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Lucien Febvre Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécurité In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 11e année, N. 2, 1956. pp. 244-247. Citer ce document / Cite this document : Febvre Lucien. Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécurité. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 11e année, N. 2, 1956. pp. 244-247. doi : 10.3406/ahess.1956.2545 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1956_num_11_2_2545

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Lucien Febvre

Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécuritéIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 11e année, N. 2, 1956. pp. 244-247.

Citer ce document / Cite this document :

Febvre Lucien. Pour l'histoire d'un sentiment : le besoin de sécurité. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 11e année,N. 2, 1956. pp. 244-247.

doi : 10.3406/ahess.1956.2545

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1956_num_11_2_2545

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POUR L'HISTOIRE D'UN SENTIMENT : LE BESOIN DE SÉCURITÉ

Cette note parait stupidement en retard, et je m'en excuse. Mais je n'ai pas trop de remords parce que l'article de Jean Halpérin1, dont il va s'agir, est intéressant et neuf. Si bien qu'il est toujours temps d'en parler. Voici l'affaire.

Jean Halpérin s'est occupé à maintes reprises de l'histoire des assurances. En Suisse notamment2. Assurance, qu'est-ce? La traduction, l'exploitation aussi du besoin de sécurité qu'éprouvent les hommes. Sécurité spirituelle, et, dans le cadre chrétien, sécurité dans l'au-delà ; c'est le problème ou les problèmes du Salut, qui s'imposèrent avec une force renouvelée aux hommes du xvie siècle, qu'ils se nommassent Martin Luther, ou Jean Calvin, ou tant d'autres parmi leurs contemporains. Sécurité temporelle ensuite, et ce sont к les assurances », génératrices de confiance matérielle ici-bas : qu'il s'agisse des assurances maritimes, ou des assurances contre l'incendie, des assurances sur la vie, voire des assurances «tous risques » des automobilistes : qu'est-ce qui ne s'assure point aujourd'hui? — Toutes ces assurances, en tout cas, aboutissent à donner à leurs contractants un peu de cette sécurité dont une rubrique administrative « Sécurité sociale » atteste, chez nous Français de 1950, qu'aux yeux de l'État, finalement, l'entretien de cette paix intérieure parmi ses ressortissants constitue un devoir essentiel.

Partant de là, Jean Halpérin a eu l'idée heureuse de se demander quel pouvait avoir été dans l'histoire le rôle du sentiment que traduit ce mot de « sécurité ». Il l'a fait avec beaucoup d'adresse et de soin, et son court article (qui fut d'abord une communication faite, en août 1950, à Paris, au ixe Congrès international des Sciences historiques) pose des problèmes rarement abordés, bien qu'ils soient d'envergure.

Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas pour l'auteur de reconstruire l'histoire à partir du seul besoin de sécurité — comme Ferrero était tenté de le faire à partir du sentiment de la peur (au fond, du reste, les deux sentiments, l'un d'ordre positif, l'autre d'ordre négatif, ne finissent-ils pas par se rejoindre ?). Dans la pensée de Jean Halpérin, il s'agit essentiellement de mettre à sa place — disons, de restituer sa part légitime à un complexe de sentiments qui, compte tenu des latitudes et des époques, n'a pas pu ne pas jouer dans l'histoire des sociétés humaines à nous proches et familières un rôle capital.

1. La Notion de sécurité dans l'histoire économique et sociale (Revue d'Histoire Économique et Sociale, t. XXX, 1952, n° 1). Notion de sécurité ? Ce n'est pas une notion, mot de résonance intellectuelle ; c'est un besoin, et un sentiment.

2. Cf. son livre, Les Assurances en Suisse et dans le monde. Leur rôle dans révolution économique et sociale, Neuchatel, 1946.

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Seulement, une question de chronologie se pose. A partir de quelle époque ce sentiment est-il entré en jeu? Faute d'une recherche de vocabulaire, d'une de ces recherches dont j'ai donné plusieurs exemples, en particulier dans ma communication sur la civilisation à la Première Semaine de Synthèse1 — faute également d'une recherche sémantique très poussée et d'une série de définitions attentives et psychologiquement nuancées — Jean Halpé- rin donne l'impression d'hésiter un peu, de chercher quelque chose qu'il n'a pas commencé par préciser avec toute la netteté désirable. Je n'aime pas beaucoup ce qu'il dit du « moyen âge » à ce propos. L'« entr'aide » n'est pas la sécurité. Un incendie : les voisins accourent, organisent tant bien que mal, mais en toute bonne volonté, la lutte contre le fléau ; ils essaient de sauver le bétail, quelques meubles si possible, et ce qu'ils peuvent des bâtiments. C'est fort gentil. Mais quand le paysan du xine siècle pense à ce que serait pour lui semblable catastrophe, l'idée qu'il a de bons voisins, prêts à lui rendre une aide qu'il ne leur marchanderait pas lui-même le cas échéant, ne lui donne certes pas le même genre de sécurité qu'une bonne « police » au Phénix (j'élis cette Compagnie parmi tant d'autres, pour la seule beauté mythologique de son nom !). L'assurance — c'est la possibilité de remonter en selle après le sinistre. Parfois même, m'a-t-on dit, avec plus... d'assurance qu'avant, et plus de moyens. Et il y a longtemps que j'ai noté que l'incendie et les « orvales » de toute nature, les catastrophes qui s'abattaient sur les familles de cultivateurs étaient au xvie siècle une des grandes causes du nomadisme paysan sans cesse alimenté en matériel humain par de nouveaux contingents de «mendiants valides que l'on appelle narquois».2 Faut-il l'ajouter? J'aimerais aussi que Jean Halpérin, renonçant à s'introduire, si chaudes soient-elles, dans les vieilles pantoufles de nos pères, ne nous assure pas, en s'appuyant sur Jacob Burckhardt, que « l'homme », à la fin du moyen âge, n'était conscient de lui-même que comme membre d'un groupe, ou « à travers une catégorie générale ». Ceci n'est pas plus vrai de « l'homme du moyen âge » que de nos syndiqués contemporains. Ou de nos adhérents à tel ou tel parti. Ou de nos « fidèles lecteurs » de tel ou tel journal. Et quand, après avoir passé en revue les personnalités dirigeantes des divers pays d'Occident en 1955, on évoque ensuite tous les hommes remarquables et puissamment originaux que l'histoire des siècles dits médiévaux nous permet de connaître, on est tenté, contemporain de Messieurs... qui vous voudrez, de rire jaune. Et non de se glorifier.

En fait, le « moyen âge » n'est pas en jeu ici (il l'est d'autant moins qu'il n'a d'existence que celle d'un être de raison). La question se pose d'une autre façon. J'écrivais, en commençant ce compte rendu, que le besoin de sécurité s'exprimait aussi bien dans le domaine spirituel que dans le domaine temporel. Non sans raison, car, pour que ce besoin se manifestât de façon telle qu'il aboutît à l'organisation des « assurances » au sens que nous donnons à ce pluriel — il fallait qu'au préalable s'opérât une sorte de transfert de ciel à terre.

1. Civilisation, évolution d'un mot et d'un groupe d'idées dans Civilisation, exposés faits à la Première Semaine de Synthèse, Paris, Renaissance du Livre, 1929.

2. Philippe II et la Franche-Comté, Paris, thèse de Sorbonně, 1911, p. 252-257 et passim.

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Tant que l'Occident (et il est bien entendu, en effet que, lorsque Jean Halpé- rin nous parle de sécurité, il ne pense qu'aux sociétés d'un Occident longuement façonné par la pensée chrétienne1) — tant que l'Occidental a pu s'endormir chaque soir dans une confiance en Dieu à la fois agissante et inébranlée ; que le Ciel est resté pour lui partie prenante, partie d'abord prenante dans tous les préceptes d'action, de résignation ou d'espérance qu'on se transmettait de génération en génération et qu'une société chrétienne avait eu tout le temps de condenser en formules de poche pour l'usage de ses membres (« Aide-toi, le Ciel t'aidera », « Si Dieu veut », « Jamais on n'a dit que Marie refuse quand on la prie », etc., etc..) ; tant que, chaque soir avant de se coucher, chaque matin avant de se lever, chaque midi avant de prendre sa réfection corporelle, l'homme s'abandonnait, avec un grand sentiment de pacification morale, à la volonté tutélaire de la divinité — sécurité était un vocable sans signification — ou plus exactement, d'une signification très différente de celle que nous lui attribuons. La sécurité résidait essentiellement, et presque exclusivement, dans la confiance en Dieu. C'était à lui qu'on la devait — à lui, le Tout-Puissant, le maître souverain des destinées humaines — Calvin dira : le Prédestinateur. Pas besoin de « police d'assurance », cela étant. Ni d'organisation par l'homme, à l'aide de moyens d'argent, d'une riposte immédiate, automatique et efficace aux catastrophes.

Argent. Et de fait, à la même époque et de plus en plus fortement, on vit se produire un autre changement. Ce fut lorsqu'un gain fut un gain et non pas un don reçu avec l'agrément du Tout-Puissant, ce fut lorsqu'une perte fut simplement le résultat d'une erreur de calcul, une banqueroute la conséquence d'une mauvaise gestion ; disons d'un mot : lorsque se manifesta l'esprit capitaliste. Ou, si cette dernière épithète nous gêne — disons : ce fut lorsque l'intervention divine ne parut plus nécessaire aux hommes pour expliquer des événements qui devenaient, pour eux, d'ordre purement humain.

Conclusion : l'homme ne se découpe pas en tranches. Il est un. Toute l'histoire qu'évoque Jean Halpérin avec raison et dans l'ensemble avec bonheur2, ne peut, ne doit être scindée en deux : ici, les affaires ; là les croyances. Mais si la visite d'un agent d'assurances à un client escompté n'a plus rien, en 1955, qui mette en cause les sentiments religieux de ce client, — disons, la foi qu'il peut garder dans la Providence — ce résultat n'a été obtenu que par une évolution lente, mais finalement décisive, de sentiments communs aux hommes. Pour que les « assurances » puissent donner à ceux-ci une sécurité de nature à les armer au cours de leur vie contre toutes les infortunes — il a fallu que s'affaiblisse le rôle dévolu par le sentiment général à

1. Je ne m'excuse pas de le souligner. Les temps de l'histoire mondiale sont arrivés — de l'histoire mondiale qui n'est pas une histoire d'Occident considérée comme « l'histoire » en soi, et simplement dotée d'appendices annexionnistes qui opèrent une sorte de rattroupement sans vertu des histoires « exotiques » autour de l'histoire européo-chrétienne. Il faut s'en faire une raison. Les temps d'une telle histoire, celle de nos pères, sont révolus.

2. J'ai lu son article assez attentivement pour avoir pris garde à cette indication de la p. 11 : « L'ordre médiéval ... donnait aux hommes ... une sécurité constante qui avait pour contrepartie une étroite dépendance vis-à-vis de la hiérarchie, de la religion, des règles économiques et sociales établies ». Mais ce mot isolé suffit-il ? Et ne fallait-il pas pousser la recherche plus à fond ? Il eût été bon aussi de fournir quelques dates précises concernant l'évolution des assurances, et la rythmant pour ainsi dire.

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la Divinité dans la conduite même des destins individuels. — Et après tout, ce ne fut par un hasard si le développement des assurances, prometteur de sécurité, fut contemporain non seulement de la genèse de l'esprit capitaliste — mais encore de l'effort dramatique de Luther pour obtenir une certitude de Salut, ou de l'effort désespéré de Calvin pour imposer à ceux qui le suivaient une adhésion confiante à sa doctrine de la Prédestination....

Gela dit — inutile de féliciter Jean Halpérin pour son heureuse idée de recherche. Il a montré une fois de plus quel domaine offrait aux travailleurs — quel domaine à peu près vierge — l'histoire des sentiments, cette grande muette. } Lucien Febvrb