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Prologue Il est un conte. Que l’on raconte. On dit : « Il était une fois… ». Et, comme en songe, l’on revoit, messieurs, mesdames… Espoirs, chimères, lointains mystères. Que nous apporte celui-ci ? Que nous apprend ce vieux récit, messieurs, mesdames ? La joie est brève, tout n’est que rêve ; on aime, on souffre et le destin Se rit de nous, frappe soudain, messieurs, mesdames. Ce n’est qu’un conte que l’on raconte. Peut-être qu’il vous en souvient. Écoutez bien, regardez bien, messieurs, mesdames. (Le rideau se lève) La pièce finie, je vous en supplie, Si elle a plu, applaudissez. Voyez dans l’ombre ce château sombre, messieurs, mesdames. Sans doute, vous le connaissez. De ses merveilles l’histoire est vieille… (Une grande salle ronde, de style gothique. A gauche, un escalier monte à une petite porte de fer. A droite de cet escalier, sept grandes portes closes, dont quatre face à la rampe et trois face à l’escalier. Point de fenêtres ni d’orne- ments. La salle ressemble à une caverne sombre, vide, taillée en plein roc. Au lever du rideau, la scène est plongée dans l’obscurité ; le barde s’efface. Soudain, la petite porte s’ouvre et dans le rectangle de lumière, les silhouettes noires de Barbe-Bleue et de Judith apparaissent). Barbe-Bleue Nous voici au but. Ce château de Barbe-Bleue est la demeure. Il fait plus clair chez ton père. Me suis-tu Judith, ma femme ? Judith Je viens, je viens, Barbe-Bleue. (Barbe-Bleue descend lentement les marches) Barbe-Bleue Le tocsin là-bas résonne, là. Ta mère en deuil sanglote, ton vieux père a pris ses armes et ton frère monte en selle. Me suis-tu, Judith, ma femme ? Judith Je viens, je viens, Barbe-Bleue. (Barbe-Bleue est arrivé au bas et se tourne vers Judith, qui s’est arrêtée à mi-chemin. La lumière de la porte éclaire les deux personnages). Barbe-Bleue Tu hésites ? Tu recules ? Judith (Portant les deux mains à son cœur) Non. Ma robe s’était prise, un clou l’avait accrochée. Barbe-Bleue Vois, la porte reste ouverte. Judith Barbe-Bleue ! (Elle descend quelques marches). Quand j’ai quitté mes deux parents, quand j’ai quitté mon frère aimé… (Elle descend jusqu’en bas) délaissé mon doux fiancé, je t’ai suivi sans hésiter. (Elle se serre contre lui). Barbe-Bleue ! Si tu me chasses, je resterai devant ta porte, je languirai devant ta porte. (Il prend Judith dans ses bras). Béla Bartók Le Château de Barbe-Bleue Drame lyrique en un acte / Livret de Béla Balázs / Personnages : Le duc Barbe-Bleue, Judith. Créé le 24 mai 1918 à l’Opéra de Budapest. 1

Livret Chateau Bb

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It is a French libretto of Bartok's opera

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  • PrologueIl est un conte. Que lon raconte. On dit : Il tait une fois . Et, comme en songe, lon revoit, messieurs,mesdamesEspoirs, chimres, lointains mystres. Que nous apporte celui-ci ? Que nous apprend ce vieux rcit, messieurs,mesdames ?La joie est brve, tout nest que rve ; on aime, on souffre et le destin Se rit de nous, frappe soudain, messieurs,mesdames.Ce nest quun conte que lon raconte. Peut-tre quil vous en souvient. coutez bien, regardez bien, messieurs,mesdames. (Le rideau se lve)La pice finie, je vous en supplie, Si elle a plu, applaudissez. Voyez dans lombre ce chteau sombre, messieurs,mesdames. Sans doute, vous le connaissez. De ses merveilles lhistoire est vieille(Une grande salle ronde, de style gothique. A gauche, un escalier monte une petite porte de fer. A droite de cetescalier, sept grandes portes closes, dont quatre face la rampe et trois face lescalier. Point de fentres ni dorne-ments. La salle ressemble une caverne sombre, vide, taille en plein roc. Au lever du rideau, la scne est plonge danslobscurit ; le barde sefface. Soudain, la petite porte souvre et dans le rectangle de lumire, les silhouettes noires deBarbe-Bleue et de Judith apparaissent).

    Barbe-BleueNous voici au but. Ce chteau de Barbe-Bleue est la demeure. Il fait plus clair chez ton pre. Me suis-tu Judith, mafemme ?JudithJe viens, je viens, Barbe-Bleue.(Barbe-Bleue descend lentement les marches)Barbe-BleueLe tocsin l-bas rsonne, l. Ta mre en deuil sanglote, ton vieux pre a pris ses armes et ton frre monte en selle. Mesuis-tu, Judith, ma femme ?JudithJe viens, je viens, Barbe-Bleue. (Barbe-Bleue est arriv au bas et se tourne vers Judith, qui sest arrte mi-chemin.La lumire de la porte claire les deux personnages).Barbe-BleueTu hsites ? Tu recules ?Judith(Portant les deux mains son cur) Non. Ma robe stait prise, un clou lavait accroche.Barbe-BleueVois, la porte reste ouverte.JudithBarbe-Bleue ! (Elle descend quelques marches).Quand jai quitt mes deux parents, quand jai quitt mon frre aim (Elle descend jusquen bas) dlaiss mon douxfianc, je tai suivi sans hsiter. (Elle se serre contre lui).Barbe-Bleue ! Si tu me chasses, je resterai devant ta porte, je languirai devant ta porte.(Il prend Judith dans ses bras).

    Bla Bartk Le Chteau de Barbe-BleueDrame lyrique en un acte / Livret de Bla Balzs / Personnages : Le duc Barbe-Bleue, Judith.Cr le 24 mai 1918 lOpra de Budapest.

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  • Barbe-BleueSoit, je vais fermer la porte. (La petite porte de fer est ferme. La salle reste faiblement claire, juste assez pour quese distinguent les deux personnages et les sept grandes portes. Judith, tenant la main de Barbe-Bleue, vient sap-puyer au mur).JudithDe Barbe-Bleue cest la demeure. Sans fentres ? Toujours sombre ?Barbe-BleueToujours.JudithLe soleil ny brille jamais ?Barbe-BleueNon, jamais.JudithToujours froide, glaciale ?Barbe-BleueFroide, glaciale.Judith (Savanant) Nul naurait os sans doute divulguer ce noir prsage.Barbe-BleueQuel prsage ?JudithLe chteau si noir, si sombre. (Savanant encore et avec un sursaut) Leau ruisselle ! Barbe-Bleue !Do vient donc cette eau qui suinte ? Tes murailles, elles pleurent ! (Elle se couvre les yeux).Barbe-BleueDe ton fianc, plus claire, plus joyeuse est la demeure. Des murs blancs, couverts de roses et des flots de gaie lumire.JudithTais-toi, tais-toi, Barbe-Bleue ! Que mimportent la lumire et les roses ? Peu mimportent lumires, roses. Tais-toi, tais-toi, tais-toi ! Mais que ton chteau est sombre ! Que ce grand chteau est sombre ! Triste, sombre Hlas, combientu es plaindre !(Elle tombe sanglotante, aux pieds de Barbe-Bleue et prend ses mains quelle baise).Barbe-BleuePourquoi mas-tu suivi, Judith ?Judith (Se dressant) Pour tarir ces eaux qui suintent de mes lvres, les tarir ! Rchauffer ces froides pierres de mes braset de mes lvres et jai hte de le faire, Barbe-Bleue ! Dissiper lombre accablante, faire entrer ici la joie. Brises douces,gaie lumire, gaie lumire, porteront ici la joie !Barbe-BleueRien nclairera ma demeure. (Se tournant droite, Judith va vers le milieu de la scne).JudithBarbe-Bleue, mne-moi par ta demeure. (Elle arrive au milieu). Sept grandes portes sinistres. Les sinistres portescloses ! (Il la suit du regard, demeurant immobile et muet). Pourquoi donc sont-elles closes ?Barbe-BleueNul ne doit ouvrir ces portes.JudithOuvre, ouvre, ouvre vite. Ouvre vite, que pntrent brises douces, gaie lumire !Barbe-BleueSonge leffrayant prsage.JudithQue rayonne la lumire. Que sclaire ta demeure, pauvre, triste chteau sombre ! Ouvre, ouvre vite !(Elle frappe la premire porte. Soudain slvent de sourds gmissements, pareils au bruit que produit le vent souf-

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  • flant travers de longs corridors surbaisss). Oh ! (Reculant vers Barbe-Bleue) Oh ! Quest-cela ? Qui soupire ? Qui san-glote ? Barbe-Bleue, ta demeure Ces murs sombres ! Ces murs sombres !Barbe-BleueTu trembles ?Judith (Pleurant doucement) Oh, ces sombres murs qui pleurent !Barbe-BleueTu trembles ?JudithOh, ces sombres murs qui pleurent ! Ouvre, ouvre, ouvre vite ! Laisse-moi bien vite ouvrir. Douce et tendre, jouvrirai,douce, tendre, tendre. Donne-moi les clefs bien vite. Donne-les, comme je taime !(Elle appuie sa tte sur lpaule de Barbe-Bleue).Barbe-BleueTa main soit bnie, Judith ! (Les clefs tintent dans lobscurit).JudithMerci bien, merci bien ! (Elle retourne vers la premire porte). Je men vais ouvrir sur-le-champ. (On entend la cleftourner dans la serrure : de nouveau de profonds soupirs). Quest-ce ? Quest-ce ? (La porte souvre silencieusement,un rectangle rouge apparat, semblable une blessure et un long trait de lumire rouge se projette sur le plancher dela salle). Oh !Barbe-BleueQue vois-tu ? Que vois-tu ?Judith(Portant les deux mains son cur) Des chanes, des verges, des tenailles, une roueBarbe-BleueCest ma chambre de torture !JudithQuelle pouvantable chambre ! Barbe-Bleue ! Horrible !Barbe-BleueTu trembles ?Judith(Avec un sursaut) Tous ces murs de pierre saignent ! Tes murailles saignent ! saignent saignentBarbe-BleueTu trembles ? (Judith se tourne vers Barbe-Bleue, clairement silhouette dans la lumire rouge).Judith(Dune voix blanche, mais calme et dcide) Non ! Je ne tremble pas ! Vois, dj point la lumire.(Elle se rapproche de Barbe-Bleue, suivant avec soin le trait de lumire). Vois ces rayons, vois ce flot de lumire !(Elle sagenouille et plonge ses mains runies en forme de coupe, dans le trait de lumire).Barbe-BleueUn flot rouge, du sang rouge.Judith(Se relevant) Oh, regarde la lumire, l, regarde ! Il faut vite ouvrir les portes, la brise, la lumire. Il faut vite ouvrirles portes !Barbe-BleueMais sais-tu ce quelles cachent ?JudithDonne-moi les clefs bien vite ! Donne-moi les clefs bien vite ! Que les portes souvrent toutes ! Donne vite !Barbe-BleueJudith, pourquoi my contraindre ?

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  • JudithPuisque je taime !Barbe-BleueDj mes murailles tremblent, ouvre si tu veux ou ferme. (Il lui tend la seconde clef. Leurs mains se rencontrent dansla lumire rouge). Mais prends garde, prends bien garde pour toi, pour toi, prends garde, Judith !Judith(Allant vers la deuxime porte) Douce et tendre, je les ouvre, douce, tendre.(La clef tourne avec un bruit sec. La deuxime porte souvre sans bruit. Le cadre sclaire de lueurs cuivres fulig-ineuses. Un deuxime trait de lumire se dessine sur le plancher).Barbe-BleueQue vois-tu ?JudithGlaives, lances, arcs et flches, cent affreux engins de guerre.Barbe-BleueCest ma salle darmes, Judith.JudithTa puissance est sans mesure, ta puissance est implacable !Barbe-BleueTu trembles ?JudithCes armes sont ensanglantes, toutes sont ensanglantes !Barbe-BleueTu trembles ?Judith(Se tournant vers Barbe-Bleue) O sont les clefs des autres portes ?Barbe-BleueJudith, Judith ! (Judith revient vers lavant-scne, marchant le long du second trait).JudithLa clart pntre, la lumire brille, brille ! Donne les clefs des autres portes !Barbe-BleuePrends garde nous !JudithDonne-moi les clefs bien vite !Barbe-BleueSais-tu ce que les portes cachent ?JudithConfiante, je suis venue. Me voici, je suis tout toi. Conduis-moi par ta demeure, ouvre toutes les portes, toutes.Barbe-BleueDj mes murs de pierre tremblent, la joie dans mon chteau pntre Judith, Judith ! Moins brlante est une plaie quisaigne.JudithTout amour, je suis venue, ouvre vite les sept portes !Barbe-BleuePrends les clefs de trois encore. Ouvre-les, mais ninterroge pas, regarde mais ninterroge pas !JudithDonne-les, que jouvre vite ! (Elle prend les clefs avec impatience et se prcipite vers la troisime porte devant laque-lle elle sarrte, hsitante).

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  • Barbe-BleueTu hsites ? Tu chancelles ?JudithNon, je cherche la serrure.Barbe-BleueNe crains plus rien, peu importe. (Judith tourne la clef dans la serrure. La troisime porte souvre avec un son profondet vibrant. Un rectangle de lumire dore se dessine et un troisime trait de lumire est projet).JudithQuelles richesses ! Limmense trsor ! (Elle sagenouille, plonge ses mains dans ses richesses et en retire une couronne,un manteau dapparat et une parure quelle pose sur le seuil). Combien dor, de pierreries, diamants, rubis et perles !Des couronnes scintillantes !Barbe-BleueMon trsor, mes richesses.JudithMerveilleux trsor, Barbe-Bleue !Barbe-BleueCes joyaux sans prix sont toi. Prends ces gemmes, prends ces parures.Judith(Se dressant subitement) Le sang ruisselle des parures. (Elle se tourne avec stupfaction vers Barbe-Bleue).Du sang sur la belle couronne ! (Judith manifeste une agitation croissante. Elle se tourne vers la quatrime porte, lou-vre).Barbe-BleueOuvre la quatrime porte, la lumire ouvre, ouvre. (Des rameaux fleuris apparaissent dans le rectangle de lumirebleute de la porte ouverte et un trait de lumire bleute vient se dessiner ct des prcdents).JudithOh ! Le beau jardin ! Oh ! Quel enchantement ! Tant de fleurs sous ces murs sombres !Barbe-BleueCest l mon jardin secret.JudithJardin merveilleux ! Que ces grands lys blancs sont beaux ! Doux parfums, brillantes roses, clmatites, rouges illets.Merveilleux jardin de rve.Barbe-BleueDe ces fleurs reois lhommage. Pour toi sont ces lys, ces roses ! Fais-les vivre, fais-les crotre, refleurir toujours plusbelles.Judith(Se penchant brusquement effraye). Toutes ces racines saignent ! De partout le sang ruisselle !Barbe-BleueCes corolles souvrent pour toi, pour toi, chantent et sinclinent. (Judith se dresse et se tourne vers Barbe-Bleue).JudithQui a arros la terre ?Barbe-BleueBien-aime, ninterroge pas. Vois, la lumire flots pntre. Ouvre la cinquime porte ! (Judith va dun pas ferme versla cinquime porte et louvre. La porte ouverte rvle une grande baie do un panorama sans bornes soffre la vue.La lumire ruisselle, clatante. Judith, comme blouie, se met les mains devant les yeux).JudithAh !Barbe-BleueL, tu vois mon territoire. Toute la contre est mienne. Nest-ce point un beau domaine ?

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  • Judith(mue, regarde au loin, fixement). Grand et beau est ton royaume.Barbe-BleuePrairies vertes, forts vastes, rivires claires qui serpentent et au loin de hautes montagnes.JudithGrands et beaux sont tes domaines.Barbe-BleueTout ceci tappartient dsormais. L, le crpuscule et laube, l, soleil, toiles, lune seront ton cortge fidle.JudithCe nuage rouge saigne ! Do vient ce nuage rouge ?Barbe-BleueVois, cest le soleil qui brille, grce toi dans ma demeure. Ta main soit bnie, Judith. (Ouvrant les bras). Viens dansmes bras, ma bien-aime ! (Judith reste immobile).JudithDeux portes encore sont closes.Barbe-BleueLaissons ces deux portes closes. Que montent des chants dallgresse ! Vois, mes bras ouverts tattendent.JudithOuvre les dernires portes !Barbe-BleueJudith, Judith, vois, mes bras ouverts tattendent, bien-aime !JudithOuvre les dernires portes !Barbe-Bleue(Laissant ses bras retomber). Tu dsires la lumire ? Vois, mon chteau en resplendit.JudithJe dsire que pas une des sept portes ne reste close.Barbe-BleueAh ! prends garde, ma demeure jamais ne sera plus claire.JudithQue je vive, que je meure, peu importe ! Barbe-BleueBarbe-BleueJudith, Judith !Judith ouvre vite ces deux portes, Barbe-Bleue, Barbe-Bleue !Barbe-BleueLaisse Judith ! laisse Judith ! Judith ! Judith !JudithOuvre vite !Barbe-BleueJe te donne encore une clef. (Judith sans parler, tend avidement une main vers lui. Il lui donne la clef. Judith va vers lasixime porte. Au premier tour de clef, un long gmissement monte. Judith recule). Judith, Judith ! Ne louvre pas ! (Ju-dith va vivement vers la porte et louvre. Il semble quune ombre passe sur la salle. La lumire baisse un peu).JudithDes eaux blanches, des eaux mornes, immobiles, blanches, mornes. Do viennent ces eaux funbres ?Barbe-BleueDes larmes, Judith, des larmes, des larmes.

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  • Judith(Frissonnant). Eaux dormantes, eaux dolentes !Barbe-BleueDes larmes, Judith, des larmes, des larmes. (Judith se penche et contemple les eaux).JudithImmobiles, ples, mortes.Barbe-BleueDes larmes, Judith, des larmes, des larmes. (Judith se tourne lentement et interroge Barbe-Bleue du regard. Barbe-Bleue ouvre lentement les bras). Viens, mes bras ouverts tattendent, bien-aime. (Judith demeure immobile et muette).Mes baisers tattendent, Judith. (Judith : mme jeu). La dernire reste close, toujours close.(Judith, la tte baisse avance lentement vers Barbe-Bleue. Triste, elle se serre contre lui).JudithAime-moi, Barbe-Bleue. (Barbe-Bleue ltreint. Long baiser. Elle met la tte sur lpaule de Barbe-Bleue). Maimes-tuvraiment, Barbe-Bleue ?Barbe-BleueTu mapportes joie, lumire. Aime-moi. Tais-toi. Ninterroge pas. (Long baiser).Judith(La tte sur lpaule de Barbe-Bleue). Dis-moi vite, sois sincre : as-tu aim dautres femmes ?Barbe-BleueTu mapportes joie, lumire : aime-moi, tais-toi, ninterroge pas.Judithtaient-elles plus belles ? Les aimais-tu mieux ? Plus tendrement ? Rponds vite, Barbe-Bleue.Barbe-BleueJudith, aime-moi, tais-toi, chre.JudithTa rponse, Barbe-Bleue !Barbe-BleueJudith ! Tais-toi, tais-toi, chre.Judith(Sarrachant de ses bras). Ouvre la septime porte ! (Barbe-Bleue reste immobile). Jai compris, Barbe-Bleue, ceque cette porte cache. Tout le sang souillant tes armes, la couronne ensanglante, les racines qui saignaient et ce cielsanglant, sinistre : jai compris, Barbe-Bleue, do vient le morne lac de larmes. L sont toutes tes pouses, gorges,de sang baignes. Ah ! laffreux prsage tait vrai.Barbe-BleueJudith !JudithHlas, trop vrai ! Ouvre vite, que je sache ! Ouvre la dernire porte.Barbe-BleueSoit, soit, prends la dernire clef. (Judith le regarde fixement, sans prendre la clef). Ouvre, Judith, va, regarde ! L sonttoutes mes pouses. (Judith reste un temps indcise, puis prend la clef dune main tremblante marche pas chance-lants vers la septime porte quelle ouvre. Au bruit de la clef, la sixime et cinquime porte se referment avec un faibleson plaintif. La lumire dcrot sensiblement. Seules les quatre portes restes ouvertes clairent la scne de lueurscolores. A ce moment, souvre la septime porte, donnant passage une lueur blanche lunaire qui claire les traitsde Judith et de Barbe-Bleue).Vois, ce sont l mes pouses, celles quavant toi jaimai. (Judith recule, stupfaite et hor-rifie).JudithVivantes, vivantes ! Elles vivent ! (De la septime porte surgissent trois femmes, couronne en tte, richement vtues etcouvertes de bijoux. Elles sont ples, hautaines et marchent pas lents, lune derrire lautre, pour venir sarrter de-vant Barbe-Bleue qui tombe genoux comme en extase et leur tend les bras).

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  • Barbe-BleueBelles, belles, bien-aimes, vous vivez inoublies. Vous mavez port richesses. Vous avez fait fleurir mes roses,agrandi mes beaux domaines. Tout ici est vtre. (Judith, anxieuse, se place prs delles, quatrime).JudithQuelles sont belles, quelles sont riches ! Moi, je suis si humble et pauvre. (Barbe-Bleue se lve et dit dune voix mue).Barbe-BleueA laurore la premire vint moi, pare de roses. Depuis lors, la frache aurore, son manteau de roses rouges, largentclair de la couronne sont elle pour toujours.JudithOh, quelle est heureuse et belle ! (La premire femme se retire pas lents).Barbe-BleueLa deuxime vint, brillante, dans lardent clat de midi. Depuis lors, midi, sa gloire, son pesant manteau de flamme,sa couronne blouissante, sont elle pour toujours.JudithOh, quelle est heureuse et belle ! (La deuxime femme se retire).Barbe-BleueLa troisime au crpuscule vint moi dans lombre calme. Depuis lors, le soir, sa pluie, son manteau lourd de mys-tre sont elle. Pour toujours.JudithOh ! quelle est heureuse et belle ! (La troisime femme se retire. Barbe-Bleue reste devant Judith. Ils se regardentlonguement lun lautre. La quatrime porte se referme lentement).Barbe-BleueLa quatrime au cur de la nuit vint moi.JudithBarbe-Bleue, arrte, grce !Barbe-BleueDans la nuit seme dtoiles.JudithTais-toi, tais-toi, je suis encore l !Barbe-BleueLa clart sur ton visage, lombre dans ta chevelure. Dsormais la nuit est tienne. (Il va prendre sur le seuil de la troisimeporte le manteau, la couronne, et les joyaux. La troisime porte se referme. Il place le manteau sur les paules de Ju-dith). Son brillant manteau dtoiles.JudithBarbe-Bleue, arrte, grce ! (Il lui place la couronne sur la tte).Barbe-BleueSa couronne scintillanteJudithPiti ! Pas cette couronne ! (Il lui met les bijoux autour du cou).Barbe-Bleue est toi pour toujours.JudithPiti ! Pas cette parure !Barbe-BleueBelle, belle, rayonnante ! Tu as t de toutes, de toutes la plus belle ! (Ils se regardent longuement lun lautre. Judithsuccombant presque sous le poids du manteau, la tte penche, sen va doucement le long du trait de lumire et dis-parat par la septime porte qui se referme sur elle). Dsormais, plus rien que lombre, lombre, lombre (Nuit com-plte. La silhouette de Barbe-Bleue disparat).

    Traduction franaise : M. D. Calvocoressi8