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Lucian Blaga ou le dernier système philosophique par Joël Figari

Lucian Blaga

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Lucian Blaga ou le dernier systme philosophique par Jol Figari

Lucian Blaga est un auteur roumain mconnu, qu'un grand chantier de traduction nous invite lire en France, et dcouvrir comme philosophe, alors qu'en Roumanie on connat plutt sa littrature. lntroduction une pense vigoureuse et difficile.

Qu'il existe encore des philosophes importants et mconnus au XX sicle, c'est ce que montre l'exemple de Lucian Blaga (1895-1961). Cet crivain roumain est surtout connu comme pote et dramaturge dans son pays, o il atteint une clbrit certaine. Mais ce qu'on ignore souvent, mme en Roumanie, c'est qu'il est aussi un philosophe, au sens minent du terme, et sans doute l'un des plus grands philosophes du XX sicle. La philosophie de Lucian Blaga a t passe sous silence, comme toutes les penses originales de son pays, par la censure politique et morale du rgime communiste. Elle a t ignore galement par l'Europe occidentale. C'est contre cet oubli gnralis que combat depuis plusieurs annes un petit groupe de personnes (principalement : Mariana et Georges Danesco, Jessie et Raoul Marin, Yves Cauchois) en traduisant l'oeuvre philosophique de Lucian Blaga en franais. La premire traduction parue prcdait d'un an - et ce n'est peut-tre pas un hasard - la chute du Mur de Berlin : il s'agissait deL'eon dogmatique, paru en 1988 (d. L'ge d'Homme). Quelque temps aprs eut lieu Paris (Sorbonne) le premier colloque consacr la philosophie de L. Blaga, et dont les contributions furent publies dans le N1 de la collection "Philosophia Perennis". La Librairie du Savoir continuait diter, progressivement, les oeuvres philosophiques en cours de traduction : trois oeuvres formant une Trilogie de la connaissance parurent ainsi en 1992 ; trois autres formant une Trilogie de la culture, en 1995 ; ces deux tomes il faut ajouterL'espace mioritique, Eloge du village roumain, L'Etre historique, Les diffrentielles divines, et les ouvrages encore paratre la mme Librairie (De la pense magique, Trilogie des valeurs).C'est donc avant la fin de ce grand "chantier" de traductions, que nous mettons notre tour en chantier un dbut de lecture des oeuvres parues. Il est difficile, et au-dessus de nos forces, de prsenter une synthse accomplie de la philosophie de Lucian Blaga, qui impressionne tant par sa qualit que par son rudition et par la profondeur de ses vues. Il est possible de comparerL'on dogmatique un nouveauDiscours de la mthode, et l'ensemble de l'oeuvre de Blaga au systme complet de la philosophie dont rvait Hegel (sans avoir les moyens, peut-tre, de le raliser aussi lucidement que l'rudit roumain). Blaga est peut-tre, en effet, le dernier philosophe de l'histoire avoir tent de construire un systme, au lieu de cder la mode de la critique ngative et de la dconstruction (qu'elle soit kantienne, nietzschenne, marxiste, positiviste, logiciste, phnomno-logique, existentialiste ou structuraliste). Il est peut-tre ainsi le dernier philosophe de l'histoire avoir su assumer le sens de la sophia dans toute son universalit, en convertissant la critique philosophique dans un sens positif et constructeur.Mais toutes ces affirmations ne sont que des propositions, et si rien ne m'oblige en fournir la preuve, elles m'appellent cependant vous expliquer pourquoi je suis impressionn et attir par la pense de Blaga. Voici donc comment je me suis mis lire cet auteur.C'est en entrant, totalement par hasard, dans la Librairie du Savoir, que je l'ai dcouvert. Je venais seulement demander des renseignements sur un gros dictionnaire de philosophie qui venait de paratre et qui me semblait reprsenter une synthse magistrale de la philosophie. Je fus reu par un des traducteurs de Lucian Blaga lui-mme, Georges Danesco, qui comprit assez rapidement que je confondais alors le savoir et l'encyclopdisme. Je dbutais, il est vrai, dans l'tude des humanits classiques. Il me dit alors une phrase qui, pour moi, reprsente l'esprit mme de la philosophie de Blaga : "l'enseignement, ici, est une vaste entreprise de dcervelage" ; ce fut la chiquenaude initiale qui me poussa comprendre que l'esprit de notre poque obit souvent plus la mode qu' la rflexion. Quelques discussions m'amenrent rapidement dcouvrir Lucian Blaga, qui exprimait au contraire une rflexion la fois extrmement rigoureuse et totalement libre de l'allgeance au conformisme : en somme, une philosophie qui reprenait la pense son origine, pour en saisir la valeur vritable.Ainsi, Blaga retourne souvent aux textes qui ont form ce qu'on appelle "l'histoire de la philosophie", mais ce n'est pas pour les rpter servilement ; ce n'est pas non plus pour cder - tout aussi servilement - la passion de la critique et de la destruction ; c'est plutt pour en dgager la fois le bien fond et les limites, pour en mesurer le sens profond, une aune parfois inhabituelle ; pour dgager en toute ide la vrit qu'elle contient ou qui la dpasse. Dans l'histoire de la philosophie, Blaga construit une philosophie de la vrit. Comme Aristote, il rsume parfois ses prdcesseurs en formules schmatiques et inattendues qui peuvent surprendre, mais dont la vrit se rvle par leur lien avec un systme philosophique cohrent.Ainsi le philosophe roumain nous propose-t-il un regard neuf et libre sur la philosophie. Il nous ouvre nouveau l'horizon du mystre, que nous avons oubli en croyant tre savants, matres et possesseurs de la nature. Il nous rend ainsi l'tonnement qui, selon Aristote, est l'origine de toute philosophie. Mais face au mystre tonnant, il nous enjoint en mme temps de conserver la rigueur de pense que nous avons hrite de la philosophie elle-mme.La philosophie doit donc tre reprise, ce qui veut dire la fois hrite, corrige, amende et revivifie.L'on dogmatiquetente de fonder une mthode pour la philosophie, partir d'une tradition philosophique oublie : le "dogmatisme", que Blaga rinterprte et approfondit.Il ne s'agit pas du dogmatisme au sens kantien de thse mtaphysique rationnelle, dpassant les limites de l'exprience, admise sans contrle critique, et de ce fait inacceptable. Il ne s'agit pas non, plus d'admettre des dogmes au sens religieux du terme, c'est--dire des vrits immuables formules par des personnages historiques dtenant une autorit morale. Le dogme auquel s'intresse Blaga dpasse la raison, mais n'est pas pour autant une croyance irrationnelle : " Est dogme (...) toute formule intellectuelle en dsaccord avec l'entendement et qui exige de dpasser la logique, et non pas la "formule de foi des thologiens" (L'on dogmatique, p. 3 1). Le dogme est une formule intellectuelle supra-rationnelle entrant dans la formulation de nombreux noncs philosophiques et mtaphysiques, et constitue donc un instrument de connaissance non ngligeable. Le but de Blaga est d'en expliquer la "structure" (ibid.) afin de pouvoir appliquer la philosophie une "mthodologie dogmatique" (ibid., p. 20) jusqu'ici rserve la thologie - ce qui a eu pour effet dsastreux de fermer la philosophie de nombreux mystres fondamentaux, en les rejetant dans lirrationnel ou la croyance.Or le dogme comprend au contraire une structure intellectuelle, qui apparat nettement durant la priode de l'hellnisme, que Blaga qualifie d'poque (on) dogmatique. Philon d'Alexandrie (philosophe juif de langue grecque, du 1er s. ap. J.C.) fournit l'un des premiers exemples clairs de dogmes, sous la forme d'un paradoxe : "la substance originaire produit des existences secondaires, sans subir le moindre appauvrissement", relve Blaga (p. 28). Philon devait en effet concilier deux exigences contradictoires : "D'un ct il devait prserver l'immutabilit divine, de l'autre, il ne pouvait viter l'manation des existences secondaires partir de la divinit" (p. 29) ; l'intellect tait alors forc d'admettre comme vraie une formule incomprhensible du point de vue de la logique et de l'intuition.Blaga remarque (p. 34) que, dans les discussions autour de la pense chrtienne, ce sont toujours les ides les plus dogmatiques qui se sont imposes, de par leur propre structure interne, face aux tentatives de rationalisation et d'explications mythologiques (souvent considres comme hrtiques). Il en est ainsi, par exemple, du dogme de la Trinit, qui runit, de faon absurde (logiquement et concrtement), trois personnes en une (Pre / Fils Saint Esprit).En effet, "derrire les dogmes, il y a non seulement un besoin de synthse (besoin qui peut avoir aussi un caractre rationnel), mais encore un besoin de mystre et une tendance se dfendre contre toute rationalisation" (p. 41). Le dogme implique donc la reconnaissance de deux aspects diffrents de la connaissance : la synthse rationnelle d'un ct, et la ncessit du mystre de l'autre. Blaga aurait pu rattacher cette limitation de la raison des auteurs plus anciens que Philon ; par exemple, Dmocrite disait .- "ne prtends pas connatre toutes choses, tu deviendrais ignorant de toutes choses" (fragment B 169) ; mais le choix de philosophes situs dans les controverses de la religion chrtienne, montre que le dogmatisme, en reconnaissant l'existence du mystre, n'est pas pour autant un scepticisme, puisqu'il peut se rattacher une foi.Le dogmatisme est donc une formulation intellectuelle " mme de fixer et d'articuler le mystre mtaphysique en tant que tel, sans le rationaliser" (p. 41), et sans pour autant cultiver son obscurit incomprhensible, ni renoncer la connaissance. Au contraire, le refus de " rationaliser" le mystre s'accompagne en contrepartie d'une exigence d'explication du mystre : " bien qu'il suppose une renonciation l'intellect, il ne faut jamais oublier que le dogme est toujours formul au plan de l'intelligible " (p. 27).Comment donc rendre le mystre intelligible, sans pour autant le rationaliser ? Il faut chercher une rponse au-del de L'on dogmatique, qui justifie davantage la structure des formules dogmatiques, que le sens d'une connaissance du mystre. Dans La connaissance lucifrienne (deuxime partie de la Trilogie de la connaissance), trois modes d'intelligibilit du mystre sont proposs : " 1) l'attnuation (un mystre ouvert peut tre qualitativement attnu) ; 2) la permanentisation (un mystre ouvert peut tre rendu permanent dans sa qualit de mystre) ; 3) l'intensification (un mystre ouvert peut tre qualitativement intensifi) " (p. 194). Ces modes d'intelligibilit dfinissent en mme temps des degrs de connaissance par rapport au mystre, soit respectivement : 1) plus-connatre ; 2) zro-connatre - 3) moins-connatre. Cette terminologie permet de mettre en place une symbolisation mathmatique pouvant devenir l'organon logique de la mthode dogmatique. Le champ d'application de cette mthode est immense, puisqu'il concerne tous les mystres ouverts, autrement dit (cf p. 197) tous les problmes poss la pense et qui n'ont pas pu recevoir d'explication rationnelle ou mythique.Rendre le mystre intelligible, c'est en effet conserver sa structure de mystre tout en variant qualitativement le degr de son intensit. C'est donc refuser les explications qui conduisent supprimer le mystre en le rduisant autre chose que lui-mme. Blaga rejette en effet comme de "fausses explications" celles qui reviennent dterminer le sens des phnomnes empiriques en fonction de concepts, censs supprimer le mystre et clairer totalement l'objet ; ainsi, l'ide de causalit (finale ou efficiente), malgr sa clart logique, exprime une quation magique entre deux tres qui est loin d'tre claire ; de mme, rapporter le particulier au gnral est peut-tre une manire de le classer logiquement, mais non pas de le connatre tel qu'il est en lui-mme (cf p. 187 et pp. 321 et suiv.).La vritable explication du mystre, au-del de ces solutions logiques illusoires, consiste maintenir toutes les tensions et contradictions logiques qu'il peut contenir, et qui lui sont structurellement ncessaires. La crise de la logique n'est pas pour Blaga un dfaut de la pense, elle est au contraire le signe d'une crise de l'objet : celui-ci a ses caprices, qui le font chapper l'emprise de notre logique rationnelle. L'objet de la connaissance se trouve scind " en deux parties, l'une qui se montre et l'autre qui se cache " (p. 187), et il est important pour la connaissance de ne pas supprimer ce double aspect, phanique et cryptique, de l'objet ; sans quoi elle le manque, en manquant son caractre mystrieux et problmatique.L'explication rationnelle des phnomnes ne constituant la plupart du temps qu'une solution logique visant supprimer les aspects contradictoires, tendus et problmatiques de l'objet, est de ce fait une solution de facilit ; Blaga l'appelle une "connaissance paradisiaque" ; c'est celle qui opre dans les seuls cadres de l'entendement, et qui ne saisit les objets que sous un angle non-problmatique, proche d'une simple "description". A ce rationalisme incomplet, il ajoute un mode de connaissance antilogique, qu'il appelle par opposition "connaissance lucifrienne" - et qui ne doit tre conue comme diabolique qu'au regard de la belle tranquillit de la logique.La distinction du phanique et du cryptique dans l'objet de connaissance cre en effet ce que Blaga appelle la " tension intrieure du problme ", et qu'il est impossible de supprimer par des explications logiques. Alors que la " connaissance paradisiaque " tait renferme sur sa propre logique, la " connaissance lucifrienne " exige un dpassement de la logique ; du premier mode de connaissance au second, on passe ainsi d'un " intellect enstatique " un " intellect ekstatique ", ce qui implique un saut de la pense vers le ct cryptique de l'objet. Ainsi, la solution de la tension intrieure du mystre est rechercher, audel de la logique et de l'intuition empirique, dans un acte de comprhension tout fait spcial, qui demande de " scruter le cach depuis le seuil du manifeste " (p. 188). La solution du paradoxe dogmatique est " postule dans le transcendant " (L'on dogmatique, p. 67).Cependant, le transcendant dont parle Blaga n'est pas l'quivalent exact de la " chose en soi. " ou " noumne " qui, selon Kant, est pensable sans tre au fond connaissable, et qui est simplement approche par l'intermdiaire des phnomnes et des ides de la raison. Car Blaga refuse prcisment de s'en tenir aux phnomnes et aux ides ; il ne refuse pas les conclusions de l'exprience et de la raison, mais il les relativise, et demande un dpassement, ce qui implique aussi une crise de l'inconnaissabilit absolue de la chose en soi. Le mystre n'est pas une obscurit immobile, mais l'objet de notre connaissance en progrs.