plusconfortable que le leur. Ma belle-mère m'envie. Elle est incapable de le cacher.

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Chapitre 57

Nashua, automne 1928

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Au printemps de 1928, un des chauffeurs de mon frère est arrêté par la police fédérale etaccusé de faire du transport illégal d’alcool. La nouvelle ébranle notre club. Le journalparle de nous, c'est le genre de publicité qu'on aimerait mieux pas avoir. Jack décided'arrêter les activités de contrebande pour un mois. Jusque-là, la stratégie de la FrenchConnexion de Jack et de ses patrons, une famille irlandaise du Massachusetts, a étéparfaite. Du moins, ils le pensent.

Deux fois par semaine, un des six hommes de la French Connexion de Jack part deNashua et se rend au Québec et au Nouveau-Brunswick. Les chauffeurs utilisent quatreroutes différentes et ils changent à chaque voyage. Ça fait que chacun d’eux traverse unmême poste de frontière toutes les douze semaines. Pour tromper la vigilance de la policeet la mettre sur de fausses pistes, les hommes de Jack se sont organisés pour avoir lacollaboration de camionneurs qui, eux, traversent la frontière tous les jours.

Deux fois par semaine, les complices se rencontrent en secret sur des terrains privés deRivière-du-Loup, Saint-Jean-Port-Joli, Cabano, Edmundston ou Saint-Constant. Audépart vers la frontière américaine, les chauffeurs transfèrent les caisses d’alcool illégalede l’automobile à un camion. Le camionneur part le premier, l’autre suit en gardant unedistance d’un ou deux milles. Une fois aux États-Unis, à des endroits convenus d’avance,au signal de l’automobiliste, les véhicules s’immobilisent. En quelques minutes, lescaisses d’alcool sont transbordées du camion à l’automobile et le tour est joué. Lecamionneur reçoit l’argent qui lui est dû et l’automobiliste poursuit sa route jusqu’au lieude livraison de l’alcool.

Les douaniers savent que la police examine le contenu du voyage des camions aumoment du chargement, ils ne fouillent donc pas les charges, ou le font à l’occasion, pourla forme. Les agents connaissent les chauffeurs qu’ils voient passer tous les jours. Ils lessaluent amicalement et ne les soupçonnent pas. Quelques minutes après le passage ducamion, les complices passent à leur tour. Comme ils ont des allures suspectes, ils fontl’objet d’une fouille minutieuse, mais vaine.

Mais voilà que la manigance est dénoncée. On soupçonne un délateur, mais qui? Lescamionneurs et les automobilistes sont payés le gros prix: ils n’ont pas intérêt à trahir la

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source de ce gagne-pain.

Comme il manque un chauffeur, Jack décide d’initier Johnny. Il me rappelle le pacte quenous avons conclu:

À toi de jouer, astheure, ma p’tite sœur.

Astheure, c'est mon mari, j’te ferai r’marquer.

Le ton de Jack est menaçant:

Dans not’ organisation, pis t’en fais partie, une entente, c’est sacré. On joue pasavec ça. Oublie jamais tes engagements, Henriette Desbiens.

Ce soir-là, pendant que Johnny occupe un des tabourets du bar, Jack prend place à unetable juste derrière lui. Sous le regard noir de mon frère, j'explique:

Ça fait des années qu’y’ font ça, pis y’ ont jamais eu de problème avec la police.Ça fait que là, Jack a besoin d’un chauffeur pour un ou deux voyages, qu'il dit.C’est ben payant, tu sais. Ton boss va te donner congé, Jack s'est arrangé avec lui.

Chus un gars honnête, moi.

J’te demande pas de changer de vie, Johnny, j’te demande de rendre un p’titsarvice à ton beau-frère. Pis ça va te faire du bien de prendre l’air, t’es blêmecomme un drap depuis quèq’ temps.

C’est la première fois que je lui demande ce genre de service. Il hésite quelques secondeset demande:

C'est où qu’y’ faudrait aller?

Jack se lève, met sa main lourde sur son épaule et répond:

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Ces détails-là, Johnny, on règle ça au moment de partir. Moi-même, j’le sais pasencore. Marci ben le beau-frère. J'te promets que ça arrivera pas souvent.

J’pourrais-ti en profiter pour aller voir mes frères pis ma sœur, à Saint-Hubert?

Jack sourit, Johnny a mordu à l'hameçon. Je sais bien que c’est la dernière place où ilpense l’envoyer. Il ment:

Si ça se peut, tu iras à Rivière-du-Loup, pis à Cabano, itou.

Mais dans sa tête, la décision est prise: il l’enverra à Saint-Constant ou à Edmundston.

***

Après quelques mois à faire un voyage par semaine pour la French Connexion, Johnnys'inquiète moins, apprécie le surplus d'argent que ça lui donne et retrouve ses couleurs etson entrain. Moi je me réjouis de la situation. Jack le félicite pour la qualité de sontravail. Johnny veut savoir pourquoi il ne va jamais à Rivière-du-Loup. Jack explique:

Dans ces affaires-là, mon Johnny, y’ faut s’arranger pour pas se faire r'connaîtrepar parsonne.

J’ai confiance en ma famille, y’ diront rien.

Chus çartain que t’as raison: eux autres, y’ diraient rien. Ceux qui me font peur,c’est tes anciens voisins, pis tous les autres qui t’ont connu, là-bas.

Les choses sont maintenant claires pour Johnny. Il sait que Jack lui a menti, qu'il nel'enverra jamais dans la région où habite sa famille. Il sait aussi que je fais partie del'organisation de mon frère. La seule chose qu'il ignore c'est qu'au départ, je m'intéressaisà lui juste pour les besoins de la French Connexion. Ça, je ne lui dirai jamais. Des fois ilme dit qu'il voudrait arrêter de faire du transport pour Jack parce que ce n’est pas légal,qu'il continue pour moi et pour respirer du bon air de la campagne. Je lui explique quemon frère n'avait pas le choix de lui mentir. Johnny m'aime et ne veut pas me faire de

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peine, mais il n'est plus le même maintenant qu'il sait. Ii ne vient quasiment plus à monbar et n'adresse la parole à Jack que quand c'est nécessaire.

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Chapitre 58

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Je roule vers Saint-Jean-Port-Joli. Je me dis que je pourrais bien me rendre chez monfrère Adélard. Jack m'a dit de ne pas faire ça, mais si je fais attention, personne ne va mereconnaître... À mon lieu de rendez-vous, une surprise m’attend. En voyant le chauffeurdu camion, je crois le reconnaître. Prudent, surveillant les alentours, un vieil hommedescend de sa cabine et s’approche:

T’es nouveau icitte, le jeune?

Ça ne fait plus de doute, l’homme qui me fait face n’est nul autre qu’Onézime Pelletier,l’ami et ancien voisin de mon père, lui qui, un an avant nous, a quitté le Canada pour allerfaire son métier de camionneur aux États-Unis.

Non, mais ça s’peut-ti? Vous êtes ben Monsieur Pelletier! Vous me r’connaissezpas? Chus Johnny, heu… Jean-Baptiste, le cinquième fils à Luc Ouellet.

Monte dans mon truck, pis fais ça vite, il dit, nerveux.

On refermant les portières du camion, on se regarde en silence un long moment, puisOnézime me saisit le bras:

C’est une bénédiction du Bon Dieu…

Coudonc, avez-vous un problème, Monsieur Pelletier?

Oui, j’ai un problème, pis toi itou, t’en as un. T’as ben de la chance de tomber surmoi, mon ti-gars.

Je ne ris plus. Onézime ne me demande pas de nouvelles de mon père qu’il n’a pas vudepuis huit ans. Je sens qu'il a quelque chose de grave à me dire.

Y’ va-ti nous arriver quèq’ chose? Pourquoi vous... vous demandez pasd'nouvelles de mon père?

Attends que j’te dise ce qui nous arrive. Après, on aura tout le temps qu’y’ fautpour parler de not’ monde.

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Onézime me raconte qu'il connaît le délateur. Il sait que la French Connexion est dans lamire de la police américaine, que l’arrestation de Jack et de ses complices n’est qu’unequestion de temps.

Écoute ben ce que j’vas te dire, là. La gang à Jack, c’est de la p’tite combine. Lapolice s’en sert pour trouver le fil qui va les conduire à la tête du réseau. C’est leCape Cod Irish Club qui les intéresse.

Comment ça se fait que vous savez ça, vous?

Onézime lève le doigt et me regarde avec des yeux affectueux. Il dit qu'il me revoit jeuneet fougueux quand on chargeait des billots coupés sur la terre du Rang Six.

Un bon garçon comme toi, tu peux pas être un hors-la-loi.

Il décide de tout me dire:

Le délateur, c’est un ami, tu comprends? Y’ a collaboré avec la police pour pas sefaire mettre en prison le restant de sa vie. Y’ faut que t’arrêtes de faire le transportpour Jack, qu’y’ m’a dit, y’ a pas dix jours. Pis là, j’tombe sur toi, un voisin, unbon ti-gars de par chez nous, le fils de Luc. On est dans le même pétrin, mongarçon.

Je me pose des tas de questions. Est-ce que je vais prendre une dernière chance? Est-ceque je vais revenir sans la marchandise et avertir Jack de ce qui l’attend? Comment Jackva prendre la nouvelle? L’organisation va vouloir en savoir plus sur mon informateur etsur le délateur.

À matin, dit Onézime, quand chus passé aux douanes, y’ a un agent qui est sortide la guérite pis qu’y’ m’a dit, sans quasiment remuer les lèvres: Watch toi. Ça faitque moi, j’ai parlé à mon ami, le délateur. Lui, y' va s'arranger avec les policiers.Y’ me protège, pis toué itou, parce que t’es jumelé avec moi. Le problème c’estque toi, t’es pas supposé de savoir ce que j’t’ai dit. Ou ben j’te fais confiance pistu ramènes le stock; ou ben j’te laisse partir à vide, pis Jack va se mettre aprèsmoi.

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Je raconte comment j'ai commencé à rendre service à mon beau-frère. Onézime m'écouteet me dit qu'il a décidé de me faire confiance:

Ça va être mon dernier voyage. J'vous le jure.

J’ai une autre solution, qu'il dit, mais que c'est plus délicat, surtout pour moi.

Il m'explique son plan: on va collaborer avec la police qui, elle, s’engage à nous protéger.J'écoute et je réfléchis.

Délateur, j’aime pas ça. Vous me jurez qu’y’ vont pas accuser Henriette?

Nous autres pis ta femme, on est rien que des pions. Pour attraper les poids lourdsde Cape Cod, la police va être ben d’accord pour nous protéger.

Comme ça, on est safes tous les deux, pis parsonne saura ce qui s’est passé.

Ouais, pis ta femme va être protégée, elle itou.

J'accepte le plan d’Onézime.

***

Trois semaines plus tard, le club de la French Connexion subit une descente de police. Cen’est pas par hasard si, contrairement à mon habitude, je ne suis pas là. J'ai dit que j'avaisune réparation urgente à faire au garage... Jack et ses amis camionneurs sont arrêtés etmis en prison. Quand vient le procès, Henriette est appelée à la barre pour témoigner durôle qu'elle joue dans l'organisation de son frère. Le juge Monroe l'avise que les policiersn'ont retenu aucune preuve qu'elle ait commis des gestes criminels et que, par conséquent,elle peut rentrer chez elle. Il prend ensuite un air sévère pour affirmer qu'elle a prisd'énormes risques en fréquentant des contrebandiers et qu'à l'avenir, elle devra surveillerses fréquentations professionnelles. Henriette n’a plus d’emploi, mais elle est libre.

Après un mois d'arrêt, elle est embauchée comme serveuse au club de golf. Elle ne saura

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jamais qu’elle doit sa liberté à Onézime Pelletier et à moi. Ni elle ni moi ne reparlons duprocès et de la chance qu'elle a eut de ne pas être accusée de collaboration à des activitéscriminelles. Je brûle d’envie de tout raconter à mon père, mais j'ai promis de ne rien direà personne, même pas à lui. Peut-être un jour...

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Chapitre 59

Nashua 1929-1930

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J'ai du succès dans mon métier de barbier. J'ai même réussi à me ramasser un peud’argent et je pense l'investir. Tous les jours, au salon, je rencontre des hommes heureuxdes bénéfices qu’ils font avec la Bourse de New York. Certains vont jusqu'à vendre leurmaison pour profiter de la hausse des titres les mieux cotés.

Après deux ou trois ans, dit un vendeur de chaussures, j’vas être assez riche pourm’acheter une maison de luxe.

D’autres sont plus prudents. Un professeur d’histoire me rappelle que la bourse ne faitpas de miracle, que l’économie, comme il dit, procède par cycles et qu’on se dirige versune chute des valeurs. Un homme très vieux, qui est né en Écosse, passe son temps àrépéter:

La peur, mes amis, c’est le pire ennemi de la bourse. Quand les espritss’échauffent, il suffit d’ouvrir une fenêtre à l’inquiétude pour que la panique fassedes ravages. Et on s'en va vers ça.

J'ai beaucoup d'affection pour un de mes clients qui est poète, Léo Lévesque. Celui-là, jene comprends pas toujours ce qu'il dit, mais il me fait réfléchir pareil, surtout quand ilparle des miracles de la bourse. Il me confie, à mi-voix:

L’étourdissement est un prélude au désenchantement.

Des mots comme ça, je n’en ai pas entendu souvent dans ma vie. Il ajoute:

Le chant rauque du geai bleu n’éloigne pas les rapaces. Méfie-toi des bêtes tropbelles, celles que tous veulent engraisser pour mieux les dévorer ensuite.

Je ne dis rien, mais je comprends que dans le monde féroce de l'argent, on n'est jamaistrop prudent. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que jamais je n’oublierai ces paroles-là.

Bien au courant de mes projets d'investissement et confiant dans mes talents, mon

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patron propose:

Si t’as de l’argent à mettre dans une affaire, mon ami, j’vas te vendre la moitié demon salon. Pis si ça t’intéresse, t’auras une option d’achat sur le reste quandj’prendrai ma retraite. Ça ferait-ti ton affaire, ça, là, là?

Ben j’pensais m’acheter un char itou, je dis, surpris.

Ben voyons donc, tu peux pas tout avoir, des parts en bourse, un salon à toi, pis unchar en plus. Y’ faut réfléchir, pis faire le bon choix.

Je choisis de devenir propriétaire de vingt-cinq pour cent du salon de barbier et deretarder d’un an l’achat de l’automobile à laquelle je rêve. Quand je me suis marié,l’année passée, j'ai promis à ma femme Alice et à mes parents de les amener visiterAdélard, Adèle et Alfred. Sans voiture, je dois retarder mon projet, ce qui me peine etattriste ma mère.

***

En octobre, lorsque survient le crash de la bourse de New York, les mots du poèteLévesque me reviennent et là je comprends: les bêtes trop belles, c’est le rêve derichesses, puis les rapaces, c’est les profiteurs qui en veulent trop. Les prédictions du vieilÉcossais se réalisent avec encore plus de brutalité qu’il ne l’avait prévu. Des projets qui,hier encore, provoquaient l’enthousiasme des gens d’affaires les plus sérieux tombent àl’eau, comme des branches coupées d'un arbre par l'éclair.

En quelques mois, une multitude d’entreprises tombent en faillite. Les familles ont plusd’argent pour acheter les biens de première nécessité. Les gouvernements doivent assurerla survie des plus démunis. Plus personne n’ose faire des dons pour remplir les paniers deprovisions que Noëlla et ses amies distribuaient aux nécessiteux.

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Chapitre 60

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Le soir, assis sur le perron, inquiets comme jamais, Luc et moi, on se parle sans seregarder:

Qu’est-ce qui va nous arriver, Luc? C’est effrayant ce qu’on voit autour de nousautre. Si y’ fallait que tu pardes ta job... La soupe populaire, on aurait-ti droit à ça?

J’ai mes p’tites résarves, pis j’ai pas touché aux trois cents piastres qu’Adélardm’a envoyées. Mais c’est pour nos vieux jours, ça, Émérence.

Oh! je fais, en portant mes mains à ma poitrine, mais là-bas itou, c’est la crise. Onest-ti en train de mettre Adélard pis sa famille dans la misère, nous autres, là?

Luc me raconte le rêve qu'il a fait la nuit d'avant. Il est dans une longue file de genspauvres. Il tient ma main amaigrie dans la sienne. Tous les deux, on tremble de froid et dehonte, forcés d’attendre qu'on nous donne de la soupe si on ne veut pas mourir de faim.

Non, il crie, j’vivrai pas ça. J’aimerais mieux mourir.

Dans sa dernière lettre, Adèle s’attriste du sort des gens des villages qui sont obligés dedemander la charité pour survivre: "Nous autres, les cultivateurs, elle écrit, on s’en tiremoins mal. On ne manque pas de travail pis on a un minimum de réserves pour manger,se chauffer, pis s’habiller."

Depuis deux ans, suite à une démarche de Roméo, l’ami et ancien contremaître deFreddy, Luc travaille à la fabrique de cercueils. À la fonderie, il en pouvait plus de subirla chaleur du métal en fusion et il s’ennuyait du contact de ses mains sur le bois. Enapprenant que l’atelier de peinture a été transformé pour que les vapeurs toxiques soientpoussées à l'extérieur, Luc a accepté l’offre de Roméo.

Au moins, je dis, on aura toujours besoin de tombes pour les morts.

T’as raison rien qu'à moitié, Émérence. Y’ a même plus de morts qu’avant lacrise. Mais y’ a un problème pareil: les familles ont pu d’argent pour se payer desbeaux çarcueils, y’ en a même qui se les fabriquent avec des planches deconstruction. Ça fait qu’y’ a moins de travail qu’avant, là itou.

Y' pourraient-ti te slaquer?

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Chus le darnier rentré là, ça fait que j’vas être le premier à sortir. Pis ça devraitpas tarder, j'en ai ben peur...

En silence, Luc et moi, on tourne nos yeux vers le Nord. Je me revois cueillir deslégumes dans un jardin et j’imagine Luc en train de déguster un filet de porc de saporcherie, servi avec des pommes de terre de sa ferme. La misère nous guette, mais on neveut pas perdre espoir de s’en sortir. Ni lui ni moi n’en parlons, mais l'idée d'un retour surune terre naît en nous.

Icitte, à Nashua, y’ a-ti quelqu’un qui pourrait nous prendre chez lui?

À part Léon qui vit dans un tout p’tit logement, y’ sont tous dans la mêmesituation que nous autres, je dis, sans détourner mon regard.

Luc vient d'arriver pour le souper. Il est plus triste que jamais. Il raconte que lescontremaîtres sont découragés par la baisse des commandes:

Les carcueils arrêtent pas de s'accumuler dans l’entrepôt pis dans la salled’exposition. Y' a trop d'carcueils pis y' a trop d'ouvrier itou. J'ai peur d'êtrecongédié d'un jour à l'autre.

***

Le danger de perdre son emploi hante aussi Napoléon, la fonderie où il travaille fait desmises à pied. Sa femme, Blanche, ne cherchant plus d’emploi depuis qu’ils ont quatreenfants, il risque de se retrouver sans aucun revenu.

Y’ a pas beaucoup d’avenir pour nous autres à Nashua, son père. Avec ça, j'dorsmal pis des fois j'ai de la misère à faire ma job.

Toi, t’es jeune, pis tu fais un travail ben difficile, y’ vont te garder plus longtemps.Mais moi, Poléon, y’ me garderont pas à rien faire, ça c’est çartain.

Comme Luc, Napoléon pense à la vie au Canada:

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Avez-vous pensé vous en r’tourner sur une terre?

Une terre, Poléon, ça se donne pas, y’ faut de l’argent pour l’acheter, pis j’en aipas assez pour ça.

***

Pendant que Luc s’attend à être remercié d’un jour à l’autre, la tuberculose terrasseplusieurs ouvriers de la fabrique. Deux hommes dans la cinquantaine en meurent et unautre, encore jeune, est déclaré invalide.

Le malheur des uns fait le bonheur des autres, dit Luc, la tête basse.

Mais pour combien de temps? Je lui demande.

Ça, j’peux pas te l’dire, mais des fois, je r’garde les çarcueils pis j’me dis qu’y’faudrait pas que ça dure longtemps pour que...

Il ne termine pas sa phrase. Je l’attire vers moi, l’embrasse et tente de le consoler.

- Ça peut pas durer comme ça toute not’ vie, Luc, y’ va se passer quèq’ chose, on vas’en sortir.

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Chapitre 61

Nashua, juin 1930

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Avant le début de la crise économique, on se disait qu'avant longtemps, Luc et moi, onserait seuls et on déménagerait dans un logement plus petit et confortable, loin de la voieferrée. Luc voyait enfin le jour où il cesserait de travailler et, moi, déjà plusieurs foisgrand-mère, j’imaginais passer une grande partie de mon temps à filer, tricoter et broderdes vêtements. De son côté, Léon aurait son automobile et nous amènerait visiter Adèle,Freddy et Adélard.

Mais voilà que notre rêve américain tourne au vinaigre. Pour Luc, l'espérance d’un reposbien mérité fait place à la noirceur d’une vie sans travail et sans revenu, avant mêmed’atteindre soixante et un ans.

Ce dimanche après-midi de juin, dans une chaleur suffocante, assis sur le perron, onregarde encore et toujours vers le Nord et on se demande si, en venant chercher lebonheur du côté sud de la frontière, on a pris la bonne décision.

On a pensé à tout, sauf à une crise de même, dit Luc.

C’est parti de New York, c'te folie-là, mais y’ disent que la misère des ouvriersgagne le Canada, pis le reste du monde.

Quand j’aurai pus de job, on va être obligé de vivre sur nos résarves pis avecl’argent que nous apporte la terre du Rang Six.

Le commentaire de Luc me donne un coup au cœur:

C’est pas la terre qui nous paye, c’est Adélard. Y’ a cinq enfants, astheure. Y’ doitêtre dans la misère, lui itou.

Si y’ est pas capable de payer, j’y en voudrai pas pour ça.

Tu connais Adélard, y’ va se crever si y’ faut, mais y’ manquera jamais det’envoyer ces soixante-quinze piastres-là.

Jour après jour, je pense à ces pauvres gens au visage triste comme la mort que je voisfaire la file devant le comptoir de la soupe populaire. La moitié sont des Canadiens-

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français. La pensée de devoir subir une telle humiliation m’angoisse. Est-ce par fierté oupar orgueil? Cette terrible vision m'est effrayante.

Dans un feuillet distribué par l’Association canado-américaine de Nashua, un article endernière page annonce "l’octroi, selon certaines conditions, d’une aide financière auxfamilles qui désirent retourner dans leur pays d’origine." Pour plus d’information, onsuggère aux lecteurs de s’adresser à Noëlla Labelle, mon amie.Une réunion publique estprévue pour le dimanche suivant à la salle municipale. Un représentant de la villedonnera les explications en anglais et Noëlla en fera autant, en français.

La salle suffit à peine à contenir tous ceux qui arrivent. Après avoir présenté le pland’action de la ville, les représentants expliquent le programme:

1. "L’offre initiale vaut pour une première phase, qu’il faudra évaluer tous les troismois.

2. Un montant de cent cinquante dollars par membre d’une famille habitant sous lemême toit sera remis aux citoyens qui signeront un engagement à quitter la villede Nashua et le pays dans les trois semaines suivant la signature du contrat.

3. Les enfants de moins de trois ans ne sont pas considérés dans le calcul.

4. La ville s’engage à dédommager les propriétaires des logements qui seront vidés.

5. La ville assume le coût du transport jusqu’à la frontière; le reste du voyage est à lacharge des citoyens sortants."

Des détails moins importants suivent. Napoléon se lève et pose la première question:

Moi, ça pourrait m’intéresser. C’est quoi qu’y’ faut faire?

Venez me voir, dit Noëlla, j’ai des formulaires à vous faire remplir. Ensuite, onfera une vérification pis vous aurez la réponse trois jours après.

Un citoyen se lève à son tour:

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Vous avez dit que, d’après vos calculs, la ville va sauver entre huit et dix dollarspar mois par famille de quatre personnes qui acceptera de partir. Et vous appelezça une bonne gestion des fonds publics? Vous gérez la ville comme des pompiersgèrent un incendie!

L’homme qui est aussi candidat à la mairie poursuit:

Cette crise-là va passer comme les autres, c’est une question de temps.L’économie va reprendre et là, il va nous manquer de travailleurs pour fairetourner les machines. Après la crise, allez-vous payer les partants de cette annéepour qu’ils reviennent?

Encouragé par les huées adressées à son adversaire, le représentant du maire actuelrépond:

Cette question et toutes les autres du même genre, vous les avez posées àl’assemblée du conseil de ville. Vous avez eu toutes les réponses qu’il faut. Ici,c’est pas la place pour faire de la petite politique. Aujourd’hui, on propose uneaide financière à des gens qui en ont besoin.

De retour à la maison, Luc et moi on attend que Louis, Marie-Anne et Lydia soient sortisde la maison pour soupeser le pour et le contre de cette offre. On fait et refait des calculspourtant simples:

Si on additionne les trois cent vingt-cinq piastres de not’ résarve, les sept centcinquante de la ville, pis les trois cent soixante-quinze qu’Adélard nous a donnésdepuis cinq ans, ça fait mille quatre cent cinquante piastres.

Avec ça, on peut s’installer sur une farme, cultiver un coin de terre, pis élever desanimaux.

Avec un grand jardin pis de la laine de mouton en plus, on peut éviter la misèrequi s’annonce par icitte.

Nos yeux se tournent plus que jamais vers le Nord. Mais aujourd’hui, on a la tête rempliede paysages, d’enfants jouant dans l’herbe, de pommes de terre à ramasser, d’animaux à

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engraisser et de légumes à mettre en conserve. Pensant que je n'ai plus l'énergie d'avant,je mets fin aux rêveries:

Si on s’en allait, y’ en a quèq’s-uns qui resteraient par icitte.

L’émotion m’envahit: je me rappelle combien ça avait été difficile d’accepter de diviserla famille en deux quand on est partis de Saint-Hubert.

- Pis là, je dis, on diviserait la famille encore une fois.

Incapable de poursuivre, je sèche mes larmes avec la pointe de mon tablier. Du mieuxqu’il peut, Luc tente de me consoler:

Quand les plus grands se marient, pis qu’y’ partent en ménage, la familles’éparpille pis c’est ben normal, Émérence.

Quand les grands partent, c’est normal, mais quand c’est les parents qui partentpis qu’y’ divisent la famille, ça c’est le monde à l’envers. C'est c'qu'Adélardm'avait dit dans le temps.

C’te fois icitte, on va r’trouver ceux qu’on a laissés la première fois, justement.Pis ceux qui vont rester par icitte, c’est des grands, y’ sont déjà mariés.

Luc parle comme si la décision était prise. Il ajoute:

J’m’inquiète pas pour eux autres. J’pense à nos jeunes. Comment y’ vont prendreça, nos trois darniers?

Louis, y’ est majeur, y’ peut décider de rester par icitte. Marie-Anne pis Lydia sontmineures, c’est vrai, mais n’empêche, ça va être ben difficile pour elles.

L’idée d’un retour en arrière, dans un monde où l’avenir était sans espoir, du moins pourune grosse famille, me désole. La mort dans l’âme, je me vois obligée d’admettre l’échecde l’expérience américaine. Je dis, amère:

Que c’est qu’on a fait au Bon Dieu, Luc? Veux-tu ben me dire pourquoi ça nous

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arrive, à nous autres? On a toujours été des bons catholiques. C’est quoi qu’on afait de mal, maudit?

On a rien fait au Bon Dieu, on a juste pas été à la bonne place au bon moment.

Pendant un moment, je revois la scène de l’incendie de la maison en 1911, je me revoisdésespérée devant le désastre, devant cette épreuve qui nous chassait de notre demeure.Comme s'il savait à quoi je pense, Luc m'enlace:

On a rien fait de mal, Émérence. C’est le monde qui est dur. La crise esteffrayante pis c’est pas de not’ faute. Icitte, aux États, a dit mon patron, tout lemonde veut monter l’échelle de la richesse en même temps; quand un barreaucasse, toute la gang dégringole. Pis quand on est en bas, comme nous autres,Émérence, y’ faut déguerpir si on veut pas se faire écraser par ceux-là qui tombentde haut.

Est-ce un retour en arrière? Est-ce une fuite en avant? Les plus vulnérables, ceux qui sonten bas de l’échelle ont-ils le choix? Quel choix? La première fois qu’il a voulu partir duCanton Hocquart avec sa famille, m'a dit Luc l’incendie l’en a empêché. Après il y a eu laGrande Guerre et il ne m'en a pas parlé. Et maintenant qu’on parvenait à bien s’établirdans le pays de toutes les promesses, il y a cette terrible crise économique.

On s’en sortira jamais.

Faut pas sombrer dans l’désespoir, Émérence, y’ faut juste penser à nous autres,pis à nos jeunes.

C’est pour eux autres qu’on est venu icitte, Luc. Pis là, on va les ramener d’oùc’est qu’on vient. Ça n’a pas une graine de bon sens. Y’ faut trouver une autresolution.

Luc ne voit pas la gravité du problème des jeunes:

Y’ ont été à l’école jusqu’à seize ans, y’ vont ben se débrouiller dans la vie.

T’es çartain qu’y’ a pas d’autres solutions, Luc?

Continue à réfléchir, Émérence, tu vas voir que c’est la moins pire des solutions.

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Chapitre 62

Nashua, juillet 1930

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Au dîner de la fête nationale des Américains de 1930, les enfants Ouellet qui habitentplus avec nous ont tous répondu à notre invitation. Dans l’espace entre le perron et laclôture de la voie ferrée, on s’affaire aux préparatifs du repas. Depuis 1923, tous les deuxou trois ans, Freddy et Jeanne vont du Canada aux États-Unis, sans jamais s’établirdéfinitivement dans un ou l'autre des pays. Au début de la crise, ils ont pris logement àSaint-Honoré. Les cinq autres couples mariés et la dizaine de petits-enfants nés aux États-Unis sont là.

On dîne à l’américaine. Clara met sur la table une grande marmite de soupe faite avec lestomates du jardin qu’elle cultive avec son mari. Rose-Aimée et John, son jeune époux, sechargent des légumes servis dans de grandes assiettes au milieu desquelles unemayonnaise rosée met les convives en appétit. Léon et sa femme Alice apportent destranches de jambon et de la charcuterie. Henriette dispose sur les tables des petits bolsremplis de cornichons. En mettant sa pile de tartes encore chaudes à la vue de tous,Blanche reçoit des applaudissements. J'offre de l’eau glacée, du lait et du thé.

C’est un vrai festin, dit Luc, en levant son verre de bière à la santé du peupleaméricain et de son hospitalité.

Lydia, notre adolescente de quinze ans, réplique:

La ville de Nashua a de l’argent pour ceux qui veulent s’en aller, pis de la soupemaigre pour ceux qui veulent rester. Vous appelez ça de l’hospitalité, vous?

La réunion du sous-sol de l’église n’a laissé personne indifférent. Rester aux États oubien retourner au Canada, c’est le sujet de l’heure dans toutes les familles canadiennes-françaises. Luc et moi on a gardé le silence sur la décision qu’on est sur le point deprendre. Tout le monde sait qu’on réfléchit sérieusement à l’offre de la ville. Levant sonverre de bière, Napoléon crée un vif émoi quand il dit:

Y’ faut fêter en grand, c’est p’t’être ben not’ darnier dîner en famille icitte, ça, là.

L’aîné de la famille a décidé de retourner à Saint-Hubert avec Blanche et leurs enfants,cela ne surprend personne. Mais ses paroles concernent la famille. Une onde de choctraverse la pièce entière et atteint l’esprit de chacun. Par incrédulité ou par inquiétude, onentend plus que les babillages des tout-petits. Johnny rompt le silence:

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Même si toi tu t’en vas de par icitte, Poléon, ça veut pas dire que la familleexistera pus.

Négligeant la remarque de son frère, Napoléon se tourne vers Lydia:

Ben moi, ma p'tite sœur, j’prends l’argent avant d’être obligé de manger la soupedes pauvres. Pis j’pense que Blanche pis moi, on sera pas les seuls à faire ça.

Tous les yeux se tournent vers Luc et moi:

Y’ parle-ti de vous autres, Papa, demande Marie-Anne?

Nous autres, répond Luc, on vous a réunis pour fêter... pis pour parler de ça, itou,c’est vrai.

On a pas encore pris de décision, je dis, mais y va falloir en prendre une avantlongtemps.

Clara qui s'est éloignée depuis longtemps de la famille en habitant chez ses patrons parled'abord. À son mariage avec John Mallette, elle a quitté son emploi chez les Smith pourdevenir cuisinière dans un restaurant du centre-ville, près du salon de coiffure de Léon.Même en période de crise, toujours joyeuse, Clara continue de servir une clientèle fidèle.

Une chose est çartaine, elle dit, en regardant du côté de son mari, nous autres, onva passer not’ vie par icitte. C’est not’ pays pis y’ en aura jamais d’autres.

Rose-Aimée occupe un emploi dans une manufacture de chaussures depuis la fin de sesétudes. Elle n’avait pas encore dix-huit ans lorsqu’on lui a confié le poste decontremaîtresse du département de la couture des pièces en cuir. Quelques mois plus tard,elle a épousé Camil Marquis, un employé de la même usine. Malgré la dureté de la crise,bien que rétrogradée pour un temps au poste d’ouvrière, elle conserve son emploi à raisonde trois jours par semaine.

Nous autres c’est pareil, y’ a pas d’autre chez nous qu’icitte.

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Léon a tout pour lui: beau, élégant, habillé à la dernière mode, il est aimé et tout luiréussit. Il a voulu être barbier, il l’est. Il a voulu une clientèle bien à lui, il l’a. Il veutavoir son propre salon, il en possède déjà le quart. Marié à Alice, une Américaine, ilssouhaitent tous les deux avoir des enfants. Par chance, la crise ne l’affecte pas trop. Lesclients se laissent pousser les cheveux un peu plus longs et ne donnent plus autant depourboires, mais ils continuent à venir le voir.

Alice pis moi, on est ben heureux par icitte. Un de ces jours, on pourraitdéménager ailleurs aux États-Unis, mais jamais on penserait s’en aller au Canada.

Johnny hésite, jette un œil à ses deux enfants et dit:

Moi, le docteur dit que chus malade des poumons. J’ai un peu d’argent de côté,mais j’sais pas quoi faire.

Le visage d'Henriette reste fermé et dur comme la pierre. Johnny sait qu’elle adore la vieen ville, qu’elle tient à gagner un salaire et qu’elle n'est pas à l'aise dans le rôle de garde-malade qu’elle est forcée de jouer auprès de lui.

C’qu’on va faire, il ajoute, regardant d’un air triste la femme de sa vie, ça vadépendre de ma santé pis de c’que vous allez décider pour vous pis vos jeunes.

Louis, Marie-Anne et Lydia, qui avaient onze, neuf et six ans au départ de Saint-Hubert,ne disent rien. Ils sont assis l’un près de l’autre, en face de Luc et moi. Ils sont unis parune solidarité que je n’aurais pas imaginée avant. Ils scrutent nos gestes et leur visageréagit à chacune de nos paroles.

Ça vous dit quoi, vous autres? leur demande Johnny.

Nous autres, on a passé plus de temps icitte que dans vot’ pays, dit Lydia avant dese tourner vers Marie-Anne et Louis.

Ces derniers font signe que oui de la tête. Après un court silence, elle ajoute:

Chez nous, c’est pas sur une farme à Saint-Hubert, chez nous c’est icitte, en ville,à Nashua.

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Elle s’adresse aussitôt à Luc et à moi:

Pis vous autres, pourquoi vous dites rien?

Je prends le temps de regarder tous les autres. Je fais un petit sourire qu'ils comprennentbien:

Si j’vous dis que j’demande du temps pour réfléchir, ça surprendra pas parsonne,hein?

Louis sourit à son tour et nous dit ce qu'il pense:

Quand maman demande du temps pour réfléchir, ça veut dire que papa, lui, sonidée est faite pis y’ a pas le droit de la dire.

Tous rient de bon cœur. Luc ajoute:

On a encore besoin de se parler, votre mère pis moi. On a besoin de parler avectoi, Louis, pis avec vous autres itou, mes p’tites filles. Dans quelques jours, on vaêtre fixés.

Il se tourne vers les trois jeunes:

La décision sera pas facile. Vot’ mère pis moi, on a le cœur brisé.

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Chapitre 63

Nashua, août 1930

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Chus slaqué, Maman. Ben voyons donc, pas toi itou!

Dans la cour de la scierie où Louis travaille depuis trois ans, les poutres, les madriers etles planches de bois d’oeuvre s’accumulent sans cesse. Le nombre de faillites dépassantcelui des nouveaux chantiers, les scies sont de plus en plus silencieuses. Un après l’autre,les ouvriers sont remerciés.

Quand Luc et moi on lui a demandé s’il reviendrait au Canada avec nous, la réponse deLouis nous a laissé peu d’espoir.

J’avais onze ans quand chus arrivé par icitte. J’ai été à l’école jusqu’à seize.J’saurais pas quoi faire sur une terre. J’ai ben plus d’avenir par icitte. Vouspensez-pas?

Ça aurait été difficile de répondre non. Aujourd’hui, Louis voit les choses autrement. Ilm'interroge:

Avez-vous pris vot’ décision? Allez-vous partir, finalement?

Hier, ton père a parlé à son contremaître, Roméo. Y’ va savoir aujourd’hui si y’ aune chance de garder sa job encore longtemps. Si on veut prendre la bonnedécision, y’ faut savoir ça.

La mine triste, marchant en regardant le sol, Luc arrive à la maison. L’allure découragéede Louis et mon regard angoissé n’ont rien pour le réjouir. Il s’assoit sur l’unique marchedu perron. Il nous tourne le dos, il regarde la voie ferrée, les yeux noyés dans la tristesse.Je crains le pire:

Ben parle, Luc. Dis quèq’ chose.

Luc a soixante et un ans, mais aujourd'hui, il semble en avoir dix de plus. Il se lèvepéniblement, regarde vers le ciel, cherchant le courage de nous affronter:

Si y’ m’ont pas encore slaqué, c’est parce que Roméo a parlé pour moi. Mais là, y’peut pus rien faire, qu’y’ dit. C’est pus rien qu’une question de semaines,astheure. J’vas y passer moi itou, baptême de baptême.

Les gens ont moins besoin de çarcueils pour leu’s morts, dit Louis, mais y’ ontpus besoin de maisons pantoute pour les vivants. Chus dehors, Papa, y’ a pus de

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travail pour moi au moulin. Y’ vont me rappeler quand la crise va être passée.Mais dans combien de temps? Parsonne peut le dire.

Luc sait qu'il va être obligé de puiser dans ses réserves, ce mince rempart contre lapauvreté qui nous attend s'il perd son emploi. Il est incapable d'imaginer le jour où moi,Louis, Marie-Anne, Lydia et lui-même seront réduits à faire la file pour se faire servir unesoupe. Montrant un air de chien battu qui ne lui ressemble pas, il regarde Louis et dit:

Si tu veux nous suivre, on va prendre l’argent que j'ai pis c'que nous offre la ville,pis on va aller s’installer sur une p'tite terre, à Saint-Hubert.

Pensez-vous qu'on peut trouver ça?

Dans sa darnière lettre, Adèle a dit que ben des cultivateurs vendent leu' terre pourpayer leu's dettes. Ça fait que...

Louis hésite, il n’a personne chez qui aller s’il reste à Nashua. Il pense à l’argent qu’il amis de côté, semaine après semaine, depuis trois ans.

Avec ça, il dit, j’ai même pas de quoi vivre six mois.

Il nous examine avec beaucoup d'affection:

Je pense aux sacrifices que vous avez faits pour me parmettre d’aller à l’école.

Il fait une moue et ajoute.

L’argent de la ville, Papa, ça suffit pas pour acheter une terre qui a de l’allure.

Ben, dit Luc, hésitant, on a des p’tites résarves en d’sous du matelas. Ça fait unfond.

Si j’mettais les soixante-quinze piastres que j’ai dans la balance, ça suffirait-tipour payer un lot avec des bâtisses pis des animaux?

J’pense ben que oui. Avec la crise, les terres valent moins cher. On dépasserait les

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mille piastres.

Luc ne parle pas des soixante-quinze dollars qu’Adélard lui envoie, le dix-sept juillet dechaque année, depuis cinq ans. La réponse de Louis le ragaillardit. Sa décision ne sauraitattendre. Il laisse tomber les mots qui, une fois de plus, changeront sa vie et celle de safamille:

Si on doit partir, y’ faut pas attendre d’avoir entamé nos résarves, y’ faut faire çavite.

Vous avez raison, Papa.

Au souper, je choisis de m’adresser moi-même à mes deux filles. Au fur et à mesure quej'explique, elles blêmissent. Jusqu’à ce jour, je le sais, elles ont refusé d’envisager l’idéemême de quitter Nashua, de retourner dans un pays qu’elles reconnaîtraient à peine. Et là,la décision est prise. Leur vie, leur pays, leurs amis et leurs projets s’écroulent.

On n’a pas le choix, dit Luc, c’est ça ou ben la misère noire, par icitte.

Ça va être la misère noire, partout. On serait aussi ben icitte qu’ailleurs, y’ mesemble, dit Lydia sut un ton provocant.

Vous allez revoir vos anciennes amies.

On n’a pas eu de nouvelles d’elles depuis des années, c’est du passé, ça, Maman,rien que du passé.

Louis se tourne vers ses sœurs et dit:

Moi, j’mets ce que j’ai ramassé dans la balance. Sur une terre, on crève pas defaim comme en ville. Sur une terre, on a de la nourriture, du bois pour se chaufferpis de la laine pour se faire des vêtements.

On est des filles de la ville, nous autres, dit Marie-Anne.

Quand vous serez majeures, dit Luc, vous pourrez revenir par icitte. Mais là, on abesoin de l’argent que la ville donne pour s’installer là-bas.

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On est quoi nous autres? On vaut cent cinquante piastres chacune. C’est ça, hein?On est comme des esclaves qu’on achète.

La rage au cœur, elles quittent la table et se réfugient dans leur chambre.

***

Pendant que Luc écoule le temps qu’il lui reste à travailler à la fabrique de cercueils,Louis et moi on prend les choses en mains. Je me fais aider par Noëlla pour compléter lespapiers de la ville et les envoyer à la bonne place. Louis se charge de trouver uncamionneur à un prix raisonnable. Il va demander à Johnny qui en connaît plusieurs. Enmoins d’une semaine, Luc annonce:

On part dans trois semaines, c’est Monsieur Lalibarté qui va venir nousr'conduire.

Par un télégramme adressé à Adélard et Alfred, on écrit:

" Avons décidé de revenir à Saint-Hubert. Stop. Voulons acheter une petite ferme assezdéfrichée pour la cultiver et garder des animaux. Stop. Essayez de trouver près du village.Stop. Serons là-bas le quinze août. Stop. Napoléon et Jean-Baptiste vont revenir un peuplus tard. Stop.

Luc et Émérence. "

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Chapitre 64

Nashua, août 1930

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En fin d’après-midi, le camion de Monsieur Laliberté s’avance à côté de l'appartement. Ilroule lentement sur le mélange de terre battue et de gazon avant de s'arrêter à la clôturede la voie ferrée. Louis accourt aussitôt pour guider les manœuvres du chauffeur, Luc seplace en retrait pour intervenir au besoin. Quand le battant arrière se trouve juste au-dessus de la marche du perron, Luc lève la main, le véhicule s’immobilise. Le départ pourle Canada aura lieu à six heures le lendemain matin. Les hommes chargent aujourd'huitout ce qui peut l’être. Monsieur Laliberté retourne chez lui pour une nuit de repos. Çafait neuf ans qu'on a fait ce trajet, mais on n’a pas oublié combien c'est loin.

Depuis que j'ai commencé à dégarnir les pièces communes du logement, Marie-Anne etLydia restent dans leur chambre, sauf pour manger et faire la vaisselle. Pour protestercontre la décision de quitter les États-Unis, elles refusent même d’emballer leursvêtements. J'ai l'impression de revivre à l'envers le départ de Saint-Hubert, ça me rendencore plus impatiente:

On a du temps, Maman, dit la plus vieille.

Pour ce qu’on a à mettre dans ces maudites boîtes-là, pas besoin de courir, ditLydia.

Les poings sur les hanches, je fais voir mon humeur, mais je n’insiste pas. Le temps estplus fort que moi, demain, elles n’auront plus le choix.

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Chapitre 65

Nashua, août 1930

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Lydia et moi, on est allongées sur notre lit et on pense aux activités qu’on fera plus, auxamis qu’on verra plus et aux garçons avec qui on aurait voulu sortir. Je me rappelle celuiqu’on nomme le petit Tardif:

J’aurais donc dû dire oui quand y’ m’a demandé de sortir avec lui. J’serais mariée,astheure.

Cet homme-là avait toutes les qualités pour faire un bon mari… mais sa taille! Il m'allaitau menton! Je n’arrivais pas à me convaincre qu’un couple, ça pouvait ressembler à ça:

Si j’m’étais mariée avec lui, j’serais pas obligée de m’en aller dans c’te pays-là decolons, de vaches pis de cochons.

Lydia n’écoute pas, elle pense aux coutumes paroissiales de notre pays natal:

J’me rappellerai toujours ce que Clara a dit une fois: "Là-bas, t’es pas encoresortie de la jupe de ta mère que t’es enveloppée par la soutane du curé."

C'est plus fort que moi, j'en ajoute:

J’ai lu des lettres d’Adèle. Une fois, a’ parlait des grosses familles de quinze pisde vingt enfants. A’ disait que les femmes de là-bas ont peur des curés, que si ellesrefusent la famille, elles commettent un péché mortel. Pis si a' continuent, lesconfesseurs refusent de leur donner l’absolution et menacent de les excommunier.

Moi, les curés, j’vas les envoyer promener dans la nature. Ça, j’te le jure.

On réussit à rire un moment. Lydia redevient sérieuse, elle revoit ses années passées àNashua:

Tu t’rappelles comment j’ai eu de la misère à me faire des amies? J’étais tropindépendante, qu’y’ disaient.

Tu l’es encore. T’es toujours la même.

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Oui, c’est vrai, mais j’ai compris une chose, par exemple. J’ai compris que si j’aipas besoin des autres, ben y’ a parsonne qui a besoin de moi. Pis moi, tum'connais, j’aime ça écouter les filles, les aider quand y’ ont des problèmes. C’estdans ce temps-là que chus ben. Pour avoir des confidences, y’ a fallu que j’enfasse. Pis ça a marché. Astheure, j’ai plein d’amies par icitte. C’est comme si onme demandait de r’commencer à zéro. Ça m’écœure! Ma vie, c’est par icitte...

Je m'efforce de l’interrompre:

C’est fini, ça, par icitte, Lydia, plus t’en parles, plus tu te fais mal.

Ben c’est ça, j’en parle pis j’ai envie de pleurer.

Maman nous appelle pour le souper. Les yeux rouges et la mine triste, on s’approche. Elleveut donner une tournure spéciale à notre dernière soirée à Nashua:

J’ai fait un souper comme y’ font par icitte: du jambon aux ananas avec desbonnes patates pilées pis de la salade frisée.

Lydia ne le prend pas comme ça:

C’est ça, de la viande de cochon. J'me vois déjà en train de donner de la moulée àla truie. Ça pue comme le diable, ces bêtes-là. Quel bonheur!

Pis moi, j’me vois à quatre pattes dans la terre frette, ou ben pliée en deux pourramasser des patates. C'est pour ça que j'ai été à l'école jusqu'à seize ans!

Vous êtes ben niaiseuses, dit Louis. Maman a fait un bon repas, pis vous l’avezpas aidée. A’ mérite mieux que ça. Vous êtes méchantes.

Lydia et moi, on mange sans appétit, sans regarder personne, sans dire un mot. Audessert, maman nous sert un pudding à la rhubarbe et aux fraises et dit:

Plutôt que de t’cloîtrer dans le silence, tu ferais mieux de te vider le cœur, Lydia.Pis toi itou, Marie-Anne.

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Maman, j’ai l’impression de m’en aller dans un monde où c’est que le soleil selèvera pus jamais, là où c’est la noirceur tout le temps. Demandez-moi pas d’êtrecontente. Chus malheureuse! Chus comme une maudite branche morte qu’oncoupe de son arbre pis qu’on envoie pourrir dans le champ.

J’te demande pas d’être contente, Lydia. J’te demande de parler, pis d’écouteritou. T’es pas la seule à pas être heureuse, tu sauras.

Papa nous regarde avec les yeux d'un homme qui est déjà loin d'ici. Son regard va dumien à celui de Lydia. Il parle lentement:

C’te sorte de noirceur-là, ma fille, a’ l’a pas de frontière. Y’ fait noir par icitte itou.C’est la grande noirceur des p'tits du vaste monde. On fait partie de ceux-là.

Lydia réplique aussitôt:

Papa, vous avez dit qu’y’ avait pas d’avenir pour nous autres là-bas, c’est pour çaqu’on est venu icitte. Pis là, vous nous ramenez dans c’te trou pardu. Ça marchepas c’t’affaire-là. Vous faites le contraire de ce que vous avez dit.

Maman se raidit et vient à sa rescousse:

Quand c’est la crise, y’ a de la misère partout. Sauf qu’en campagne, on a toujoursun minimum. C’te minimum-là, c’est notre dignité. Avec c’que la farme nousdonne, on a pas à demander la charité comme des infirmes ou des miséreux. T’asassez de fierté pour comprendre ça, y’ me semble.

Depuis qu’il a été question de retourner au Canada, j'ai questionné mes parents sur la vielà-bas, sur les motifs qui les ont poussés à partir du Canton, sur la crise économique et surle mode de vie qui nous attend au Canada. Je sais la déception qu’ils ont vécue dans leRang Six. Je comprends les sacrifices qu’ils ont dû faire et le déchirement qu’ils viventmaintenant. J'ai tout essayé pour comprendre, mais ce soir, je n’arrive pas à êtreraisonnable. Ce soir, je sens comme une révolte monter en moi:

Y’ a quèq’ chose de pas correct là-dedans! Je dis, la bouche plissée pour retenir uncri.

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Je me lève brusquement de table, m’essuie les yeux et viens me planter devant ma mère:

Le maire de Nashua y’ est pas correct, Maman. À l’école, y’ nous ont appris quele pays s’est construit avec des gens qui sont venus de partout. Y’ appelle ça unmelting pot. Si c’est ça, le pays, pourquoi y nous donne de l’argent pour nous enaller, astheure qu’on est icitte? C’est de la démolition qu’y’ fait là!

Maman écoute en silence. Je sais qu'elle me comprend. Mais comment je peux faire pourlui expliquer que la décision qu’elle et papa ont prise est rien qu'un geste de désespoir? Jele sais que nous, les enfants, on représente un montant d’argent qui est vital pour eux.Maman se décide enfin à dire le fond de sa pensée:

J'ai pas trop parlé, jusqu'icitte, mes filles…

Elle tire un mouchoir pour s'assécher les yeux et ajoute, en nous regardant dans les yeux,une après l'autre:

Quand notre dignité pis notre survie sont en jeu, mes enfants, on manque de mots.C’est dans le silence, voyez-vous, qu’on subit et qu'on fait subir à ceux qu'onaime c'te souffrance-là. C'est pas de vot’ faute, pis c'est pas de la nôtre, c'est lemonde qui est mal fait.

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Chapitre 66

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À quatre heures du matin, Luc et moi, on prend notre dernier repas à Nashua. Sitôt après,on démonte notre lit et on range nos derniers effets dans des boîtes. Les filles sortent deleur chambre sans rien avoir emballé. Ça me fâche:

Allez-vous attendre que le truck seye devant la porte pour vous déniaiser, vousautres, à matin?

Vous avez dit à six heures, ça va être prêt à six heures.

À l'heure où le soleil se lève, les derniers meubles et les boîtes contenant nos effetspersonnels sont déposés sur la plate-forme recouverte d’une bâche. Les fauteuils usagésachetés à Nashua, quelques jours après notre arrivée au pays sont chargés en dernier. Ilsserviront de sièges aux trois jeunes passagers.

À six heures, la grande famille, y compris les beaux-frères et les belles-sœurs, se trouveréunie à côté du camion. Avant de partir, je tiens à balayer et à passer la vadrouille sur lesplanchers. Pas question de laisser un logement malpropre. Et un moment de solitude, çava me donner l'occasion de me rappeler les bons moments qu'on a passés ici. Je ferme laporte et rejoins les autres. Quand le grand Napoléon ramasse la boîte contenant lesvêtements de Lydia, elle éclate:

J’veux pas m’en aller moi, maudit.

Pleurant de rage, elle supplie son autre frère:

Garde-moi avec toi, Léon! J’vas vous aider, toi pis Alice. Pis j’vas m'marier moiitou. Y’ a plein de garçons qui me font de l’oeil.

La décision est prise, Lydia. On a pas le choix, dit Luc, les dents serrées.

Léon lui prend les mains, la regarde avec affection:

J’te comprends, Lydia. J’te promets une chose: dans un an ou deux, ça devrait êtrepassé, c’te crise-là. J’vas avoir mon char pis, avec Alice, on va aller vous voir. Là,si tu veux r’venir, j’te ramènerai, j’te le promets.

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J’compte sur toi. Pis t’es mieux de pas me trahir parce que si tu viens pas mecharcher, j’vas t’en vouloir toute ma vie.

Au moment du départ, Léon et Alice veulent nous faciliter la séparation:

On va rester unis comme une famille, nous autres icitte, dit Léon.

Clara et Rose-Aimée font oui de la tête. Lydia prend les paroles d’espoir de Léon commeun baume. Elle saute sur la plate-forme du camion et s’installe au fond. Pendant que lesautres s’étreignent, elle refuse de jeter le moindre coup d’oeil en arrière, incapable de direadieu à ceux qu'elle quitte, la moitié de sa famille maintenant divisée pour de bon.

L’étreinte prolongée que je fais à Léon en cachant mes larmes ne surprend personne:

On le sait que c’est vot’ préféré!

Le camion part lentement. Chacun salue les autres de la main. Une époque se termine.Luc baisse les épaules:

Pour la seconde fois de ma vie, il dit, je retourne dans le pays qui m'a vu naître.Cette fois, je laisse derrière moi une partie de ma famille. Cette fois, je ne rêvepas de revenir.

Assis sur la banquette, la tête entre ses mains, il pleure comme un enfant. À côté de lui, jeregarde droit devant moi. Je tente de le rassurer:

Pour venir icitte, on s’est déracinés. On a fait tous not’ possible pour planter nosracines vivantes dans une nouvelle terre. On avait tout ce qu’y’ faut pour que çapousse, Luc. On a fait ce qu’y’ faut pour réussir, itou. C’est le terreau qui a faitdéfaut. On a rien à se reprocher. Pleure si tu veux, moi, chus pus capable. Si j’melaisse aller, j’vas crier comme une damnée. Ça fait que...

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Troisième partie

La lumière de Saint-Hubert

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Chapitre 67

Saint-Hubert, automne 1930

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En 1926, quand Luc et moi on est venus à Saint-Hubert pour le don de la terre du RangSix à Adélard, notre fille Adèle avait déjà mis au monde trois enfants. Elle en amaintenant six, sans compter les six grands de son mari. J'essaie d’imaginer sa vie àtrente-six ans, une vie entièrement consacrée à l’éducation et aux soins de douze rejetons.C'est pourtant bien ce qu'elle voulait, mais...

À la même époque, Éva et Adélard n’avaient que deux enfants. Ils en ont maintenantcinq. Et elle n’a rien que vingt-cinq ans. Si elle continue de même, elle va bien se rendreà seize. Quand je sens que Luc sort de son sommeil, je me mets à penser à haute voix:

Ça fait ben du nouveau monde à connaître...

Ya, ya, dit Luc, encore dans les songes.

Après dix secondes, il retombe dans la réalité et dis:

Ceux qu’on a vus en 1926, on les r’connaîtra même pas.

Quand on est partis du canton, en 1921, on était grands-parents une fois. Aujourd’hui, onlaisse une douzaine de petits aux États, puis on va en retrouver autant à Saint-Hubert.

Tu comptes pas ceux-là d’Alfred pis de sa Jeanne qui se promènent d’un côté àl’autre de la frontière.

***

À cinq heures de l’après-midi, à trois milles de la maison paternelle, le camion tourne àdroite sur le Rang Six. J'ai le coeur qui bat à l'idée de revoir mon ancien chez nous avecla moitié de ma famille. Je demande au chauffeur d’arrêter le camion sur le bord de laroute.

Y’ faut manger avant d’arriver chez Adélard.

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Luc sursaute:

Ç’est ben vrai, c’est la maison d’Adélard, c’est pus la mienne. Ça fait drôle pareilde penser qu’on est pus chez nous dans une maison qu’on a bâtie.

Avec l’aide de Marie-Anne, l’estomac tourmenté par l’inquiétude, je nourris mon monde,sans oublier Monsieur Laliberté. J’avale rien qu’une bouchée de pain et une carotte.Lydia boude toujours. À Luc je répète ce que je n’arrête pas de dire depuis qu'on est partide Nashua:

On est cinq avec nos meubles pis nos affaires. On ne sait pas où c’est qu’on vaaboutir.

On peut rien faire, Émérence, on va prendre ça comme ça vient.

Inquiétez-vous pas pour les meubles, Madame Ouellet, y’ vont rester dans montruck pour la nuit, pis moi avec, dit le chauffeur.

Plus on approche de la maison, plus l’inquiétude me trouble l’esprit et plus l’émotionsemble s'emparer de celui de Luc. Chaque paysage, chaque maison lui rappellent unepersonne, un évènement, une date. Il n'arrête pas de parler:

Y’ a rien qui a changé, le chemin est encore plein de trous pis les broussaillesqu'on a coupées en vingt-et-un, ont toutes repoussées, mais y’ me semble que toutest plus p’tit qu’avant.

Le chauffeur découvre ce coin de pays. Il pointe du doigt les tas de roches accumulées endigues. Il y en a des fois deux ou trois sur un demi-arpent de terre défrichée dans uncoteau ou sur un petit plateau.

Ça a pas l’air riche par icitte, mes amis.

C’est p’tit, c’est pas riche, pis y’ a pas de place pour nous autres, j'ajoute, en meretournant vers les enfants qui regardent défilé le paysage, sauf Lydia.

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Les anciens voisins surveillent la route. Quelques-uns sortent de leur maison ou de leurgrange pour nous saluer au passage avec de grands gestes.

Bonjour les Américains, nous lance un homme dans la vingtaine que je nereconnais pas.

Sans conviction, honteux de laisser paraître notre échec, on leur retourne la politesse pardes mouvements timides:

On r'vient icitte comme des morceaux d’épave échoués sur la grève. J’aime pas çapantoute, Luc.

Le monde est en crise, maudit batêche. Pis ça, c’est pas d’ta faute, pis c’est pasd’la mienne non plus. Ça fait que...

Faute de pouvoir nous rassurer, le chauffeur tente de nous calmer:

Chus çartain que c’est du bon monde qui vivent par icitte. Y’ vont comprendre pisy’ diront rien. J’gage qu’y’ vont attendre que vous seyez installés avant de vousposer des questions.

Quand j’serai prêt à répondre à leu’s questions, j’serai pus dans le Rang Six, ditLuc.

Les derniers coteaux franchis, la maison haute et carrée, si différente de celles de Nashua,apparaît enfin devant nous. Le camion s’arrête. Éva et Adélard sont là, tout près l’un del’autre. Alfred nous envoie la main, mais reste sur la dernière marche. Éreintés, Luc etmoi on descend lentement de la cabine. Dans la boîte du camion, les jeunes s’étirent.Monsieur Laliberté s’empresse de déverrouiller le rabat et les aide à descendre.J'embrasse Adélard et Éva tandis que Luc serre la main de son fils et baise la joue de sabelle-fille en répétant:

Comment ça va?

Le voyage s’est-ti ben passé, demande Adélard?

Y’ fait ben beau, par icitte, je dis.

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Pis ça sent bon en maudit, à part de ça, ajoute Luc.

Examinant son frère Louis de la tête aux pieds, Adélard lui lance:

Toi, t’as quasiment pas changé.

C’est vrai qu’à onze ans, j'étais déjà pas mal grand.

Adélard prend Éva par la main et s’approche de ses sœurs:

Elle, c’est Marie-Anne, elle avait juste neuf ans quand est partie, pis là a’ l'en adix-huit.

C’est ben ça. Chus à moitié canadienne pis à moitié américaine.

T’étais déjà une belle fille dans l’temps. Astheure, t’es une femme, pis t’as lamême allure.

Adélard s’approche enfin de Lydia, le bébé de la famille.

Toi, t’as changé en masse, mais j’t’aurais reconnue pareil. T’as toujours lesmêmes yeux de belette, pis tes belles joues rondes.

Lydia sort enfin de son silence:

Ben toi, changé pas changé, tu m'as manqué.

Le grand frère la regarde, amusé et content. Il fait un sourire moqueur et demande:

Te rappelles-tu des trucs que j’t’ai montrés, quand t’avais cinq ou six ans?

Çartain que j’m’en rappelle.

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Ça veut dire que tu sais encore comment faire des nœuds de marin?

Sans doute étonnée de constater qu’Adélard n’a pas oublié les bons moments qu’ilspassaient ensemble, elle répond avec un grand sourire:

Ben çartain, c’est la première affaire que j’ai montrée aux Américaines. J’pensequ’astheure, a’ doivent toutes le savoir.

Lydia se tourne vers Éva:

Ça me fait ben plaisir de te rencontrer, ma belle-sœur. J’ai entendu rien que desbelles choses sur toi.

Je n’en reviens pas de l'entendre enfin parler:

Ça prenait ben rien que vous autres pour y sortir un mot de la bouche, à celle-là.

Éva reste souriante en présence de sa belle-famille. Luc la regarde avec son air charmeurdes jours heureux et trouve les mots qu’il cherchait pour lui exprimer son affection:

T’es toujours aussi belle, ma bru. Avec mon Adélard, vous avez pas le choix defaire des beaux enfants vous autres là.

Vous êtes ben aimable, Monsieur Ouellet

Je sens qu'Éva m'observe:

Vous charchez quèq’ chose, Madame Ouellet?

J’pensais justement voir une talle d’enfants courir partout. Veux-tu ben me dire oùc’est qu’y’ sont?

Pour c’te nuite, dit Éva, on vous a fait de la place dans la maison. Les enfants sontchez les voisins.

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C’te fois icitte, ajoute Adélard, vous êtes pas pressés, vous aurez du temps enmasse pour voir nos petits.

Alfred, silencieux jusque-là, s’approche de Monsieur Laliberté et parle nerveusementavec lui tout en gardant un œil sur nous. Le voyant gesticuler, je lui demande:

Veux-tu ben me dire ce que t’as à t’énarver de même, toi?

Ben, vous nous avez demandé de vous trouver quèq’ chose. On l’a pris au sérieuxc’te demande-là, il dit, en s’approchant d’Adélard.

Toutes les têtes se tournent vers eux. Enfin, on va savoir ce qui nous attend. Va-t-onpouvoir nous installer sur une ferme comme on l'a demandé dans notre télégramme?Dans quelle paroisse? Adélard parle le premier:

On pense que vous allez être contents.

Ben, parlez, je dis. Laissez-nous pas languir.

Alfred prend la parole:

Une belle p’tite terre sur le Chemin Tâché, ça vous irait-ti?

Ben... ça dépend, dit Luc.

Les deux frères racontent comment ils ont fait, qui ils ont rencontré, l’étendue de laferme, le nombre d’animaux, les machines agricoles, les pommes de terre à récolter etjusqu’aux légumes qui poussent dans le jardin.

Si ça fait votre affaire, vous pourrez décharger, dret là.

Je les arrête:

Pas trop vite, les gars! J’veux la voir c’te maison-là avant d’aller vivre dedans, pis

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la terre itou, c'est important.

On va y aller ensemble, aux p’tites heures du matin, dit Alfred. À soir, en m’enallant chez nous, j’vas passer avartir le propriétaire.

L’idée convient à Luc:

Marie-Anne pis Lydia pourront rester icitte pour aider Éva à rapailler les enfants,il dit.

On peut s’arranger tous seuls, Monsieur Ouellet, dit Éva.

Jetant un œil sur les visages surpris de Marie-Anne et Lydia, elle montre un sourirecomplice et ajoute:

J’pense qu’a' seraient contentes de voir la maison, elles itou.

Les filles remercient Éva d’un large sourire et s'approchent d'elle.

Pressé de connaître le prix demandé par Monsieur Massé et les conditions de vente, Lucet moi, on entraîne nos fils à l’écart.

Y’ demande mille trois cent quarante-cinq piastres.

Bien que limitée à un demi-lot, la ferme du Chemin Taché, en plus d’être proche duvillage, a une plus grande surface de sol cultivable que les deux lots du Rang Six réunis.Luc sait qu’Adélard a eu tout le temps de comparer la valeur des deux propriétés.Nerveux, il jette un œil vers son fils. Ce dernier feint de ne pas percevoir le malaise dupère.

Jugeant le moment propice, le chauffeur déclare:

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Si vous achetez, on décharge le truck demain matin, pis moi je r’pars pour Nashuaavant le dîner.

À l’heure où le soleil se couche, les enfants sont dirigés vers les chambres tandis qu'onparle de la ferme du Chemin Taché, assis autour de la table en buvant du thé. À neufheures, épuisés, on choisit d'aller se coucher. Inconfortables sur les paillasses trop mincesdes enfants d’Adélard et de sa femme, on dort par secousses. Des fois on se demande sitout ça est vrai, d'autres fois, l'espoir d'une vie meilleure nous calme.

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Chapitre 68

Chemin Taché, automne 1930

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Le lendemain matin, toute la famille ensemble, on part en direction du Chemin Taché. Ilest sept heures quand le camion tourne dans l'entrée du lot trente-huit. La maison, déjàvieille, a été construite par un des premiers colons de la paroisse. Elle est petite et maléclairée par des fenêtres trop basses. Les vieilles maisons sont toutes comme ça.N'empêche, je me demande ce qu'Émérence va penser de ça. Pourvu que le reste soitcorrect. Louis et moi, on salue le propriétaire, puis on se dirige vers la grange avec lui.Émérence et mes filles entrent dans la cuisine.

Je demande qu’on attèle le cheval pour parcourir la terre de long en large. L’avoineencore debout et le champ de patates sont la preuve d'un sol fertile. Ça m'encourage. Lesparties encore boisées renferment plusieurs essences d'arbres, tout ce qu’il faut pour lechauffage de la maison et pour les matériaux de construction. J'espère qu'il y a uneérablière au fronteau de la terre. Non, il n’y a pas de cabane équipée pour faire du sirop,mais il y a une belle grosse talle d'érables à sucre sur la pente sud du dernier coteau. Jerêve de construire une cabane comme celle que j'avais dans le Rang Six. C'est Émérencequi serait contente... La ferme me convient.

Revenu du champ, je demande à ma femme et à mes enfants de faire un cercle autour demoi. Le propriétaire se retire à l’intérieur de la demeure qu’il habite depuis quarante ans.

La terre est bonne, je dis, la grange a besoin d’être renforcée à des places, mais lamaison est bâtie pour durer cent ans.

Je demande à Émérence de parler de l'intérieur. Elle réfléchit un brin et déclare:

C’est p'tit comme une cabane à sucre, mais c’est ben propre. Le poêle estquasiment neuf. Y’ a trois chambres en haut. Pis y’ a de la place pour semer tousles légumes qu’il nous faut dans le jardin. C’est p’t’être pas c’te maison-là quej’prendrais si j’avais du temps devant moi, mais j’en ai pas. Ça fait que si labâtisse est solide comme a’ en a l’air, ça va faire mon affaire.

Je souris de la comparaison d'Émérence, mais je ne lui dis pas ce que je veux bâtir. Jedemande l’avis des jeunes filles:

Moi, dit Marie-Anne, j’ai dix-huit ans, pis j’ai pas envie de rester vieille fille. Ça

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fait que c’te maison-là ou ben une autre, c’est du pareil au même.

Les chambres sont p’tites, dit Lydia, mais ça serait la première fois que j’en auraisune à moi toute seule. Ça fait mon affaire. Mais coudonc, y’ a pas de toilette là-dedans?

Non, dit Émérence, mais si on achète, on va en faire installer une, ça j’tel’promets.

Je fais oui de la tête puis je me tourne vers Louis:

Pis toi, mon gars, te vois-tu... sur c’te terre-là?

De la façon que je pose la question, Louis comprend que je lui demande bien plus queson opinion. Il hésite, réfléchit et dit:

Si j'me trompe pas, vous allez vouloir que j’reste icitte, que j’cultive la terre pisque j’m’occupe de vous autres quand vous serez vieux?

C'est ça, tu serais mon héritier.

Louis a compris que sa réponse engage une partie de sa vie. A-t-il le choix? Le jour où ila accepté de revenir au pays, Émérence et moi on imaginait déjà ce qui se passemaintenant. Tout a été si vite après ce jour que Louis n'a pas eu le temps d’y songer. Maislà, à deux pas du camion prêt à être déchargé, il doit décider.

Si ça fait votre affaire, ça va faire la mienne itou.

Louis prolonge son regard jusqu'au-dessus du paysage, adresse un sourire amusé à sessœurs qui ne comprennent pas tout ce qui se passe, regarde sa mère sans broncher, puisfixe ses yeux dans les miens:

La réponse que j’viens de vous donner, c’est un gros contrat, j’en suis benconscient.

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Il hésite encore et conclut:

Si j’me marie pas, j’pourrai pas le respecter jusqu’au bout.

Émue, Émérence se lève, embrasse Louis et le remercie de sa générosité. Devant les fillesétonnées, je lui serre la main:

J’en attendais pas moins de toi. J’te jure que tu le r’gretteras pas.

La discussion se termine sur ces mots. Monsieur Massé et moi, on signe une lettred’entente préparée par Alfred et lui. On passera chez le notaire la semaine prochaine.

***

Bien vite, on est installés dans une nouvelle demeure, entourés d’un paysage champêtrequ'on connaît bien, mais dans un silence troublant. Je crois qu'on pense tous à la mêmechose.

Icitte, y’ a pas c’te maudit sifflet de train qui nous a fait sacrer pendant neuf ans!

Non, ma fille. Pas de vibrations qui font trembler les murs, non plus.

Icitte, Marie-Anne, c’est tranquille pis y’ a de l’air pur à respirer, dit Émérence.

Ce soir-là, les yeux grands ouverts sur le plafond de la chambre, Émérence et moi, onn’arrive pas à dormir. Je me lève, je fais deux pas vers la fenêtre ouverte et je regardevers le sud:

De Saint-Modeste au Rang Six, pis de là au Chemin Taché, en passant parNashua, on s’est-ti assez fait balloter, toi pis moi?

Émérence s’approche de moi et m’enlace.

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Oui, mon vieux, on s’est fait bringuebaler comme des bouchons de liège sur lesvagues de l’océan. Mais là, j’t’avartis, chus icitte pour rester.

Ben moi itou. Pis comme on est d’accord, p’t’être ben qu’on va être capables des’endormir.

Seul le bruissement des feuilles d’un peuplier brise le silence. Au milieu de la nuit, jesursaute. Ça réveille Émérence:

Que c’est qu’y’ a?

C’est l’maudit train qui a sifflé encore…

Les yeux mi-clos, elle m'adresse un sourire affectueux avant de replonger dans sespropres rêves.

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Chapitre 69

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Dans ma vie comme dans celle de Luc, l’exil aux États-Unis a été une parenthèse, commedisait la maîtresse d'école de Nashua, une tentative manquée de s’enraciner dans unmonde qu'on croyait plus facile, plus prometteur. Une crise comme le monde n’en ajamais connu a tout chambardé. Du jour au lendemain, comme si on revenait chez nousaprès un long voyage, on est capables de se mettre à l’ouvrage.

La forêt et le grand air manquaient à Napoléon autant qu'à nous. Dès son retour à Saint-Hubert, deux mois après nous, il achète le lot voisin de celui d’Adélard et se met aussitôtà bûcher pour y recueillir le bois qui s'y trouve en abondance.

À la même époque, Jean-Baptiste et Henriette prennent un loyer au village de Saint-Hubert. Jean-Baptiste travaille dans un garage situé à cent pas de chez lui. Comme samaladie ronge beaucoup de ses forces, il occupe son emploi une journée sur deux. Enmécanique, il peut en montrer à tout le monde d'ici, ce qui lui assure l'estime des gens etun minimum de revenu. Pour Henriette, c'est différent. Elle qui voulait continuer àtravailler, elle s'occupe de ses enfants et de la maison. Elle ne parle à personne et je sensqu'elle est bien malheureuse.

Dans la courte existence de Louis, Marie-Anne et Lydia, le séjour à Nashua a été uneexpérience qui les a transformés. Ils ont le sentiment de revenir dans une contrée danslaquelle ils sont des étrangers. J'ai l'impression qu'ils se sentent comme des immigrantsdans un pays qu'ils auraient visité avec leurs parents, il y a bien longtemps.

La crise et le retour à Saint-Hubert ont épuisé Luc. Il ne retrouve pas son entrain d’antan.Il est tout juste capable d'aider Louis et les filles dans les travaux de la ferme. Pasquestion de construire une cabane à sucre avant d'être reposé. Après quelques semaines,un soir, sur le perron, Louis raconte qu'il n’avait pas tout oublié de sa vie ici et que dessouvenirs heureux lui reviennent. Il parle des histoires de son père et des vantardises deses frères:

Dans ce temps-là, j'enviais mes frères qui partaient en forêt avec vous, Papa.L'été, quand on faisait les récoltes, je voulais devenir le plus gros cultivateur de laparoisse.

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Assez curieusement, Louis s’adonne mieux que Marie-Anne et Lydia à certaines tâchesde la maison. Boulanger le pain, baratter le beurre et mettre les légumes en conservesavec moi, il aime faire ça autant que les travaux de force. Pour les filles, c'est le contraire:si je ne les forçais pas à m'aider un peu, elles passeraient tout leur temps dans le champou dans la grange. Les voisins s’amusent de la situation:

Du vrai monde de la ville, vos enfants.

Quand Luc rappelle aux jeunes combien il est bon de ne pas avoir de patron, ils luirépliquent sans hésiter:

Icitte, Papa, nos boss y’ ont des cornes, de la laine sur le corps, y’ pondent desœufs, pis y’ mangent de la moulée.

Ces boss-là, y’ gueulent tout le temps, mais y’ nous engueulent jamais!

Ces remarques amusent Luc:

Ben coudonc, on peut pas tout avoir!

Après deux mois, Louis a le sentiment d’être devenu un véritable fermier. Avec lesvoisins, il aime parler de la ville et de ce qu'il a vécu là-bas. De leur côté, Marie-Anne etLydia gardent cette partie de leur vie secrète, comme un trésor que les gens de lacampagne ne pourraient pas comprendre. Quand des voisins viennent faire un tour pourjaser ou pour jouer aux cartes, elles acceptent de participer au jeu, mais elles demeurentdiscrètes.

Les filles trouvent que la campagne manque de bruit et d'action, elles s'ennuient de laville, même si le travail de la ferme leur plaît plus que prévu. J'ai entendu la plus vieilledire: " Y' a du bon là-dedans, on a pas tout pardu, même si… les gars d'icitte... "

Et elles se sont mises à rire. Ça m'a fait du bien de les entendre. Depuis qu'on est arrivésen campagne, le village et les garçons les intéressent de plus en plus. Au souper, elles enparlent:

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J'suppose qu’y’ a des garçons à marier, par icitte, dit Marie-Anne.

Ouais, des habitants qui puent le cochon, lui répond Lydia.

Quand on va sentir la même chose qu’eux autres, on s’en rendra pus compte,reprend Marie-Anne. L’important, c’est qu’y’ seyent beaux pis fins. Pis si y’ sonttrop gênés, on va les déniaiser, toi pis moi.

Moi, dit Louis, au magasin général, j'ai rencontré une fille qui s'appelle Irène, elleest pas mal belle pis j'pense qu'elle me trouve de son goût. J'vas asseyer de sortiravec elle.

Quand Luc visite ses voisins ou se rend au village à la recherche de quelques flâneursavec qui passer du temps pas fatigant, son expérience de vie aux États-Unis lui donne unesorte d'importance qu’il entretient avec soin. Il aime se faire appeler l’Américain. Mais, ilm'a dit, jamais il ne raconte les misères qu’il a vécues dans un travail de routine ou dansun logement trop petit situé à dix pas de la voie ferrée.

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Chapitre 70

Chemin Taché, 1933

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Au gré des saisons, Louis, Marie-Anne et Lydia découvrent de nouvelles facettes de lavie à la campagne: la présence familière des animaux, les moments de solitude dansl’étable ou dans les champs, le calme des veillées d’hiver autour du poêle, les soiréesd’été parfumées par le trèfle et les résineux, les conversations sur le perron, leschansonnettes à la lune et le ciel criblé d’étoiles.

Avec nous autres, les jeunes parlent rarement des neuf années passées à Nashua. Petit àpetit, ils ont fait leur deuil de la ville et des amis qu’ils ont aimés là-bas.

Au début de l’année 1933, Luc a soixante-quatre ans et sa santé se détériore gravement.Sans énergie et en perte d’appétit, il refuse toujours de voir un médecin:

C'est pas une vraie maladie que j'ai là.

Je sais qu’il ne veut pas aller le voir pour ne pas avoir à payer la facture. J'ai beau lui direque sa santé n’a pas de prix, qu’il a l’air dix ans plus vieux que son âge, y’ a rien à faire.

- Tu gonfles de partout, tu vas en mourir si tu te fais pas soigner, lui dit un voisin,effrayé par son état, quand il est venu lui souhaiter la bonne année.

Quand il se décide enfin, le docteur Martineau lui trouve une maladie qu'il appelle une in-su-ffi-sance ré-nale, un bien grand mot pour dire que ses reins fournissent plus, commeune vieille pièce d'un moteur:

Je vais vous donner des médicaments pour soigner vos reins, mais il va falloir quevous preniez beaucoup de repos. Vous êtes très malade, Monsieur Ouellet.

J’ai pas attrapé mon coup de mort, toujours là?

Le médecin lui dit que non en baissant les yeux. Ça ne rassure pas Luc, au contraire. Ensortant du bureau du docteur, Luc se tourne vers le presbytère en me disant qu'il vaimplorer les grâces divines. Je fais une moue qu'il ne voit pas. Monsieur le Curé Roy estencore là. Je n’ai pas oublié qu'il nous a déjà humiliés, celui-là. J'accompagne Luc. Il a

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l'air de se souvenir de rien, lui:

J’veux pas partir tout’ suite, Monsieur le Curé. Louis est pas encore marié pis y’est trop jeune pour prendre la terre. Ma bonne Émérence a encore besoin de moi,il dit en me prenant le bras. Faites que le Bon Dieu m’accorde encore cinq ans.Après ça, y’ viendra me charcher quand y’ voudra.

Je vais prier très fort pour vous, Monsieur Ouellet. Vous allez prier vous aussi.Nul ne connaît les desseins de Dieu. Ce serait trop facile, n’est-ce pas? Maisquand on a la foi, tout est possible, même la guérison de votre maladie.

Luc prend ses médicaments et se repose autant qu’il peut. Au cours des mois suivants, ilprie comme il ne l’a jamais fait. Jour après jour, il va se recueillir à l’église en présencede Dieu, à l’étable auprès des animaux et dans les champs. Il me parle avec douceur:

Je fais comme un voyage en dedans de moi, il dit. Je repense aux joies que j'aiconnues et partagées, aux souffrances que j'ai subies et fait subir, itou.

Ses prières ont-elles été exaucées? Les médicaments ont-ils été efficaces? L'état de santéde Luc s'améliore et il retrouve un peu de sa joie de vivre et son goût de faire desplaisanteries.

***

Trois ou quatre fois par année, j'ai une correspondance avec mes filles des États et avecLéon. Ce dernier ne manque jamais de faire dire à Lydia qu’il tiendra sa promesse. Ils neparlent plus de la grande crise. Quand je finis de lire à haute voix, il y a toujours un longsilence. On se demande quand Léon aura les moyens de venir nous voir. Il reparle des'acheter une automobile. On espère…

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Chapitre 71

juillet 1933

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Deux ans après le retour à Saint-Hubert, Luc prend la décision de donner officiellementses biens à Louis. En retour, ce dernier accepte de prendre soin de nous jusqu’à notremort.

Le dix-sept juillet, comme toutes les années depuis 1926, Luc reçoit un chèque desoixante-quinze dollars d’Adélard. Depuis notre retour, je supplie mon mari de mettre finà l’obligation d'Adélard de lui donner cet argent. Aujourd’hui, j'ai un nouvel argument:

Écoute, Luc, on vient de donner not’ terre à Louis. C’est lui qui va s’occuper denous autres jusqu'à not’ mort. On est pus pognés comme quand on était aux États.Y’ a pus de raison pour qu’Adélard nous donne de l’argent pour nos vieux jours.

On sait jamais Émérence, y’ peut nous arriver quèq’ chose de grave.

Éva a six enfants, pis elle est encore en famille. Y’ vont être dans la misère, si çacontinue.

Je me tiens droite comme un piquet devant lui, je mets mes mains sur mes hanches et jedis, en parlant lentement:

Ça serait une bonne façon de r’marcier le Bon Dieu de t’avoir r’donné un peu desanté.

Luc sort, fait le tour de sa maison puis se rend à l’étable et revient:

Quand on est partis, y’ m’a parmis de vendre tout ce qu’y était pas vital pour lui,pis y’ m’a envoyé l’argent de la vente des patates. De c’t’argent là, y’ m’en estresté pour acheter la terre icitte. J’vas faire ce que tu dis, Émérence.

Je ne veux pas qu'il le fasse parce que je lui demande. T’as raison Émérence. J’vas le faire parce qu’Adélard est dans le besoin, pis qu’y’

a été généreux quand on est parti pour les États.

Pour moi, ce n’est pas assez:

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Y' faut y aller pas plus tard qu'aujourd'hui, Luc. Parce qu'aujourd’hui, c’est sonanniversaire de mariage. Tu vas y r'donner son chèque. C’est pas un cadeau qu’ony fait, mais c’est c'qu'y' faut faire.

Le don de la terre aura coûté cinq cent vingt-cinq dollars à Adélard. Trois ans après lagrande crise, ces lots ne valent pas beaucoup plus.

Au retour, je m’affaire à ma cuisine, Luc s’approche de moi et dit:

Not’ monde est pas trop malheureux pis nous autres on a trouvé la paix.

D’un mouvement de tête, je fais un petit oui, mais je trouve qu'Adélard n'est pas loin dela misère avec sa grosse famille. Au moins, on n'a plus à s'inquiéter pour nos vieux jours.Mais une autre pensée me hante. Quand Louis va se marier, est-ce que je vais être capablede partager mon autorité avec une autre femme? Ça, je n’ai jamais fait ça. Sans lever lesyeux, je dis à mi-voix:

J’ai ben peur que c’te paix-là, a’ dure pas étarnellement.

L’étarnité, Émérence, c’est quand on est mort. J’sais pas de quoi tu parles.

J’me comprends, je dis, en faisant une grimace.

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Chapitre 72

Saint-Hubert, 1933-1934

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Monsieur Ouellet ! Madame Ouellet! Y’ faut venir chez Jean-Baptiste, c’est monvoisin, y’ est arrivé un malheur !

Y’ est pas mort, toujours?

Non, j’peux... j’peux rien dire. Y’ va vous parler lui-même.

D’un pas rapide, Luc et moi, on monte dans le boguet de l'homme. Il pousse son chevaljusqu’au logis de mon fils malade. Depuis des mois, Jean-Baptiste vit du travail de safemme, quand elle en trouve, et surtout de la charité de ses frères et sœurs. Assis sur lesmarches de sa maison délabrée, le visage blanc comme un drap, Jean-Baptiste nousregarde venir. Ses trois enfants se tiennent derrière lui, les yeux rouges d’avoir troppleuré.

Qu’est-ce qui se passe icitte? Veux-tu ben me dire?

Jean-Baptiste se retourne, fait signe aux enfants de s’éloigner:

C’est ma Henriette, a’ l’est partie à matin.

Partie où? Pourquoi? Quand c’est qu’a r'vient?

A’ l’est partie j’sais pas où. A’ reviendra pas. A’ m’a laissé tout seul avec lesenfants.

Ben voyons donc, toi! Ça s’peut pas des affaires de même!

Tout en sanglotant, Jean-Baptiste nous raconte qu'en se mariant avec lui, HenrietteDesbiens avait juré qu’elle ferait n’importe quoi pour ne pas vivre la pauvreté qu'avaientconnue ses parents. C’est pourtant ce qu’elle vit depuis deux ans. Pour cette habituée à lavie nocturne, nous raconte Jean-Baptiste, le village de Saint-Hubert c'est, au mieux uncloître où on se retire de la société, au pire une prison à ciel ouvert. À Nashua, Henrietteavait déjà la réputation d’être une personne très évoluée pour son époque. Malheureuse etportée à faire des colères, Henriette s'est demandé comment en finir avec cette vie-là. Ellea songé au suicide, mais elle a trop la rage de vivre:

C’est pas la vie qui me fait mal, elle a dit, c’est la vie que j’mène icitte. Pis moi,

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malade comme j'suis, j'pouvais rien faire pour elle. Si j’avais pu...

La veille de son départ, elle a dit à son mari:

J’t’ai aimé, pis j’t’aime encore. T’es le meilleur gars du monde. T’es un bon pèrede famille, mais moi, chus pas une bonne épouse, chus une mauvaise mère, pischus pus capable de vivre dans c'te trou-là où c'est qui se passe jamais rien. J’aiune âme d’aventurière, tu comprends? À Saint-Hubert, la seule place où j’seraisben, c’est dans le cimetière.

Quand Jean-Baptiste a voulu connaître ses intentions, elle s’est tournée vers la fenêtre ets'est refermée sur un silence de tombe. J'ai bien peur qu'on ne la reverra jamais à Saint-Hubert. Henriette est partie pour retrouver le sens de sa vie, pour être libre.

Dans les mois suivants, Luc et moi, on passe de longues heures avec notre filsmalheureux. Bribe par bribe, ce dernier nous raconte des parties secrètes de sa vie avecHenriette: le serment qu’elle lui a fait, avant leur mariage, de tout faire pour ne jamaisvivre la même misère que ses parents:

Chus prête à tout, elle avait dit.

C’est durant ces mois-là que Jean-Baptiste a raconté à son père qu’il avait fait dutransport d’alcool illégal pour le frère d’Henriette et qu’il a collaboré avec la police pourle faire arrêter.

J’aurais fait de la prison, pis elle itou.

J’te suis pas, là, Jean-Baptiste, dit Luc, surprit par cette histoire. Un hors-la-loi,toi?

Après un moment, souriant pour une rare fois, il raconte sa rencontre avec Onézime.

Tu parles d’une affaire! C’est lui qui vous a sauvés de la prison!

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Ben oui, pis j’pouvais rien dire, Jack m’aurait tué. Pis Henriette m’aurait sacré là.

Ouais... se contente de dire Luc.

***

Huit mois plus tard, le dix-sept mai 1934, Jean-Baptiste meurt d’un mal qui lui a rongéles poumons la moitié de sa vie. De Nashua, Léon et sa femme Alice sont les seuls à veniraux funérailles. Avant son décès, Jean-Baptiste a exprimé le vœu que son fils René soitadopté par Léon. Le couple sait qu'ils ne peuvent pas avoir d’enfant. Sans hésiter, ilsacceptent de le prendre avec eux. Quant aux deux filles, Yvette et Aurore, c'est la mortdans l'âme qu'on a dû les donner pour adoption aux Soeurs de la Charité.

Avant de repartir pour Nashua, Léon dit à Lydia:

Ma promesse tient toujours, ma p’tite sœur. Si tu veux r’venir à Nashua, y’ a de laplace.

Lydia s’y attendait, elle sourit et fait semblant de réfléchir une minute:

J’te r’marcie à plein, Léon. J’étais çartaine que tu tiendrais ta promesse. Maisj’vas rester par icitte. Maman pis Louis, y’ ont besoin de moi dans la maison pissur la terre.

Lydia se garde bien de dire qu’elle est amoureuse d’un jeune homme et qu’elle aimeraitqu’il la demande en mariage bientôt.

Bouleversé par la maladie mortelle de notre fils, par la fuite d’Henriette et l’abandon deses enfants et affaibli par la maladie, Luc se sent coupable de la mort de son fils:

Penses-tu qu’y’ a attrapé c’te maladie-là aux États, il demande souvent?

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Y’ peut pas l’avoir attrapée ailleurs, tu sais ben!

Si on avait su qu’on rapporterait des malheurs de même, on serait pas partis de paricitte, Émérence.

Y’ faut pas se sentir coupables, mon vieux. On saura jamais ce qui serait arrivé sion était pas partis.

T’as raison Émérence, t’as toujours raison. Sauf que j’ai ben de la misère à vivreavec un doute de même sur la conscience.

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Chapitre 73

Saint-Hubert, juillet 1935

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"Cher Émile, viens nous rejoindre dans le cimetière quand t’en auras fini avec le notaire",a écrit ma tante Émérence.

Arrivé au lac Saint-Hubert, comme je suis en avance sur mon rendez-vous avec le notaireBérubé, je décide de m'arrêter pour admirer le paysage. Je pense à mon parrain et à mamarraine que je n’ai pas revus depuis que je les ai aidés à rédiger des lettres avant leurdépart pour Nashua. Debout sur la grève, je me mire dans l’eau calme et limpide. Pourpasser le temps, je choisis un galet, me penche et le lance de toutes mes forces à lasurface de l’eau. La pierre fait sept bonds, grands d’abord, puis de plus en plus petitsavant de caler. Une minute plus tard, le lac retrouve son calme et l'immobilité d'un miroir.

Les sauts de la pierre me font penser aux huit générations de Ouellet qui sont parties del’Ile d’Orléans et qui ont sauté d’un village à l’autre, tout au long du fleuve, pour venirjusqu’ici. Ma réflexion me fait sourire, mais quelque chose cloche dans la métaphore: lebond de la dernière génération, celui de mon oncle Luc, n’a rien de comparable avec lesautres. Après avoir fait un saut infructueux dans le Rang Six, il en a fait un plus grand auxÉtats-Unis, avant d’en revenir dévasté. Ça ressemble aux sursauts de l’agonie. Lui, c'estla pierre qui cale. Pour chasser cette vision funèbre de mon esprit, je lance un derniergalet.

Marchant sur la grève, je songe aux faits marquants de l’histoire du Canada et à la défaitedes Plaines d’Abraham. Une image me vient à l’esprit: un météore, rond comme unboulet de canon, tombe du ciel au milieu du lac et s’enfonce. Des éclaboussuresremplissent le ciel le temps d’un coup de tonnerre, de grosses vagues s’élancent encerceaux jusqu’au-delà des berges. Les premiers rouleaux dévastent le rivage, les suivantstransportent des débris dans les terres avoisinantes. Je regarde ma montre, je brûled’impatience à l’idée de confier à un proche cette représentation tragique de l’histoire dema famille.

Quand je pénètre dans le bureau sombre du notaire, je songe encore à mes ancêtresdéfricheurs, à la défaite des Français et des Canadiens en 1760. Ajoutant les gestes et lesmimiques à mon propos, je confie le fruit de mon imagination à mon collègue. À mongrand étonnement, l’austère notaire en ajoute:

Plus les erreurs des peuples viennent de haut, plus leurs conséquences durentlongtemps, et plus les petites gens en payent le prix.

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Au début de la colonie, les Français clamaient à qui voulait l’entendre que Dieu les avaitchoisis pour faire régner sur l’Amérique, la foi catholique, la langue et la culturefrançaises. C’était beaucoup demander à une poignée d’hommes et de femmes qui étaientconfrontés à la nature sauvage, à des nations autochtones souvent hostiles et à d’autrescolonisateurs dont la convoitise était sans borne.

Je vous dirai, mon cher ami, que la misère des petites gens d’ici, ceux qui n’ontpas toujours les moyens de payer mes services, cette misère-là, elle découledirectement de cette aberration ancestrale, de ce mythe absurde auquel ont cru nosancêtres.

La séance de travail entre collègues se passe dans la sérénité. Je me dirige ensuite versl’arrière de l’église. J'aperçois ma marraine et mon oncle Luc, à mi-chemin entre la petitecroix de bois de Marie-Antoinette et la stèle en calcaire de Jean-Baptiste. Je m’avancevers eux, me recueille un moment sur la tombe de mon cousin Jean-Baptiste, me relève etles salue affectueusement.

Tu peux pas savoir combien tu nous fais plaisir, mon beau Émile, dit ma tante.

J’ai beaucoup pensé à vous autres, pendant tout ce temps-là. J’aurais tellementaimé vous parler de mes recherches sur la colonisation.

Ben, y’ est pas trop tard.

Je n’oublierai jamais la tête que vous avez faite quand j’vous ai dit: pourquoi vousy allez pas faire le pèlerinage de Sainte-Anne?

Et moi, dit Luc, j’oublierai jamais notre réponse: un pèlerinage, ben pourquoipas?

Sans c’te voyage-là, on serait jamais partis aux États, tu sais.

Ma tante s’informe de mon travail, de la santé de mes parents, puis elle donne lesdernières nouvelles des siens.

Dans le coin le plus reculé du cimetière, près d’une clôture en perche donnant sur la forêtde conifères, des dizaines de petites croix blanches procurent une lumière blafarde àl’herbe envahissante. Sur la plus grande surface, de simples pierres marquent

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l’emplacement des pionniers de la paroisse. Un petit nombre de stèles en granit sculptétrônent au premier plan. Agenouillées près d’un monceau de terre fraîchement retournée,habillées de noir, insensibles à la nuée de moustiques, une vieille dame et sa fille offrentleurs prières à un disparu.

En retrait, Monsieur le Curé Roy fait sa promenade quotidienne. Il semble curieux de mevoir en habit de ville et conversant avec de simples gens. Il s'avance dans ma directionpour satisfaire sans doute sa curiosité. Du pas décidé du propriétaire des lieux, ils’approche:

Bonjour, mes amis.

Bonjour, Monsieur le Curé. Lui, c'est mon neveu Émile, c’est le fils de mon frèreErnest, de Saint-Modeste.

Ah! Il me semblait bien aussi qu’il avait des airs de famille. N’êtes-vous pasnotaire?

Là-dessus, on échange une poignée de main.

Votre sens de l’observation ne vous a pas trompé, Monsieur le Curé.

Ah, vous savez, il se passe si peu de choses dans ce coin de pays, comment ne pasvoir les allées et venues de tout un chacun?

Le prêtre avance vers la pierre tombale de Jean-Baptiste, se signe devant l’épitaphe etréfléchit à haute voix: "Que serais-tu devenu, Jean-Baptiste, si tu étais resté par ici, si tuavais choisi l’agriculture, si tu avais vécu selon nos coutumes et si tu avais épousé unefemme de chez nous, une mère dévouée à tes enfants et à toi, son époux?"

Je prends vite la mesure de l’accusation infamante de l'homme d'Église. Je revois la scènenarrée par ma tante et mon oncle, dix ans plus tôt. J'imagine ce prêtre en colère, usant dupoids de son autorité spirituelle pour enjoindre ses humbles paroissiens à prier, seconfesser et faire un pèlerinage avant de se décider à quitter le pays, allant jusqu'à lesmenacer implicitement d'excommunication. Aujourd’hui, je comprends mieux leuraccablement. Je sens monter la colère en moi:

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Puis-je vous poser une question, Monsieur le Curé Roy?

Venant d’un jeune homme distingué comme vous, la question ne peut qu’êtrepertinente. Faites, mon ami, faites.

La flagornerie me laisse froid. Je me gratte la gorge, jette un œil du côté de mon oncle:

Si c’était à refaire, Monsieur le Curé, vous opposeriez-vous toujours au départpour la Nouvelle-Angleterre de vos paroissiens ici présents?

Le religieux durcit le regard, plisse les lèvres et répond:

Mais je ne me suis jamais opposé à ce départ. J’ai demandé à mes paroissiens deréfléchir et de prier. C’est ce qu’ils ont fait. L’ont-ils regretté? Permettez-moid’ajouter ceci: il est des rêves qui se terminent bien, d’autres moins...

Son regard redevient perçant sans doute comme à l’époque où il avait apostrophé mesparrains. Ignorant totalement le couple, le religieux se tourne un instant vers la pierretombale de Jean-Baptiste, puis s’adresse à moi:

Une vie ordonnée, mon cher Émile, une vie conforme aux enseignements de notreSainte Église, une vie baignée par la grâce divine auraient protégé cette âmesensible, cet être vulnérable. Les rites religieux d’ici l’auraient prémuni contre lesmalheurs et les occasions de péchés de la ville.

Dans ma tête en feu, je revois le météore plonger dans l’eau d’un lac grand comme lavallée du Saint-Laurent. Des éclaboussures rejaillissent jusque sur les plateaux descollines appalachiennes et laurentiennes. Confrontés à ces violences, des gens fuient.Mon oncle et ma tante ont subi les à-coups de ces forces destructrices. Je veux dire aucuré qu’à l’instar d’un million d’autres descendants du peuple vaincu, ils ont suivi lesconseils des élites politiques et religieuses et c'est ce qui les a conduits à la misère.

Le mythe de la colonisation à tout prix, celui de la soumission aux religieux, cesmythes impuissants n’ont servi qu’à pousser des générations d’hommes et defemmes vers des espoirs stériles, des terres impossibles et des contrées étrangères,Monsieur le Curé.

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Je pense aux hommes, aux femmes et aux enfants qui reposent dans ce cimetière;combien ont cru à ces promesses? Je veux dire au religieux que le rêve de Luc etd’Émérence, ce rêve devenu cauchemar est le sien plus que le leur.

Le curé ne me laisse pas le temps de parler, il les salue sèchement et d’un pas rapideretourne à son presbytère. Le bruissement de sa soutane noire s’atténue avecl’éloignement de ses pas. Il disparaît, enfin.

Mes parrains ont blêmi. Je sens qu'ils ont l’estomac en étau et qu'ils sentent de nouveaule sentiment d’humiliation qui les avait assaillis à l’époque. Se séchant les yeux avec lamanche de sa robe, à côté de la tombe de son fils, tante Émérence parvient à dire:

Je sais pas si je pleure de rage ou de tristesse.

Je m’excuse de l’esclandre que je viens de causer:

J’n’ai pas accepté qu’il vous rende responsables des malheurs de Jean-Baptiste.J’ai voulu vous défendre.

T’as ben fait, mon p’tit gars, dit ma tante.

On mérite pas ça, ajoute mon oncle. Nous autres, on aurait pas été capables dedire ça aussi ben que toi.

Je les prends par le bras et les entraîne vers ma voiture neuve. En passant à côté du perrondu presbytère, un rideau de velours se referme.

***

Ma tante a préparé le repas à l’avance pour ne rien manquer de la conversation. Sur le ton

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de la confidence, nous partageons des souvenirs. Mon oncle explique les circonstances deson retour, ma tante parle du plaisir qu'elle a de vivre à nouveau sur une ferme. Je fais desallusions à mes réflexions personnelles et je nomme des personnages importants qu’ilm'est arrivé de croiser:

Imaginez-vous donc que j’connais Monsieur Pelletier, le bon samaritain que vousaviez rencontré à Québec. On a parlé de vous autres, pas plus tard que la semainedernière. Il m’a demandé de vous saluer de sa part.

Y’ est-ti encore député?

Non, mais y’ a beaucoup d’influence, à Québec.

Au cœur des moments de silence, je pense encore aux sauts de pierres et au météore rondcomme un boulet de canon. J'explique cela en termes simples. Mon oncle est le premier àréagir:

J’sais pas si c’est à cause des éclaboussures, mais une chose est çartaine, nousautres, on a pas été aussi chanceux que ceux-là qui sont venus avant nous.

Ma tante va plus loin:

C’est pas rien qu’une affaire de chance, Luc. C’est quand on a rencontré le députéPelletier pis Monsieur Lemire que j’ai compris ça. On a été mal orientés pis tropinfluencés. C'est pour ça qu’on a pas été capables de faire instruire nos enfants.C’est pour ça qu’on a été obligés de s’exiler aux États.

Je m'approche d'eux, enlace leurs épaules et ajoute:

Garder un peuple dans l’ignorance, ça laisse des traces indélébiles. Cela aussi faitpartie des éclaboussures causées par les aléas de l'Histoire.

Par un hochement de tête, mon oncle m'exprime qu'il a saisi le sens de mes paroles, puisil dit:

Orienter des fils de cultivateurs vers des terres incultes, ça itou, ça laisse des

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traces.

Je souris, ils ont compris ma métaphore. Ma tante Émérence continue:

L’obligation de faire des enfants à la douzaine, ça laisse des marques, pis des fois,ça laisse des malades, des veufs, pis des orphelins itou !

Je fais une pause avant d'expliquer que de priver notre peuple de toutes les professionsmodernes qu’exige le progrès pour se contenter de former des hommes de loi, desmédecins et des religieux, ça aide les vainqueurs à se penser supérieurs. Là-dessus, matante exprime le corolaire:

- Pis ça nous aide à penser qu’on est nés pour un p’tit pain.

Avant de repartir pour Québec, je dois me rendre chez mes parents, à Saint-Modeste:

Salue Ernest pis Marie-Louise pour nous autres.

J'arbore certainement un sourire de fierté quand je dis:

J’habite loin maintenant. Si jamais vous passez par Québec, faites-le-moi savoir.Ça me fera plaisir de vous accueillir.

À notre âge, on sort pu ben ben Émile. Mais toi, reviens nous voir quand tuvoudras.

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Chapitre 74

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Dans notre lit, épuisés par les émotions de la journée, Luc et moi, on n’arrive pas às’endormir. On se lève pour respirer une bouffée d’air frais à la fenêtre, puis on serecouche. Rien n’y fait. Les pensées se bousculent dans notre tête. Une expression dupoète Léo Lévesque, rapporté par Léon, revient à l’esprit de Luc: "Y’ a les blessuresphysiques, on peut en guérir, mais les pires, c’est les blessures morales:il y en a dont onne guérit jamais." Il se tourne vers moi:

Te rappelles-tu les paroles de Léon, quand y’ nous a fait comprendre ce que c’estune blessure morale?

Y’ a dit: "C’est comme si une voiture vous éclaboussait en passant dans une mared’eau souillée: vous seriez en colère contre le conducteur, parce qu’il a sali vosvêtements, mais bien plus encore parce qu’y’ vous a insultés en agissant comme sivous étiez des poteaux de clôture."

C’est Émile qui serait content de nous entendre.

Léon, itou.

Je deviens triste tout à coup, je m’essuie les yeux:

Ce qu’on a ramené des États-Unis, la maladie de Jean-Baptiste, une femmeincapable, ça fait-ti partie des éclaboussures, ça itou?

Le lendemain, on ressent un grand besoin de parler avec nos enfants et de leur raconter ladiscussion qu’on a eue avec Émile. On se rend chez Alfred et Jeanne. Louis, Marie-Anneet Lydia viennent avec nous. Pour la première fois depuis notre retour de Nashua, Luc etmoi on parle des souvenirs de notre expérience américaine. On parle de ceux qui sontrestés là-bas et on partage avec nos enfants et petits-enfants les joies et les peines de notrevie. On aimerait être capables de parler comme Émile, expliquer comment despersonnages de l'histoire ont changé nos vies, on n’est pas capables, mais ça ne fait rien,ils nous comprennent.

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Le dimanche suivant la visite d’Émile, Luc et moi on marche vers l’église de Saint-Hubert. On se demande si on pourra regarder le curé Roy avec le respect qu’exige sonstatut de gardien des âmes. Les cloches nous appellent:

J'me laisserai pus humilier par lui. C’est fini ce temps-là.

J'hésite un peu puis j'ajoute:

Moi, Luc, j’ai envie de lever les yeux au-dessus du curé, d’adresser mes prières auSeigneur qui est sur la croix. Lui, y’ nous comprend.

Sereins, la tête bien haute, nous entrons et prenons place à notre banc à l’avant de la nef.En sortant de la sacristie pour dire sa messe, le prêtre observe l’assemblé sans arrêter sonregard sur nous. Au moment où il s’apprête à monter en chaire pour son sermon, levicaire entre par la porte latérale et lui fait de grands signes. Contrarié, il le rejoint à pasrapides. Les deux religieux échangent quelques mots. Le célébrant paraît consterné. Ilmonte en chaire et dit:

Mes bien chers frères, je me vois dans la triste obligation d’annoncer, maintenant,qu’une maison du Rang Six du Canton Hocquart est la proie des flammes.Monsieur Adélard Ouellet, vous devez rentrer chez vous de toute urgence.

On se tourne vers le jubé. Adélard est déjà debout dans la rangée. Luc me prend par lebras et m’entraîne vers la sortie. Tremblants, sentant nos jambes nous lâcher, on se tientaux bancs pour ne pas tomber. Des paroissiens nous soutiennent. Quand on arrive sur leparvis, la voiture de Camil Lévesque part à toute vitesse emportant Adélard, Éva et troisde leurs enfants vers la maison en flamme, vers les quatre autres qui sont restés là-bas. Jeme tourne vers la rue à la recherche d’une voiture. Luc s’effondre. Je crie à l’aide.

Fin du livre 4

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