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A A n n d d r r é é G G l l a a d d è è s s ( ( N N a a n n c c y y V V u u i i l l l l e e ) ) L L E E S S T T É É R R I I L L E E S S A A C C R R I I F F I I C C E E 1 1 9 9 0 0 1 1 é é d d i i t t é é p p a a r r l l a a b b i i b b l l i i o o t t h h è è q q u u e e n n u u m m é é r r i i q q u u e e r r o o m m a a n n d d e e e e b b o o o o k k s s - - b b n n r r . . c c o o m m

LLEE SSTTÉÉRRIILLEE SSAACCRRIIFFIICCEE · — Tu ne connais pas les usages, ma femme ! Tu ... Ces beaux messieurs de Paris déjeunent au lit. — D’abord, il n’est pas de Paris

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE ........................................... 4

I ..................................................................................... 4

II .................................................................................. 32

SECONDE PARTIE .......................................... 65

I ................................................................................... 65

II .................................................................................. 94

III ............................................................................... 127

IV ............................................................................... 144

V ................................................................................ 165

VI ............................................................................... 190

VII ............................................................................. 207

VIII ............................................................................ 223

IX ............................................................................... 236

X ................................................................................ 246

TROISIÈME PARTIE ..................................... 266

I JOURNAL DE MAHAUT (FRAGMENTS) .............. 266

II ................................................................................ 277

Ce livre numérique ......................................... 307

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Garde ton cœur plus que toute autre

chose qu’on garde, car c’est de lui que

procèdent les sources de la vie,

(Proverbes, IV, 23.)

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PREMIÈRE PARTIE

I

En s’éveillant, le matin, dans une chambre in-

connue, Ulric Forvel éprouva un moment de vive

surprise. Des rayons de soleil, glissant à travers la

fente des volets, éclairaient avec mystère un pla-

fond à poutres, des murs bas et larges contre les-

quels se détachaient, incertaines, les formes d’une

armoire, d’un secrétaire, d’un poêle de faïence

blanche, des sièges massifs et surannés. Dehors, il

entendit le bruit de multiples clochettes et d’in-

nombrables chants d’oiseaux. La mémoire lui re-

vint : il était chez lui, dans la maison achetée par

son père. Mais, arrivé de nuit, après un fastidieux

voyage et par une pluie battante, mourant de faim

et harassé, sentant encore dans tous ses membres

les cahots de la diligence, il n’avait pu qu’avaler

sans parler le souper que lui avait servi sa femme

de charge, tomber sur son lit, s’endormir. Ses vê-

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tements, épars sur le plancher, disaient assez son

impérieuse fatigue. Et sa première vision de la

terre ancestrale n’avait été, à travers les glaces

ruisselantes, que d’épaisses ténèbres, de torrents

déchaînés, d’un château fort soudain jailli sur un

rocher au sortir d’un défilé noir, d’un village fan-

tôme dépassé au galop. Maintenant, au moment

d’écarter les volets, sa main impatiente hésitait,

posée sur le crochet qui les retenait encore. Un

peu d’émotion entrait dans son attente. Si cette

vallée, cachée dans un pli du Jura, allait lui dé-

plaire ? Déjà le premier aspect de ces montagnes,

apparues sous la tristesse d’un crépuscule plu-

vieux, l’avait désappointé. Si sévères, si dures, si

sombres ! La pensée que, sans le connaître, il avait

engagé sa vie dans ce pays pour six mois, lui causa

une subite alarme. Brusquement, il poussa les vo-

lets.

Bleu, frais, éclatant et pur, le matin fit irruption

dans la chambre, l’emplissant d’une haleine prin-

tanière. Ulric jeta une exclamation joyeuse : son

domaine n’aurait pu être plus beau. Des prés fleu-

ris montaient de toutes parts, élevant la vallée, par

plusieurs plans superposés, jusqu’à la ligne du

ciel ; à gauche, ils se repliaient sur des mamelons

agrestes ; à droite, sonore et invisible, un torrent

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bondissait, au pied d’une abrupte paroi, hérissée

d’une forêt de sapins, qui, chevauchant la ravine

étroite et encaissée pour venir joindre l’émeraude

des champs, se faisait aussitôt plus amène, se mé-

langeait de verdures plus claires. Pas un être hu-

main, pas une maison. Partout des remparts ver-

doyants dressés contre le ciel : derrière les cimes,

des cimes plus hautes encore, crêtées de sapins

aux fines ramures lancéolées sur le fond bleu. De

belles vaches fauves, tachées de blanc, paissaient

en liberté, agitant ces riantes sonnailles qui avaient

surpris le jeune homme au réveil. De plus en plus

séduit, il se pencha à mi-corps par la fenêtre, ins-

pecta la route blanche qui longeait son manoir et

découvrit la ferme, sous un toit moussu ; dans la

cour, un paysan en pantalon de coutil et en sabots,

des manches de toile bise retroussées sur ses bras

musculeux, la chemise ouverte sur sa poitrine tan-

née, retournait du fumier avec un trident. Un vieux

à grande barbe le regardait du seuil, tandis que

deux enfants blonds barbotaient à la fontaine :

l’aînée, une fille de six ans, très affairée à débar-

bouiller son frère avec un rude torchon dont elle

trempait le coin dans l’eau limpide.

« Voilà mes fermiers », se dit Ulric prêt à leur

adresser un salut bienveillant.

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Mais, la fenêtre étant latérale, l’homme au tri-

dent ne le vit point, et le plus âgé, après un lent

examen du ciel, se retira. La campagne, lavée par

la pluie, était d’une fraîcheur éclatante, et la terre

encore humide exhalait une odeur de sève. Au-

dessous des croisées, dans le jardin clos par une

haie vive, des roses au calice gonflé se ployaient

lourdement sur leurs tiges, comme pâmées.

« On dirait que la vallée se met en fête pour me

recevoir ! » pensa le jeune homme, en dépêchant

sa toilette.

Il brûlait d’impatience de visiter sa propriété et

de faire connaissance avec le pays où il venait

pour la première fois, bien que sa famille en fût

originaire.

En effet, chef d’une grosse maison d’armateur,

M. Forvel, le père, malgré sa promesse, n’avait ja-

mais trouvé le temps de conduire les siens dans ce

pittoresque val des Encaisses, avec lequel, d’ail-

leurs, il ne gardait lui-même aucune attache per-

sonnelle. Une très brève visite au retour d’un

voyage lui avait tout juste permis de s’enthousias-

mer, de convoiter et d’acheter la demeure mi-

seigneuriale, mi-rustique, dont son fils prenait en

ce jour possession. Pour peupler le passé de fi-

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gures et d’histoires, il fallait remonter au grand-

père Forvel, qui, riche en espérances, pauvre en

biens, ayant quitté jeune le pays pour chercher for-

tune dans les grandes villes, aimait à rappeler

l’ancien temps. Ulric se revit, enfant élégant en

blouse de velours, assis sur les genoux du vieillard,

dont le visage finement débonnaire, encadré de

boucles de neige, s’éclairait à la flamme ravivée

par ses propres récits. Ils n’échappaient point ce-

pendant à la déformation particulière aux souve-

nirs trop souvent répétés, que rien ne retrempe

jamais aux sources primitives, et dont le conteur

finit par ne plus savoir lui-même si ce sont choses

réelles ou choses rêvées. Remodelés encore par

l’enfantine mémoire d’Ulric, ils n’avaient pu lui

donner que la vision la plus confuse du milieu où il

allait séjourner. Comme, achevant de s’habiller, il

nouait sa cravate noire, il s’attendrit en pensant à

son père, dont il portait encore le deuil. Ironie dé-

cevante du sort ! L’ambition de l’aïeul aurait été de

rentrer au village natal, d’y bâtir ; celle du fils, d’y

reposer sa vieillesse du souci des affaires : l’un

avait travaillé, durement travaillé, sans revoir

même la terre promise ; l’autre n’avait été

qu’acquéreur et passant, et celui qui n’avait pas

semé récoltait.

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Fort à propos, un bruit de pas dans le couloir

vint distraire Ulric de sa méditation, au moment où

il commençait à s’attrister, et, à travers la porte,

une voix de femme, qui chantait les finales, de-

manda :

— J’entends bouger monsieur. Le déjeuner est

prêt, quand on voudra. Faut-il servir dans la salle ?

— Je vous en prie. Je descends à l’instant.

Les pas assez lourds s’éloignèrent dans la direc-

tion de l’escalier et, d’en bas, une autre voix ré-

sonna, masculine et joviale :

— Tu ne connais pas les usages, ma femme ! Tu

aurais dû lui porter son plateau dans sa chambre.

Ces beaux messieurs de Paris déjeunent au lit.

— D’abord, il n’est pas de Paris ; il vient de Bor-

deaux. Et puis il n’avait qu’à parler : c’est lui le

maître.

À l’apparition d’Ulric, au haut de l’escalier,

l’homme s’éclipsa comme par enchantement. Le

maître ne vit de son intendant, gérant, factotum,

qu’un gros dos brun en fuite sur lequel dut se ra-

battre quelque trappe invisible ; mais Mme Blan-

chard, mieux élevée, l’attendait dans le vestibule.

Robe foncée, tablier de mérinos noir du matin,

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fanchon de dentelle noire posée sur des cheveux

grisonnants : aimable figure honnête, rougie d’un

peu de couperose. Elle s’informa de son sommeil

et, sur le seuil de la salle à manger, s’effaça pour le

laisser passer. Il y avait dans ses manières plus de

politesse digne que de servilité. Cela plut à Ulric. Il

était d’ailleurs dans un de ces heureux états d’es-

prit où tout enchante. La salle à manger, au-

dessous de sa chambre à coucher, en répétait la

disposition : une fenêtre au nord, l’autre à l’est, et

possédait des lambris en vieux chêne, où, sur

chaque panneau, se nouaient des guirlandes déli-

catement sculptées en plein bois.

— Mais c’est une merveille que ces panneaux-

là ! s’écria-t-il.

— Ah ! monsieur s’y connaît ? fit Mme Blanchard

avec une nuance de respect. Un amateur de Chau-

vigny en avait offert quatre mille francs. Mais les

anciens propriétaires n’ont pas voulu les vendre,

pour ne pas déprécier l’immeuble.

— Je les en félicite ! Ce grand poêle de faïence

blanche, avec ces sujets bibliques peints en bleu, a

aussi beaucoup de style. Y a-t-il d’autres objets in-

téressants dans la maison ?

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— Monsieur aura sans doute remarqué le lit à

colonnes dans lequel il a dormi ? Il y a encore dans

les chambres deux ou trois bahuts et armoires que

les gens d’ici trouvent beaux. Mais bien sûr qu’on

a mieux à Paris. Je vais chercher le café.

Elle apporta sur un plateau une cafetière de

cuivre jaune et un pot à lait blanc, rayé de bleu,

tout fumant. Ulric, qui avait faim, s’était déjà assis

à table et coupait par le milieu un des croissants

ventrus empilés sur une assiette pour l’enduire de

beurre et de miel.

— Dites-moi, recommença-t-il, tout en se livrant

à ce minutieux travail, mon père m’a peu rensei-

gné sur l’achat de cette maison. Il s’est alité en

rentrant de voyage. On l’a vendue aux enchères

publiques, n’est-il pas vrai ?

— Oui, Monsieur. La dernière propriétaire, une

vieille dame noble de Chauvigny, qui ne l’habitait

jamais, étant décédée sans parenté directe, les hé-

ritiers, des petits-cousins, ont vendu la Maladrerie

pour faciliter le partage.

— Singulier nom, la Maladrerie !

— On raconte qu’autrefois, du temps des comtes

de Valsombreux, il y avait, sur l’emplacement ac-

tuel de votre maison, comme qui dirait un hôpital

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pour les miséreux de la vallée. Et depuis, bien que

ce soit fort ancien, cet endroit-là a toujours porté

le nom de Maladrerie.

Comme Ulric, d’un geste machinal, repoussait,

pour s’accouder, sa tasse à moitié pleine,

Mme Blanchard aussitôt s’inquiéta et reprit d’un ton

maternel et chagrin :

— Monsieur n’est-il pas content de son déjeu-

ner ? Hier soir, je n’avais pas d’ordres, et j’ai cru

bien faire en servant ce qu’on prend d’habitude

chez nous. Ici, on n’est pas trop au courant de la

mode de Paris.

— Ma bonne madame Blanchard, votre déjeuner

est excellent. Peut-être, pour changer, vous de-

manderai-je quelquefois des œufs ou du jambon.

Pourquoi voulez-vous donc que je sois Parisien ?

Vous savez que j’arrive de Bordeaux ?

— Monsieur a raison. Mais pour nous, qui ne

sortons pour ainsi dire jamais du val des Encaisses,

les grandes villes, ça semble toujours un peu Paris.

Elle ajouta, avec un épanouissement naïf de tous

ses traits au-dessus de son fichu de percale

blanche :

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— Une chose qui va bien étonner monsieur, c’est

qu’il n’y a pas que lui de Forvel dans le pays. Le

nom existe de longue date.

— Vraiment, fit-il en réprimant un sourire un

peu railleur. Je rencontrerai donc des cousins, sans

m’en douter ?

— Oh ! répondit-elle avec simplicité, les Forvel

de Valsombreux sont de pauvres gens, qui travail-

lent comme nous. Il y en a un qui est cordonnier,

l’autre sonneur à l’église. Ils n’ont rien de commun

avec vous.

« Rien que le nom, pensa Ulric, et peut-être

quelque bisaïeul. »

Avait-on déjà oublié son grand-père, qui avait

dû, enfant, jouer au bord des routes ? Il se tut, ré-

fléchit un instant, les yeux baissés sur ses mains

fines et blanches, puis, lentement, releva la tête.

— Je ne connais rien, ni personne. Mais la vallée

me semble magnifique. Il me tarde de la parcourir.

Et d’abord, à tout seigneur tout honneur. Y a-t-il

loin de la Maladrerie au château de Valsombreux ?

— Dix minutes, un quart d’heure au plus. On n’a

qu’à descendre au village.

— Et au village, m’indiquera-t-on le château ?

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Familièrement, Mme Blanchard se mit à rire, les

mains croisées sur son tablier de mérinos noir.

— Monsieur ne l’a donc pas vu hier soir, perché

sur un rocher ? Si monsieur aime les vieux don-

jons, il aura de quoi s’amuser !

— Est-il habité ?

— Non. C’est ce qu’on appelle un château histo-

rique. Pendant un temps, on en fit une prison ;

mais voilà bien dix ans qu’on n’y enferme plus

personne. Il y a quelquefois des savants qui vien-

nent le visiter. C’est pourquoi on a laissé un gar-

dien à demeure, l’ancien geôlier, qui vous rensei-

gnera, je suppose, quoiqu’il ne soit pas bavard tous

les jours, le père Dionée !

Ulric aurait eu envie de poser cent autres ques-

tions ; toutefois il s’abstint, jugeant que l’entretien

avait assez duré. D’ailleurs il se dit qu’il trouverait

beaucoup plus de plaisir à s’orienter lui-même,

tout étant neuf, imprévu, inédit, et cette première

journée consacrée à la flânerie.

Il se leva, prit son chapeau, sortit de la maison,

escorté jusqu’au seuil par Mme Blanchard, qui lui

dit avec sa cordialité franche :

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— Eh bien, bonne promenade, monsieur Forvel.

Le dîner pour midi, n’est-ce pas ?

Puis, se ravisant, elle le suivit encore pour lui

ouvrir la grille de la cour, qui donnait sur la route.

— Monsieur n’a qu’à descendre tout droit. Im-

possible de s’égarer.

Ainsi congédié, Ulric partit par la grand’route,

cherchant du regard un sentier à travers les prés,

dont il avait le désir puéril de frôler l’herbe haute.

Il passa devant la ferme silencieuse. Les hommes

devaient être aux champs et les femmes occupées

à l’intérieur, car il ne vit personne, sauf les enfants

de tout à l’heure, qui jouaient autour de la fon-

taine, en mordant à même d’immenses tartines de

pain. Le nouveau maître s’arrêta un instant auprès

d’eux, sans qu’ils cessassent pour cela de le dévi-

sager avec une effronterie tranquille, ni de manger

leur pain, le plus jeune en trempant d’un air de vo-

lupté rêveuse ses cheveux blonds et roides dans la

mélasse.

« Ces montagnards ont vraiment de robustes en-

fants », songea Forvel, en continuant son chemin.

Mais ce qui l’intéressait davantage que le teint

clair, les membres rebondis des deux petites créa-

tures, c’était la ferme. Son œil avisé d’ingénieur

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agronome eut vite apprécié l’état de l’antique bâ-

tisse, incommode, presque sans dépendances, et

des quelques instruments aratoires dispersés dans

la cour ; déjà, en pensée, il modernisait tout cela,

quoique respectueux du vieux cadre pittoresque.

Une centaine de mètres plus bas, le long d’un ruis-

seau élargi sous la mousse, il vit une scierie qu’il

reconnut, à la description que lui en avait faite son

père, pour lui appartenir aussi ; et il se rappela leur

dernier entretien à ce sujet : M. Forvel lui avait

même laissé le plan d’une exploitation renouvelée,

qui devait accroître le rendement dans de notables

proportions.

« Et je t’enverrai l’organiser à ma place, avait-il

dit à son fils ; car, si j’ai acheté cette propriété,

c’est pour toi. À vingt-six ans, il faut apprendre à

travailler seul, mon garçon. Oh ! je sais bien que tu

es doué. Le malheur, c’est que tu caches toujours

un volume de vers dans tes poches ! »

Ulric entendait encore le bon rire qui les avait

saisis tous les deux et dont il eut peine, en ce mo-

ment, à réprimer un écho sur ses lèvres. C’est vrai

qu’il aimait la poésie, comme, en général, tous les

arts, toute chose noble, harmonieuse, élégante, qui

contribuait à lui créer une atmosphère raffinée.

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L’indulgente affection paternelle, malgré d’ami-

cales taquineries, lui avait donné tout loisir d’ar-

ranger sa vie et de ne travailler qu’à sa guise. Dé-

sormais héritier d’une fortune considérable, il au-

rait à s’occuper lui-même de ses propres affaires.

Mais il se sentait plein de courage et de force. Pour

la première fois depuis huit mois, le souvenir de

son père le traversa sans l’attrister : un vrai prin-

temps chantait en lui, parait son âme d’émotions

tendres dont le deuil était banni, l’entraînait plus

avant dans la campagne fleurie, l’incitait à une

communion joyeuse de sa jeunesse avec la jeu-

nesse des prés et des bois. Ce premier jour était

jour de vacances, de fête aimable, où il prenait

possession de la vallée. De plus en plus rétrécie à

la descente, elle se présentait maintenant resserrée

entre deux remparts : l’un vert, moutonné, inégal ;

l’autre haut et raide, inclinant sa noire chevelure

de sapins au-dessus du torrent. À côté du ruisseau

qui actionnait la scierie, Ulric découvrit le sentier

désiré, à peine visible, ondulant à travers un pré

semé de marguerites et d’ancolies. Il y entra, et

l’herbe lui jaillit jusqu’à mi-corps : des corolles ef-

fleuraient ses doigts. Il marcha, guidé par la voix

de la Sourre : des papillons brillants se levaient

devant lui ; dans le ciel, de derniers voiles blancs

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et diaphanes s’enroulaient aux cimes extrêmes, se

déchiraient à la pointe des sapins, fuyaient un à un

dans le bleu triomphant. Tout le long du torrent,

encore masqué par une frange de broussailles, des

vaches, dont il admira l’adresse cauteleuse à éviter

le précipice, pâturaient l’herbe épaisse ; d’instant

en instant, l’une ou l’autre dressait son mufle hu-

mide pour contempler l’intrus de ses calmes yeux

noirs. À chaque mouvement correspondait une

sonnerie : la vallée en résonnait tout entière.

« Mon troupeau, sans doute, pensa Forvel, avec

une sereine satisfaction, et voici, je pense, les pe-

tits gardiens. »

Il s’arrêta. Trois têtes de gamins s’encadraient,

ébouriffées, dans la ramure d’un noisetier sau-

vage ; trois paires d’yeux luisants et curieux, tels

ceux de jeunes faunes, à son insu, depuis quelques

minutes, épiaient l’étranger.

— Holà ! fit-il, en s’approchant d’eux.

Un glissement furtif de corps souples, deux

éclats de rire étouffés, un bruit moqueur de cail-

loux qui s’éboulent en bas de la ravine, et Forvel,

en arrivant cette fois tout au bord de la Sourre,

qu’il aperçut blanche et légère, sautant sur son lit

rocailleux, ne vit plus rien.

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Comme il cherchait autour de lui, mystifié, une

voix l’avertit d’en haut, charitablement.

— Prenez garde, vous pourriez tomber !

Vivement il leva la tête, découvrit dans les

branches d’un hêtre un garçon de quatorze à

quinze ans, assez dépenaillé, les pieds ballants,

qui, assis à son aise, l’examinait d’un air de supé-

riorité narquoise.

— Qu’est-ce que tu fais là-haut ? demanda Ulric.

Et tes camarades, où sont-ils passés ?

Après une seconde de réflexion, il ajouta :

— C’est toi qui gardes mes vaches ?

— Je ne garde les vaches de personne, répondit

l’enfant, offusqué, en ramenant sur ses genoux,

d’un geste brusque, une grosse botte de muguets

frais cueillis qu’il tenait à l’abri sous les feuilles.

— Quelle belle cueillette ! poursuivit Ulric d’un

ton conciliant. Tu as dû courir très loin à la re-

cherche de ces muguets ; ils deviennent rares en

cette saison. Combien veux-tu de ta récolte ?

— Mes fleurs ne sont pas à vendre, riposta le

jeune garçon, toujours plus rogue ; elles sont pour

ma sœur.

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Ce disant, il se laissa choir de son arbre, suspen-

dit son bouquet la tête en bas par une ficelle dont il

passa la boucle à un de ses doigts bruns, et voulut

s’en aller. Mais Forvel, qui avait envie de causer et

se sentait d’humeur taquine, le retint.

— Où te sauves-tu donc ? Reste un peu. J’ai une

quantité de choses à te demander.

— Si vous voulez que je vous réponde, prenez

alors un autre ton, dit, en décrivant une soudaine

volte-face, ce jeune coq de combat. Je vous parle

poliment : parlez-moi de même. Et d’abord, com-

mencez par ne pas me tutoyer.

Ulric, abasourdi, se mit à considérer son interlo-

cuteur avec plus d’attention. Il remarqua, ce qui lui

avait échappé à première vue, la finesse de ses

traits un peu durs, ciselés dans une chair brunie

par toutes les intempéries de la montagne, qui ne

devaient pas être ceux d’un paysan ; la voix non

plus, d’une nette sonorité, ne rappelait en rien les

intonations molles et chantantes du couple Blan-

chard. Pendant un long moment, ils demeurèrent

en face l’un de l’autre à se dévisager, muets et im-

mobiles, formant le plus curieux tableau. L’enfant,

adossé au tronc du hêtre, s’arc-boutant des deux

coudes dans la verdure, son frêle corps raidi de di-

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gnité, les yeux étincelants, s’offrait avec une har-

diesse tranquille à l’examen de l’étranger. Celui-ci,

dont la haute taille svelte se détachait en pleine

lumière contre le fond diapré de la prairie, passait

et repassait la main sur sa barbe châtain clair, en

dissimulant une forte envie de rire.

— Je vous demande pardon. Arrivé d’hier dans

le pays, je ne connais encore personne.

Et, s’inclinant :

— Voici ma carte.

Le gamin saisit le petit carton, le regarda, puis le

glissa dans sa poche de côté et répondit avec sim-

plicité :

— Merci, monsieur. Je n’ai pas de cartes. Mon

nom est Jean-Louis Dionée.

Forvel, ayant reçu cette information avec toute

la courtoisie qui convenait, poursuivit, malgré un

léger frémissement au coin des lèvres :

— J’ai pris ce chemin buissonnier pour me

rendre au château de Valsombreux. Je crains de

m’être égaré. Peut-on y arriver en longeant le tor-

rent ?

— Moi, oui ; vous, pas.

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Et, sans lui laisser le temps de s’étonner, Jean-

Louis, cette fois-ci, s’expliqua :

— Il n’y a pas de vrai chemin. Il faut grimper à

des rochers. Vous êtes trop bien habillé ; sans

compter que vous pourriez vous jeter dans la

Sourre. Ce que je vous conseille, c’est d’aller au

château par la route. À vingt pas d’ici, ce sentier,

qui bifurque, vous y conduira. Je vais vous mettre

sur la voie.

— Je ne voudrais pas vous en donner la peine.

— Quelle peine ? C’est mon chemin !

Sur cette réplique, lancée d’un ton frondeur,

Jean-Louis Dionée se mit en marche, balançant

son bouquet au bout de la ficelle, sans prétendre

s’inquiéter davantage de son compagnon. Ulric,

cependant eut la preuve qu’il n’était pas tout à fait

abandonné, en voyant l’enfant deux ou trois fois

s’arrêter et retenir, pour lui livrer passage, une

branche de ronce fleurie. La Sourre les accompa-

gnait en chantant sur les roches : roulée de l’une à

l’autre, tantôt elle retombait en écume d’argent

dans des bassins profonds dont elle reflétait aussi-

tôt les vertes parois, toute verte elle-même, tassée

comme pour de sournoises représailles ; tantôt elle

coulait apaisée sur des pierres plates, baignant les

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racines chevelues des sapins qui lui versaient leur

ombre ; et ainsi, sous ce noir reflet, grave, alentie,

sans mauvaise rage ni perfidie, elle était bien la ri-

vière harmonieuse de ce sévère et bon pays. Par-

tout, à travers le fouillis des troncs et des mousses,

descendaient de petites sources vives qui af-

fluaient, légères, dans son sein accueillant.

Soudain la futaie se troua : il vit une claire prai-

rie où foisonnaient de hautes marguerites blanches

et or. Sur un âpre roc, détaché par l’effort du tor-

rent, se dressa un antique château, ceint de mu-

railles. La Sourre fuyait à sa gauche, dans un ravin

abrupt, dont une végétation inextricable, ram-

pante, rabougrie, tortueuse, entremêlée d’éboulis

de pierres, tapissait les versants. D’étroites et rares

fenêtres, barrées de fer, plongeant à pic sur cette

désolation, n’avaient d’autre horizon que le mont à

peu près vertical, couronné de sapins.

Valsombreux ! Tout un essaim de souvenirs se

leva dans l’esprit d’Ulric, s’estompa dans les

limbes d’une région trouble en deçà de son expé-

rience personnelle : souvenirs ancestraux, ata-

viques, dont aucun n’avait de vie propre, car, sépa-

rés de la collectivité pâle, ils expiraient dans l’air

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comme de vains fantômes. Dans sa tête couraient

épars les fragments d’un passé valeureux, abon-

dant en drames, quoiqu’il ne pût rien se rappeler

de précis à travers les légendes de son aïeul ; mais

un ardent désir l’étreignit de connaître les hommes

d’autrefois, dont les ombres surgissaient partout

d’entre les pierres ; le village, dévoilé dans un bas-

fond, au pied du mur d’enceinte, lui parut familier ;

son cœur, gonflé de volupté, salua les prés et les

bois, les eaux qui jaillissaient des rochers, les sen-

tiers qui escaladaient les pentes : sa poitrine aspira

la brise fraîche des sommets ; ses oreilles accueilli-

rent les bruits agrestes de la vallée. Sur ce sol, que

depuis le matin il foulait en étranger et où devaient

subsister des vestiges de son âme ancienne, de

l’âme qu’il avait en commun avec une ascendance

ignorée, il se sentit tout à coup chez lui. Tout cela

participait de son être, était sien, par droit de nais-

sance, aussi bien que par droit de conquête : un

instant, il se vit l’égal des seigneurs de Valsom-

breux ; puis il songea que son grand-père, et tant

d’autres qui l’avaient précédé, portant son nom et

de sa race, avaient dû courir dans ce même pré,

s’être reposés à cette même place d’où il saluait le

château, enfants pauvres et déguenillés comme le

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gamin qui lui servait de guide. À propos, où celui-

là avait-il filé ?

En le cherchant autour de lui, Ulric l’aperçut le

dos tourné, debout sur une pierre au milieu du tor-

rent, occupé à rafraîchir ses fleurs dans l’eau cou-

rante. Puis il le vit, la ficelle passée sur une épaule,

balançant le bouquet derrière son dos, traverser en

s’élançant avec adresse d’une roche à l’autre. Il ju-

gea superflu de le déranger pour lui offrir des re-

merciements.

Il s’orienta et reconnut que son chemin aboutis-

sait un peu plus loin, à l’entrée du village, auprès

d’une porte ruinée du mur d’enceinte. La façade du

donjon se trouvait de l’autre côté, commandant

sans doute l’accès de la vallée. De plus près, For-

vel remarqua une terrasse plantée de tilleuls et en-

tourée d’une grande muraille en rotonde. Per-

sonne. Sans deux ou trois fenêtres et une porte ou-

vertes sur cette terrasse, on aurait pu croire le châ-

teau inhabité. Au-dessous de la rotonde, à mi-

hauteur de l’îlot rocheux, une jeune fille en robe

mauve dessinait, à l’ombre d’un bouquet d’arbres,

sur un carton qu’elle appuyait contre ses genoux.

Le jeune homme en passant, bien qu’à une cer-

taine distance, souleva son chapeau. Elle inclina la

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tête ; son visage, détourné un instant de son tra-

vail, exprima un peu d’étonnement, puis, grave-

ment, elle se remit à dessiner.

« Je me demande qui elle est ? pensa Ulric. Elle

est jolie. Il est assez probable que je la reverrai, car

elle doit habiter Valsombreux. Il faudra, j’imagine,

que je fasse des visites chez mes voisins. Il serait

bon, auparavant, d’être renseigné. »

Il eût bien voulu la regarder encore, mais il n’osa

pas, et comme, se rappelant Jean-Louis, il se disait

que la vallée, si romantique, abondait en surprises

de tout genre, il croisa dans le sentier un nouveau

personnage, dont l’aspect et les allures étaient bien

faits pour intriguer n’importe qui, dans n’importe

quel lieu du monde. C’était une femme d’une cin-

quantaine d’années, d’une taille au-dessus de la

moyenne, maigre, au teint d’ivoire jauni, vêtue

d’une robe noire, à la mode vieille de trente ans.

Son cou long, décharné, d’une rare noblesse de

ligne, était cerclé d’un collier de grosses perles,

qui, véritables, auraient valu une petite fortune.

Avec cela, elle allait nu-tête, coiffée de bandeaux

gris à larges ondes, qui recouvraient la moitié de

ses joues et se nouaient derrière en un chignon

bas, pesant sur sa nuque, légèrement ployée. Ulric,

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en s’écartant pour lui laisser la place, eut la vision

éblouissante de ce qu’elle avait dû être dans sa

jeunesse, alors que des chairs fermes remplissaient

le moule pur des traits et que les yeux sombres et

doux rayonnaient sous leurs belles paupières.

Elle s’arrêta à deux pas, lui barra résolument le

chemin, et demanda, à brûle-pourpoint :

— Jeune homme, je cherche le printemps. Vous

qui venez de loin, ne l’auriez-vous pas rencontré

sur la route ?

— En vérité, madame… commença Forvel, dé-

concerté par l’imprévu de l’apostrophe.

Mais elle, continuant d’une voix rapide, sans

même écouter la réponse :

— Il est né ce matin dans le val, je le sais. Des

oiseaux l’ont annoncé sous ma fenêtre. Aussitôt je

suis accourue. J’ai passé au château. Mais le vieux

geôlier malgracieux n’a pas réussi à l’emprisonner

dans ses murs. Il s’est évadé par cette fenêtre.

Sa main, pâle et très longue, désignait une fe-

nêtre dans la plus haute tourelle. Stupéfait, sans le

vouloir, Ulric suivit le geste ; mais il rencontra le

regard de la jeune fille en mauve, qui avait posé

son dessin et les observait avec attention. Douce-

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ment, comme pour écarter des cheveux rebelles,

elle passa deux doigts sur son front.

— Il porte une couronne sur la tête et des chape-

lets de fleurs aux poignets, reprit l’étrange prome-

neuse. Vous le reconnaîtrez sans peine. Veuillez lui

dire que son palais est prêt : son dôme est bleu,

son sol de velours, et des amours gardent sa porte.

— Madame, répondit Ulric, les yeux fixés sur la

jeune fille, qui maintenant descendait vers eux,

vous me rappelez qu’en effet je l’ai rencontré… Il

est tout proche…

— Bonjour, mademoiselle, dit la nouvelle venue,

d’une voix dont le timbre clair, en même temps

qu’il enchanta Ulric, éveilla en lui quelque obscure

résonance. Où avait-il déjà entendu cette voix-là ?

— C’est toi, Mahaut, dit aussitôt la démente, son

beau visage s’éclairant. Tu es depuis ce matin dans

la forêt et tu n’as pas rencontré le printemps ?

C’est ce jeune étranger qui nous l’annonce. Et c’est

toi qu’il visitera la première. Si je le vois sur la

route, je te l’enverrai tout de suite. Il a les bras

pleins de roses et versera sa moisson à tes pieds.

— Il devine combien j’aime les fleurs, repartit la

jeune fille, en se prêtant avec une grâce facile à ce

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verbiage incohérent. De toutes celles qu’il me

donnera, la moitié sera pour vous, mademoiselle.

D’un mouvement joyeux, presque enfantin, la

démente rapprocha ses deux mains comme pour

recevoir sa part du don promis ; mais elle les ra-

battit aussitôt le long de sa jupe noire et reprit sa

contenance grave.

— Il n’aime pas les vieux visages, dit-elle avec simplicité. Non, tout pour toi.

Elle parut rêver, salua les jeunes gens d’un sou-

rire distrait et fit mine de se remettre en marche,

quand, brusquement, elle s’arrêta, le bras levé

dans un geste prophétique :

— Mais prends garde, Mahaut ! L’amour accom-

pagne le printemps ; les pleurs sont la rosée de

l’amour, et l’amour engendre la mort.

Ayant proféré ce singulier oracle, elle se complut

une seconde dans sa pose hiératique, droite, im-

mobile, sa noire et haute silhouette détachée

comme une statue funèbre au bord de la saison

fleurie, à laquelle son bras tendu semblait fixer

quelque mystérieuse limite, puis s’éloigna le long

des sapins.

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Les deux jeunes gens demeurèrent seuls, gênés

et quelque peu troublés. Mahaut avait rougi et

cherchait à dissimuler sa confusion.

— Il ne faut pas écouter ses paroles, monsieur,

dit-elle enfin, en accompagnant cette explication

d’un demi-sourire. C’est une folle, une pauvre

folle ; mais, comme elle est absolument inoffen-

sive, on ne la prive pas de sa liberté.

— Je l’avais compris, répondit-il, quoique, au

premier abord, elle se présente à peu près comme

tout le monde. Je suis bien certain que si vous

n’étiez venue à mon secours, mademoiselle, j’eus-

se été fort embarrassé.

Par discrétion, il s’abstenait de regarder la jeune

fille. Celle-ci, qui avait encore quelque chose à

dire, hésitait. Cependant il importait de ne pas

laisser cet étranger sous une impression fausse de

la petite scène dont il venait d’être témoin.

— Tout le monde à Valsombreux connaît

Mlle de Bellelance, reprit-elle. Sur certains points,

elle a toute sa raison. Avant son malheur, elle était

musicienne et poète : elle l’est encore, c’est ce qui

explique la singularité de ses propos.

Là-dessus, reprenant l’entière possession d’elle-

même, Mahaut salua Ulric d’un signe de tête froi-

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dement cérémonieux et remonta vers le bouquet

d’arbres où elle avait abandonné son dessin. Mais

elle ne se remit pas au travail. Forvel, qui s’était

engagé dans le chemin du village, trouva le moyen,

sans se retourner et sans en avoir l’air, d’épier ses

mouvements. Il la vit rassembler son papier, ses

crayons, ses boîtes, fixer à sa ceinture la branche

de roses qui lui avait servi de modèle, raffermir

l’épingle de son chapeau dans la torsade de ses

cheveux bruns. Il aurait bien voulu savoir où la

conduiraient ces préparatifs de départ ; mais il

n’osa pas regarder franchement en arrière ; le mur

d’enceinte, au tournant de la route, acheva de la

dérober à sa vue.

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II

Il faisait chaud : le soleil brillait haut dans le ciel.

Délivré de brumes, l’azur resplendissait dans sa

pureté matinale, au-dessus des prés, au-dessus des

forêts, au-dessus des toits roux. Ulric avisa au bord

du chemin un tronc d’arbre équarri en manière de

banc rustique, sur lequel un marronnier étendait

l’ombre de son frais et luxuriant feuillage. Il s’assit,

ôta son chapeau et sentit se glacer la moiteur de

son front, ce qui lui procura une sensation déli-

cieuse de bien-être. Depuis longtemps il n’avait été

aussi allègre et dispos, aussi heureux de vivre. La

jeune fille de tout à l’heure occupait agréablement

son imagination. S’il n’avait su le château sans

maîtres, il aurait pu la prendre pour la châtelaine ;

le romanesque de cette supposition n’avait rien

d’excessif dans un pays où l’on rencontre de

jeunes vagabonds qui se drapent dans leurs loques

avec la fierté de princes outragés, et des folles de

grande allure qui prophétisent au coin des bois.

Jusqu’à ce nom, Mahaut ! un nom du moyen âge,

qui le reportait au temps de ses livres d’école.

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Mais, chose plus étrange, il lui semblait ne pas voir

pour la première fois cette svelte princesse mauve,

encore qu’il cherchât en vain à remonter à l’origine

de ce souvenir. Mentalement, il évoqua ses dan-

seuses des hivers précédents : brunes ou blondes,

souriantes et furtives, ennuagées de tulle, engai-

nées de soies claires, des jeunes filles aux corsages

vaporeux et fleuris glissèrent dans sa mémoire,

sans l’éclairer ; car, quelque indifférent qu’il fût

aux femmes, – ayant pris dans des fiançailles pré-

coces l’habitude de considérer sa vie sentimentale

comme fermée, – il n’aurait jamais, croyait-il, vu

passer sans la remarquer la figure de Mahaut.

L’idée d’une ressemblance possible avec la seule

jeune fille qu’il connût bien, sa fiancée, ne

l’effleura même pas. Quoi de commun en effet

entre la petite et sémillante Renée Alder, aux

gestes menus, dont les yeux noirs, par un manège

coquet, s’abritaient sans cesse sous leurs beaux

cils d’enfant, et l’étrangère au regard bleu, presque

incisif, qui l’avait si franchement abordé.

« Allons, il faut que j’y renonce, finit-il par se

dire, en se levant et en secouant délibérément

l’obsession. Rencontre de ville d’eaux, de voyage,

passagère ! Rien de tel que de s’obstiner pour ne

pas trouver ! »

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Devant lui, le village ouvrait sa rue unique, entre

d’irrégulières maisons, terminée dans le fond par

une arcade de pierre. Autour d’une fontaine à

l’ancienne mode, qui scintillait en plein soleil, des

femmes rinçaient du linge à grande eau. Quand il

passa à côté d’elles, touchant du doigt le bord de

son chapeau, elles se retournèrent pour le dévisa-

ger, indiscrètes et amicales. Le bruit s’était répan-

du, avec une rapidité prodigieuse, que ce jeune

homme de bonne mine, qui courait le pays depuis

le matin, était le nouveau propriétaire de la Mala-

drerie, et certains auguraient de sa venue toutes

sortes de bénédictions pour la commune. On sur-

veilla sa flânerie le long de la rue, qui allait se ré-

trécissant jusqu’à la porte de pierre où, dans les in-

terstices de la vieille maçonnerie, jaillissaient de

place en place, avec une grâce sauvage, des touffes

d’ondoyants œillets roses. On le vit s’arrêter sous

la voûte pour contempler la place proprement dite,

mieux pavée, assez vaste, bordée de quelques ha-

bitations d’aspect bourgeois, au milieu desquelles

s’élevait l’église, blanche et modeste. Puis il revint

lentement sur ses pas. Sur l’enseigne d’une

échoppe de savetier, il eut la surprise de lire son

nom : FORVEL, LOUIS-AUGUSTE, dont les lettres

jaunes remplissaient l’espace resté libre entre deux

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bottes rouges d’une invraisemblable cambrure.

Démentant les splendeurs de l’enseigne et obs-

truant la vitrine mal essuyée, s’entassaient des

chaussures de gros cuir à triple semelle. Amusé, le

jeune homme s’approcha. La porte était ouverte et

le logis désert ; seul un gros chat ronronnait sur le

comptoir. Mais, d’un estaminet voisin, où les fe-

nêtres, garnies à moitié d’une cotonnade à car-

reaux, laissaient apercevoir les têtes des buveurs,

sortit un petit vieux assez sale, la peau toute rasée,

qui retombait en plis profonds autour d’une large

bouche aux rares dents noires, dont le coin serrait

une pipe courte, fort culottée. Il la prit pourtant

entre ses doigts pour dire :

— Monsieur désire ?

— Je regrette que vous vous soyez dérangé, ré-

pondit Ulric en le dévisageant. Je ne voulais que

savoir si l’on peut visiter le château. Voyant cette

porte ouverte, je suis entré…

Il ajouta, après une imperceptible pause.

— C’est vous, monsieur Forvel ?

— Oui, monsieur, c’est moi le patron. Pour le

château, c’est bien facile. Montez, et appelez le

père Dionée. Je suppose qu’il est chez lui. Je ne

l’ai point vu descendre au village, ce matin.

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— Je vous remercie… Il est bien certain, n’est-il

pas vrai, que le château est inhabité, car je ne vou-

drais pas commettre d’indiscrétion ?…

— Oh ! vous pouvez être tranquille, répondit le

cordonnier avec un gros rire. Moi qui suis vieux, je

n’y ai jamais vu de maîtres. Autrefois, je ne dis

pas ; il y avait, paraît-il, des seigneurs qui, pour un

oui ou pour un non, vous faisaient pendre ou jeter

dans la Sourre. Dans ce temps-là, on détroussait

les voyageurs. Les comtes de Valsombreux étaient

de rudes gaillards. Mais ça, c’est pas des histoires

d’aujourd’hui…

Même, si vous ne trouvez pas le père Dionée,

vous n’avez qu’à entrer tout droit, ajouta le cabare-

tier, qui, poussé par la curiosité, était venu re-

joindre son client à travers la rue.

Muni de cette dernière information, dont il ne

devait pas tarder à connaître le prix, Ulric sortit du

village, sous les regards placides du petit groupe,

en songeant à cet humble homonyme, probable-

ment quelque parent, et en se disant que, si son

aïeul, chassé par un besoin d’aventures, ou plus

exactement par la misère, n’avait pas quitté le

pays, il aurait sans doute vieilli, pareil à ce save-

tier. Et lui, l’élégant petit-fils, le frère de ces mon-

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tagnards qu’il voyait faucher l’herbe drue, arrose-

rait vraisemblablement de ses sueurs la vallée,

dont il ne comprendrait pas la beauté. Il n’aurait

pu dire si de tels rapprochements froissaient ou

exaltaient son amour-propre. Un sourire glissa sur

ses lèvres. « Je me demande ce qu’en penserait

Renée ?… Mme Alder ?… » Le sourire s’accentua :

il n’ignorait pas l’orgueil de caste, un peu puéril,

des Alder ; pourtant il jugeait sa fiancée bonne et

sans morgue.

« D’ailleurs, nous n’avons jamais caché nos ori-

gines », conclut-il, avec le redressement d’une fier-

té dont son esprit vif et juste saisit également

l’enfantillage.

En suivant le mur d’enceinte, il arriva à l’ex-

trême étranglement de la vallée, sur un pont de la

Sourre, vieille arche moussue dont le flot enlaçait

en se jouant les piliers verdâtres. Au delà, le tor-

rent, s’échappant en plein bois, disparaissait le

long de la montagne, dans une gorge étroite, qui

fermait le val. Ulric reconnut la route qu’il avait

faite, la veille, en diligence, resserrée entre le lit de

la Sourre et une grande paroi de rochers. Mena-

çant sur son socle de pierre, le château en gardait

l’accès ; deux chemins, dévalant des hauteurs boi-

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sées, se joignaient à sa base sur ce pont. À l’hori-

zon, c’était la vallée qui s’ouvrait, élargie, mais si

bien enclose dans ses vergers inclinés et sa per-

pendiculaire montagne noire qu’elle donnait

l’illusion d’un cercle ininterrompu.

Assis sur le parapet, les pieds dans la poussière,

Ulric, d’en bas, contemplait Valsombreux. Le don-

jon se présentait de face : son unique tourelle, per-

cée d’irrégulières fenêtres, saillant à droite sur un

corps de bâtiment gris ; sa double enceinte à moi-

tié ruinée, aux trois terrasses en hémicycle,

s’abaissant du côté du village ; malgré le décor

bleu du matin, l’étincelle des deux flèches qu’ar-

gentait le soleil, l’abondance des verdures qui

semblaient le porter, la grâce des fleurs agrestes

qui gîtaient dans les pierres, il était dur, sévère et

triste, bien mieux fait, songeait le jeune homme, en

regardant un rideau de mousseline blanche ondu-

ler dans le vent, pour embusquer la mort derrière

ses croisées qu’une châtelaine rêvant à quelque

ménestrel. Il comprenait maintenant l’importance

stratégique de ce vieux repaire et comment ses

seigneurs avaient pu tenir en échec si longtemps

les puissants comtes de Chauvigny, leurs suze-

rains. Malheur à qui, noble ou roturier, s’aven-

turait, sans escorte suffisante, sous leurs murs ! De

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nouveau, des bribes de récits lui revenaient à la

mémoire, sans qu’il pût rien préciser, rien recons-

truire. Pour le moment, le château avait un air de

romantique abandon qui ajoutait à son attrait. Il ne

put découvrir aucune trace d’habitation, sauf ce ri-

deau d’étoffe légère qui flottait à une fenêtre de la

tourelle.

Il aperçut une rampe de degrés effrités et s’intro-

duisit dans l’enceinte par une porte dont seul le

cadre demeurait et autour de laquelle croissait une

herbe échevelée. À droite, dans une manière de

jardin potager qui surplombait le torrent, des

poules picoraient en liberté ; à gauche, le mur ex-

térieur s’arrondissait pour former une première

terrasse d’où la vue s’étendait sur des prés mon-

tants, sertis de bois, tout baignés de limpide lu-

mière. Entre les deux murs, un rude sentier très

caillouteux, débouchait sous un vaste portail en

ogive et conduisait au village. Ulric s’arrêta une

minute pour le revoir d’en haut : il avait un aspect

antique et fermé : sa rue ressemblait à une longue

place rectangulaire, toute blanche autour du scin-

tillement de la fontaine, et deux femmes, qui pui-

saient de l’eau, avaient l’air de figurantes de

théâtre, irréelles et rapetissées, comme vues par le

mauvais bout d’une lorgnette. Pas un mouvement

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du village ne devait échapper au château. D’un

geste involontaire, le jeune homme leva la tête, re-

garda derrière lui : la grande façade grise, avec ses

fenêtres closes, était impénétrable.

Quelques pas plus loin, il franchit une seconde

porte béante et se retrouva, non sans étonnement,

– car, à force d’errer, il perdait la notion exacte des

lieux, – sur la terrasse plantée de tilleuls qui, du

bord de la Sourre, avait frappé ses yeux. Sa pre-

mière impulsion fut de courir au parapet et de

chercher l’endroit où il avait rencontré Mahaut. Il

ne sut pas même reconnaître le bouquet d’arbres

et, un peu confus, se détourna. Les majestueux til-

leuls, en pleine floraison blonde, lui secouèrent à la

face d’odorants nuages de pétales : il en eut les

épaules et les bras parsemés. Du sol, jonché de co-

rolles meurtries, montait un mol et doux parfum.

De ce côté-là, du moins, le château paraissait habi-

té, car il y avait une porte, une vraie porte avec

une sonnette, et, à une fenêtre entrebâillée du rez-

de-chaussée, des rideaux de cette cotonnade à car-

reaux rouges et blancs qui devait être d’un usage

commun dans le pays.

Pourtant, ce fut en vain qu’à trois reprises il tira

la sonnette. Rien ne vibra. Elle était même depuis

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si longtemps hors d’usage qu’un peu de la rouille

qui l’encrassait déteignit sur ses mains. Pas de

marteau non plus. Alors il alla heurter à la fenêtre,

puis, devant le persistant silence, d’un geste dis-

cret, repoussa les battants. Il vit l’intérieur d’une

spacieuse cuisine ; un plafond aux solives enfu-

mées, un vieil âtre dans lequel brûlait un bon feu

au-dessous d’une marmite ; mais la cuisinière avait

dû délaisser les apprêts de son déjeuner pour

quelque occupation plus urgente, car, à l’angle de

la table, une chaise restait vide, à côté d’une

écuelle et d’un petit tas d’épluchures de pommes

de terre.

Ulric eut le soin de refermer la croisée. Ensuite il

alluma une cigarette et revint s’asseoir sur la mar-

gelle du mur, pour prendre conseil des lieux. Des

pigeons voletaient sur le sol parfumé ; un couple

roucoulant, perché au bord du toit, avait l’air de le

narguer. En bas, dans sa ravine embroussaillée,

grondait la Sourre. De ses yeux excellents, Forvel

explora la forêt sur la montagne voisine dans

l’espoir d’y découvrir, fût-ce même à la cime d’un

arbre, la figure grimaçante et bienvenue de Jean-

Louis. Il ne vit qu’un écureuil, dont la queue rousse

glissa comme un éclair dans la ligne du soleil. En

revanche, au pied du mur, il remarqua un second

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jardin potager, qui rejoignait par une pente rapide

la lisière du torrent, et où les plants de haricots,

s’alignant dans un ordre superbe à côté des sa-

lades, ne permettaient plus aucun doute sur

l’existence de l’invisible gardien. L’amour-propre

de l’explorateur était en jeu : assis sur son mur, pa-

tient comme un pèlerin des temps anciens, il

s’opiniâtra, les yeux rivés sur la porte inhospita-

lière. Un si bel entêtement méritait une récom-

pense : il finit par entendre des pas, puis le bruit

d’une serrure. Ce fut un vieillard qui se montra :

son grand âge se lisait dans la multitude et la pro-

fondeur des rides qui vallonnaient sa peau racor-

nie. Misérablement vêtu d’un costume de droguet

aux genoux rapiécés et d’une chemise de toile bise

défaite sur la poitrine, il portait un sarcloir en équi-

libre sur l’épaule. Forvel, le prenant pour un jardi-

nier, l’interpella.

— Où pourrai-je voir le père Dionée, s’il vous

plaît ?

— Le père Dionée, c’est moi. Que me voulez-

vous ?

— Visiter le château.

— Vous n’avez qu’à monter. L’escalier est là.

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En disant ces mots, il repoussa le vantail, décou-

vrit un escalier à rampe de fer, qui remplissait le

fond d’un vestibule carré.

— Mais, dit Ulric…

— Les clés sont sur les portes. Et les oubliettes

sont comblées !

Et son chapeau de paille déteinte enfoncé très

avant sur les yeux, au ras de ses épais sourcils in-

cultes, il s’éloigna sans hâte. Alors une jeune fille,

qui l’avait écouté, attentive, à une fenêtre de

l’étage supérieur, intervint :

— Ne vous dérangez pas, grand-père. Monsieur,

veuillez prendre la peine d’entrer. Je vous rejoins

dans l’escalier.

C’était Mahaut. Joyeux, Ulric leva la tête ; mais

elle avait déjà disparu. Il la revit au haut de

l’escalier, une main appuyée sur la rampe, l’autre

laissant pendre un trousseau de clés le long de sa

robe mauve, telle une brillante évocation du prin-

temps à qui elle allait ouvrir toutes les vieilles

portes.

— Si vous le voulez bien, dit-elle, nous commen-

cerons par le bas.

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Et, avec un sourire qui parut à Forvel presque

railleur :

— Ce n’est pas que ce soit très intéressant ; mais

je suppose que vous désirez tout voir ?

— Oui, répondit-il, si étonné qu’il savait à peine

ce qu’il répondait, c’est-à-dire que je serais désolé

de vous donner l’ennui…

Elle haussa imperceptiblement les épaules, de

l’air de dire : « Qu’importe ! » puis, s’effaçant, pesa

d’une main sur un loquet de fer.

— La cuisine du château.

Il reconnut la cuisine dans laquelle il avait déjà

jeté un coup d’œil à la dérobée ; cette fois-ci, une

servante occupait la chaise à haut dossier devant

l’écuelle aux pommes de terre ; elle dévisagea les

jeunes gens avec indifférence.

— La chambre contiguë est une chambre à cou-

cher, expliqua Mahaut. Vous trouverez la même

pièce, plus grande, à l’étage supérieur, avec une

vue plus étendue. On y a aussi réuni quelques ob-

jets qui ont une valeur historique.

Les yeux de Forvel restaient rivés sur elle, ren-

fermant un monde de questions ; alors elle insista,

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se méprenant peut-être avec intention sur le but de

sa curiosité :

— Cette partie est réservée à l’habitation du

gardien.

Ce n’était point ce qu’il aurait voulu savoir. Tan-

dis qu’il montait derrière elle le sobre escalier de

pierre, il était tenté de se frotter les yeux pour

s’assurer qu’il ne rêvait pas éveillé. Quel étrange

hasard lui envoyait donc pour guide, dans le châ-

teau de Valsombreux, cette jolie fille en robe de

percale mauve, qui appelait grand-père un vieux

paysan maussade ? Comment cela était-il pos-

sible ? Son imagination se lança aussitôt en cam-

pagne, cherchant un sens à cette énigme. Peut-être

le nom de grand-père n’était-il qu’une appellation

amicale, et la jeune fille se dévouait-elle à la place

d’un serviteur bourru dont l’âge et les fidèles ser-

vices excusaient l’humeur désobligeante ? Après

réflexion, cela lui parut assez plausible, et, tout en

se félicitant de sa perspicacité, il éprouva un mali-

cieux plaisir à penser que sa conductrice n’avait

réussi à le mystifier qu’à demi.

Cependant elle l’introduisit dans une salle assez

vaste, qu’elle lui dit être l’ancienne salle des fêtes.

Quatre fenêtres profondes l’éclairaient : dans les

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embrasures couraient des banquettes de bois aux-

quelles on accédait par une marche ; chacune de

ces embrasures, à la rigueur, aurait pu former un

petit cabinet. Il n’y avait pas de rideaux, la lumière

se déversait à flots sur quelques armes de chasse

et de guerre, vieux meubles et tableaux de diverses

époques, groupés dans un ordre fantaisiste. Si pré-

occupé qu’il fût de Mahaut, Forvel ne put

s’empêcher d’être frappé par la fruste simplicité du

cadre où avaient vécu les seigneurs féodaux : une

cheminée monumentale sans ornements, toute

noircie par l’ardeur des brasiers sauvages ; des

lambris nus, un plancher noueux, un plafond de

bois losangé, une massive aiguière d’étain dans un

angle, des fenêtres ouvrant sur une campagne sé-

vère. Tout, dans leur demeure, parlait de rudesse

et de force ; rien n’était sacrifié à l’agrément des

yeux ni à la mollesse du confort. Sa fine nature

s’émut à la pensée de l’implacable ennui qui avait

dû peser sur l’existence des femmes, elles qui

n’avaient pas la ressource des sorties belliqueuses

pour remplir les longues heures vides. Mais peut-

être incultes, asservies, sans désirs, n’en souf-

fraient-elles pas autant qu’il se l’imaginait ?

Il regarda Mahaut. Pour l’attendre, elle s’était

assise au bord d’un coffre poussiéreux, où elle

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semblait, dans sa jolie robe légère, une évocation

de vie claire et joyeuse, au milieu de ces choses du

passé. Le soleil, qui en pénétrait toutes les vétus-

tés, irradiait jusqu’au fond de sa peau blanche,

ferme, rosée par un sang pur, moirait d’ondes am-

brées ses cheveux. Soit insouciance, soit instinc-

tive coquetterie, elle s’exposait ainsi au franc éclat

des rayons, sachant bien qu’elle n’avait rien à en

redouter. Un heureux sourire affleurait sans cesse

à ses yeux bleus brillants et sur sa bouche mobile,

comme le reflet d’une intense joie intérieure, trop

exubérante pour ne pas déborder.

« Cette jeune fille, pensa Forvel, doit avoir l’art

de créer du bonheur en tous lieux, d’en créer et

d’en dispenser autour d’elle ! »

En même temps, il fit cette réflexion : « Non, elle

ne ressemble pas du tout à Renée. À qui res-

semble-t-elle donc ? »

Puis, remémoré tout à coup du but dans lequel il

était entré au château, il se mit à examiner les

chenets.

— Tout ici est bien simple et bien pauvre, dit

Mahaut, en réponse à une question qu’il se crut

obligé de poser. Il est vrai que la plupart des objets

précieux ont disparu depuis longtemps. Songez

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que le château a cessé d’être habité par ses maîtres

dès la fin du XVIe siècle. D’ailleurs, on aurait tort

de demander à ce donjon perdu au sein d’une val-

lée ignorée le souvenir d’élégances qu’il ne possé-

da jamais. La vie, même en son temps d’éclat, y fut

toujours rude et sans faste.

— À qui appartient le château maintenant ?

— Il est propriété communale. Après la mort de

la dernière comtesse de Valsombreux, il servit de

résidence provisoire à divers grands personnages,

vassaux ou amis des comtes de Chauvigny ; en-

suite il demeura longtemps inoccupé, puis on en fit

une prison. Aujourd’hui, on le montre comme cu-

riosité ; ses cellules donnent encore quelquefois

l’asile aux vagabonds trop encombrants. Mais tout

l’intérêt de Valsombreux réside dans son passé

féodal. Jadis, il couvrit de ses tours, de ses ponts-

levis, de ses enceintes, un bien plus vaste espace

de terrain ; cependant il a subi, à travers les âges,

de si grandes mutilations qu’on peut dire qu’il ne

reste guère des bâtiments primitifs que les ter-

rasses et les fondations. Pour qui veut se donner la

peine de l’étudier, il y a de tout dans son histoire :

c’est une page sombre et sanglante arrachée au

livre du moyen âge : meurtres, félonies, trahisons,

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drames de l’amour, de la jalousie, de la haine ; fa-

natisme religieux, divisions intestines, vassaux qui

se révoltent, cruelles représailles, faux mon-

nayeurs, bandits de grands chemins, sorcières

qu’on brûle, frères et sœurs qui s’entre-déchirent

et s’égorgent, ruinant le pays pour servir leurs ran-

cunes privées ; sans parler de ces luttes constantes

contre le suzerain, dont le résultat final fut de

mettre Valsombreux sous la dépendance directe de

Chauvigny et de clore l’existence personnelle du

château.

Mahaut s’animait en parlant, les yeux vifs, le

geste éloquent. Entraînée par ce sujet qui la pas-

sionnait, elle se laissait aller à développer sa pen-

sée plus qu’elle ne l’aurait voulu, et, trop excitée

pour s’en apercevoir, elle poursuivit :

— En arrivant ici, j’eus d’abord la même impres-

sion que vous. La nudité et la gravité de ces murs

me glaçaient. Mais, depuis une année que j’habite

Valsombreux, j’ai appris à le connaître, et je

l’aime.

À mesure qu’il l’écoutait, Ulric comprenait

mieux l’invraisemblance de ses suppositions. Elle

se révélait trop simple, trop franche, pour qu’il pût

lui prêter longtemps le désir de jouer une comédie

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enfantine. Le vieux barbon devait être son grand-

père, quelque extraordinaire que cela parût. À tout

hasard, il jugea qu’il ferait bien de se présenter.

— Je serais très heureux, mademoiselle, dit-il,

de suivre votre exemple en m’initiant à l’histoire

du château, et si vous vouliez m’indiquer les

sources où puiser. Car c’est ma toute première vi-

site dans ce pays, qui tiendra désormais une place

dans ma vie. Mon nom est Ulric Forvel. Peu avant

sa mort, dans son dernier voyage, mon père acheta

le domaine de la Maladrerie, avec l’espoir que

nous y passerions nos étés. Je reste seul pour réa-

liser notre projet.

Comme toujours, en parlant de son père, sa voix

se fit un peu plus basse. Leurs regards se croisè-

rent. Celui de la jeune fille effleura une seconde le

crêpe qu’il portait à son chapeau ; dans le ruban

noir qui serrait la taille de Mahaut et la broche de

jais qui agrafait le col de sa robe mauve, il remar-

qua, pour la première fois, les indices d’un deuil fi-

nissant. Leurs sympathies s’étaient frôlées. Un si-

lence suivit. Elle le rompit, en reprenant :

— Je connais la Maladrerie. C’est une belle pro-

priété… un peu négligée depuis quelques années…

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— Je compte renouveler l’exploitation et amé-

nager complètement la maison. Me voilà installé

pour six mois au moins. C’est pourquoi je serais

reconnaissant de leur bon accueil aux propriétaires

du pays.

Une moue dédaigneuse se dessina sur le visage

de la jeune fille.

— Vous êtes seul, dit-elle. Sauf un ou deux no-

tables, vous ne rencontrerez aux Encaisses que des

paysans enrichis. Je ne suppose pas que leur socié-

té vous semble suffisante. Si vous tenez à voisiner,

il vous faudra aller à Chauvigny : c’est loin !…

Son expression railleuse s’accentua. Ulric aurait

eu envie de dire : « Et vous ? » mais il y avait dans

son attitude quelque chose de hautain qui l’intimi-

da.

— La solitude avec mon travail ne m’effraie

point, répondit-il. J’ai peur cependant qu’elle ne

soit un peu lourde aux hôtes que j’attends cet été.

J’ai une fiancée qui est très mondaine et dont la

mère se croit perdue si elle n’a pas de partners

pour son whist tous les soirs.

— Pour cela, à la rigueur, vous trouverez à la

contenter, dit Mahaut.

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Elle ajouta, presque immédiatement :

— Vous plaît-il de continuer la visite du châ-

teau ?

Elle rassemblait les plis de sa robe dans sa main

restée libre, au pied d’un escalier tournant qu’elle

s’apprêtait à gravir, quand Ulric, qui commençait à

s’orienter, l’interrogea en désignant une porte

close.

— N’est-ce point là la chambre dans la tourelle,

dont on aperçoit les fenêtres du pont sur le tor-

rent ? La vue doit en être très belle.

— Vous trouverez la même disposition plus

haut, où je vous conduis, répondit-elle négligem-

ment.

Elle le promena encore à travers plusieurs salles

vides, toutes poussiéreuses, où les araignées ten-

daient des toiles paisiblement élaborées, frisson-

nantes au soleil comme des disques d’argent. Par-

ci par-là, un objet oublié du vieux temps ; un bahut

vermoulu, un rouet sans quenouille, un cadre dé-

doré enchâssant un portrait rongé par les rats, trop

laids, trop détériorés pour mériter les honneurs de

la salle d’apparat. Par les fenêtres, aux petites

vitres pour la plupart brisées, la lumière ruisselait,

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sauf du côté du précipice, exposé à l’ombre de la

montagne.

— Selon la tradition, expliqua la jeune fille, c’est

là qu’on jetait les prisonniers gênants. Par une an-

cienne porte souterraine, on les amenait vers ces

rochers, les tenait un instant suspendus sur la

Sourre, puis le bruit de l’eau étouffait leurs cris.

— Quelles mœurs barbares ! dit Ulric.

— Oui, mais quelle vie ardente !

Il la regarda, surpris de l’énergie avec laquelle

elle avait prononcé cette phrase. Une flamme pas-

sa dans ses yeux bleus. Pour s’en cacher peut-être,

elle se pencha à la fenêtre, sur le torrent, qui, dur

et mauvais, se ruait à l’assaut des écueils. Il vint à

côté d’elle et revit alors le vieillard qui lui avait

ouvert la porte, bêchant avec ardeur dans le jardin

potager. Ses longs cheveux sous son affreux cha-

peau rejoignaient le poil embrouillé de sa barbe, et

son dos amaigri se courbait sur la bêche, dans une

humble attitude de prolétaire. Involontairement,

Forvel scruta le visage de Mahaut : elle conservait

sa sérénité souriante. Puis, soudain, tous deux

s’écartèrent avec un brusque mouvement d’effroi.

Quelqu’un, bondissant derrière eux à l’improviste,

entourait de ses bras la taille de la jeune fille et lui

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brandissait au visage un bouquet de muguets

mouillé.

— Oh ! Jean-Louis ! s’écria-t-elle. Tu m’as fait

peur !

— De quoi ? riposta le gamin, enchanté.

— Combien de fois t’ai-je prié de ne pas sauter

ainsi sur moi !

— Ben ! si tu te mêles d’avoir des nerfs, à pré-

sent !

Tout en parlant, il fixait son regard bleu et hardi

sur l’étranger et venait se poster à côté de sa sœur,

dans une attitude défiante, plutôt hostile. Ulric eut

aussitôt la clé de la ressemblance qui l’intriguait si

fort entre Mahaut et un visage déjà vu, une res-

semblance si extraordinaire qu’elle lui fit une im-

pression bizarre, presque anormale. Debout, leurs

deux têtes brunes comme à dessein rapprochées, –

Jean-Louis perché sur une saillie du soubasse-

ment, s’était haussé au niveau de sa sœur, – ils

évoquaient l’illusion de la même figure à deux âges

successifs : Jean-Louis, c’était la jeune fille adoles-

cente, avec des traits plus aigus et moins purs, une

mobilité de lignes plus nerveuse, une sveltesse de

corps exagérée, une verdeur d’âpre jeunesse ; elle,

c’était la perfection harmonieuse de l’ébauche,

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fondue de tendresse et d’éclat, avec le reflet d’une

pensée mûrie qui en rendait plus intense l’expres-

sion.

— C’est mon frère, monsieur, dit Mahaut. Il a

une façon cavalière de s’introduire dans les appar-

tements.

— Je connais déjà monsieur Jean-Louis, répon-

dit Ulric. Il a eu l’obligeance de m’indiquer le che-

min du château.

L’enfant le dévisagea de ses yeux perçants pour

voir s’il ne se moquait pas ; puis, devant la figure

sérieuse du jeune homme, il acquiesça d’un signe

de tête poli.

— Monsieur a-t-il visité tout ce qui en vaut la

peine ? demanda-t-il en s’adressant à sa sœur.

— Il reste encore les cachots.

— Eh bien, je vais vous y conduire, monsieur.

Inutile de te fatiguer davantage, Mahaut.

Cette fois, ce fut Ulric dont le front s’assombrit.

Mais elle le tira d’inquiétude en disant d’une voix

décidée :

— Je n’ai pas besoin de toi, Jean-Louis. Tu

n’étais pas là, tout à l’heure. Si tu y tiens, tu peux

nous accompagner.

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Jean-Louis fronça les sourcils, sous l’empire

d’un brusque déplaisir ; impérieuse, elle le contint

du regard. Ulric remarqua ce jeu de physionomie,

qui dura une seconde, et il en inféra que le jeune

garçon, par fierté, n’aimait pas que sa sœur

s’abaissât à ce rôle de cicerone. Ils descendirent à

trois l’escalier en spirale ; Jean-Louis, rageur, les

précédant d’un bond qui refoula Forvel contre la

paroi, et sautant sur un pied, au risque de se

rompre le cou. Soit inconsciemment, soit avec

l’espoir de prolonger la visite, en passant devant la

porte fermée du premier étage, Ulric répéta la

même remarque :

— De cette salle-là, la vue doit être magnifique.

— La même que tout à l’heure, répondit une se-

conde fois Mahaut.

— Mais non, beaucoup plus belle, interjeta Jean-

Louis. Seulement, c’est la chambre de ma sœur, et

elle n’aime pas qu’on y entre. Pourquoi ne veux-tu

pas montrer ta chambre, Mahaut ? Elle est toujours

en ordre.

En disant ces mots, il souleva le loquet et regar-

da ses compagnons d’un air narquois, ravi de sa

petite vengeance. Ulric, très ennuyé, avait fait un

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pas en arrière ; mais Mahaut, prenant bravement

son parti de la contrariété, le rappela :

— Puisque la vue vous intéresse, monsieur, ve-

nez donc.

Il la suivit, en murmurant quelques paroles

d’excuse, de blâme à l’adresse de Jean-Louis. Ce-

lui-ci, le nez en l’air et les mains dans ses poches,

se carrait, emboîtant le pas derrière eux, pas fâché

non plus d’avoir produit l’effet désiré sur

l’étranger. Car un étonnement presque comique se

peignait sur les traits d’Ulric. Il se trouvait mainte-

nant transporté dans une luxueuse chambre de

jeune fille. En contraste avec le plafond à poutres,

les murs rudes, le poêle de faïence verte, les pro-

fondes fenêtres à guillotine, il voyait un lit blanc

Louis XV, très ouvragé, avec un ciel d’où retom-

baient les plis d’une étoffe de soie bleue, brochée

de bouquets blancs et de nœuds. La même étoffe

recouvrait quelques sièges de style assorti et la

chaise-longue ; les rugosités du plancher disparais-

saient sous un chaud tapis d’Orient ; dans un

angle, un piano d’excellente marque portait une

partition ouverte. À côté du piano, sur un chevalet,

tourné de manière à recevoir le meilleur jour, se

dressait le portrait à l’huile d’un homme d’une

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quarantaine d’années, dans lequel Ulric reconnut

aisément le père des deux jeunes gens. Debout

dans une attitude de sereine assurance, le torse vi-

goureux serré dans une redingote noire, le visage

fin, d’une coloration mâle, aux tempes légèrement

dégarnies, il avait les yeux de ce bleu intense dont

l’éclat, presque provocateur chez Jean-Louis,

s’adoucissait chez Mahaut jusqu’à ne plus rappe-

ler, en certains moments, que le bleu des lacs de

montagne, assoupis dans la paix des crépuscules.

Ulric enveloppa encore d’un regard furtif, sans

oser s’arrêter, une table de toilette ornée de

brosses et de boîtes en écaille chiffrées d’or, un bu-

reau chargé d’accessoires coûteux : bougeoir de

bronze doré, cachet, couteau à papier, encrier en

cristal, buvard de cuir russe. Tous ces objets en-

tassés, auxquels s’en mêlaient d’autres disparates,

tels qu’un coussin à dentelles, où pendaient des fu-

seaux, ou des vases en poterie locale semblaient

avoir appartenu primitivement à des chambres dif-

férentes, puis avoir été réunis dans cet espace rela-

tivement étroit, comme les débris d’un luxueux

naufrage. Ils témoignaient peut-être aussi, jugea le

jeune homme, habitué au confort d’une richesse

plus discrète, d’une de ces fortunes brillantes et

instables dans lesquelles on puise hâtivement, à

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mains pleines, ainsi qu’à une source qui, du jour au

lendemain, peut tarir.

Mahaut, assise sur la banquette d’une fenêtre,

les pieds croisés sur la marche de bois, ramena

l’attention d’Ulric en lui montrant le village et le

pré en amphithéâtre qui, des dernières maisons,

s’élevait jusqu’aux forêts de sapins.

— Autrefois, dit-elle, les comtes de Valsombreux

donnaient dans ces prés des réjouissances pu-

bliques à leurs vassaux ; et ils honoraient de leur

présence les terrasses que voici. Il y avait des

danses, des cortèges, des chants, des repas plantu-

reux, et le bon peuple bénissait ses seigneurs.

— C’est curieux comme ces traditions, pourtant

si anciennes, se sont conservées dans le pays, dit

Ulric. Je me souviens, oh ! très vaguement, d’en

avoir entendu parler par mon propre grand-père.

En révélant ainsi ses attaches avec Valsom-

breux, qu’il avait eu d’abord l’intention de celer, il

comptait que Mahaut reconnaîtrait le lien qu’elles

créaient entre eux. Mais la jeune fille se contenta

de répondre, sans marquer de surprise :

— Dans ce cas, monsieur, vous aurez encore

plus de plaisir à lire nos vieilles chroniques.

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Elle restait immobile, rêveuse, dans l’embrasure

de la fenêtre, presque ignorante de la présence

d’Ulric ; lui, debout, regardait par-dessus son

épaule. Le soleil avait encore monté dans le ciel ;

découpées en lumière, les cimes des sapins s’en-

fonçaient dans l’azur. Sur les toits du village ondu-

laient de lentes fumées ; personne ne passait sur la

route blanche de Valsombreux, qui, au-delà du

pont, se perdait dans l’ombre bleuie des gorges.

Une atmosphère de paix entourait la vallée. Tout à

coup, dans l’air silencieux, se répandirent les sons

d’une musique faible et distante, inexprimable-

ment douce, détachée comme un motif ténu sur le

murmure de la Sourre. Ulric prêta l’oreille, attentif.

D’où pouvaient venir ces sons ? Ils semblaient

tomber du ciel même, ou du sein des hautes forêts.

— C’est Mlle de Bellelance qui joue du piano, dit

Mahaut ; la démente que vous avez rencontrée ce

matin. Sa maison est là-haut, dans le pré.

Elle appuya sa tête en arrière contre le cadre de

la fenêtre, afin qu’il pût voir sans la frôler. C’était

une maisonnette mi-paysanne, aux volets verts,

sise dans un isolement complet sur la lisière d’un

bois. Toutes les fenêtres étant ouvertes, la lumière

la traversait de part en part, et, au fond de chaque

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baie reparaissaient des sapins sur fond bleu. Le

piano résonnait toujours sous les doigts de la mu-

sicienne invisible.

— Comment est-elle devenue folle ? demanda

Ulric.

— Une histoire d’amour, à moitié oubliée, à moi-

tié légendaire ; quelque drame de passion où, à

vingt ans, a sombré sa raison. D’après ce que l’on

raconte, les siens furent très durs pour elle : ils

l’ont reniée et bannie. Elle est d’excellente famille.

— Et à présent ?

— À présent, ceux qui avaient qualité pour la

protéger sont morts ou dispersés. Il a toujours pla-

né un certain mystère sur cette histoire d’abandon

et de honte. Les Bellelance ont cherché à l’étouffer.

— Comment se fait-il qu’elle vive toute seule ?

Et depuis quand ?

— Depuis longtemps. D’abord elle disparut pen-

dant plusieurs années ; puis, un jour, elle revint,

personne ne sait d’où, s’installer avec une servante

dans cette petite maison qui appartenait à sa fa-

mille. Elle a une nièce mariée en Russie, qui lui

sert une rente viagère et veille à distance à ses in-

térêts. En réalité, elle est plutôt sous la protection

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de la commune, qui doit hériter, après sa mort, de

sa maison et du peu de terrain qui l’entoure. L’an

dernier, la servante mourut, et Mlle de Bellelance

n’a pas permis qu’on la remplaçât. Comme cela ne

gêne personne, on l’a laissée vivre en paix à sa

guise.

— Étrange histoire, murmura Ulric.

— Sa grande joie, continua la jeune fille, c’est la

musique. Il lui arrive de passer des journées en-

tières au piano, et parfois même, quand les souve-

nirs de son passé viennent la hanter, je suppose,

elle joue la nuit. Dans le silence de la montagne,

les sons se répercutent à l’infini : c’est comme si

de tous les sommets s’entrecroisaient des appels

mélodieux. Quand elle y est disposée, je vais jouer

à quatre mains chez elle.

— Comment, s’écria-t-il, vous ?…

— Mais oui, répondit-elle en souriant. À part

quelques excentricités de tenue et de langage, je

vous assure que, pour moi, elle a toute sa raison.

Elle est surtout de très bonne compagnie : la seule

personne ici avec qui j’aie du plaisir à m’associer.

Brusquement elle se tut, consciente d’avoir trop

révélé d’elle-même à cet étranger. Depuis un mo-

ment déjà Jean-Louis avait disparu. Forvel conti-

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nuait à regarder devant lui, sans mot dire, le cœur

rempli de mille questions dont aucune n’eût été

possible à poser. Bientôt le piano cessa de jouer.

Puis, une minute après, Mlle de Bellelance, tête

nue, vint sur le seuil de sa porte, s’y attarda un ins-

tant et, de son pas automatique, se dirigea vers la

forêt.

— Quel est le drame ? demanda Ulric.

— Personne ne sait au juste, répondit la jeune

fille, évasive. La légende s’est si bien enlacée à la

vérité qu’il est difficile de les dégager l’une de

l’autre.

— Peut-être est-elle heureuse dans son incons-

cience ?

Mahaut jeta un cri, tandis qu’une expression

d’horreur bouleversait tous ses traits.

— Heureuse ! Son sort est ce que je puis conce-

voir de plus affreux ! Cette mort de la conscience,

cet abandon de tous ! Pour elle, l’amour a engen-

dré dix fois pis que la mort !

— N’en rejetez pas la faute sur l’amour, s’écria

Forvel avec véhémence. Misérable amour que ce-

lui qui causa la ruine de cette pauvre créature !

L’amour vrai est une source de salut et de vie !

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Elle leva vers lui son regard intense, sans ré-

pondre.

Dans son excitation, Ulric, d’un geste affirmatif,

avait appuyé la main sur le bord plat de la fenêtre.

Le soleil l’échauffait de rayons, et un de ces rayons

accrocha, en se jouant, la bague d’or qu’il avait à

l’annulaire. Leurs yeux s’y portèrent ensemble, et,

ensemble, ils s’en détournèrent.

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SECONDE PARTIE

I

Mahaut Dionée et Ulric Forvel se sont rejoints

dans une clairière de la montagne. Dans le ciel

flottent des ouates blanches, une torpeur alourdit

la vallée, pleine du bruissement des insectes. À

leurs pieds frémit une mer de feuillages, au fond de

laquelle gronde la voix étouffée de la Sourre ; à

l’horizon, mais de très loin, par une échancrure des

arbres, ils aperçoivent un lac pâle, strié de bandes

d’argent, fermé par des falaises à pic que dominent

les Alpes, aux aériennes découpures. C’est Jean-

Louis qui a découvert cette retraite, dans ses ex-

péditions, et, comme d’une île où un hardi explora-

teur plante son drapeau, en a fait hommage à sa

sœur. Il n’y croît ni fraises, ni champignons, ni

myrtilles, rien que de la mousse et de beaux sa-

pins ; aussi les gamins du village n’y passent-ils

pas. Mahaut peut, en toute sécurité, laisser sa

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boîte de couleurs ou son pliant à l’abri d’une roche

et reprendre, le lendemain, le travail interrompu.

C’est un asile inviolable et sacré, où elle ne convie

personne à la suivre. Pourtant, un jour de sponta-

néité, elle en a livré le secret à Forvel, et ils s’y

sont rencontrés maintes fois. Depuis si peu de

temps qu’ils se connaissent, l’amour, sous le voile

de la sympathie, est déjà entré dans leurs cœurs ; à

peine ont-ils cherché à le combattre, vaincus par

une attirance si douce et si forte qu’elle prit pour

eux le caractère de la fatalité. Peut-être les cir-

constances ont-elles été complices : Mahaut vit

dans un isolement anormal ; Ulric, délicat et so-

ciable, se trouve tout à coup jeté dans un milieu

fruste où elle est le seul être de même espèce ;

chacun d’eux porte encore le deuil d’un père ten-

drement, quoique différemment aimé ; ils n’ont de

responsabilités qu’envers eux-mêmes ; la nature,

qu’ils aiment avec passion, est plus belle et plus

solitaire que partout ailleurs. Ils en sont à cette

heure émue qui précède l’aveu et dont ils vou-

draient, pleins de trouble, retenir et précipiter les

minutes.

Les premières fois, furtif, embarrassé, Ulric croi-

sait par hasard le chemin de Mahaut et n’osait pas

s’arrêter longtemps derrière l’aquarelle que pei-

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gnait la jeune fille. Elle adoptait envers lui une ré-

serve un peu fière, ne le congédiant, ni l’accueil-

lant. Puis, un jour, les fleurs qu’elle copiait leur

servirent de trait d’union. Elle lui expliqua qu’elle

ne se vouait pas à la grande peinture, bonne pour

les gens qui ont, à défaut de génie, de la fortune et

des loisirs, mais à l’art décoratif, où elle voyait une

application plus certaine de son léger talent. Pour

le moment, selon son expression, elle prenait des

notes en vue d’un travail futur, improvisant des

groupements de fleurs, des associations de cou-

leurs, cherchant des modèles dans toutes les

plantes de la forêt, dont elle modifiait les lignes au

gré de sa fantaisie, dans le dessein d’utiliser plus

tard ces esquisses pour des vases, des éventails,

des étoffes d’ameublement, des frises décoratives,

des encadrements ou frontispices de livres.

— Ainsi, disait-elle, au lieu de faire de grands ta-

bleaux qui ne se vendraient pas et qui ne pour-

raient rendre qu’en la déformant ma conception de

la beauté, je préfère, par exemple, composer un jo-

li papier de tenture, – tenez : ces pommes de pin,

sur ce fond d’un vert doux, dont l’idée m’est venue

un jour où j’en ramassais dans les bois. – Ne vaut-il

pas la peine de travailler à l’embellissement des

maisons ? Toutes les choses dont nous nous ser-

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vons, que nous gardons autour de nous, devraient

être élégantes, et chacun devrait orner son foyer

de son mieux.

Elle connaissait Ruskin et William Morris ; ce-

pendant, si elle les citait volontiers, elle ne tombait

pas dans l’anglomanie. Elle rêvait un art tout fran-

çais. Elle avait une quantité de projets, assez ambi-

tieux, mais pénétrés de bon sens pratique, qu’elle

exposait avec verve à Ulric.

— Mes chimères courent sur deux pieds solides

qui les empêcheront toujours de s’envoler dans les

nuages, disait-elle en riant ; elles ont des chances

d’arriver à leur but. Vous, vous devez être senti-

mental et romanesque : cela se voit.

Ulric, tout en protestant mollement, l’écoutait

avec une admiration nuancée de respect, émerveil-

lé de découvrir chez une jeune fille une intelli-

gence si ferme, alliée à une telle intensité de vie, et

une énergie presque virile, secondée par une expé-

rience précoce. Peu à peu, à mesure qu’il la connut

mieux, il fut amené à lui confier aussi ses plans

pour l’amélioration de sa propriété, et elle put lui

donner de très bons conseils, une année de séjour

dans la vallée l’ayant familiarisée avec les êtres et

les lieux. Ainsi, de leurs causeries, naissaient de

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mutuelles confidences, des révélations, de sou-

dains jets de lumière, qui se régularisaient, finis-

saient par éclairer des fragments entiers d’exis-

tence. Le jeune homme, une fois ses attaches avec

Valsombreux divulguées, n’avait pas grand’chose à

narrer ; son histoire, inséparable de celle de ses

parents, retraçait la belle ascension graduée d’une

famille qui, sans sautes brusques en avant ni re-

culs, avait planté de solides crampons dans chaque

degré qu’elle conquérait, pour arriver enfin à une

région sûre. Mais Mahaut ! cosmopolite au point

qu’on n’aurait pu dire si le français, l’anglais ou

l’italien était sa langue maternelle ; Mahaut qui, de

l’hôtel de son père à Paris, passait à d’affreux lod-

gings de Londres, où elle courait sous la pluie don-

ner des leçons dans un pensionnat de cinquième

ordre ; Mahaut, qui, orpheline et sans toit, appor-

tait de San Remo ses bibelots de jeune fille mil-

lionnaire dans ce château ruiné de Valsombreux

où son grand-père remplissait les plus humbles

fonctions ; Mahaut, tour à tour élevée au couvent

ou dans un pensionnat puritain ; tantôt laissée à

une liberté voisine de l’abandon ou ne sortant

qu’accompagnée et en voiture ! Son histoire sem-

blait prodigieuse. Comment cette vie de vingt-

quatre ans avait-elle pu contenir tant de faits, tant

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de changements de fortune, tant de migrations

sous des cieux divers, nouer tant de relations au

hasard des rencontres dans les milieux les plus

opposés et, par le plus bizarre des retours, venir

reprendre haleine au bord du vieux nid ancestral ?

Forvel en avait le vertige. Un jour, il la pria, en

plaisantant, de se raconter. À sa vive surprise, elle

y consentit. Peut-être éprouvait-elle un certain

plaisir à fixer ses souvenirs, car elle lui demanda,

d’un air sérieux, d’attendre au lendemain. Et préci-

sément, par ce chaud après-midi de juillet, malgré

l’orage qui s’amasse sur la vallée, elle a été fidèle

au rendez-vous et s’acquitte de sa promesse ; as-

sise, le dos appuyé au tronc lisse d’un mélèze, les

yeux fixés sur le lac changeant et lointain, elle dé-

bute, d’une voix un peu rêveuse, comme si elle

parlait plutôt pour satisfaire un besoin intime de

son cœur.

— Je suis d’origine paysanne comme vous. Au

temps des comtes de Valsombreux, les simples

gens dont nous sommes issus ont porté un com-

mun vasselage. Sans remonter si haut, nos grands-

parents ont dû jouer ensemble sur la place de

l’Église. Mon arrière-grand’mère était une Forvel.

Il y a donc entre nous une parenté distante, s’il

vous plaît de la revendiquer. Mon père me parla

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même quelquefois d’un certain Ulric Forvel, –

votre aïeul, – parti jeune du pays pour chercher

fortune dans le monde et qui avait brillamment ré-

ussi. Cela vous expliquera que je n’aie pas été très

étonnée de vous voir apparaître, vous aussi, aux

Encaisses : tôt ou tard, on finit toujours par retrou-

ver quelque fil mystérieux qui nous guide vers le

berceau de notre race. Je savais le nom de

l’étranger, acquéreur de la Maladrerie, et j’avais

deviné qui vous étiez ; je savais aussi que votre

premier acte – inspiré peut-être par d’insaisis-

sables réminiscences – devait être de rendre hom-

mage au château. Je vous attendais. Mais, avant

de vous parler de moi, il faut que vous me laissiez

vous parler de mon père, car mon histoire, déta-

chée de la sienne, signifierait peu de chose : sa

destinée, qu’il a créée, a complètement orienté

celle de sa famille. S’il avait eu besoin d’encoura-

gement, je pourrais vous dire que l’exemple d’Ulric

Forvel fortifia sa résolution de quitter le village.

Mais je crois que son énergie, son besoin dévorant

d’action, sa volonté de s’élever, la vie qui bouil-

lonnait en lui et dont rien ne pouvait contenir

l’ardeur, lui eussent tracé son chemin en toutes

circonstances. Voulez-vous vous rendre compte de

ce qu’il était adolescent ? regardez Jean-Louis.

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Vous avez été frappé déjà par sa grande ressem-

blance physique avec le portrait : à quatorze ans,

mon père devait bondir ainsi sur les rochers, esca-

lader les murs, grimper au sommet des arbres, ris-

quer sa vie pour un caillou ou pour un nid d’oi-

seau, mal apprendre ses leçons, se maintenir en

classe cependant par volonté têtue de savoir

quelque chose, être difficile à diriger, loyal, empor-

té, généreux, incapable de se contraindre, à moins

qu’il ne s’agît de servir ses desseins, qu’il poursui-

vait avec une ténacité indomptable. Jugez de ce

que dut être la révolte d’un tel enfant, dont on pré-

tendait limiter l’horizon à celui d’un village !

Avant d’être gardien du château, mon grand-

père y remplissait le poste de geôlier. Toute sa vie

s’est donc écoulée à l’abri de ces vieux murs, dans

ce coin perdu du monde ; ses quatre-vingt-cinq ans

ont vu défiler bien des choses : des rois sont tom-

bés, des peuples ont conquis leurs libertés, mais

rien n’a jamais été changé à sa routine, sauf par

l’inévitable usure du temps. Pourtant il eut quelque

ambition pour son fils unique : il rêva d’en faire un

clerc de notaire. À cette fin, il l’envoya au collège,

à Chauvigny. Ce fils, lui, ne rêvait que de courir le

monde, en quête d’entreprises glorieuses ; sa tur-

bulence lui attirait de continuels reproches, qui

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avaient leur écho à la maison paternelle. Un jour, –

il avait alors quinze ans, – à la suite d’une alterca-

tion avec un de ses maîtres d’études, il le souffleta,

séance tenante fut chassé du collège, et, n’osant

plus reparaître chez ses parents après ce bel ex-

ploit, prit incontinent la route de Paris. Je suis sûre

qu’il souffrit beaucoup de la peine qu’il causa à sa

mère, – ma grand’mère Frédérique, que je me rap-

pelle si bien avoir vue une fois dans ma petite en-

fance, avec son haut bonnet ruché et son coussin

de dentellière sur lequel ont dû couler tant de

larmes ! Vous savez, le coussin à dentelles dans

ma chambre. Mais mon père ne se laissa jamais

détourner d’aucun but par des considérations sen-

timentales : ce dut être là le secret de sa force.

Donc il vint à Paris, se louant dans les fermes pour

payer son voyage. Je ne vous raconterai pas par le

menu ses débuts, les choses inouïes qu’il a accom-

plies, les vrais prodiges qui, de son point de dé-

part, si misérable, le conduisirent à la fortune.

C’est, avec des variantes de détails, l’histoire

commune, en ses grandes lignes, aux hommes de

naissance obscure, de forte volonté, capables de

beaucoup de travail, d’héroïques privations, et sur

qui brille une étoile favorable. Après quelques tâ-

tonnements, le jeune fugitif entra chez un raffineur

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de sucre et s’y créa une position stable. À la mort

du chef de l’usine, on l’associa pour la direction

avec le fils et héritier. Puis, bientôt las de travailler

pour deux, il trouva moyen de désintéresser son

partner et de mener l’affaire à lui tout seul. Elle

prit aussitôt une extension nouvelle et prospéra.

Bref, à trente ans, le petit vagabond, arrivé à Paris

quinze ans auparavant, ses souliers à la main pour

les économiser, occupait en tout bien tout honneur

la place de celui qui lui avait fait la grâce de

l’admettre comme le dernier de ses employés.

Quelques années plus tard, son mariage avec ma

mère, qui avait une dot et appartenait à une bonne

famille bourgeoise, acheva de consolider sa situa-

tion. Dès lors il élargit le cercle de son activité : à

côté de son usine, il en fonda d’autres, se mit à

l’affût d’entreprises de tout genre, s’abouchant

avec des banquiers, cherchant des relations dans

tous les mondes, réussissant ici, échouant là, re-

nouant ailleurs, ne doutant jamais du succès, insuf-

flant à ceux qui l’approchaient son courage et son

enthousiasme, toujours à court d’argent, quoique

en dépensant à pleines mains, toujours en mou-

vement, toujours agité, absorbé, à la fois inquiet et

confiant, faisant des affaires comme on fait de l’art,

avec amour, fièvre, dévotion, pour le plaisir d’en

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faire. Tel est le souvenir que j’ai conservé de mon

père, depuis les jours de ma petite enfance, où sa

figure commence à se préciser, jusqu’à celui où je

le revis mort dans une misérable bourgade

d’Autriche.

Je naquis à Neuilly, dans une villa que mes pa-

rents habitaient à côté de l’usine et dont je ne me

rappelle que le grand jardin rempli de charmilles

où je m’amusais seule. Notre vie était simple.

J’étais heureuse et insoucieuse : on me gâtait sans

s’occuper beaucoup de moi, car ma mère eut tou-

jours une santé fragile, et je me demande si, pen-

dant ces premières années, où je jouais un rôle in-

signifiant, mon père eut le sentiment très net de

ma présence. Dès l’âge de cinq ans, j’ai voyagé

avec ma mère : je la suivis un hiver à Cannes, un

autre à Alger, un troisième en Italie, puis de nou-

veau à Alger ; mon père nous accompagnait, don-

nait douze heures à notre installation, six mois

après revenait nous chercher ou nous avertissait

par télégramme que nous eussions à le rejoindre

dans quelque ville, le lendemain. C’est ainsi qu’il

brûlait la vie. Il nous faisait des visites brèves et

imprévues, qui glissaient comme des éclairs dans

notre atmosphère monotonement variée. Tantôt il

m’apportait des jouets, tantôt il m’oubliait ; une

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fois il me fit don d’un peigne d’écaille blonde et fut

très étonné d’apprendre que son cadeau n’était

d’aucune utilité pour mes cheveux flottants. Vers

ma dixième année, ma mère renonça à ses stations

hivernales, et la famille, accrue de Jean-Louis, se

fixa à Paris dans un grand appartement du boule-

vard Malesherbes, entièrement aménagé à notre

convenance, comme si nous devions y achever nos

jours. À cette époque, nous étions riches, ou nous

vivions comme tels ; mon père était engagé dans

plusieurs grosses affaires industrielles où il tou-

chait comme administrateur de forts dividendes.

J’eus une chambre délicieuse dont on me fit la

surprise pour mes onze ans, et je commençais à

n’avoir plus peur de traverser seule le long couloir

qui l’isolait de celle de mes parents, lorsqu’on me

mit au couvent. J’y ai passé près de trois ans pai-

sibles ; on me traitait avec beaucoup de considéra-

tion ; par humilité chrétienne, je m’efforçais de ré-

primer la vanité dont mon cœur se gonflait quand

ma mère venait me voir au parloir avec mon joli

petit frère, tout habillé de blanc, ses belles boucles

tombant sur son large col de dentelle. Mon père,

lui, me promit souvent sa visite et ne vint jamais.

Le jour où il tint enfin sa parole fut aussi celui de

mon départ : il arriva, la figure convulsée, et m’em-

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mena bien vite pour que ma mère pût m’embrasser

avant de mourir. Elle succombait aux suites d’une

opération qu’on m’avait laissé ignorer pour m’en

éviter l’angoisse…

Mahaut s’arrêta, en disant ces mots, évidem-

ment absorbée par quelque vision rétrospective,

car ses yeux prirent une expression fixe et son-

geuse, dans laquelle s’immobilisèrent tous les

traits de son visage.

— Je vous oblige à revenir sur de cruelles im-

pressions, dit Ulric.

— Je ne les crains pas, répondit-elle. Il faut, au

contraire, s’astreindre à regarder en face ses sou-

venirs pour dominer ce qu’ils ont de douloureux et

n’en plus voir que la douceur. La mort de ma mère

clôt une période de ma vie et en ouvre une se-

conde. Par amour pour elle, je ne puis regretter

qu’elle ne l’ait pas vécue ; car, d’une autre com-

plexion que la nôtre, elle aurait mal supporté les

incertitudes qui devinrent ensuite notre lot.

Mon père ne me renvoya pas au couvent : il re-

doutait de se trouver dans la maison vide, quoiqu’il

n’y fût pour ainsi dire jamais. J’étais alors dans ma

quatorzième année, trop grande, pâle et maigre à

faire peur. Prenant ma mission au sérieux, je rele-

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vai mes cheveux, allongeai mes jupes, me compo-

sai un maintien grave, et, dans mes robes noires,

sous mon immense voile de crêpe, je fis bien, je

crois, la plus extraordinaire maîtresse de maison

qu’on pût voir. Je m’attelai à la besogne avec zèle,

vérifiant les carnets de ménage, jusqu’à

m’évanouir de migraine sur ces grimoires au mi-

lieu de la nuit ; les domestiques volaient ; nous vi-

vions dans un tel gâchis que nous avions l’air

d’être dans un emménagement perpétuel ; Jean-

Louis portait des bas troués, et j’avais des cercles

sous les yeux : de loin, dans la glace, cela me fai-

sait l’effet de lunettes. Mon père ne s’apercevait de

rien, de plus en plus soucieux, nerveux, distrait ;

son chagrin lui servait d’excuse pour ne pas

s’occuper de nous. Vous représentez-vous ce que

c’est que l’angoisse de sentir planer sur soi la me-

nace d’une catastrophe vague, qui rôde dans votre

air sans qu’on sache sur quel point elle va vous

frapper ? On ne dit rien aux enfants : ils ne com-

prendraient pas, c’est convenu ; et on n’admet pas

qu’ils puissent souffrir, êtres d’imagination, mais

passifs, irresponsables, qui tremblent d’effroi dans

les ténèbres, sans avoir la ressource d’agir. Je sen-

tais que quelque chose allait mal dans notre mai-

son ; mais je n’osais demander quoi, et je demeu-

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rais courbée sous une continuelle appréhension. Je

voyais chez nous des hommes d’affaires de tout

âge, de toute caste, de toute nationalité, dont les

uns m’adressaient des compliments doucereux, les

autres, souvent les mieux mis, passaient devant

moi sans me saluer. Quelque âme charitable ou-

vrit-elle les yeux à notre père ? Un jour, il

m’appela, me dit que ma santé l’inquiétait beau-

coup, que j’avais besoin d’air pur et de soins, qu’il

avait en conséquence arrangé de me conduire en

Suisse, avec Jean-Louis, en pension chez une

bonne dame qui aurait pour ses orphelins la sollici-

tude d’une mère. J’éclatai en pleurs ; il s’attendrit

aussi, en me suppliant d’être raisonnable pour ne

pas ajouter à son chagrin. Son expression abattue,

presque hagarde, me faisait trop de peine à voir ; je

cédai sans plus de résistance.

Connaissez-vous Zurich ? mon père nous y ame-

na par un jour de vent âpre dans une villa qui re-

gardait le lac ; là, nous fûmes reçus, grelottants et

peureux, par une veuve sérieuse et sa fille, une

demoiselle dans la trentaine, qui nous dit adorer

les enfants et n’embrassa pas Jean-Louis. J’ai pas-

sé dans cette maison les deux pires années de ma

vie : malheureuse, inquiète, parce que mon père,

constamment en voyage, restait jusqu’à six se-

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maines sans m’écrire, à court d’argent, en mésin-

telligence avec les personnes chez qui nous habi-

tions. Je comprends à présent que ces dames

n’aimaient pas les enfants, et qu’elles faisaient mé-

tier d’en élever chez elles parce que ce genre de

négoce est plus considéré que la vente de

l’épicerie ; mais, au fond, nous étions des articles

de commerce, qui leur occasionnaient simplement

beaucoup plus de tracas que des lacets ou des

chandelles. Je conviens, pour être juste, que Jean-

Louis était insupportable.

— Mais votre père, interrompit Ulric, comment

n’est-il pas intervenu ?

— Il avait bien d’autres soucis ! Comme je l’ai su

plus tard, il traversait une crise financière ef-

froyable. D’ailleurs, si compétent qu’il fût pour les

affaires d’argent, il était d’une candeur touchante

pour les autres questions de ce monde. Sa psycho-

logie était rudimentaire. Chacun devait s’intéres-

ser, pensait-il, à deux enfants sans mère ; et que

des maîtresses de pension pussent être anxieuses

au sujet d’un compte en retard qui, dans son es-

prit, serait payé, ou qu’une fillette fière et sensible

pût souffrir en de telles circonstances, cela, il ne le

comprit jamais.

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— Il fallait qu’il fût en proie à de très graves en-

nuis, reprit vivement Ulric, pour vous laisser ainsi

sans nouvelles !

En lui-même, il songeait :

« Le mien ne l’aurait jamais fait ! »

— Sans doute, dit Mahaut. Mais mon père a tou-

jours eu ceci de particulier que, quand une idée

l’occupait, elle le possédait tout entier, fermant ses

yeux à ce qui aurait pu l’en distraire. Il a toujours

tendu uniquement à son but. C’est une condition

de réussite. S’il s’était embarrassé de nos plaintes,

il n’aurait pas relevé notre fortune.

— Oui, mais vous en avez souffert !

Mahaut tressaillit, saisie par l’accent passionné

de cette exclamation. Elle regarda Ulric et fut sur-

prise de sa pâleur. Émue, elle aussi, elle détourna

la tête pour contempler le ciel, où s’amoncelaient

de blancs nuages.

— Continuez, je vous en prie ! dit-il.

Elle continua.

— J’abrège. Au début du second été, mon père

nous fit venir auprès de lui à Folkestone, où il se

trouvait à demeure. Nous devions faire le voyage

seuls, j’avais délicieusement peur, et cependant,

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pour rien au monde, je n’aurais voulu qu’on nous

accompagnât, tant je me sentais fière, et libre, et

heureuse, et pénétrée du sentiment de ma nouvelle

importance. Il nous attendait sur le débarcadère et

nous serra dans ses bras, pleurant presque de joie

à nous revoir. Fût-ce l’effet de cette émotion ? je

remarquai aussitôt combien il avait vieilli ; des

cheveux blancs pâlissaient ses tempes, deux lignes

droites, qui des narines au coin de sa bouche ve-

naient se perdre dans sa moustache grise, ache-

vaient de lui donner un air harassé et amer. L’es-

prit à cent lieues de ce qu’il me disait, il m’ex-

pliqua, tout en nous conduisant à son hôtel, qu’il

avait eu toutes sortes de difficultés, que sa situa-

tion était loin d’être éclaircie, mais qu’il avait pré-

féré rappeler ses chers enfants, quand bien même

il ne pourrait pas leur offrir encore toute l’aisance

qu’il désirait pour eux. Je lui fus reconnaissante de

cette pensée affectueuse, et je pris assez allègre-

ment mon parti de notre installation incommode.

Pendant ses fréquents séjours à Londres, nous res-

tions, Jean-Louis et moi, à jouer au bord de la mer.

En automne, nous le suivîmes et nous louâmes de

vilains lodgings à Bayswater. Ce furent vraiment

des temps difficiles : dans mon désarroi, je pressais

mon père de questions sur l’état de ses affaires. Il

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ne montra nulle bonne grâce à me répondre ; en-

clin à l’expansion dans la fortune favorable, il lui

déplaisait, en revanche, de mettre personne, même

sa fille, dans la confidence de ses échecs. Et il en

eut de terribles, pauvre père ! où aurait sombré un

courage moins fortement trempé que le sien. Je fi-

nis toutefois par comprendre qu’il était en pour-

parlers avec des financiers anglais, au sujet de

l’achat de terrains dans l’Afrique du Sud, spécula-

tion dont il escomptait de brillants bénéfices. Il

courait la Cité du matin au soir, s’absentait des

journées entières, parfois deux, même trois fois de

suite, et dépensait à peu près tout son argent pour

ses déplacements, ses fiacres, les frais d’une tenue

correcte qu’il importait de conserver dans l’intérêt

de notre prospérité future. En attendant, notre lo-

geuse me trouva des leçons à donner dans la pen-

sion de ses deux petites filles ; faute de quoi, Jean-

Louis et moi, nous aurions manqué de souliers. Les

jours où mon père pouvait nous consacrer

quelques heures de son temps, il nous promenait

devant les beaux magasins de Regent Street, et

nous choisissions ce que nous achèterions plus

tard, quand nous serions riches. En dépit de notre

misère présente, j’avais en l’avenir une confiance

superbe ; si mes vulgaires petites élèves m’en-

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nuyaient trop, je me consolais en me comparant à

une princesse déguisée sous une robe de bure.

Puis les vaches grasses succédèrent aux vaches

maigres : la fortune tourna sa roue. Mon père,

ayant conclu l’affaire qui lui tenait à cœur, partit

pour le Transvaal surveiller ses nouveaux intérêts,

nous laissant jusqu’à son retour en Angleterre, où

je devais achever mes études. Je fus remise en

pension, cette fois dans de bonnes conditions, et

on confia Jean-Louis à la veuve d’un officier, chez

qui j’allais le voir tous les mois, enchantée de jouer

à la jeune maman. Pourtant, vous étonnerai-je en

vous disant que, malgré l’agrément de ma seconde

vie à Londres, je regrettai souvent l’ancienne ? Il

ne faut pas de contrastes trop brusques. Quand, à

la table ornée de fleurs où nous dînions en robes

claires, le souvenir me revenait tout à coup de nos

humbles repas autour d’un unique bec de gaz, et

du jour où mon père prétendit n’avoir pas faim

pour céder sa portion à Jean-Louis, des larmes me

brûlaient les paupières. En outre, ayant été si libre,

trop libre, j’avais peine à me plier à une règle

stricte : il est plus difficile qu’on ne le croit de pas-

ser d’institutrice à élève ! Ce fut avec plaisir que je

rentrai à Paris.

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Je n’y devais pas trouver la sécurité à laquelle je

commençais ardemment à aspirer. Mon père était

dans une veine heureuse ; tout ce qu’il touchait se

changeait en or ; il spéculait avec une audace

inouïe. Sa situation l’obligeait à de grosses dé-

penses ; nous avions une voiture ; nous donnions

des dîners ; je m’habillais chez la bonne faiseuse ;

j’avais des bijoux que je n’osais pas mettre, et je

sentais, à n’en pouvoir douter, que nous marchions

à une nouvelle ruine. Aussi, dans les milieux mêlés

et frivoles que je fus obligée quelque temps de fré-

quenter, ai-je passé sans rien engager de moi-

même, en invitée qui assiste à une belle fête et sait

que, l’heure sonnée, elle n’aura plus qu’à se retirer.

Mais cela ne m’empêchait pas de jouir de la fête. Il

faut prendre les bonnes choses quand on les a.

Bientôt, en effet, mon père tomba gravement ma-

lade ; cela suffit à détruire l’équilibre toujours me-

nacé de notre position. Quand je le vis si changé,

tout blanc, les épaules voûtées, le cœur abreuvé

d’amertume, prêt à laisser échapper de sa main

énervée la direction de ses lourdes affaires, je pus

croire un instant que nous touchions au port et, je

le confesse, mon premier mouvement fut de joie. Il

était las ; il voulait se reposer ; renonçant à des

ambitions dont la poursuite le tuait, il ne désirait

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plus que finir ses jours dans quelque paisible re-

traite où il aurait du soleil et des fleurs. C’était à

l’entrée de l’hiver ; il acheta une villa à San Remo

et, une fois de plus, nous plantâmes notre tente.

— Ce dut être une année après le séjour que j’y

fis avec les Alder, interrompit Ulric. Que j’aurais

eu de bonheur à vous y rencontrer !

— Et vous vous seriez demandé, dit Mahaut en

souriant, quel était cet étrange trio que l’on voyait

au bord de la mer, et qui choisissait de préférence

les promenades désertes : un homme à la figure

fine et vieillie, appuyé mélancoliquement au bras

d’une jeune fille que chacun prenait pour sa

femme ; un grand garçon qui courait devant eux et

dont la présence déroutait les suppositions, car,

avec un peu de bon sens, il était impossible de

s’imaginer que la jeune fille fût sa mère. On vous

aurait peut-être raconté que c’était là une famille

de Parisiens, dont le père venait s’établir à San

Remo pour refaire sa santé minée et chercher à

marier sa fille. Pauvre père ! Il y pensait bien peu !

Dans son monde mêlé des affaires, c’est en toute

sincérité qu’il ne trouvait personne d’assez bien

pour moi, et puis, vraiment, il désirait trop me

conserver. Cette première année de San Remo fut

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très douce ; nous menions une vie retirée dans une

jolie maison entourée d’un beau jardin. Je consa-

crais une partie de mon temps à mes études, et

ayant lié connaissance avec quelques personnes de

mon choix, je jouissais beaucoup de leur intimité.

La santé de mon père, dans cette paix et dans ce

calme, se raffermissait tous les jours ; d’abord je

fus contente de le voir reprendre goût à quelques

travaux faciles : ainsi, il se passionna pour une

plantation de rosiers. Mais, la seconde année déjà,

sa fièvre le ressaisit. Cette roseraie fut le point de

départ d’une nouvelle spéculation : un soir, comme

nous nous promenions le long de ces gracieux

champs de roses dont la brise soulevait les par-

fums, il fut séduit tout à coup par l’idée de créer

sur les terrains voisins un vaste parc, bâti de villas

à louer. En vain essayai-je de l’en dissuader.

« C’est la fortune, me répétait-il, obstiné, la fortune

pour vous. Cette fois-ci, je ne travaille que pour

vous. Vous m’en bénirez un jour ! »

Je n’avais pas confiance, ni le courage non plus

de le contrecarrer ; car, dans ce dernier projet, il

apportait toute son âme. D’ailleurs, à quoi mes ins-

tances eussent-elles servi ? Il se remit à courir les

hommes d’argent ; nous ne le vîmes presque plus,

emporté qu’il était par le tourbillon renaissant. Des

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étrangers à mine suspecte reparurent à notre

foyer ; leur présence me semblait le souiller.

Quand ils ne venaient pas, c’était lui qui partait à

leur recherche.

Personne ne se rappelle cet accident de chemin

de fer, arrivé sur la ligne de Vienne, en février

1889, qui coûta la vie au chauffeur et à un voya-

geur. Cet unique voyageur était mon père. Un télé-

gramme m’avertit, et je vins seule de San Remo. Je

le revis par une blafarde nuit de neige ; jamais je

n’oublierai la petite salle nue, sinistre, dans la gare

d’un village ignoré, où son corps mutilé reposait

déjà dans la bière, gardé par des hommes en uni-

forme qui parlaient un dialecte que je ne compre-

nais point ; en m’apercevant, d’un geste instinctif,

ils détournèrent leurs lanternes fumeuses pour me

cacher le cercueil. Où fallait-il emmener ces la-

mentables restes ? – le choc lui avait coupé les

deux jambes. J’obéis au conseil que l’on me donna

de le laisser enterrer dans le village même, et je fus

seule, toute seule, pour lui rendre les derniers de-

voirs, car nous n’avions pas de parents, et nos

amis étaient trop loin.

— Que n’ai-je été déjà votre ami ! dit Ulric.

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Puis il se tut, dominé par une émotion si forte

qu’une parole de plus l’eût trahi. Rapidement, Ma-

haut reprit, d’une voix résolue à rester égale :

— En pensant aujourd’hui à cette catastrophe,

dégagée de l’horreur du premier moment, je me dis

qu’elle rentre dans la logique de la vie de mon

père, en complète, en quelque sorte, l’harmonie. À

ce déraciné, la tombe solitaire dans le sol étran-

ger ; à cet éternel agité, la mort soudaine sur une

de ces grand’routes qu’il mit sa joie à parcourir. Il

me semble qu’il n’y a rien d’irrémédiablement

triste dans une destinée qui a décrit sa courbe

normale. Pour moi, mon père est mort au champ

d’honneur. Mais il m’a fallu de longues méditations

paisibles dans cette vallée, où il commença sa car-

rière, pour calmer mon angoisse. À l’heure cruelle,

je ne raisonnais pas ainsi ; je ne raisonnais pas du

tout, et ce fut à la multitude des soucis matériels

qui m’accablèrent que je dus de conserver l’équi-

libre de mes nerfs. L’avenir de Jean-Louis dépen-

dait de moi : son tuteur, un ami sûr, désigné autre-

fois par mon père, mais qui était parti pour Java,

ne pouvait songer à se déplacer : il m’envoyait des

conseils. C’est une vraie nuée de corbeaux qui

s’abattirent sur nous ; jugez donc si la proie était

belle : une jeune fille et un enfant ! La maison de

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San Remo vendue, il nous resta pour tous deux, à

côté de quelques objets personnels, environ qua-

rante mille francs. Cela ne suffisait pas pour vivre :

la rente de nos deux parts n’aurait pas même payé

une bonne pension pour Jean-Louis. J’étais décou-

ragée, excédée, j’avais soif de repos ; or, un des

derniers désirs exprimés par mon père, une des

charmantes chimères qu’il caressait dans ses rares

heures de loisir, avait été de venir un jour en fa-

mille surprendre notre aïeul, qui ne connaissait pas

encore Jean-Louis. Mon père déplorait souvent

d’avoir si peu trouvé le temps de visiter ses pa-

rents ; car ses séjours au pays, depuis sa fuite,

avaient été brefs et espacés, et sa mère était morte

sans qu’il la revît. Au fond, une parcelle de son

cœur resta toujours à son village ; tout ce qui le lui

rappelait lui était cher ; son attachement se mani-

festait même parfois d’une façon un peu roma-

nesque : ainsi, je porte le nom de Mahaut en sou-

venir d’une comtesse de Valsombreux.

J’avais écrit à mon grand-père pour lui ap-

prendre la mort de son fils ; je lui écrivis une se-

conde fois en lui demandant s’il voulait nous don-

ner un asile : c’était le seul parent que nous eus-

sions, et il me semblait, en agissant de la sorte,

obéir aux dernières volontés de mon père. Il me

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répondit : « Venez, si cela vous arrange. » Et voici

un an le mois prochain que nous sommes à Val-

sombreux, vivant d’une manière qui, sans doute,

ne peut être définitive, mais que je crois être pour

le présent la plus sage ; Jean-Louis, dont la santé

me causait de l’inquiétude, s’est beaucoup fortifié ;

il va au collège à Chauvigny, où il reçoit à peu de

frais une instruction excellente. Quant à moi, je ne

serais certes pas embarrassée de gagner ma vie ;

mais je ne puis songer à quitter Jean-Louis, qui se

croirait exilé à mon profit. Il faut attendre, comme

l’oiseau sur la branche, prêt à s’envoler dès qu’il

saura dans quelle direction orienter sa course. Et

vous, mon cousin, n’avez-vous point une histoire à

me conter, en échange de la mienne ?

Elle souriait avec bravoure ; mais une lassitude

involontaire pesait sur son ton léger, des larmes

embuaient ses yeux, comme une vapeur qui se se-

rait exhalée de trop de choses tristes qu’elle venait

d’agiter, de celles surtout qu’elle n’avait pas dites

et qu’elle emprisonnait dans son cœur courageux.

Ulric se taisait. Alors elle le regarda, déjà peinée de

son indifférence : il était pâle, la bouche frémis-

sante, sans mouvements, sans voix ; enfin ses pa-

roles jaillirent :

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— Je vous aime, Mahaut, je vous aime ! Pardon-

nez-moi de vous le dire ici… mais je ne puis plus…

mon secret m’étouffe… laissez-moi le crier enfin…

Oh ! que vous ayez supporté tant d’épreuves pen-

dant que j’étais si heureux !… Je ferai du bonheur

pour vous, croyez-le…

Elle l’écoutait, muette et ravie ; cet aveu n’avait

rien qui pût la troubler, car il flottait dans leur air

depuis le premier jour ; mais quelle joie de le re-

cueillir sur les lèvres de celui qu’elle aimait !

Quelle joie divine, mille fois plus forte qu’elle ne

s’y attendait ! Cependant, il répétait :

— Je vous ferai heureuse ! Il n’y a pas

d’obstacles. Je ne suis point lié encore. Renée est

loyale, elle comprendra, elle abdiquera ses droits

fragiles devant ceux de l’amour !…

Et ils étaient si épris, si confiants, si honnêtes,

qu’ils le crurent : ils s’abandonnèrent sans arrière-

pensée à la douceur des serments d’amour. Un

vertige de jeunesse et de passion les aveuglait sur

ce qui n’était pas eux. Pourquoi tout ne se serait-il

pas incliné devant leur volonté magique, telles les

cimes des arbres que ployait en ce moment le vent

d’orage ? Leur audace défia le monde : dans un

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éclair d’orgueil, ils le virent se courber à leurs

pieds.

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II

Les fiançailles qui liaient Ulric Forvel à

Mlle Alder n’étaient point tout à fait officielles. Sa

famille avait eu de grandes obligations à celle de la

jeune fille, dont le grand-père maternel, M. de la

Rouverade, armateur, avait pris jadis l’aïeul d’Ulric

comme employé, et, ne tardant pas à reconnaître

les rares aptitudes de ce fils de paysan, l’avait for-

mé complètement aux affaires. Bien qu’il fût arrivé

par son travail, sa probité, sa persévérance, à une

position inespérée et qu’il eût prodigué à M. de la

Rouverade les marques d’un dévouement que l’ar-

gent ne peut payer, Ulric Forvel, l’ancêtre, en rai-

son de ses humbles origines, avait continué à con-

sidérer son ancien patron, devenu à peu près son

ami, comme un être de race supérieure, dont la

bienveillance daignait s’abaisser jusqu’à lui. Si son

fils unique, qui, par la suite, dirigea seul la maison

d’une main intelligente et ferme, se fût avisé de

s’éprendre de Mlle de la Rouverade, fille unique elle

aussi, délicate de santé, indolente, peut-être eût-il

traité cet amour de sacrilège et s’y fût-il opposé,

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par respect. Heureusement que son fils ne s’éprit

point de Mlle de la Rouverade. À la même époque

où elle épousait un M. Alder, de fortune et de fa-

mille équivalentes, il recherchait et obtenait une

charmante jeune fille qui fut la mère d’Ulric. Les

deux femmes se lièrent d’affection et se virent

souvent sur un pied d’intimité. Ce fut Mme Forvel

qui consola son amie de la mort de deux premiers

enfants et l’aida à élever Renée. Ulric accompa-

gnait la fillette à la promenade ; naturellement

doux, il la traitait dans leurs jeux avec une condes-

cendance de grand frère. Le temps, en égalisant les

fortunes, avait nivelé les distances sociales ; il ne

restait plus que le vieil Ulric pour s’en souvenir ;

encore ne put-il résister longtemps à la joie de voir

les deux petits, la main dans la main, jolis et parés,

sortir ensemble sous la garde de leur gouvernante

anglaise et de penser qu’on les destinait l’un à

l’autre. Sa dévotion prit une autre forme. En au-

cune occasion, il ne manquait de répéter à son pe-

tit-fils : « Aime bien Renée. Sois gentil avec Renée.

Ne fais pas de peine à Renée. » Une ou deux fois,

on le surprit à marmotter dans sa barbe blanche :

« L’arrière-petit-fils du bûcheron épouser l’arrière-

petite-fille d’un comte ! » Son snobisme naïf, – si

l’on peut faire usage d’un mot qu’il ignorait pour

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définir son état d’âme, – son snobisme naïf s’épa-

nouissait dans de tels rapprochements. Quand

Mme Alder perdit son mari, comme elle était inca-

pable d’administrer sa fortune, M. Forvel s’en

chargea, tout en refusant, par délicatesse, la tutelle

de Renée. Mme Alder avait l’imagination malade : à

tout propos, elle prédisait sa mort prochaine et se

désolait de laisser sa fille seule au monde. Ce fut

pendant une de ces crises d’abattement qu’on fit

endosser à Ulric la dette de reconnaissance de sa

famille en le fiançant à Renée. Ils avaient alors

quinze et vingt ans : on trouva plus convenable,

dans leur intérêt même, de ne pas divulguer leur

engagement. Ils continuèrent donc à se voir fami-

lièrement, sans que rien fût modifié à leurs habi-

tudes de fraternelle camaraderie ; et, si l’un ou

l’autre s’absentait, ils s’écrivaient des lettres ami-

cales et insignifiantes, où, de loin en loin, survenait

quelque allusion à leurs projets d’avenir. Peu à

peu, presque à leur insu, une poésie subtile, celle

qui rayonnait de leur jeunesse, se glissa dans leurs

relations. Lors d’un séjour commun à San Remo,

ils se firent don, avec puérilité, de bagues de fian-

çailles, et ils eurent du plaisir à se promener en-

semble dans les bois d’oliviers, sous l’œil indulgent

de Mme Alder, en échangeant de tendres propos.

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D’ailleurs, n’étaient-ils pas réunis sous le plus beau

ciel du monde, dont l’enchantement seul peut

créer le mirage d’amour, et ne se savaient-ils pas

promis l’un à l’autre ? Quelque jour, ils seraient

mariés ; cette sécurité, qui leur épargnait l’in-

quiétude ou la fièvre, les laissait aussi sans hâte ;

mais ils jouissaient du charme délicat de l’heure

présente. La mère ne désirait se séparer de sa fille

que le plus tard possible, et Ulric, par habitude in-

vétérée, acquiesçait. Cependant, lorsque la mort

de M. Forvel creusa un si grand vide dans l’exis-

tence du jeune homme, Mme Alder jugea bon de le

rapprocher de sa fiancée et de fixer la date du ma-

riage, jusque-là restée dans le vague, à la majorité

de Renée. Peut-être Ulric, consulté autrement que

pour la forme, aurait-il préféré se marier tout de

suite, car la solitude lui pesait ; mais il ne fit pas

d’objections et se contenta de la promesse que les

deux femmes viendraient lui tenir quelque temps

compagnie à la Maladrerie.

Maintenant l’amour, qui était entré dans son

cœur, impétueux et irrésistible, bouleversait tous

ses plans. La perspective de la visite de Renée, au

lieu de lui donner de la joie, ne lui causait plus

qu’une vive appréhension. Comment la laisser ve-

nir jusqu’à lui pour la prier de lui rendre une parole

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qu’il ne pouvait plus tenir ? D’un autre côté, il ne

voulait pas écrire. C’eût été l’idée de Mahaut :

écrire, écrire immédiatement une lettre franche et

digne qui permît à la fiancée de juger et d’agir se-

lon sa conscience. Ulric répugnait à ce moyen,

qu’il trouvait brutal. Mieux valait attendre l’arrivée

des dames Alder ; elles verraient Mahaut, s’épren-

draient d’elle et, la sympathie aidant, compren-

draient.

— Croyez-vous ? répondait Mahaut, hésitante,

quand il lui proposait cette solution : tout dépend

beaucoup des caractères. Moi, je préférerais qu’on

m’avertît d’avance. Et puis, qui vous assure de la

bienveillance de Mlle Alder à mon égard ? Il serait

plus logique qu’elle me haït.

— Vous haïr ? disait-il avec feu. Soyez persuadée

que, la première gêne passée, – résultat inévitable

de l’explication, – elle deviendra au contraire votre

amie. C’est une douce et gracieuse nature, inca-

pable de sentiments extrêmes. Elle est aussi très

loyale ; elle nous saura gré de notre franchise.

— Êtes-vous donc sûr qu’elle vous aime si peu ?

— Elle m’aime comme je l’aime, d’une affection

tranquille, faite d’habitude, sur la nature de la-

quelle nous aurions pu toute notre vie nous trom-

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per, si je n’avais rencontré le véritable amour, ré-

pondait-il avec l’inconscience de l’homme qui

aime une autre femme. Puisse-t-elle le connaître à

son tour !

Une circonstance fortuite vint encore affermir

Ulric dans la décision qui lui plaisait davantage. Il

reçut une lettre de Renée, lui disant que sa mère

avait été assez gravement malade, qu’elle allait

mieux, mais qu’il fallait encore des ménagements,

ce qui les obligerait à passer l’été à Arcachon, dont

le climat convenait à Mme Alder. Leur voyage à

Valsombreux en était ainsi retardé, retombait

même à l’état de projet incertain. Ces nouvelles,

qui eussent consterné le jeune homme quelque

temps auparavant, le déchargèrent soudain d’un

grand poids. Dans l’état de Mme Alder, il était hors

de question d’imposer aux deux femmes une ag-

gravation de soucis. Plus tard, d’autres événe-

ments indiqueraient la meilleure marche à suivre.

Dès lors, Ulric et Mahaut, abusés, ne virent plus

devant eux que de longs jours de liberté et

d’amour : tout, jusqu’à leur lien léger de parenté,

semblait se concerter en faveur du sentiment qui

les possédait uniquement et se développait avec

éclat, telle une fleur de race dans un terrain pro-

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pice. Parmi les paysans qui formaient leur seul en-

tourage, ils s’étaient reconnus comme des êtres de

même nature ; un sûr instinct de solidarité les avait

poussés à se tendre la main au-dessus du village,

par les sentiers de la vallée. Leurs actes n’im-

portaient à personne. « La demoiselle au père Dio-

née » vivait en isolée. À Valsombreux on s’était

d’abord beaucoup occupé d’elle, avec curiosité,

puis avec méfiance ; puis, en la voyant bonne et

simple, on s’était désintéressé, jusqu’à lui pardon-

ner ses manières « de la ville ». Cela n’étonnait

plus personne de la rencontrer, dessinant à l’orée

des bois. Comme elle avait la taille fine et les

mains blanches, on la croyait toujours riche. Les

élégances de sa chambre à coucher défrayaient

quelquefois la conversation des commères, encore

que bien peu d’entre elles pussent se vanter d’en

avoir franchi le seuil. Les deux ou trois familles

bourgeoises de Valsombreux ne voyaient pas la

petite-fille du gardien, et la société des autres était

épargnée à Mahaut, grâce au genre de vie que me-

nait son grand-père. De tout temps, Jonas Dionée

avait passé pour un être bizarre et peu communi-

catif ; après la fuite de son fils, il se cloîtra dans

une solitude à peu près complète, dont le goût

s’accentua en lui avec son veuvage et avec les an-

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nées. Levé tôt, couché en été avec le soleil, son

travail favori était l’entretien de son jardin et de

deux champs, sa propriété, à une courte distance

du village. Ses fonctions officielles se bornaient à

la garde du château : sinécure accordée en récom-

pense de services rendus et par égard pour son

grand, âge. À ses heures de loisir, il fumait sa pipe,

sur un banc devant la cuisine, en regardant ses pi-

geons et ses poules aller à la picorée sous les til-

leuls. En hiver, il lisait des récits de voyages, dont

il possédait dix ou quinze volumes usés et dépa-

reillés : les Voyages de Laharpe, en trente-deux

tomes, reliés en cartonnage jaspé, qui portaient sur

des étiquettes vert pâle la date de 1822 ; le Voya-

geur moderne, de 1821, ou Extraits des voyages les

plus récents dans les quatre parties du monde, avec

gravures, par une dame. Il les recommençait, tou-

jours les mêmes, reprenant le premier quand il

avait fini le dernier. Personne n’aurait su dire, ses

petits-enfants moins que qui que ce fût, si leur pré-

sence lui était un plaisir ou une gêne. Il ne leur

adressait presque jamais la parole, laissait Mahaut

se débrouiller comme bon lui semblait avec Jean-

Louis et, pourvu qu’elle respectât la routine établie

de son existence, ne se mêlait de rien. La jeune

fille avait renoncé à lui parler de leurs affaires.

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C’est en vain qu’elle essayait de lire dans ce cœur

racorni, fermé par de longues solitudes, et que la

vieillesse achevait de pétrifier dans son horizon

borné.

— Je crois bien que je pourrais disparaître en

emmenant Jean-Louis, disait-elle un jour à Ulric,

sans que mon grand-père le remarquât. Sait-il au

juste qui nous sommes ? Se rappelle-t-il qu’il eut

un fils ?…

… Et pourtant, ajoutait-elle, pour corriger

l’amertume de sa remarque, il ne nous témoigne

aucun mauvais vouloir. Peut-être nous aime-t-il à

sa façon. Il faut lui être reconnaissants de nous

avoir recueillis.

Forvel ne pouvait songer, sans une compassion

mélangée d’effroi, à ce que l’hiver avait dû repré-

senter de tristesse pour elle, dans ce milieu inas-

similable et au sein de ce sévère paysage, dépouil-

lé de sa seule grâce de verdure et de fleurs. Il

s’étonnait encore davantage qu’elle ne se fût pas

laissé accabler par l’ennui. C’était avec un senti-

ment voisin de la honte qu’il se rappelait ses

propres défaillances, lui, entouré de tous les adou-

cissements que la vie peut offrir à une peine, et les

comparait au courage avec lequel cette jeune fille

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acceptait la mauvaise fortune. Mahaut était gaie,

vaillante, disposée par sa nature à l’optimisme. Ses

épreuves, loin d’entamer son énergie, l’avaient au

contraire accrue, en lui donnant, en même temps

que l’habitude précieuse de considérer les choses

en face, une sorte de sérénité philosophique.

— Ne croyez pas que l’hiver m’ait paru trop

long, lui répondait-elle ; – ils causaient paisible-

ment à l’ombre d’un chêne, au bord de la route,

qui, par une pente raide, relie Valsombreux au vil-

lage voisin des Fortins. – D’abord je ne m’ennuie

jamais. Précisément parce que j’ai beaucoup vu et

beaucoup éprouvé, j’ai en moi une plénitude de vie

qui ne demande qu’à se communiquer. J’ai assez

d’images, de souvenirs, d’intérêts, pour peupler la

solitude la plus aride. Valsombreux est d’ailleurs si

riche en suggestions de toute sorte qu’il n’est pas

besoin d’y apporter des impressions antérieures.

Vous figurez-vous la splendeur de ce pays sous la

neige ? Toutes les forêts que vous voyez sont

blanches : elles ont un sol blanc, des arbres blancs,

des dômes, des portiques, des arcades, taillés dans

du marbre blanc, où le vent fait tourbillonner de

blanches poussières glacées qu’il est délicieux de

recevoir au visage.

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— Brr… fit Ulric, quel froid ! Et les jours de

pluie ! Allez-vous me dire que c’est gai par ici ?

— Non, certes ; mais, ces jours-là, je trouve tou-

jours à m’occuper avec ma musique, mes livres,

ma peinture. Et ma correspondance ! vous ne pou-

vez vous imaginer ce qu’est ma correspondance !

J’ai des amis aux quatre coins du monde. J’aide

aussi Jean-Louis dans la préparation de ses de-

voirs de classe. Et puis, je n’oublie pas ma grande

distraction, le seul contact que j’aie eu avec mes

semblables : deux fois la semaine, en hiver et ce

printemps, j’allais donner des leçons de peinture

dans une famille de Chauvigny. Je n’aurais eu

garde d’y manquer. Mes élèves m’ont vue arriver

par des temps où elles auraient cru risquer leur vie

dans les gorges. J’adore cela ! Nous rentrions, mon

frère et moi, bravant la bourrasque et faisant des

projets d’avenir, car vous pensez bien que nous ne

resterons pas toujours à Valsombreux !

— Et quels furent ces projets que vous me sacri-

fiez ?

— Aussi nombreux et aussi changeants que les

nuages, dit la jeune fille en riant, les mains croi-

sées derrière sa tête, qu’elle appuyait contre le

chêne, et les yeux fixés sur le ciel. Beaucoup ne

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sont que des châteaux en Espagne. Mais c’était

amusant de les faire, de les transformer, de les

renverser. Jean-Louis, naturellement, ne rêve

qu’aventures en lointains pays.

— Et vous ? insista Ulric, c’est de vous que je

parlais, non pas de Jean-Louis.

— Je ne suis pas en peine. Que la vie de l’enfant

s’arrange, la mienne ne m’embarrasse guère. Je

l’aurais faite…

— Et maintenant ?…

— Maintenant je ne comprends plus à quelles

choses insignifiantes j’ai pu attacher du prix. Dès

que nous nous quittons, que je suis séparée de

vous, mes pensées sont d’amour : je ne pourrais

plus, même si je le voulais, en distraire une seule.

Comme tout s’éclaire d’une lumière différente

quand on se sent aimée !…

— Et quand on aime ! Avant vous, l’amour

n’était pour moi qu’un joli mot sonore ; je le con-

fondais avec le sentiment paisible qui m’a suffi

jusque aujourd’hui. Il m’arrivait de m’ennuyer,

d’avoir des tristesses sans sujet. Rien ne me man-

quait pourtant ; je me croyais comblé de biens…

Ou je me disais que, si telle joie existe, elle était

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hors de ma portée, que je n’avais pas l’âme qu’il

faut !

— Dites plutôt que votre âme dormait ; tôt ou

tard, vous l’auriez sentie s’éveiller.

— Vous seule avez pu la faire vibrer !…

Mahaut lui pressa la main avec une gravité

émue.

— Et si vous ne m’aviez pas rencontrée ?…

— Je ne sais… J’aime mieux ne pas y penser…

— Moi aussi… mais je voudrais que ce fût der-

rière nous !…

Ce cri jailli de ses lèvres, elle le regretta aussitôt,

car il peina son ami. C’était un grand sacrifice

qu’elle lui faisait d’adopter la voie du silence. Eût-

elle été seule en cause, elle aurait peut-être suivi

les impulsions de sa droiture. Mais, déjà, elle ne

s’appartenait plus : sa nette vision des choses était

obscurcie par la crainte de blesser une sensibilité

qu’elle ménageait mille fois plus que la sienne. Car

rien, dans son expérience antérieure, acquise au

sein d’une famille où l’on ne se troublait pas pour

des mots, ne l’avait préparée au contact avec une

nature aussi nerveuse et aussi impressionnable que

celle d’Ulric Forvel, et, tremblant de paraître dure,

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il lui arriva maintes fois de se tromper, par excès

de délicatesse. D’ailleurs, dans le cas particulier,

un scrupule de dignité lui imposait, croyait-elle, de

rester passive.

Elle reprit doucement :

— Je ne doute pas que tout ne se passe selon

votre désir. Seulement vous comprendrez que je

sois un peu anxieuse.

Sans transition, elle ajouta :

— N’est-ce pas Jean-Louis qui descend des For-

tins ?

Oui, c’était Jean-Louis qui dévalait, non par la

route, – c’eût été trop banal pour lui, – mais au

travers d’un fourré. Les ayant rejoints, il grimpa

d’abord au chêne, enfourcha une branche et, de là,

fit tomber sur sa sœur un cornet formé de deux

morceaux d’écorce et rempli de fraises parfumées.

— Régalez-vous, dit-il.

— Merci bien, répondit Ulric. As-tu préparé ton

algèbre ?

— Oui. J’ai le livre dans ma poche. Voulez-vous

m’interroger à présent ?

— Comme cela ? De bas en haut ?

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— Est-ce que cela vous gêne ?

— Non. Mais j’aime mieux que tu viennes chez

moi. Ce sera plus sérieux.

— Vous avez raison, répliqua le gamin, après

une courte pause. Ce ne sera pas plus amusant,

mais ce sera plus sérieux… Et du moment qu’il

faut le faire…

— Très juste !… Tu as un esprit pratique qui te

mènera loin.

— Parbleu ! j’y compte bien !

Ces paroles furent lancées sur un ton d’in-

souciance, car Jean-Louis, malgré ses vantardises,

n’était encore qu’un grand enfant. Pourtant cer-

tains gestes et certaines attitudes éclairaient à son

insu le jeu de sa physionomie intérieure, trahissant

ses mobiles cachés. Mahaut dit, avec une pointe de

raillerie :

— Jean-Louis acceptera n’importe quelle corvée,

s’il sait qu’elle peut lui être utile.

— Il ne s’agit pas d’une corvée, mais d’un plaisir

et d’une complaisance que M. Forvel a pour moi,

corrigea Jean-Louis, dans une de ces sautes de

courtoisie qui, détonnant sur son débraillé habi-

tuel, amusaient toujours Ulric.

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— Si la leçon a lieu chez vous, monsieur Ulric,

continua-t-il avec plus de familiarité, ma sœur

pourrait venir me chercher. Elle a envie de copier

les dessins de votre vieux poêle…

— Voulez-vous bien ? demanda le jeune homme,

en tournant vers Mahaut un regard de joyeuse sur-

prise.

— Je serais enchantée, répondit-elle simple-

ment. Mais aujourd’hui, je ne puis pas. Ce sera

pour la prochaine fois.

Elle s’adressa à son frère.

— As-tu porté la montre de grand-père chez

l’horloger ?

— Non, je n’ai pas eu le temps.

— Comment, tu n’as pas eu le temps ? Tu n’as

fait que courir toute la matinée !

— Plains-toi ! Si j’ai couru, c’est pour te cueillir

des fraises !

Elle haussa les épaules.

— Tu passais par les Fortins, cela ne t’aurait pas

dérangé. J’aurais préféré que tu m’évitasses une

sortie superflue.

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— Oust ! un écureuil ! fit Jean-Louis, la main le-

vée pour commander l’attention.

*

* *

« Ce gamin est là tout entier, pensait Forvel,

quelques heures plus tard, en se rappelant l’in-

cident. Tant qu’elles ne lui coûtent rien, il fera les

choses les plus étonnantes pour plaire à sa sœur ;

il se dérobera en revanche devant le moindre sa-

crifice. Il l’aime ; il est fier d’elle ; il est prêt à tom-

ber à poings raccourcis sur quiconque oserait lui

manquer de respect, et jamais il n’hésitera à faire

passer sa propre convenance la première. »

Installé dans la salle à manger de la Maladrerie,

où il feuilletait un manuel en attendant son élève,

Ulric faisait ces réflexions et d’autres encore qui

amenèrent un sourire sur ses lèvres. Avec quel en-

thousiasme le jeune garçon avait accueilli sa pro-

position de répéter de l’algèbre pendant les va-

cances ! Non pas que Jean-Louis fût studieux : rien

ne l’assombrissait, au contraire, comme un livre ;

mais ses nombreux déplacements l’ayant retardé

dans ses études, sur plusieurs branches, il restait

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en arrière de sa classe. Or, loin d’être rebuté par

les échecs, il s’obstinait avec courage, se mainte-

nait à force de volonté têtue. Il y avait du mérite,

car, à ne suivre que ses goûts, il aurait, dans maint

accès d’exaspération, jeté son bagage d’écolier à la

Sourre. Mais il savait que le monde fait peu de cas

d’un ignorant, et, semblable à son père, s’ap-

pliquait en vue de résultats pratiques.

Ce fut donc en lui donnant des leçons qui

l’ennuyaient qu’Ulric gagna la confiance du frère

de Mahaut. Au début, l’enfant était demeuré sur la

défensive : un obscur instinct l’avertissait de se

méfier, et plusieurs fois les jeunes gens le surpri-

rent à rôder sur leurs pas, soupçonneux et taquin.

Puis un travail avait dû s’accomplir dans sa cer-

velle futée ; car, tout à coup, il devint très aimable,

cessa de les molester, observant envers eux une

réserve pleine de tact. De ce mystère qui flottait

dans son air, le frôlait sans le pénétrer, il compre-

nait confusément une chose : c’est qu’il se tramait

du bonheur pour Mahaut, bonheur dont, indirec-

tement, il aurait aussi sa part, qu’il fallait se garder

de compromettre par son mauvais vouloir. Sa

verte imagination, franchissant les étapes, lui mon-

trait déjà en Ulric Forvel le plus avantageux des

beaux-frères : il sut gré à sa sœur d’être si char-

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mante. D’ailleurs, pour un enfant délicatement

élevé, que froissait son milieu, un compagnon

comme celui que lui envoyait le sort était inappré-

ciable, et Jean-Louis avait bien trop d’esprit pour

battre froid longtemps. Il acceptait les leçons

d’Ulric, montait son cheval, copiait ses manières,

et le payait en dévotion, s’attachant à lui avec tout

l’élan d’une nature à la fois calculatrice et passion-

née. Spontanément, il pria son nouvel ami de le tu-

toyer. Ulric, en veine de condescendance, proposa

que le tutoiement fût réciproque ; mais Jean-Louis

s’en défendit.

— Cela n’aurait pas de sens. Vous êtes un

homme et je suis un enfant. Ce certain matin, vous

aviez besoin d’une leçon de politesse.

Leurs rapports, ainsi établis, continuèrent sur le

pied d’une excellente camaraderie. Il y avait tou-

jours une chance, quand Ulric allait visiter quelque

point de son domaine, de voir Jean-Louis émerger

d’un fourré, le visage épanoui, bondir à sa ren-

contre, en refoulant d’un geste impératif la horde

de jeunes paysans qui l’accompagnaient, faute de

mieux. Le plus souvent, Ulric emmenait l’enfant

pour finir la tournée. Il s’amusait de sa verve ga-

mine et prenait intérêt à découvrir les rouages de

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cette petite âme ambitieuse dont le jeu s’étalait

encore sans trop de complications. Mais le vrai

lien, c’était Mahaut.

Encore que Jean-Louis parlât le plus volontiers

de lui-même, sa sœur était si bien mêlée à sa vie

qu’elle revenait à tout instant dans son babil

comme un refrain. Dans ses projets, et lui aussi en

avait de nombreux, Mahaut occupait toujours une

place : à vrai dire, un peu celle de la Providence

dont la mission est d’aplanir la voie. Il ne semblait

jamais se douter que la jeune fille pût rêver un

bonheur personnel, avoir ses défaillances ou ses

tristesses. Quand, par hasard, Ulric le reprenait,

tentant de lui démontrer l’égoïsme de ses propos,

un étonnement sincère se peignait sur ses traits.

Comment ? Mahaut était majeure ! Libre de dispo-

ser d’elle-même, libre de disposer de leur petit hé-

ritage, au mieux des intérêts de son frère et des

siens ! Lui plaisait-il de s’en aller, elle le pouvait !

C’était son caprice qui les avait amenés, qui les re-

tenait encore dans ce trou de Valsombreux. Jean-

Louis oubliait tout à fait que, si elle consentait à y

ensevelir sa jeunesse, c’était beaucoup par dé-

vouement pour lui. Ah ! s’il eût été le maître !

Quand il parlait ainsi, un éclair de désir luisait

dans ses yeux bleus ; tout son petit être vibrant se

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tendait, semblait offrir à la destinée un audacieux

défi.

Alors Ulric, pensant aux choses que Mahaut lui

avait aussi confiées, voyait s’enrouler la chaîne

d’égoïsme qui, du père à l’aïeul, de l’aïeul au frère,

entravait sa jeune existence, et dans les anneaux

de laquelle se débattait, avec toute la force de

l’instinct, sa vaillante individualité. Sacrifiée, elle

l’avait toujours été. Comment ne le comprenait-

elle donc pas ! Égoïsme, le détachement du vieux

Jonas, qui acceptait les soins et soustrayait son

cœur aux affections qui en eussent troublé le

sommeil ! Égoïsme, l’insouciance de ce père, qui

n’avait pas craint de laisser sa fille dépourvue,

sans appui ! Et quel trésor pour un observateur que

l’égoïsme épanoui de Jean-Louis ! Tous, à des de-

grés divers et de manières différentes, ils avaient

pesé et pesaient sur sa vie ; et cette tyrannie, sous

laquelle la ployait l’habitude, pourrait finir par

l’écraser, si une main forte ne lui prêtait secours.

Ulric était cette main tendre et virile qui briserait

le mauvais cercle. Il l’aimait avec une ardeur si

fervente qu’il se réjouissait qu’elle fût pauvre,

humblement située, sans amour, pour qu’il eût à

donner davantage. S’il en avait eu le courage, il au-

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rait souhaité qu’elle fût laide, afin de lui offrir une

preuve plus grande encore de la profondeur de son

affection. Il songeait précisément à Mahaut avec

cette douceur émue dont il se sentait l’âme prise,

chaque fois qu’il cherchait à se représenter ce

qu’aurait pu être sa vie, sollicitée vers des direc-

tions incertaines, s’il n’était intervenu à temps

pour la guider sur la route du bonheur, quand

Jean-Louis, après avoir heurté, entra d’un pas bien

sage, des livres sous le bras. L’enfant avait les che-

veux brossés, les vêtements en ordre ; un senti-

ment inné des convenances qui faisait toujours

soigner sa tenue pour prendre ses leçons à la Ma-

ladrerie. D’ailleurs il n’était pas négligent par

goût ; mais, pour ses courses dans la montagne,

son débraillé lui semblait plus commode et bien

suffisant pour ses camarades de Valsombreux.

— Je n’ai pas pu décider ma sœur à m’ac-

compagner, dit-il en s’asseyant. Elle a dû aller chez

Mlle de Bellelance, qui est un peu souffrante.

— Que dirais-tu, suggéra Ulric, dont l’esprit en-

trevit promptement la possibilité d’une nouvelle

rencontre, si, après la leçon, je t’emmenais dans

mon tilbury ? J’ai affaire aux Fortins.

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— Ça me va ! fit Jean-Louis, enthousiaste et

candide. Si cela ne vous dérange pas, nous pour-

rions peut-être appeler Mahaut au passage ? Dépê-

chez-vous, monsieur Ulric. Justement, j’ai bien ap-

pris aujourd’hui. Vous m’aviez donné une tâche

difficile. Quand c’est difficile, cela vaut davantage

la peine de s’y mettre.

Le professeur ne demandait pas mieux non plus

que d’expédier la leçon. Tout en s’efforçant de

suivre la récitation monotone et un peu chantante

de Jean-Louis, il s’imaginait Mahaut, l’expression

de surprise et de joyeux reproche qui illuminerait

son visage, dès qu’elle apercevrait la voiture. Elle

le gronderait, car elle n’admettait pas qu’il la suivît

ainsi partout ; et elle serait ravie, ses ordres étant

de ceux qu’on aime à voir désobéis.

Trois quarts d’heure plus tard, les jeunes gens

quittaient la Maladrerie en voiture.

— Vous me laisserez conduire aujourd’hui, mon-

sieur Ulric ? avait demandé l’enfant, qui n’en était

pas à son coup d’essai.

Forvel, toujours complaisant, lui mit les guides

dans les mains.

— C’est gentil d’avoir un cheval, dit Jean-Louis,

après un silence, les sourcils froncés d’attention,

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en tirant sur la rêne de droite au tournant. Si nous

étions restés à Paris, mon père m’en aurait acheté

un.

— Tu en auras un une fois ou l’autre, répondit

Ulric, distrait.

— Qui est-ce qui me le donnera ?

— Moi.

— Vous n’avez pas de raison de me faire un si

gros cadeau.

— Peut-être en aurai-je une plus tard.

— Chic ! fit Jean-Louis, laissant son grand ami

dans le doute sur le sens de son exclamation, qui

pouvait se rapporter à cette mystérieuse raison fu-

ture aussi bien qu’au cheval promis.

Mais il est assez probable qu’il n’avait que le

cheval en tête, car il reprit, une minute après, les

yeux fixés sur les jolis flancs lustrés de la jument.

— Comme cela, Mahaut pourrait sortir avec moi.

Avec vous, elle ne veut pas.

Ulric sourit furtivement, sans répondre.

Ils avaient longé l’enceinte du château et pris la

route des Fortins, à gauche du village, dont les

toits bruns se doraient déjà sous les rayons décli-

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nants du soleil. Car le soleil se couche tôt à Val-

sombreux, où, certains jours d’hiver, la lumière ne

fait même que passer. Ulric et Jean-Louis mon-

taient à l’encontre d’un ciel fauve, découpé en de

hautes ogives par les derniers sapins sur la mon-

tagne. La réverbération qui les frappait de face, les

plongeant dans une sorte de halo jaune où bril-

laient les ornements d’acier du cheval, éclairait les

champs à droite et à gauche d’une lumière triste,

et les forêts massées s’enfonçaient dans une ombre

toujours plus sévère. Au haut de la côte, à la lisière

des bois, blanchissait la petite maison de

Mlle de Bellelance, avec son jardinet tout parfumé

de lis. Dans la baie de la fenêtre ouverte, Ulric

aperçut Mahaut, assise au piano, immobile, droite

dans la pénombre, les mains alanguies, ne jouant

plus. Elle le reconnut ; il devina qu’elle lui souriait ;

mais elle ne bougea point. Mlle de Bellelance restait

invisible. Pourtant, elle devait être là, Ulric en était

sûr, cachée dans un angle, rigide, les yeux perdus,

écoutant encore la musique qui s’était arrêtée.

Pourquoi, malgré cette conviction, une vive an-

goisse lui serra-t-elle le cœur, en voyant son amie

seule dans cette maison peuplée de souvenirs tra-

giques et d’images de démence ? Il aurait voulu

l’appeler, la conjurer de venir à lui, ou courir à sa

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rencontre, la saisir par la main, l’arracher à la me-

nace d’un danger imprécis. Mlle de Bellelance et

ses entours lui causaient toujours une indéfinis-

sable sensation de malaise. Quoiqu’il eût pour elle

mainte complaisance, il admirait le dévouement

plus large de Mahaut sans pouvoir s’y hausser, et il

l’aurait même priée de cesser ses visites, si un sen-

timent de gêne et de pitié ne l’en eût empêché.

Peut-être aussi Mahaut n’aurait-elle pas cédé.

En redescendant des Fortins, il quitta la voiture,

sous prétexte de laisser Jean-Louis se tirer d’af-

faire seul et se dirigea vers le jardin de Mlle de Bel-

lelance. Mahaut s’y trouvait, debout à côté de la

palissade, une main posée affectueusement sur le

pelage roux d’un petit chat que sa pauvre amie te-

nait entre les bras. À eux trois, sous le fauve reflet

du couchant, au milieu du paysage solennel, ils

formaient un groupe d’une étrange poésie : la dé-

mente, droite et imposante dans sa beauté flétrie,

mystérieuse évocation d’un passé de douleur ; la

jeune fille, fraîche comme l’avenir, auquel tout son

espoir tendait, faisant l’aumône de sa gaieté ; le

jeune homme amoureux, un bras jeté en travers de

la palissade, son visage trahissant une heureuse

impatience. Sur la route, le long des prés violâtres,

Jean-Louis passait en criant : « Hue, ma belle ! »

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d’une voix sonore, tandis qu’au fond de la vallée le

château, se tassant sous des ombres géantes, sem-

blait prêt à rentrer pour la nuit, avec ses fenêtres

sans lumière, dans le sein même de la montagne.

Ulric et Mahaut cheminaient côte à côte. Une

joie profonde leur venait d’être ensemble, une de

ces joies pour lesquelles les paroles sont insuffi-

santes. Puis, tout à coup, la jeune fille dit :

— Si vous saviez de quelles douleurs de tête elle

souffre ! combien j’ai compassion en la voyant

étreindre à deux mains son pauvre front traversé

de chimères et se plaindre qu’il y ait là une roue

qui tourne, tourne, en broyant tout ! La femme qui

la sert, honnête personne, mais bornée, n’entend

rien à son langage imagé. Il semble que ma pré-

sence lui fasse vraiment du bien. J’arrive à lui faire

prendre, en déguisant le cachet, un peu d’anti-

pyrine. Puis je me mets au piano. C’est merveil-

leux, l’effet d’apaisement que la musique exerce

sur ses nerfs ! Si on l’avait traitée jadis avec un peu

d’intelligence, je suis bien sûre qu’on aurait sauvé

sa raison. Mais peut-être ne le désirait-on pas.

— C’est monstrueux ! s’écria Forvel.

— Il y a des antécédents de dureté dans sa fa-

mille. C’est une descendante de ce René de Chal-

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lant, seigneur de Valsombreux1, qui, selon la lé-

gende, poussé par la jalousie, condamna à mourir

de faim sa femme, Mancie de Bragance. Elle des-

cend de lui par une fille, la comtesse Philiberte,

dont la querelle avec sa sœur puînée Isabelle, fut

cause que, vers la fin du XVIe siècle, la seigneurie

souveraine de Valsombreux rentra sous la domina-

tion directe. La comtesse Philiberte s’étant éprise

d’un violent amour pour un homme de la basse

classe, son père la déshérita en faveur de sa ca-

dette. Mais c’était une habile femme, qui sut at-

tendrir même le cœur de René de Challant et lui

faire annuler ce second testament par un troi-

sième, qui la rétablissait dans ses droits. De là, fu-

reur et rivalité d’Isabelle, qui continua à se décla-

rer dame de Valsombreux et à remplir le monde du

bruit de ses lamentations. L’histoire de l’âpre lutte

que, pendant près de vingt ans, soutinrent l’une

contre l’autre ces deux sœurs est bien curieuse.

1 Le fond de ces légendes, que nous avons librement arran-

gées, est emprunté à l’histoire d’un vieux château du Jura neu-

châtelois, auquel nous avons pensé quelquefois en décrivant Val-

sombreux. Voir Les Châteaux neuchâtelois anciens et modernes, par

D. -G. Huguenin, Neuchâtel, 1894.

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— Je m’en souviens à présent : je l’ai lue dans le

livre que vous m’avez prêté, dit Ulric. Admirez-

vous ces sœurs ennemies ? Moi, je les appelle de

mauvaises femmes. Pour satisfaire leurs rancunes

privées, elles n’ont pas craint d’exposer aux hor-

reurs de la guerre civile le pays que Dieu leur avait

confié.

Forvel avait parfois de ces phrases bien pen-

santes, restes d’une éducation très bourgeoise,

dont Mahaut le raillait un peu.

— À laquelle des deux ? demanda-t-elle. Vous

oubliez que là était le litige et que chacune, en

combattant pour elle-même, disait de bonne foi :

« Dieu et mon droit ! » D’ailleurs, à considérer

l’histoire du point où nous sommes parvenus, vous

conviendrez que toutes choses ont concouru en-

semble au bien de ceux qui le méritent, c’est-à-dire

au bien du bon peuple. Car, après que les filles de

René de Challant se furent dévorées l’une l’autre,

Valsombreux cessa d’être le jouet de tyranneaux

malfaisants, et de cette époque date pour la vallée

une ère de paix et de prospérité.

— Eh bien, voilà qui donne raison à mes théories

pacifiques, répliqua-t-il avec bonne humeur. Les

méchantes furent punies par où elles ont péché.

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Car, si elles ne s’étaient point vilainement disputé

l’héritage de leur père, l’une ou l’autre des sœurs

rivales aurait pu accomplir, dans sa postérité, les

réformes dont vous parlez.

— Rien n’est moins certain. En tous cas, les évé-

nements n’auraient pu qu’être retardés : ce qui doit

arriver finit toujours par arriver. Ces petits do-

maines féodaux n’avaient plus de raison d’être.

Valsombreux avait déjà dépassé son temps. Mais

n’est-ce pas terminer sur une belle page d’amour

l’histoire de sa seigneurie souveraine ?

— D’amour ?… Où prenez-vous l’amour ?

— Il circule à travers tout ce récit ; pour moi, il

en est le souffle et la vie. Si la comtesse Isabelle

agit surtout par ambition, Philiberte fut une grande

amoureuse. Vous représentez-vous combien elle

dut l’aimer, cet homme, pour fuir avec lui, elle, la

fille de haute et puissante maison ? Elle oubliait

son rang, bravait les préjugés, renonçait à son pa-

trimoine, s’exposait à la vengeance de René, dont

jamais la tendresse jalouse ne fut plus injustement

déçue. Puis, au lieu d’accepter sa déchéance, c’est

l’amour qui lui fait relever la tête. Celui qu’elle a

choisi ne peut être humilié en elle ; il faut qu’il de-

vienne son égal. Et pour lui elle implore avec

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larmes le pardon paternel ; elle va partout quêtant

des protections ; elle se reconnaît la vassale du

comte de Chauvigny ; elle lutte, elle intrigue, elle

se débat, et se refusant à voir la partie perdue

jusque sur son lit de mort, elle fait son testament

en faveur de son mari.

— À mon avis, il aurait été plus digne de se con-

tenter d’une vie obscure et d’accepter les consé-

quences de son choix.

— Ah ! mais c’est précisément ce qu’elle ne vou-

lait pas !…

— Remarquez que, pour son grand amour, elle

mit son pays à feu et à sang. Sans l’aventure de sa

sœur, Isabelle n’aurait pas eu de prétexte à légiti-

mer son ambition.

— Elle en aurait trouvé un autre. Ce qui m’inté-

resse dans la vie des sœurs ennemies, comme vous

les appelez, ce sont elles-mêmes, ce sont leurs

fortes individualités. Ah ! sans doute elles furent

dures, vindicatives, impitoyables, retranchées

comme dans des forteresses dans leurs orgueilleux

vouloirs. Mais il y a de la beauté dans leur opiniâ-

treté, pour moi, du moins, car je me passionne au

spectacle de tout ce qui se redresse contre la des-

tinée hostile. Qu’importe, puisqu’elles ont réalisé

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leur nature, que leurs efforts n’aient point rempor-

té le succès, dans le sens étroit du mot. Je les ad-

mire pour leur vaillance.

— Et moi, dit Forvel, malgré tout mon désir de

penser comme vous, je ne les admire pas du tout.

Elles manquent d’esprit de sacrifice, de dévoue-

ment, d’abnégation. À tous ces égards, notre

époque vaut mieux que celle que vous semblez re-

gretter.

— J’aime les caractères forts, dit Mahaut.

Elle ajouta, avec un sourire, le visage tourné vers

lui :

— Et j’aime les âmes tendres…

La route était déserte ; ils osèrent se prendre le

bras, marcher quelques pas ensemble, très lente-

ment, le cœur calme, pénétrés jusqu’au fond

d’eux-mêmes par cette grande sécurité que donne

l’amour. La robe blanche de Mahaut effleurait,

claire encore, l’herbe du chemin, et déjà se levait

une étoile, dans une échancrure vert pâle ansée

entre les sapins.

Ulric murmura, d’une voix lourde de passion :

— Ce pays est si merveilleusement beau ! Quelle

joie ce serait pour moi d’en découvrir avec vous

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les aspects encore ignorés. Vous représentez-vous

comme il serait bon de s’en aller tous deux, un ma-

tin, à la première heure, par les routes toutes

fraîches encore, le long des bois ? Toute la vallée

serait à nous ; nous irions si vite et si loin ! Mon

cheval, quand je le veux, est rapide comme le vent.

Songez que peut-être nous regretterons chaque

beau jour qui fuit, chaque heure dont nous n’avons

pas su profiter…

Mahaut l’écoutait, troublée et indécise : sa rai-

son, toujours lucide, veillait à côté de son cœur.

Mais elle avait à un tel point le scrupule de rien

faire qui pût paraître le plus petit marchandage

d’elle-même, de la méfiance ou de la crainte, que,

venant de louer au-dessus de tout la volonté et la

force, elle dit à Ulric, dans son humble et ardent

désir de lui plaire :

— Je veux bien, puisque vous y tenez tant. Je

pensais… mais je ne pensais rien…

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III

Ulric menait une vie de travail saine et régulière.

Levé tôt, quelquefois même avec le jour, il consa-

crait les premières heures de la matinée à diriger

son exploitation agricole, assez importante depuis

que, sur les conseils de Mahaut, il avait adjoint à

sa ferme de la Maladrerie la métairie des Fortins.

En se rendant de l’une à l’autre, il manquait rare-

ment de s’arrêter devant la nouvelle scierie hy-

draulique qu’on organisait à la place de l’ancienne,

sous la surveillance de M. Blanchard. Celui-ci,

promu au rang de directeur des travaux, en tirait

fierté ; on le pouvait voir, en bras de chemise, se

démener sur le chantier et, le verbe haut, gour-

mander son monde d’une grosse voix bougonne

qui ne faisait peur à personne.

Le long de la route s’alignaient de belles piles de

planches, blondes et fleurant encore la résine, tan-

dis que sous l’auvent du toit la scie montait et

s’abaissait d’un mouvement rythmique. C’était là

qu’en rentrant des Fortins Ulric rencontrait Ma-

haut, assise sur un tronc d’arbre, un livre sur les

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genoux, dont elle tournait les pages, bercée à tra-

vers sa lecture par la chanson du ruisseau. Elle ai-

mait cette halte à mi-côte entre leurs deux de-

meures, où, de quelque côté que Forvel arrivât,

elle pouvait le voir apparaître. Généralement il

s’asseyait à côté d’elle, et ils échangeaient les im-

pressions qu’ils n’avaient pu partager depuis la

veille, causant avec effusion, libres et sans mé-

fiance, sous les yeux à la fois bonasses et terribles

du directeur, qui ne s’inquiétait pas d’eux, leur

étant d’ailleurs dévoué. Ils excitaient davantage la

curiosité d’un voisin, M. Chevalin, propriétaire

d’une maisonnette rose, aux sournois volets verts,

bâtie un peu en-dessus du village, sur un escarpe-

ment de la route : excellent poste d’observation

pour un vieux garçon désœuvré et bavard. Mi-

paysan et mi-monsieur, ayant quelque connais-

sance de la loi, M. Chevalin vivait de ses toutes pe-

tites rentes et de quelques aubaines profession-

nelles. Ainsi il s’occupait des affaires de

Mlle de Bellelance. Mahaut, à qui son ingérence ob-

séquieuse déplaisait, le tenait à distance, et Ulric le

trouvait ennuyeux comme la pluie, ce qui n’em-

pêchait pas ledit M. Chevalin de les saluer jusqu’à

terre, chaque fois que l’occasion s’en présentait.

D’extérieur, c’était un sexagénaire propret, de

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taille moyenne, avec un visage jaune, encadré de

favoris blancs et de petits yeux chafouins qui sem-

blaient se détourner par discrétion des gens qu’ils

regardaient. Mahaut les sentait au contraire rivés

sur elle avec une persistance dont le souvenir lui

revenait ensuite, désagréable. Pourtant, bien

qu’elle l’eût surpris, deux fois déjà, en embuscade

derrière ses volets à les épier, il ne lui vint pas à

l’idée, non plus qu’à Forvel, de prendre plus de

précautions, tant leur amour était insouciant.

Pour prolonger leurs confidences, ils quittaient

ensemble la scierie et s’éloignaient, marchant len-

tement, tantôt dans la direction de la Maladrerie,

tantôt dans celle de Valsombreux. Quand leur

promenade s’arrêtait au petit mur surmonté d’une

grille qui fermait le jardin d’Ulric, Mahaut entrait

pour cueillir des fleurs ; d’autres fois, c’était sous le

grand portail du donjon qu’ils se disaient au revoir

pour l’après-midi. Et, après qu’ils s’étaient serré la

main, Ulric, retenu comme par un invincible ai-

mant, suivait Mahaut jusque sur la terrasse, où on

les voyait quelques minutes encore errer sous les

tilleuls. Leurs rendez-vous de l’après-midi étaient

absolument sûrs ; ils passaient dans les bois de

longues heures à causer ou à lire. Les jours de

pluie, Forvel montait au château. Au moindre

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nuage, une vraie désolation se déversait sur la val-

lée, qui prenait l’aspect d’une fosse, entre les rem-

parts noyés de ses montagnes. Un rideau gris mas-

quait l’entrée des gorges, des brouillards envelop-

paient les sapins, dérobant les sommets, et le vil-

lage, avec ses maisons noires, silencieuses, res-

semblait à une nécropole. Mais qu’importait aux

jeunes gens ? Dans un angle de la grande salle,

Mahaut avait organisé une sorte d’atelier : la nudi-

té des hautes parois s’éclairait aux rayons de ce

petit coin intime. Un jour qu’il fit particulièrement

humide, ils allèrent chercher du bois dans une des

cellules, sous les combles, et allumèrent une pétil-

lante flambée. Jamais plus heureuse châtelaine

que la petite fille du gardien ne sourit à son cheva-

lier, couché à ses pieds devant l’âtre, sous la rouge

réverbération du feu. À ces heures-là, leur joie pré-

cieuse était enclose dans le sentiment de leur in-

violable solitude. L’apparition de Jean-Louis sur le

pont de la Sourre, ruisselant et crotté – car jamais

Jean-Louis n’usa d’un parapluie – avec son béret

enfoncé sur les yeux et son sac d’écolier bossuant

son imperméable sur son dos, donnait générale-

ment à Ulric le signal du départ. Jusqu’au soir Ma-

haut se consacrait à son frère.

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Et les soirées ? Quand elles étaient belles, la

jeune fille, sur le mur bas d’une des terrasses, d’où

son regard dominait la route, s’exposait aux yeux

du village avec une sereine inconscience : la

longue silhouette d’Ulric ne tardait pas à émerger

sur la ligne des sapins, reconnaissable d’assez loin

à sa démarche vive et pressée. Valsombreux jasait

bien un peu ; en bonne justice, s’en fussent-ils

aperçus, ils n’auraient pu lui en vouloir. Mais

M. Ulric, selon l’appellation familière du pays, était

le plus riche propriétaire de la vallée, le seul qui

comptât ; sa situation, couvrant celle de la jeune

fille, imposait le respect. Devant lui, les bruits de

médisance s’éteignaient. D’ailleurs ces monta-

gnards, encore qu’ils eussent leurs défauts, étaient

de race honnête ; certains soupçons ne leur se-

raient pas venus, simplement parce qu’ils leur au-

raient semblé trop gros. Il se trouvait même parmi

eux quelques bonnes gens assez bienveillants pour

affirmer que telles sont les mœurs des grandes

villes, où les messieurs et les dames désœuvrés se

divertissent tout le jour ensemble sans que cela

tire à conséquence. D’autres, plus malins, ho-

chaient la tête, en disant que « tout cela pourrait

bien finir par donner quelque chose ». Des vantar-

dises échappées à Jean-Louis étayaient ces suppo-

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sitions. Et pourquoi pas ? La demoiselle au père

Dionée était jolie, fine mouche, elle devait s’en-

nuyer à Valsombreux. M. Ulric avait l’air d’en tenir

violemment. Ce serait là pour elle un parti inespé-

ré ? quoi d’étonnant à ce qu’elle manœuvrât dans

ce sens ?

— Pourtant, quand on courtise une fille pour le

bon motif, disait M. Chevalin, qui ne dédaignait

pas de se mêler aux conversations sur le seuil des

boutiques, on se déclare, on ne laisse pas les gens

dans le doute si longtemps. Qu’attendent-ils donc ?

Ces airs de mystère ne présagent rien de bon.

Sans être encore défavorable, le village, influen-

cé par lui, commençait à leur en vouloir de ce si-

lence et à adopter à leur égard une attitude d’ex-

pectative gourmée.

Ils ne remarquaient rien. L’avenir les préoccu-

pait pourtant, et d’une façon moins désintéressée ;

car, tandis que les voisins discutaient librement de

leur mariage, ils évitaient d’en prononcer le mot,

remettant, par une sorte de gêne délicate, l’exé-

cution de tout projet à « plus tard », quand cer-

taines questions seraient réglées. Entre ce plus

tard, prometteur de félicités sans mélange, et le

présent, dont le charme subjuguait leurs cœurs, il

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s’étendait, à vrai dire, un passage obscur, doulou-

reux peut-être, pénible en tous cas, auquel l’un et

l’autre s’interdisaient de penser, mais dont la pers-

pective jetait parfois une ombre soudaine et gla-

çante sur leur bonheur. En principe, il était conve-

nu, puisque Renée ne viendrait pas à la Maladrerie,

qu’Ulric y prolongerait son séjour le plus long-

temps possible, jusqu’à la fin de l’automne, qu’en-

suite il partirait pour Bordeaux, où l’explication

inévitable aurait lieu. À travers son caractère op-

timiste et surtout parce que cette explication se

présentait d’assez loin, Forvel la voyait simple et

concluante, digne de Mlle Alder et de lui ; la jeune

fille, en lui rendant sa parole, agirait comme il en

aurait agi envers elle. N’avait-il pas récemment,

encore, au chevet de son père mourant, renouvelé

la promesse solennelle de ne jamais peser sur la

volonté de celle qu’on lui avait fiancée enfant et de

renoncer à ses droits, si Renée voulait se re-

prendre ?

Mlle Alder et sa mère n’ignoraient pas ces scru-

pules des Forvel et les en estimaient davantage.

Mais personne, parmi ces gens qui raffinaient sur

la délicatesse, ne s’était avisé de songer que le

jeune homme pourrait un jour réclamer pour lui-

même des droits égaux ; il ne s’en serait jamais

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prévalu si Mahaut, dans son bon sens loyal, n’avait

estimé que la clause qui déliait l’un, déliait l’autre,

et que ce serait faire injure à Renée que de lui prê-

ter un sentiment différent. Ulric ne demandait pas

mieux que de se laisser convaincre ; son imagina-

tion, sujette à d’heureuses envolées dans le bleu,

caressa bientôt un rêve invraisemblable, possible

et gracieux. Il vit Renée faciliter elle-même le ma-

riage de sa rivale, devenue son amie. Quand il ra-

contait ses chimères à Mahaut, elle souriait, d’un

énigmatique sourire, sans répondre. Peut-être

croyait-elle à ces générosités-là, parce qu’elle en

aurait été capable. La pensée d’Ulric lui renvoyait

un écho de la sienne.

C’est ainsi qu’à eux deux, Mahaut, qui ne con-

naissait pas Renée Alder et Ulric, arrivé, par

l’intensité de son désir, à façonner l’âme de cette

jeune fille selon les besoins de leur cause, ils

avaient, bien à leur insu, créé une Renée idéale,

fille de leurs vœux, maniable à leur gré, imperson-

nelle et passive, qu’animait le souffle de leur inspi-

ration, dont tous les actes correspondaient à la vo-

lonté docile qu’ils avaient mise en elle. À force de

prévoir et de réfuter ses objections, à force

d’imposer leurs conclusions à cet être muet, à

force de l’exalter pour sa magnanimité, ils avaient

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été amenés, par une pente naturelle à se persuader

que Renée, la vraie, se trouvait parvenue au même

point qu’eux, après avoir parcouru un chemin qui,

en réalité, devait lui rester toujours inconnu.

— Tout finira par s’arranger, vous verrez, disait

Ulric de son ton confiant. Il n’y eut jamais entre

nous qu’une affection d’amis d’enfance à laquelle,

je vous l’avoue, il m’en coûterait de renoncer. Qu’il

y a loin pourtant de ce paisible sentiment à

l’amour que j’ai pour vous ! Mais il me semble que

l’un n’exclut pas l’autre ; vous avez, toutes les

deux, l’âme trop haute pour être jalouses, vous de

Renée, elle de vous.

— Puisqu’il n’y a entre vous qu’une affection

d’amis d’enfance, répétait Mahaut, lentement, en

appuyant sur les mots, comme pour leur donner

plus de poids.

Cependant, douée d’un esprit qui la poussait à

pénétrer les idées jusqu’au fond et à chercher les

certitudes, elle reprenait, inquiète :

— En êtes-vous bien sûr, au moins ? car, si vous

vous trompiez !…

Elle avait par moments l’effroi d’une erreur pos-

sible, la vision de ce qui pourrait se passer : la

souffrance de Renée, aggravée d’une cruelle bles-

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sure d’amour-propre, son indignation, ses re-

proches, la réprobation qui en rejaillirait sur eux.

Forte de ses droits, la fiancée pourrait accabler de

mépris leur déloyauté. Comment sécher les larmes

qu’ils auraient fait couler ? Quelle excuse invoquer

à leur silence ? Toutes celles dont ils se payaient

semblaient à Mahaut tout à coup misérables.

Pour la rassurer, Ulric lui lisait des lettres de

Mlle Alder, ces lettres d’un ton calme, enjoué, qui

rendaient compte, avec une grâce gentille, des

menus faits de tous les jours. Incidemment, en

quatre ou cinq lignes, sans paraître y attacher

d’importance, le jeune homme avait parlé de Ma-

haut, qu’il présentait comme une cousine éloignée,

découverte par une coïncidence assez bizarre,

dans cette solitude des Encaisses. Renée, dans sa

réponse, mit quelques mots aimables à l’adresse

de la nouvelle cousine, enchantée, écrivait-elle,

qu’Ulric eût l’occasion de se distraire un peu en

son absence.

— Évidemment, disait Mahaut, rien ne res-

semble moins à une correspondance d’amoureux.

Si vous l’égariez et qu’un indiscret la lût, il croirait

tomber sur les lettres d’une sœur à son frère.

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Tandis qu’ils ne songeaient qu’à s’aimer davan-

tage, écartant les pensées importunes, les beaux

mois d’été avaient fui. À la fin d’août, un peu plu-

vieuse, succéda un mois de septembre d’une rare

splendeur, déjà automnal à la montagne, avec des

matins et des soirs noyés de brumes argentées et

de rouges couchers de soleil sur des feuilles jaunis-

santes. Les troupeaux, redescendant tous les jours

des alpages, remplissaient de nouveau la vallée

d’un tintement de joyeuses sonneries. C’était la

fête de Valsombreux, sa saison de plus grande

beauté, où les teintes chaudes des feuillages avi-

vaient le noir du donjon et des monts : riches bro-

deries d’or, d’écarlate, de pourpre, de rouille,

d’ambre appliquées au vieux socle de pierre,

somptueusement jetées sur le manteau vert des fo-

rêts.

Leur amour était désormais à l’abri des atteintes

ordinaires ; il avait dépassé le sentiment facile, qui

incline, au gré du moment, le cœur libre d’un jeune

homme vers le cœur libre d’une jeune fille ; en se

connaissant mieux, ils s’aimèrent vraiment pour

eux-mêmes. Ainsi qu’une noble flamme dévore al-

lègrement tout ce qui lui fait obstacle, leur passion

dédaigna chaque jour davantage les vaines précau-

tions. Les événements extérieurs glissaient inaper-

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çus ; du haut de leur empyrée, ils laissaient tomber

sur les êtres lointains, qui fourmillaient au-dessous

d’eux, de paisibles regards souriants, qui ne

voyaient pas. Insoucieux de tout, ils sortaient en-

semble maintenant tous les jours, et, bons mar-

cheurs, préféraient à la promenade en voiture la

course à pied par des sentiers plus pittoresques

qu’ils se donnaient la joie de découvrir. Un après-

midi qu’ils avaient été plus loin que de coutume,

ils aboutirent à un des plateaux herbeux qui cou-

ronnent la vallée. Le contraste fut brusque. Au lieu

de l’horizon rétréci des Encaisses, une étendue

immense : ils virent dans l’éloignement trois lacs

bleuâtres et frémissants, qui, à cette distance, ne

semblaient séparés que par des isthmes, des maré-

cages se perdant dans les eaux, des rives pâles,

des villes indistinctes ; au fond, les Alpes neigeuses

déroulant sur le ciel leur chaîne ininterrompue.

Mahaut, les cheveux emportés par le vent, ne se

détachait pas de sa contemplation. Depuis près de

trois mois, elle n’était pas sortie de la vallée et

croyait, disait-elle en riant, émerger du sein de la

terre pour reprendre contact avec le vaste monde.

— Il a du bon, ajouta-t-elle. Nous aurions tort de

rompre tout à fait avec lui !

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En ce moment, comme elle appuyait la main sur

l’épaule d’Ulric et se penchait en avant pour regar-

der Chauvigny, blotti à la base des forêts, d’autres

promeneurs apparurent sur le plateau montant par

la route de la ville. Elle retira aussitôt sa main. Sa

confusion s’accrut quand elle vit parmi le petit

groupe une de ses élèves de l’hiver précédent.

Cette jeune fille, une aimable enfant de seize ans,

poussa une exclamation joyeuse en reconnaissant

Mlle Dionée, qu’elle aimait beaucoup, quitta ses

amis, courut à elle, puis s’arrêta rougissante, en

s’apercevant qu’un étranger l’accompagnait. Ma-

haut lui adressa un signe de tête et un sourire. Bien

qu’elle dissimulât son embarras, elle se sentit gê-

née à cause d’Ulric, qu’elle n’aurait su en quels

termes présenter, et vaguement fâchée, sans se

l’avouer, d’être le point de mire de regards furtifs.

Forvel s’en voulut de l’avoir exposée à cet ennui ;

ils ne commentèrent point ce futile incident ; mais,

d’un accord tacite, ils limitèrent plus rigoureuse-

ment leurs promenades dans la vallée.

Septembre, lumineux et chaud, approchait de sa

fin, quand leur grand bonheur, édifié sur des rêves,

reçut la première atteinte.

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Une lettre fut la messagère du désastre : une

courte lettre, de celles qu’on ouvre sans émotion et

qui apportent dans leurs lignes insignifiantes les

décrets du destin. Par ce billet, griffonné en hâte,

au retour d’une partie de plaisir, Renée annonçait à

son fiancé qu’elle et sa mère allaient venir à Val-

sombreux. Cette décision, prise à la dernière

heure, était due à un changement favorable dans

l’état de Mme Alder et à la clémence de l’automne.

Renée n’en avait pas parlé d’avance, de peur de

susciter un faux espoir. « Mais, le jour où vous re-

cevrez ma lettre, écrivait-elle, nous serons en route

et, le surlendemain, attendez-nous. »

Ulric la trouva dans son courrier de midi, comme

il rentrait d’une course dans les champs, affamé et

rompu d’une saine fatigue. Il lut une fois, deux fois,

à moitié étourdi, puis replia la feuille bleutée au

monogramme d’argent et la remit dans l’envelop-

pe. Après le déjeuner, il alla rejoindre Mahaut.

Celle-ci, qui lisait sur la terrasse des tilleuls, re-

tourna son livre tout grand ouvert sur ses genoux,

et, sans se déranger, lui sourit. Le contraste entre

son heureuse expression confiante et l’angoisse

qui, la minute d’après, bouleversa son visage, fut

saisissant.

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— Qu’y a-t-il, demanda-t-elle ? De mauvaises

nouvelles ?

— Oh ! non ! d’excellentes au contraire, répon-

dit-il avec un petit sourire crispé. Rien qui doive

vous alarmer. Mmes Alder ont changé leurs plans ;

elles viennent me voir à la Maladrerie ; elles seront

ici mercredi.

Mahaut dit : « Ah ! » et resta immobile, une main

abandonnée sur la couverture de son livre, tandis

qu’Ulric, s’asseyant sur la margelle, suivait d’un

œil taciturne les allées et venues du grand-père

Jonas entre les plants de haricots.

— Que comptez-vous faire ? dit enfin à voix

basse la jeune fille.

— Je n’ai pas le choix. Elles sont en route. Ah !

si j’avais pu supposer !…

Il s’arrêta. Une vive douleur emplit ses yeux ai-

mants.

— Je vous aurais évité cette peine, reprit-il.

Pourrez-vous me pardonner ?

La rigidité des traits de Mahaut se détendit :

— Mon pauvre ami, dit-elle, je ne pense pas ce

que vous croyez… Mais, en cela, comme en toute

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chose, combien la ligne droite eût été la meil-

leure !…

Ils se turent et, silencieusement se rapprochè-

rent l’un de l’autre, dans un besoin instinctif

d’affirmer leur tendresse, de s’unir avec plus de

force pour parer au péril prêt à fondre. Comment,

se demandaient-ils avec terreur, avaient-ils pu

vivre dans une pareille insouciance, à côté de

l’abîme, dont une perverse volonté de ne pas voir

avait seule détourné leurs regards ? C’était comme

un passage, effrayant de rapidité, d’une lumière à

une autre, où tous les objets changeaient d’aspect,

leurs faces les plus ignorées sortant de l’ombre, les

autres s’éclairant d’un jour affreux et imprévu. Ou

bien encore cela ressemblait à la tombée d’une

nuit soudaine, qui enveloppait d’épaisses ténèbres

leur vision. Le ciel, au-dessus de leurs têtes, leur

parut tout à coup moins bleu : retrouveraient-ils

jamais de la joie à ces prés, à ces bois ?

— Je ne veux pas vous perdre, non ! dit Ulric.

Il parlait avec difficulté, les dents serrées, le vi-

sage convulsé.

— Il n’en est pas question, dit Mahaut, vive-

ment.

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Devant le désarroi de son ami, elle reconnaissait

l’impérieuse obligation d’être forte, alors que ja-

mais elle n’avait éprouvé plus intense le sentiment

de sa faiblesse de femme, de son isolement, de

l’incertitude de sa vie, le besoin d’être, elle aussi,

rassurée, protégée, secourue… Partout, partout,

elle voyait des menaces, des dangers l’assail-

lant !…

— Il faut être forts, dit-elle. Ce qui arrive devait

arriver. Tant mieux que le moment en soit avancé.

Nous serons heureux plus tôt.

Brusquement elle se tut, pour maîtriser ses

pleurs.

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IV

Jean-Louis n’était pas content. Devant sa table

de travail, – une table de sapin brut, tailladée de

coups de canif et couverte de taches d’encre, – il

faisait voler d’un pouce rageur les feuilles de son

dictionnaire, avec un petit bruit sec qu’ac-

compagnait d’en bas la colère plus grave de la

Sourre. Sa cellule, blanchie à la chaux, avait pour

mobilier cette table, une couchette en fer, deux

chaises, un lavabo et une grande variété d’orne-

ments : soit des gravures épinglées aux murs, des

herbiers, des planches de papillons incomplètes,

deux filets de pêche et des lignes, des couteaux

plus ou moins ébréchés, des clous, des débris de

ferraille, un mauvais pistolet hors d’usage, des

joncs, un tas de copeaux dans un angle, des livres

de classe dans un autre, un album de timbres-

poste soigneusement enveloppé de papier gris sur

un rayon, à côté de bocaux où fermentaient

d’extraordinaires préparations. Dans ce fouillis ré-

gnait un esprit de méthode, chaque objet disparate

ayant sa place marquée ; et malheur à quiconque

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aurait tenté, sous un fallacieux prétexte d’ordre,

d’introduire de la confusion ! À peine si Mahaut

avait ses entrées chez son frère, sous réserves :

« Car les femmes, assurait Jean-Louis, dès qu’elles

se mêlent de quelque chose, brouillent tout. »

Jusque-là sa sœur avait fait exception. Elle seule

pouvait ranger des chemises dans une armoire

sans signaler son passage par des actes de vanda-

lisme ; en outre, bien que récriminant sans cesse, il

lui accordait une certaine compétence dans la di-

rection de leurs affaires. Cependant, depuis plu-

sieurs jours, la vie en général prenait une si fâ-

cheuse tournure qu’il se sentait naître des doutes

sur les capacités de Mahaut ; et c’est à quoi il son-

geait, le front appuyé sur sa main, l’autre poing en-

foncé dans le creux de sa hanche.

La tension de son esprit creusait son jeune vi-

sage de plis rigides. Il avait l’air d’un homme, en

ce moment, et d’un homme de volonté dure.

D’abord, on agissait très mal envers lui. Il se

passait des choses et on ne lui disait rien. Un beau

matin arrivaient à la Maladrerie deux étrangères

dont il ignorait, autant dire, l’existence, et qui s’y

installaient en maîtresses. Mahaut faisait des frais

d’amabilité pour ces intruses, alors que, suivant la

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logique de Jean-Louis, elle aurait dû se mettre sur

la défensive. De plus, elle était préoccupée, –

d’autres l’auraient vue triste – et elle se cachait de

lui. Ulric cessait ses visites quotidiennes ; second

mystère : tout son temps était pris par ses nou-

velles amies. Qu’adviendrait-il de leur séjour ? Que

signifiaient les propos oiseux des gens ? les raille-

ries même, à mots couverts, dont il s’était déjà

vengé en rossant ses camarades ? Si M. Forvel

était vraiment fiancé à cette demoiselle, où allait

Mahaut ? et surtout, où l’entraînait-elle à sa suite,

lui, son frère ? Jean-Louis sentait l’air plein de

dangers dont, par contre-coup, il pourrait être at-

teint ; sa méfiance éveillée, il se tenait sur ses

gardes, prêt à foncer, sans savoir sur quoi. Ce lui

était particulièrement odieux de penser qu’on avait

pu le berner et que, du jeu de ces forces de

l’amour, qu’il admettait par finesse précoce sans

que sa nature les comprît, il pût sortir un mal indé-

terminé pour lui. « Le sage tire profit de la folie des

fous », aurait-il dit volontiers, s’il n’eût été trop

jeune pour traduire ses instincts en maximes.

Mais, dès l’instant où les agissements des fous

menaçaient la sécurité des sages, Jean-Louis se

croyait le devoir de leur opposer une vigoureuse

résistance. Si encore il avait vu clair ! Le malheur

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voulait qu’il errât en pleine forêt d’ombre. Or, pour

un être de sa trempe, est-il rien de plus irritant que

de marcher à l’aventure, avec la perspective

d’endosser la responsabilité de fautes commises

par d’autres, qui manquent de confiance et dédai-

gnent vos conseils ?

« Ah ! que ne suis-je l’aîné ! » soupira-t-il.

Un coup frappé à sa porte lui fit aussitôt replon-

ger le nez dans son dictionnaire avec un air maus-

sade. Comme il ne répondait pas, Mahaut entra,

s’arrêta un instant, debout derrière sa chaise. Elle

portait une robe noire de l’hiver précédent et, dans

cette sévère gaine de deuil, semblait amincie, pâlie

et soucieuse. Ses yeux étaient cernés ; une expres-

sion inquiète attristait jusqu’à son sourire. Elle at-

tendit un peu ; puis, voyant que Jean-Louis, sans

paraître remarquer sa présence, cherchait avec ar-

deur un mot commençant par b, elle l’interpella :

— N’as-tu pas encore fini ta version ?

— Comment le pourrais-je, si l’on m’interrompt

à tout instant ?

— Voilà deux heures que tu es monté ! À présent

il faut laisser tes cahiers et t’habiller un peu, Jean-

Louis.

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— Pourquoi faire ? grogna-t-il.

— Tu sais bien. M. Forvel va venir tout à l’heure

avec Mmes Alder visiter le château. Je tiens à ce

que tu sois présentable.

— Tu peux le leur montrer sans moi.

Elle hésita. Une ombre de lassitude passa sur

son visage. Si jeune qu’il fût, pensait-elle, Jean-

Louis aurait pu lui éviter d’insister sur ce point.

— Je préfère que tu sois avec nous.

— Alors tu te dispenseras de me faire une scène

si j’ai encore une mauvaise place en latin. Puisque

c’est toi et tes amis – il souligna le mot – qui

m’empêchez de travailler.

— Tu ne sais pas ce que tu dis !

Il ne répondit rien et, toujours rogue, rassembla

ses cahiers sur la table. Mahaut cependant ne se

retirait point ; elle contemplait, au niveau de la fe-

nêtre, un sapin dénudé qui se balançait dans le

vent.

— Est-ce vrai, demanda son frère, que M. Ulric

est fiancé à Mlle Alder ?

Elle inclina la tête en signe d’assentiment.

— Ah !… Pourquoi ne nous l’a-t-il pas dit ?

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— Je le savais…

Jean-Louis la fixa de ses perçants yeux bleus où

s’allumait une lueur de courroux.

Incapable de supporter ce regard, elle se rappro-

cha de la fenêtre, mit son front contre les vitres. La

Sourre mugissait au fond de la ravine avec une joie

méchante. Que ce paysage était donc triste, triste à

la mort !

— À propos, fit Jean-Louis, sans daigner expli-

quer la liaison de ses idées, le facteur a-t-il passé ?

— Il y a longtemps.

— Et c’est demain dimanche ! plus de courrier

jusqu’à lundi. Quel chien de pays !

— Tu attends donc une lettre importante ? fit-

elle, en s’efforçant de sourire.

— Cela me regarde. Mais tu sais, Mahaut, je

commence à en avoir assez de ce trou de sau-

vages !

— Où veux-tu que nous allions ?

— Ailleurs, n’importe où, excepté ici. Moi, du

moins, car toi, tu as sans doute des raisons pour

t’y plaire.

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Elle tressaillit, peureusement, comme s’il lui eût

fait mal. Elle eut envie de le prier, de lui dire :

« Sois bon, cher petit, ne m’accable pas. Tu es ma

fidèle affection, ce que j’ai de plus cher, mon frère,

oh ! que je trouve auprès de toi une consolation à

ma peine ! » Mais elle se tut et se contenta de

tourner vers lui son visage indiciblement las.

Le cruel enfant poursuivit :

— Quoique, tout de même, je ne te comprenne

guère. En tout cas, moi, je ne veux pas moisir ici.

Tu m’as forcé à retourner au collège de Chauvi-

gny : j’y vais ; mais plus pour longtemps, je t’as-

sure.

— Nous ne pouvons pas laisser grand-père.

— Ah ! grand-père ! parlons-en ! Pour ce que tu

t’occupes de lui et pour ce qu’il tient à nous !

Jean-Louis conclut d’un geste tranchant.

— Tout ça, c’est trop bête !

Et il versa l’eau du broc dans sa cuvette.

Mahaut le quitta, le cœur plus meurtri, descendit

à sa chambre, où elle se mit dans l’embrasure de la

fenêtre. Jean-Louis avait raison : c’était trop bête.

Mais elle se sentait abandonnée, sans énergie, sans

force de réaction. Son amour, son grand amour, la

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lumière joyeuse de sa vie, qu’en faisait-elle ? Et Ul-

ric ? Si elle cessait de souffrir pour elle-même,

c’était pour s’apitoyer sur le chagrin de l’être cher

dont la douleur lui faisait plus de mal encore que la

sienne propre. Qu’il semblait las aussi, avec

l’étirement fiévreux de ses traits, ses yeux battus

qui trahissaient ses insomnies ! Pourquoi ne par-

lait-il pas ? Pourquoi n’avait-il pas ce courage, lui,

l’homme ; lui, qui aurait dû être vaillant et de bon

secours, lui qui, étant lié, avait seul à se libérer ?

Quand enfin la parole serait dite, elle respirerait

comme au sortir d’un mauvais rêve ; mais pour-

quoi tarder autant à lui en abréger l’horreur ?

Pourquoi lui imposer cette cruelle dissimulation ?

Ne comprenait-il point que chaque jour, chaque

heure de délai augmentait les difficultés, les dan-

gers ?

Elle se dressa, incapable de rester en place,

plongea comme Jean-Louis son visage et ses

mains dans l’eau froide, puis elle revint à la fe-

nêtre, surveiller la route, éternelle obsession.

À l’entrée du village, à l’endroit où cessent les

bordures de sapins, elle vit, en pâlissant, appa-

raître un couple, Ulric et Renée, qui s’avançaient

vers le château, à pas lents, comme jadis elle et lui.

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Lors même qu’elle se savait aimée, une atroce ja-

lousie lui laboura le cœur. Elle rassasia sa douleur

de cette vue, élargissant la plaie, envenimant le

mal. Puis, lorsqu’ils eurent passé sous la porte en

ogive, elle descendit sur la terrasse les recevoir.

Mlle Alder, en l’apercevant, devança son compa-

gnon pour courir à elle :

— Maman ne peut pas venir. Elle craint de se fa-

tiguer ; mais elle m’a chargée de tous ses regrets.

Vous voyez qu’elle m’a confiée à M. Forvel.

La fiancée se tenait entre Mahaut et Ulric,

fraîche et souriante, d’une grâce indéniable dans sa

petite taille. Elle avait des allures d’enfant heu-

reuse ; de légères boucles noires ombrageaient son

front limpide, son visage à l’ovale plein et ses can-

dides yeux noirs. Très élégante, changeant de robe

jusqu’à trois fois par jour, ce qui émerveillait et

scandalisait les bonnes femmes de Valsombreux,

elle portait, cet après-midi-là, un costume de drap

marron dont la doublure de soie bruissait à chaque

pas ; à sa ceinture pendait une trousse de menus

objets d’or, qu’elle agitait du bout des doigts, né-

gligemment. On devinait le plaisir qu’elle éprou-

vait à se parer au soin avec lequel se combinaient

tous les détails de sa toilette.

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L’abord des deux jeunes filles fut plein de cour-

toisie. Prévenue par Ulric, Renée avait fait à Ma-

haut, dès le premier jour, un gracieux accueil,

sympathisant, après tout ce qu’il lui en avait ra-

conté, à sa position anormale. Elle ne se doutait de

rien.

Mahaut, de son côté, ayant pris sur elle de re-

composer son visage, s’acquitta une fois de plus,

avec une sérénité apparente, de son rôle de cicé-

rone. Elle et Ulric n’avaient échangé que quelques

mots de salutation. Pourtant, comme ils montaient

à trois l’escalier principal, il ne put se défendre, en

la voyant si pâle, de lui demander des nouvelles de

sa santé. Elle répondit, avec ce sourire sans spon-

tanéité qu’il ne lui connaissait que depuis peu de

jours :

— Je me suis enrhumée ; le vent d’automne est

traître.

— Aussi moi, fit Renée, suis-je chaudement ha-

billée. Ulric voulait que je prisse encore ma ja-

quette ; mais il aurait eu l’embarras de la porter.

— C’est votre mère qui est frileuse pour vous,

dit-il.

— Oh ! mais vous aussi, avouez !

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Elle s’arrêta, le regarda avec coquetterie, en sou-

riant.

Il répondit, la bouche crispée :

— Sans doute.

— Cette grande salle-là est l’ancienne salle des

fêtes, dit Mahaut, en ouvrant la porte.

— Oh ! je la trouve lugubre ! Qu’a-t-on fait des

meubles ? Quelle vue splendide !

Elle courut aux fenêtres, monta sur la banquette,

s’extasia.

Restés une seconde seuls en arrière, leurs re-

gards se croisèrent, rapides.

— Vous souffrez ?

— Non pas.

— Ne dites pas non ! Et moi, si vous saviez !…

— Ulric, appela Renée sans détourner la tête,

venez donc !

Tressaillant comme un coupable pris en faute, le

jeune homme obéit. Il fallait faire à sa fiancée les

honneurs de Valsombreux. L’exubérance de Renée

la poussait à interroger sur tout. Assise sur l’en-

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tablement de la fenêtre, alors qu’il se tenait de-

bout, elle penchait à tout instant son front vers le

sien, le frôlant de ses petites boucles noires. Ma-

haut demeurait à l’écart, le visage impassible, le

cœur en butte à toutes ses révoltes déchaînées.

Elle revivait avec une acuité terrible les phases de

cette radieuse matinée de printemps, où était né

leur amour audacieux. C’était dans cette même

salle, inondée de joyeux rayons : la lumière, le ciel

bleu, l’air frais, la senteur des bois entraient par les

fenêtres ; c’était en un moment pareil que leurs

yeux, trahissant leur vouloir, avaient échangé un

inconscient aveu. Depuis lors, que d’étapes fran-

chies dans la route du bonheur vers la douleur !

Comme il arrive souvent dans les grands déchire-

ments, un détail puéril arrêta son souvenir, rivant

son regard sur le bord gris de la fenêtre ; elle re-

voyait une tache ensoleillée où avait lui la bague

d’Ulric. Que dans ce petit cercle d’or, qu’il ne por-

tait plus, pût tenir le symbole de tant de souf-

frances ! Elle souriait en elle-même de pitié,

comme elle reconnaissait, trop tard, le juste che-

min. Au lieu de lui ôter du doigt cet anneau d’or,

n’aurait-elle pas dû détacher la chaîne morale, dé-

lier le cœur ? Faux scrupules, mensongère délica-

tesse, derrière lesquels ils avaient abrité leur lâche-

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té d’agir. Lâche, tel était le mot dont Mahaut fla-

gellait durement sa conduite, leur conduite : ni dé-

loyale, ni injuste, mais lâche. Il n’y avait que ce

mot pour exprimer leur faiblesse, qu’ils décoraient

encore du nom de générosité ! Elle oubliait leurs

entretiens, pleins d’angoisse, où ils avaient délibé-

ré sur le parti à prendre ; elle ne trouvait plus dans

la santé de Mme Alder une excuse à leurs ater-

moiements ; elle ne se disait pas que sa pauvreté

avait mis et mettrait toujours un sceau orgueilleux

sur ses lèvres. Au vent de sa passion fuyaient tous

ses remords. En cet instant, elle redevenait la créa-

ture d’instinct, qui aime et qui s’insurge, que tout

être social porte en soi, la créature de proie, fille

de cet âpre sol et de ces tenaces paysans, ses an-

cêtres, prête à marcher, comme son père, coûte

que coûte, contre tous, par-dessus tout, à son but !

Et le joug de l’habitude était si fort que, boule-

versée par cet orage, elle continuait néanmoins à

répondre aimablement au babil de Renée. Celle-ci

se faisait raconter par Ulric des épisodes de l’his-

toire de Valsombreux ; et il était en train de lui dé-

crire, d’après un livre de chroniques appartenant à

Mahaut, les fêtes populaires dont chaque nouveau

seigneur avait coutume de saluer son avènement.

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— Que j’aurais voulu vivre en ce temps-là ! Vous

représentez-vous, Ulric, combien ce serait exquis,

au lieu de se conter des choses passées du haut de

cette fenêtre d’avoir été acteur et spectatrice ?

Moi, avec une longue robe à traîne et une aumô-

nière pendant à ma ceinture, et vous…, vous je

suppose, avec une cotte de mailles et des souliers

à la poulaine ?

— Vous oubliez qu’en ce temps-là, dit-il d’un ton

de plaisanterie, en regardant Mahaut comme pour

l’intéresser à la conversation, j’eusse été un de vos

plus humbles vassaux, confondu dans la populace

à vos pieds.

Elle lui jeta un coup d’œil rapide, avec ce jeu des

paupières dont elle aimait la coquetterie et parut

un peu déconcertée, gênée peut-être par la pré-

sence de Mahaut ; mais elle reprit d’une voix

tendre :

— Qu’importe ? Dans ce temps-là, j’imagine,

mon privilège eût été de faire tout ce qui me plai-

sait. Je vous aurais… comment disait-on ?… af-

franchi ?

Ulric fut embarrassé pour répondre, sentant pe-

ser sur lui le regard ironique de Mahaut. Il crut se

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tirer de difficulté en détournant leur attention à

toutes deux.

— Voyez, dit-il à Renée, ces quelques pierres qui

affleurent encore dans le pré, à la lisière du bois ; il

y avait là-bas, autrefois, une maison, ou, à pro-

prement parler, une masure. Il paraît qu’elle a été

détruite par un incendie. Mais c’est là que naquit

mon grand-père. Ses parents étaient de bien

pauvres gens : l’un bûcheron, l’autre dentellière,

selon la coutume des femmes de ces montagnes ;

l’un et l’autre se tuèrent à la tâche. Grand-papa

m’a souvent dépeint leur chaumière, si fruste que

vous ne pourriez vous en faire une idée ! et ses

jeux au bord du torrent. Ce fut miracle si, plus

d’une fois, il ne se noya pas ! On n’avait guère le

temps de le surveiller. Un jour, il vit briller entre

deux pierres quelque chose de rond et de blanc.

Bien que l’eau fût assez profonde en cet endroit, il

y courut et rapporta en triomphe à sa mère un bel

écu d’argent tout neuf. Sans doute quelque voya-

geur, en passant sur le pont de la Sourre, l’avait

laissé tomber de sa bourse. Je renonce à vous dire

la joie de la famille. Le père déclara solennelle-

ment que, cet argent étant un don du ciel, il fallait

se garder d’y toucher pour les besoins ordinaires

de la vie ; d’ailleurs il appartenait au petit. Donc,

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après avoir cherché la plus sûre cachette, on le mit

dans un pot de terre, sur le rayon de la cheminée.

Défense fut faite à l’enfant d’y grimper. Le di-

manche, quand il avait été sage, on lui prêtait un

moment sa pièce, dont on discutait, autour de la

table, l’emploi le plus judicieux. On finissait tou-

jours par conclure qu’on aurait tort de se décider à

la légère et que le temps porterait conseil jusqu’au

dimanche suivant. Cet écu resta bien dix mois

dans son pot de terre ; un beau dimanche, quand

on voulut l’y reprendre, on ne l’y trouva plus. Il

avait été volé probablement par un colporteur

qu’on ne revit jamais à Valsombreux après ce vi-

lain coup. Grand-papa pleura amèrement ; car,

avec son écu, il perdait la lampe merveilleuse qui

lui éclairait le pays des trésors chimériques.

— Pauvre petit ! s’écria Renée. Que n’ai-je été

là ! Je la lui aurais rendue, sa pièce ; je lui en au-

rais rendu dix !

Sous le ton badin de la riposte, Mahaut perçut

une condescendance qui l’irrita.

Oui, en effet, que n’avaient-ils tous vécu au

temps ancien ! Ulric et elle auraient été parmi les

petits villageois, libres de s’aimer à leur guise, sous

les yeux de la demoiselle. Une folle colère s’amas-

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sait en elle, d’autant plus vive qu’elle en sentait

toute l’impuissance et l’injustice. Que venait faire

entre eux cette étrangère ? Pourquoi étaler devant

elle d’humbles souvenirs familiaux qu’elle ne pou-

vait comprendre ? Mahaut en accusait Ulric.

N’étaient-ils pas de même race, de même caste ?

Ils avaient l’un et l’autre dans le sol de Valsom-

breux les mêmes racines profondes, tels deux reje-

tons du même arbre, qui auraient poussé à dis-

tance et fini par entrelacer leurs feuillages, riches

de sève. Ainsi s’étaient-ils rejoints, après s’être dé-

veloppés séparément dans le même sens, par la

cime. De quel droit la plante aliène, jetée entre eux

par un caprice du vent, aurait-elle désuni leurs ra-

mures ?

« Jamais, songeait Mahaut avec passion, elle ne

saura l’aimer comme je l’aime. Elle croit lui faire

une grâce en l’épousant. Oh ! quelle fut la pensée

de son père, de son père dont il garde la mémoire

bénie, en rivant cette chaîne à sa vie ? »

Frappé soudain par la pâleur, l’air tragique de la

jeune fille, Forvel proposa de monter aux étages

supérieurs, et la visite continua, douloureux pèle-

rinage pour Mahaut, qui y retrouvait à chaque pas

des souvenirs de son amour. Et il fallait causer,

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sourire ; il fallait rassurer Renée, qui poussa de pe-

tits cris d’épouvante en apercevant le gouffre de la

Sourre et s’accrocha au bras d’Ulric pour regarder

en bas. Jean-Louis, qui marchait derrière eux,

haussa les épaules de pitié. En redescendant de la

tourelle, ils passèrent devant la chambre de Ma-

haut ; comme Ulric, Renée s’arrêta pour deman-

der :

— Où va-t-on par cette porte-là ?

— C’est celle d’une chambre qu’on ne visite pas,

répondit Mahaut.

Cette fois, son frère eut le tact de ne pas la dé-

mentir.

Puis ils s’engagèrent dans le noir escalier qui dé-

roule sa spirale jusque dans les cachots. Jean-

Louis se glissa en avant, frottant une allumette-

bougie pour éclairer Renée, tandis qu’Ulric et Ma-

haut, qui connaissaient le chemin, fermaient la

procession. Profitant d’une seconde où la saillie du

mur tournant les isolait au-dessus des deux autres,

le jeune homme dit d’une voix basse et précipitée :

— Mahaut, on va vous inviter à dîner. Acceptez.

Il faut que je vous parle. Je vous reconduirai.

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À travers l’obscurité, elle put voir ses yeux bril-

ler et le geste qu’il esquissa pour lui prendre la

main. Mais déjà ils avaient atteint le bas de la spi-

rale, et Jean-Louis, élevant son lumignon à la hau-

teur d’un énorme verrou, découvrait une porte de

chêne, percée d’un guichet cadenassé.

Peu à peu, s’accoutumant à cette nuit, ils distin-

guèrent l’entrée d’un couloir aux murs suintants où

s’enfonçaient trois autres portes ; au bout, un

gouffre d’ombre, béant, impénétrable, marquait

l’orifice du souterrain qui, passant sous le village,

avait une issue dans la campagne.

— Le souterrain, autrefois, communiquait avec

l’église et la maison des chanoines, se mit tout à

coup à débiter Jean-Louis d’un ton rapide et chan-

tant. Et, du temps des luttes religieuses, le fameux

réformateur Farel fut prisonnier quelques heures

dans le cachot que voilà. Mais le bon peuple vint

en armes le réclamer ; ce que voyant, dame Guil-

lemette de Valsombreux, bien que fervente catho-

lique, crut prudent de lui ouvrir les portes.

Quelques années plus tard, la religion réformée

s’établit dans la seigneurie. Dame Guillemette en

fut si navrée qu’elle quitta le château et se retira

dans un autre domaine…

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Tout à coup, soit malice, soit étourderie, il laissa

s’éteindre son allumette et, pendant un instant, ils

furent plongés dans de complètes ténèbres. Renée

jeta un cri ; Mahaut eut une sensation brusque de

peur physique ; instinctivement, elle étendit les

mains, cherchant à s’appuyer ; mais une intuition

tout aussi rapide lui fit deviner que Renée se

cramponnait à Ulric. Son impression d’abandon fut

affreuse. Jean-Louis, ayant rallumé, contempla

d’un air moqueur les trois visages qui, dans l’at-

mosphère épaisse où rougeoyait la petite flamme,

devenaient d’une pâleur funèbre.

— Voilà, dit-il, en introduisant dans la serrure la

plus proche une clé rouillée. Je vous demande bien

pardon ; je ne l’ai pas fait exprès. N’entrez pas, si

vous avez peur des rats. Et je vous avertis que, si

vous voulez vous promener dans le souterrain, je

n’en suis pas. Il y a des éboulements.

Mais Renée, bien que ces paroles ne s’adressas-

sent à personne en particulier, s’écria qu’elle n’en

avait nulle envie et, se ressaisissant du bras

d’Ulric, elle l’entraîna au plus vite dans l’escalier.

Revenue à la lumière du jour, elle plaisanta de sa

terreur, s’apitoya sur le sort des prisonniers, puis,

ayant consulté à la dérobée la montre enchâssée

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dans son bracelet, elle dit à Ulric qu’il était l’heure

de rentrer, que sa mère les attendait. En prenant

congé, elle remercia gentiment Mahaut et l’invita à

dîner pour le soir. L’intention de la jeune fille avait

été de refuser ; elle s’y sentait d’autant plus dispo-

sée que le sans-gêne de Renée et de sa mère, qui

considéraient la maison d’Ulric comme la leur,

l’avait déjà maintes fois vivement blessée. Était-il

donc à ce point leur chose, leur esclave ?…

Pourquoi accepta-t-elle cette invitation, qui lui

était odieuse ?…

— À tout à l’heure, dit Renée. Maman sera

charmée.

Adossée au tronc d’un tilleul, Mahaut les regarda

s’éloigner, pressés l’un contre l’autre, car il pleu-

vait des gouttes fines, et force avait été à Ulric

d’ouvrir leur unique parapluie sur la tête de sa

fiancée.

Une poignante douleur s’enfonça dans sa poi-

trine, comme si une main d’acier, avec une lenteur

calculée et savante, lui avait tordu le cœur. Elle ne

savait pas que la jalousie pût faire autant de mal.

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V

Ulric, n’ayant pas de salon organisé, avait mis à

la disposition de ses hôtes sa belle salle à manger

aux panneaux sculptés et au poêle de la Renais-

sance. Quelques-uns de ces bibelots dont les

femmes élégantes s’entourent, même en voyage,

introduisirent dans cette vaste pièce lambrissée un

cachet moderne, d’une note tout à fait imprévue,

et achevèrent de la rendre habitable, selon le goût

de Renée. Ce soir-là, en effet, elle avait un aspect

attirant, chaudement hospitalier, avec ses volets

fermés, ses gerbes de feuillages roux et de

branches de sorbier aux graines écarlates, jaillis-

sant de grosses potiches paysannes, sa table

blanche égayée par une faïence à sujets rustiques.

Le long du poêle, Mme Alder, très frileuse, avait fait

placer une chaise-longue d’osier et un guéridon

qu’encombraient ses ouvrages commencés, des

revues, des livres nouveaux. Renée s’était aussi ar-

rangé un coin auprès d’elle avec un vieux fauteuil

original volé à la cuisine de Mme Blanchard. Et voi-

là, déclaraient ces dames, une installation provi-

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soire, qui, avec l’adjonction d’une lampe voilée de

dentelles, donnait tout à fait l’illusion du chez soi.

Mme Alder laissait reposer ses mains à côté d’une

pelote de laine blanche, piquée en croix de deux

aiguilles d’ivoire. En dépit d’un certain air dolent,

sur ses lèvres flottait un sourire heureux, ce sourire

des gens très aimés, très choyés, qui se sentent

l’objet d’une constante sollicitude. Atteinte d’une

maladie de cœur, que marquaient des crises assez

graves, sans qu’on sût dire jusqu’à quel point sa

vie se trouvait en danger, elle croyait pourtant que

la mort pouvait la surprendre d’un instant à l’autre,

et souvent, d’un geste devenu habituel, portait à sa

poitrine des mains maigres et pâles, pour qui leurs

bagues gemmées semblaient un poids trop lourd.

Elle avait un teint transparent, aux tons jaunis,

dont on pouvait aussi bien attribuer la délicatesse

à l’excessive finesse de sa peau qu’à la fragilité de

sa santé. Ses yeux noirs, aux paupières bistrées,

ses mouvements alanguis, la couverture qui lui re-

couvrait les jambes jusqu’aux genoux, complé-

taient sa physionomie d’invalide.

Vis-à-vis de sa mère, Renée, deux petits pieds

chaussés de souliers vernis croisés devant elle,

parcourait une revue ; Ulric, entre les deux

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femmes, feignait de s’absorber dans la lecture d’un

catalogue d’instruments aratoires… Sa pensée

était à Mahaut. Le souvenir de la jeune fille, si dou-

loureuse et si changée, le poursuivait comme un

criant reproche. Il n’y avait pas eu un moment,

dans cette torturante journée, où il n’eût été sur le

point de lui crier : « Venez, j’abandonne tout,

pourvu que vous consentiez à me suivre. Je suis à

vous, vous êtes mienne. » Vaines paroles, qu’il sa-

vait que sa bouche n’aurait pas prononcées ! brû-

lant désir, qu’il savait ne pouvoir arracher de son

cœur ! Depuis dix jours, depuis la perte de leur li-

berté, il n’avait pas passé entre eux un mot qui pût

faire présumer un changement dans leurs inten-

tions, et pourtant ils souffraient cruellement, d’une

souffrance qui s’imprimait déjà en traits indé-

niables sur leurs visages pâlis, tourmentés par

l’idée fixe, presque hagards. Car les paroles qu’on

ne dit pas, les larmes qu’on refoule, les supplica-

tions que l’on tait, les terreurs que l’on cache, les

silences de glace, tout ce que l’on cèle sous une

pierre, fait des ravages bien plus profonds qu’une

lave bouillonnante qui s’écoule. Comment cette si-

tuation se dénouerait-elle ? Ulric n’admettait pas

qu’il pût perdre Mahaut ; d’autre part, en présence

des deux confiantes créatures qui avaient foi en sa

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parole, il ne voyait plus d’issue. Dans ce dilemme,

renonçant à trouver une solution par lui-même, il

se reposait sur Mahaut, dont la volonté ferme tra-

cerait le chemin. Or une des circonstances les plus

déprimantes en l’état actuel de leurs relations,

c’était de ne plus communiquer librement ; et,

dans les rares instants où ils auraient pu être seuls,

la jeune fille se dérobait. Il ne s’expliquait plus ou

tremblait d’interpréter sa conduite. Ainsi il fut han-

té tout à coup par la crainte que, ce soir-là, elle ne

vînt pas. Comment alors faire renaître la chance de

lui parler, de l’arracher à ce mutisme angoissant et

farouche ?

— Ulric, demanda Renée, qu’y a-t-il dans ce ca-

talogue qui vous donne un air si tragique ? Vous

fait-on des prix de voleurs ? Venez vers moi.

Les bras arrondis, les deux mains jointes der-

rière la tête, elle lui adressait un appel souriant.

« Pourquoi ne peut-elle rien comprendre ? »

songea-t-il, au désespoir, en se levant. Il y avait

des moments où il la détestait.

Comme il se rapprochait d’elle pour lui obéir et

lui disait un mot gentil sur l’arrangement de ses

cheveux, un coup de sonnette le fit tressaillir.

— Voici Mlle Dionée, dit-il.

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Son impulsion fut trop vive : quittant Renée, il

courut à la porte.

Une rapide poignée de main, où ils sentirent

frémir tout leur amour, tomber leurs doutes, et

Mahaut se trouva entre Mme Alder et Renée, qui

s’empressaient pour la recevoir, très cordiales. La

jeune fille leur plaisait, et leur grande sociabilité

leur faisait considérer comme une aubaine la ren-

contre d’une personne comme elle dans la solitude

de Valsombreux. Que Forvel, livré à ses propres

ressources pendant cinq mois, se fût épris de la

séduisante créature que le hasard avait si roma-

nesquement placée sur son chemin, Mme Alder et

sa fille n’en eurent pas même le soupçon. Leur

quiétude était absolue ; très sincèrement, il arriva à

Ulric de souhaiter qu’on fût moins sûr de lui : cer-

taines méfiances lui auraient facilité la voie.

Mahaut, d’un coup d’œil rapide, remarqua les

changements introduits dans la salle sévère, où

elle n’était entrée que deux ou trois fois et où sa

présence avait été ressentie comme un si grand

honneur ! Qu’il lui paraissait bizarre d’être accueil-

lie chez Ulric par une autre que lui ; car, tout natu-

rellement, Mme Alder avait pris les rênes de ce mé-

nage de garçon. Pourtant ce fut sans révolte

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qu’elle s’assit dans le fauteuil que lui cédait Renée.

Les événements des jours derniers semblaient

l’avoir matée, en émoussant ses forces pour la

lutte. Lasse de trop de pleurs et de trop d’anxiété,

elle se laissait aller à une détente passagère, flot-

tant dans une sorte d’inconscience, s’abandonnant

même peu à peu à une subtile sensation de plaisir.

Après avoir été si longtemps privée de l’at-

mosphère de bien-être où s’épanouissait sa vie

d’autrefois, elle éprouvait de la douceur, plus

qu’elle ne se le fût imaginé, à s’associer de nou-

veau à ses pareils, à participer à une causerie en-

jouée autour d’une table bien servie. De rouges

feuillages d’automne, piqués de baies noires, or-

naient la nappe ; l’argenterie était brillante ; l’eau

et le vin étincelaient dans le cristal des carafes. Par

courtoisie pour leur hôte, ou coquetterie envers

Ulric, peut-être aussi par simple habitude mon-

daine, les deux femmes s’étaient parées : la blouse

de soie rose de Renée, la robe scintillante de jais

de sa mère achevaient, aux yeux de Mahaut, de

donner à leur réunion un aimable air de fête.

Mme Alder, dont la langueur, peut-être plus appa-

rente que réelle, prêtait à ses manières un très

grand charme, s’adressa plusieurs fois avec bonté

à la jeune fille. Et, dans son désarroi moral, celle-ci

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subissait la séduction de cette voix presque mater-

nelle, aux accents caressants, que le moindre

soupçon pouvait changer en ceux d’une inimitié

implacable. Des sentiments divers se reflétaient

sur le visage d’Ulric : il aimait à sentir Mahaut ap-

préciée ; son imagination édifiait déjà des combi-

naisons heureuses ; en même temps, il avait honte

de leur duplicité. Mais il était dit que la joie ne de-

vait que sillonner leur peine, brève comme un

éclair.

— Vous ne pouvez considérer votre vie à Val-

sombreux comme définitive, disait Mme Alder à

Mahaut, comme, après le dîner, ils s’étaient de

nouveau groupés autour du poêle, devant le guéri-

don où Renée faisait le thé. N’avez-vous pas des

projets d’avenir ?

Des projets ? Oui, certes. Mais lesquels avouer ?

Ceux d’hier ?… Ceux de jadis, dans lesquels elle

mettait sa foi, et qu’elle voyait soudain se lever de

l’oubli, inutiles et décolorés ?…

— J’en ai beaucoup, mais ils sont vagues, sou-

vent contradictoires, répondit-elle.

— Hors de Valsombreux ?

— Pour la plupart.

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— Si nous pouvions vous servir en quelque ma-

nière, nous en serions heureuses, mère et moi, dit

gracieusement Renée.

Mahaut tressaillit ; Ulric aussi ; ils échangèrent

un regard apeuré ; et, cette fois encore, ne trouvè-

rent de refuge que dans le silence. Nette et lucide,

la vie, telle qu’elle aurait pu être, fulgura aux yeux

de Mahaut Dionée, illuminant sa nuit. Elle eut une

vision de force et de beauté, de travail, de noble

indépendance, de joie sereine, de tout ce qui pour-

rait encore lui appartenir si elle secouait ses

chaînes ; l’amour valait-il un pareil sacrifice ?

Lourdement, le voile de ténèbres retomba.

— Vous n’avez pas renoncé à vous marier, je

suppose ? reprit Mme Alder, avec un demi-sourire.

Excusez-moi si je semble indiscrète, c’est par inté-

rêt pour vous…

Renée, aussitôt, d’un geste furtif, posa la main

sur le bras d’Ulric.

Mahaut répondit :

— Non, sans doute…

Et s’étonna que l’étranglement de sa voix ne la

trahît pas.

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« Jolie, ambitieuse, sans appui, sans fortune :

elle aura de la peine ! » songea Mme Alder.

— Vous auriez bien tort, dit-elle à haute voix.

Mais, ma chère enfant, pour se marier, si char-

mante que l’on soit, encore faut-il rencontrer

quelqu’un. Je ne vois pas ici, à Valsombreux…

— Oh ! maman ! interrompit Renée, tu vas dire

des choses raisonnables. Je hais les choses raison-

nables. Moi, je prétends, comme les Anglais, que,

l’heure venue, « on rencontre son sort ». Ce n’est

certes pas en allant dans le monde qu’à quinze

ans, I met my fate.

— Êtes-vous sûre qu’on ne se trompe jamais ?

demanda Mahaut.

— La preuve !

Avec une vivacité de petite fille, Renée courut

derrière la chaise d’Ulric, lui jeta un bras autour

des épaules, lui attira la tête contre sa poitrine.

Il n’y avait aucune joie méchante dans son

triomphe, aucune intention perfide dans le mur-

mure de reproche indulgent avec lequel Mme Alder

accueillit cette boutade :

— Renée, Renée, comment te tiens-tu ?

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Et pourtant, eussent-elles eu l’âme gonflée de

venin, elles n’auraient pas pu broyer d’une façon

plus cruelle, entre leurs petites mains chargées de

bagues, ces deux cœurs déchirés et saignants.

Simulant une bouderie, Renée revint s’asseoir

sur un tabouret aux pieds de sa mère, le plus loin

possible de son fiancé. D’un geste affectueux,

Mme Alder appuya la main sur ses boucles

soyeuses. Alors Mahaut baissa le front, les yeux

détournés, refoulant des larmes prêtes à jaillir. Le

sentiment d’une monstrueuse injustice commise

envers elle, sans qu’elle pût en accuser personne,

l’oppressait jusqu’à la souffrance physique. Elle

était la victime, choisie par le hasard, et ce cri de

protestation, si profondément humain et si vain,

montait de son cœur, renversant l’équilibre de sa

factice résignation : « Pourquoi moi ? pourquoi moi

plutôt qu’une autre ? Pourquoi moi, plutôt que

cette autre ? Qu’a-t-elle donc fait pour mériter

d’être si heureuse ? Quel crime expié-je pour que

je sois, moi, condamnée ? Vraiment, s’il y a une

justice au ciel ou sur la terre, quelle est-elle ? Qui

influence ses aveugles décrets ?… » Elle songea

avec amertume à ce que, par comparaison, elle

appelait son bonheur d’autrefois. Triste bonheur !

toujours menacé, toujours chancelant, abreuvé de

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soucis, nourri d’attentes creuses, toujours près de

sombrer dans les extraordinaires affaires de son

père, hanté par les souvenirs de la misère de

Londres, de l’inhospitalière maison de Zurich.

Quelle différence avec l’existence ouatée de Renée

Alder, l’atmosphère de sécurité, de tendresse, de

gaieté, d’insouciance où s’était épanouie l’enfant

de luxe, à l’abri des intempéries ! Ah ! rien ne de-

vait la toucher, celle-là ! Les fleurs de sa couronne

de joie lui appartenaient toutes, même celles que,

trop chargée, elle laissait glisser à ses pieds.

Qu’importait à ce cœur heureux que ce fût Ulric

Forvel ou un autre ? Il y en avait dix plus riches,

mieux nés, vers lesquels on aurait pu tout aussi

bien incliner sa préférence capricieuse. Et il fallait

que ce fût justement lui !… Sans doute, en raison

de la loi qui veut que l’on donne à celui qui a, que

l’on prenne à celui qui n’a pas… Soit ! mais celui

qui a dut commencer par prendre…

Elle eut une pensée de folle révolte : réclamer

impérieusement ses droits, ou mendier sa part

avec des sanglots. Un éclair dur passa dans ses

yeux bleus. Brusquement, elle regarda Ulric, vit

son effroi de ce qu’elle allait dire et, par pitié pour

lui, se tut…

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Mme Alder avait assez de tact pour s’apercevoir

que le sujet entamé tout à l’heure déplaisait à la

jeune fille ; elle eut l’intuition d’un amour contra-

rié, sur lequel elle se réserva d’interroger Ulric, qui

la connaissait mieux. En attendant, elle se mit à

causer peinture.

Le moment arriva où Mahaut crut enfin pouvoir

se retirer. Elle se leva, prétextant la route déserte

et, ployant un peu en arrière sa haute et fine taille,

se laissa poser par Renée une mante sur les

épaules.

— Vous ne pouvez pas rentrer seule, dit

Mme Alder.

Elle eut de nouveau ce sourire discret, voilé

d’ironie.

— J’y suis habituée. D’ailleurs, il le faut bien : je

n’ai personne. Mon frère est trop jeune ; j’évite de

le faire veiller ; il doit être prêt le matin à six

heures à cause du collège.

— Ulric vous accompagnera, dit Renée ; n’est-ce

pas, cher ?

Il fit un signe d’assentiment et sortit chercher

son pardessus, car la soirée était fraîche.

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— Votre frère m’amuse énormément, dit

Mlle Alder. Quel drôle de petit bonhomme ! L’autre

jour je l’ai rencontré devant la scierie, les mains

dans ses poches, faisant le matamore et racontant

à M. Blanchard que, chez son tuteur, à Java, on

scie des baobabs de 30 mètres de circonférence !

Puis il eut l’amabilité de m’offrir de porter jusqu’à

la Maladrerie un paquet assez volumineux dont je

m’étais chargée au village.

— Et que vous a-t-il dit encore ? demanda Ma-

haut, curieuse. Il cause volontiers.

— En effet, il a bavardé comme une jeune pie. Il

m’a confié, entre autres, qu’il ne comptait plus res-

ter bien longtemps à Valsombreux, car, dès qu’il

aurait reçu certaine lettre de son tuteur… mais il

n’a pas été très explicite à ce sujet. Et puis il m’a

parlé de vous…

Elle adressa à Mahaut un sourire hésitant,

comme si elle n’était pas très sûre de bien faire en

disant ce qu’elle allait dire.

— Votre frère est très fier de vous. Il doit vous

aimer beaucoup. Il paraît que vous seriez mar-

quise, si vous l’aviez voulu.

Que cela ressemblait à son frère ! Hâbleur incor-

rigible ! Dans le besoin de se grandir aux yeux des

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autres, il finissait par prendre pour des réalités ses

imaginations les plus échevelées. Mahaut se rappe-

la le vieux marquis de San Remo, qui se retournait

dans la rue pour la voir passer, parce qu’il la trou-

vait jolie. De là à bâtir un roman qui flattait son

énorme vanité, il n’y avait qu’un pas pour Jean-

Louis. Quel écho une déception de sa sœur

n’éveillerait-elle pas dans son âme d’enfant ambi-

tieux ! Elle trembla. Rien qu’à cause de lui, pour ne

pas affaiblir ce lien d’une qualité si fragile qu’elle

évitait de l’exposer au moindre choc, il aurait fallu

être forte, Jean-Louis n’étant pas de ceux qui, de-

vant une défaite, s’apitoient : il n’aurait plutôt que

mépris.

— Revenez encore, n’est-ce pas ? dit Renée, en

accompagnant la jeune fille sur le seuil. Et vous,

cher, ne rentrez pas trop tard.

— Il est déjà tard. Pour ne pas vous déranger, je

préfère vous souhaiter tout de suite le bonsoir.

— Comme il vous plaira.

Ses yeux malicieux scintillèrent. Comprendrait-

il ? Il feignit de ne pas comprendre et lui secoua la

main à l’anglaise.

— Bonsoir, Renée.

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Puis il se trouva seul avec Mahaut sur la route

amie, et, libres, ils s’enfoncèrent dans la nuit.

Pendant les premières minutes, ils ne se dirent

rien, dominés par la joie tumultueuse d’être de

nouveau ensemble. Ils regardèrent le paysage fa-

milier, comme s’ils le voyaient pour la première

fois. Le ciel, lavé par la pluie de la journée, restait

obscur, semé de frêles étoiles sans réverbération.

Les sapins, au bord du chemin, projetaient une

ombre épaisse, et du ruisseau, caché sous les

herbes, s’élevait une buée humide. Seules, les

cimes extrêmes des montagnes retenaient quelque

clarté ; des arbres s’y profilaient, en dentelures de

velours, déchirées, de temps à autre, par des coups

de vent.

Ils dépassèrent les bâtiments silencieux de la

scierie. Les longues piles de planches, rangées aux

deux côtés du hangar, épandaient une terne blan-

cheur. D’instinct, ils pressèrent le pas, comme s’ils

craignaient d’être aperçus. Obéissaient-ils à

quelque ordre secret ? leur voie semblait chaque

jour davantage s’éloigner de la lumière. Dans sa

détresse, Mahaut avait pris le bras d’Ulric ; leur

double silhouette glissait comme un large fantôme,

le long des prés nocturnes.

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— Mahaut, demanda-t-il enfin, pouvez-vous en-

core croire en moi ?

Elle répondit :

— Je vous aime ; j’ai confiance en votre amour.

Sa voix était calme ; mais sa main trembla. Il

devina tout ce qu’il y avait de douleur dans cette

foi déterminée à ne pas plier.

— Ah ! s’écria-t-il, avec un élan de cette sensibi-

lité aiguë qui le caractérisait, existe-t-il une torture

pareille ? Faire souffrir ce qu’on aime plus que sa

vie ? Car je donnerais ma vie, toute ma vie, pour

assurer le bonheur de la vôtre.

— Moi, répondit-elle, je vous ai déjà voué la

mienne. Dans l’adversité et dans la joie, nous

sommes unis. Voici la première épreuve, Ulric…

Sans doute, celle qui nous échoit doit toujours

sembler la plus dure !…

Elle se tut, comme pour rassembler ses forces, et

reprit frémissante :

— J’étouffe dans l’atmosphère de mensonge qui

peu à peu s’est formée autour de nous. Chacune de

mes paroles est un mensonge. Le mensonge entre

jusque dans mes pensées. Je me débats dans de

l’ignominie. Je suis courbée sous un joug d’ab-

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jection. Il me semble que je n’oserai plus jamais

redresser le front. Je ne suis plus moi. Je ne vois

plus avec mes yeux ; car souvent je ne vous recon-

nais même plus. Et vous mon pauvre aimé, vous

mentez aussi, vous mentez comme moi : si c’est

pour moi, la honte de votre mensonge accroît en-

core la mienne ; si c’est pour moi, mon amour vous

dégrade et vous avilit. À force de mentir aux

autres, nous en viendrons à nous mentir à nous-

mêmes. Ne cherchez-vous jamais un double sens à

ce que je vous dis ?… Ô mon ami, mon cher ami,

je vous en supplie, mettez fin à cette horrible équi-

voque !

La voix coupée par l’émotion et par la marche,

défaillant presque, elle dut s’arrêter, et, se séparant

d’Ulric, s’appuyer d’une main contre un mur.

— Pourquoi n’ai-je pas parlé à temps ? dit-il.

Pourquoi l’ai-je laissée venir ? À présent…, à pré-

sent…, il faut que vous le sachiez, Mahaut ! elle

m’aime !

Baissant la tête, il évitait de la regarder. Comme

elle ne répondait pas, immobile dans sa pose incer-

taine, il poursuivit :

— Je ne le savais pas, je vous le jure. Jusqu’à

ces derniers jours, je ne le savais pas. Je croyais

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qu’elle m’acceptait comme elle en eût accepté un

autre, dont la position, la fortune, le caractère au-

raient convenu à sa mère. Eh bien, je me trom-

pais : elle m’aime !

— Vous croyez ?

Surpris par l’âpreté, l’ironie de cette voix chan-

gée, presque rauque, il balbutia :

— Elle me l’a dit… Sa mère me l’a répété…

— Et ne vous l’avait-elle pas déjà dit ? Avez-

vous été fiancé six ans sans qu’on vous les dise,

ces trois mots d’un usage si facile ?… À quoi dis-

tinguez-vous qu’on en fait un emploi sincère au-

jourd’hui ?…

— Raillez, vous en avez le droit, dit-il amère-

ment.

— Elle vous aime, soit ! Mais vous ?…

— Oh ! moi ! vous savez bien que c’est vous,

vous seule !… Mahaut, dites-moi que vous n’en

doutez pas !

Ce cri si vibrant, si douloureux, les jeta aux bras

l’un de l’autre. Leurs lèvres se cherchèrent, leurs

larmes se mêlèrent, et la jeune fille murmura à tra-

vers un sanglot :

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— Oh ! que je suis heureuse !… Je craignais !…

J’étais jalouse !…

Il faut que je rentre, ajouta-t-elle soudain, car ils

arrivaient devant le château.

Sur le mur d’enceinte, leurs deux formes se dé-

tachaient, visibles du village où brillaient encore

deux ou trois lumières, comme des regards inquisi-

teurs.

— Mais nous ne nous sommes rien dit ! s’écria

Forvel. Venez jusqu’aux gorges, Mahaut ! Venez,

insista-t-il, d’un ton presque impérieux. Qui sait

quand nous nous retrouverons seuls ?

Elle obéit. Rasant le mur d’enceinte, ainsi que

des voleurs, fuyant sur le pont de la Sourre, ils

s’enfoncèrent dans le sein de la montagne. Confu-

sément, Mahaut songeait aux anciens chevaliers,

guettant leur proie dans l’ombre complice ; aux

malheureux passants, rampant dans les brous-

sailles pour échapper au terrible péage ; puis aussi

aux filles et aux garçons du village, dont les rires,

par les beaux soirs clairs, s’étouffaient à l’abri des

rochers ; et son front s’empourpra de honte.

Comme Agar à travers le désert, son amour humi-

lié errait à travers la nuit.

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La Sourre, à leur côté, dansait le sabbat des sor-

cières. Au premier coude du défilé, elle apparut

dans une trouée des sapins, écartés comme les

deux pans d’un rideau. Le long des parois de gra-

nit, roulaient et s’écrasaient de minces filets d’eau,

accourus de la haute forêt, qui se réunissaient en

gerbe et s’effondraient à grand bruit dans le tor-

rent. Vis-à-vis de cette cascade, – but de prome-

nade pour les dimanches – un banc s’adossait au

rocher. Ulric et Mahaut s’y assirent, hors d’atteinte

des éclaboussures glacées. Ils se sentaient déjà

plus calmes, le cœur apaisé par la marche, par la

fraîcheur de la nuit.

— Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, je parle-

rai.

Prompte à percevoir les nuances, elle discerna

dans ces paroles plus de crainte et de résignation

que d’élan, et froissée, doutant déjà de lui, répli-

qua :

— Mais qu’attendez-vous donc pour le faire ?

Il avoua, péniblement, sa faiblesse.

— Si vous saviez comme c’est difficile !… Je l’ai

compris dès le premier jour… Ah ! pourquoi n’ai-je

pas écrit !... Mme Alder est malade, on lui défend

les émotions… Elle a peur de mourir ; elle redoute

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au-dessus de tout de laisser sa fille seule au

monde, – car Renée est un être faible, qui ne sau-

rait vivre sans appui ; – en somme, ce mariage est

maintenant le grand intérêt de sa vie ; elle y

compte absolument. Elle n’a pas même l’idée que

je puisse songer à me soustraire à des engage-

ments dont les obligations de ma famille envers la

sienne font, pour moi, une affaire d’honneur… Et

puis, il y a… il y a ce sentiment de Renée que

j’ignorais hier…

— Oh ! murmura Mahaut, d’une voix sourde, et

moi, est-ce que je ne vous aime donc pas ?

— Elle aussi… Seulement, je ne le savais pas, et,

je vous l’avoue, j’ai été bouleversé. Il y avait une

tendresse inconnue dans ses yeux, sa voix trem-

blait ; elle attendait de moi un mot qui ne vint pas.

Pouvais-je davantage prononcer celui qui aurait

brisé ces deux frêles créatures ? Elles sont mes

hôtes. Comment leur porter ce coup brutal, dans

ma maison, où elles sont venues avec confiance,

où je les avais appelées ?… Comment les chasser

de chez moi ?…

Mahaut restait muette, le front dans ses mains,

les coudes pressés sur ses genoux, cachant son vi-

sage. Quelle douleur que cet amour qui fléchissait

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ainsi ! quelle humiliation ! quel effondrement de

son rêve !…

— Mais comprenez donc que ce serait une lâ-

cheté ! s’écria-t-il, avec désespoir. Il y a des choses

qu’un honnête homme ne peut pas faire !… Ce

n’est pas ma parole seule qui est engagée. Mon

père, à son lit de mort, l’a ratifiée pour moi…

— Votre père n’avait pas le droit d’engager votre

parole. Vous en êtes le seul maître. Vous êtes seul

juge de vos devoirs… et de votre cœur.

— Mon cœur ! vous savez qui le possède. Mais

mon devoir ? J’y ai manqué en vous aimant avant

de reprendre ma liberté ; j’y ai manqué en reculant

l’explication nécessaire ; j’y manque encore en

prolongeant l’équivoque… Mon devoir, je ne le

vois plus !… Je sais qui j’aime, je sais ce que je dé-

sire, je ne sais pas ce qu’il faut faire.

— Et pourtant, dit-elle, qui jugera, sinon votre

conscience ?

— Ma conscience, je l’ai perdue… Prêtez-moi la

vôtre, Mahaut… Je jure de lui obéir.

En ce moment, elle eut l’intuition très nette

qu’elle pouvait être la volonté, qu’il obéirait ;

qu’elle était maîtresse de leur destinée.

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— Descendez au fond de votre conscience, répé-

ta-t-il, et dites-moi ce que vous y voyez.

Loyalement, tout au fond de sa conscience, –

comme à travers une eau troublée à la surface,

mais limpide dans les profondeurs que ne souillent

plus les impuretés du mensonge, – elle vit que leur

faute était d’avoir dissimulé, attendu, menti. Elle

vit aussi que chaque instant aggravait cette faute

initiale et que, s’ils pouvaient encore lui échapper

aujourd’hui, demain, peut-être, ils ne le pourraient

plus. Elle vit cela et vit aussi que sa puissance sur

Ulric demeurait absolue, qu’il dépendait d’elle de

l’arracher à une voie où elle savait qu’il ne trouve-

rait ni le bonheur, ni la dignité, ni la paix, d’en finir

avec le mensonge, d’ouvrir à leur amour un avenir

triomphant. Elle vit cela, et sa bouche resta close,

car d’autres paroles bourdonnaient à son oreille et

tremblaient sur ses lèvres :

« Je suis pauvre, d’humble famille, sans avenir :

ils sont riches, elle et lui, de tout ce que je n’ai pas.

Qu’il juge, qu’il décide ! Moi, ma fierté, c’est de me

taire. »

Et, se tournant vers son ami dont l’attitude tra-

hissait l’anxieuse expectative, elle lui dit, très dou-

cement :

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— Cher Ulric, je ne puis pas vous conseiller.

C’est à vous de vous prononcer. Faites pour le

mieux : je suis passive.

Puis, avec un effort pour rester confiante et

tendre, elle appuya la tête sur son épaule. Mais un

bruit léger dans la futaie les sépara brusquement.

Quelqu’un rôdait dans leurs entours. On les avait

donc suivis, épiés ? Mahaut, instinctivement, pen-

sa à M. Chevalin. Leurs yeux fouillèrent la nuit ; ils

écoutèrent, rigides, prêts à tout. Peut-être n’était-

ce qu’une bête ? le frôlement des pas sur les

feuilles était à peine perceptible ; mais une voix

humaine chantonna dans le silence :

« Ô mes blanches fleurs, êtes-vous fanées ?

Ô mes pâles fleurs que m’avait données

Mon doux fiancé ! »

C’était Mlle de Bellelance, qui se promenait aussi

dans les gorges. Ils poussèrent presque un cri de

joie à la reconnaître, tant leur terreur avait été

vive ; mais elle ne s’en émut nullement. S’ap-

prochant d’eux, d’un air de mystère, elle mit un

doigt sur ses lèvres :

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— Chut ! il ne faut pas que le bourreau le sache.

Je vais chercher du thym pour nourrir mes

abeilles.

Un instant debout devant eux, elle divagua,

douce et souriante. Puis elle conclut tout à coup :

— Il faut que j’aille encore cueillir des roseaux

au bord du lac.

Elle s’éloigna, rapide, par la route descendante,

comme si elle craignait qu’ils ne voulussent la re-

tenir.

— Quand elle se promène ainsi la nuit, dit Ma-

haut, en la suivant d’un regard apitoyé, c’est

qu’elle ne peut dormir. De sombres imaginations la

hantent ; elle sort alors pour que l’air les chasse.

Ils se sentaient loin l’un de l’autre, presque

étrangers ; tristement, ils reprirent la route du châ-

teau.

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VI

Après trois semaines de séjour, les hôtes d’Ulric

parlèrent de quitter la Maladrerie. Mme Alder avait

pris froid : pas assez malade pour inquiéter sa fille,

elle passait néanmoins la majeure partie de son

temps étendue sur sa chaise-longue au milieu de

l’amoncellement soyeux des coussins et des

couvre-pieds, pâle, languissante, élégante, un livre

ou un ouvrage facile aux mains. Son abord était

plein de mansuétude. Mahaut se disait parfois que,

si ce n’eût été la mère de Renée, elle aurait aimé à

l’avoir pour amie. Mais, quand Mme Alder, de sa

voix douce, racontait quelque anecdote du passé

de ses enfants, comme elle les appelait, le cœur de

la jeune fille se serrait. Elle reconnaissait la folie de

ses désirs : il n’y avait point de place pour elle

dans cette maternelle affection ; les déshérités

n’ont droit qu’aux miettes qui tombent de la table,

et encore faut-il qu’ils s’arrêtent humblement sur le

seuil. Pendant les derniers beaux jours, elle fit aus-

si quelques courses avec Ulric et Renée, en réalité,

chaperonnant sa rivale, car Mme Alder tenait aux

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convenances. Mahaut avait à un tel point perdu le

sentiment de sa dignité qu’elle trouvait du plaisir à

ces promenades, qui la rapprochaient d’Ulric.

Puisqu’ils ne pouvaient plus se voir, comme autre-

fois, que sur chacune de leurs actions pesait une

contrainte, au moins avait-elle la consolation de sa

présence, d’entendre le son de sa voix, de contem-

pler son cher visage soucieux, qui s’éclairait tou-

jours en lui parlant, comme s’il attendait d’elle la

solution d’un angoissant problème, et de le récon-

forter par une sympathie silencieuse, la seule

chose en leur pouvoir, leurs yeux, leurs bouches

étant désormais condamnées au mensonge perpé-

tuel. Triste consolation ! Qui aurait osé lui prédire

qu’elle s’en serait jamais contentée !… S’il est vrai

que les paysages aient des âmes, ceux à travers

lesquels ils passaient devaient s’affliger avec eux.

Toujours à l’affût de la minute favorable, ils échan-

geaient quelques mots à voix basse, jamais ceux

qu’ils auraient voulu dire, et se taisaient soudain,

peureux comme des malfaiteurs, quand ils se

croyaient remarqués, eux qui s’étaient aimés li-

brement et le front si haut ! De grandes ondes de

révolte agitaient Mahaut ; tout à coup, sans raison

apparente, elle s’enfermait dans un mutisme taci-

turne, ou bien elle pâlissait, ses yeux devenaient

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durs ; sur ses lèvres oscillaient les paroles venge-

resses, lourdes de conséquences. Et, chaque fois,

elle trompait l’appréhension d’Ulric par un sourire

de lassitude ou un propos insignifiant. Il l’adorait à

ces moments-là, où il comprenait qu’elle se domi-

nait par amour pour lui.

Pourtant, que n’avait-elle le courage de s’élever

au-dessus de cette dangereuse faiblesse, de com-

battre l’orgueil qui l’empêchait de rien demander

pour elle-même ? Tantôt elle s’applaudissait de ses

renoncements, tantôt, au souvenir de tel incident,

d’où aurait pu jaillir une explication, elle maudis-

sait sa propre lâcheté, qui resserrait comme à plai-

sir, se disait-elle ensuite amèrement, les anneaux

de leur chaîne. Plus elle réprimait ses révoltes, plus

s’émoussaient ses forces pour la lutte ; à chaque

nouvel atermoiement, elle se sentait plus désar-

mée, plus asservie.

Un jour, pour se ménager un instant de liberté

avec son ami, elle eut l’adresse de décider Jean-

Louis à se joindre à une promenade. C’était un di-

manche matin, déjà froid. Tandis que la montagne

vivait dans le soleil, Chauvigny et le lac s’im-

mergeaient dans un brouillard laiteux, phénomène

assez fréquent à cette altitude. Mlle Alder, désirant

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jouir de ce contraste, nouveau pour elle, on la

conduisit au débouché de la vallée, vers un point

d’où l’on apercevait la ville, au fond d’un large pa-

norama.

Leur route, traversant la forêt au-dessus des

gorges, courait entre les talus bordés de gazon

brunissant et se couvrait déjà d’un tapis de feuilles

dorées. À droite, sous un voile de broussailles, la

Sourre, cette folle toujours ivre de vitesse, bondis-

sait sous le fouet du vent. Car il faisait beaucoup

de vent : le chapeau de Renée se déplaçait ; rieuse,

elle s’arrêtait alors pour le fixer, donnant à Jean-

Louis son bouquet à tenir. C’était une de ses ma-

nies de citadine d’arracher, au début d’une prome-

nade, toutes les plantes qui lui plaisaient, puis de

s’en fatiguer et de s’en débarrasser au retour. Elle

se plaignait qu’on ne l’aidât point dans sa récolte.

Ce jeu-là amusait Jean-Louis, flatté qu’une jeune

fille si distinguée daignât se servir de lui. Pour af-

firmer sa crânerie, il risquait à tout instant de se

rompre le cou. Plus empressé et plus souple

qu’Ulric, il n’y avait pas de fleur sur la pente du

précipice qui lui parût dangereuse à cueillir. Ma-

haut s’abstenait de manifester sa désapprobation ;

mais elle souffrait de voir le sot enfant s’aventurer

sur un terrain perfide pour satisfaire aux fantaisies

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de Renée, qui le dédaignerait, la promenade finie.

« Si jeune, il a déjà la vanité d’un homme, son-

geait-elle. Il sait que j’ai peur pour lui, et cela attise

son zèle. » Puis elle se rassurait en se disant que

son frère avait l’agilité d’un chat.

Cependant, grâce au concours qu’il leur prêtait

inconsciemment, elle marchait à côté d’Ulric. La

route décrivait tant de lacets qu’ils s’y trouvaient

comme seuls, et le vent dispersait leurs paroles.

Une vive émotion contractait leurs traits ; les mots

arrivaient, saccadés, sur leurs lèvres. Un petit

vieux endimanché qui se rendait à Valsombreux, le

cou raidi par son haut col de toile, croisa leur

chemin et les salua d’abord en souriant, puis chan-

gea d’expression, stupéfait de lire une telle an-

goisse sur leurs deux jeunes visages.

— Avez-vous remarqué, disait Ulric d’une voix

oppressée, combien Mme Alder tousse depuis

quelques jours ?

— Oui, Valsombreux est trop froid pour elle. Ce

vent va nous amener de la pluie. Elle devrait re-

tourner à Bordeaux.

— Mais vous… car vous comprenez que je ne

puis me dispenser de les accompagner…

— J’attendrai, dit-elle. – Je vous aime.

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Il voulut lui presser la main. Elle la retira d’un

geste d’effroi.

— Si vous m’aimez, faites quelque chose.

N’importe quoi ! Je suis prête à tout. Cette torture

n’aura donc pas de fin ?

— Ah ! si elle n’était pas malade ! murmura-t-il.

Tout à coup la forêt cessa. De grandes prairies à

sa base recouvraient un plateau montueux, coupé

de routes et d’avenues de noyers. Au delà, tout

s’enfonçait dans un dense brouillard blanc.

— Que c’est curieux ! s’écria Renée en prenant à

deux mains le bras d’Ulric. On ne voit rien. Où est

le lac ? Où sont les Alpes ? Où est Chauvigny ?

— Nous allons tâcher de vous les montrer.

Jean-Louis, avec des exclamations de bonheur,

se précipitait à quatre pattes dans l’herbe mouillée,

où il apercevait des noix. Il les débarrassait de leur

écale pourrie, les écrasait entre deux pierres plates

et les présentait à Renée. Il négligeait sa sœur. Ul-

ric en ouvrit une pour elle avec son couteau. Puis

Jean-Louis, qui savait tout, les conduisit à un coin

abrité par le rideau de la forêt, où des troncs

équarris pouvaient servir de sièges.

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Les quatre jeunes gens, assis en plein soleil, sous

un ciel bleu et tendre, tournaient le dos à la ligne

boisée qui, décrivant une large courbe, se perdait à

ses deux extrémités dans une mer de brouillards.

Rien qu’une immensité blanche, laiteuse, opaque,

où les flèches d’or s’émoussaient comme dans de

l’ouate. Une lutte active se livrait entre l’astre et

cette masse de vapeurs. Pendant un instant, on put

la croire immobile, invaincue, puis une fine buée

se leva de la surface et des bords, découvrant des

bandes d’herbe et de nouveaux noyers, dont les

feuilles humides luisaient comme de l’argent. Der-

rière un rideau de gaze se dessinèrent des toits,

des façades, les sept ou huit maisons d’un ha-

meau ; puis la grand’route reparut, descendant

vers la ville ; soudain, du côté opposé, sur les con-

fins de l’horizon, deux ou trois cimes des Alpes

pointèrent, aériennes et légères. Dès lors, la désa-

grégation du brouillard fut rapide. Éclairci, évapo-

ré, transpercé, flagellé par le vent, il fuyait, rapide,

déchirant ses voiles aux aspérités des rochers ; le

lac brilla au dessous, montrant d’étroites raies de

saphir toutes moirées de soleil ; Chauvigny, sur la

rive, laissa deviner ses toits noirs, groupe encore

confus, quoique son vieux château, bâti sur un ro-

cher, émergeât déjà dans la libre lumière. La belle

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chaîne des montagnes rattachait un à un ses an-

neaux ; des pics blancs jaillissaient dans l’azur, en-

core barrés à mi-hauteur par une ligne flocon-

neuse.

— Nous sommes arrivés juste à temps, dit Ulric.

Mahaut, à qui il s’adressait, ne répondit pas, re-

prise par un de ses accès de noire mélancolie. Elle

regardait un carré de neige fraîche tombée sur une

sommité du Jura, une neige qui ne fondrait plus,

malgré le tiède soleil, et songeait à l’hiver immi-

nent. L’hiver à la montagne, blanc, silencieux, soli-

taire ; quel serait-il pour elle ?…

— Comme c’est amusant, dit Renée, de planer

au-dessus des nuages ! À propos des nuages, je ne

vous ai pas raconté, Ulric, que votre extraordinaire

protégée, Mlle de Bellelance, est passée hier devant

la maison. En voilà une qui est toujours dans les

nuages, pauvre fille !

— S’est-elle arrêtée ? demanda Mahaut, soudain

distraite de sa rêverie.

Mlle de Bellelance avait pris l’habitude d’entrer

quelquefois à la Maladrerie, où on la recevait bien.

Pourvu qu’on n’eût pas désappointé son attente !

La jeune fille en aurait été peinée.

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— Arrêtée ? Oh ! non ! À quoi pensez-vous ? Je

crois, par exemple, qu’elle en avait envie, car elle

s’est appuyée un instant à la grille du jardin. Moi,

j’ai couru fermer la porte de la maison : j’avais

peur. On ne devrait pas la laisser sortir.

— Pourquoi ? Elle n’a jamais fait de mal à per-

sonne.

— Vous le dites ; mais on ne sait pas. En tout

cas, elle m’impressionne d’une façon désagréable.

J’évite de la rencontrer.

— Mauvais système ! Il faudrait, au contraire,

vous habituer à la rencontrer sans frayeur.

Renée leva des yeux étonnés :

— Pourquoi, si cela m’est désagréable ?… Mais

comment a-t-elle perdu la raison, Mlle de Bel-

lelance ?

Comme Mahaut se taisait, avec un peu d’obsti-

nation, ce fut Ulric qui répondit :

— À la suite d’une peine de cœur…

— Oh ! racontez !

— C’est que je ne sais pas exactement… Au

fond, je n’ai jamais bien su. Mlle Mahaut pourra

peut-être vous renseigner…

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Dans sa joie curieuse, Renée frappa ses paumes

l’une contre l’autre.

— Je vous en prie, mademoiselle Mahaut ! Je

n’aime rien autant que ces histoires tragiques.

— Je ne sais pas si celle-ci contient assez

d’éléments tragiques pour vous satisfaire, répliqua

Mahaut, de ce ton ironique, frôlant l’impertinence,

qu’elle prenait quelquefois pour répondre à

Mlle Alder. Toute jeune, Mlle de Bellelance s’est

éprise d’un homme que les circonstances ne lui

permirent pas d’épouser. Il y eut scandale ; elle

s’enfuit avec lui ; mais on la ramena. J’ignore de

quelle nature était l’obstacle. Peut-être n’y eut-il

simplement entre elle et son bonheur que la volon-

té tyrannique de son père, le baron de Bellelance,

qui passait pour un homme très dur. Elle ne voulut

pas renoncer ; elle n’eut pas non plus le courage

d’aller jusqu’au bout de sa révolte. D’ailleurs,

comment l’aurait-elle pu ? Elle vivait dans un mi-

lieu où la rébellion semblait impossible : ce n’était

pas une âme trempée comme celle de sa vaillante

aïeule, Philiberte de Valsombreux : elle n’était que

douceur et tendresse. Je veux croire que le sacri-

fice fut trop lourd à ce cœur passionné et que ce ne

fut pas tout à fait sans motif que, pour couvrir le

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scandale, on la fit enfermer comme folle. Quoi qu’il

en soit, elle l’est bien aujourd’hui ; l’implacabilité

des siens et l’indifférence du monde ont achevé

l’œuvre de destruction que la nature aurait peut-

être hésité à accomplir.

— L’effroyable lâcheté de cet homme, dit Forvel,

de celui qui a laissé commettre une pareille abo-

mination en son nom ! Comment n’a-t-il rien tenté

pour la sauver ?

— Nous ne savons pas. Peut-être a-t-il essayé…

— Ou aurait-il eu besoin qu’on le secondât, in-

terjeta Renée. Moi, je trouve cette malheureuse

déplorablement faible. Ce n’est pas moi qu’on fe-

rait renoncer ainsi à l’homme que j’aime !

— Pourtant, il y a quelquefois des obstacles, in-

sinua Mahaut.

— Oh ! quels obstacles ? Il n’y en a point devant

l’amour. On les vainc !

— Vous, peut-être… – Mahaut cachait mal son

énervement. – Mais tout le monde n’a pas votre

force de caractère, et vous admettrez que, devant

certains obstacles, la plus forte volonté reste im-

puissante.

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— Moi d’abord, dit Jean-Louis, de son ton de

rodomontade, je voudrais bien voir qu’on m’em-

pêchât d’épouser la femme qui me plaît !

Renée apostropha l’enfant, dont les velléités de

flirt l’amusaient.

— Et comment sera-t-elle, la femme qui vous

plaira ? brune ou blonde, monsieur Jean-Louis ?

Jean-Louis fit claquer ses doigts avec une se-

reine indifférence.

— Oh ! moi, vous savez, une femme ou une

autre, c’est ça qui m’est égal ! Ce que je voulais

dire, c’est qu’en cela comme en autre chose je

n’entends pas qu’on me contrarie.

— Bravo ! fit Renée, en riant un peu fort. Quel

malheur que l’amie de votre sœur ne se soit pas

éprise d’un homme énergique comme vous !… ou

comme Ulric, ajouta-t-elle en se tournant vers son

fiancé.

Celui-ci sourit vaguement, sans répondre. Pour-

tant il ne put se défendre de montrer un peu

d’irritation, comme Renée insistait :

— N’est-ce pas, cher ?

— Jusqu’à présent, ma chère amie, je n’ai pas eu

l’occasion de faire preuve de beaucoup d’énergie.

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— S’il le fallait, vous en auriez ?

Il haussa les épaules.

— Moins, peut-être, qu’il ne serait à souhaiter !

Renée n’avait pas l’intelligence d’amour ; son in-

tuition la servait souvent en sens contraire ; aussi

reprit-elle sur le même ton :

— Moi, je suis sûre que vous en auriez. Ainsi, ce

n’est pas nous qui nous lasserions séparer ! Oh !

nous avons eu notre part de difficultés, nous aussi !

— Tiens ! fit Mahaut, je ne m’en serais pas dou-

tée !

Elle était pâle, un sourire ironique frémissait aux

coins de sa bouche ; il devait se passer dans son

âme irrésignée tout un drame de passion jalouse.

Ce fut encore un de ces moments où Forvel la vit,

violente et amoureuse, prête à revendiquer ses

droits. Cette fois-ci, il ne trembla point. Au con-

traire, il l’en eût bénie, heureux d’être acculé à la

nécessité d’agir, de sortir, coûte que coûte, de

cette situation où le ridicule se joignait à l’odieux.

Malheureusement, elle ne le comprit pas et plia

une fois de plus sous la peur affreuse d’être désa-

vouée.

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— C’est pourtant vrai, continuait Renée. Ma

mère a exigé que j’attende ma vingt et unième an-

née : elle me trouvait trop jeune. Elle ne voulait

même pas que je considérasse mon engagement

comme définitif, dans la crainte que, si le hasard

m’avait fait rencontrer quelqu’un…

Il l’interrompit, un peu trop vivement :

— Croyez-vous que je vous aurais sommée de

tenir votre parole, dans le cas où vous auriez aimé

un autre homme ? Vous avez toujours été libre,

Renée. Votre mère le sait bien.

Elle inclina la tête.

— Je n’ai pas abusé de ma liberté…

— Non, sans doute, reprit Mahaut, d’une voix

oppressée qui voulait être plaisante ; mais, permet-

tez-moi de vous dire que vous avez été d’une ter-

rible imprudence !… Pendant tout le temps de ces

fiançailles… conditionnelles, M. Forvel aurait pu

disposer de son cœur.

— Une telle chose ne serait pas arrivée : j’ai foi

en Ulric.

— Votre engagement ne liait donc que lui ?

— Lui et moi. Aussi vous voyez que nous l’avons

tenu, malgré le temps et la distance.

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— Et si l’un de vous l’avait rompu ?

— L’autre aurait le droit de le mépriser.

Ulric devint soudain très pâle ; Mahaut poursui-

vit, les yeux ardents, en se penchant vers elle :

— Des mots ! des mots ! Vous parlez en enfant

qui ignore. Pourriez-vous vous donner à lui en

ayant de l’amour pour un autre ? Voudriez-vous le

garder de force, si son cœur vous était infidèle ?

— Mais il ne l’est pas, riposta la jeune fille offus-

quée. Un honnête homme n’a qu’une parole. Je

vous le répète, je mépriserais mon fiancé si je le

croyais capable de parjure. Je sais bien que c’est

impossible.

Il aurait fallu qu’elle fût aveugle et sans âme

pour ne pas remarquer enfin l’expression hagarde

de ces deux visages, tendus vers le sien, qui

s’étaient décomposés presque ensemble à l’ouïe de

ses légères et cruelles paroles. Ses regards, per-

plexes, allèrent de l’un à l’autre, scrutant leurs

physionomies, comme pour en déchiffrer l’énigme.

Un doute troubla-t-il sa quiétude ? Ulric et Mahaut

n’en furent jamais tout à fait sûrs. D’un geste plus

affirmatif qu’elle n’en avait coutume, elle posa sa

main sur le bras d’Ulric et dit d’une voix un peu re-

froidie :

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— N’ai-je pas raison, mon ami ? D’ailleurs, après

des fiançailles de six ans, si l’un de nous avait le

mauvais goût de se dédire, ce ne serait plus une

rupture, mais un divorce ! Or un divorce, dans

notre monde !…

— Dites donc, vous autres, cria Jean-Louis, qui,

s’ennuyant, avait imaginé, pour se distraire, de se

jucher sur une barrière au bas du pré, si vous

comptez déjeuner aujourd’hui, ce serait peut-être

l’heure de rentrer.

Renée se leva aussitôt. Elle avait conscience de

s’être attardée : sa mère devait être anxieuse.

Le soleil, ayant déchiré les dernières brumes, il-

luminait la beauté du décor automnal d’une ri-

chesse de couleur si intense qu’il évoquait presque

l’idée d’un paysage d’Italie ; mais le petit groupe,

sans rien voir du spectacle qu’il était venu admirer,

reprit le chemin de Valsombreux. Le retour fut

maussade. Ulric et Mahaut avaient dans le cœur

un souci trop cuisant pour que rien pût l’en arra-

cher ; sous les jolies boucles de Renée semblait

s’être logée une pensée mystérieuse et inquiétante,

car elle restait muette, le front plissé ; Jean-Louis

trouvait la société des grandes personnes assom-

mante.

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À quelque distance du village, ils furent rejoints

par un domestique de la Maladrerie, qui les cher-

chait partout avec la fâcheuse nouvelle que

Mme Alder avait eu une syncope. Renée jeta un cri,

et, bien que cet homme s’efforçât de la rassurer en

lui affirmant que la malade ne courait aucun dan-

ger, elle se mit à trembler si fort qu’Ulric dut

l’entourer de son bras pour la soutenir.

Ainsi Mahaut conserva dans ses yeux secs et

brûlants la vision du couple qui s’éloignait,

presque enlacé, et du visage de son ami tourné

vers elle avec une expression de remords, d’an-

goisse, de supplication apeurée.

Rentrée dans sa chambre, elle s’affaissa à côté

de son lit, enfouit son visage dans l’oreiller. Dé-

sormais toute lutte devenait inutile ! le malheur

s’abattait sur eux ; rien ne pouvait l’arrêter dans

son progrès inexorable. C’était à cette vie frêle et

chancelante qu’il faudrait maintenant sacrifier leur

amour jeune et fort. Elle pensa à Ulric ; elle ne put

supporter le souvenir de ses yeux de détresse ; les

larmes qui n’avaient pas coulé sur elle-même ruis-

selèrent pour lui, impétueuses et désespérées.

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VII

Sitôt que les hôtes de la Maladrerie l’eurent quit-

tée, Mahaut, courageuse, se jeta à corps perdu

dans une multitude d’occupations, pour s’ôter

jusqu’à la possibilité de penser. Elle s’astreignit

surtout à des besognes ménagères, juste assez ab-

sorbantes pour ne pas laisser son imagination

prendre l’essor, alors qu’elle aurait été incapable

de l’emprisonner dans les pages d’un livre, ou de la

défendre contre les séductions de la musique. Une

fièvre d’activité la soutint ; elle continua à faire

beaucoup d’exercices en plein air, de longues

courses rapides par le froid, par la pluie, par le

vent. Pour se donner un but, – car, si elle était par-

tie pour le simple plaisir de marcher, dans des

chemins qui n’aboutissaient pas, comme jadis,

quand elle était heureuse, elle aurait pu penser ! –

pour se donner un but, elle allait à la rencontre de

Jean-Louis, sur la route de Chauvigny ; et, de pré-

férence, par les jours d’orage, où la bise tordait les

arbres sur les bords du chemin, chassant les

feuilles mortes en tourbillon, elle poussait jusqu’à

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la ville, se repaissant de la vue du lac d’un gris

sombre, sur lequel se levaient de grandes ailes

d’écume, pareilles à un vol bas d’inquiétants oi-

seaux blancs. Elle traversait Chauvigny, où son

passage excitait la curiosité. Si elle avait su qu’on

l’observait, elle en aurait été bien surprise. Elle

était toujours distraite, l’esprit ailleurs ; pourquoi

les autres, qui la troublaient si peu, se seraient-ils

préoccupés d’elle ? Un jour, pourtant, des paroles

qui frappèrent par hasard son oreille la remplirent

d’une noire épouvante. C’était dans un magasin,

où elle entrait pour quelques menues emplettes et

où deux bonnes en tablier la dévisagèrent en chu-

chotant :

— Qui est-ce donc, cette demoiselle, qu’on voit

toujours arriver seule du côté de Valsombreux ?

— C’est… la voix s’abaissa à un murmure, pas si

faible pourtant que Mahaut ne l’entendît – c’est, je

crois, cette personne qui vit seule dans la forêt,

Mlle de Bellelance, dont on dit…

Ce sot propos fit à la jeune fille un mal horrible.

« Faut-il que j’aie l’air malheureux… ou absent !

pensa-t-elle. Désormais je m’observerai mieux ! »

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Et, nerveusement, elle se mit à causer de la pluie

et du beau temps, comme elle achetait un éche-

veau de soie à la mercière.

Les camarades de Jean-Louis s’étant moqués de

lui parce que sa sœur venait le chercher, il défendit

à Mahaut de l’attendre au collège. Elle se soumit,

se contenta de guetter son retour à l’entrée des

gorges et de ne l’accompagner que dans cette der-

nière partie du trajet. Dans son abandon et dans sa

douleur, elle se cramponnait à l’enfant comme au

seul être qui pût lui donner l’illusion d’une ten-

dresse dont, plus que jamais, elle faisait tous les

frais. Jean-Louis devenait arrogant. En perdant son

empire sur elle-même, Mahaut se sentait abaissée

dans l’estime de son frère, car il avait besoin de

craindre ou d’admirer pour aimer. Cet enfant avait

le culte inconscient de la force, le respect immodé-

ré du succès. Sans calcul et sans méchanceté réflé-

chie, simplement en suivant son instinct naturel, il

en arrivait à faire durement expier à Mahaut la dé-

ception qu’elle lui causait. Elle n’avait pas le droit

d’avoir un chagrin qui compromît son frère ; ne

voyait-elle donc pas qu’en se sacrifiant – car Jean-

Louis comprenait d’une façon obscure que sa sœur

s’était, d’une manière ou de l’autre, sacrifiée, – elle

le sacrifiait aussi ? Ses relations personnelles avec

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Forvel, si agréables et si utiles, dépendaient de

celles de Mahaut : il lui en voulait de n’avoir pas su

agir dans le sens de leur intérêt. S’il n’y avait eu

que cela ! Non seulement il était lésé, frustré des

espérances qu’on lui avait fait entrevoir, non seu-

lement elle ne s’occupait plus de lui, mais il lui fal-

lait encore supporter l’impertinence des paysans

qui se vengeaient à leur manière de ses mépris et

la défendre contre leurs stupides propos !

Jean-Louis, qui acceptait le dogme de la solidari-

té humaine au point de vue du bien commun, se

dérobait naïvement devant sa part de la souf-

france. Pourtant, malgré ses furieuses révoltes, il

subissait le contre-coup direct de l’épreuve de Ma-

haut. Elle le devinait, s’en affligeait et n’osait point

l’exhorter à la patience. Il rentrait quelquefois avec

une mine si sombre, un front si chargé d’orage, il

avait une façon si brutale de lui dire : « Laisse-moi

tranquille, je n’ai rien », qu’il lui venait des envies

folles de s’enfuir avec son frère, loin, très loin, à

l’autre extrémité de la terre, où personne ne les

connaîtrait.

Elle aussi commençait à sentir dans son air une

malveillance sourde qui l’apeurait, l’enveloppait, la

frôlait comme la menace d’un danger mal défini,

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traduit par l’insolence de certaines paroles, l’in-

quisition de certains regards, longuement posés

sur elle. Ce lui fut d’autant plus pénible que, pen-

dant la première année de son séjour à Valsom-

breux, elle avait su, malgré une situation délicate,

se concilier la sympathie. On ne la blâmait pas de

rester à l’écart ; on admettait, à la rigueur, qu’elle

ne pût pas trouver de plaisir à bavarder avec les

ménagères qui remplissaient leurs seaux à la fon-

taine. Sous cette indulgence de surface, se cachait

une source de jalousie dont elle méconnut les

bouillonnements avertisseurs, car elle ne fit rien

pour l’endiguer. Avec un peu de prudence et

d’hypocrisie, cela aurait été facile. Toute à son

bonheur, toute à son amour, elle eut le tort de

marcher la tête haute, fière et joyeuse, en ignorant

les autres. Or les autres, surtout dans un village, ne

pardonnent pas ce dédain apparent. On n’osa rien

dire tant qu’Ulric fut là ; d’ailleurs savait-on com-

ment tout cela tournerait ?… elle pouvait un jour

prendre de l’influence… Mais, après le départ de

Forvel, quand on vit la jeune fille, pâle et les yeux

rougis, revenir seule, comme en pèlerinage, aux

lieux qui lui rappelaient ses heureux souvenirs,

l’opinion publique se fit tout à coup très acerbe.

Puisqu’elle souffrait, c’est qu’il y avait quelque

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chose ; et, puisque douloureux, ce devait être

quelque chose de mauvais. On commenta le

brusque exode des habitants de la Maladrerie avec

une intention désobligeante. Mahaut eût-elle tenu

tête à l’orage et su imposer sa peine, comme elle

avait su imposer son bonheur, on l’aurait peut-être

respectée ; mais elle traversait une de ces périodes

de découragement où l’on a le cœur trop profon-

dément meurtri pour songer à se composer une at-

titude et où tout paraît indifférent. Malheur à ceux

qui, dans ces moments-là, n’ont pas auprès d’eux

des êtres de tendresse qui s’interposent ! les con-

séquences de leurs défaillances sont incalculables.

Mahaut était seule. Nul ne prit le soin d’étendre

sur sa blessure un voile pieux qui la dissimulât aux

yeux du monde. Elle se trahit et on l’en méprisa.

D’ailleurs, les natures d’exception quel que soit le

milieu dans lequel le sort les a égarées, n’ont pas le

droit d’être déçues : il faut qu’elles se libèrent ou

qu’elles succombent. Cette dure condition est le

prix dont se paie toute supériorité.

Mahaut sentit son échec comme un poids lourd,

pendant ce triste hiver où elle dut rapprendre à

vivre sans Ulric, à Valsombreux. Il y avait une

heure dans la journée qui, selon ce qu’elle appor-

tait, pouvait être particulièrement douce ou

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cruelle : l’heure du courrier. La poste venait deux

fois par jour à Valsombreux, le matin et le soir, et

c’était celle du matin que la jeune fille guettait

avec tant d’anxiété. Dès huit heures, elle se mettait

à sa fenêtre, le regard fixé sur l’entrée des gorges,

la main pressée contre sa poitrine, lorsqu’elle en-

tendait ou croyait entendre le bruit de ferraille de

la diligence, qui servait en même temps de voiture

postale. Mais ce n’était souvent qu’un attelage de

paysan qui apparaissait au pied du rocher, trottant

l’amble dans la direction du village. Alors, n’y te-

nant plus, elle descendait sur la terrasse, bravant

le froid et, penchée sur le parapet, la tête nue et les

épaules mal protégées contre l’âpre vent, elle son-

dait de ses yeux brûlants la profondeur de la mon-

tagne, comme si le magnétisme de son vouloir eût

pu faire jaillir de ces entrailles de pierre la lourde

voiture jaune si désirée. Puis, quand enfin, avec un

retard accru par chaque jour d’hiver, elle la voyait

déboucher sur le pont de la Sourre, rudement se-

couée par ses deux gros chevaux au collier frangé

d’épais grelots, une autre variété de tourment re-

prenait. Il fallait attendre. Attendre que la diligence

fût arrivée au relais, qu’on eût dételé, que le co-

cher se fût restauré à l’auberge, que le courrier,

des mains de la receveuse des postes, eût passé en

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celles du facteur. Personne n’est jamais pressé, à

Valsombreux, et le courrier n’enfièvre nullement

les esprits. Donc le facteur, muni de sa sacoche,

partait en tournée. La diligence, allégée d’une

liasse de papiers, et quelquefois d’un voyageur, re-

passait devant le mur d’enceinte, continuant sa

route vers les autres villages des Encaisses. Ma-

haut savait que la distribution avait commencé. Le

donjon était desservi le dernier. Du temps où le

père Jonas l’habitait seul, le facteur ne gravissait

pas dix fois l’an le raidillon pour venir frapper aux

volets de la cuisine. En reconnaissance de la rareté

du fait, la domestique lui offrait un verre de vin

entre les barreaux. Mais, depuis l’arrivée du frère

et de la sœur, elle l’avait réduit à la portion con-

grue et ne lui donnait plus rien qu’en rechignant.

Bien que Valsombreux fût de peu d’importance, les

maisons à l’entour étaient espacées, et la tournée,

en général, durait assez longtemps. Quelquefois

même, le facteur, simple homme, pour économiser

ses jambes, confiait la correspondance des Dionée

à quelque personne qui devait monter au château.

C’est ainsi qu’une lettre d’Ulric, que la jeune fille

attendait dans une agonie de doute et de déses-

poir, lui parvint après douze heures de retard,

parce que le cordonnier l’avait oubliée dans sa

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poche. En d’autres temps, Mahaut aurait sévère-

ment admonesté les coupables, et pareil fait ne se

serait jamais renouvelé. Elle n’osa qu’une remon-

trance timide, et le bonhomme n’en continua pas

moins, quand l’occasion s’en présentait, à charger

du courrier « les personnes qui montaient ». Ma-

haut prit le parti d’aller à sa rencontre elle-même,

surveillant les passants sur le chemin. Mais com-

ment leur demander s’ils avaient une lettre pour

elle ? L’énervement de cette heure la brisait pour

le reste de la journée.

Pourtant Ulric lui écrivait assez régulièrement

des lettres inégales : tantôt longues, tantôt courtes,

tantôt sombres et découragées, tantôt vibrantes et

pleines d’espoir. Il puisait des forces dans l’amour

de Mahaut, dont la vaillance, disait-il, l’aidait seule

à supporter une situation intolérable. La jeune fille

était fière de cette louange ; aussi lui dissimulait-

elle avec soin sa tristesse. Il souffrait sans doute

autant qu’elle, mais il avait la vie extérieure pour

se distraire ; elle renfermait tout son chagrin dans

son cœur, et son travail solitaire ne tuait pas

l’ennui de ses journées.

En somme, le même état de choses se prolon-

geait depuis l’été sans que rien l’eût encore modi-

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fié. Mal guérie de sa bronchite de Valsombreux,

Mme Alder traversait une de ces crises cardiaques

qui mettaient sa vie à la merci d’une surprise ou

d’une émotion brusque ; et Renée, tout entière à sa

mère, ne semblait même plus se souvenir qu’elle

dût se marier. Cette incertitude achevait d’abattre

les forces d’Ulric : ce n’était pas à lui de rappeler à

la jeune fille l’échéance que, dans son for intérieur,

il repoussait avec effroi ; et le moment était le pire

qu’il pût choisir pour l’explication nette et loyale

dont le devoir s’imposait. Ses lettres reflétaient le

trouble de son esprit : il disait toutes ses hésita-

tions, ses remords, ses angoisses, alors que Ma-

haut, touchée qu’il eût tant de confiance en elle,

taisait son propre découragement. Sa correspon-

dance avec lui ne fut jamais tout à fait franche ; un

pouvoir insurmontable éloignait de sa plume cer-

taines pensées, les plus intimes, celles peut-être

qu’il aurait fallu dire et dont l’écho attendait, prêt à

vibrer, dans l’âme incertaine d’Ulric. Elle se bor-

nait à le plaindre et à lui répéter mille fois qu’elle

l’aimait. Quand elle descendait au village glisser sa

réponse dans la boîte – car elle ne se serait dé-

chargée de ce soin sur personne – on chuchotait en

la voyant : « Voilà qu’elle lui écrit encore ! » Et elle

passait, indifférente.

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Pour Jean-Louis, l’heure du courrier était aussi

très grave. Non pas qu’il reçût beaucoup de

lettres ; mais il y en avait une entre autres qui exci-

tait son impatience ; sa première question, en ren-

trant du collège, était souvent celle-ci : « Le facteur

a-t-il apporté quelque chose pour moi ? » Autre-

fois, Mahaut se serait amusée ou peut-être froissée

de cette préoccupation que lui cachait son petit

frère. Maintenant, elle n’était guère d’humeur à

s’appesantir sur les enfantillages de Jean-Louis. Un

dimanche matin, cependant, jour de congé, où elle

était particulièrement anxieuse au sujet d’Ulric, le

facteur lui remit une large enveloppe carrée, au

timbre exotique, adressée à M. Jean-Louis Dionée.

Elle venait du tuteur de l’enfant. Que pouvait-il

avoir à lui dire ? Mahaut fut effleurée par le soup-

çon que Jean-Louis avait demandé à M. Reynier

quelque chose qu’elle ignorait et que cette lettre

était la réponse. Mais cette pensée ne fit que tra-

verser son esprit, s’engouffrant aussitôt dans le

tourbillon des noires inquiétudes qui s’y pourchas-

saient.

— Tiens, dit-elle à Jean-Louis, trop désappoin-

tée pour montrer de la curiosité.

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Il lui arracha l’enveloppe, rougit en reconnais-

sant le timbre de Java, et courut s’enfermer dans

sa cellule sous les combles. Une demi-heure plus

tard, il entrait chez sa sœur. Il avait frappé, et,

comme on ne répondait pas, passé la tête par la

porte entr’ouverte. Mahaut était assise près de la

fenêtre, les mains abandonnées sur ses genoux, de

grosses larmes brillant à ses paupières. Elle ne

songea pas plus à les essuyer que son frère à lui

demander pourquoi elle pleurait. Il s’avança vers

elle d’un pas délibéré, un peu pâle, un peu ner-

veux, et dit d’une voix vibrante :

— Mahaut, j’ai reçu une lettre de mon tuteur. Il

m’offre de me prendre dans sa maison de Java et

de m’initier aux affaires. Dès que je serai décidé, il

m’enverra ses instructions pour le voyage…

Il ajouta, avec ruse, après avoir hésité une se-

conde :

— Crois-tu que ce sera un bon moment, à la fin

de l’hiver ?

Surprise et fâchée, Mahaut s’était redressée.

— Il te fait cette proposition parce que tu lui en

as parlé le premier ? Voyons, dis la vérité.

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— Je ne lui ai pas caché, en effet, non plus qu’à

personne, que la vie des colonies me plairait beau-

coup. Et, puisqu’il a la bonté de venir au-devant de

mon désir…

— Oh ! pas de phrases, je t’en prie ! C’est parce

que tu l’en as prié que M. Reynier t’invite chez lui ?

Jean-Louis, voyant l’inutilité de biaiser, prit net-

tement position.

— Eh bien, soit ! Je lui en ai parlé. Où est le mal,

veux-tu me le dire ?

— Le mal, mon petit, c’est de lui avoir écrit à

mon insu, sans me demander conseil ; sans savoir

si je consentirais…

Tout de suite insolent, il répliqua :

— Je pense à mes intérêts. J’arrange ma vie.

C’est mon affaire. Toi, tu as les tiennes, dont je ne

me mêle pas.

— Que veux-tu dire ?

— Tu le sais bien !

Comme Mahaut se taisait, atterrée par cette at-

taque directe, il continua avec condescendance :

— Et, si tu veux mon opinion, tu ferais mieux de

venir avec moi. Je ne suis pas aussi égoïste que tu

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le penses : j’ai écrit à M. Reynier que je ne voulais

pas te laisser. Il me charge de te dire que, toi aussi,

tu serais la bienvenue : il a sa petite Flora, dont tu

pourrais t’occuper. Une petite fille de dix ans qui

ne te gênerait pas ; des gens aimables, une maison

superbe, un tas de domestiques ! Vrai, cela vau-

drait mieux que de rester ici !…

Elle cherchait quelque chose à répondre. Confu-

sément, à travers sa peine et son irritation, elle

sentait que son frère avait raison ; en même temps,

pour rien au monde, elle n’en aurait convenu. Sous

quel prétexte masquer le désir obstiné, où elle se

butait, de ne pas quitter Valsombreux ?

Elle reprit, d’un ton impatient qui s’efforçait

d’être sévère :

— Et grand-père ? Pouvons-nous l’abandonner ?

Il est vieux ; il est seul. Nous avons été heureux de

le trouver quand nous étions sans asile. Nous

avons des devoirs envers lui.

Jean-Louis haussa les épaules.

— Notre père, qui en avait bien plus, est parti.

Et, d’ailleurs, grand-père sait-il seulement que

nous sommes là ? Non, vois-tu, Mahaut, tu te paies

de mauvaises raisons pour ne pas avouer la bonne.

La bonne, la vraie, c’est…

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Il s’arrêta ; elle eut le courage de répéter en le

regardant en face :

— C’est ?

— C’est que tu préfères rester à Valsombreux.

Eh bien ! après tout, c’est ton affaire. Libre à toi !

Moi, je n’entends pas, parce que tu es l’aînée, dé-

pendre de tes caprices. On m’offre une position

splendide, je l’accepte.

— Et si je ne te permets pas de l’accepter ?

Brutalement, il reprit l’offensive :

— Je me passerai de ta permission. Quel besoin

ai-je de tes conseils ? Est-ce que tu te soucies de

moi ? Tu ne penses qu’à toi, comme toujours !…

— Tais-toi, je te défends de me parler sur ce

ton !

Aussitôt il la défia, pâle de rage, les poings cris-

pés :

— Ah ! c’est comme cela que tu le prends ! Oui,

tu ne penses qu’à toi, en égoïste !… à toi et à

quelqu’un d’autre… Heureusement que c’est bien-

tôt fini, cette histoire : il ne t’épousera jamais, ton

Ulric !

— Jean-Louis !

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La main de Mahaut s’abattit lourdement sur son

frère. En recevant le coup, en la voyant si blême,

les yeux chargés d’éclairs, il éprouva un sentiment

inconnu de peur et de honte, et il n’osa rien dire,

maté, attendant, tête basse. Les doigts de la jeune

fille lui meurtrissaient l’épaule.

— Va-t’en, dit-elle en le repoussant. Dépêche-

toi, va-t’en.

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VIII

L’après-midi de ce même dimanche, elle alla

faire une visite à Mlle de Bellelance. Se sentant

coupable de l’avoir un peu négligée, elle resta plus

longtemps que de coutume, joua à quatre mains

des fugues de Bach, goûta d’un biscuit et d’un

doigt de vin vieux, pour donner à son amie le plai-

sir de se servir d’assiettes en porcelaine de Sèvres

et de la lourde cristallerie à facettes, dont il ne se

présentait jamais de meilleure occasion de faire les

honneurs. Ensuite Mlle de Bellelance lut des vers de

sa composition, et le crépuscule la surprit, le front

penché contre la vitre pour profiter des dernières

lueurs du soleil, tandis qu’un rayon submergé en-

sanglantait les perles de son collier. Mahaut

n’écoutait pas. Il n’y avait d’ailleurs rien à com-

prendre dans ce verbiage de folie : aucun fil con-

ducteur ne liait les idées éparses, telles de pauvres

fleurs coupées, jetées au fil de l’eau, que le flot

roulerait pêle-mêle ; elle regardait au dehors le mé-

lancolique paysage ; le ciel s’assombrissait ; les

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arbres dépouillés levaient leurs bras rigides dans la

nuit commençante.

— Il faut que je m’en aille, dit-elle tout à coup.

Elle embrassa Mlle de Bellelance, se laissa recon-

duire jusqu’au jardin, dut accepter un chrysan-

thème gelé qui se dressait tout seul sur sa longue

tige noire, comme une vieille petite tête flétrie, et

attendre qu’on l’eût détaché avec un soin solennel,

« pour ne pas nuire aux boutons qui écloraient

demain ». Tout cela la retarda encore. Lorsqu’elle

put partir, l’obscurité était venue. Raide et sonore,

la route descendait dans le creux d’ombre de Val-

sombreux. On était aux derniers jours de no-

vembre, et le vent s’engouffrait dans la vallée avec

des menaces de neige. Mahaut remonta sur ses

oreilles le col de fourrure de sa jaquette et marcha

vite.

Elle avait à peine dépassé de quelques cent

mètres la maisonnette de Mlle de Bellelance, et se

trouvait en rase campagne, entre deux champs

d’herbe jaunie, quand elle entendit des pas derrière

elle qui se hâtaient, avec l’intention évidente de la

rejoindre. Force lui fut de s’arrêter : tournant la

tête, elle reconnut M. Chevalin, qui, essoufflé, le

visage un peu congestionné par le froid, s’empres-

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sa de la saluer, en découvrant avec précaution sa

calvitie, où luisait une moiteur de sueur à la racine

de sa respectable couronne de cheveux gris.

— Bonsoir, mademoiselle Dionée, vous voilà

bien tard seule sur la route. Vous rentrez chez

vous, je suppose ? Moi aussi. Voulez-vous me

permettre de vous reconduire ?

Mahaut dissimula un mouvement involontaire

de contrariété, presque de répulsion. Elle n’aimait

pas cet homme, dont la fausse piété, au moins au-

tant que la malveillance, l’écœurait. S’il l’abordait,

c’est qu’il avait des choses désagréables à lui dire :

il semblait en chercher l’occasion depuis quelque

temps. En effet, peu après le départ d’Ulric, un jour

où il l’avait suivie pour la harceler de questions in-

sidieuses, elle n’eut pas la patience de supporter

son indélicatesse et, assez sèchement, lui imposa

silence. Dès lors, il s’était abstenu de lui parler,

mais pour attacher sur elle, en revanche, des re-

gards plus froidement arrogants. Leur obscure an-

tipathie s’était changée en inimitié ouverte. Redou-

tant maintenant sa rancune, Mahaut, quand elle le

voyait de loin, s’arrangeait de façon à l’éviter. Ce

soir-là, la malchance voulait qu’elle se trouvât

seule avec lui sur cette route déserte ! et, pas plus

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qu’elle ne pouvait songer à lui échapper, elle

n’osait, dans sa pire solitude morale, offenser plus

gravement un homme qui avait déjà des raisons

d’hostilité contre elle. Mais était-il bien sûr que ce

vieillard fût à ce point son ennemi ? Elle se savait

encline à exagérer ses impressions douloureuses.

Peut-être M. Chevalin ne l’approchait-il que dans

la bonne pensée d’accompagner une jeune fille so-

litaire, ou avec le désir de bavarder en chemin ?

Depuis plusieurs jours, elle restait sans nouvelles

d’Ulric, en proie à de sombres pressentiments : en

de tels moments son âme ramollissait toujours ;

elle avait la peur superstitieuse, si elle faisait

quelque chose qu’il pût désapprouver, d’attirer le

malheur sur lui ; en outre, elle éprouvait une

lourde lassitude, une grande soif de bonté, et, dans

le sentiment de sa faiblesse, le besoin nouveau de

se gagner quelques sympathies. Par calcul, par ap-

préhension, par détente nerveuse, elle se résigna

donc, se força même à un sourire aimable.

— Je vous remercie. La nuit tombe si vite en

cette saison qu’on se laisse surprendre. Quoique je

ne sois guère peureuse, je suis bien aise de vous

rencontrer.

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— Eh ! eh ! vous pourriez désirer une escorte

plus agréable ! Mais il faut savoir se contenter…

Elle rougit. Adieu l’illusion d’une trêve, l’attaque

commençait déjà !

— Je viens de chez Mlle de Bellelance, dit-elle.

— Ah !… C’est ennuyeux qu’elle continue ses

promenades nocturnes. Elle effraye les passants. Si

cela ne cesse, il faudra voir à l’en empêcher.

Mlle Alder, qui est très impressionnable, redoutait

de sortir, le soir venu… Et à propos, mademoiselle

Dionée, savez-vous quelque chose des habitants de

la Maladrerie ?

Le ton impertinent, bien plus que la question

qui, en soi, ne pouvait l’offenser, cingla Mahaut

comme d’un fouet :

— Je ne sais rien de récent, dit-elle.

— Je croyais que ces dames vous écrivaient…

ou tout au moins M. Ulric ?

Elle fut sur le point de répondre : « M. Forvel n’a

aucune raison de m’écrire » ; mais elle répugnait

aux mensonges ; faisant de son mieux pour pa-

raître naturelle, elle reprit :

— D’après les dernières nouvelles, tout le

monde va bien.

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— Vous m’ôtez un poids du cœur. Ces dames

sont si sympathiques ! Tout le monde plaignait

Mlle Renée le jour où sa mère s’est évanouie.

Pauvre jeune fille ! Elle sanglotait à faire pitié. Ah !

ils ont tous eu une belle peur, ce matin-là ! M. Ulric

est rentré en courant, blanc comme un linge : il

avait presque autant de chagrin que sa fiancée, car

il paraît qu’il aime Mme Alder comme une mère. Je

l’ai vu, moi, car c’est moi qui ai ramené le docteur,

je l’ai vu à genoux à côté de la pauvre dame, lui

réchauffant les mains. Alors Mlle Renée, d’émotion,

a pris mal aussi, et il a dû l’emporter dans ses bras.

Elle est extrêmement sensible : la vue de la souf-

france lui est insupportable.

— Valsombreux est trop froid pour une personne

aussi délicate, que Mme Alder. Elle éprouve déjà les

bienfaits du changement de climat.

— Et sans doute le mariage de sa fille achèvera

de la rétablir. On ne m’ôtera pas de la tête qu’elle

avait quelque chose qui la tourmentait, cette

femme ! Sa maladie ne m’a jamais semblé parfai-

tement naturelle. Une fois Mlle Renée bien mariée,

vous verrez que sa mère sera moins sujette aux

bronchites. Je n’ai pas non plus dans l’idée qu’elle

revienne de si tôt s’y exposer, à Valsombreux !

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Il se rapprocha de Mahaut, familièrement, mais

sans réussir à voir son visage, caché par l’ombre

bienveillante.

— Ces dames seront bien regrettées, ajouta-t-il

d’un ton pleurard, dont l’hypocrisie grossière cau-

sa un frisson de dégoût à la jeune fille. Et M. Ulric,

un si aimable jeune homme ! Cela manquera de ne

plus le voir traverser Valsombreux à cheval. On

s’était habitué à lui ; il va falloir le perdre.

— Pourquoi donc ? Il n’a pas, que je sache, pris

un congé définitif de Valsombreux.

— Hé, hé, hé ! Je doute fort qu’on l’y laisse re-

venir…

— Comment ? dit-elle sèchement, M. Forvel

n’est pas homme à se mettre aux ordres de qui que

ce soit.

— Pas même d’une gentille petite femme ?

Mlle Renée sait bien qu’au fond elle peut avoir con-

fiance. Mais les hommes sont tous pareils : il y a

des choses que comprend une femme mariée et

qu’ignore une innocente jeune fille.

— Quel vent humide ! Ne craignez-vous pas qu’il

nous apporte de la neige ?

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— Cela ne me surprendrait pas du tout… C’est

pour le mois de janvier, n’est-ce pas, qu’on an-

nonce le mariage ? Une heureuse nouvelle pour les

amis du jeune couple. Et ils sont nombreux ; cha-

cun vous le dira ! Ce n’est pas tous les jours qu’on

voit des unions si bien assorties : âge, caractère,

fortune, famille ; car il ne faut pas faire de mésal-

liance : c’est un fâcheux calcul. Qu’avez-vous

donc, mademoiselle Dionée ? Cette ombre

grise ?… Rassurez-vous : ce n’est qu’un buisson.

D’abord, avec moi, vous n’avez rien à craindre.

— J’avais cru voir mon frère, dit Mahaut, d’une

voix éteinte. Je ne serais pas étonnée qu’il fût parti

à ma recherche.

Jean-Louis était trop fâché : elle savait qu’il n’en

ferait rien. Elle n’avait aucun secours à attendre ;

personne ne passerait plus sur la route, ce soir-là.

Elle eut honte de son mensonge, lorsque M. Che-

valin, sans même prendre la peine de le remar-

quer, continua, comme après réflexion :

— Oui, car si ce devait être en décembre, on au-

rait déjà envoyé les lettres de faire-part. Vous

n’avez rien reçu ?

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Elle se reprocha d’être lâche et, tout à coup,

s’éperonnant à la résistance, répliqua d’un ton

ferme :

— Rien du tout. Les suppositions que l’on fait

sont absolument gratuites. Je n’ai jamais entendu

parler du prochain mariage de M. Forvel.

Malgré l’obscurité, elle vit M. Chevalin joindre

les mains, lever les yeux vers le ciel, d’un air de

commisération douloureuse :

— Hé ! que me dites-vous là ? Y aurait-il de nou-

veaux obstacles ? Pauvre, pauvre Mlle Renée ! Sa

mère pourrait en mourir… Mais, non, je me refuse

à croire… M. Ulric connaît son devoir. Il a pu être

inconsidéré ; mais, au fond… D’ailleurs – M. Che-

valin prit un ton solennel – si les choses tournaient

mal pour Mlle Renée, tous les gens de cœur se-

raient avec elle, tous ! Dans Valsombreux, on n’a

qu’une opinion…

— Heureusement que Valsombreux n’est pas le

monde !… et qu’on n’a pas partout des notions

aussi étroites !

— Trouvez-nous étroits, bornés même, made-

moiselle, tant qu’il vous plaira ! Nous avons des

mœurs honnêtes !

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Suffoquant d’un juste courroux, M. Chevalin se

tut brusquement, cherchant, à présent que la

guerre était déclarée, par quel trait envenimé et

brutal il pourrait mieux blesser son adversaire.

La jeune fille, dont les jambes fléchissaient, ins-

pectait l’horizon avec le désir intense d’y aperce-

voir une silhouette humaine dont la rencontre la

délivrât ! Mais la solitude, la nuit, le silence enve-

loppaient d’un triple réseau d’horreur la vallée. De

grandes masses noires, des arbres grimaçants, des

croupes fantastiques de montagnes, la forme enté-

nébrée du château sur son socle, répondaient seuls

aux regards éperdus de Mahaut. Le village, dans

son bas-fond, avait disparu de la vue. Pourquoi Ul-

ric n’était-il pas là pour la protéger ? Pourquoi la

laissait-il seule en butte à toutes les attaques ? Des

larmes aveuglèrent ses yeux ; elle fut prête à san-

gloter d’angoisse, ne sachant ce qui lui faisait le

plus de mal, de l’abandon d’Ulric ou de la lâcheté

de M. Chevalin. Cependant elle sentait sur sa

nuque le souffle épais de son persécuteur ; une

peur la prit, une peur physique, irraisonnée ; elle

eut envie de crier : « Au secours ! » Un reste de lu-

cidité retint ce cri dans sa poitrine. Il fallait se gar-

der d’irriter cet homme, de lui montrer la terreur

abjecte qu’il inspirait ! Il fallait se garder surtout de

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lui répliquer comme il le méritait ; car, si elle le

poussait à bout, de quelle ignoble vengeance ne

serait-il pas capable !

— Oui, reprit M. Chevalin, après ce temps

d’arrêt consacré à aiguiser ses lourdes méchance-

tés, parce que nous ne lisons pas tous les mauvais

livres qu’on imprime, que nous ne sommes pas

dans les « idées modernes », comme on dit, on

nous prête des notions étroites, et il y a des gens

qui se croiraient le droit de nous prendre pour des

bêtes. Même pour le plaisir de paraître moins bor-

nés à certains esprits larges, – il fit un grand geste

de la main pour donner plus d’ampleur à ce mot, –

on ne nous fera jamais approuver des choses que

nous n’approuvons pas. Si les villes sont des

centres de dépravation, il est heureux qu’il y ait

encore quelques bourgades tranquilles, comme

Valsombreux, mademoiselle, où l’on conserve le

respect des principes.

Enfin Mahaut, courant presque, avait atteint le

mur d’enceinte. Et, hors d’haleine, oubliant qu’il ne

lui restait plus que quelques pas à faire pour se

trouver en sûreté, elle demeurait fascinée, s’ap-

puyant contre le portail d’honneur. Ses joues brû-

laient comme du feu ; un souffle rauque, qui res-

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semblait à un sanglot ou à un râle, étouffait sa poi-

trine. Elle réussit encore à dire, avec une douceur

désespérée :

— Vous avez raison. Pourtant je ne comprends

pas à quel propos, monsieur, vous me dites, à moi,

ces choses-là.

— Sans doute, sans doute, il est entendu que je

ne m’adresse à personne en particulier. Mais cela

fait toujours du bien d’exprimer son opinion. Il faut

espérer que les bonnes paroles, même semées

dans le désert, ne sont jamais perdues. Mademoi-

selle, vous voilà chez vous. J’ai bien l’avantage…

Et, soulevant son chapeau, cet homme vertueux

s’éloigna, d’un pas allégé, la taille droite, avec la

conscience d’avoir rempli son devoir.

Mahaut, toujours arrêtée dans le cadre de la

porte, sans un mouvement, le regarda disparaître.

Un unique sentiment la dominait : celui de la

haine, de la haine contre Ulric dont l’amour

l’exposait à toutes ces insultes. Que la vengeance,

si elle avait été possible lui aurait semblé douce !

Elle se tordit les mains devant son impuissance.

Puis, à la pensée qu’elle en était venue à éprouver

des sentiments pareils pour celui qu’elle aimait

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tant, elle eut horreur d’elle-même et se mit à trem-

bler, n’ayant pas de larmes.

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IX

Le lendemain, le village et le château se réveillè-

rent tout blancs : la première neige de l’année était

tombée sur le val des Encaisses. De son lit, pen-

dant le jour, Mahaut observa le doux et monotone

glissement des flocons. Une grippe violente, jointe

à l’ébranlement de ses nerfs, avait enfin eu raison

de sa force physique ; après une nuit passée dans

les larmes, à frissonner, au sortir de deux heures

d’un sommeil de plomb, elle se trouva accablée

d’une torpeur invincible, les membres lourds, avec

des douleurs lancinantes dans le front et dans la

nuque. Et ce fut un si grand soulagement de pou-

voir s’accorder le luxe de disparaître de la vie pour

un peu de jours, sans avoir la peine de chercher

une excuse, qu’elle bénit dans son cœur la mala-

die, qui seule accorde quelque répit aux forts, en

les admettant provisoirement au bénéfice des pri-

vilèges des faibles. Ainsi, au lieu de feindre, d’agir,

d’attacher tous les matins le masque de

l’indifférence sur son visage blêmi par l’angoisse

de la nuit, elle put rester couchée, tourner la tête

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vers la ruelle, prétendre dormir. N’était-ce pas tout

simple ? elle était malade. Sous prétexte de la con-

tagion possible, elle défendit l’entrée de sa

chambre à Jean-Louis, et cela lui fut bon aussi de

ne pas voir son frère. D’ailleurs, dès qu’il la sut as-

sez sérieusement indisposée pour s’aliter, l’enfant,

rempli de contrition, se montra prévenant. Il aurait

sans doute persisté dans sa rancune si Mahaut

avait conservé assez d’énergie pour vaquer encore

aux tâches quotidiennes ; mais, dès l’instant où

elle était vraiment malade, c’est-à-dire malade au

lit, son cœur viril s’apitoya. Pour lui prouver sa

sympathie, il alla lui chercher des livres et des

friandises à Chauvigny, en ayant soin de la préve-

nir qu’il faisait ces dépenses exceptionnelles sur

son propre argent, gagné pendant l’été à la cueil-

lette des framboises et à toutes sortes de petits tra-

fics dans lesquels, encore que d’une scrupuleuse

honnêteté, il se montrait fort adroit.

L’indisposition de Mahaut lui valut aussi deux

joies inattendues. D’abord, elle reçut une lettre

d’Ulric, et elle éprouva le besoin de s’imaginer

qu’il lui écrivait à ce moment précis parce qu’il la

savait souffrante. C’était une ardente lettre

d’amour, la plus passionnée et la plus douloureuse

depuis leur séparation. La jeune fille lui répondit

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qu’il ne fallait pas qu’il se mît en peine d’elle,

qu’elle l’aimait toujours, plus que la vie. De cela

surtout, il importait qu’il fût bien persuadé. Puis, la

tête enfoncée dans l’oreiller, ses tristes yeux bleus

fixés sur la fenêtre, elle regarda tomber la neige, en

pressant entre ses doigts une précieuse enveloppe.

Ses pensées un peu vagues tourbillonnaient avec

les flocons. M. Chevalin la hantait. Il s’occupait

beaucoup de bonnes œuvres. Elle se demandait

pourquoi il s’acharnait contre elle ? Lui avait-elle

fait quelque tort ? Lui avait-elle jamais refusé une

modeste obole pour ses pauvres ? L’avait-elle

froissé, humilié, lésé ? Elle ne s’en souvenait pas.

Jamais, du moins, avant qu’il l’eût provoquée, et

sa révolte avait été de légitime défense. C’est en

vain qu’elle se chagrinait, s’accusant de torts ima-

ginaires : sa perspicacité était en défaut. En réalité,

M. Chevalin ne la détestait pas plus qu’il n’aimait

Ulric ou Renée : homme éminemment social, il ré-

vérait la position ; par amour de l’ordre, il prenait

toujours parti pour les heureux ; il y avait donc

simple antagonisme d’instinct entre lui et la créa-

ture isolée qu’était Mahaut Dionée.

Mais elle ne le savait pas. Dans un accès de dé-

lire conscient, elle vit s’ameuter contre elle une

horde d’horribles figures grimaçantes qu’excitait à

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lui courir sus M. Chevalin en personne. Trempée

de sueur, le cœur battant à se briser, elle laissa

passer cette crise, terrée sous ses couvertures,

conservant juste assez de présence d’esprit pour

ne pas appeler, ce qui aurait été bien inutile,

puisqu’on ne l’aurait pas entendue. Et cette vision

d’enfer, qui dura une minute, pesa d’une longue

épouvante sur sa mémoire.

La seconde chose heureuse fut une visite, qui lui

arriva un après-midi où elle somnolait, le corps

gourd, la tête endolorie. C’était Mme Blanchard, à

qui Jean-Louis avait appris l’indisposition de sa

sœur, et qui accourait, désolée qu’on ne l’eût pas

avertie tout de suite. Malgré la réserve imposée

par sa situation, la femme de l’intendant avait tou-

jours une tendre partialité pour Mahaut et lui res-

tait, au fond, chaudement dévouée. La vue de cette

bonne figure, vermillonnée par le froid, sous

l’auvent de sa capeline violette, arracha une ex-

clamation de joie à la jeune fille.

— Que vous êtes aimable, chère madame Blan-

chard, de braver la neige pour venir me voir ! dit-

elle, toute émue, en se dressant sur son lit et en

tendant sa main fiévreuse.

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— Ne vous découvrez pas, mademoiselle Ma-

haut, ne vous découvrez donc pas ! Ces jeunes

filles sont d’une imprudence !

Vivement, d’un geste maternel, l’excellente

femme ramenait les couvertures, remontait les

oreillers, puis, s’asseyant au chevet du lit, son pa-

nier sur les genoux, se mettait à contempler la ma-

lade avec de bons yeux amicaux.

— À tout hasard, j’ai pris la liberté de vous ap-

porter quelques friandises ; quand on est souf-

frante, on aime bien à grignoter un peu.

Mahaut souriait d’un air reconnaissant en regar-

dant tomber la neige. « L’hiver est venu, songeait-

elle, nous voici bloqués pour trois mois au moins.

On ne pourra plus compter sur les courriers. » Elle

aurait voulu savoir ce que faisait Ulric, s’il pensait

à elle. Tantôt elle se l’imaginait malheureux, et un

élan de pitié entraînait son cœur vers lui ; tantôt

elle le voyait, entre Mme Alder et Renée, causant de

cet air détaché qui la blessait si cruellement.

Mme Blanchard avait ôté sa capeline et ses gants,

et, sans cesser de jaser, elle allait et venait par la

chambre, préparant un verre de sirop de mûres.

Mahaut reconnut le flacon pour l’avoir vu dans le

buffet de la salle à manger, à la Maladrerie. Ce

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puéril souvenir fit monter des larmes à ses yeux.

Tout ce qui le lui rappelait, jusqu’au plus humble

et trivial détail, lui serrait le cœur d’une douceur

triste, d’une tendresse presque religieuse. Dans

cette disposition d’esprit, rien ne pouvait l’émou-

voir davantage que d’être soignée par une per-

sonne amie, qui avait vécu dans l’air d’Ulric et

avait encore le bonheur de respirer une atmos-

phère tout imprégnée de son souvenir. Avant de

partir, Mme Blanchard, la voyant si faible, s’en-

hardit à la baiser au front, en murmurant :

— Vous savez, mademoiselle Mahaut, nous vous

aimons bien, et tout ce que nous pourrons faire

pour vous…

L’effet de cette caresse fut inattendu ; il y avait si

longtemps, des mois, des années même, que Ma-

haut n’avait reçu de personne un pareil témoi-

gnage d’affection qu’elle se troubla, jeta ses bras

autour du cou de Mme Blanchard, lui rendit son

baiser en éclatant en pleurs. Puis, sans mot dire,

elle lui tendit sa lettre pour Ulric. Tout aussi silen-

cieuse, Mme Blanchard la glissa dans son sac, passa

son gant tricoté sur ses yeux et s’en alla.

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*

* *

L’hiver fut d’une rigueur extrême. La montagne

devint d’une beauté féerique. Tous ses aspects

étaient changés. De molles ondulations blanches

remplaçaient ses aspérités, des gemmes scintil-

laient sur ses routes, des diamants étoilaient ses

forêts, ses cascades suspendaient partout des cris-

taux et des stalactites, ses torrents se taisaient

dans leurs gaines de glace. Mais Mahaut restait in-

sensible à ses charmes ; elle la haïssait maintenant

comme une prison. Pendant les vacances de Noël,

Jean-Louis fit de longues courses en traîneau avec

ses camarades. Il partait de bonne heure, le matin,

rentrait tard, le soir, et profitait de chaque occa-

sion pour affirmer son indépendance. Mahaut eût

beaucoup donné pour reconquérir la confiance de

son frère ; mais, en s’anéantissant dans son cha-

grin personnel, elle avait laissé échapper son in-

fluence et compromis ses droits.

Un jour, il revint d’une de ses expéditions dans

un état qui arracha à sa sœur un cri d’alarme. Le

visage et les mains en sang, un œil noir, les vête-

ments en lambeaux, frissonnant de douleur ou de

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rage, il essaya d’abord de se faufiler, inaperçu, le

long du corridor qui conduisait à la tourelle. Ma-

haut l’arrêta, folle d’angoisse.

— Que t’est-il arrivé, Jean-Louis ? réponds-moi !

T’es-tu encore battu ? Qui t’a abîmé l’œil de la

sorte ? Où as-tu mal ?

— Laisse-moi tranquille. Tu m’ennuies !

Il la repoussait, brutal, la voix dure. Tout à coup

ses forces le trahirent ; il fut pris d’un vertige et,

chancelant, il s’appuya sur elle.

Au premier moment, elle ne pensa qu’à le soi-

gner. Elle l’emmena dans sa chambre, le fit asseoir

dans son meilleur fauteuil, lui donna à respirer des

sels, lava les taches de sang ; une affreuse inquié-

tude l’étreignait, tandis qu’elle le harcelait de ses

tendres questions.

— Mais parle, mon cher petit, parle donc ! Dis-

moi qui t’a fait tout ce mal ? Je vois bien que tu

t’es battu, mais contre qui, grand Dieu ! et pour-

quoi ?

— Ils se sont mis six contre moi, dit enfin Jean-

Louis, les dents serrées. Six, pas un de moins, et

tous plus grands ! Il y avait le fils du boulanger, tu

sais, ce blond, qui a bien dix-huit ans ? Au lieu de

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me venir en aide, il regardait en ricanant. Oh ! j’ai

cogné ferme, va ! mais un contre six, c’est impos-

sible !… Les lâches, les lâches ! Que ne suis-je un

homme pour pouvoir me venger !

— Les lâches, les lâches ! répétait-elle. Il faut

pourtant qu’ils aient eu un motif ? On n’assomme

pas ainsi un enfant ? Que leur avais-tu fait, mon

mignon ?

— Ne me demande rien. C’est inutile, je ne te le

dirai jamais.

Elle était à genoux à côté de lui, tamponnant une

écorchure qu’il s’était faite à la jambe, et elle se

redressait, les deux mains sur les accotoires du

fauteuil, en le fixant d’un regard effrayé, quand,

soudain, il s’abandonna, laissa tomber la tête sur

l’épaule de sa sœur, la serra dans ses bras, éclatant

en sanglots convulsifs.

— Partons, Mahaut, partons, je t’en prie, balbu-

tia-t-il à travers ses pleurs. Ne restons plus dans

cet affreux pays. On nous hait trop, on nous veut

trop de mal. Pourquoi ne veux-tu pas partir ?

Éperdue, elle le pressait contre son sein, le ber-

çait pour le calmer, comprenant enfin ; elle lui di-

sait en l’embrassant avec passion :

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— Tu partiras, cher petit, sois tranquille. Tu ne

resteras pas ici un jour de plus qu’il ne faudra. Oh !

comment ai-je pu être si égoïste ? T’exposer à

souffrir pour moi ? Mais je ne savais pas qu’on pût

être aussi lâche…

— Tu viendras aussi, dis, Mahaut, tu viendras ?

Je ne voudrais pas te laisser ici et m’en aller.

— Je viendrai, oui… Je te rejoindrai plus tard, si

je ne puis partir tout de suite avec toi. Mon cher

petit, tu m’aimes donc encore un peu ?

— Je t’aime toujours, même quand tu m’agaces

et ne veux pas comprendre les choses… parce que

tu es ma sœur, et que je ne veux pas qu’on t’at-

taque.

Elle le fit taire en le serrant plus fort ; un instant

encore, ils restèrent enlacés, unis, s’aimant, rendus

l’un à l’autre par la douleur, mêlant sans honte

leurs larmes fraternelles devant le portrait de leur

père, dont les yeux souriants défiaient l’avenir,

pleins d’audace.

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X

Un voyageur, poussé par l’esprit d’aventure à

franchir les gorges qui séparent Valsombreux du

monde, aurait eu, en cette nuit de janvier, le gran-

diose et un peu effrayant spectacle d’une vallée

ensevelie sous la neige. Une vallée de montagne,

sans chemins, ni forêts, ni prés, ni ruisseaux, où

tous les objets déformés, perdant leurs contours

habituels, ressortent en protubérances bizarres,

sous un ciel bas, sans lune ni étoiles, éclairé d’une

manière presque surnaturelle. Deux massives tours

blanches masquaient l’orifice des gorges ; la route

de la Maladrerie montait dans les nuages, qui,

pâles et denses, reposaient à même sur les som-

mets crénelés de blanc, à l’endroit où s’étaient éle-

vées des bordures de sapin. Le silence solennel

ajoutait encore à l’impression d’engourdissement.

Peu à peu, accoutumé à cette uniformité, l’œil au-

rait pu distinguer un groupe de toits confondus les

uns dans les autres, comme un moutonnement de

candides toisons, et la menaçante silhouette du

château, isolé sous l’hermine. Il semblait plongé

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dans la léthargie la plus profonde : tandis que deux

ou trois lumières rougeoyaient dans la rue du vil-

lage, évocatrices de chauds foyers, ses larges fe-

nêtres restaient enténébrées, faisant paraître plus

lividement blanche, par contraste, la neige amon-

celée à sa base.

Pourtant, du côté de la terrasse, brillait une sub-

tile raie de lumière, invisible de la route. Les Dio-

née veillaient dans la cuisine, pièce que le grand-

père affectionnait. Assis dans son rustique fauteuil,

dont il n’avait jamais permis que sa petite-fille re-

nouvelât la housse d’indienne fanée, le vieillard li-

sait, ses besicles sur le nez, entre la table et l’âtre,

où de gros tisons brûlaient sous la cendre. La do-

mestique Suzette tricotait dans la demi-obscurité,

à une place humble, près de la porte. À la table de

noyer, éclairée par une lampe de porcelaine

blanche coiffée d’un abat-jour en carton vert, Jean-

Louis, la tête dans ses mains et les coudes ap-

puyés, ânonnait ses devoirs, et Mahaut, pâle et sé-

rieuse, travaillait à un ouvrage d’aiguille, d’une fa-

çon compliquée. À côté d’elle, son élégant néces-

saire en ivoire, garni de menus objets de vermeil,

qui faisaient hausser les épaules de pitié à la ser-

vante. La jeune fille avait changé : l’éclat de son

teint s’était beaucoup atténué et ses yeux ne bril-

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laient certes plus de cette joie de vivre intense où

s’était enflammée la passion d’Ulric. Toujours pré-

occupée de quelque rêve intérieur, elle s’enfermait

dans un mutisme grave ; à qui aurait-elle parlé,

d’ailleurs ? qui lui aurait répondu ? On n’entendait

que le bourdonnement de Jean-Louis et le tic-tac

cadencé de la pendule dans sa gaine campagnarde

de bois verni. Au dehors, la paix régnait absolue ;

la neige calfeutrait tous les sons ; si une branche

trop chargée se rompait, elle s’abattait sans aucun

bruit dans le mol tapis blanc. Aussi, quelle surprise

quand un coup de heurtoir résonna à la porte

d’entrée ! Jean-Louis bondit sur ses pieds.

— Qui est-ce ? s’écria-t-il, et il courut ouvrir,

bousculant la servante, qui s’était aussi levée, et,

toute en émoi, allumait un chandelier.

Le grand-père lui-même croisa ses mains

noueuses sur le onzième volume des voyages de

Laharpe et dressa sa tête chenue, avec un air

d’expectative. Le cœur de Mahaut battit violem-

ment. Il y a donc des rêves que continue la réali-

té ?… Confuses et joyeuses, les exclamations de

Jean-Louis retentissaient dans le vestibule.

— Entrez, mais entrez donc, disait-il, en pous-

sant le visiteur devant lui. Mahaut, c’est M. Forvel.

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— Peut-on entrer ? On ne vous dérange pas ?

demanda à son tour la voix claire d’Ulric, qui ap-

parut, poudré de neige, dans le cadre de la porte.

La jeune fille courut au-devant de lui, lui saisit

les mains.

— Vous, c’est vous ?

Pendant une ineffable minute, par l’étreinte de

leurs mains, les regards de leurs yeux, les sourires

de leurs lèvres, ils reprirent possession l’un de

l’autre. Ils tremblaient d’émotion et de joie. Que

ceux qui étaient là leur importaient donc peu !

Qu’il était indifférent qu’ils comprissent, qu’ils de-

vinassent ! En le revoyant, Mahaut oubliait tout :

tout ce qui n’était pas lui s’abîmait dans l’extase de

cette minute bénie, se retirait, comme un de ces

décors de théâtre dont la disparition instantanée

transforme la scène. Au fond, elle était à peine

surprise ; à force de penser à Ulric nuit et jour, elle

avait fini, en quelque sorte, par reconstituer pour

elle seule la matérialité de sa présence. Autour

d’eux, Jean-Louis gambadait de plaisir. Sur

l’immobile visage de l’aïeul se lisait une question

vague, comme le lointain, très lointain reflet d’un

intérêt qui s’éveille ; comprenait-il quelque chose,

si peu que ce fût, au drame de vie qui vibrait dans

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son air, ou bien se demandait-il simplement si la

politesse l’obligeait à interrompre sa lecture ? Les

yeux brillants de sa petite-fille se posaient aussi

sur lui, avec une expression de félicité sans mé-

lange ; défaillant de joie, sachant à peine ce qu’elle

faisait, elle vint s’appuyer au dossier de son fau-

teuil ; Forvel s’approcha aussi.

— Bonsoir, monsieur ; vous ne vous attendiez

guère à ma visite, dit-il. Je suis de passage aux En-

caisses pour affaires de ma scierie, et j’ai pris la li-

berté de venir vous voir.

— À votre aise, monsieur Forvel, bien obligé…

Et… est-ce qu’il neige aussi, à la ville ?

— Pas à Bordeaux, où j’étais.

Ce fut tout. Jugeant qu’il avait sacrifié aux de-

voirs de la civilité dans la mesure qu’on peut exi-

ger d’un homme raisonnable, le grand-père Jonas

affermit son pouce brun sur la page dont il lui res-

tait encore quatre lignes à lire et se désintéressa de

la conversation. La servante avait fui. Ulric revint

auprès de la table, tandis que Mahaut insistait pour

lui préparer un verre de grog. Il la suivit d’un re-

gard triste que, trop heureuse, elle ne remarqua

pas, comme elle attisait le feu de ses mains

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blanches et suspendait une bouilloire à la crémail-

lère.

— Vous êtes venu tout d’un trait de Bordeaux,

monsieur Ulric ? interrogea Jean-Louis.

— Tout d’un trait.

— Quand ? Ce matin ?

— Non… plus tard.

Il n’osa pas dire qu’arrivé à Chauvigny par le

train de trois heures il avait loué un traîneau qui le

conduisit, le soir même, à la Maladrerie, et que de

là, ayant remis sa valise aux mains de

M. Blanchard, avec l’ordre péremptoire de ne par-

ler de sa présence à personne, il était reparti aussi-

tôt à pied pour Valsombreux. Jean-Louis n’avait

que faire de ces détails.

— C’est égal, vous avez eu un crâne courage de

monter au château par ce temps, reprit le jeune

garçon avec volubilité. Hier, figurez-vous, le bou-

langer ne nous a pas apporté de pain. Il craignait

de se casser la jambe, l’imbécile ! C’est moi qui

suis descendu en chercher.

— Toujours intrépide, à ce que je vois. Et tes le-

çons ?

— Ça marche, maintenant.

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— Quoi ? sans ton répétiteur ?

— Dame ! il faut bien apprendre à se tirer

d’affaire seul. Mais vous, monsieur Ulric, vous êtes

un fameux lâcheur ; vous ne m’avez pas une fois

donné de vos nouvelles.

— Je pourrais t’adresser le même reproche.

— Non. C’est à ceux qui partent à écrire les

premiers, dit Jean-Louis.

— Toi, tu ne permettras jamais qu’on manque

aux égards qui te sont dus, riposta le jeune

homme, égayé malgré lui. N’est-ce pas, mademoi-

selle Mahaut, il ne ferait pas bon offenser votre

frère ?

— Soyez rassuré ; vous êtes rentré en grâce au-

près de Jean-Louis, répondit-elle avec son sourire

d’autrefois, son joli sourire gai, un peu railleur, que

le bonheur ramenait sur ses lèvres. Il s’ennuyait ;

vous venez à propos. Il a trop d’esprit pour vous

bouder ; n’ai-je pas raison, petit ?

Puis, changeant de ton, car ni l’un ni l’autre ne

pouvaient s’attarder longtemps à ce badinage, elle

reprit d’une voix tremblante :

— Et vous, qu’avez-vous fait ? Oh ! si vous sa-

viez comme… on est heureux ici de vous revoir.

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L’hiver est long à la montagne. Voilà tantôt un

mois que nous sommes sous la neige et que, pour

ma part, je n’ai pas vu un visage ami. J’ai l’impres-

sion que mon existence personnelle s’atrophie,

toujours à l’écart des autres. Encore mon frère a-t-

il la ressource du collège pour se distraire ; il ren-

contre des camarades, lui ! Mais moi ! Pensez donc

qu’il y a des jours où le courrier n’arrive pas !

— Ah ! oui ! mes camarades ! parlons-en ! pro-

testa Jean-Louis. Tous des cruches ! Tu en con-

viens, Mahaut, que ce n’est pas amusant, par ici ?

Il lança ces derniers mots d’un ton de triomphe

où perçait néanmoins son candide étonnement.

Comment, c’était elle qui se plaignait, à présent ?

elle, qui avait toujours de si bons arguments pour

défendre Valsombreux !

— La vie n’est amusante nulle part, je t’assure,

murmura Ulric.

Son front se creusa d’une ride et son visage prit

tout à coup une expression de souffrance aiguë,

comme si les paroles du frère et de la sœur eussent

fouillé en lui quelque point douloureux.

— Comment donc ? protesta Jean-Louis. Quand

on fait ce qu’on veut, qu’on a un cheval !…

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— Que ne puis-je prendre ta place !… Vivre ici

tranquille, loin du monde… dans ce cher village

que j’aime !…

Tout en jetant cette exclamation, il se leva, et,

incapable de dominer ses nerfs, s’approcha d’une

croisée, où il fixa les yeux, cherchant machinale-

ment à pénétrer l’opacité des lourds volets de bois,

appliqués à l’extérieur contre les carreaux. Un son

de cloche vibra, mélodieux dans la nuit, s’infiltra

tout à coup à travers les joints, emplissant la

chambre d’une résonnance voilée.

— Oh ! le couvre-feu ! dit-il. Quel plaisir de

l’entendre de nouveau !

— Laissez-moi ouvrir pour que vous l’entendiez

mieux.

Mahaut souleva la fenêtre, défit les crochets de

fer, repoussa les volets. Une bouffée d’air glacial

s’engouffra dans la cuisine, apportant la rumeur

distincte des cloches, qui, selon la coutume suran-

née de ces montagnes, sonnaient le couvre-feu à

l’église paroissiale. D’un même mouvement, les

deux jeunes gens se penchèrent dans la paix so-

lennelle de la nuit : au sein de la vallée de neige, le

village leur apparut ratatiné, rigide ; une seule lu-

mière, telle une fumeuse étoile rouge, luisait tout

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au haut d’une côte, sur la maison de Mlle de Belle-

lance ; ils la virent vaciller, puis s’éteindre.

Cependant, au premier avertissement du couvre-

feu, le grand-père Jonas, ayant fermé son livre sur

un signet en carton de bristol brodé, remit ses be-

sicles dans l’étui et l’étui dans sa poche, se leva,

atteignit sur la corniche de bois de la cheminée un

chandelier en cuivre, qu’il alluma au foyer ; puis,

dressant d’une main son flambeau, dont la lueur

rejaillit sur sa vieille figure brune et décharnée, il

chercha, de l’autre, la porte de sa chambre à cou-

cher.

— Bonsoir à tous, dit-il, bonne nuit !

— Grand-père va toujours se coucher avec le

couvre-feu, expliqua Jean-Louis. Autrefois, il paraît

que c’était encore bien plus drôle : il y avait le guet

qui faisait sa ronde, n’est-ce pas, grand-père ?

— Oui, répondit le vieillard ; de mon temps, il y

avait le veilleur de nuit, – et je l’ai bien connu, le

père Joseph ! – qui passait dans la nuit en criant :

« Guet, bon guet, il a frappé dix heures, dix heures,

il a frappé ! » Et les honnêtes gens éteignaient

leurs feux.

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Là-dessus, Jonas Dionée, que ses petits-enfants

eux-mêmes n’avaient jamais entendu en dire aussi

long, répéta sa salutation :

— Bonsoir à tous, bonne nuit !

— Croyez-vous qu’il est antique, grand-père,

pour avoir connu le veilleur de nuit ! dit Jean-

Louis, quand la porte se fut refermée.

Ni l’un ni l’autre ne répondirent. Le jeune

homme, ayant clos la fenêtre, revint auprès de

l’âtre, à côté de Mahaut, qui avait pris possession

du fauteuil de l’aïeul et appuyait sa tête au dossier.

Son bonheur, comme une fleur sensitive, se repliait

déjà. Une seconde remarque de Jean-Louis passa

aussi inaperçue. Ulric lui dit, après une minute de

silence :

— Jean-Louis, veux-tu me faire l’amitié de nous

laisser ? J’ai à causer avec ta sœur.

Saisi d’abord, l’enfant eut néanmoins la bonne

grâce d’obéir sans regimber. Il rassembla avec len-

teur son bagage d’écolier sous son bras et tendit la

main à leur hôte.

— Bonsoir, monsieur Ulric ; bonsoir, Mahaut…

À propos, tu n’oublieras pas d’annoncer à M. Ulric

la grande nouvelle de notre départ pour Java ?

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En disant ces mots, il enveloppa sa sœur d’un

regard inquiet, vaguement suppliant.

— Oui, oui, répondit-elle toute nerveuse. Va,

mon petit !

Et aussitôt qu’il fut sorti, elle tourna vers Ulric

son visage exultant.

— Vous, vous, enfin, je vous retrouve ! Oh ! si

vous aviez tardé quelque temps encore, je crois

que j’en serais morte !

Il ouvrit les bras ; elle s’abattit contre sa poi-

trine, toute frémissante.

— Car c’est pour me chercher que vous êtes re-

venu ! je l’ai bien compris tout de suite ! Et je vous

attendais, et je vous espérais ! avec quelle an-

goisse, avec quelle douleur ! vous ne le saurez ja-

mais !… Ce n’est pas vrai ce que raconte Jean-

Louis ; ne le croyez pas ! J’ai dû le lui promettre,

pour lui faire plaisir… Pourtant rien ne me lie. Je

suis libre, libre toujours de consacrer ma vie à

vous rien qu’à vous !

— Que ne puis-je en dire autant de la mienne !

La phrase brutale était partie, comme un aveu

qui s’échappe d’une conscience lourde, soulageant

d’un coup la faiblesse et les hésitations d’Ulric, et

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frappant Mahaut, ainsi que d’une lame mortelle, en

plein cœur. Elle recula en chancelant.

— Vous n’avez rien fait, rien dit ?… Alors, pour-

quoi revenez-vous ?

— Elles sont ruinées, dit-il d’une voix basse.

C’est cela que j’avais à vous apprendre.

— Ah ! fit-elle.

Elle ne s’étonna pas ; elle ne songea même pas à

demander comment. Il lui suffisait de comprendre

que ce malheur rejaillirait sur elle et que, quelles

que fussent les fautes qui l’avaient provoqué,

c’était de sa souffrance à elle qu’il faudrait les

payer.

— C’est à croire, dit Ulric d’un ton découragé,

qu’une fatalité nous poursuit. Depuis longtemps, je

m’apercevais qu’elles dépensaient trop, sans oser

toutefois intervenir, car je ne me suis jamais mêlé

de leurs affaires. Le même scrupule exagéré les

empêchait de s’adresser à moi. Pour accroître leur

revenu et combler certains déficits, elles ont fait

des placements imprudents, de femmes seules, mal

conseillées. Leur notaire est un coquin. Que faire,

maintenant ?… Jadis, mon aïeul a dû sa situation

au père de Mme Alder. Plus tard, en des temps diffi-

ciles, ce fut M. Alder nouvellement marié qui,

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d’accord avec sa jeune femme, mit à la disposition

de mon père sa fortune et son crédit. C’est une

chaîne de reconnaissance qui m’attache à eux,

d’autant plus rigoureuse que les services rendus

remontent plus haut, que ma dette est une dette de

famille, une dette d’honneur !… Et l’on pourrait

dire de moi, l’obligé de sa famille, que j’abandonne

Renée Alder parce qu’elle est à peu près ruinée !

— Mais ce ne serait pas vrai ! s’écria Mahaut.

Il murmura, les dents serrées, si bas qu’elle

l’entendit à peine :

— Pourtant on le dira.

— Êtes-vous donc sans force contre la calom-

nie ?

— Je n’y pourrais survivre !

Elle tressaillit, fixa sur lui ses yeux pleins de

douleur.

— Eh bien… il ne faut pas vous y exposer.

— Il fit un geste d’impatience.

— S’il n’y avait que les paroles ! Mais il y a la ré-

alité. La ruine est horrible.

— Sont-elles donc… tout à fait pauvres ?

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— Non, sans doute. Renée ne sera heureusement

pas obligée de gagner son pain. Il lui reste de quoi

vivre d’une façon très modeste, avec sa mère. Se

représente-t-on leur souffrance, aux prises avec les

tracas quotidiens de la vie mesquine ? C’est si dur

pour une jeune fille, habituée aux raffinements de

la fortune, de devoir tout à coup se restreindre, se

servir elle-même, renoncer aux toilettes, aux plai-

sirs de son âge !…

— Je sais, je sais…

— Et puis, les amis vous négligent : on passe

sans transition d’une vie brillante et entourée à un

isolement humiliant. La pauvre Renée n’a aucune

expérience du malheur.

— En effet… il y faut une certaine expérience.

— Si sa mère mourait, que deviendrait-elle,

seule au monde ?

— Je comprends ! vous n’avez pas besoin de

m’expliquer ces choses-là ; je les sens si bien !…

Chassée par une angoisse qui devenait intolé-

rable, Mahaut se leva, marchant d’un pas fiévreux.

Ulric lui saisit les mains au passage et, les unis-

sant, y colla sa bouche et ses yeux.

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— Si j’insiste sur ces choses d’une manière qui

vous semble cruelle, c’est qu’il faut que vous sa-

chiez tout, que vous soyez au courant de tout. Je

n’attendais pas d’autres paroles de votre bonté.

Mais vous, Mahaut, vous ? Croyez-vous que je ne

pense pas à vous ? Ce n’est pas une solution que je

vous apporte ; comment le pourrais-je ? comment

en aurais-je le droit ? comment, surtout, en aurais-

je le courage ? Non, ce ne sont que les tortures de

mon cœur déchiré que je vous expose…

Elle eut la sensation écrasante d’un poids lourd,

suspendu dans l’air, qui se serait abattu sur elle

seule, et, instinctivement, courba la tête. Son

épreuve ne prendrait donc jamais fin ? après tant

de semaines, tant de mois ?…

— J’ai fait les rêves les plus insensés, continua-t-

il. Je voulais donner à Renée la moitié de ma for-

tune, toute ma fortune. Vous et moi, nous serions

heureux sans argent ; nous saurions travailler.

Mais comment lui offrir de racheter ma liberté ?

— Absurde, murmura Mahaut, comme pour elle-

même. Absurde surtout d’avoir hésité, d’avoir at-

tendu, d’avoir menti… Ah ! pourquoi avons-nous

été lâches ?…

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— Oui, pourquoi avons-nous été lâches ? Moi,

du moins, car vous…

— Moi aussi… Nous n’avons rien à nous repro-

cher l’un à l’autre !…

Le front pressé entre ses mains, elle revit en une

seconde des paroles et des actes sous une lumière

toute différente…

— Avant tout, reprit-elle, après un silence et

d’une voix qui tremblait, je ne veux pas être entrée

dans votre vie pour y introduire le remords…

Épousez Renée…

Il la regarda, presque avec colère…

— Et vous ?

— Vous m’oublierez.

— Vous faites bon marché de mon amour !

— Le mien ne veut pas vous diminuer. Il aura le

courage de s’immoler. Plutôt vous perdre que de

vous entraîner à un acte où votre conscience hé-

site. Faites votre devoir tout entier. Puisqu’on ne

vous délie pas spontanément, il faut acquitter la

dette d’honneur de votre famille, Ulric. Il faut tenir

votre propre parole.

Il ne répondit pas, trop douloureusement surpris

par cette facilité au sacrifice. Se méprenant sur son

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silence, elle ne comprit pas qu’un mot d’elle lui au-

rait donné du courage, un mot qu’il était venu

chercher, qu’il attendait : soit ignorance, soit in-

surmontable lassitude, ce mot, elle ne le dit pas.

Ainsi, une fois de plus, en une heure décisive, ils se

méconnurent l’un l’autre ; le doute, que, follement,

ils avaient accueilli, se dressa entre eux, les sépa-

ra, tordant leurs cœurs dans ses perfides anneaux.

Peut-être ne s’aimaient-ils pas moins ; mais ils

avaient perdu toute confiance, détruit en eux, par

leurs luttes solitaires et stériles, jusqu’au désir du

bonheur ; ils s’étonnaient même d’avoir pu croire à

sa possibilité. Une grave tristesse – celle qui pres-

sent les événements irrévocables – les accabla.

— Épousez Renée, reprit la jeune fille.

— Et vous ?

Ses épaules esquissèrent ce geste rapide de dé-

sespoir qui signifie si bien : « Que m’importe ? »

— Moi, je ne sais… J’aurai Jean-Louis.

— Vous partirez avec lui et je ne vous reverrai

jamais plus !

— Je resterai à Valsombreux avec mes souve-

nirs… Peut-être vous reverrai-je quelquefois…

Mon Dieu, est-ce trop demander ?…

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C’était elle qui fléchissait maintenant, à bout de

forces, sanglotant, secouée d’un tremblement vio-

lent. Ulric, à genoux devant elle, lui baisa les

mains, balbutia :

— Non, chère, vous verrez qu’il y aura encore du

bonheur pour nous ; il n’est pas juste que nous

souffrions ainsi. Le sacrifice porte en soi sa récom-

pense…

Il se tut, sa voix se brisa sur la fin de la pauvre

phrase…

Et ces deux êtres jeunes, forts, vaillants, que

l’amour inclinait l’un vers l’autre, devant qui la vie

s’ouvrait, large et féconde, goûtèrent un instant de

volupté amère à se griser des larmes du sacrifice,

persuadés que ce qu’ils allaient faire était juste et

beau : Ulric marchait au mariage avec l’exaltation

d’une victime volontaire ; Mahaut, prenant en

main les palmes du martyre, se glorifiait de ses re-

noncements !

Enfin il se leva, la pressa dans ses bras, et ils

scellèrent leur pacte de mort d’un long baiser.

Dans l’âtre, le feu achevait de se consumer, et il fit

tout à coup plus froid. Mahaut frissonna sur le

cœur de son ami.

— Allez, dit-elle, partez, maintenant.

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Elle le reconduisit jusqu’au seuil. Des flocons de

neige glissaient dans l’air humide, le long de la val-

lée silencieuse.

— Prenez la lanterne, dit Mahaut, ce sera plus

prudent.

Il lui prit des mains la lanterne sourde, qu’elle

éleva à la hauteur de son visage, pour le voir une

dernière fois.

— Rentrez, dit-il, vous aurez froid.

Ce furent leurs paroles d’adieu.

Elle resta debout sur le seuil, le vit disparaître à

l’angle du château, avec la faible lumière qui pro-

tégeait sa marche ; alors elle eut l’impression d’un

abîme d’ombre qui se creusait devant elle, sans li-

mite et sans fond ; sur les hauteurs, rompant

l’obscurité du paysage d’hiver, la petite étoile

rouge de tout à l’heure recommença à briller.

« C’est Mlle de Bellelance qui a une insomnie,

songea Mahaut. Pourvu qu’il ne regarde pas sa fe-

nêtre ! »

Mais elle-même s’attarda longtemps encore à

contempler cet œil rouge de folie, seul vivant au

milieu de cette mort blanche.

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TROISIÈME PARTIE

I

JOURNAL DE MAHAUT (FRAGMENTS)

Août 18..

… Je ne saurais dire quel sentiment j’éprouve

pour l’enfant d’Ulric ?…

… Non, je ne puis l’aimer. Lui aussi, il me vole

quelque chose du cœur de son père, et ce quelque

chose est le meilleur ; car n’est-il pas le lien su-

prême, celui que chaque jour resserrera ? la consé-

cration, la seule joie légitime de cette union que

jusqu’alors j’avais plutôt prise en pitié ?…

Je suis jalouse…

Août 18..

Pense-t-il encore à moi, qui l’ai aimé au point de

perdre ma vie pour lui ? de renoncer à toute joie ?

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d’ensevelir ma jeunesse dans les regrets et dans les

larmes ? Sais-je s’il souffre, lui ? À l’heure où je

succombe sous le poids de ma peine, où, du plus

profond de ma solitude, mon souvenir s’élance

vers lui, implorant sa compassion, peut-être alors

est-il dans le monde, souriant à des femmes heu-

reuses comme la sienne !

Il faut que je chasse de moi ces pensées ; il faut

que je revoie ses yeux pleins de larmes, l’expres-

sion torturée de ses traits, ce dernier soir ; que je

sente l’étreinte passionnée de ses bras ; que je me

souvienne, que je comprenne tout, autrement, je

pourrais encore le haïr !…

Septembre 18..

Ceci est-il une observation d’ordre général ou

particulier : que l’on soit toujours prêt à sacrifier

l’être le mieux aimé à celui qu’on aime moins ?

Peut-être le sentiment du sacrifice étant ce que

l’on croit posséder de plus noble, tient-on à le faire

partager à qui l’on estime le plus ? Dur privilège !

Pauvre amour ! dont on parle tant, qu’on exalte

tant ! Le premier sur les lèvres, le premier immolé !

Je dirais presque : heureuses celles qu’on n’aime

point !

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Novembre 18..

Reçu ce matin une lettre de Jean-Louis…

Qui sait ? il y aurait peut-être dans ce qu’il me

propose un semblant de bonheur pour moi. La

belle vie large, saine, mouvementée ! Dans un dé-

cor nouveau, au milieu de figures nouvelles, saisie

par le tourbillon de nouveaux intérêts, peut-être

parviendrais-je à m’étourdir, à me reconquérir, à

oublier ? Ce serait si bon, si reposant ! me réveiller

un matin comme tout le monde, le cœur libre,

l’esprit léger ; jouir du brillant soleil, de la fraî-

cheur de l’air, aller avec courage au-devant du jour

qui naît, lui demander ma part de joie, ma part de

travail, redevenir enfin ce que j’étais jadis. Il

semble que l’amour m’ait tout pris : ma santé mo-

rale et physique, ma gaieté, ma force, ma volonté ;

il semble qu’il ait jeté un voile entre moi et ce qui

m’était cher ; je ne vois plus rien sous le même

angle ; je suis une créature différente des autres,

seule, sans attaches, qui erre à travers le monde,

en proie à une idée fixe. Pourquoi, puisque je con-

nais mon mal, n’ai-je aucune envie de guérir ? Je

marche à un lent suicide moral, je le sais, et je ne

fais rien pour me sauver. Un pouvoir malfaisant et

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terrible me retient dans des chaînes ; toute résis-

tance est vaine ; l’amour étend sur moi son éten-

dard de mort ! Je suis condamnée et perdue… Je

blasphème !…

Janvier 18..

Je me demande encore si je n’ai pas été dupe ?

En m’attachant à des chimères, en m’exaltant avec

de creuses paroles, en me sacrifiant sans raison ?

Quand je regarde autour de moi, que je compare,

l’ironie de la situation me saisit. J’ignore quel est

l’état d’âme d’Ulric ; je n’y veux pas penser ; mais,

extérieurement, il vit, lui ! Mille choses le prennent

par des liens solides, et sans doute importuns, qui

tissent néanmoins autour de lui un réseau

d’habitudes, de devoirs, de distractions, dont les

mailles se resserrent chaque jour. Ses affaires, par

exemple, sont un puissant dérivatif à sa tristesse ;

déjà, pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé

de la fortune de Mme Alder, quelle énergie n’a-t-il

pas déployée ! Il a fallu s’ingénier, chercher des so-

lutions, correspondre, voir des gens ; il s’est piqué

au jeu, et je crois qu’un certain succès a récom-

pensé ses efforts. D’un côté, l’excitation de la

lutte ; de l’autre, une petite satisfaction de vanité

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bien légitime ; cela suffit déjà à reléguer au second

plan la cuisante peine de cœur. Pendant les inter-

minables soirées que je passe toute seule à ressas-

ser mes monotones pensées, je ne puis pas, quand

même je le voudrais, me leurrer de l’illusion qu’il

est seul, lui aussi, et s’afflige. Sa position lui fait un

devoir de vivre dans le monde ; et puis, il faut bien

accompagner Renée. Pourrais-je m’offenser, si,

dans des milieux indifférents, il ne trahit pas notre

secret par la mélancolie de ses allures ? Oh ! non !

quand il est avec les autres, qu’il soit comme les

autres, qu’il cause, qu’il rie, qu’il jouisse, s’il le

peut ; qu’il ait de la verve, de la gaieté ; qu’il raille,

si le tour donné à la conversation l’exige, les

grands et naïfs sentiments ; c’est assez pour moi

que la douleur reste vive sous le mensonge de

l’apparence. N’ai-je pas toujours professé du mé-

pris pour ces gens qui ne savent pas se composer

une attitude, ou qui ont le cœur brisé avec ostenta-

tion ?…

D’autres images me poursuivent aussi, qui me

font encore plus de mal. Je le vois auprès de son

enfant, je le vois à côté de sa femme, ces deux

êtres que la loi de la nature et celle de la société lui

enjoignent d’aimer uniquement. Elle est bien forte,

cette attirance ! Vers eux tout l’entraîne et

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l’incline ; il pourrait aimer sans remords ; sa cons-

cience et son cœur seraient d’accord, il goûterait

une tranquillité permise que sanctifierait l’ap-

probation du monde. Et moi, moi qui m’enor-

gueillis de l’aimer plus que personne, voudrais-je

lui dénier cette paix ? faut-il souhaiter qu’il partage

mes angoisses ? ne devrais-je pas au contraire me

féliciter si ce mariage, auquel je l’ai poussé, lui ap-

porte la part de bonheur qu’il est en droit

d’attendre ? Qu’est-ce que cela fait qu’elle ne lui

vienne pas de moi ?

Mai 18..

Il m’a écrit et je n’ai pas eu la rigueur de laisser

sa lettre sans réponse. Ma force m’abandonne dès

que je le sens malheureux. Loin de moi, triste, dé-

couragé, sans amour, sans espoir, c’est en vain

qu’il me veut et m’appelle. Je ne puis plus, comme

autrefois, calmer son inquiétude, prendre ma part

du fardeau de sa vie. C’est nous qui, de nos

propres mains, avons creusé cet abîme infranchis-

sable !

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Mai 18..

Pendant longtemps je vécus dans des ténèbres,

méconnaissant la voix juste de ma conscience ; à

présent, mes yeux se sont dessillés ; je comprends

beaucoup de choses, mais trop tard. La vie, qui au-

rait pu être si belle, nous l’avons follement reniée.

Que n’avons-nous employé, pour être heureux, la

volonté que nous avons mise à nous anéantir ? ap-

porté, à vivre dans la sincérité, l’effort que nous a

coûté notre mensonge ? Nous aurions souffert,

soit ! mais au moins notre souffrance aurait été

loyale. Car tout a été déloyauté et mensonge dans

notre sacrifice ; nous n’avons pas été sublimes,

nous avons été lâches. Hélas ! aurais-je étouffé la

pressante voix secrète qui, dès le début, m’indiqua

la route à suivre, si Ulric n’eût été riche et moi

pauvre ? Âme sensible et noble, sans expérience

de la douleur, je l’ai vu s’engager dans une erreur

funeste, et, encore que c’eût été mon devoir et

mon droit, je n’ai rien osé pour le retenir. J’ai été

pusillanime pour lui devant l’action. Aucune

femme, je pense, n’aurait pu lui faire autant de mal

que celle qui eut l’ambition de se sacrifier à son

bonheur.

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Aussi, quelle lamentable destinée ! Sous une ap-

parence de prospérité : l’ennui, le découragement,

la solitude d’âme, le remords, le mensonge ; le

mensonge de tous les instants, odieux, cruel, iro-

nique, grotesque, tantôt cynique dans sa révolte,

tantôt sournois, partout et toujours dégradant. Au

moins, moi, dans ma solitude, ne suis-je pas as-

treinte à cette dissimulation de toutes les heures,

et, si je veux souffrir, je peux souffrir seule.

Juillet 18..

Quelle joie raffinée on éprouve à torturer son

cœur ! Voilà trois longues années qu’il prit congé

de moi, en cette nuit d’hiver ; trois ans que mes

pensées, mes désirs, mes larmes vont à lui ; trois

ans que je me consume dans une attente irréali-

sable, dans l’espoir ardent d’un miracle. Ulric m’a

écrit qu’ils allaient revenir passer quelques se-

maines à Valsombreux, et, quoique j’eusse donné

tout ce qui me reste à vivre pour le revoir un seul

jour, une heure, j’ai fui. Car je ne veux pas, je ne

peux pas les rencontrer. Il y a des abdications au-

dessus des forces humaines. Malgré mon horreur

de tous les déplacements, j’ai couru chercher un

refuge dans la banalité d’une ville d’eaux. En deux

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jours, j’avais décidé, préparé, mis à exécution mon

départ. J’ai eu la cruauté de le lui laisser ignorer. Il

est donc arrivé, comptant sur ma tendresse fidèle :

c’est en vain que, pendant trois semaines, il m’a

attendue ; avec quelle fièvre, avec quelle impa-

tience, dans quelle profonde détresse ! ses lettres,

que j’ai trouvées à mon retour, me le disaient

toutes. Quelles confidences avait-il à me faire que

je n’ai pas eu le courage d’écouter ? Je sais trop

que je n’aurais pu supporter sa douleur : j’ai bien

fait de partir…

Mais quelle concluante expérience ! Ma vie pen-

dant un mois a côtoyé celle des autres sans que le

mur de pierre qui m’isole soit tombé. Nulle sympa-

thie humaine ne m’a attirée ; étrangère, j’ai passé

parmi des indifférents. Je suis rentrée d’hier, et dé-

jà les figures de ces compagnons de hasard se

brouillent dans mon souvenir. Je ne les ai pas

vues.

Août 18..

C’est fini, à présent ; je n’aurai plus besoin de

quitter Valsombreux. Sur ma prière, sur mon

ordre, Ulric s’est engagé à n’y plus revenir. Hélas !

qu’ai-je exigé ? Dans de telles conditions, ses inté-

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rêts, étant aussi ceux de Renée, l’obligeront à dis-

poser de la Maladrerie. Déjà la scierie est vendue,

une partie des terres sont affermées ; il ne reste

plus que la maison d’habitation et quelques dé-

pendances que gèrent les Blanchard. Quelque désir

qu’il en ait, il ne pourra pas conserver cette mai-

son, qui, pour lui et moi seuls, évoque un bonheur

si parfait. Sa femme, d’ailleurs, déteste Valsom-

breux. Je puis être tranquille, je ne le reverrai plus.

Août 18..

La vie coule devant moi comme un beau fleuve,

emportant les hommes dans ses eaux tumul-

tueuses…

De la rive, où je le regarde passer avec de

mornes yeux d’envie, je vois sombrer des barques

et j’entends des cris de victoire : un ardent désir

m’étreint de me mêler, moi aussi, à son cours…

Je ne suis que spectatrice sur la rive…

Août 18..

… Il me semble que je suis couchée dans un

tombeau. Le ciel est bleu, on marche et on s’agite

au-dessus de ma tôle. Mais la dalle qui me re-

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couvre à moitié avance insensiblement. Je vois

avec horreur qu’elle va m’enterrer vivante ! Du

fond de mon sépulcre, où je gis impuissante, c’est

en vain que j’appelle ! qui pourrait m’entendre, qui

sait que je suis là ? L’espace libre diminue chaque

jour. Bientôt la dalle de pierre se refermera tout à

fait !… et je ne verrai plus la lumière.

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II

Novembre 18..

Après trois ans d’interruption, je reprends mon

journal : mon journal, cette suprême ressource des

délaissées, des vieilles filles. Dans quel but ai-je

commencé à l’écrire, dans quel but le continué-je ?

Aucun. À qui pourront servir les divagations de ma

pensée malade ? Ce que je fais, c’est pour moi-

même. Parfois, si l’on ne savait où s’épancher, le

cœur éclaterait, et je n’ai eu personne…

Pour mesurer la distance entre ce que j’ai été et

ce que je suis devenue, il faut que je feuillette les

premières pages de ces cahiers. Quelles impres-

sions aiguës et déchirantes, celles que relate une

encre déjà pâlie ! Il fut un temps où j’avais peur,

peur à me voiler les yeux, de me replonger dans

ces abîmes d’effrayant désespoir : voici telle page

qu’en relisant j’ai baignée de mes larmes ; telles

autres que je n’ai jamais eu le courage de rouvrir ;

certaines, parmi celles qui précèdent, que j’ai

honte et remords d’avoir pu écrire. Ce fut à mes

heures les plus découragées ; maintenant, je suis

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plus sereine ; c’est que la mort a passé, entraînant

avec elle les jalousies, les malentendus, les mes-

quineries, les rancunes, tout ce que la vie peut

mettre de bas dans un amour comme le nôtre. Il

n’en reste que la beauté douloureuse. Mon cœur

est un temple purifié. Mais le culte n’en est pas

joyeux.

Aujourd’hui, Renée Forvel s’est remariée.

J’ignore dans quelles conditions ; on m’a dit le

nom du futur, que j’ai oublié. Tout ce que je sais,

c’est qu’il n’y a que trois ans ; aussi, dans l’après-

midi, suis-je allée au cimetière. J’étais presque

contente ; elle ne portera plus son nom : il m’a

semblé qu’elle me le rendait. Il est vrai que, depuis

trois ans, il m’appartient de plus en plus. Les pre-

miers mois, je le confesse, j’ai frémi ; si dans la

mort même, elle allait vouloir le garder ? me dispu-

ter sa tombe, que, par un acte de sa volonté der-

nière, il m’a léguée ? Elle en aurait eu le droit,

ayant la loi pour elle. Or, le jour des funérailles, en

voyant son émoi, ses pleurs, j’ai cru à la profon-

deur de son chagrin ; à présent, me voilà rassurée !

– Délivrée d’un deuil qui pesait trop à ses fragiles

épaules, elle va pouvoir reprendre ses robes cha-

toyantes ; les convenances lui faisaient un devoir

d’être triste, les convenances lui imposent désor-

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mais d’être heureuse auprès de son second mari.

Étranges âmes que celles dont une formule légale

peut changer d’un instant à l’autre les sentiments !

Ainsi, nulle désertion ! nulle trahison envers le

mort dont la mémoire s’efface du cœur, nul aban-

don de l’enfant qui souffrira un jour de voir un

étranger à la place de son père ! L’enfant d’Ulric !

ce petit être, doux et blond comme lui, que je n’ai

vu qu’une fois et que je n’ai pas même osé embras-

ser sur le front, de crainte de me trahir en le ser-

rant trop fort ! Je ne le reverrai sans doute jamais

plus. La Maladrerie est à vendre. Dans sa terreur

de tout ce qui peut entretenir une impression pé-

nible, Renée, conseillée par sa mère, a pris des ar-

rangements pour rompre définitivement avec un

pays où rien ne la rappellerait plus que des souve-

nirs de deuil. Et moi, – tremblante d’effroi qu’elle

ne se ravisât, – je me suis jetée avec une recon-

naissance humble et sournoise sur ce qu’elle a bien

voulu me laisser. C’est grâce à son détachement

que j’ai pu venir sur la fosse fraîche comblée, où je

fus seule à voir se faner les couronnes et les

gerbes, puis au pied de la stèle de marbre pâle que

mes mains, mes seules mains, ont parée de roses

vivaces. Par les soins du bon M. Blanchard, un pe-

tit banc de bois s’est trouvé là, sans que j’y prisse

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garde, et il s’écoule bien rarement un jour où je ne

passe quelques instants auprès d’Ulric.

Au commencement, je crois que j’ai dû fort

étonner, scandaliser peut-être les villageois ; mais,

en ce temps-là, j’étais tout à fait insensible aux

heurts extérieurs, et, aujourd’hui, on semble s’être

accoutumé à mes visites quotidiennes au cime-

tière. D’ailleurs, je suis discrète ; je ne sors qu’aux

heures où je suis sûre de ne rencontrer personne,

pendant que le village travaille aux champs, ou

tard, à la nuit tombée. Et puis on est devenu bien-

veillant pour moi. Il y a un incontestable avantage

à toucher le fond de la souffrance humaine : quand

rien ne peut plus vous blesser, on vous épargne ;

quand aucune sympathie ne vous est plus utile, on

ne vous la refuse plus. Quelquefois même, des en-

fants de l’école, en croisant mon chemin, m’ont

tendu les fleurs qu’ils venaient de cueillir et m’ont

dit :

— Tenez, mam’selle !

Ils savaient bien où j’allais les porter !

Aujourd’hui, j’ai voulu que sa tombe fût particu-

lièrement belle. Pendant une heure, à genoux sur

le sol, j’ai sarclé, j’ai émondé, j’ai nettoyé ; en me

relevant, pour aller m’asseoir sur mon siège favori,

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j’étais fière de mon œuvre. Les fleurs sont rares

pourtant, en cette saison ; notre dur climat n’est

guère favorable qu’aux chrysanthèmes ; aussi en

ai-je demandé à Mlle de Bellelance une quantité ;

de plaisir, elle a battu des mains en voyant leurs

somptueuses corolles s’épanouir au pied de la co-

lonne de marbre.

J’aperçois, de ma place, un pan de mur de la

Maladrerie, défiguré par un disgracieux écriteau :

« Propriété à vendre. » Quelle note discordante au

milieu des beaux feuillages bruns ! Il paraît qu’un

acquéreur s’est présenté et que les démarches ont

des chances d’aboutir. Hélas ! il ne sert à rien de

souhaiter : celui-là ou un autre, que m’importe !

Pourvu que le nouveau propriétaire, quel qu’il soit,

garde à son service les Blanchard ! D’abord ces

braves gens se trouveraient très malheureux de

quitter le manoir dont ils ont fini, naïvement, par

se considérer comme les maîtres ; ensuite il me

manquerait d’aller causer quelquefois avec eux.

J’aime leur société ; ils sont bons ; ils ont connu

Ulric ; ils lui restent fidèles ; une de mes tristes

joies est qu’ils me parlent de lui. Autrefois je ne

savais guère que leur dire ; à présent, leur bonté

me suffit… J’ai bien changé…

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… À ce point que je me demande comment,

après mes orages de douleur, j’ai pu en arriver à

cette espèce de quiétude, qui n’est pas de la rési-

gnation, car je n’ai jamais accepté mon sort ; qui

n’est pas de l’apaisement, car je n’ai que l’ap-

parence morne de la sérénité ; mais qui m’a fait

plutôt courber la tête, comme l’esclave trop faible,

jugeant d’avance l’inutilité des révoltes.

Voilà même que ce soir, en rentrant de ma con-

solante visite au cimetière, à la fin d’un jour où je

me sentis presque heureuse, il me semble que mes

souvenirs se sont un peu ternis, que ma souffrance

se décolore, que ma mémoire conserve moins

nettes certaines images ; retrempons-la aux pro-

fondes sources amères !

Novembre 18..

Je n’aurais pas dû réveiller ces souvenirs !…

Sous la cendre si légère qui les recouvrait, ils pa-

raissaient dormir ; leur acuité, du moins, s’était

changée en mal sourd ; nuit et jour, j’en sentais

l’emprise continue ; mais l’habitude m’avait ensei-

gné à la supporter. Or, maintenant, par la faute de

mon acte imprudent, des flammes renaissent, des

plaies nues brûlent à vif, d’anciennes tortures se

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répètent, des sensations engourdies se raniment,

plus aiguës que jamais. Des visions d’angoisse, de

maladie, de mort, se reforment et alternent sans

cesse, tel un mirage de folie, dans ma tête ; le

temps écoulé n’a pu qu’aggraver l’horreur de mes

impressions passées, car, alors, je les vivais, si

poignantes fussent-elles, tandis qu’aujourd’hui je

suis comme le fantôme de mon moi d’autrefois qui

revient errer en détresse aux lieux du drame dont

je fus le protagoniste. Des ruines dont la terre est

jonchée monte une lamentation déchirante ; les

pierres crient ; le sol se soulève, recreusant les sil-

lons de douleur ; les ronces sont rouges des bles-

sures qu’elles ont faites ! Il faudrait pouvoir fuir ces

cauchemars que ma mémoire ressuscite ; mais il

est trop tard ! pourquoi donc les ai-je évoqués ?

C’est en vain que j’essaie de me raccrocher à ces

occupations monotones dont je tâche de combler

le vide de mon existence ; le sépulcre est ouvert,

les spectres du passé affluent ; leur horde désor-

donnée m’entraîne. Peut-être ferais-je bien, en me

livrant sans résister, d’en épuiser l’amertume

jusqu’au bout ?…

J’ai revécu des heures atroces…

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… Comme celles où pendant la maladie d’Ulric,

je suis restée sans nouvelles, et où, dans l’espoir,

en brisant mon corps, de lasser mon angoisse, je

marchais sans but et sans trêve dans la mon-

tagne…

Comme le jour où j’appris sa mort, incidemment,

par une conversation entre la petite épicière et une

femme de service, demeurée en relations avec la

cuisinière des Forvel. Je venais payer une note et

j’ai eu la force d’attendre ma monnaie, de rentrer

au château, d’un pas égal, sous les yeux curieux

qui m’épiaient. Il faut croire, après que le cœur a

cessé de battre, que le corps obéit encore à une

impulsion reçue antérieurement…

Ensuite je ne me rappelle vraiment plus : il dut

m’être impossible de penser ; une léthargie miséri-

cordieuse dut s’emparer de moi, prendre mon cer-

veau, mon cœur, mes sens, mes nerfs…

Quand on me dit que, selon le désir exprimé par

Ulric, son corps devait être ramené à Valsom-

breux, j’éprouvai une sorte de satisfaction maté-

rielle ; ne fût-ce que son cercueil, je reverrais

quelque chose de lui, je le toucherais de mes

mains ; à ce moment-là, les sensations physiques

seules comptaient. D’ailleurs, je compris son inten-

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tion : ne pouvant être à moi qu’à demi dans la vie,

il se donnait tout entier dans la mort. Je fus enfin

récompensée de ma longue patience.

Car c’est moi qu’il a aimée, moi seule ! Dans

chacune de ses lettres, il se montrait plus tendre,

plus découragé ; ce ne fut bientôt plus qu’un

unique cri d’amour, un appel suppliant vers moi. Il

n’a jamais été heureux : mon sacrifice est retombé

en malédiction sur sa tête.

Autrefois, quand je perdis mon père, je crus

avoir connu dans toute son intensité le déchire-

ment que peut causer la mort d’un être aimé.

Seule, dans cette misérable gare étrangère, je me

grisais de larmes désespérées, le cœur brisé à la

pensée de l’isolement où était mort mon père, na-

vrée de mon propre abandon. Que cette douleur

était franche et pure à côté de celle que l’avenir me

destinait ! Je pouvais pleurer librement ; nul ne me

contestait ma place au chevet du cercueil ; une

sympathie respectueuse m’entourait ; on a tou-

jours pitié des orphelins, et le deuil paraît noble et

touchant dès qu’il s’enveloppe de voiles de crêpe.

La veille des funérailles d’Ulric, j’eus le droit

d’entrer avec tout le monde à la Maladrerie, où

l’on avait exposé la bière. Depuis leur séjour à Val-

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sombreux, je n’avais pas revu Renée. Il fallut aller

au salon, lui parler. Je ne l’oublierai jamais, telle

que je l’aperçus alors, assise toute droite dans un

fauteuil, sa sévère robe de veuve la drapant de

longs plis, son enfant sur les genoux, un bras passé

autour de lui, dans l’autre main son mouchoir à

large bordure qu’elle pressait d’un mouvement

énervé, tandis que de grosses larmes intermit-

tentes roulaient sur l’ovale juvénile de ses joues.

Le malheur la parait d’une majesté inaccoutumée ;

en même temps elle avait l’air si fragile et si déso-

lée que j’éprouvai pour elle une vraie compassion

de sœur. Elle et l’enfant, c’était tout ce qui me res-

tait d’Ulric. Que ne pouvais-je courir à eux,

étreindre leur groupe frêle entre mes bras, leur

murmurer de tendres paroles, les consoler très

doucement, comme des êtres faibles qu’on pro-

tège ! Mais je me souvins à temps combien pareille

démonstration de ma part pourrait sembler dépla-

cée !

Autour de Renée, quelques personnes de Val-

sombreux : M. Chevalin, Mme Blanchard, deux

membres de sa famille qui l’assistaient dans ce

triste pèlerinage, causaient à voix basse, modé-

raient leurs gestes, avec cette peur d’éveiller une

résonnance que l’on a, instinctive, dans les mai-

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sons des morts. Sa mère, pâle et défaite, debout

derrière son fauteuil, lui prenait quelquefois la tête

à deux mains et la baisait au front avec passion,

mouillant de pleurs ses boucles noires. Comme les

autres, je m’approchai d’elle, balbutiai une phrase

de condoléance, serrai la main qu’elle me tendit

par-dessus les cheveux blonds de son fils, puis allai

m’asseoir dans le cercle. Le contact de l’alliance de

mariage m’avait fait frissonner. Mme Alder, avec

une certaine lassitude, répétait des choses déjà

dites, mais qui, pour moi, étaient nouvelles, car de

qui les aurais-je apprises ? et je prêtais l’oreille

avidement. Ulric, racontait-elle, était mort d’une

péritonite ; sa maladie avait duré cinq jours ; dès le

début, le médecin avait reconnu la gravité du cas,

et, détail navrant, le pauvre enfant s’était senti

mourir ; dans ses yeux, constamment rivés sur

ceux qui l’entouraient, se lisait une angoisse indi-

cible.

— Et d’autres choses encore que nous ne com-

prenions pas, maman, interrompit Renée. – Quelle

étrangeté prenait, dans son expression dolente,

cette voix que je n’avais jamais entendue que

rieuse ! – Il y avait une ardente supplication dans

le regard de mon mari : que voulait-il, quel vœu

suprême lui restait-il à formuler ? Je ne le saurai

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jamais. Par moments, il semblait qu’il allait parler ;

mais la parole expirait sur ses lèvres, et la même

expression tourmentée renaissait, plus intense,

dans ses yeux.

— C’était le regret de sa jeune vie si belle, ma

fille, reprit la mère, le regret des êtres adorés qu’il

laissait derrière lui.

Renée secoua la tête.

— Pas cela seulement. Je sens bien qu’il y avait

autre chose. Et ce n’est pas ma moindre peine, de

penser que mon mari est mort en emportant une

préoccupation cachée que je n’ai pas su deviner.

De nouveau, j’eus pitié d’elle, car ce qu’elle

ignorait m’était connu, et un éclair de joie irrai-

sonnée me traversa : déjà la mort commençait à

me donner sur la vie ma revanche ! C’était moi qui

avais été sa dernière pensée ; c’était moi que son

cœur appelait, moi que son regard cherchait, moi

dont il eût voulu recevoir le baiser d’adieu ; c’était

le sentiment que nous ne nous reverrions jamais

plus et l’effroi de ma douleur, bien plus que la mort

approchante, qui mettait ce reflet de désespoir

dans ses yeux. Je le sens, je le sais, je le jure ; mais

comment l’aurais-je dit, ou pourquoi ?

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Soudain Renée, éclatant en sanglots, se jeta au

cou de sa mère. Celle-ci la pressa contre son sein,

dans une effusion de tendresse silencieuse. De ma

chaise où je me tenais raide, je les regardais, les

yeux fixes, et je crois que j’ai dû paraître insen-

sible, car les autres femmes pleuraient toutes. Mais

moi, si j’avais succombé, je n’aurais pas eu

d’épaule où m’appuyer ; je n’avais pas le droit de le

pleurer.

Il me restait cependant une demande à faire ; je

la fis, debout à côté de la veuve, la gorge sèche et

les jambes fléchissantes.

— Ne puis-je pas entrer dans la chambre mor-

tuaire ?

— Je ne peux pas vous y conduire, sanglota Re-

née. C’est trop affreux, j’ai peur, cela me fait un

mal horrible. Il n’est pas nécessaire que ce soit

moi, dis, maman ? Et toi, ne me quitte pas !

Mme Blanchard ira avec vous.

Dans l’ancienne chambre à coucher d’Ulric, un

drap noir, jonché de fleurs, revêtait le cercueil, dé-

posé sur le lit ancien. Les fenêtres étaient ouvertes,

mais les contrevents mi-clos ; de forts et péné-

trants parfums flottaient dans l’air assombri.

Mme Blanchard déplaça une couronne pour mettre

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sur le haut de la bière les fleurs que j’avais appor-

tées.

— Personne ne le remarquera, dit-elle.

Sans répondre, je m’approchai, soulevai un coin

du drap, et, m’agenouillant, j’appuyai ma tête sur

le bois rigide. Je me sentais apaisée, presque con-

tente : tout ce que j’aurais aimé, c’eût été de rester

là longtemps, de m’abandonner à cette torpeur, de

respirer jusqu’à l’inconscience le doux poison des

parfums, de sentir le froid contact remonter de

mes doigts inertes à mon cœur.

Même ce bonheur-là, pour moi, était un bonheur

volé. Mme Blanchard, toute en pleurs, la bonne

âme, m’appelait d’une voix tendre et effrayée :

— Mademoiselle Mahaut, mademoiselle Mahaut,

on pourrait venir. Et puis, c’est mauvais pour vous,

ce que vous faites là. Écoutez-moi, ma chère en-

fant… Entendez-vous, on vient !…

Peureusement, je me levai, reprenant mon

masque de convention. J’y étais déjà si bien ac-

coutumée que ces brusques passages de moi-

même à mon être de mensonge ne me coûtaient

aucun effort. Les pas se perdirent dans le couloir.

Mais ma sécurité était détruite ; j’avais pourtant

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l’âpre désir de bénéficier de ma dernière chance

jusqu’au bout.

— Madame Blanchard, personne que vous ne

doit rester ici, la nuit ? Je reviendrai ; vous me fe-

rez entrer sans qu’on me voie, sans qu’on le sache.

Je veux veiller.

Elle fit un geste d’effarement.

— Oh ! mademoiselle Mahaut, c’est impossible !

— Si, c’est possible. Cela ne dépend que de

vous. Vous ne pouvez pas repousser ma prière.

— Ma pauvre chère enfant ! demandez-moi

n’importe quoi, je le ferai. Mais pas cela. Je ne

peux pas. Songez donc, mademoiselle Mahaut, si

l’on vous surprenait ?…

— On ne me surprendra pas. Vous garderez la

porte. Cette nuit est à moi : personne ne me la dis-

putera. Vous l’aimiez, lui ; que ce soit pour son

souvenir à lui, si ce n’est pour l’amour de moi !

Dites-vous bien que demain il sera trop tard, que

vous ne pourrez jamais plus vous raviser, quelque

pitié, quelque remords que vous ayez !

Elle résistait, me conjurait de chasser cette idée

folle et d’être sûre de son inaltérable dévouement ;

je me fis humble, suppliante, impérieuse, mena-

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çante ; l’effrayant par la véhémence de mon dé-

sespoir, la ployant sous ma volonté plus forte. Il

m’était impossible d’admettre que ce que je vou-

lais avec toute l’énergie de mon âme ne se ferait

point.

Et je fis ce que j’avais résolu de faire : le soir

tombé, je revins ; j’eus enfin mon heure à moi, rien

qu’à moi !

Décembre 18..

Mes prévisions se sont réalisées. Une lettre de

mon frère, reçue ce matin, m’apprend qu’il s’est

fiancé avec Flora Reynier. Elle a dix-sept ans, lui,

vingt-deux. Quoiqu’ils soient bien jeunes l’un et

l’autre, je ne suppose pas que le mariage tarde

beaucoup. Dans ces heureux pays, le capital est

activité, robustesse, intelligence chez l’homme ; la

dot, santé, gaieté, confiance chez la femme.

Quand, à côté de ces dons précieux, on a de la for-

tune comme les Reynier, une situation dans la

maison comme celle de Jean-Louis, un mariage ne

pourrait s’accomplir sous de meilleurs auspices. Et

puis ils ont tant de jeunesse et de fraîcheur com-

municatives tous les deux ! Je ne puis me lasser de

contempler la photographie qui accompagne la

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lettre, où ils sont pris ensemble, debout, sous de

hauts arbres : ma future belle-sœur, gracieusement

vêtue de blanc, une ombrelle à la main, sourit avec

une joie naïve. On la devine heureuse d’être fian-

cée, heureuse du beau temps, des épais feuillages,

de la lumière, de ses doux dix-sept ans. Mon frère,

mince et vigoureux, avec ses clairs yeux francs que

l’on sent fermement posés sur les choses, ses che-

veux touffus dessinant une pointe nette sur son

front, la virilité de ses traits fins, répond bien à

l’image que je conserve de son adolescence.

Toutes les lignes caractéristiques de sa personne

se sont développées, effaçant celles qui étaient in-

certaines pour parachever le type complet. Je le

compare au portrait que je possède de notre père :

sans doute, la ressemblance sur quelques points

reste encore très grande ; mais cet homme

d’affaires était, dans son genre, un artiste : il avait

de l’imprévoyance, de l’irrésolution, de la fantaisie.

Son fils ne connaît pas les défaillances : il ira plus

loin. Plus que jamais, Jean-Louis sait ce qu’il veut,

va où il veut, tend sa volonté vers un but et

l’atteint. Ainsi je suis persuadée que son esprit pra-

tique lui avait fait dès longtemps entrevoir la pos-

sibilité d’un mariage avec la fille enfant de son tu-

teur. Loin de moi la pensée de soupçonner mon

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frère de calculs mesquins ! Eût-il déplu à Flora, elle

ou lui eussent-ils aimé ailleurs, qu’il se serait hon-

nêtement désisté. Mais, en principe, pourquoi

pas ? Toutes les ambitions sont légitimes : nou-

veau Jacob, pendant sept ans, il travailla fidèle-

ment pour conquérir Rachel. Et il l’a obtenue.

Dans sa lettre perce la joie exultante du

triomphe. Il s’y montre aussi plus expansif que de

coutume, me donnant des détails, me parlant de

Flora, dont il ne peut assez me vanter la beauté, la

grâce, le dévouement, et m’entretenant de leurs

projets d’installation. Jusqu’à présent, ses lettres

ne m’avaient point gâtée. Il n’a jamais su le prix,

qu’auraient eu, pour une isolée comme moi, les

longs épanchements amicaux, les confidences in-

times, les regrets affectueux, ni quel baume peu-

vent mettre sur un cœur ulcéré certaines paroles,

fussent-elles de simple pitié. Leur caresse serait

bonne, et il y a tels jours où l’on serait reconnais-

sante même du mensonge qui les inspire. À vrai

dire, mon frère ne fut jamais sentimental. Pourtant,

quand nous vivions ensemble, il appréciait mes

soins à sa manière ; il avait des exigences ja-

louses ; mais j’ai toujours souffert de sentir com-

bien, au fond, je lui étais peu nécessaire. Alors que

je n’ai jamais eu un plan d’avenir d’où il fût exclu,

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lui voyait le sien en dehors de moi. Comme il s’est

facilement résigné à me laisser en arrière ! Il

n’ignorait pas mon chagrin, cependant ; je n’avais

pas pu le dissimuler à sa jeune clairvoyance ; mais,

parce que je perdais stupidement ma vie, était-ce

une raison pour qu’il compromît la sienne ? Dans

mon malheureux amour, il n’a vu qu’une humi-

liante faiblesse, bien faite pour offusquer son bon

sens rigoriste. Je comprends mieux, à présent,

combien j’ai dû le décevoir, le blesser. Ce senti-

ment très net de ce qu’il se doit à lui-même, Jean-

Louis s’attend à le rencontrer à un degré égal chez

les autres, surtout chez ceux qui lui tiennent de

près. Je me suis sentie deux fois méprisée :

d’abord, parce que je me suis sacrifiée ; ensuite,

parce que je m’afflige sur mon sacrifice. À quoi ce-

la sert-il ? Ou une chose vous est indispensable, et

on l’obtient ; ou, si l’on admet qu’elle est inacces-

sible, on s’en passe. Telle est sa logique. Il a rai-

son. C’est étonnant combien, quand on y réfléchit,

tous les points de vue sont également raison-

nables. Ulric, en somme, a eu raison de tirer de la

vie le meilleur parti possible ; mon père a bien fait

de faire ce qu’il a voulu ; mon grand-père ne

s’écarterait pas de son chemin pour un roi. Dans

mon entourage, je ne vois guère que Mlle de Belle-

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lance qui n’ait été, comme moi, ni raisonnable ni

sage.

Avril 18..

Dans le pensionnat de Chauvigny où, deux fois

la semaine, je donne des leçons de dessin, il y a

une jeune fille qui m’intéresse. En général, en de-

hors des rapports que m’impose mon travail avec

les élèves, j’ai peu de communications avec elles.

Elles sont gaies, ignorantes, insoucieuses,

quelques-unes méchantes, et, si je n’avais été ta-

lonnée par le besoin de gagner de l’argent, jamais

je n’aurais fait violence à ma sauvagerie. À pré-

sent, la vue d’un visage nouveau me met en fuite.

Mais mon petit capital fond avec une rapidité ef-

frayante : les premiers temps surtout, j’ai puisé au

trésor sans scrupule ; quoique menant une vie très

simple, je n’économisais pas sur un ruban, des

livres, des couleurs. Il me fallait de jolies robes, et

je ne m’inquiétais pas de voir mes ressources di-

minuer, certaine qu’un jour ou l’autre je saurais y

suppléer par mon travail. Qu’aurais-je fait ? Je ne

le savais pas exactement ; je me sentais assez de

force et de volonté pour soulever un monde. Au-

jourd’hui, je tremble comme une vieille femme de-

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vant l’incertitude de l’avenir. C’est que je suis bri-

sée, anéantie. Mon dessin, j’y ai renoncé. Il aurait

fallu travailler, fréquenter les grands ateliers, rester

dans le courant qui vous porte ; or je me sens à

l’écart de tout, incapable d’un effort pour quitter

Valsombreux. À quoi serais-je bonne dans la vie,

vieillie, découragée, sans désirs et sans but ? Les

appointements de mon grand-père suffisent à nous

faire vivre en pauvres gens ; après, quand il ne sera

plus là, que deviendrai-je ? J’ai peur, j’ai une peur

abjecte de la misère ; aussi veillé-je avec une pru-

dence d’avare sur les quelques sous qui me res-

tent. Je retourne mes robes, je vais de Valsom-

breux à Chauvigny à pied pour épargner le prix de

la diligence ; il y a un temps infini que je ne reçois

plus une revue ni un journal ; je me prive de gâter

les enfants du village, et cependant, si économe

que je sois, mon maigre capital, que rien n’ali-

mente, va tarir. Aussi ai-je dû considérer comme

une aubaine l’offre qu’on me fit d’enseigner les

éléments du dessin dans le premier pensionnat de

Chauvigny.

La jeune fille que j’ai distinguée, Elsie, est an-

glaise. À première vue, avec sa figure pâle et ses

yeux clairs, elle n’a rien qui attire l’attention ; mais

on s’aperçoit bien vite qu’elle est fine, d’une élé-

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gance de bon aloi ; sa voix musicale surtout cap-

tive. Quoique simple sous-maîtresse dans la pen-

sion, on la sent d’un rang social supérieur ; tout

dans sa manière d’être l’indique : je ne l’ai jamais

entendue se vanter. Nous causons quelquefois

pendant les dix minutes de récréation qui coupent

les deux heures de dessin, et je suppose que nous

aurions fini par nous lier si je n’étais devenue trop

différente de tout le monde pour inspirer ou

éprouver une amitié. Bientôt Elsie m’a confié son

histoire. Elle appartient, en effet, à une excellente

famille, peu fortunée, et elle est la troisième de

sept enfants. Son rêve, c’est de se faire un jour une

situation indépendante dans le journalisme. Pour

cela, elle juge nécessaire de savoir à fond le fran-

çais, et, ne pouvant payer un séjour coûteux, elle

est venue l’apprendre sans bourse délier.

Elle me conta tout cela de son air résolu, sa pe-

tite tête blonde fièrement redressée.

— Et ce n’est qu’un commencement, me dit-

elle ; pour l’avenir, j’ai de grands projets. J’ai

l’ambition de fonder un journal de femmes. Il y

faudra de bons éléments, de l’argent, des relations

utiles. Cela se fera ; mais patience ; je suis encore

trop jeune ; en attendant, je ne perds aucune occa-

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sion de m’instruire ; ma seconde sœur, qui partage

mes idées, est en ce moment en Allemagne, dans

les mêmes conditions que moi.

Je ne pus réprimer un sourire de doute.

— Êtes-vous certaine de la réussite ? Je ne vou-

drais pas vous décourager ; mais la vie est hérissée

de difficultés pour une femme qui travaille. Elle

rencontre sur son chemin tant d’obstacles !

— Les obstacles ? on les vainc. Où serait la sa-

veur de vivre si l’on n’avait pas à lutter ? En fait de

bonheur, je n’estime que celui qui a coûté quelque

prix. Nous réussirons, vous verrez !

— Je vous le souhaite.

— Et mieux que cela, nous gagnerons beaucoup

d’argent. L’argent est une force nécessaire : il faut

en avoir pour en donner.

— Vous marierez-vous ?

— Pourquoi pas ?

Elle ajouta, en riant :

— Quand j’aurai une position suffisante à offrir à

mon mari.

Sa confiance lui donnait le droit d’obtenir, à son

tour, quelques confidences. Je fus peu explicite.

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Qu’aurait-elle compris à une histoire comme la

mienne ? Je me bornai à lui dire que ma vie senti-

mentale étant, dans le passé, je ne pouvais me re-

prendre à aucune autre.

Elle réfléchit un instant, puis répondit :

— Peut-être avez-vous raison. Je n’ai pas assez

l’expérience de ces choses-là pour me prononcer.

Mais vous avez tort de considérer votre vie comme

finie. Il y a d’autres choses que l’amour, qui valent

la peine qu’on s’y intéresse. Je ne saurais, dans

votre cas, vous dire lesquelles ; c’est à vous de les

chercher et de les découvrir. De toute manière,

votre apathie vous est funeste. Allez rejoindre

votre frère ; ou bien laissez-moi vous procurer une

situation en Angleterre. Suivez mon exemple ;

vous verrez que vous vous en trouverez bien.

Hélas ! chère petite, vous avez un but devant

vous, tandis que moi, pourquoi m’efforcerais-je ? à

quelle fin cette dépense d’énergie ? Je n’appartiens

à personne ; personne ne m’appartient.

Avril 18..

Les paroles d’Elsie m’ont laissée songeuse toute

la nuit…

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Ce matin, je me suis longuement regardée à la

glace.

Je suis pâle, j’ai les yeux éteints, mes cheveux,

jadis si lustrés, dont je ne prends plus que le soin

indispensable, sont ternes et grisonnent aux

tempes ; je suis mal mise et mal coiffée ; je

m’alourdis ; j’ai l’air humble des vaincus. Ulric ou

Jean-Louis, s’ils pouvaient revenir, hésiteraient à

me reconnaître.

Si j’avais été heureuse, je serais aujourd’hui, je

suppose, dans tout l’éclat de ma beauté de femme,

tandis que je ne suis qu’une vieille fille, une vieille

fille, cet être lamentable, ridicule, et, qui pis est,

une demoiselle de village !

Juin 18..

Grand-père vient de s’assoupir ; j’ai pu le quitter

un instant. Il ne souffre pas, si ce n’est de cette

oppression qui le tient éveillé une partie de la nuit.

« Rien à faire, m’a dit le docteur, c’est la lampe qui

s’éteint, faute d’huile. Elle a brûlé plus que son

temps. Cela peut durer quelques semaines encore,

mais les facultés iront toujours s’affaiblissant. » En

effet déjà il ne reconnaît presque plus personne ; je

crains bien qu’il ne me distingue pas de la domes-

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tique, quand l’une ou l’autre de nous lui donne sa

potion. Mais a-t-il jamais fait la différence ? Ma

présence lui a-t-elle jamais apporté quelque dou-

ceur ? ou, comme le prétend Jean-Louis, n’ai-je été

dans sa maison qu’un meuble utile, qui aurait pu

être remplacé par n’importe quel autre de fabrique

plus grossière, sans trop d’inconvénient ? Voilà ce

que je ne saurai jamais, ce qu’il ne me dira pas.

D’ailleurs, je préfère ne pas savoir : j’aurais peur

de perdre ma dernière illusion : celle de m’être un

peu sacrifiée à lui. Sacrifiée ! toujours ce mot vide

de sens qui revient sous ma plume ! Me suis-je

vraiment sacrifiée, ou n’ai-je obéi, en restant au-

près de lui, qu’à ma force d’inertie ?…

Juin 18..

Le plus souvent, il est couché, sans mouve-

ments, son maigre corps, réduit à rien, saillant à

peine sous l’épaisseur des couvertures ; son visage

brun, tout petit, tout ratatiné, détaché sur la blan-

cheur de l’oreiller ; sa bouche édentée entr’-

ouverte, à travers laquelle passe un souffle bref ; il

a des yeux atones qui se fixent dans le vide sans

voir ; quelque jour, demain, peut-être, ses pau-

pières ridées n’auront plus la force de s’abaisser, et

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ce sera la fin : il sera au terme de sa longue car-

rière. Et moi, que deviendrai-je ? mon cri

d’égoïsme jaillit, impuissant, à côté de ce lit de

mort, au chevet de ce vieillard de quatre-vingt-

treize ans, dont l’appui m’est encore nécessaire.

Dès qu’il ne sera plus, je n’aurai plus de toit. Son

successeur est déjà désigné : on me laissera bien

quelque répit pour préparer mon départ ; mais à

quoi cela me servira-t-il, si je ne sais où aller ?

Lasse, effrayée, tremblante, je m’affaisse avec le

vieil arbre qui me soutient ; j’ai une peur maladive

de la lutte, et je ne désire rien tant que de rester

tranquille où je suis. Comment faire ? Il faudra

vivre. Voilà pour moi le terrible problème. Ah ! que

ne suis-je à la place de ce moribond qui va entrer

dans son repos ! Malheureusement, dans notre fa-

mille, on est robuste et l’on devient très vieux.

Qu’il est plus aisé d’organiser sa vie quand la du-

rée semble en être limitée ! Pour le long chemin

difficile, on a besoin de sécurité et de joie ; com-

ment, me sachant destinée à y marcher si long-

temps, ai-je pu accepter de m’y traîner seule, pri-

vée de tous les adoucissements ?…

J’ai honte d’apporter mon souci mesquin dans

cette chambre dont la Mort garde le seuil,

l’emplissant de son ombre auguste…

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Juin 18..

Mon avenir, du moins immédiat, s’est arrangé

d’une manière que je ne prévoyais guère. En m’en

allant de Valsombreux, j’aurai un gîte et du pain.

Ce matin, je travaillais dans la chambre de mon

grand-père, avec la porte de communication ou-

verte, quand je vis arriver par la cuisine

M. Chevalin. Il entra à pas furtifs, s’excusant de

l’indiscrétion ; mais il n’avait trouvé personne pour

l’introduire, et, comme je ne pouvais pas aban-

donner mon malade, il m’exprima le désir de

m’entretenir sur place d’une affaire urgente.

— Nous ne le troublerons pas, dit-il, après s’être

approché du lit ; il me paraît tombé dans un état

comateux. Je doute qu’il finisse la semaine. C’est

bien triste, c’était un brave homme.

J’acquiesçai de la tête, sans parler. Il m’offrit ses

condoléances, puis, à court de banalités, il me de-

manda de but en blanc si, après la mort de mon

aïeul, j’avais des projets d’existence. Force me fut

de lui répondre que je n’en avais aucun.

— Dans ce cas, la combinaison que j’ai à vous

soumettre a des chances de vous convenir.

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Et, tranquillement, il me fit ses propositions.

Il s’agissait d’aller vivre avec Mlle de Bellelance,

dont la santé, depuis quelque temps, déclinait

beaucoup. Il devenait même imprudent de la lais-

ser seule. La nièce, qui de loin veillait sur elle, dé-

sirait qu’on pût garantir sa sécurité en changeant

le moins possible à ses habitudes : c’est alors

qu’on songea à lui donner une compagne et que le

choix se porta sur moi, qui avais, me dit mon visi-

teur, toujours témoigné de l’amitié à la pauvre fille

et allais être obligée de quitter le château.

— Réfléchissez-y, mademoiselle, conclut-il. La

position n’est pas sans avantages. Une jolie mai-

son, des loisirs, le logis et le vivre assurés, la pers-

pective d’un legs de la famille, qui voudra recon-

naître vos services. Et une malade qui n’a pas

d’exigences tracassières : c’est énorme.

Je promis de réfléchir, quoiqu’au premier mo-

ment ce projet m’eût glacée d’effroi. Et je réfléchis

toute la journée, à la fenêtre de mon grand-père,

en regardant par-delà les prés la petite maison-

nette, baignée d’éclatante lumière bleue. Je finis

par trouver que je n’avais pas d’autre ressource.

Plus tard, – car celle-là même ne pouvait être que

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provisoire, – mon jeune frère pourvoirait sans

doute à mes besoins.

Juin 18..

En attendant de m’engager comme garde-

malade ou dame de compagnie chez Mlle de Belle-

lance, je reste auprès de mon grand-père, qui, dou-

cement, sans agonie, sans connaissance, achève de

s’éteindre. Par la croisée ouverte entre l’air parfu-

mé de juin. Chaque fois que mes yeux se détour-

nent du lit, c’est pour se porter sur ma future de-

meure, que j’aperçois là-haut, à la lisière des bois.

Il faisait ce même temps radieux, le jour où Ulric et

moi la vîmes ensemble pour la première fois, et où

nous écoutions, souriants, enivrés, une musique

aérienne…

Dieu soit béni de nous laisser ignorer l’avenir.

FIN.

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rique : Anne C., Sylvie, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement

d’après : Gladès, André, Le Stérile Sacrifice, Lau-

sanne, Payot et Paris, Perrin, 1901. D’autres édi-

tions ont été consultées en vue de l’établissement

du présent texte. La photo de première page,

Temple d’Amour à Vevey a été prise par Ancha le

13.12.2015.

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