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HACHETTE Éducation établi par Sébastien CRÉPIN, agrégée de Lettres modernes, Docteur ès lettres professeur en lycée Gargantua et Pantagruel (Extraits) Rabelais Livret pédagogique

Livret pédagogique - BIBLIO - · PDF fileTexte A: Chapitre 52 de Gargantua de Rabelais. Texte B:Extrait de Utopie de Thomas More. Texte C:Extrait de la scène 2 de l’acte I

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Page 1: Livret pédagogique - BIBLIO -  · PDF fileTexte A: Chapitre 52 de Gargantua de Rabelais. Texte B:Extrait de Utopie de Thomas More. Texte C:Extrait de la scène 2 de l’acte I

HACHETTEÉducation

établi par Sébastien CRÉPIN, agrégée de Lettres modernes,

Docteur ès lettres

professeur en lycée

Gargantua et Pantagruel

(Extraits)

Rabelais

L i v r e t p é d a g o g i q u e

Page 2: Livret pédagogique - BIBLIO -  · PDF fileTexte A: Chapitre 52 de Gargantua de Rabelais. Texte B:Extrait de Utopie de Thomas More. Texte C:Extrait de la scène 2 de l’acte I

Conception graphiqueCouverture et intérieur:Médiamax

Mise en pageAlinéa

IllustrationFrontispice de la première édition de Pantagruel (détail)

©Hachette Livre – Photothèque

Tous droits de traduction,de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Hachette Livre,2003.43,quai de Grenelle,75905 PARIS Cedex 15.ISBN:2.01.168544.3

www.hachette-education.com

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant,aux termes des articles L.122.-4 et L.122-5, d’une part,que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que « les analyses et les courtes citations » dans un but d’exemple et d’illustration,«toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle,faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayantsdroit ou ayants cause,est illicite».Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit,sans l’autorisation de l’éditeur ou du Centrefrançais de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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AVA N T-P R O P O S 4

TA B L E D E S CO R P U S 6

RÉ P O N S E S AU X Q U E S T I O N S 10

Bi lan de première lec ture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

G a r g a n t u a

Prologue

Lec ture analyt ique du prologue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

Lec tures croisées et t ravaux d ’écr i ture . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

Chapitre 46

Lec ture analyt ique du chapit re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

Lec tures croisées et t ravaux d ’écr i ture . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

Chapitre 52

Lec ture analyt ique du chapit re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

Lec tures croisées et t ravaux d ’écr i ture . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Pa n t a g r u e l

Chapitre 3

Lec ture analyt ique du chapit re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

Lec tures croisées et t ravaux d ’écr i ture . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

Chapitre 8

Lec ture analyt ique du chapit re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

Lec tures croisées et t ravaux d ’écr i ture . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

Chapitre 32

Lec ture analyt ique du chapit re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

Lec tures croisées et t ravaux d ’écr i ture . . . . . . . . . . . . . . . . . 70

Bibl iographie complémentai re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

S O M M A I R E

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Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettreen œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclai-rent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, depréparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficaced’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires,techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentationcontextualisée, de l’imitation…).

Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs.À cet égard, Gargantua et Pantagruel pourront être l’occasion d’étudierdifférents types de texte (argumentatif, narratif, descriptif) et d’identi-fier plusieurs tonalités littéraires (épique, pathétique, comique…)d’après leurs caractéristiques respectives. Dans la mesure où Rabelaisn’a de cesse de brouiller les codes de la littérature, ces deux œuvresoffriront non seulement la possibilité de se familiariser avec desgenres littéraires traditionnels (épopée, épistolaire, déplorationfunèbre, récit de voyage…) mais, aussi, la possibilité d’approfondir lanotion de comique : après avoir analysé ses divers procédés (jeu sur lasonorité et le sens des mots, figures d’insistance…) et ses diversregistres (ironie, parodie, grotesque, burlesque…), on pourra, en effet,réfléchir sur ses enjeux (critique, satire, utopie…). Enfin, du point devue de l’histoire littéraire, Gargantua et Pantagruel permettent de situerun mouvement culturel (l’humanisme) dans une époque (laRenaissance) et, par là, de comprendre les rapports entre fiction litté-raire et réalité historique.

Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nou-velle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois :– motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation dutexte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à desnotes claires et quelques repères fondamentaux ;– vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer lesélèves aux travaux d’écriture.

Cette double perspective a présidé aux choix suivants :• Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afind’en favoriser la pleine compréhension.

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A V A N T - P R O P O S

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• Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre lalecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pou-vant donner lieu à une exploitation en classe.• Précédant et suivant le texte, des études synthétiques et des tableauxdonnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur,contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres etregistres du texte…• Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné àfaciliter l’analyse de l’œuvre en classe. Présenté sur des pages de cou-leur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fondblanc), il comprend :– Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe aprèsun parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes quipermettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général del’œuvre.– Cinq à sept questionnaires guidés en accompagnement des extraitsles plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à ana-lyser le passage ; les notions indispensables sont rappelées et quelquespistes sont proposées afin de guider sa réflexion et de l’amener àconstruire sa propre lecture analytique du texte. On pourra procéderen classe à une correction du questionnaire, ou interroger les élèvespour construire avec eux l’analyse du texte.– Six corpus de textes (accompagnés parfois d’un document icono-graphique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’unquestionnaire guidé ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’ana-lyse et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement àl’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe dePremière, sur le «descriptif des lectures et activités » à titre de groupe-ment de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documentscomplémentaires.

Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous etvos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lec-ture et la réflexion.

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T A B L E D E S C O R P U S

Compositiondu corpus

Texte A: Prologue de Gargantua de Rabelais.Texte B: Extrait du Banquet de Platon.Texte C: Extrait du Banquet de Xénophon.Document : Le buste de Socrate.

Texte A: Chapitre 46 de Gargantua de Rabelais.Texte B: Extrait du chapitre XVII du Prince deNicolas Machiavel.Texte C: Extrait de la scène 3 de l’acte Vde Cinna de Pierre Corneille.Texte D: Extrait de Antigone de Jean Anouilh.

Texte A: Chapitre 52 de Gargantua de Rabelais.Texte B: Extrait de Utopie de Thomas More.Texte C: Extrait de la scène 2 de l’acte I de L’Île des esclaves de Marivaux.Texte D: Extrait de 1984 de George Orwell.

Texte A: Chapitre 3 de Pantagruel de Rabelais.Texte B: Extrait de «L’Oraison funèbre d’Henrietted’Angleterre », desOraisons funèbres de Bossuet.Texte C: Extrait de la scène 2 de l’acte I de Hamlet de William Shakespeare.Texte D: Extrait de «Pour une amie » du recueilRequiem de Rainer Maria Rilke.

Texte A: Chapitre 8 de Pantagruel de Rabelais.Texte B: Extrait du livre III de l’Émile de Rousseau.Texte C: Extrait du chapitre 26 de la premièrepartie des Essais de Montaigne.Texte D: Extrait du chapitre 23 de Gargantuade Rabelais.

Corpus

Le personnageemblématique de Socrate(p. 39)

«Le Bon Prince»(p. 123)

L’écriture de l’utopie(p. 140)

L’éloge funèbre(p. 171)

L’éducation(p. 201)

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Compléments aux travaux d’écrituredestinés aux séries technologiques

CommentaireVous étudierez les marques de la description et lafaçon dont le narrateur exprime son point de vuesur la beauté de Socrate.

CommentaireAprès avoir étudié les marques du discours et leregistre de langue utilisés par Créon, vous déter-minerez la tonalité littéraire de cet extrait.

CommentaireAprès avoir analysé l’argumentation développéepar Trivelin, vous vous demanderez si cet extraitconstitue une apologie ou, au contraire, une cri-tique de l’esclavage.

CommentaireAprès avoir analysé le vocabulaire mélioratif et latonalité littéraire de cet extrait, vous montrerez enquoi il reprend les caractéristiques du genre del’éloge funèbre.

CommentaireEn dégageant la structure argumentative de l’ex-trait, vous déterminerez les deux conceptions del’éducation qui s’y opposent.

Objet d’étude

L’éloge et le blâme.

Argumenter et délibérer.

Argumenter et délibérer.

L’éloge et le blâme.

Argumenter et délibérer.

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T A B L E D E S C O R P U S

Corpus

L’envers de l’exotisme(p. 244)

Compositiondu corpus

Texte A: Chapitre 32 de Pantagruel de Rabelais.Texte B: Extrait de l’Histoire des voyages de Scarmentado de Voltaire.Texte C: Extrait de L’autre Monde ou les États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac.Texte D: Extrait du Voyage au bout de la nuitde Céline.Document 1 : Gravure de Gustave Doré pour GargantuaDocument 2 : Gravure de Bouillonpour Micromégas.

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Objet d’étude

Argumenter et délibérer.

Compléments aux travaux d’écrituredestinés aux séries technologiques

CommentaireEn quoi les registres de langue et les procédés sty-listiques utilisés par l’auteur font-ils de ce texteune satire de la colonisation?

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B I L A N D E P R E M I È R E L E C T U R E (pp. 254-255)

◆ GARGANTUA

a Dans le chapitre 7, face aux cris de son nouveau-né réclamant : «À boire, àboire ! », Grandgousier s’exclame au sujet du gosier de son fils : «Que grand tuas ! » C’est de cette expression que dériverait, selon Rabelais, le nom de«Gargantua ».

z Grandgousier s’émerveille de l’intelligence de son fils lorsque celui-ci luifait l’exposé des différentes manières de « se torcher le cul ».

e Dès son entrée à Paris, Gargantua s’empare des cloches de Notre-Dame et,de son urine, submerge le peuple parisien. Le rôle de Janotus de Bragmardo,illustre théologien s’il en est, consiste à le convaincre de les lui rendre.

r L’adolescence de Gargantua, prise en main par les précepteurs sophistes,suit, à la lettre, la logique du moindre effort. Sauf lorsqu’il s’agit de manger etde boire, il passe le plus clair de son temps à ne rien faire.

t Ponocratès est le précepteur de Gargantua. À la différence de ses prédéces-seurs, il impose à son élève un emploi du temps des plus stricts, consacré àl’exercice et à la discipline du corps, autant que de l’esprit.

y Frère Jean des Entommeures s’illustre par la façon pour le moins har-gneuse et cruelle qu’il a de protéger ses vignes des assauts ennemis. Du reste,les assaillants, une fois vaincus, sont sur son ordre égorgés sur-le-champ. Levin semblerait être pour lui la chose la plus sacrée.

u Suivant l’avis de ses fidèles conseillers, Picrochole affiche son intention deconquérir le monde entier, sans jamais s’apercevoir de l’ambition démesuréeet délirante de son projet.

i La Touraine, région natale de Rabelais, constitue le théâtre des guerrespicrocholines.Ainsi, la fiction s’enracine dans la réalité.

o Alors que Picrochole, assoiffé de pouvoir et de conquête, ne jure que parles armes, Grandgousier, quant à lui, en appelle à la sagesse et à la paix. Laguerre selon lui ne se justifie que lorsque la vie de ses sujets est mise en dan-ger par les envahisseurs.

q En remerciement de ses services rendus pendant la guerre, Gargantua offreà frère Jean la possibilité de construire une abbaye à son goût.

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R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

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s Les Thélémites sont les occupants de l’abbaye de Thélème, dont la deviseest : «Fais ce que tu voudras. »

◆ PANTAGRUEL

a La généalogie de Pantagruel remonte à celle des «Géants ».

z Badebec meurt en accouchant de Pantagruel dont la taille et le poids sontdéjà considérables. Les sages-femmes s’étonnent également de voir sortir duventre de la mère un cortège de muletiers, de dromadaires et de chameaux.

e Face à la mort de sa femme et la naissance de son fils, Gargantua est par-tagé entre la peine du deuil et la joie de sa paternité.

r Pantagruel supporte mal qu’un écolier fasse montre de parler le latin alorsqu’il ne fait que « l’écorcher ».

t Dans la lettre qu’il écrit à son fils, Gargantua le convainc de l’utilité et dela nécessité d’une éducation autre que celle dispensée, selon les méthodesmédiévales, dans les vieilles écoles. Du reste, le contexte historique et cultureltel que le dépeint Gargantua est favorable à un tel renouveau.

y Panurge, vagabond sans foi ni loi, devient le fidèle compagnon dePantagruel. Ses talents sont comparables à ceux d’un bouffon du roi, d’un far-ceur ayant plus d’un tour dans sa poche et capable de sévir en toute occasion.

u Curieux de sonder l’étendue du savoir de Pantagruel, le savant Thaumastele défie de se mesurer à lui. Mais c’est Panurge qui, à la place de Pantagruel,se charge de le vaincre, au terme d’une joute gestuelle des plus burlesques.

i Les Dipsodes (les « assoiffés ») sont les ennemis de Pantagruel. Dirigés parAnarche, aidés par Loup Garou et son armée de Géants, ils envahissent leroyaume d’Utopie.

o Loup Garou est le chef des Géants. Pantagruel, dans son duel avec LoupGarou, ayant saisi ce dernier par les pieds et s’en servant comme massue,assomme ses ennemis que ses compagnons se chargent aussitôt d’égorger.

q Alcofribas Nasier est le pseudonyme et l’anagramme sous lequel Rabelaissigne Gargantua et Pantagruel. Il est également le narrateur de ces deux récits.

s Pour protéger ses troupes de l’averse, Pantagruel les abrite sous sa langue.Saisissant cette opportunité,Alcofribas part explorer la bouche du géant, danslaquelle il fait connaissance avec un planteur de choux.

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G a r g a n t u a e t P a n t a g r u e l

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P R O L O G U E (pp. 28 à 33)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DU PROLOGUE (pp. 35 à 38)

a Dans le prologue, le narrateur manie aussi bien le registre courant, voirefamilier (« Buveurs […] et vous vérolés », l. 1 ; « oisons bridés, lièvres cornus, canesbâtées, boucs volants », l. 8-9 ; «on n’en aurait pas donné une pelure d’oignon », l. 15-16) que le registre soutenu (référence savante au Banquet de Platon, à Socrate,aux Sirènes et à Pythagore ; termes philosophiques : « essence », l. 40, « substanti-fique », l. 52 ; distinction entre « sens littéral » et « sens plus élevé », l. 44 à 47).Le mélange des registres de langue, qui permet ici au discours savant decôtoyer, par exemple, le dicton le plus populaire (« on n’en aurait pas donné unepelure d’oignon », l. 15-16 ; « l’habit ne fait pas le moine », l. 37), aux notions lesplus spirituelles de s’associer à des éléments concrets, ordinaires et corporels(« substantifique moelle », l. 52), crée un effet de surprise chez le lecteur, accou-tumé à de telles distinctions.L’intention de l’auteur est donc à la fois de faire rire le lecteur et de se jouerde la distinction conventionnelle des tons et des registres. La spécificité dustyle employé par Rabelais tient à ce qu’il fait coexister les éléments sérieux,tels que les références à la philosophie de l’Antiquité grecque, et les élémentscomiques.

z Énumérations et accumulations : « harpies, satyres, oisons bridés […] cerfsattelés », l. 8-9 ; « baume, ambre gris, amone, musc, civette, pierreries », l. 12-13 ; « lenez pointu, un regard de taureau, un visage de fou, simple de manière […] toujoursdissimulant son divin savoir », l. 17 à 21 ; « intelligence plus qu’humaine, extraordi-naire vertu, courage invincible, sobriété sans égale […] tout ce pourquoi les humainsveillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent », l. 22 à 26.Hyperboles : « très illustres […] très précieux », l. 1 ; «prince des philosophes », l. 4 ;« toujours riant, toujours défiant chacun à boire, toujours raillant, toujours dissimulantson divin savoir », l. 19 à 21 ; « céleste et inappréciable drogue », l. 22 ; « plus qu’hu-maine […] extraordinaire […] invincible […] sans égale […] indiscutable […] »,l. 23 à 26 ; «une science plus secrète », l. 55 ; «de bien grandes connaissances sacrées etdes mystères horrifiques », l. 56-57.De telles figures d’insistance témoignent, compte tenu de leur fréquence, dela fantaisie créatrice propre au style de Rabelais qui, pour faire rire les lec-teurs, utilise les procédés caractéristiques du comique verbal.

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R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

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e Champ lexical du corps et de la nourriture : « Buveurs très illustres »(l. 1) ; « le nez pointu, un regard de taureau, un visage de fou » (l. 17) ; «pour flairer,sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse » (l. 49-50) ; « rompre l’os et sucer lasubstantifique moelle » (l. 52) ; «un tout autre goût » (l. 55).L’emploi de tels termes peut choquer le lecteur du XVIe siècle pour qui lecorps est étroitement associé aux notions de péché, de tentation, de bas cor-porel. D’ailleurs, il peut être d’autant plus choqué qu’il se voit ici invité à lalecture du Gargantua comme à un repas. Qu’ils servent à décrire Socrate ouqu’ils servent à illustrer la science secrète contenue dans l’ouvrage, ces termessont reliés dans le texte au problème de l’opposition entre l’apparence et l’es-sence, entre l’extérieur qui se donne à voir et l’intérieur qui reste caché,secret. De même qu’il ne faut pas juger Socrate à partir de son aspect phy-sique, il ne faut pas juger le Gargantua sur son seul sens littéral. Il convientd’en trouver le sens caché. Par conséquent, si l’œuvre littéraire est compa-rable à un mets, il revient au lecteur, comme Rabelais invite à le faire, d’engoûter le véritable contenu, la substantifique moelle qui est moins frivolequ’elle peut en avoir l’air.

r L’adresse que fait Rabelais aux lecteurs («Buveurs très illustres, et vous véroléstrès précieux », l. 1) est lancée à la façon d’un marchand de foire qui, sur lesplaces publiques, interpelle les passants pour leur vanter les vertus des produitsqu’il leur propose. Dans la suite du texte, Rabelais s’adresse directement auxlecteurs en employant la deuxième personne du pluriel et en formulant desphrases interrogatives, comme si ces derniers s’étaient attroupés autour de lui.Tel encore un bonimenteur, il tente de séduire les lecteurs en leur promettantque son livre contient « un sens plus élevé », « une science plus secrète » qui leur« révélera de bien grandes connaissances sacrées et des mystères horrifiques » (l. 55-57),en se gardant bien toutefois de préciser lesquels. À ce titre, l’expression de« substantifique moelle », aussi obscure et mystérieuse soit-elle, a néanmoins lemérite de susciter la curiosité du lecteur et, surtout, son appétit !L’allusion au Banquet de Platon, la description des Silènes («peintes par-dessusde figures plaisantes et frivoles », l. 7-8), la comparaison du Gargantua à un repaset le fait d’apostropher les lecteurs comme autant de « buveurs très illustres »,expression proche de l’oxymore, constituent des éléments carnavalesquespropres à la culture populaire. Plus généralement, s’il est vrai qu’à chaqueclasse sociale correspond un langage spécifique, le fait de mêler les registresde langue revient à transgresser les règles du style littéraire, au même titreque le carnaval consiste à transgresser les codes de la société.

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G a r g a n t u a

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t Selon les humanistes de la Renaissance, si renouveau de la culture il y a,celui-ci doit, autant que possible, concerner tous les hommes et non plusseulement une élite telle que les théologiens de la Sorbonne. La défense de lalangue française, le fait que l’enseignement prodigué au Collège des lecteursroyaux soit gratuit et ouvert à tous, le développement de l’imprimerietémoignent de ce souhait que partagent les humanistes de rompre avec la tra-dition médiévale et de s’adresser à un public plus large que celle-ci ne le fai-sait.Toutefois, ne nous méprenons pas : l’intention des humanistes n’est pasde vulgariser la culture. Chez Rabelais, la présence de la culture populaire etla tonalité comique qui en ressort permettent certes de viser un large publicmais, comme il le dit lui-même, « les railleries », « les bagatelles » dont il traitecachent « un sens plus élevé », un plus haut savoir. Il revient donc au lecteur,savant ou non, de faire l’effort de le trouver.

y Dans le prologue, les procédés caractéristiques du discours sont :– l’utilisation du présent de l’indicatif (ou, ici, le présent de l’énonciation) :« tend », l. 27 ; « vous estimez », l. 31 ; « il ne faut pas juger », l. 35 ; «Vous dites », l. 36,etc.– la présence des indices d’énonciation : l’adjectif possessif « mes » (l. 28)indique la présence du locuteur et le pronom personnel « vous » (l. 1, 21, 27,28, 31, 36, etc.) désigne quant à lui les destinataires du discours, à savoir leslecteurs.

u Les termes par lesquels le locuteur s’adresse aux lecteurs sont à premièrevue dépréciatifs (« buveurs […] vérolés », l. 1 ; « fous désœuvrés », l. 28).Toutefois,ils visent moins à les dévaloriser qu’à se permettre avec eux quelques familia-rités («mes bons disciples », l. 28). En outre, toutes ces adresses ont un caractèrecomique car, en une même expression, elles associent un terme péjoratif à unterme mélioratif (« buveurs très illustres », « vérolés très précieux », « bons disciples »).Si bien que le lecteur lui-même est tout à la fois l’objet et le destinataire d’unjeu verbal.

i La tonalité didactique du prologue tient à l’emploi, par le locuteur, deverbes servant à exprimer l’ordre et le conseil, et cela à l’attention des lec-teurs qu’il nomme, à ce titre, ses «disciples » (l. 28) : « il ne faut pas » (l. 35, 45), « ilfaut » (l. 38), « il vous convient » (l. 49).

o Les qualités requises pour lire le Gargantua sont : de réfléchir avant de juger(« vous estimez trop facilement », l. 31-32 ; « il ne faut pas juger si légèrement », l. 35-36 ; « il faut ouvrir le livre et peser soigneusement ce qui y est exposé », l. 38-39 ; « par

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une soigneuse et de fréquentes réflexions », l. 51-52), autrement dit, de ne paspréjuger d’un homme ou d’une œuvre uniquement en fonction de sonapparence extérieure mais de savoir interpréter, lire entre les lignes pour encomprendre le sens implicite qui, nous dit l’auteur, est « plus élevé » (l. 47).Ainsi, Rabelais attend de ses lecteurs qu’ils s’impliquent dans la lecture.Aulieu de rester passive, linéaire et de s’en tenir au sens apparent du texte, la lec-ture est ici conçue en termes d’effort, de recherche, au terme desquels il estpossible de goûter une « science plus secrète » (l. 55-56). Le modèle que dépeintRabelais est celui d’un lecteur cultivé (comme l’indiquent les références àSocrate et Pythagore), mais, aussi et surtout, d’un lecteur qui soit, au sens éty-mologique, un philo/ sophe (désirant ou aimant la sagesse) se prêtant au jeuet au risque de l’interprétation.

q L’exemple des Silènes et de Socrate ne sert ici au locuteur qu’à justifier lafaçon dont les lecteurs devraient, selon lui, lire le Gargantua.Tous ses conseils,fondés sur la distinction entre forme (« peintes par-dessus », l. 7) et contenu(«mais au-dedans », l. 11), apparence extérieure (l’aspect physique de Socrate)et l’essence intérieure (la sagesse de Socrate), visent à fournir aux lecteursune sorte de mode d’emploi de la lecture, qui réinvestit toutes ces distinc-tions dans celle qui oppose sens littéral et « sens plus élevé ».Ainsi, il ne suffitpas de lire pour bien lire ; encore faut-il s’apercevoir que le sens littéral, leplus visible et le plus léger, n’est non seulement pas le seul mais n’est pas nonplus le plus important.

s Les adresses par lesquelles le locuteur interpelle et apostrophe les lecteurssont de nature comique car elles sont l’objet d’un jeu verbal qui consiste àassocier dans une même expression deux termes a priori opposés. Un tel jeuverbal se manifeste également dans le nom du locuteur et narrateurAlcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais. Sur le thème du masque,du déguisement, du travestissement, du carnavalesque, l’auteur construit unjeu avec ses lecteurs.Le profil de lecteur auquel le locuteur adresse ses propos peut paraîtrecontradictoire : il attend de lui toute la sagesse, la réflexion, le savoir qu’il fautpour décrypter le sens caché du Gargantua, tout en le désignant comme unbuveur, un vérolé, invité à la lecture comme à un banquet. La comparaisondu « sens plus élevé » et de « la science plus secrète » avec une « substantifiquemoelle », du plus spirituel avec le plus charnel donc, du plus savant avec le pluspopulaire et familier, produit, du fait de son apparente contradiction, un effetcomique et caractérise une des spécificités du style de Rabelais.

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◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 39 à 43)

Examen des textes

a Socrate est comparé aux silènes et au satyre Marsyas. Si, dans un premiertemps, de telles comparaisons visent à admettre la laideur voire la monstruo-sité physique du personnage, elles permettent, dans un second temps, de sou-ligner par contraste, au moyen d’hyperboles et sur un registre laudatif, sabeauté intérieure.

z Afin de prouver la supériorité de sa beauté, Socrate applique le mêmeargument sur différents exemples : avoir les yeux de travers est plus beau quede les avoir droits car leur champ de vision est moins étroit. De même pourle nez retroussé, capable de capter plus d’odeurs que ne le peut un nez droitet orienté vers le sol. De même, enfin, pour la bouche : les lèvres épaisses sontselon Socrate plus belles car leurs baisers ont même séduit les divinités (lesNaïades).

e Dans le texte C, Socrate, s’efforçant à la différence de son interlocuteur detrouver une définition générale de la beauté (« comment est-il possible que cesobjets qui ne se ressemblent nullement soient cependant tous beaux? »), pose l’hypo-thèse suivante : la beauté d’une chose est relative à la faculté qu’elle a (ou queles dieux lui ont donnée) d’accomplir ce pour quoi elle est faite. Ainsi, labeauté ne tient pas à l’apparence extérieure mais à la conformité d’unechose, que celle-ci soit difforme ou non, envers sa fin, sa finalité.

r Rabelais, empruntant à Platon et Xénophon la comparaison de Socrateaux Silènes, souligne le contraste, comme le texte de Platon le fait, entre lalaideur de son apparence physique et sa beauté intérieure.Toutefois, la des-cription qu’en fait Rabelais est enrichie et exacerbée par de nombreusesfigures d’insistance, telles que les énumérations et les hyperboles. À la diffé-rence des deux autres textes, celui de Rabelais se distingue par la fantaisie dustyle, le jeu de son verbe où se rencontrent, de façon comique, les différentsregistres de langue, du plus savant au plus familier.

t La comparaison des descriptions présentes dans les textes avec le buste deSocrate nous laisse supposer, soit que Rabelais et Xénophon ont exagéré lalaideur du philosophe, soit que l’auteur de la sculpture a embelli le visage soi-disant « fou » de ce dernier dont le nez n’apparaît ni «pointu », ni « retroussé », ni« camus », et dont le regard ne semble pas être celui d’un taureau.

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Travaux d’écriture

Question préliminaireLa comparaison de Socrate avec les silènes et les satyres revient dans les troistextes. Elle permet de relativiser la laideur caractérisant son aspect physique,soit en soulignant sa beauté intérieure (textes A et B), soit en relativisant lanotion même de beauté physique (texte C).S’il est vrai que l’éloge de la beauté de Socrate est prononcé dans chacun destrois textes, il l’est pourtant selon des tonalités différentes. Dans le texte A,compte tenu des figures d’insistance visant à exagérer la laideur physique deSocrate autant que sa beauté intérieure, compte tenu encore de la présencedes différents registres de langue, la tonalité est comique. Dans le texte B,l’éloge, quasiment amoureux, donne une tonalité lyrique au discoursd’Alcibiade : ce dernier, s’adressant directement à Socrate, le compare auxdivinités et s’avoue «possédé » par ses paroles qui frappent comme des « coups ».De cette façon, Alcibiade, sur un registre laudatif, exprime ses sentimentspersonnels qui témoignent de l’admiration qu’il voue à Socrate. Dans letexte C, la tonalité est comique : l’intention de Socrate est finalement moinsde démontrer la supériorité de sa beauté physique que de révéler, non sansironie (les Naïades préféreraient embrasser ses lèvres plutôt que celles deCritobule : autrement dit, Critobule serait le plus laid des deux !), l’arrogancede Critobule, tellement persuadé de sa beauté qu’il se moque des argumentsde Socrate («Pour la bouche […], à toi la palme ; car si elle est faite pour mordre, tupeux emporter de beaucoup plus gros morceaux que moi »). L’ironie de Socrateconsiste à utiliser les arguments de son interlocuteur pour lui montrer qu’il atort (« s’ils [les objets] ont été bien fabriqués en vue des ouvrages pour lesquels nousacquérons chacun d’eux […], ils ont aussi leur beauté »).

Commentaire

On pourra suivre le plan suivant :

1. Un auteur qui construit son propre modèle de lecteur

A. Un lecteur pris à parti– On peut citer l’emploi récurrent du pronom personnel « vous » ou encoreles adresses directes au lecteur (« vous y auriez trouvé » ; « selon vous » ; « vous » ;«mes bons disciples »). Cette place centrale donnée au lecteur est affirmée parRabelais dès le début de son prologue : « à vous, non à d’autres que sont dédiésmes écrits », l. 1-2.

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– Toutefois c’est à un type de lecteur bien précis que s’adresse Rabelais,comme le prouvent les deux apostrophes liminaires : «Buveurs très illustres, etvous vérolés très précieux. »

B. Le lecteur comme double de l’auteur– Le lecteur-modèle construit par Rabelais dans son prologue se veutd’abord le personnage emblématique de thèmes qui seront développés dansla suite de l’œuvre. Ce lecteur se caractérise notamment par son amour de lafête : «Buveurs », « vérolés ». On retrouve ici des éléments constitutifs de la fêtemédiévale, du carnavalesque, qui seront présents dans toute l’œuvre.– Le portrait de Socrate proposé comme modèle au lecteur fait écho à cettethématique : « toujours riant, [...] toujours défiant chacun à boire [...], toujours seraillant ».– L’emploi de la deuxième personne du pluriel pour s’adresser au lecteurnous renvoie aussi à cette dimension collective et conviviale du banquet.

C. Le lecteur, interprète du vrai sens du texte– Toutefois, ce lecteur est aussi un personnage unique, différent du commundes mortels, et qui doit se distinguer par ses qualités de réflexion : lui seul està même de saisir les conseils prodigués par le narrateur. C’est le sens desoppositions qui parcourent l’ensemble du texte et qui invitent chacun à nepas s’en tenir aux apparences ; on remarquera, dans le portrait de Socrate, lesoppositions suivantes : « céleste », « inappréciable », « merveilleuse », « invincible »,«parfaite » qui forment autant d’adjectifs qui s’opposent à ceux qui caractéri-sent la laideur de l’apparence (« laid », « ridicule », « rustique »…).– Ces mêmes oppositions se retrouvent dans l’évocation des Silènes, qui sontprésentés d’abord comme des « figures joyeuses et frivoles », puis comme desdrogues précieuses ; ce jeu d’oppositions résonne comme un avertissement aulecteur quant au fait de ne pas se tenir au sens premier du texte ; la portéedidactique du prologue réside dans la mise en place d’une véritable métho-dologie de la lecture.

2. Une certaine conception de la littérature

A. Le mélange des genres– On peut souligner la diversité des influences qui parcourent l’univers deRabelais : les références aux œuvres de l’Antiquité grecque (au dialogue dePlaton intitulé Le Banquet), aux personnages de Socrate, Platon, et Alcibiadetémoignent de l’influence des humanistes.

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– Les références aux drogues précieuses indiquent la connaissance qu’aRabelais de la médecine ; à côté de ces références savantes, on trouve desréférences beaucoup plus prosaïques, comme le montrent les champs lexi-caux du corps et du banquet ; ce mélange de registres est lisible dès les pre-mières apostrophes au lecteur (« buveurs très illustres, vérolés très précieux ») quipeuvent être quasiment considérées comme des oxymores.

B. Le livre comme nourriture terrestre– Le livre est comparé à une substance : il acquiert une épaisseur concrète,comme le montre tout le réseau de métaphores et de comparaisons qui par-court l’ensemble du texte ; l’intérêt d’un livre est comparé à la richesse d’unepersonnalité ayant réellement existé, celle de Socrate en l’occurrence.– Le personnage de Socrate est lui-même comparé à de « fines drogues » (« au-dedans l’on réservait les fines drogues ») ; cet ensemble de comparaisons révèleque, pour Rabelais, le plaisir de la lecture est un plaisir vivant, semblable àcelui que l’on retire de la fréquentation d’une sage personnalité, ou à celuique l’on retire des «drogues les plus rares ».– Ces images annoncent celle, fameuse, de la substantifique moelle, qui seradéveloppée dans la suite du prologue. Par cette image, Rabelais associe leséléments les plus spirituels aux éléments les plus bassement corporels.

C. Une littérature vivante– La dimension «orale » du langage utilisé par Rabelais peut se vérifier à tra-vers les figures d’énumérations et d’accumulations utilisées tout au long dupassage ; le langage parlé, vivant, appartient dès lors à la littérature (cf. l’in-fluence de Rabelais sur le style de Céline).– On relève aussi les références au quotidien du lecteur (« comme nous envoyons […] ») ; l’emploi du pronom «nous » abolit la distance qui sépare ordi-nairement auteur et lecteur.– Le mélange des genres et des registres donne à ce prologue une tonalitécomique ; Rabelais, médecin, ne cesse de promouvoir la dimension thérapeu-tique du rire : la littérature devient une affaire de santé publique.

Dissertation

On pourra suivre le plan suivant :

1. Le rejet d’une certaine conception de la littérature

A. L’esthétique que paraît rejeter Flaubert dans cette citation est celle qui affirme quela beauté d’une œuvre réside dans le choix d’un sujet

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C’est le cas par exemple de l’esthétique classique qui séparait tragédie etcomédie en faisant de la fatalité et de la volonté des dieux la matière de latragédie et des situations quotidiennes (comme l’avarice d’un bourgeois oul’amour d’un vieux barbon pour une jeune fille) la matière de la comédie.C’est aussi le cas de l’esthétique romantique qui, bien que préconisant « lemélange des genres », se sert du motif historique (cf. l’Espagne de conventiondans Ruy Blas, par exemple) pour conférer au drame sa grandeur et son éclat.

B. La beauté n’est pas dans le sujet mais dans la manière de le traiterFlaubert met l’accent dans cette citation sur le travail sur la langue que doiteffectuer l’écrivain, lui qui, rappelons-le, soumettait tous ses textes à l’épreuvedu «gueuloir ».La poésie, davantage qu’à une forme stricte (sonnet, ballade…) ou à un sujet,est liée à une musicalité, un rythme, que l’on trouve aussi bien en prose (cf. par exemple, celle de Chateaubriand).

2. De la difficulté d’écarter la problématique du sujet dans la créationlittéraire

A. Une esthétique de la laideurLes auteurs qui ont refusé les conceptions classiques ou romantiques de la lit-térature concernant le sujet d’une œuvre en reviennent à faire du choix dusujet un aspect primordial de leur œuvre. Ceci vaut aussi pour Flaubert quiéprouve une jubilation à traiter d’une réalité aussi sinistre que celle deMadame Bovary après avoir fait revivre la Carthage de la troisième guerrepunique dans Salammbô. Ceci a parfois amené les romanciers à faire le choixdu sordide (cf. Zola et les rues de Paris dans l’incipit de Thérèse Raquin ouencore Maupassant décrivant la misère morale des salles de rédaction desjournalistes dans Bel-Ami).

B. Le choix du sujet participe d’une sorte de défi que l’auteur se lance à lui-même afin d’embellir, par son écriture, une réalité plate voire sordide. Quel’on songe par exemple à «À une charogne» de Baudelaire, dans Les Fleurs dumal, ou à l’excipit de Nana de Zola qui peint le cadavre de l’héroïne épo-nyme, morte de la petite vérole, comme un feu d’artifice de couleurs.

C. Minimiser l’importance du sujet comporte certains dangers tels que fairede l’œuvre une forme sans vie qui dériverait dans un formalisme quelquepeu stérile. C’est ainsi que peut, pour partie, se comprendre l’expérience duNouveau Roman dont les auteurs ont fini par se renvoyer à eux-mêmesleurs propres interrogations. L’expérience mallarméenne du langage peut

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aussi se comprendre de cette manière dans la mesure où elle a abouti ausilence du poète.

3. Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ?

A. Le choix du sujet n’est pas primordial dans la mesure où l’acte de créationcorrespond à une nécessité intérieure qui relègue le sujet au second plan.Dans l’œuvre de Flaubert, l’essentiel n’est pas qu’il se soit rattaché à tel ou telfait divers pour raconter l’histoire d’Emma Bovary ou qu’il se soit inspiré detelle rencontre pour le portrait de Madame Arnoux lorsque Frédéric Moreaula rencontre pour la première fois, mais bien qu’il ait choisi des sujets qui, parleur médiocrité, lui permettaient d’exprimer l’essence de son œuvre (c’est-à-dire l’impossibilité d’atteindre l’idéal, l’absolu, d’échapper à l’œuvre dutemps, l’impossibilité de voir se matérialiser les rêves que l’on retrouve chezEmma ou Frédéric).

B. L’œuvre littéraire s’exprime nécessairement dans une formeToute écriture trouve son accomplissement dans une forme littéraire. C’est lecas de Rimbaud, par exemple, chez qui l’on retrouve l’obsession du surgisse-ment qui est soulignée par la forme brève des poèmes en prose (cf.Illuminations). À l’opposé, la volonté de Balzac de « faire concurrence à l’étatcivil » et de créer sa propre société s’accommode davantage de la forme roma-nesque.

C. L’importance de la réception de l’œuvreCertes, il n’y a pas de beaux sujets ; c’est le texte qui prime. Et ce qui fait labeauté de l’œuvre est autant le travail de l’écrivain que l’émotion que letexte suscite chez le lecteur. On pourra prendre les exemples de Valéry lec-teur de Racine, ou de Gracq lecteur de Stendhal. De la même façon, l’œuvreproustienne regorge des impressions de lecture du narrateur (cf. Madame deSévigné, Balzac, George Sand…).

Sujet d’invention

Pour ce sujet, nous attendons de l’élève qu’il utilise les marques de l’éloge(figures d’insistance, termes mélioratifs, etc.) et donne au discours unedimension oratoire (formules d’adresse aux convives, apostrophes, etc.).

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C H A P I T R E 4 6 (pp. 112 à 115)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 118 à 122)

a Passages de récit : l. 1 à 5 ; l. 39 à 45 (en incluant un passage de discoursindirect, l. 42-43). Les marques du récit sont :– l’absence d’une marque d’énonciation (rien, dans cet extrait, n’indique eneffet l’identité de l’émetteur, le lieu et l’époque du récit) ;– l’emploi des verbes à la troisième personne du singulier et conjugués aupassé simple (« interrogea », l. 1 ; «demanda », l. 2 ; « répondit », l. 3 ; « ordonna », l. 39 ;«demanda », l. 42 ; « répondit », l. 44).

Passages de discours direct : l. 6 à 38 ; l. 45 à 46.Les marques du discours sont :– la présence des marques d’énonciation : le locuteur (Grandgousier) estidentifié grâce au pronom personnel de la première personne du singulier(« je », l. 23, 30, 35 ; «me», l. 36 ; «moi », l. 16, 38), aux adjectifs et aux pronomspossessifs (« mes », l. 37 ; « les miens », l. 38) ; le destinataire (Touquedillon) estidentifié grâce au pronom personnel de la deuxième personne du pluriel depolitesse (« vous », l. 19, 20, 24, 27, 31, 46), aux adjectifs et aux pronoms pos-sessifs (« votre », l. 20, 23, 46 ; « vos », l. 21 ; « les vôtres », l. 30) ; enfin, le pronompersonnel « nous » (l. 14, 26, 28), l’adjectif possessif « nos » (l. 28), utilisés parGrandgousier, englobent les deux interlocuteurs ;– l’emploi du présent de l’indicatif («nous l’appelons », l. 14 ; «dispense », l. 23 ;« veux », l. 23, etc.) et du présent de l’impératif («Allez-vous-en », l. 19 ; « remon-trez », l. 20 ; « conseillez », l. 21).

z La cohérence et l’unité qui existent entre les passages de discours et derécit tiennent à une unité de thème (comme le montrent les champs lexi-caux relatifs à la guerre et à la paix : « levées en masse », l. 3 ; « conquérir », l. 4, 7 ;« venger l’injustice », l. 5 ; « envahir ceux des autres en ennemis », l. 12-13) et de style(les phrases sont pour la plupart longues et écrites dans un style soutenu etsolennel : «Le temps n’est plus de […] son frère chrétien », l. 7 à 9 ; «Allez-vous-en,au nom de Dieu […] le sien propre », l. 19 à 22, etc.).

e Les propos de Grandgousier, à la différence de Touquedillon, sont rappor-tés sur le mode du discours direct, ce qui contribue à leur donner plus depoids. Ils permettent ainsi aux lecteurs de se sentir les destinataires du dis-cours et à Rabelais d’exprimer son parti pris en faveur de la paix.

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r Relativement au système d’énonciation, le discours se distingue du récit.Mais, en un second sens, le discours constitue une prise de parole, un exposéoratoire prononcé devant une assemblée de personnes.Aussi, les propos tenuspar Grandgousier peuvent-ils, en ce second sens, être qualifiés de discours,dont les lecteurs seraient les destinataires : les invocations à Dieu (l. 19 et 35),les verbes à l’impératif, le ton parfois dramatique (« je supplie [Dieu] de m’arra-cher à la vie […] par les miens », l. 36 à 38) leur confèrent une tournure oratoireet solennelle.

t Selon Grandgousier, sauf lorsqu’il s’agit de protéger le peuple et ses biens,la guerre est par définition mauvaise car elle vise à nuire à son prochain. Àl’appui de cette thèse, il invoque plusieurs arguments :– le besoin de conquête, inhérent à la guerre, procède d’une ambition déme-surée et aveugle («qui trop embrasse mal étreint », l. 6-7) ;– la guerre est contraire à l’enseignement de l’Évangile ;– piller les biens d’autrui montre que l’on ne sait pas gérer les siens («En gou-vernant bien, il aurait prospéré », l. 16-17) ;– la guerre n’est pas une question d’honneur mais de pouvoir, de domina-tion. Elle ne se soucie en rien de rendre justice (« car nul d’entre nous n’estblessé dans son honneur, et il n’est question, somme toute, que de réparer une faute[…] », l. 28 à 30).

y Grandgousier s’appuie sur les préceptes des Évangiles concernant l’amourque l’on doit à son prochain (l. 8). De plus, ces préceptes ordonnent selon luide « garder, de protéger, de régir et d’administrer nos pays et nos terres, au lieu d’enva-hir ceux des autres en ennemis » (l. 11-13).

u Selon Grandgousier, le bon prince est celui qui, en premier lieu, obéit à lavolonté de Dieu (l. 37-38) et suit l’enseignement des Évangiles (l. 10). Ensecond lieu, un bon prince se doit de faire prospérer le royaume qu’il gou-verne et non de le conduire à sa perte (l. 16-17). Contre les idées deconquête et de domination, le bon prince doit prôner les valeurs que sontl’amitié et la fidélité que celle-ci implique («C’est ainsi qu’il faut agir entre voi-sins et anciens amis », l. 25), la clémence (« Quant à votre rançon, je vous en dis-pense totalement, et veux que l’on vous rende armes et cheval », l. 22-24). C’est surde telles valeurs que la paix peut être maintenue.

i Au début de son discours, Grandgousier invoque un proverbe en guise deloi générale (« qui trop embrasse mal étreint », l. 6-7) pour en déduire que « letemps n’est plus de conquérir ainsi les royaumes » (l. 7). Le type de raisonnement

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utilisé est donc déductif. Ensuite, Grandgousier compare l’attitude dePicrochole à celle des « anciens » (l. 9), l’une et l’autre étant contraires aux pré-ceptes des Évangiles. Le type de raisonnement utilisé est ici analogique.Enfin, dans la dernière partie du discours de Grandgousier, le raisonnementest de type inductif : ce dernier part d’un fait particulier (querelle entre ber-gers et marchands de galettes) pour en tirer une leçon générale («C’est ainsiqu’il faut agir […] », l. 25).

o Le discours de Grandgousier est écrit dans un langage soutenu, comme entémoignent les références à l’Antiquité, au Nouveau Testament, les invoca-tions à Dieu et les supplications (« je supplie », l. 36) qui donnent à ses proposun ton solennel. La dimension rhétorique de son discours tient au fait que cedernier se veut une leçon de morale politique : après en avoir établi les prin-cipes et les maximes (« qui trop embrasse mal étreint », l. 6-7 ; « en perdant le bienpublic, on perd aussi le sien propre », l. 22), Grandgousier, sur un mode impératif,exhorte Touquedillon à suivre et à appliquer, au nom des valeurs qu’ildéfend, son raisonnement. Son propos se veut à la fois argumenté, construitlogiquement, et persuasif.

q Le fait que Grandgousier s’adresse à Touquedillon en employant ladeuxième personne du pluriel de politesse laisse la possibilité aux lecteurs des’identifier au destinataire du discours. Qui plus est, la portée des propos deGrandgousier ne se limite pas à la guerre picrocholine : les maximes qu’ilénonce valent comme des règles générales («C’est ainsi qu’il faut agir entre voisinset anciens amis », l. 25) qui ne visent pas uniquement à dénoncer l’attitude dePicrochole mais celle de tous les gouvernants mus par un désir de conquête.

s Grandgousier révèle dans son discours combien il est attaché, en tant quesouverain chrétien, aux textes bibliques. En effet, l’emploi du terme «prochain »(l. 8) fait directement écho au précepte du Christ selon lequel il convient d’ai-mer son prochain comme soi-même. De même, pour critiquer les guerres deconquête, il fait directement référence « à l’enseignement de l’Évangile » (l. 10).Enfin, Grandgousier se donne pour premier commandement de ne pas offen-ser Dieu (l. 37) et de suivre, comme il est dit dans la Bible, sa volonté.

d Lorsque Grandgousier fait allusion aux textes sacrés, c’est pour défendrel’idée d’un monde dans lequel régneraient l’amitié entre les peuples, la paixet la justice. Cette vision du monde est celle que les humanistes défendent :l’homme et son bien-être doivent constituer le centre des préoccupations,que celles-ci soient d’ordre politique, religieux ou pédagogique. Selon eux,

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par exemple, la gloire d’un souverain ne s’illustre pas dans ses exploits guer-riers mais, pour reprendre les propos de Grandgousier, dans le fait de « garder,de protéger, de régir », de faire prospérer ses terres et ceux qui les habitent.

f Grandgousier oppose les commandements des Évangiles aux valeurs liéesau thème de la bravoure telles qu’elles s’incarnaient dans les héros et lesempereurs de l’Antiquité et telles qu’elles étaient célébrées dans la chansonde geste au Moyen Âge. Une telle opposition peut paraître surprenante sousla plume de Rabelais dans la mesure où, en tant qu’humaniste de la Renais-sance, il prône un retour aux textes de l’Antiquité.

g Grandgousier accuse Picrochole d’avoir une ambition démesurée (l. 6), d’êtreun mauvais chrétien (car il imite les héros de l’Antiquité plutôt que de respecterles commandements des Évangiles), d’être injuste («brigandage et cruauté», l. 14),et de ne pas être un bon roi («Il aurait mieux fait de rester chez lui à gouverner enroi », l. 15 ; « En gouvernant bien, il aurait prospéré », l. 16-17). En définitive,Picrochole lui apparaît comme injuste envers Dieu et envers les hommes.

h Alors que les héros de l’Antiquité étaient célébrés pour leurs prouesses guer-rières, et qu’au Moyen Âge les chansons de geste et les épopées faisaient l’élogedes chevaliers qui s’illustrèrent par exemple pendant les Croisades, le discoursde Grandgousier met en avant l’injustice et la cruauté de la guerre. Celle-cirévèle l’incapacité de celui qui la décide à être un bon souverain : plutôt qued’en tirer une quelconque gloire, il devrait en avoir honte. Dans la guerre, lesexploits soi-disant surhumains ne sont, aux yeux de Grandgousier, que l’ex-pression de ce que nous appellerions aujourd’hui une barbarie inhumaine.

j La portée du discours de Grandgousier ne concerne pas seulement l’atti-tude de Picrochole mais vise aussi et plus généralement les souverains qui, àcause de leur ambition, lèvent leurs armées pour conquérir des terres. Bienqu’il s’agisse d’une fiction, l’esprit guerrier de Picrochole n’est pas sans rap-peler celui de l’empereur Charles Quint. Dans un tel contexte, les huma-nistes de la Renaissance, constatant auprès de la population les ravages de laguerre, dénoncent d’une commune voix celle-ci et, surtout, l’ambition fré-nétique de celui qui la provoque. Ils défendent, comme n’a cessé de le faireÉrasme, l’idée de la paix qui, ainsi que le soutient ici Grandgousier, est gagede prospérité et signe de fidélité aux textes sacrés. Utilisant le ton d’un traitéde morale politique, Rabelais avance l’idée selon laquelle un des premiersdevoirs du souverain envers son peuple consiste à le protéger et à garantir lesconditions de sa prospérité.

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◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 123 à 127)

Examen des textes

a Dans le texte D, les expressions qui n’appartiennent pas au registre de latragédie sont celles qui relèvent d’un registre de langue courant (« J’ai mesdeux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches », l. 6-7 ; «un métierpour tous les jours et pas toujours drôle », l. 10) et d’un registre de langue familier(«Quel breuvage, hein », l. 1 ; « boit goulûment », l. 2 ; « crasseux », l. 12 ; « regarder tatante sous le nez », l. 15 ; «ma petite fille », l. 17).Autrement dit, le ton adopté parCréon est prosaïque. Il invite Antigone à sortir de sa tour d’ivoire tragiquepour lui révéler sans manières ni détours les réalités ordinaires de la politique.

z La thèse de Machiavel consiste à reconnaître qu’il est mieux, pour lePrince, d’être craint que d’être aimé car l’on peut moins se fier à l’amourqu’à la crainte. À l’appui de cette thèse, Machiavel donne deux arguments :d’une part, la nature de l’homme est mauvaise et ce dernier, étant intéressé,n’aime le Prince qui lui fait du bien que lorsque celui-ci est en mesure de luifaire du bien. Ainsi, le pouvoir du Prince ne saurait se fonder sur un socleaussi peu fiable. D’autre part, la crainte des hommes envers leur souveraindemeure même lorsque ce dernier ne peut pas les satisfaire, car elle reposesur la menace du châtiment.

e À la différence des humanistes qui soutiennent que l’homme, par nature,est bon, Machiavel met au contraire en avant sa perversité : l’homme, selonlui, n’est capable d’agir que dans son propre intérêt. Il ne peut aimer que s’iltire un bénéfice de cet amour.

r Les qualités mises en valeur sont : la maîtrise de soi (« Je suis maître de moicomme de l’univers », l. 4), la domination des passions qui, par exemple, permetde faire taire les rancunes personnelles (« Je triomphe aujourd’hui du plus justecourroux », l. 7). De telles qualités sont comparables à celles que prône le stoï-cisme.

t Le texte B est un discours de type argumentatif comme le montre l’em-ploi de la première personne du singulier (qui permet d’identifier le locu-teur, l. 2) et du pluriel (qui permet au locuteur de s’adresser au destinataireen invitant ce dernier à suivre les étapes de son raisonnement, l. 14), ainsi quedu pronom indéfini « on » (l. 1 et 3) qui fait référence à l’opinion commune, à« tout le monde» et qui permet au locuteur de donner à ses propos une por-tée générale.

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Les textes C et D sont des textes théâtraux. Dans leur monologue respectif,Auguste et Créon prononcent un discours à la première personne du singu-lier (comme l’indiquent les pronoms personnels et les adjectifs possessifs)tout en s’adressant, à la deuxième personne du singulier ou à celle du plurielde politesse, à un interlocuteur (Cinna et Antigone).

Travaux d’écriture

Question préliminaireSelon Grandgousier, le bon prince est celui qui, tout d’abord, suit les pré-ceptes de l’Évangile et se soumet aux décrets divins. Il se doit, ensuite, d’opé-rer dans l’intérêt du bien public, de faire prospérer le royaume qu’il gouverneet, en cas d’assauts ennemis, de protéger ses sujets. La paix, l’amitié et la jus-tice sont à ses yeux des valeurs fondamentales car elles définissent les condi-tions essentielles du bien-être de ses sujets.Pour Machiavel, le bon prince est celui qui sait se faire respecter par sessujets. Pour s’assurer de leur obéissance, il doit inspirer à ces derniers un sen-timent de crainte et, à cette fin, faire preuve de fermeté à l’égard de ceux quilui désobéissent.Selon Auguste, le bon prince est celui qui, avant tout, sait maîtriser ses pas-sions, y compris et surtout les plus véhémentes. Il doit triompher de sesdésirs de vengeance, de ses colères et faire preuve de clémence envers ceuxqui l’ont offensé.Pour Créon, le bon prince est celui qui sait faire preuve de réalisme politique.Sa tâche n’a rien d’exceptionnelle : comparable au commun des mortels,il exerce un métier qui exige avant tout des qualités telles que la modestie et la clairvoyance. Son but consiste «à rendre simplement l’ordre de ce monde un peumoins absurde ».

Commentaire

On pourra adopter le plan suivant :

1. Une certaine conception du pouvoir

A. L’incarnation de l’autorité– On peut analyser les phrases qui traduisent la fermeté et la résolution duchef d’État : l’emploi du présent de vérité générale (« ces temps-là sont révo-lus »), l’emploi du champ lexical de la volonté politique (« j’ai résolu », «Thèbesa droit », «Les rois ont autre chose à faire ») ; on peut aussi analyser le ton définitif,irrévocable dont il se sert pour formuler ses réponses (« eh bien non ! »).

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– On peut aussi évoquer l’enchaînement des phrases courtes et affirmativespar lesquelles Créon s’exprime : «Ces temps-là sont révolus pour Thèbes.Thèbes adroit maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m’appelle simplement Créon. »

B. Le refus du tragique– La fatalité tragique est assimilée à un « breuvage » que l’on boit « goulûment » ;le caractère péjoratif de la métaphore illustre la volonté de Créon de ramenerle tragique à une lâcheté, une complaisance vis-à-vis de soi-même ; l’atti-rance pour le tragique est une marque d’individualisme forcené (« du pathé-tique personnel »), que Créon oppose au sens de l’intérêt général.– La manière qu’a Créon de restituer les éléments du mythe d’Œdipe parti-cipe aussi de ce refus du tragique : le berger du Cithéron devient ainsi « unmessager crasseux » qui «dévale du fond des montagnes ».

C. Le sens de l’État– Le sens de l’intérêt général s’exprime à travers la répétition du mot«Thèbes », placé en fin et en début de phrase, selon la figure de l’anadiplose :«Ces temps-là sont révolus pour Thèbes.Thèbes a droit maintenant [...] ».– Créon développe aussi dans cette tirade une certaine conception du pou-voir, faite de modestie et de simplicité : « c’est un métier pour tous les jours, et pastoujours drôle » ; il s’agit pour lui de « s’employer à rendre l’ordre de ce monde unpeu moins absurde ».

2. La relecture d’un mythe

A. Une volonté de désacralisation– Créon emploie à dessein un langage qui est aux antipodes de celui de latragédie, comme l’illustrent les termes anachroniques qu’il emploie pour sedéfinir : « J’ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches. »– La manière qu’a Créon de raconter l’histoire d’Œdipe illustre aussi cettevolonté de désacralisation. Créon commence par restituer les éléments dumythe, sans en respecter l’ordre chronologique : « se crever les yeux et aller men-dier avec ses enfants sur les routes [...] si un messager crasseux dévale du fond desmontagnes » ; le champ lexical de la misère témoigne de cette peinture sordidedu mythe et le ton employé est volontairement familier : « je ne m’en irai paspour si peu regarder ma tante sous le nez ».

B. Les visages d’Antigone– Dans sa tirade, Créon oppose à dessein deux visages d’Antigone: l’évocationde la famille des Labdacides («quand on s’appelle Antigone ou Œdipe ») contrasteavec l’appellation condescendante de la fin de l’extrait («ma petite fille »).

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C. Une scène de famille– La manière dont Créon s’adresse à Antigone évoque davantage une leçonfaite par un oncle à sa nièce qu’une scène d’agonie classique entre deux per-sonnages tragiques ; de fait la volonté de désacralisation du mythe affichée parCréon a d’abord une visée didactique : il est facile d’y déceler les excès de lacaricature, mais Créon a la volonté de prémunir Antigone contre cette fasci-nation du tragique, et sans doute de se prémunir lui-même ; à travers lesrépétitions et la familiarité excessive de son discours se décèle la volonté dese convaincre lui-même de fuir le tragique.

Dissertation

On pourra adopter le plan suivant :

1. La figure traditionnelle de l’écrivain

A. L’écrivain dans la société– On peut citer les nombreux exemples d’écrivains vivant dans la marge dela société, peinant à y trouver leur place ; la figure des poètes maudits, deVillon à Nerval, constitue un bon exemple de l’artiste condamné à unelongue errance, incapable de trouver sa place dans une société qu’il rejette.– Cette marginalité est patente dès les débuts de la révolution industrielle :l’écrivain romantique, à l’image du René de Chateaubriand, se définit d’abordet avant tout comme celui qui est mal dans son siècle, incompris des autres.– La difficulté pour l’artiste de survivre dans la société industrialisée peutaussi se vérifier à travers le travail d’un écrivain comme Balzac, contraint denoircir des feuilles pour honorer ses dettes.

B. L’artiste visionnaire, incompris de son temps– On peut appliquer à l’écrivain ce que Baudelaire disait de Balzac, à savoirque sa principale qualité était d’être un visionnaire, «un visionnaire passionné » ;l’artiste est celui qui est en avance sur son temps, qui voit dans son époque ceque personne d’autre ne peut y voir.– De ce tempérament visionnaire découle une difficulté pour l’écrivain àêtre compris par son époque ; la gloire posthume d’écrivains commeRimbaud ou Lautréamont peut en attester.

C. Le désir de l’écrivain d’échapper à son temps– Dès l’Antiquité grecque, le poète-lauréat au concours des GrandesDionysies était célébré à l’égal du vainqueur à Olympie, comme une sorte dehéros dont la postérité devait conserver le souvenir.

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– De fait, on retrouve chez beaucoup d’auteurs ce désir d’échapper à sonépoque et d’accéder à l’immortalité ; Du Bellay évoque dans Les Regrets « cethonnête désir de l’immortalité ».– Cette hantise d’être le prisonnier passif du temps se retrouve dans toutel’œuvre de Flaubert, dont le but ultime semble être d’échapper à cettemédiocrité à laquelle nous condamne le temps vécu.

2. Par la nature même de son travail, l’écrivain peut difficilementéchapper à son temps

A. L’écrivain comme observateur critique des mœurs de son époque– Certains auteurs, loin de prétendre vivre hors de leur époque, se sont assi-gnés comme but de décrire les mœurs et l’état de la société de leur temps ;on peut citer ainsi l’exemple des romanciers naturalistes qui voulaient rendrecompte de la réalité sociale dans toute sa diversité.– Les comédies de Molière, dans leur souci de corriger les mœurs par le rire,se font largement l’écho de leur siècle, depuis la cabale des dévots jusqu’àl’importance de la préciosité.– La littérature engagée constitue un bon exemple d’écrivains en prise avecleur époque et prenant position sur une situation historique précise, àl’image de Pascal dans ses Provinciales.

B. L’écrivain comme produit de l’histoire– En tant qu’individu vivant en société à un moment donné de l’histoire,l’écrivain, quel que soit son désir d’y échapper, reflète nécessairement dansson œuvre l’état de la société dans laquelle il vit, le rapport des forces socialeset économiques qui la parcourent.– L’œuvre de Balzac, tout autant que l’émergence du genre romanesque auXIXe siècle, rend bien compte de l’ascension d’une nouvelle classe sociale, quimodifie en profondeur la société dans laquelle vit l’auteur.– Le critique sociologique Lucien Goldman a bien montré à quel pointtoute l’œuvre de Racine était marquée par la querelle du jansénisme.

C. L’écrivain comme être de langage– En tant qu’auteur d’œuvre littéraire, l’écrivain est toujours aux prises avecun langage qui est lui aussi le reflet d’une société ; le langage littéraire s’inscritdans une histoire et l’écrivain peut difficilement échapper aux connotationsdont toute langue est porteuse.– On peut affirmer que Rabelais est l’inventeur d’un langage qui lui estpropre, mais ce nouveau langage se forme à partir du mélange de différentes

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langues qui sont celles de groupes sociaux précis : depuis le latin jargonneuxdes « Sorbonnagres » jusqu’à la langue populaire des fêtes et carnavals duMoyen Âge.– Inversement, on peut citer l’exemple de Mallarmé, dont la tentative pourdonner «un sens plus pur aux mots de la tribu » se révèle un échec et aboutit à lapage blanche.

3. L’écrivain entre temporalité et universalité

A. L’écrivain est celui qui voit de l’universel en toutes choses– Qu’il se définisse ou non comme observateur de son temps, l’écrivain estcelui qui voit au-delà des choses et sait rendre compte d’une réalité dans cequ’elle a d’atemporel : chez Maupassant, le Paris de la gare Saint-Lazaredevient une sorte de monde fantastique et inquiétant, où les locomotivesprennent l’allure de bêtes terrifiantes ; pour Hugo, le combat d’un marincontre un canon acquiert une dimension mythique et devient le combat del’homme contre la matière.– L’écrivain face à son époque est à l’image du narrateur de La Recherche dutemps perdu dans ses expériences de mémoire involontaire : il cherche à percerle mystère des choses, à en dévoiler le sens caché.

B. Moi social et moi profond– On peut définir l’écrivain en reprenant l’analyse qu’en fait Proust dans leContre Sainte-Beuve ; l’artiste est déchiré entre un moi social et un moi pro-fond, entre un être inscrit dans son temps et un autre qui y échappe.– La correspondance des écrivains constitue un bon exemple de cette scis-sion de l’être ; on peine à déceler dans les récriminations financières deRimbaud envers sa mère les traces de l’auteur d’«Aube » et de la «Lettre duvoyant ».

C. Les exigences de la réceptionL’écrivain ne saurait vivre complètement hors de son temps en ce qu’uneœuvre a besoin d’un lecteur pour exister ; en cela tout écrivain doit prendreen compte dans son écriture les exigences de cette réception.

Sujet d’invention

Nous attendons de l’élève qu’il puisse rédiger un discours argumenté et, aumoyen de procédés de mise en valeur, défendre une idée, une thèse.

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C H A P I T R E 5 2 (pp. 132 à 135)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 137 à 139)

a Les propos de Gargantua et de frère Jean sont pour la plupart rapportéspar le narrateur sur le mode du discours direct, comme le signalent la pré-sence des tirets et des guillemets, des verbes introducteurs ou mis en incise, etl’emploi du présent de l’indicatif.Toutefois, à plusieurs reprises, le mode uti-lisé est celui du discours indirect (« le moine lui répondit catégoriquement qu’il nevoulait ni se charger de moines, ni en gouverner » l. 4-6 ; « Il demanda à Gargantua defonder un ordre au rebours de tous les autres » l. 14-15 ; «Gargantua disait qu’il neconnaissait pas de perte de temps […] l’intelligence » l. 26 à 30), comme l’indi-quent l’emploi de la troisième personne du singulier ainsi que la conjugaisondes verbes au temps du récit.

z Le dialogue entre Gargantua et frère Jean a pour thème l’architecture et lerèglement de l’abbaye de Thélème.Toutefois, le rôle de frère Jean, bien qu’ilait exprimé le premier le vœu de construire cette abbaye, consiste à acquies-cer à ce que lui édicte Gargantua (« il ne faudra pas », l. 16). À deux reprises, eneffet, le moine répond à ce dernier par l’affirmative (l. 19 et l. 39) et, après luiavoir donné raison, confirme, en s’efforçant de les justifier, ses décisions.

e La convergence de points de vue entre les deux interlocuteurs est aussiimmédiate que paradoxale. D’une part, c’est Gargantua et non le moine quiénonce les premières règles de l’abbaye ; d’autre part, ce dernier accepte sansla moindre hésitation les propositions pour le moins surprenantes deGargantua. De plus, les réponses formulées par frère Jean viennent confir-mer, de façon absurde et comique, les propos de ce dernier qui ne sont pourlui, semble-t-il, que l’occasion de jouer sur les mots (paronomase : « là où il y ades murs […] il y a force murmure », l. 20 ; « à quoi vaut toile ? […] à faire des che-mises », l. 37 et l. 39).

r L’extrait se compose de passages de récit (l. 1-6 ; l. 12-15 ; l. 22-35 ; l. 43-55) et de passages de dialogue. En l’occurrence, le dialogue entre Gargantuaet frère Jean donne au narrateur l’occasion de présenter aux lecteurs descaractéristiques relatives à la personnalité des personnages. Gargantua fait tel-lement preuve de bienveillance envers ses sujets et amis qu’il offre à frère Jeanla possibilité de bâtir une abbaye à son goût sur une de ses terres. Quant àfrère Jean, peu scrupuleux envers les règles traditionnelles d’une abbaye, le

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lecteur ne peut que s’étonner de le voir acquiescer aussi facilement et aussilégèrement aux propositions que lui fait Gargantua.

t Dans cet extrait, la cohérence qui existe entre les passages de récit et lespassages de discours tient à une unité de thème (il s’agit d’énoncer le règle-ment de l’abbaye) et de style (variation entre le registre familier, comique –« borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, difformes et tarées […]catarrheux, mal nés », l. 32-34 ; « à quoi vaut toile ? », l. 37 – et le registre soutenuet solennel – « pourrais-je gouverner autrui, moi qui ne sais me gouverner moi-même ? », l. 7-8 ; « force murmure, envie, et conspiration mutuelles », l. 20-21).

y Il peut sembler surprenant pour le lecteur que ce soit Gargantua, et nonfrère Jean, qui édicte le règlement de Thélème. En effet, pour le remercier deses services, Gargantua lui accorde la possibilité de construire une abbaye dontle moine nous dit d’ailleurs qu’elle sera à son idée, à son goût. Or, comme lemontre le dialogue entre les deux interlocuteurs, frère Jean paraît totalementabsent, désengagé, dès qu’il s’agit d’établir le règlement de l’abbaye. Comptetenu du portrait que les chapitres précédents nous offrent de ce personnagequi, étant donné sa cruauté guerrière et son penchant pour le vin, ressemble àtout sauf à un moine, il n’aurait pas été étonnant qu’il soit l’auteur du règle-ment tel qu’il nous est présenté dans l’extrait. Aussi, le fait que ce soitGargantua, roi sage et victorieux, respectable et respecté, qui se charge d’éta-blir ce règlement donne-t-il à ce qui semble n’être qu’une facétie supplémen-taire davantage de force et de crédibilité. Si la tonalité de l’extrait restecomique, il demeure que les propos tenus par Gargantua acquièrent une por-tée critique qu’ils n’auraient pas eue s’ils avaient été énoncés par frère Jean.

u L’abbaye de Thélème est fondée « au rebours » (l. 15) de toutes les autres.Alors que les abbayes traditionnelles sont « farouchement murées » (l. 18),Thélème ne sera pas entourée de murailles. Au lieu que tout soit « mesuré,limité et réglé par des horaires » comme dans « tous les couvents de ce monde », il n’yaura à Thélème « ni horloge, ni cadran » (l. 22-24). Ses habitants devrontrépondre au son de leur intelligence et non suivre celui d’une cloche. LesThélémites, hommes et femmes confondus, ne seront plus ces parias que lasociété rejette et que seuls les couvents recueillent, mais devront être « beaux,bien formés et d’une heureuse nature » (l. 41-42). À la différence des autres ordresoù les vœux que l’on prononce supposent un engagement perpétuel, chacunpourra rompre, quand bon lui semble, les liens avec l’ordre de Thélème « avecune entière liberté » (l. 51). Enfin, alors que l’engagement dans les ordres reli-

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gieux a pour condition de faire vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance,chacun, à Thélème, aura le droit de se marier, de s’enrichir et de vivre libre-ment (l. 52-55).Ainsi, les règles définies s’opposent point par point aux règles traditionnelleset donnent à Thélème le statut d’anti-abbaye.

i Au chapitre 57, nous apprenons que la devise des Thélémites est : «Fais ceque tu voudras. » Autrement dit, la liberté constitue le maître mot de l’abbaye.À ce titre, le champ lexical de la liberté apparaît dans le chapitre 52 : « celle quilui conviendrait le mieux, ou toutes les deux, s’il lui plaisait », l. 3-4 ; « toutes les occu-pations seraient réparties au gré des occasions et des circonstances », l. 24-26 ; « sorti-raient quand bon leur semblerait, avec une entière liberté », l. 50-51 ; « vivraient enliberté », l. 55.

o Sans en avoir l’air, de façon indirecte et implicite, l’extrait proposé consti-tue une satire religieuse visant à critiquer les ordres. Lorsqu’il est fait allusionà ces derniers, c’est en termes de contraintes, telles qu’elles se matérialisentdans la construction des murailles, dans la présence des horloges qui limitentet règlent tout.Au comble du paradoxe, Gargantua estime que vivre au sond’une cloche constitue « la plus grande folie » tandis que l’absence d’une tellecontrainte favorise « le bon sens et l’intelligence ». Un tel superlatif donne à l’au-teur la possibilité de caricaturer pour mieux critiquer, mais en se gardantbien de nommer directement ce qu’il critique. Implicitement encore, le pro-pos de Gargantua vise à élever l’anti-abbaye qu’est Thélème au rang d’abbayeparfaite, idéale, en s’appuyant sur les défauts des abbayes traditionnelles.Ainsi,il insiste sur la liberté des Thélémites pour mieux accuser, par contraste, l’em-prisonnement que représente une abbaye traditionnelle.Au moyen d’hyper-boles et de superlatifs, il exagère respectivement et de façon ironique lemeilleur et le pire en vue de mieux les opposer.

q À l’époque où il rédige le Gargantua, Rabelais, pour avoir fréquenté deprès les ordres religieux et le poids de leur tradition, a pris ses distancesenvers les autorités ecclésiastiques. Malgré les pressions qu’exercent ces der-nières, Rabelais n’a ni renoncé à lire les textes de l’Antiquité grecque nirenoncé à exercer la médecine. La satire religieuse que constitue l’abbaye deThélème ne vise pourtant pas à remettre en cause la religion catholiquemême mais la façon mécanique, ennuyeuse et asservissante dont l’Église lapromeut, aux détriments, nous dit Rabelais, «de l’intelligence », «du bon sens » etde la liberté dont les hommes ont besoin pour vivre et faire vivre leur foi.

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s Laisser les Thélémites user de leur entière liberté suppose une conceptionoptimiste de la nature humaine. En effet, cette «heureuse nature » leur suffiraitpour être capable de vivre en harmonie et en paix, sans qu’il soit besoin decontraintes autres que celles qu’ils se donnent. Si l’abbaye de Thélème appa-raît comme une société idéale, un rêve irréalisable, elle révèle néanmoinsl’humanisme de Rabelais qui voue à l’homme et à son naturel toute saconfiance.

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 140 à 144)

Examen des textes

a Texte A: «à deux lieues de la grande forêt », l. 13 ; absence de «murailles », l. 17 ;«ni horloge ni cadran », l. 24 ; chacun peut sortir «quand bon » lui semble, l. 51.Texte B : les villes sont « grandes et belles », « bâties sur le même plan » et « la dis-tance de l’une à l’autre est au minimum de vingt-quatre milles », l. 1-5 ; « les champssont si bien répartis entre les cités que chacune a au moins douze milles de terrainautour d’elle », l. 10-11 ; « demeures bien situées », l. 15 ; « vingt personnes chaqueannée retournent en ville après avoir passé deux ans à la campagne […]. Ce roule-ment a été érigé en règle pour n’obliger personne à mener trop longtemps, contre songré, une existence trop dure », l. 21-27.Texte C: opposition entre « ici » (l. 2) et «ailleurs » (l. 15) ; «Votre esclavage […],dure trois ans », l. 12 ; «nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains », l. 20-21.Dans les trois textes, nous pouvons mesurer combien la disposition de l’espace,son architecture, ainsi que l’organisation du temps déterminent la qualité del’existence.Alors qu’un espace ouvert (texte A), grand (texte B) et dans lequelle temps n’est pas une contrainte favorise la liberté de ceux qui y vivent, unlieu où l’on est retenu (texte C, l. 14) sur une période fixe et déterminéed’avance contribue en revanche à mettre ceux qui y séjournent en esclavage.

z Texte A : « les belles, bien formées et d’une heureuse nature et les beaux, bien for-més et d’une heureuse nature », l. 40-42 ; «quand bon leur semblerait, avec une entièreliberté », l. 51 ; « en tout bien tout honneur, que tous seraient riches et vivraient enliberté », l. 54-55.Texte B : « grandes et belles », l. 1 ; « accès facile pour tous les délégués », l. 8-9 ; «Leschamps sont si bien répartis », l. 10 ; «demeures bien situées […], équipées de tous lesinstruments aratoires », l. 15-16 ; « gens sérieux et expérimentés », l. 20.Texte C : «plus douce », l. 6-7 ; «par bonté », l. 15 ; «humains, raisonnables et géné-reux », l. 21.

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Texte D: « fort belle chose », l. 1 ; «plus fort », l. 9, l. 11-12 ; «parfait », l. 21.Les termes mélioratifs utilisés dans ces textes ont en commun les mêmes pro-cédés de mise en valeur : les hyperboles dues à l’emploi d’adverbes intensifsou de l’adjectif « tout », les comparatifs. De tels procédés visent à amplifierl’effet de mise en valeur.

e Texte B : «phylarque », l. 21. La description que Thomas More fait de l’îled’Utopie s’inspire du système politique qui était en vigueur pendantl’Antiquité dans la démocratie d’Athènes.Ainsi, More s’inscrit dans la tradi-tion des humanistes pour lesquels l’Antiquité grecque vaut comme unmodèle.Texte C : « Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent laGrèce », l. 1-2. À la différence des humanistes de la Renaissance, Marivauxn’élève pas la référence à l’Antiquité grecque au rang de modèle. Bien aucontraire, dans la mesure où l’esclavage était, durant cette période, chose cou-rante et autorisée, cette référence sert uniquement à situer les personnages, àdéfinir leur situation d’esclave.

r Texte A : Thélème s’oppose aux abbayes traditionnelles, parmi lesquellesfigurent les riches abbayes de Bourgueil et de Saint-Florent. En effet,Rabelais s’applique à définir le règlement de Thélème en l’opposant terme àterme à la façon dont, au XVIe siècle, les abbayes pouvaient être organisées.Texte B : En prenant pour modèle la législation d’Athènes telle qu’elle étaitétablie dans l’Antiquité, More, ami d’Érasme, s’inscrit dans la mouvance deshumanistes visant à restituer la culture antique. De plus, en précisant que surl’île d’Utopie aucune cité «ne cherche à étendre son territoire, car les habitants s’enconsidèrent comme les fermiers plutôt que comme les propriétaires » (l. 12-14), Morefait implicitement référence à son époque dans laquelle le droit et le senti-ment de propriété s’affirment aux détriments d’une société pacifique et har-monieuse.Texte C : Au XVIIIe siècle, l’esprit des Lumières se caractérise par sa volontéd’agir au nom de la liberté et de la raison. Or,Trivelin ne semble ici rien faired’autre : c’est bien la raison qui lui dicte de corriger les anciens maîtres plutôtque de leur ôter la vie (l. 6).Texte D: La société totalitaire qui est ici dépeinte fait implicitement allusionaux dictatures qui, au XXe siècle, furent établies en Europe. Le culte de la per-sonnalité du maître, l’établissement d’une pensée et d’un langage uniques ensont les caractéristiques principales.

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De Rabelais à Orwell, nous constatons que la signification et la fonction del’utopie ont changé. Malgré leur portée satirique, les textes de Rabelais et deMore décrivent un univers idéal, un rêve qui, s’il est certes irréalisable, peutvaloir comme modèle. Le texte de Marivaux, quant à lui, décrit un lieu danslequel le rapport maître-esclave s’inverserait : la fiction sert ici de prétexte à lacritique d’une époque. Enfin, l’utopie d’Orwell vise uniquement à com-prendre en la dénonçant la façon dont s’établit un système totalitaire. L’utopiea de moins en moins la fonction d’un rêve visant à montrer ce que la sociétédevrait être. Elle révèle le cauchemar que celle-ci risque de devenir.

t Si l’on considère l’utopie comme un lieu idéal, parfait, indiquant à la sociétéce qu’elle devrait être ou, du moins, ce vers quoi elle devrait tendre, il convientalors davantage de parler, dans le cas du texte d’Orwell, d’une contre-utopie.Certes,Océania reste, au sens étymologique, une utopie, un non lieu.Toutefois,sa fonction consiste à présenter le modèle de ce qu’il ne faut précisément passuivre, de la société telle qu’elle ne doit pas être. Dès lors, les termes mélioratifsprésents dans le texte (« C’est une fort belle chose, la destruction des mots », l. 1)témoignent, de la part de l’auteur, d’une ironie poussée à son comble.

Travaux d’écriture

Question préliminaireDes quatre textes présentés dans le corpus, il ressort l’équation suivante :moins l’utopie a pour fonction de décrire un monde idéal, plus son sens cri-tique et satirique s’affirme. Chez Rabelais et More, le but de l’utopie consisteà présenter un lieu rêvé, ce qui leur donne l’occasion de critiquer la réalité.Chez Marivaux, l’utopie, s’il est vrai qu’elle a pour fonction de critiquer l’es-clavage, ne constitue pourtant que la trame fictive sur laquelle l’auteur appuiesa critique. Enfin, chez Orwell, l’utopie vaut comme une anticipation de laréalité : la critique ne porte donc pas sur la réalité mais sur l’utopie décriteque celle-ci tend à devenir.

Commentaire

Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :

1. Une leçon de bonnes intentions

A. Les marques de l’autoritéOn peut repérer de nombreux procédés qui permettent de déceler dans lediscours de Trivelin la marque du personnage qui détient l’autorité ; on peut

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le voir avec l’emploi du présent de vérité générale ou encore de certainesphrases qui apparaissent comme ne supportant pas la moindre contradiction :« ce sont là nos lois à cet égard » ; l’usage du mode impératif est aussi l’illustrationde ce pouvoir : «mettez à profit », « remerciez […]».

B. Un souci de pédagogie– On peut remarquer la précision des indications de temps : «quand nos pères[…] » ; « […] vingt ans après » ; « votre cours d’humanité dure trois ans ».Trivelin seveut le plus clair possible quant aux modalités pratiques et aux finalités decette expérience novatrice (« pour vous rendre sensibles, afin que, nous trouvantsuperbes […]»).– On peut encore citer toutes les phrases du discours de Trivelin qui révèlentce rapport maître-élève : « votre cours d’humanité » ; « si vos maîtres sont contents devos progrès » ; « si vous ne devenez pas meilleurs ».

C. Une tirade animée des meilleurs sentiments– On peut noter toute la présence du champ lexical du mal, c’est-à-dire de lapassion, de l’aveuglement et de la violence (« cruauté », « ressentiment »,« outrages ») ; face à cette violence, se développe tout un champ lexical de lathérapie (« guérir », « corriger »).– Le discours de Trivelin se veut ainsi animé des meilleures intentions («parcharité », « par bonté ») ; il est sous-tendu par une croyance dans le progrès del’homme et dans la victoire de la raison (« vingt ans après, la raison l’abolit »).

2. La dénonciation d’une utopie

A. Un manichéisme simplificateur– La rhétorique de Trivelin semble manier des schémas simplificateurs : onpeut le voir à travers les antithèses manichéennes qui parcourent le texte :« vengeance » / « raison », «meilleurs » / «malheureux ».– Le rythme binaire, qui est celui de la quasi totalité du texte, renvoie aussi àce schéma de pensée : « nous ne nous vengeons plus, nous vous corrigeons » ; « cen’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous vou-lons détruire ».– Cette opposition se retrouve dans l’opposition des pronoms nous / vousprésente dans l’ensemble du texte.

B. Une logique de l’enfermement– On peut citer le champ lexical de la rétention : «nous vous retenons par charitépour les nouveaux malheureux que vous iriez encore faire ailleurs, […] nous vousmarions avec l’une de nos citoyennes ».

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– Le discours de Trivelin apparaît ainsi comme annonçant l’univers concen-trationnaire où il s’agit d’extirper le mal comme un poison, de maintenir lesindividus enfermés, d’avoir des droits sur leur vie privée ; «nous ne prenons quetrois ans pour vous rendre sains » ; cet accent mis sur la salubrité, cette recherchede pureté se retrouvera, quelques années plus tard, dans le discours totalitaire.

C. Un profond pessimisme sur la nature humaine– Le premier réflexe des esclaves émancipés est de tuer leurs anciens maîtres.Même dans cette île utopique, il est question de maîtres et d’esclaves ; tout sepasse comme si la nature humaine était fondamentalement incapable de toutprogrès.– Le pire danger vient alors de ceux qui se mettent en tête de croire au pro-grès, de vouloir corriger leurs semblables.

Dissertation

Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :

1. Cette définition met en avant la part de fiction et l’importance de labeauté dans toute œuvre d’art. L’œuvre d’art est un beau mensonge ence que :

A. Elle n’est pas une transcription de la réalitéOn peut mentionner l’exemple du daguerréotype dans la littérature réaliste(Champfleury, les frères Goncourt) qui montre que retranscrire la réalité nepeut se faire que par la médiation d’une technique spécifique et rappeler quela fonction originelle de la littérature est davantage de faire rêver et d’échap-per à la réalité que de la refléter.C’est le cas par exemple des légendes homériques. Enfin on pourra évoquerl’analyse que Georges Blin fait du roman lorsqu’il emploie la formule de«pacte de mauvaise foi » pour désigner l’accord tacite que passe l’auteur avecson lecteur.

B. Elle constitue un mensonge accompliLa phrase de Stendhal met en avant la technique et le savoir-faire que néces-site la création d’une œuvre d’art.Ainsi l’exigence de vraisemblance consti-tue une condition sine qua non de l’œuvre d’art.On pourra rappeler l’étude de Gérard Genette dans Figures 2 à propos desquerelles du Cid (il n’était pas vraisemblable qu’une femme reçût chez elle le meurtrier de son père) ou de l’aveu de Madame de Clèves à son marimourant.

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Autre aspect : le souci de nécessité ou, en d’autres termes, le fait que tout soitprésenté par l’auteur comme nécessaire aux yeux du lecteur. C’est le cas, destravaux de documentation menés par certains pour donner de la crédibilité àleur récit (cf. Flaubert dans Salammbô pour faire revivre Carthage).

C. Elle tend vers le beauOn notera la prégnance de la culture gréco-latine (importance de l’harmo-nie et des formes). On notera aussi l’observation stricte des règles et la hié-rarchie des genres (bannissement de tout ce qui est corporel, du sang…) encitant par exemple le théâtre du XVIIe siècle dans lequel les personnages s’en-tredéchirent sans aucun contact.

2. La définition de Stendhal propose une vision réductrice de la littérature et du «mensonge » qui lui est lié

A. Cette définition met principalement en évidence l’illusion romanesque etméconnaît d’autres formes littéraires comme celles de l’immédiat. Celles,d’une part, qui défendent un point de vue (la littérature dite engagée : LesProvinciales de Pascal, par exemple).Celles, d’autre part, qui sont de l’ordre des correspondances (lettres) maisconsidérées comme appartenant à la littérature. On pourra prendre l’exemplede la correspondance de Flaubert ou Hugo.Le point de vue de Stendhal exprime celui d’un courant littéraire classiqueet donc quelque peu daté. Cet idéal classique a été contesté, comme lemontre la présence de certains thèmes (comme celui des bas-fonds dans lalittérature naturaliste) qui n’avaient pas droit de cité auparavant, de certainesœuvres qui se caractérisent par le non-respect des règles classiques. À cetégard, on pourra prendre l’exemple des nouveaux romanciers, tels que Butordans La Modification, qui consacrent le brouillage temporel et mettent à jourles mécanismes du «pacte de mauvaise foi ».Enfin, l’affirmation de Stendhal ne prend pas en considération des œuvresqui n’ont pas le souci de vraisemblance extérieure, comme celles qui, appar-tenant au théâtre de l’absurde, se veulent invraisemblables.

B. Peut-on parler de «mensonge » alors qu’auteur et lecteur semblent d’ac-cord ? On peut reprendre l’expression de Blin : « pacte de mauvaise foi ». Lepremier terme implique un consentement mutuel.Cette phrase donne une vision réductrice de l’artiste qui paraît cantonné àune fonction d’illusionniste habile. Or le seul savoir-faire ne saurait suffire,comme le montre l’impasse dans laquelle échoua la poésie parnassienne.

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3.Vérité de l’œuvre littéraire

A. L’œuvre d’art est l’expression d’une réalité perçue autrement qu’elle neparaît aux yeux du commun. Que l’on songe à Zola qui la définissait commeune réalité vue par un tempérament, l’artiste étant comparé à une sorte dedémiurge qui transforme cette réalité. Il reste que toute œuvre d’art renvoieà une individualité et à sa vision du monde.

B. Cette vision tend à l’universalitéL’œuvre littéraire contient la vérité d’un être. On retrouve ainsi dans l’œuvrede Maupassant la même obsession de la mort et son pessimisme sur la naturehumaine et ce, quel que soit l’univers décrit.Elle tend à l’universalité parce qu’elle contient des vérités sur la naturehumaine que le lecteur peut ressentir. Par exemple chez Molière, les person-nages constituent des types humains qui sont rendus crédibles davantage parla part de vérité qu’ils portent en eux que par le savoir-faire de l’auteur. C’estle cas notamment d’Alceste, tout autant amoureux déçu d’une jeune femmevolage qu’atrabilaire caractériel.Cette universalité peut même révéler des vérités chez le lecteur. Les lecturesde Balzac ou Madame de Sévigné ont suscité chez Proust une vocation litté-raire et l’on retrouve, dans l’émotion ressentie par le narrateur devant untableau d’Elstir ou en entendant la sonate de Vinteuil, l’expression de l’éveilde cette vocation.

C. L’utopie comme illustration de la vérité d’une œuvre d’artDans le cadre de l’utopie, l’artiste met en avant les défauts d’une société et sefait visionnaire. C’est le cas d’Orwell dans 1984 qui invente un système socialqui s’avère être celui des régimes totalitaires de l’Est.La littérature de l’utopie, dégagée des contraintes de vraisemblance et d’illu-sion, atteint une vérité en ce qu’elle permet de souligner les dérives et lesdangers que l’on peut lire dans l’humanité ou dans un modèle de société.L’Île des esclaves permet à Marivaux de critiquer un type de société mais plusencore de souligner à quel point la nature humaine est inscrite dans cettevolonté de domination (les esclaves agissent comme les maîtres précédents).

Sujet d’invention

L’élève devra justifier par des arguments et grâce à des procédés de mise envaleur la raison de ses choix.

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C H A P I T R E 3 (pp. 160 à 165)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 166 à 170)

a La situation initiale, exposée par le narrateur, met en scène l’embarras deGargantua partagé entre la douleur et la joie. À la fin du chapitre, il sembleque Gargantua ait résolu son dilemme: invitant les uns et les autres à boire, sabonhomie réapparaît subitement.L’extrait peut se décomposer en trois parties : tout d’abord, le narrateur pré-sente l’état dans lequel se trouve Gargantua. Ensuite, il rapporte les propos dece dernier, essayant tant bien que mal de trouver une issue à son embarras.Enfin, concluant son discours, les derniers propos de Gargantua montrentqu’il a manifestement tranché : son humeur penche en faveur des rires.

z Dans cet extrait, le récit du narrateur et le discours de Gargantua, rapportésur un mode direct, se mêlent. Le discours direct qui se manifeste par l’utilisa-tion des guillemets permet au narrateur de rapporter, dans l’intention de ne pasles modifier, les propos du personnage Gargantua.Ainsi, le mode du discoursdirect est utilisé des lignes 11 à 24, 28 à 36, et 40 à la fin de l’extrait. Outrel’usage d’une ponctuation caractérisée par l’emploi des guillemets et des deuxpoints, le discours direct se repère ici par l’utilisation de la première personnedu singulier, des pronoms personnels « moi » et « me », des adjectifs possessifs«mon », «ma », «mes », du présent de l’indicatif, d’incises («dit-il », l. 50; «disait-il »,l. 11), de phrases exclamatives et interrogatives servant à exprimer un état affec-tif («pleurerai-je ?», l. 11; « je ne te reverrai plus jamais !», l. 20). Les passages de nar-ration se caractérisent quant à eux par l’utilisation de la troisième personne dusingulier, des temps du passé (« ce fut », l. 2 ; « ce qui troublait», l. 4), des indices detemps («quand Pantagruel fut né», l. 1 ; « soudainement», l. 39).

e Les propos de Gargantua qui sont rapportés viennent confirmer la présen-tation de l’état affectif de ce dernier qu’expose, au début de l’extrait, le narra-teur. Le discours de Gargantua vient donc illustrer, appuyer et renforcermême ce que le narrateur veut bien nous faire croire.

r Gargantua est comparé à plusieurs reprises à un animal (« souris », «milan »,l. 10-11 ; « vache », « veau », l. 25-26). Dans le chapitre 3, aucun élément nesignale que Gargantua est un géant. Bien au contraire, le portrait qui en estfait et son état affectif tendent à le « rabaisser » au rang d’homme, et quelque-fois donc au rang d’animal. L’attitude de Gargantua, contrairement à ce que

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l’on pourrait attendre d’un géant, à savoir une démonstration de puissance,d’héroïsme guerrier, nimbée d’une dimension légendaire et fantastique,n’offre en effet rien d’extraordinaire.

t Le narrateur insiste sur l’état contradictoire de Gargantua. La structureantithétique des phrases, appuyée sur l’utilisation de la conjonction « ou »(l. 6), des locutions «d’un côté » (l. 2 et 7) et «de l’autre » (l. 3 et 7), permet derendre compte de l’alternative.Toutefois, l’embarras de Gargantua, son inca-pacité à trancher en faveur de l’un ou l’autre membre de l’alternative sontrévélés par la répétition des phrases à tournure négative («ni… », l. 4 ; «ne… »,l. 4, 5 et 9) ; et par la présence d’un champ lexical relatif à l’étonnement et àl’embarras (« ébahi et perplexe », l. 1 ; « troublait », l. 4 ; « embarrassaient », l. 8 ;« empêtré », «prise au piège » et «pris au lacet », l. 10 et 11).

y La personnalité de Gargantua est présentée non sous l’angle de ses dimen-sions surhumaines mais sous celui de sa faiblesse. L’aspect caricatural et sim-pliste de ses sentiments et surtout de leur opposition tend à ridiculiser legéant. Le thème gigantal est utilisé à contre-emploi : l’effet de surprise crééne provient pas de la nature gigantesque du personnage mais des sentimentsordinaires, des poncifs dont ce dernier fait preuve.

u L’utilisation soudaine de l’impératif («Buvons », « laissons », l. 31 ; « apporte »,«mets », « chasse »…, l. 31-32), qui indique ici l’ordre et donc la ferme détermi-nation de Gargantua, contraste avec l’embarras, l’hésitation et l’apparentefébrilité dans lesquels ce dernier se sentait pris au piège.La répétition de l’interjection «Ho » pouvant exprimer à la fois l’admirationet le rire témoigne du radical changement d’humeur de Gargantua : sonembarras cède brutalement la place aux réjouissances de la boisson.

i Dans l’éloge qu’il fait de la défunte, Gargantua mêle dans son discoursregistre soutenu et registre familier. Il alterne les tournures purement rhéto-riques («Ô mon Dieu, que t’avais-je fait […] » (l. 15), «méchante mort, que de mal,que d’outrage […] », l. 22-24), le lyrisme («Pleurerai-je ? », l. 11 ; « Jamais je ne lareverrai […] », l. 13) et les allusions au bas corporel («mon petit con », «ma bra-guette », l. 18-19), les termes familiers (« tendrette », « savate », « pantoufle », l. 19-20). Une telle coexistence entre des registres opposés surprend le lecteur etvise un effet comique. La présence du registre familier nous indique qu’il nefaut pas trop prendre au sérieux le ton solennel du registre soutenu.

o Ni l’éloge ni l’embarras de Gargantua, compte tenu de leur dimensioncaricaturale et décalée, ne nous persuadent de la sincérité des sentiments

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qu’il exprime. La façon soudaine avec laquelle il congédie sa peine et seconsole, son désir de boire et de se trouver une autre femme, font deGargantua l’exemple d’un caractère bon vivant, préférant s’adonner à desplaisirs joyeux plutôt que de se lamenter sur son sort.

q L’emploi des phrases interrogatives, exclamatives et des interjectionsdonne au discours de Gargantua une dimension rhétorique et théâtrale,comme si ce dernier livrait en public ses sentiments, qui ont davantage l’aird’être joués et simulés que réellement ressentis.

s Arguments en faveur des larmes : la mort de Badebec dont Gargantuanous dit qu’elle est irremplaçable ; la mort est injuste.Arguments en faveur des rires : la naissance et la beauté de Pantagruel ; le vieilâge de Gargantua et la nécessité de profiter du temps qui lui reste ; l’inutilitédes larmes ; au paradis, Badebec sera plus heureuse qu’ici-bas ; la nécessité dese désaltérer.La technique de l’argumentation pro et contra, utilisée par les sophistes et lesrhétoriqueurs, permet de poser deux propositions antithétiques en vue derésoudre un dilemme. Si cet extrait semble recourir à une telle technique, iln’en demeure pas moins qu’il le fait sur un mode caricatural : les procédéssyntaxiques et stylistiques présents dans cet extrait (question 5) se contententde juxtaposer une chose et son contraire, sans le moins du monde chercherou laisser espérer une issue au problème. À la mort de sa femme s’oppose lanaissance de son fils, aux larmes s’oppose le rire, au deuil s’oppose l’envied’une autre femme. De telles oppositions, auxquelles sont réduits les senti-ments de Gargantua, dépourvues de toutes nuances, s’enchaînent ainsi defaçon purement mécanique.

d La tonalité comique de l’extrait et du personnage de Gargantua procèdede l’emploi d’une rhétorique toute formelle et de l’application mécaniqued’une technique d’argumentation là où, précisément, le lecteur est en droitd’attendre de la part d’un personnage en deuil un discours poignant, voirepathétique, suscitant une vive émotion. En ce sens, la définition du comiqueformulée par Bergson convient ici parfaitement : l’extrait proposé fait inter-venir du mécanique sur de l’affect.

f Face à son état d’indécision, Gargantua s’emploie, avant de décider s’il fautpleurer ou rire, à peser le pour et le contre, suivant la méthode sophistique.Toutefois, s’il reprend les caractéristiques du genre délibératif, le discours deGargantua s’en distingue pourtant compte tenu de l’objet de son embarras.

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Le genre délibératif est traditionnellement utilisé pour débattre d’un thèmed’intérêt général, d’une question par exemple philosophique, et non pourdécider, comme le fait Gargantua, s’il faut pleurer ou rire lorsque sa femmemeurt en enfantant.

g Comme le montre l’utilisation inattendue des différents registres delangue, de tournures oratoires et rhétoriques purement formelles, l’argumen-tation que développe Gargantua, mécanique et caricaturale, vise moins ànous persuader qu’à nous faire rire.

h Dans un éloge funèbre, l’hyperbole et les superlatifs permettent de mettreen avant les qualités du défunt. Or, dans son discours, Gargantua a recours àde tels procédés qu’il prend soin pourtant de détourner de leur fonction ori-ginaire : en disant de sa femme qu’elle « était la plus ceci la plus cela », il ne meten avant aucune de ses qualités et s’en tient à des propos très généraux. Unetelle hyperbolisation n’a d’autre visée que comique.Dans l’éloge que Gargantua adresse à sa femme, le comique provient del’imitation souvent caricaturale du discours argumentatif, du style rhétoriquequ’il est convenu d’employer dans un éloge funèbre. Le registre dans lequelest énoncé celui-ci est donc celui de la parodie.

j Si elles peuvent contribuer à rendre un discours plus persuasif, un style plussolennel, il reste que la sophistique et la rhétorique servent aussi à masquer lavérité sous de belles et, en apparence, savantes paroles. Dans cet extrait,Rabelais les parodie et met en avant leur incapacité à retranscrire une émo-tion vive et sincère. Comme Rabelais l’énonce dans le prologue de Gargantua,la beauté d’un discours ou d’une personne ne tient pas à son apparence.

k Dans cet extrait, Gargantua semble moins affligé de la mort de sa femmeque de l’embarras dans lequel il se trouve. À la fin de l’extrait, il renonce fina-lement à porter le deuil (« il me faut penser d’en [une femme] trouver une autre »,l. 49) et, plutôt que de résoudre son dilemme en choisissant l’un des deuxmembres de l’alternative, manifeste son envie de boire. Du coup, le titre duchapitre ne peut avoir d’autre justification que celle d’un emploi ironique.

l Ni le recours à la rhétorique ni le recours à la sophistique ne sont parve-nus à résoudre le dilemme de Gargantua. Bien plus, il semble qu’ils n’aientcontribué qu’à renforcer ce dernier. Les belles formules et les arguments sub-tils desservent en définitive Gargantua qui, pour se consoler, leur préfère unrepas copieux et bien arrosé.

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◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 171 à 176)

Examen des textes

a Le recours aux hyperboles est présent tout au long du texte : « la plus bellevie du monde » (l. 2), « répandu par tout son extérieur » (l. 8), « tout était esprit, toutétait bonté » (l. 9), « affable avec tous » (l. 9), «une personne si élevée » (l. 14), «hauteurd’âme qui marquait tout ensemble […] » (l. 17), « tant de grandes et aimables quali-tés » (l. 21), « idoles » (l. 22).De même, dans le registre laudatif, les nombreuses occurrences de termesmélioratifs : « belle » (l. 2), « gloire » (l. 6), « grâces » (l. 8), «dignité » (l. 9), « grandeur »(l. 15).

z On peut relever dans l’extrait les indices d’un discours s’adressant à unauditoire :– les verbes à l’impératif sont conjugués à la première personne du pluriel(« changeons », l. 1, «disons », l. 1, 2), ce qui permet d’inviter l’auditoire à suivrele raisonnement de l’orateur et à partager son avis ; ils sont également conju-gués à la deuxième personne du pluriel (« considérez », « représentez-vous », l. 7)et s’adressent alors directement à l’auditoire ;– le locuteur a recours à des phrases interrogatives : il invite l’auditoire à seposer les mêmes questions ;– l’emploi de « messieurs » (l. 30) indique explicitement aux lecteurs que lediscours s’adresse à un public.

e Le dilemme de Claudius se remarque à la manière dont il tourne sesphrases :– la conjonction «mais » (l. 10,16 et 19), la locution « bien que » (l. 1), l’adverbe«pourtant » (l. 5) sont là pour marquer l’opposition de deux choses liées ;– les expressions et termes antithétiques : « avec un œil joyeux » et «mais l’autreen pleurs » (l. 10) ; «délice » et «deuil » (l. 12) ;– les oxymores « allègres funérailles » et « funèbre mariage » (l. 11) ;– l’emploi des conjonctions «mais » (l. 10, 16, 19), «donc » (l. 8) et « car » (l. 25),de l’adverbe « enfin » (l. 28) indique que le discours de Claudius est formulécomme un raisonnement dont les arguments visent à persuader.

r Dans cet extrait, nous pouvons trouver différentes caractéristiques destonalités lyrique et pathétique. Claudius exprime ses sentiments en utilisantdes hyperboles : «que tout le Royaume/Ne montre qu’un seul front ridé par la dou-leur » (l. 3-4), « chagrin très sage » (l. 6), « funèbre tristesse » (l. 19). Toutefois,

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Claudius vise moins à émouvoir Hamlet qu’à le raisonner, le persuader derenoncer à sa douleur, comme l’illustre l’emploi de l’impératif (l. 34 et 35).

t Les temps et modes les plus fréquemment utilisés sont :– le passé de l’indicatif (l. 2, 3, 5, 6) qui marque, dans ce contexte, le souvenirde la défunte. Il sert ici à témoigner des qualités dont celle-ci faisait preuve :« tu as eu une si ample science / tu en as été si amplement capable », « toi qui fus loinde toute gloire »… (l. 2 à 5) ;– le présent de l’indicatif : son emploi est paradoxal ici puisqu’il permet derendre présente celle qui n’est plus, même sous la forme de phrases interro-gatives (« Es-tu encore là ? Dans quel recoin es-tu ? », l. 1) ou de phrases intro-duites par la conjonction « si » marquant l’éventualité, l’hypothèse (« si tu esencore là, s’il reste encore », l. 9) ;– le présent de l’impératif (l. 12, 18 et 19) : le poète s’adresse directement à ladéfunte comme si celle-ci l’entendait.Alors que dans un éloge funèbre, les temps et modes les plus courammentemployés sont le passé de l’indicatif et le conditionnel, qui permettent res-pectivement de se souvenir du défunt et d’exprimer son regret, les temps etmodes utilisés par Rilke insistent non sur l’absence du mort mais sur sa pré-sence.

y La tonalité de l’extrait reprenant les caractéristiques de l’élégie est pathé-tique : le poète, au moyen d’hyperboles, loue les qualités de la défunte (« detout cela tu as une si ample science / tu en as été si amplement capable », l. 2-3),exprime sa douleur bien que de façon discrète et implicite («Hélas », l. 5).

Travaux d’écriture

Question préliminaire• Dans le texte A, la tonalité est comique. L’intention de l’auteur, en paro-diant un éloge funèbre, vise à provoquer le rire là où sa présence est la moinsattendue.• Dans le texte B, la tonalité est lyrique dans la mesure où l’auteur vante lesqualités de la défunte en livrant les sentiments et réflexions que provoque lamort de celle-ci.Toutefois, ses intentions visent moins à émouvoir l’auditoirequ’à le sermonner, qu’à le convaincre de la grâce que représente la mort etde la vanité de toute gloire terrestre.• Dans le texte B, la tonalité pathétique ne sert qu’à parer les arguments deClaudius s’efforçant de persuader Hamlet de ne plus porter le deuil.

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• Dans le texte D, la tonalité est lyrique et pathétique ; l’auteur témoigne dela difficulté qu’il éprouve à faire son deuil de la défunte.Ces différents textes permettent de comprendre les diverses fonctions quepeut revêtir un éloge funèbre : il peut viser à consoler, à émouvoir son audi-toire autant qu’à convaincre ce dernier de la personnalité unique et exem-plaire du défunt, du devoir de mémoire, du sens de la mort…

Commentaire

On pourra traiter le sujet de la façon suivante :

1. Un portrait vivant

A. L’art de la mise en scène– Dans sa description de la défunte, Bossuet envisage différents points devue : il se place dans la situation d’un interlocuteur quelconque de la prin-cesse («Quand quelqu’un traitait avec elle ») ; l’emploi du pronom impersonnel«on» illustre cette variété du point de vue ; cette variété du point de vue par-ticipe d’une volonté de mise en scène : Bossuet emprunte tantôt le point devue du moraliste, tantôt celui du commun des mortels.– La variété du rythme concourt aussi à donner de la vivacité au récit :phrases courtes et phrases longues alternent.– On peut citer aussi les différentes modalités de phrase, présentes tout aulong de l’extrait : interrogative, exclamative, déclarative.– Bossuet a le souci de représenter la princesse en situation, dans la vie detous les jours, comme s’il voulait mettre ce personnage exceptionnel à laportée de son auditoire.

B. Une personnalité exceptionnelle– Le caractère exceptionnel de cette princesse se manifeste d’abord parl’abondance des termes mélioratifs utilisés par Bossuet : « grandeur, libéralité,hauteur d’âme, si grandes et aimables qualités ».– Le rythme binaire, présent tout au long du texte, manifeste aussi cette per-fection de la princesse, qui sait éviter tous les excès : «quoique le mérite fût dis-tingué, la faiblesse ne se sentait pas dédaignée » ou encore « tantôt par des parolestouchantes, tantôt par son silence » ; la présence de ce rythme binaire pour évo-quer la princesse donne l’impression d’une harmonie impeccable.– La présence des superlatifs absolus ou de supériorité souligne aussi cettepersonnalité exceptionnelle : «une personne si élevée », « si obligeamment », «qu’elleavait si bien pratiqué durant sa vie ».

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C. Les marques du sublime– Le style employé par Bossuet se veut être à l’image de la personnalité qu’ildépeint : il s’agit pour lui, par cette peinture, d’élever l’âme de l’auditoire ;l’expression figure dans le texte : « avec cette hauteur d’âme ».– On peut évoquer l’usage des déictiques qui visent à mettre à distance l’ob-jet dont parle le locuteur, de façon à pouvoir le parer de toutes les qualités.

2. Une mort exemplaire

A. Une oraison qui vise à convaincre– On retrouve dans ce texte tous les procédés caractéristiques du texte argu-mentatif : la fréquence des questions rhétoriques («qu’y a-t-il pour le chrétien deplus pernicieux et de plus mortel ? ») ; on trouve vers la fin de l’extrait quatrequestions rhétoriques, les unes à la suite des autres.– L’intégration du lecteur dans son auditoire est aussi une marque du texteargumentatif ; on peut relever l’emploi du pronom impersonnel « on » ouencore l’utilisation de la première personne du pluriel : « Changeons mainte-nant de langage. »

B. Une certaine conception de l’existence– Ces ressources de l’art oratoire sont mises au service d’une thèse bien pré-cise : Bossuet dépeint l’existence comme un parcours d’obstacles, où le pluscourageux est toujours guetté par les périls les plus insidieux. On peut ainsirelever ce champ lexical du combat et du danger : « aux plus grands périls »,«peut être assaillie », «de plus pernicieux et de plus mortel » ; la vie est une succes-sion de combats menés face aux périls que le Mal nous réserve.– Le monde est décrit comme celui de l’apparence et de l’affectation, où lavérité n’a pas de place : « la modération, que le monde affecte », « la fausse gloire ».– La vie humaine tend ainsi à dénaturer les qualités les plus belles : la prin-cesse devient ainsi une idole païenne (« ces idoles que le monde adore »).

C. La mort comme unique salut– Face à une telle conception de l’existence, la mort devient un don, unegrâce («La mort n’est-elle pas une grâce ? ») ; la mort est ce qui permet d’échap-per à la tentation et devient l’unique moyen par lequel le mortel peut assurerson salut.– Compte tenu de sa portée religieuse, le discours de Bossuet vaut commeun sermon : la mort de la princesse est pour lui l’occasion d’interroger lasignification de la mort en général.

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Dissertation

On pourra traiter le sujet de la façon suivante :

1. Les spécificités du registre comique

A.Aux origines de la littératureLe comique et le tragique étaient à l’origine deux genres bien définis. Nouspouvons nous référer, à cet égard, aux grandes dionysies athéniennes au coursdesquelles les concours organisés avaient pour programme trois tragédies etune comédie. Chaque registre comportait des spécificités propres.Ces spécificités avaient été clairement théorisées. Une allusion pourra êtrefaite à l’œuvre d’Aristote par le biais de ce rapide rappel : la tragédie devaitsusciter terreur et pitié ; la comédie était constituée de grotesque et de trans-gression.Ainsi, on pourra évoquer Euripide, qui s’était essayé aux mélanges des genresen introduisant des personnages comiques dans ses tragédies (serviteurs oumessagers dépassés par les nouvelles qu’ils apportaient) et qui fut pour celaviolemment critiqué.

B. Des codes (personnages, situations, procédés d’écriture…) établis pour provoquer le rireLe théâtre classique offre une stricte séparation entre personnages comiqueset tragiques. Le bourgeois, qui appartient à l’univers contemporain de l’au-teur et du public, s’oppose au héros tragique, qui appartient à la mythologiegréco-latine ou à l’histoire antique.Des situations sont aussi constitutivement liées au comique, telles que le qui-proquo, le comique de geste. Ces situations-type sont par essence liées aurire.Toute comédie doit passer par ces situations dans lesquelles les incom-préhensions et l’importance du corps sont porteuses de comique.Certains procédés d’écriture sont caractéristiques du registre comique. C’estle cas, par exemple, du parler des personnages ou de leurs noms (que l’onsonge à Harpagon, celui qui attrape tout). Ces spécificités visent d’emblée àdéfinir un personnage par une caractéristique spécifique. Le personnagecomique est ainsi poussé jusqu’à la caricature là où le personnage tragiqueconstitue un portrait, reflet de la complexité de la nature humaine.

C. De fait, le tragique (par l’identité des personnages, leur langage, lesthèmes…) instaure une distance avec le public en ce qu’il est porteur desujets nobles (destinée de l’homme, passion…) tandis que la comédie instaureune proximité entre le public et les personnages. De cette quasi-familiariténaît le rire.

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2. Le rire comme prétexte ou moyen d’une réflexion

A. Fonction libératrice du rireLe langage, dans une œuvre comique, prend des aspects « révolutionnaires ».Chez Rabelais, par exemple, il permet au lecteur de se libérer du poids descontraintes, des convenances qui, au XVIe siècle, sont celles de l’Église.L’importance du corps chez Rabelais (cf. l’invention du torche-cul) est trèséloignée des conceptions de l’Église de l’époque pour qui le corps consti-tuait la partie satanique de l’être qu’il fallait nécessairement bannir. Le lan-gage rabelaisien participe à cette libération par l’usage de néologismes, d’unlatin iconoclaste. En détournant les mots de leur signification première,Rabelais s’oppose à un langage soigneusement codé et formalisé qui devaitêtre celui de la littérature de l’époque.

B. Fonction contestatrice d’un ordre socialLe rire constitue aussi un instrument politique au service d’une idée. Par lelangage, tout ordre social s’exprime. Le travail sur le langage de l’auteurcomique est donc nécessairement politique. Nous pouvons prendrel’exemple du personnage de Figaro qui se rattache au valet ingénieux de laCommedia dell’arte mais qui constitue aussi pour Beaumarchais un moyen dedénoncer l’injustice d’une société dans laquelle le mérite est réduit à riensans la naissance. De la même façon, le parler paysan présent dans Dom Juanau travers des personnages de Pierrot et Charlotte permet à Molière demettre en lumière l’ignorance et l’asservissement dans lequel la paysanneriede l’époque se trouve confinée.

C. Le rire comme marque de réflexion sur la nature humaineLa comédie moliéresque qui « critique les coutumes en riant » (« castigatridendo mores ») a montré au travers de la monomanie d’un personnage, quelspouvaient être les excès de la nature humaine. Le cas d’Alceste apparaît à cetégard ambivalent si l’on se réfère aux multiples interprétations ou mises enscène dont il a été l’objet.

3. Fragilité du registre comique

A.Tout comique est porteur de tragiqueLa comédie de Molière, par le tableau qu’elle offre de barbons piégés et ren-voyés à leur solitude, d’amants naïfs et inconstants, peut aussi bien offrir unevision pessimiste voire tragique de la nature humaine. C’est le cas, dansL’École des femmes par exemple, d’Arnolphe qui dans sa déclaration à Agnès,apparaît aussi ridicule que bouleversant. Son discours pourrait être celui d’un

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personnage tragique s’il n’était pas un vieillard dont l’auteur a mis grand soinà nous montrer qu’il était ridicule et buté.Toute comédie constitue le miroirdécalé d’une situation tragique.

B. Le comique exclusivement axé sur le rire s’épuise et sort de la littératureC’est le cas des pièces de boulevard qui apparaissent comme de simplesdivertissements. De ce fait, le comique exprime de plus en plus clairement lapart de tragique qui lui est consubstantielle. Au XIXe siècle, le théâtre faitcohabiter ces deux registres.Ainsi les tirades de Perdican de On ne badine pasavec l’amour suivent les échanges entre le baron et Maître Blazius et semblentappartenir au même univers. Du drame romantique, comme Ruy Blas, danslequel un aveu d’amour entre Ruy Blas et la reine d’Espagne précède unescène burlesque entre Don César de Bazan et Don Guritan, jusqu’au théâtrede l’absurde, ce phénomène tend à se renforcer.

C. La seule nécessité : toucher le lecteurL’œuvre littéraire constitue l’espace de rencontre de deux sensibilités. Entémoigne la pluralité des lectures qui lui assure sa pérennité. Si l’on prendpour exemple le Tartuffe, la diversité des interprétations (Mnouchkine,Weber,etc.) l’atteste. Le comique témoigne de l’atemporalité et de l’universalité dela nature humaine. Ce pourquoi Gargantua, dans une société laïcisée commela nôtre, peut encore faire rire. Il ne s’agit pas là d’un comique de l’instant.

Sujet d’invention

On attend de l’élève qu’il reprenne les procédés traditionnels de l’élogefunèbre, en lui laissant la possibilité de choisir entre une tonalité comique,auquel cas l’élève devra réutiliser les marques du registre parodique, et unetonalité sérieuse, auquel cas l’élève aura à connaître les caractéristiques dulyrique et du pathétique.

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C H A P I T R E 8 (pp. 188 à 195)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 197 à 200)

a Dans cet extrait, les marques de l’épistolaire sont :– la date de rédaction de la lettre : « ce dix-sept mars » ;– le lieu d’émission : «Utopie » ;– la signature en fin de lettre et l’identification de l’émetteur : « Ton père,Gargantua » ;– l’identification du destinataire : «mon fils », « ton Père ».

z À deux reprises dans la lettre, Gargantua utilise pour s’adresser àPantagruel la formule «mon fils » (l. 24 et 76) et, en fin de lettre, il introduitson nom par la formule « Ton père » (l. 78). La solennité de telles formulesinsistant sur les rapports de filiation et de paternité donne à Gargantua l’oc-casion de rappeler l’autorité que représente son rôle de père ainsi que le res-pect et l’obéissance que lui doit son fils.

e La première et la deuxième personne du singulier constituent les deuxpronoms personnels les plus fréquemment utilisés ici. La première personnedu singulier représente l’émetteur de la lettre qui, de la sorte, peut exprimerses sentiments, ses jugements, comme ne manque pas de le faire Gargantua.La deuxième personne du singulier est une adresse au destinataire : son utili-sation invite par exemple ce dernier à recevoir, de la part de l’émetteur, unconseil, un aveu ou, comme cela arrive dans la lettre de Gargantua, un ordre(« je t’engage », l. 24 ; « je veux que tu t’y appliques », l. 42, etc.).

r Compte tenu des éléments matériels qui la composent (date, lieu, allusionau contexte historique de la Renaissance dans le deuxième paragraphe del’extrait), compte tenu aussi que le thème gigantal et fantastique semble icimis entre parenthèses au profit d’une réflexion sur l’éducation qui, àl’époque de Rabelais, était d’actualité, cette lettre a toutes les caractéristiquesd’une lettre réelle. Outre le fait que le destinataire et l’émetteur sont des per-sonnages fictifs, le seul élément qui, dans cette lettre, nous indique que celle-ci est fictive est le lieu où elle fut écrite : «Utopie ».

t Tous les indices temporels présents dans le texte (« […] le temps […] n’étaitpas aussi propice […] qu’il l’est à présent », l. 5-6 ; «Maintenant », l. 8 ; « il n’y avaitpas, au temps de Platon […] autant de facilité pour étudier qu’il s’en trouve mainte-

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nant », l. 15 à 17 ; « désormais », l. 17…) tendent à souligner une rupture entrepassé et présent. Ce changement est perçu par Gargantua comme un pro-grès, comme le montrent les termes mélioratifs et les hyperboles employéspar Gargantua lorsqu’il compare passé et présent : « à présent », le temps estplus « propice » à « l’étude des belles-lettres » (l. 6) ; « Maintenant toutes les étudessont restaurées, les langues mises à l’honneur » (l. 8-9) ; à présent qu’il y a plus de« facilité pour étudier », n’importe qui paraît « plus docte » (l. 20) que les savantsd’autrefois.

y Les exemples que prend Gargantua tendent à montrer que la diffusion dusavoir est de plus en plus importante et qu’il est plus accessible qu’aupara-vant. Certes, le contenu des études semble lui aussi avoir changé car, parexemple, le latin n’est plus la seule langue mise à l’honneur. Cependant,Gargantua insiste sur le fait que grâce à l’imprimerie (l. 11), la multiplicationdes précepteurs et des bibliothèques (l. 14-15), chacun, y compris « les bri-gands, les bourreaux, les soldats, les palefreniers » (l. 19-20) et les femmes (l. 22-23), peut bénéficier avec plus de facilité qu’avant de la diffusion du savoir.

u Bien que fictive, la lettre de Gargantua multiplie les allusions au renouveaude la culture qui caractérise la Renaissance. En effet, au XVIe siècle, l’accès ausavoir est facilité par le développement de l’imprimerie et par la création, en1530, du Collège des lecteurs royaux dans lequel les humanistes favorisentl’apprentissage du grec, de l’hébreu et du latin. L’expression «maintenant toutesles études sont restaurées » (l. 8) semble résumer à elle seule la volonté deshumanistes de redécouvrir les textes de l’Antiquité et, par là, de rompre avecla tradition médiévale.Ainsi, la lettre s’adresse autant à son destinataire fictif, à savoir Pantagruel,qu’à ses destinataires réels, à savoir les lecteurs. La fiction sert ici à Rabelais decadre dans lequel ce dernier parle des réalités de son époque.

i Afin de souligner le progrès opéré par la restauration des belles-lettres,Gargantua n’hésite pas, pour convaincre le lecteur qui en douterait, à exagé-rer ses propos : selon lui « toutes » les études sont restaurées et l’invention des« livres imprimés, si élégants et si corrects » est « due à l’inspiration divine » ; dans lemonde « entier », les précepteurs sont « très » doctes, les bibliothèques « très »vastes…

o Le point de vue de Gargantua s’exprime dans les comparaisons qu’il éta-blit entre ce que lui-même a vécu lorsqu’il avait l’âge de son fils et le présent.Or, les comparatifs et les hyperboles qu’il emploie servent non seulement à

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souligner la rupture entre passé et présent mais aussi et surtout à la mettre envaleur et, par là, à révéler la prise de position de Gargantua qui ne secontente pas de décrire les changements dont il rend compte. Certes, s’il« voi[t] » (l. 19) que les uns et les autres sont désormais doctes, c’est parce qu’illes juge «plus doctes que les docteurs et prêcheurs de [son] temps » (l. 20-21).

q Alors que des lignes 1 à 23 Gargantua emploie des verbes lui permettantde marquer l’opposition entre passé et présent, il utilise, dans la deuxièmepartie du texte, des verbes servant à exprimer un ordre (« je t’engage », l. 24 ; « jeveux que », l. 28, 39, 42, 59 ; « il te faut », l. 65) et des verbes à l’impératif (« conti-nue », l. 37 ; « laisse-moi », l. 38 ; « relis », l. 48 ; «ne t’adonne pas », l. 68…). De tellestournures d’ordre, dans la mesure où elles visent à instruire Pantagruel de lameilleure éducation à suivre, donne à cette lettre une tonalité didactique :Gargantua joue le rôle de l’autorité et Pantagruel le rôle de celui qui doit luiobéir et en tirer les leçons.

s Alors que dans le Pantagruel Rabelais s’emploie à mêler les registres delangue, la lettre de Gargantua quant à elle est écrite du début à la fin dans unregistre soutenu. La longueur des phrases, la complexité de la syntaxe, lesréférences à la mythologie (« atelier de Minerve » l. 19), aux textes antiques(«Platon, […] Cicéron, […] Papinien », l. 16), à la Bible («manne céleste », l. 23 ;« le sage Salomon », l. 63), la tonalité parfois pathétique (« reviens vers moi afin queje te voie et que je te donne ma bénédiction avant de mourir », l. 74 à 75) donnent àcette lettre le ton sérieux d’un sermon, parfois comparable à ceux que leChrist adressait à ses disciples («méfie-toi des abus du monde. Ne t’adonne pas àdes choses vaines, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternelle-ment », l. 68 à 70) ou à ceux des Pères de l’Église (« science sans conscience n’estque ruine de l’âme », l. 64).

d Étant donné le contexte historique et culturel auquel cette lettre fait réfé-rence, il apparaît que Rabelais, sur le mode de la fiction, veut convaincre seslecteurs de la nécessité, des avantages et des acquis de la renaissance de la cul-ture que connaît le XVIe siècle.Ainsi, la lettre de Gargantua vise, grâce auxexemples qu’elle invoque, à défendre une idée, sinon un idéal : l’idéal huma-niste selon lequel l’éducation parfaite est celle qui parvient à conjuguersavoir encyclopédique, sagesse et piété.

f Dans cette lettre, Gargantua prend à l’attention de son fils plusieurs rôles :– le rôle de père : à deux reprises, Gargantua s’adresse à Pantagruel en l’appe-lant « mon fils ». À ce titre, Gargantua lui rappelle et lui transmet son expé-

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rience (« je n’ai pas eu autant et d’aussi bons précepteurs que toi », l. 7). À ce titreencore, il donne à son fils deux raisons de lui obéir : d’une part, l’époque n’ajamais été aussi favorable à l’étude. D’autre part, Gargantua ne veut pas mou-rir avant d’avoir vu son fils acquérir « tout le savoir » (l. 74) ;– le rôle de pédagogue : Gargantua ordonne à son fils de suivre son program-me d’éducation dont il lui donne sur un ton didactique le moindre détail ;– le rôle de directeur de conscience et de prêcheur : Gargantua sermonneson fils sur l’obéissance qu’il doit à Dieu et l’amour qu’il doit à ses prochains.

g La connaissance est subordonnée à la morale qui elle-même est subordon-née à la volonté de Dieu. Autrement dit, il ne suffit pas d’être savant pourêtre sage puisque « la sagesse n’entre pas dans une âme méchante » (l. 63).AimerDieu et son prochain est la condition pour que la science ne ruine pas l’âme.

h Les humanistes, d’Érasme à Montaigne, accordent plus d’importance à lasagesse qu’au savoir, comme l’illustre la figure de Socrate. L’éducation doitainsi, selon Érasme, permettre à chacun de «devenir homme», c’est-à-dire dedévelopper ses capacités intellectuelles et morales. De plus, selon lui, la foijoue un rôle primordial, à condition qu’elle se réfère directement aux Écri-tures saintes, comme Gargantua l’exige de son fils.

j Si l’on s’en tient au portrait qui nous est fait de Gargantua dans le cha-pitre 3, il peut paraître surprenant de voir ce dernier se faire le porte-voixdu renouveau de la culture et de la sagesse humaniste. En effet, dans le cha-pitre 3, le discours de Gargantua pris entre les larmes et les rires, empreintde formules rhétoriques et de sophismes, semble incarner le contraire del’idéal humaniste tel qu’il se profile dans le chapitre 8.

k Les énumérations (« le grec […], le latin, puis l’hébreu […], le chaldéen etl’arabe », l. 28-30 ; «qu’il n’y ait mer, rivière, ni source dont tu ne connaisses les pois-sons », l. 43-44 ; « les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmu-distes et les cabalistes », l. 48-49), la répétition de « tous »/« toutes » exprimant unetotalité sans reste (« de l’astronomie apprends toutes les règles », l. 37 ; « tous lesoiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes, buissons des forêts, toutes les herbes de la terre,tous les métaux […], les pierreries de toutes les contrées […] », l. 43 à 47), ainsi quela variété des domaines d’étude (géométrie, musique, droit civil, médecine…)témoignent de la dimension encyclopédique du savoir que Pantagruel, auterme de sa formation, devrait acquérir. Plus qu’encyclopédique d’ailleurs ceprogramme d’études doit amener à un savoir universel et total : rien ne sembledevoir lui échapper, lui rester inconnu. Si bien que l’ambition d’un tel pro-

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gramme paraît démesurée, idéaliste, irréalisable et ce, malgré des conditionsplus favorables qu’elles ne l’étaient du temps de Gargantua.

l À vouloir tout connaître, les sophistes, comme le pense, à la suite de Socrate,Rabelais, n’ont que l’apparence du savoir : grâce à la technique sophistique, ilssont en effet capables d’argumenter sur n’importe quel sujet, de convaincre dupour comme du contre. Les sophistes sont reconnus pour leur talent d’orateur :se produisant en public, ils se livrent à des joutes oratoires dont la victoirerevient davantage à celui qui produit un beau discours qu’à celui qui s’efforcede dire la vérité. Or, des lignes 58 à 61, Gargantua exige de son fils qu’il soitcapable de mesurer sa connaissance en public et « sur tous les sujets», de s’exercerà ce qui ressemble à se méprendre à l’art de la sophistique.

m L’utopie, étymologiquement, signifie l’absence de lieu, ce qui n’a pas de lieupour être. Dès lors, si le programme d’éducation proposé par Gargantua paraîtirréalisable, c’est peut-être parce qu’il provient et procède d’une « utopie ».D’ailleurs, dans la suite du Pantagruel, il ne sera plus fait allusion à un tel pro-gramme.En outre, ce dernier semble tellement démesuré, tellement infaisable etutopique, qu’il conviendrait davantage, pour nous lecteurs, d’y voir avant tout lafaçon dont Rabelais, par ses allusions, parle de son temps : sous couvert d’unprogramme pédagogique manifestement trop ambitieux, cet extrait montrecomment et à quel point Rabelais s’est engagé dans la voie des humanistes.

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 201 à 206)

Examen des textes

a Quel que soit le lieu où Gargantua se trouve, à l’intérieur du logis, dans les« lieux secrets » (l. 9) ou autour de la table du souper, comme à l’extérieur (« ilssortaient, en discutant toujours du sujet de la lecture », l. 15 ; « ils allaient à l’endroit leplus découvert du logis pour regarder l’aspect du ciel », l. 31-32), tout l’espace estorganisé et rythmé en fonction du programme d’éducation que Ponocratèsimpose à Gargantua de façon que ce dernier « ne [perde] pas une heure de lajournée » (l. 5-6).

z Pour changer le mode de vie de son élève, Ponocratès se donne pourpriorité de rythmer son emploi du temps. La répétition des indices temporels(«quand », l. 1, 11 ; «puis », l. 5, 9, 27, 35 ; « ensuite », l. 14) a ici pour fonction descander l’emploi du temps de Gargantua : les activités s’enchaînent les unesaux autres directement, sans temps mort, sans pause.

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e Les marques du point de vue sont :– l’utilisation de la première personne du singulier ;– dans le texte de Montaigne, l’emploi de verbes servant à exprimer lavolonté, les préférences et les jugements de l’auteur (« ayant […] envie », l. 3-4 ;« je veux » ou « je voudrais », l. 5, 8, 12, 15, 16) ; de l’adverbe « personnellement »(l. 4) dans le texte de Rousseau, l’emploi des verbes d’action (« je luiapprends », l. 2 ; « je lui montre », l. 3) ;– l’emploi de termes ou expressions péjoratifs (dans le texte de Montaigne :« criailler », l. 10 ; « gâtons », l. 20 ; « c’est témoigner de sa crudité et de notre indigestionque de recracher la viande comme on l’a avalée », l. 30-31) et mélioratifs («un habilehomme », l. 4 ; « la tête bien faite », l. 6 ; « il est bon », l. 18 ; « âme élevée, et bien forte »,l. 22 ; dans le texte de Rousseau : « esprit universel », l. 11 ; « esprit ouvert, intelli-gent […] », l. 12 ; « laborieux, tempérant, patient, ferme […] », l. 21) ;– la formulation par le narrateur de principes ou de préceptes généraux(dans le texte de Montaigne : « savoir choisir et s’y conduire avec une bonne mesure,c’est une des tâches les plus ardues que je connaisse », l. 20-22 ; dans le texte deRousseau : « car, pour ne rien donner à l’opinion, il ne faut rien donner à l’autorité ; etla plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de nous que des autres », l. 6-7).

r Tout au long du texte, Montaigne met à l’épreuve, en les comparant, deuxconceptions de l’éducation : pendant que l’une vise à former un « hommesavant », l’autre vise à faire d’un enfant « un habile homme » (l. 4) ; alors quel’une requiert un précepteur qui soit un homme de science, l’autre requiertun précepteur qui s’illustre par « la valeur morale et l’intelligence » (l. 7) ; alorsque l’une donne au discours du précepteur un rôle fondamental, l’autre favo-rise le dialogue entre lui et l’élève et exige de lui de « s’adapter » (l. 19) auniveau de ce dernier. La première éducation, la plus traditionnelle, est criti-quée par Montaigne non sur un plan théorique mais pratique : il déplore lesrésultats de celle-ci (« ils en rencontrent à peine deux ou trois qui produisent unjuste fruit de leur enseignement », l. 28-29), ainsi que ses méthodes (l’élève secontente de « recracher » ce qu’on lui a fait avaler, l. 30).

t Dans cet extrait, l’auteur enchaîne les passages de description dans les-quels, à la troisième personne du singulier, il dresse le portrait d’Émile et lespassages de discours dans lesquels le narrateur exprime, à la première per-sonne du singulier, son point de vue. La thèse du narrateur est exprimée dansles premières lignes de l’extrait : « je lui montre la route de la science », mais sansl’accabler de connaissances. Le portrait qu’il fait d’Émile ne sert ici qu’à illus-trer, confirmer par un exemple, cette thèse.

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y Dans cet extrait, Montaigne traite de l’éducation en s’interrogeant sur lanature et le rôle du répétiteur. À ce titre, il oppose deux conceptions diver-gentes, deux thèses contradictoires en s’efforçant d’argumenter, au moyend’exemples, en faveur de la sienne. Il s’attache à montrer, et tous les exemplesqu’il prend tendent à le prouver, que l’objectif et la méthode qu’il défendsont les meilleurs au sens où ils prennent en compte en s’y adaptant le pointde vue et le niveau de l’élève.

Travaux d’écriture

Question préliminaireMis à part le texte du Gargantua, où l’intention de l’auteur n’est pas d’argu-menter en faveur de telle ou telle conception de la pédagogie mais de présen-ter la façon dont un précepteur impose à son élève une discipline et uneméthode, les textes du corpus proposent une conception de l’éducation endéfinissant ses objectifs et les valeurs qu’elle se doit d’enseigner. Dans le cha-pitre 8 du Pantagruel, le programme d’éducation proposé par Gargantua vise àformer un homme au savoir encyclopédique dont la sagesse et les valeursmorales consistent à aimer Dieu et son prochain. Le texte de Montaigne etcelui de Rousseau s’accordent en revanche pour distinguer «homme savant »,« instruit », érudit dirions-nous aujourd’hui, et « homme habile », « instruisable ».Selon eux, l’éducation n’a pas pour objectif premier d’inculquer des connais-sances mais d’inciter l’élève à user de sa propre raison, aussi ignorante soit-elle,à participer le plus librement possible, par le dialogue notamment ou, commele dit Montaigne, en « lui faisant tester les choses, les lui faisant choisir » (l. 13-14), àsa propre formation.Toutefois, Rousseau insiste sur le fait que ni la morale nila foi en Dieu ne constituent les premiers enjeux de l’éducation (« il ne sait[…] ni ce que c’est que métaphysique et morale », l. 18) ; en revanche, l’amour de lavérité, et non sa possession, occupe à ses yeux un rôle prioritaire.

Commentaire

Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :

1. Un idéal d’éducation

A. La dénonciation d’un certain modèle d’éducation– Montaigne dénonce tout un système d’éducation abrutissant en ce sensqu’il encourage la passivité de l’enfant, comme l’illustre la comparaisonemployée par Montaigne : « comme on verserait dans un entonnoir ».

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– Montaigne critique des méthodes fondées sur la répétition mécanique etsans vie du savoir (« redire ce qu’on nous a dit »).

B. Des méthodes pédagogiques novatrices– Le pédagogue doit laisser l’élève s’exprimer (« quelquefois lui laissant ouvrir[le chemin] ») ; il ne doit pas encombrer l’élève de sa personnalité et de sonsavoir.– Le pédagogue doit savoir s’adapter au niveau de l’élève (« son allure », « saforce ») ; Montaigne critique l’uniformité et la notion même de modèle enmatière pédagogique (« avec les mêmes cours et avec une mesure uniforme dans leurconduite »).– Il s’agit d’enseigner une activité par la pratique (« lui faisant tester les choses »)et non par des discours théoriques et magistraux.

C. L’épanouissement d’une personnalité– Ce programme pédagogique est novateur en ce qu’il s’efforce de dévelop-per l’esprit critique et l’autonomie de l’élève ; il encourage ce dernier à userde sa liberté, puisque c’est celle-ci qu’il s’agit finalement d’éduquer.– Une telle conception de l’éducation témoigne de l’influence des huma-nistes de la Renaissance selon lesquels l’éducation doit avoir pour objectif dedévelopper, de faire progresser les capacités intellectuelles et morales del’élève.

2. Une écriture, miroir d’un programme pédagogique

A. L’implication de l’auteur– On peut évoquer l’alternance de la première personne du singulier et de lapremière personne du pluriel qui traduit la volonté de Montaigne de se rap-procher de son lecteur.– Cette implication de l’auteur se caractérise aussi par la présence desmarques de jugement (« il est bon ») tout au long de l’extrait et par l’expres-sion de la volonté (« je voudrais », « je ne veux pas », « je veux ») ; on peut citeraussi l’usage du subjonctif à valeur injonctive (« qu’il ne lui demande pas »,« qu’il juge », « qu’il lui fasse tout passer ») ou encore l’utilisation des locutionssuivantes : « il n’y a pas à s’étonner que », « c’est témoigner de ».– On citera enfin l’opposition entre un lexique appréciatif (« âme élevée, et bienforte ») et un lexique dépréciatif (« criailler », «nous gâtons tout »).

B. Le souci de l’image concrète– Cet apprentissage du savoir par la pratique se vérifie dans le style deMontaigne qui veut illustrer son exposé didactique de la façon la plus

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concrète possible ; l’image de l’« entonnoir » évoque l’éducation par lacontrainte ; cette image s’oppose à l’image du cheval qui trotte librement(«qu’il le fasse trotter devant lui »).– La métaphore digestive exprime le besoin de faire assimiler la connaissancepar l’élève, et non de la lui faire régurgiter (« recracher la viande comme on l’aavalée »).

C. L’influence humaniste– La culture humaniste de Montaigne se vérifie ici à travers la présence dessentences et maximes empruntées aux auteurs grecs et latins : « plutôt envied’en tirer un habile homme qu’un homme savant » ; «plutôt la tête bien faite que bienpleine » ; «davantage la valeur morale et l’intelligence que la science » (cf. la lettre deGargantua à son fils : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »).

Dissertation

On peut proposer le plan suivant :

1. La démonstration et la preuve sont des notions qui sont étrangères àla création littéraire

A. Il n’y a pas, en littérature, de critères de vérité, à l’aune desquels on pourrait jugerd’une œuvre littéraire– Les dangers de l’académisme : beaucoup d’œuvres que la postérité a recon-nues comme des chefs-d’œuvre ont été en leur temps dénoncées parcequ’elles ne répondaient pas aux critères esthétiques et moraux d’uneépoque : cf. la querelle sur la vraisemblance à propos du Cid.– Les auteurs qui se sont montrés les plus soucieux de respecter des règles debeauté ou de vérité ont le plus souvent produit des œuvres creuses, dominéespar un souci formel ; cf. l’école parnassienne et ses impasses.– La notion d’école souligne les limites de l’imitation de règles imposées parun maître : le chef-d’œuvre échappe par nature à la notion d’école ; cf. l’œuvrede Baudelaire, qui échappe à la classification des grands courants littéraires deson époque, comme le romantisme ou le symbolisme ; ou le Pantagruel quin’appartient à aucun genre.

B. L’application des méthodes scientifiques à la création littéraire conduit à desimpasses– Les limites de l’expérimentation : on peut citer l’exemple de Zola qui sou-haitait appliquer au roman naturaliste les méthodes de Claude Bernard ; cen’est pas cet aspect de son œuvre qui perdure aujourd’hui ; il apparaît au

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contraire absurde de prétendre faire d’un roman le lieu d’une expériencescientifique.– L’observation scientifique d’un milieu telle que la souhaitaient les roman-ciers réalistes nous semble aujourd’hui génératrice de lourdeurs qui encom-brent leurs œuvres plus qu’elles ne l’enrichissent ; cf. les longs développe-ments de Balzac sur l’histoire de l’imprimerie.– L’application des méthodes scientifiques à la critique littéraire si, commedans le cas de la critique structuraliste ou génétique, elle a pu se révéler fer-tile, a néanmoins conduit à un dogmatisme qui tend à enfermer l’œuvre lit-téraire dans un carcan, et à en imposer une lecture appauvrissante.

C. La littérature, quand elle prétend faire de la démonstration un enjeu essentiel,s’écarte de ce qui constitue sa raison d’être– Les réflexions de Montaigne sur l’éducation appartiennent à la littérature,non pas tant à cause des idées défendues par Montaigne que par la manièreparticulière qu’a son auteur de nous rapporter ses réflexions.– L’exemple du « J’accuse » de Zola prouve que lorsqu’un écrivain se fait pro-cureur et se concentre sur la seule démonstration de l’innocence d’unhomme, il ne fait pas de la littérature ; au sens où l’entend ce mathématicien,le « J’accuse » prouve sûrement quelque chose, mais sort du domaine de la lit-térature.

2. Si la littérature n’est pas tout entière tournée vers la preuve, la créa-tion littéraire ne peut cependant se passer de règles, mises au service dusens qu’elle prétend contenir

A. La nécessaire soumission à des genres– La création littéraire peut difficilement échapper à la classification desgenres et à la nécessité de respecter des règles ; la tentative des nouveauxromanciers de remettre en question les règles du genre romanesque sembleavoir abouti à une impasse.– Les règles imposées par un genre littéraire constituent un moteur de créa-tion : on songe à la phrase de Valéry évoquant les « gênes exquises » imposéespar le sonnet.– La notion de genre est elle-même inséparable de la production d’un sens,comme l’écrit Jean Rousset dans Forme et Signification ; le genre littérairechoisi par Rabelais est lui-même porteur de cette libération voulue par sonauteur ; la libération des esprits à l’égard des préjugés de toutes sortes va depair avec l’affranchissement des codes littéraires d’une époque.

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B. À ces contraintes externes s’ajoute la nécessité d’une cohérence interne– Le travail de Flaubert sur la temporalité romanesque : l’alternance des par-ties narratives et descriptives dans ses romans est soigneusement agencéepour illustrer cette conception d’un temps qui glisse sur des personnagesimpuissants à maîtriser leurs destins ; on retrouve l’idée que tout doit s’en-chaîner selon une logique implacable, de façon nécessaire.– Cet enchaînement d’actions sous l’angle de la nécessité se retrouve authéâtre : les entrées et sorties des personnages sur une scène produisent dusens ; il n’y a pas de présence gratuite au théâtre ; une tragédie comme ŒdipeRoi est la parfaite illustration de cette «machine infernale », tout entière ten-due vers un but ultime, et qui constitue le propre de la tragédie.– On peut évoquer le travail sur le rythme et les sonorités dans la formeclose du poème ; Paul Valéry comparait le travail poétique à celui d’un archi-tecte, dans ce qu’il réclame d’art de l’harmonie, de la correspondance entreles rythmes et les sons du poème.

C. La création littéraire amène donc l’auteur à se confronter à des règles et descontraintes qui sont mises au service d’un sens– L’œuvre littéraire ne peut sans difficultés laisser de côté la question du sens :un romancier ne peut surgir tout d’un coup dans son roman, sans modifiercomplètement la compréhension qu’en a le lecteur ; Flaubert expliquait quele bon romancier était celui qui affectait de paraître absent dans son œuvre.– L’œuvre littéraire doit convaincre de la sincérité et de la justesse d’uneparole ; les personnages du mélodrame du XIXe siècle nous apparaissentaujourd’hui dépourvus de toute humanité en ce que leur parole sembleexcessive et stéréotypée ; faute d’avoir pu convaincre, les auteurs de mélo-drame n’ont touché qu’un public contemporain, sensible plus que nous lesommes, aux traîtrises et aux coups de théâtre.– L’écrivain doit donc prendre en compte la réception de son œuvre, et danscette perspective, son œuvre se doit d’être convaincante ; cette exigence passepar le respect d’un certain nombre de contraintes.Toutefois cette exigencede méthode ne doit pas pour autant amener à assigner un but essentiel àl’œuvre littéraire, à savoir celui de convaincre.

3. L’œuvre littéraire n’a d’autre but qu’elle-même, et par conséquent cerespect des règles et des contraintes est secondaire par rapport à ce quiconstitue l’essence de la littérature

A. La réception d’une œuvre s’inscrit dans l’intimité d’une relation auteur-lecteur ; cette singularité de lecture fait que telle œuvre pourra s’avérer

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convaincante pour certains et non pour d’autres ; il n’y a pas, comme enscience, de vérité de la littérature qui s’imposerait de la même manière àchacun.

B. De cette relation auteur-lecteur découle l’idée que, comme l’affirmaitValéry, il n’y a pas de « vrai sens d’un texte » ; l’auteur a écrit ce qu’il a écrit, et iln’est pas certain qu’il soit meilleur juge qu’un autre du sens à donner à sonœuvre.

C. Le plaisir du texte (qu’il s’agisse du plaisir lié à son écriture ou à celui desa lecture) constituerait l’essence d’une littérature qui n’a rien à prouver ni àdémontrer.

Écriture d’invention

Dans l’exercice proposé, il est demandé à l’élève de savoir ce qu’est un texteargumentatif et d’en reproduire les caractéristiques (formulation d’une thèse,d’exemples, de raisonnements, d’objections…).

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C H A P I T R E 3 2 (pp. 232 à 237)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DU CHAPITRE (pp. 238 à 243)

a Les passages descriptifs insérés dans la narration concernent les extraitsdans lesquels le narrateur, au fur et à mesure de ses péripéties, décrit l’universbuccal de Pantagruel (l. 22 à 29 et l. 54 à 60).

z Le narrateur décrit l’espace dans lequel il évolue, à savoir la bouche dePantagruel. Pour cela, il utilise des verbes relatifs à la perception («Que vis-jelà ? », l. 24 ; « j’y vis », l. 26), un vocabulaire concret lui permettant d’établir descomparaisons (« comme l’on fait à Sainte-Sophie, à Constantinople », l. 26 ; « desrochers grands comme les monts des Danois », l. 26-27).

e Pour exprimer son étonnement, le narrateur emploie une formule inter-rogative dans laquelle il invoque la divinité : « ô dieux et déesses, que vis-je là ? »,(l. 24). Pour légitimer la véracité de ses propos tout en soulignant l’aspectétonnant de ce qu’il voit, il a également recours à une allégation de vérité :«Que Jupiter m’abatte de sa triple foudre si je mens » (l. 25). Son émerveillementse manifeste dans les comparaisons qu’il établit et dans lesquelles figurent demultiples hyperboles : « j’y cheminais comme l’on fait à Sainte-Sophie, àConstantinople » (l. 25-26) ; «des rochers grands comme […] » (l. 27) ; «d’imposanteset grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers » (l. 28-29) ; « les plus beauxlieux du monde » (l. 56). Le vocabulaire qu’il utilise est mélioratif et s’exprimeen une longue énumération (l. 56 à 58) : «de beaux et grands jeux de paume, debelles galeries, de belles prairies […] champs pleins de délices ».

r Le narrateur,Alcofribas Nasier, révèle soudainement sa présence par l’em-ploi de la première personne du singulier à partir de la ligne 22.

t La plupart des verbes utilisés par le narrateur à la première personne dusingulier sont des verbes d’action et de mouvement (« cheminai », l. 22 et 25 ;«passai », l. 54 ; «montai », l. 55 ; « redescendis », l. 61, etc.).Autrement dit, le narra-teur n’est plus un simple observateur quant à l’action de son récit mais il enest un des acteurs et des participants.

y Dans la mesure où elle est exprimée à la première personne du singulier etoù le narrateur devient lui-même un personnage de la narration, la descrip-tion que ce dernier fait de l’espace dans lequel il évolue et surtout l’expressionde son étonnement et de son émerveillement témoignent de la subjectivité deson point de vue.

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u Les comparatifs : « j’y cheminais comme l’on fait à Sainte-Sophie, à Constantinople»,l. 25-26; «des rochers grands comme les monts des Danois», l. 26-27; «non moins grandesque Lyon ou Poitiers», l. 28-29.Les superlatifs : « les plus beaux lieux du monde », l. 56 ; « je ne menai jamaismeilleure vie qu’alors », l. 59-60.Les hyperboles : «de grands prés, d’imposantes et grosses villes », l. 28 ; «de beaux etgrands jeux de paume […] force vigne et une infinité de villas à l’italienne dans leschamps pleins de délices », l. 56 à 58.Ici, de tels procédés stylistiques visent à souligner l’étonnement et l’émer-veillement du narrateur et à exagérer les dimensions et la beauté du paysagequ’il décrit.

i Dans cet extrait, les trois registres de langue sont présents : le langage sou-tenu (« Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Que Jupiter m’abatte de sa triplefoudre si je mens », l. 24-25) ; le langage courant qui s’exprime dans le dialogueentre le narrateur et le planteur de choux (l. 33 à 46) ; le langage familier ouvulgaire («– Oui, mais dit-il, où chiais-tu ? – Dans votre gorge […] », l. 85-86).Le jeu sur l’opposition des registres de langue, dans lequel les invocations à ladivinité se joignent à des précisions scatologiques, dans lequel la descriptionémerveillée d’un monde extraordinaire est illustrée par une conversationordinaire avec un planteur de choux, donne à cet extrait une tonalitécomique.

o Les indices spatio-temporels que nous donne le narrateur tendent à infor-mer le lecteur de la démesure du monde qu’il traverse : la moitié de la languede Pantagruel mesure « bien deux lieues » (l. 23), et sa bouche contient unemultitude de villes. Le narrateur fait sur une dent un séjour de «quatre mois »(l. 59).Pourtant, à la différence des histoires traditionnelles de géants dans lesquellesla démesure de ces derniers est donnée d’un point de vue extérieur et à dis-tance, les dimensions du corps de Pantagruel nous sont données ici de l’inté-rieur de sa bouche qui devient elle-même l’espace du récit.Autrement dit, ladisproportion ne concerne pas ici les rapports entre un géant et le monde àéchelle humaine dans lequel il agit, mais les rapports entre un narrateur àtaille humaine et le monde dans lequel ce dernier évolue.

q Pour décrire les dents de Pantagruel comparables à des rochers « grandscomme les monts des Danois » (l. 27), le narrateur fait intervenir des élémentsfantaisistes : en effet, les monts des Danois n’existent pas ! De plus, pour expli-

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quer la raison de la présence de pigeons dans la bouche du géant (l. 53), lenarrateur se lance dans une explication visant à déterminer un lien logique làoù celui-ci semble absent : « je pensai alors que, quand Pantagruel bâillait, lespigeons entraient à toute volée dans sa gorge, croyant que c’était un colombier ».Caractérisant la façon étrange dont le narrateur s’interroge et interprète lemonde qu’il voit, de tels procédés, qui visent un effet comique, relèvent del’absurde.

s Le champ lexical relatif au corps est omniprésent dans le texte, dans lamesure où c’est la bouche de Pantagruel qui tient ici lieu d’espace du récit.Mais, mis à part les termes servant à décrire cette bouche (langue, dent,gorge…), nous trouvons à de multiples occasions une référence au corps et àses fonctions naturelles : la ville vers laquelle se dirige le narrateur se nomme«Aspharage », signifiant « arrière-gorge » ; «bâillait » (l. 52) ; « car l’on loue les gensà la journée pour dormir » et « ceux qui ronflent bien fort gagnent » davantage (l. 66-68) ; « que buvais-tu ? » (l. 82) ; « les plus friands morceaux » (l. 83) ; « où chiais-tu ? »(l. 85).De telles références au corps et au « bas corporel » permettent au narrateurd’introduire là où le lecteur s’attend à découvrir un monde extraordinaire laréalité ordinaire et triviale, celle dont la présence au sein d’un texte littérairepeut être jugée de mauvais goût. L’effet comique qui en ressort est pour cetteraison qualifié de grotesque.

d Il semblerait que pour Rabelais le voyage le plus extraordinaire et le plussurprenant consiste en un voyage à l’intérieur du corps humain, pourtantconsidéré comme le plus ordinaire. Plutôt que de mettre le narrateur face àun univers fantastique méritant le titre de « nouveau monde », Rabelaisdonne aux lecteurs l’occasion de découvrir le corps du géant. Ce dernierd’ailleurs, lorsqu’il aperçoit le narrateur sortir de sa bouche, s’empresse del’interroger sur son régime alimentaire.Il n’est pas inutile ici de rappeler que Rabelais fut médecin et que, à ce titre,il considérait que la connaissance et l’exploration du corps humain méri-taient autant d’attention et de soin que la connaissance de l’âme. On retrouveégalement chez les peintres italiens de la Renaissance cet effort visant à reva-loriser le corps humain. L’anatomie devient alors objet de science et decontemplation.

f Le narrateur, pour marquer son étonnement, invoque autant les dieux dela mythologie grecque et du panthéisme (« ô dieux et déesses », « Que Jupiter

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m’abatte […] », l. 24-25) que le Dieu des chrétiens (« Jésus ! dis-je », l. 39). Detelles invocations sont traditionnellement présentes dans les genres nobles telsque la tragédie ou l’épopée mais aussi, lorsqu’elles sont faites à des finscomiques, dans le genre burlesque.

g La présence et le discours du planteur de choux dont le langage relève duregistre courant, quotidien, nous surprennent non pas en raison de leurcaractère extraordinaire comme l’on pourrait s’y attendre mais précisémenten raison de leur caractère ordinaire. Le monde que contient la bouche dePantagruel n’est ni nouveau, ni fantastique : la banalité des propos du plan-teur de choux, l’évidence de ses réponses face aux interrogations du narra-teur ébahi (« tout le monde ne peut pas avoir un poil dans la main […] », l. 35-36)relativise la nouveauté que ce dernier prête au monde qu’il découvre. À cetégard, lorsque Alcofribas Nasier lui demande s’il y a ici un nouveau monde,le planteur de choux lui répond : « il n’est pas nouveau ; mais l’on dit bien que,hors d’ici, il y a une nouvelle terre où ils ont soleil et lune […] mais celui-ci est plusancien » (l. 40 à 43). Aussi, le discours du planteur de choux permet-il decomprendre que chacun pense que le monde dans lequel il vit est l’ancien etque celui qu’il découvre est le nouveau.

h Les péripéties du narrateur font directement écho aux récits des explora-teurs qui, au XVIe siècle, partaient à la découverte d’un soi-disant nouveaumonde. Le fait qu’Alcofribas Nasier ne découvre rien de nouveau mais setrouve face à la réalité la plus ordinaire, le fait que, tel un explorateur, ilcontinue de s’en étonner et de s’en émerveiller, le fait, enfin, que ses péripé-ties (se faire voler son bien, gagner de l’argent, l. 61 à 74) n’aient rien quipuisse être qualifié d’extraordinaire et d’héroïque, créent un effet comiquequi laisse à penser que, dans ce texte, Rabelais a voulu parodier les aventuresdes plus fameux explorateurs et critiquer leur croyance préjugeant de l’exis-tence de nouveaux mondes.

j Ni l’étonnement du narrateur, ni la nouveauté du monde qu’il décrit nesont à prendre au sérieux. À la différence du conte traditionnel qui joue surle ressort du fantastique, Rabelais s’emploie à inverser les genres et lesregistres et, par là, à surprendre le lecteur là où celui-ci ne s’y attend pas.Aulieu d’affronter des monstres légendaires et de donner lieu à une véritableépopée fantastique, les aventures du narrateur se réduisent « à dormir » pourgagner de l’argent (l. 66). Dans la mesure où il parodie un genre sérieux, où ilrabaisse une situation extraordinaire (voyager à l’intérieur de la bouche du

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géant) à des situations ordinaires et familières, cet extrait préfigure ce qui, auXVIIe siècle, constituera le genre burlesque.

k Lorsqu’un narrateur s’étonne lui-même de ce qu’il aperçoit, comme lefait Alcofribas Nasier, il laisse croire aux lecteurs que le monde qu’il leur pré-sente n’est pas de son invention, ne sort pas de son imagination. Lorsque, parexemple dans cet extrait, le narrateur dit : « que vis-je là ? » (l. 24), il donnel’impression, alors que c’est le rôle d’un narrateur que de nous raconter unehistoire, de découvrir celle-ci en même temps qu’il la vit, de façon apparem-ment imprévue, comme si la réalité décrite existait indépendamment de lui.De tels procédés invitent donc le lecteur à ne pas mettre en doute la bonnefoi du narrateur.

l En faisant son récit aux temps du passé, en nous racontant ce que lui-même a vécu, les propos du narrateur s’apparentent à un témoignage. Ceciest renforcé par la façon dont le narrateur rapporte le discours du planteur dechoux. En effet, il ne se contente pas de raconter sur un mode indirect ceque ce dernier lui a dit mais il retranscrit ses propos sur un mode direct. Bienplus, alors que le récit est au passé, le narrateur prend le parti de reproduire,au présent donc, son dialogue entier avec le planteur de choux ainsi quecelui, en fin d’extrait, avec Pantagruel.Ainsi, l’intention du narrateur est bienici de rendre présente aux lecteurs une histoire vécue et passée.

m Le point de vue du narrateur n’est pas externe au récit puisqu’il en est icile personnage principal dans la mesure où il raconte une histoire qui lui estdirectement arrivée. Les procédés qu’il utilise (expression de son étonne-ment, dialogue rapporté sur un mode direct) visent à rappeler que le narra-teur a effectivement vécu ce qu’il raconte et ont ceci de commun qu’ilsrendent manifeste l’intention qu’a ce dernier de nous persuader qu’il nement pas («Que Jupiter m’abatte […] si je mens », l. 24-25) et, par là, de créerl’illusion romanesque.

w Lorsque le narrateur, pour prouver aux lecteurs sa bonne foi et la vérité deson récit, prend pour témoin Jupiter («Que Jupiter m’abatte de sa triple foudre sije mens », l. 24-25), le moins que l’on puisse dire est qu’il ne prend pas beau-coup de risques ! Il est en effet peu probable qu’en cas de mensonge Alco-fribas Nasier sera puni par Jupiter. Aussi, cette allégation de vérité doit iciêtre comprise en un sens ironique et provoquer chez le lecteur un effetcomique.

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x L’ironie du narrateur par rapport à son discours ne se manifeste pas seule-ment dans son allégation de vérité mais aussi dans la façon dont il commu-nique son étonnement. L’emploi d’une phrase interrogative («que vis-je là ? »)et l’hyperbole « tout ébahi » (l. 31) exagèrent d’autant plus cet étonnement quela réalité décrite est banale, ordinaire (des rochers, des prés, des villes et unplanteur de choux). De tels procédés marquent l’intention du narrateur decréer un décalage entre une réalité et la façon dont il l’interprète et nous laprésente.

c Si le rôle du narrateur consiste par définition à nous raconter une histoire,à nous faire croire à celle-ci en créant l’illusion romanesque, il est possible devoir dans la façon dont Alcofribas Nasier nous relate ses aventures une inten-tion comique visant à parodier et à caricaturer la fonction du narrateur.Aulieu de faire provisoirement oublier aux lecteurs que l’histoire qu’il raconterelève de l’imagination de son auteur, de jouer son rôle sans montrer qu’il nes’agit que d’un jeu entre lui et les lecteurs,Alcofribas Nasier, à l’inverse, uti-lise, de façon caricaturale, les procédés qui permettent au narrateur de fairecroire à son récit, telles les allégations de vérité, l’alternance des passages des-criptifs et des passages de dialogues rapportés sur le mode direct. C’est ici queréapparaît la tonalité parodique de l’extrait : le narrateur s’amuse autant àparodier les traditionnels récits de voyage que la façon dont ils sont racontés.Dès lors, l’effet visé est moins de nous faire croire à des histoires que de rirede ceux qui, prenant leur jeu au sérieux, en racontent.

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 244 à 251)

Examen des textes

a Les deux documents illustrent le thème du gigantisme en jouant sur la dis-proportion qui existe entre une réalité humaine ordinaire (des individus àtable dans le document 1 et un bateau dans le document 2) et le corps dugéant. Ni la bouche de Pantagruel ni l’aspect physique de Micromégas necontiennent en tant que tels des éléments fantastiques. Les proportions sont,dans l’un et l’autre cas, respectées.Aussi, l’élément imaginaire et extraordi-naire ne tient-il qu’à une mise en rapport : dans les deux illustrations, lesdimensions du corps de Micromégas et de la bouche de Pantagruel neparaissent démesurées qu’au contact, respectivement, d’un bateau et d’unpélerin.

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z Comme dans le Candide, Voltaire joue sur le décalage entre les événe-ments du récit et la façon dont ils sont vécus et exprimés par le personnageou le narrateur (il confond par exemple, les «paroles sacramentales » et celles del’amour). Un tel décalage laisse place à l’ironie : «qui ne fut étranglé qu’un moisaprès » (l. 6), « c’était l’homme le plus pieux […] c’est vrai qu’il avait égorgé un de sesfrères […] » (l. 25-26), « J’avais vu tout ce qu’il y a de beau, de bon et d’admirablesur la terre » (l. 35).Tout au long de l’extrait, le narrateur a l’air de ne pass’étonner de ce qui lui arrive, comme si le fait d’être emprisonné, fouetté oumême empalé pour des raisons absurdes était chose normale. Si bien qu’aulieu d’être pathétique, comme l’on pourrait s’y attendre, la tonalité de cetexte est comique.

e Comme dans le Candide, le récit de Voltaire est l’occasion d’une critique,d’une satire. Le narrateur part explorer le monde, en quête d’un paradis ter-restre, pour découvrir finalement que l’injustice, l’intolérance n’ont pas defrontières et s’illustrent de façon tout aussi absurde et irrationnelle enEurope qu’aux quatre coins du globe. En tant que philosophe des Lumières,Voltaire, dénonçant les institutions religieuses et politiques, prône un retourà la raison sans la sagesse de laquelle ni la paix, ni la justice, ni la liberté nesont possibles.

r Dans cet extrait, les marques de la description sont : l’emploi de termesrelatifs à la perception (« deux fort grands animaux », l. 7 ; « discerner », l. 8 ; « jeconnus qu’ils avaient la taille, la figure et le visage », l. 8-9 ; « la plupart d’entre euxont douze coudées de longueur », l. 19) ; l’utilisation de l’imparfait de l’indicatif(« ils avaient la taille, la figure […] », l. 8 ; « ils élevaient des huées si furieuses », l. 11).Le narrateur s’exprime à la première personne du singulier et constitue lepersonnage de l’histoire qu’il raconte au passé. Son point de vue s’exprimedans l’emploi des verbes servant à exprimer son jugement (« je connus qu’ilsavaient […] », l. 8 ; « je croyais quasi être devenu monstre », l. 12 ; « je reconnus quec’étaient des hommes », l. 16-17), son étonnement (« Je restai bien surpris », l. 1 ; « jefus bien étonné », l. 15 et l. 32). Son point de vue s’exprime également dans lesdigressions où le narrateur fait part de ses souvenirs (« cette aventure me fit sou-venir de ce que jadis j’avais ouï conter à ma nourrice […] », l. 9-10) et de sesréflexions (« rêvant depuis sur ce sujet, j’ai songé que cette situation de corps n’étaitpoint trop extravagante […] », l. 22-23).

t Le traitement que les habitants de la Lune réservent au narrateur, jugeantque, ne leur ressemblant pas, il ne saurait être un homme mais un animal, res-

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semble en revanche au traitement que les hommes, les habitants de la Terre,réservent à ceux qui, selon eux, ne sont pas leurs égaux.Ainsi, le monde de laLune, loin d’être une utopie, offre le même spectacle que le nôtre commel’illustre la présence de « bourgeois », de « bateleur », d’« échevins ». La fiction est icil’occasion, comme dans les contes philosophiques de Voltaire, de critiquer parun effet de miroir la réalité.

y Le champ lexical relatif au pourrissement, à la décomposition, à l’étouffe-ment donne à l’atmosphère décrite un caractère morbide : « les rares énergiesqui échappaient au paludisme […] se consumaient » (l. 2-3) ; « beaucoup de colonsfinissaient par en crever sur place, empoisonnés d’eux-mêmes » (l. 4-5) ; « accaparée[…] par les moustiques en essaims » (l. 13) ; « les termites […], occupés qu’ils sontéternellement les immondes, à vous bouffer […] » (l. 17-18).La dimension orale du style de Céline se manifeste dans l’emploi de termeset de tournures familiers («de plus en plus vache », l. 2 ; « en crever sur place », l. 5 ;« Elles sont en ébullition les couleurs et les choses », l. 7-8 ; « Faut faire attention »,l. 10 ; « à vous bouffer », l. 18).

u Plutôt que de se réjouir et de s’étonner des éléments exotiques du pay-sage, le narrateur souligne son aspect sordide, comparable à «une petite métro-pole » (l. 23) telle que la Garenne-Bezons. La particularité de l’endroit tient àson atmosphère malsaine qui rend les choses aussi malades que les hommes(l. 11), et à la quantité de moustiques.Tout y semble condamné : Fort-Gionoest une ville où l’on « échoue » (l. 20) et où l’on « crève sur place » (l. 5). La seuleoccupation possible est, tant bien que mal, de s’efforcer d’y survivre.

Travaux d’écriture

Question préliminaire

Dans chacun des textes et des documents présentés, nous assistons, selon desprocédés différents, à la même inversion : là où l’on s’attend à découvrir unmonde – qu’il soit imaginaire ou réel – nouveau, merveilleux, exotique, lesauteurs nous présentent un monde comparable au nôtre et parfaitementordinaire. S’il permet de relativiser les points de vue, comme l’illustre, dans letexte de Rabelais, le dialogue entre le narrateur et le planteur de choux, untel retournement donne en plus l’occasion aux auteurs de s’appuyer sur lafiction pour critiquer la société des hommes : ainsi,Voltaire non seulementmontre de l’ironie envers ceux qui croient naïvement en l’existence d’unparadis terrestre mais dresse, de plus, un portrait satirique du tyran. De même,

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dans l’extrait de Cyrano de Bergerac, le narrateur découvre, mais à sesdépens, que le monde de la Lune n’est pas si nouveau qu’il l’espérait. Enfin,prenant à contre-pied le thème de l’exotisme, Céline nous montre l’enversdu décor : la colonisation des soi-disant nouveaux mondes conduit à lescontaminer des mêmes maux que ceux dont souffraient les anciens.

Commentaire

1. Des tropiques à la Garenne-Bezons : un voyage échoué en colonie

A. L’attention portée au minuscule, source de multiplicité– Le récit de voyage se compose ici de passages descriptifs (verbes à l’impar-fait, verbes de perceptions…), ponctués de passages où s’exprime le point devue du narrateur («difficile de regarder », « faut faire attention »).– L’attention portée au petit, au minuscule illustre la découverte d’une réalitéétrangère : « ébullitions », « tant de reflets divers », «petite boîte de sardines ».– Ce nouveau monde est celui de la multiplicité, un monde où les chosessurgissent et fourmillent de façon inquiétante (des moustiques «par billions »).

B. Le voyageur en péril– Les animaux personnifient le danger d’un voyage transformé en colonisa-tion : on relève les termes « accaparer », « écumoire » (qui ici peut revêtir ledouble sens de moustiquaire et de vieille écumoire), « scorpions », « termites »,« bouffer ».– Le danger s’exprime par un idiolecte argotique (« écumoire », « bouffer »), quiau sein de la belle langue, met en scène le danger ; la présence de différentsniveaux de langue est source de dramatisation, celle-ci étant accentuée par denombreuses figures d’insistance («de plus en plus vache », « rares énergies »…).– Le champ lexical de la décomposition, de la déliquescence : «paludisme », « seconsumaient », « ébullition » des choses et des couleurs…

C. La dénonciation du colon– Le colon est uniquement décrit d’après ses habitudes routinières, telles quel’apéritif.– Les larves, les termites, les moustiques ne sont que la métaphore des colons,occupés qu’ils sont à «bouffer » le pays (les colons sont directement comparésaux scorpions).– On peut évoquer ici l’ironie du narrateur, présente à travers certainesexpressions (« certains habitués ») ou encore dans l’anecdote qui concerne l’in-troduction de la glace aux colonies.

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2. Un genre de récit atypique

A. Efficacité d’un compte rendu– Les procédés présents dans l’extrait donnent à celui-ci un air de compterendu militaire. On remarquera la présence des asyndètes dans le premierparagraphe : des phrases courtes sans coordination, avec des formules imper-sonnelles qui effacent le « je » du témoin, de même que les verbes à l’infinitif :« il est difficile », « faut faire attention », « il n’y a pas »…– Le troisième paragraphe débute à la manière d’un roman du XIXe siècle parl’évocation de la ville de Fort-Giono ; mais, d’entrée de jeu, cette neutralitédescriptive apparente est minée par l’évocation des termites.

B. Psycho-géographie du récit de colon– Ce texte constitue une parodie des récits de voyage, des romans exotiques :l’exotisme attendu du paysage n’apparaît plus que comme un détail perdu aumilieu d’un univers on ne peut plus banal (« de banques, de bordels, de cafés[…]») ; il n’y a d’extraordinaire qu’un ordinaire poussé à l’extrême.– Cet extrait constitue également une parodie de l’épopée : l’« accident » n’esten fait qu’une simple boîte de sardines ; le terme « échoué » est employé sansque l’on sache parfaitement de quel naufrage il s’agit ; la perte des coloniess’explique étrangement par l’introduction de la glace ; résister aux assauts desinsectes «devient une œuvre authentique de préservation ».

C. Le comique et la satire– La variété des registres de langue, les figures d’exagération, les effets de dra-matisation, le ton parodique, l’absurde (expliquer la perte des colonies parl’introduction de la glace) sont des éléments constitutifs du comique.– L’extrait formule implicitement une critique féroce à l’encontre de la colo-nisation : elle consiste, selon l’auteur, à exporter ailleurs la même banalité,le même état d’ennui, la même misère qu’en métropole (Fort-Giono estcomparée à la Garenne-Bezons), comme le montre l’attitude du colonisateurdécrit dans ce texte. Les éléments exotiques (le climat, les insectes) servent aunarrateur à dramatiser un tel processus de banalisation.

Dissertation

Nous pourrons traiter le sujet de la façon suivante :

1. Le poète-conquérant

A. Le poète, chercheur d’inconnu– La phrase de Céline invite à mettre l’accent sur le parallèle entre le poète et

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l’explorateur : on pense à la phrase de Baudelaire à la fin des Fleurs du mal :« plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». L’écriture devient uneInvitation au voyage.– L’expérience de poètes comme Nerval ou Rimbaud peut constituer un bonexemple de ce travail de l’écrivain ; ils définissent l’un et l’autre le poètecomme un élu, celui qui a accès à un monde interdit au commun des mortels.

B. Une conception exigeante de l’écritureDès l’Antiquité, Platon définissait le poète comme «un enthousiaste », à tra-vers lequel parle une voix qui n’est pas celle de la raison ; de fait, la phrase deCéline assigne une mission à l’écrivain qui s’oppose à une littérature de cir-constance, voire à cette conception des auteurs réalistes pour lesquels l’écri-vain est d’abord un simple observateur des mœurs de la société.

C. L’écriture comme aventure intérieureLa phrase de Céline invite à mettre l’accent sur une individualité et sur letravail que fait l’écrivain sur lui-même ; on peut prendre l’exemple de laRecherche du temps perdu pour illustrer cette aventure intérieure qui conduitl’écrivain vers l’essence de sa vocation : le voyage imaginaire se fait dans letemps qui est celui du récit.

2. L’œuvre comme dialogue entre le monde et un créateur

A. La littérature de voyageOn peut citer les exemples de nombreux récits de voyage pour montrer àquel point la rencontre de l’étranger joue parfois un rôle essentiel dans lagenèse d’une œuvre ; depuis les voyages en Italie de Stendhal jusqu’auximpressions d’Orient de Nerval, on retrouve, sous une forme différente, cetteconfrontation avec l’inconnu dans leurs œuvres postérieures ; le voyage ima-ginaire de l’écrivain s’enrichit de cette confrontation au monde.

B. Les impasses de l’aventure intérieureL’exemple de l’aventure mallarméenne illustre assez bien de quelle façon unepoésie entièrement centrée sur une aventure intérieure finit par aboutir àune page blanche.

C. Les contraintes de la réceptionL’œuvre n’existe que dans la rencontre avec un lecteur, et tout écrivain doitgarder présent à l’esprit que ce lecteur se définit par des codes sociaux, par unlangage ; pour avoir accès au voyage imaginaire de l’écrivain, il doit néces-sairement retrouver dans l’œuvre une familiarité minimale avec sa propreexistence.

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3. Un voyage intérieur qui ne trouve son accomplissement que dans le livre

A. L’écriture comme tête-à-tête de l’écrivain avec le langageOn ne saurait aller à l’encontre de la définition de Céline ; l’œuvre estd’abord un voyage imaginaire ; mais elle n’est pas que cela ; elle doit trouversa matérialisation dans le langage ; l’écriture est aussi cette confrontation del’écrivain au problème du langage ; on peut citer le soin qu’apportait Flaubertà chaque phrase de ses romans qu’il soumettait à l’épreuve du «gueuloir ».

B. Les contraintes d’une formeLe voyage imaginaire et intérieur, lorsqu’il donne lieu à un récit littéraire,obéit aux contraintes des genres littéraires. Exemple : le voyage imaginairequi, chez Cyrano de Bergerac ou Voltaire, prend la forme du conte philoso-phique. De même, dans la littérature chevaleresque du Moyen Âge, les récitsde voyage suivent le schéma et les procédés de l’épopée.

C. L’œuvre tueL’œuvre tue consacre l’échec de l’écrivain ; en cela la définition de Céline estimparfaite : l’écrivain pour aller au bout de sa vocation doit rencontrer un lec-teur, et cela passe par les contraintes d’une écriture qui font précisément, pourreprendre le terme qu’utilise Céline, la force d’une œuvre littéraire. Exemple :le voyage d’Alcofribas Nasier dans la bouche de Pantagruel ne prend son sensque si l’on reste attentif à la tournure parodique du style rabelaisien.

Sujet d’invention

On attend de l’élève qu’il sache réutiliser les procédés spécifiques de la des-cription, qu’il s’agisse de décrire un paysage ou qu’il s’agisse de décrire unpersonnage, et les intégrer au sein d’un récit.

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B I B L I O G R A P H I EC O M P L É M E N T A I R E

– R.Antonioli, La Médecine dans la vie et l'œuvre de F. Rabelais, «Études rabe-laisiennes », XII, Éditons Droz, 1976.

– G. Defaux, Marot, Rabelais, Montaigne. L'écriture comme présence, Paris, 1987.

– L. Febvre, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais,Paris, 1942.

– E. Gilson, Rabelais franciscain, Paris, 1924.

– A. Lefranc, Rabelais, Paris, 1953.

– À signaler, la revue «Études rabelaisiennes », Éditons Droz (parution irré-gulière depuis 1956).

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