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LE SILENCE ET LE VERBE Sermons 87-105 Extrait de la publication

MAITRE ECKHART Le Silence Et Le Verbe

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Introduction au Livre "Le silence et le verbe"

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  • LE SILENCE ET LE VERBE

    Sermons 87-105

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  • Du mme auteur

    aux mmes ditions

    Les Traits1971

    et Points Sagesses n 111, 1996

    Les Sermons (1-30)1974

    et Points Sagesses n 184, 2003

    Les Sermons (31-59)1978

    et Points Sagesses n 249, 2009

    Les Sermons (60-86)1979

    La Mesure de lamourSermons parisiens

    2009

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  • MATRE ECKHART

    LE SILENCE ET LE VERBE

    Sermons 87-105Tome IV

    Prsentation, traduction et notes par ric Mangin

    DITIONS DU SEUIL25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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  • isbn 978-2-02-10 0 -84 8 5

    ditions du Seuil, mai 2012, pour la prsente dition

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de lauteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    www.seuil.com

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  • Alors quun silence paisible enveloppait toutes choses

    et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide,

    du haut des cieux, ta Parole toute-puissante slana du trne royal,

    guerrier inexorable, au milieu dune terre voue lextermination.

    Livre de la Sagesse, 18,14-15.

    Il faut tre dans le calme et le silencepour que cette parole puisse tre entendue.On ne peut servir cette parole avec rien de mieuxque le silence et le calme.

    Matre Eckhart, Sermon 102.

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  • 9Introduction

    Si Matre Eckhart est aujourdhui lun des penseurs les plus connus du Moyen ge, cest sans aucun doute grce au succs que ses Sermons allemands nont jamais cess de rencontrer auprs de ses auditeurs, et parce quils continuent encore dintresser vivement le lecteur contemporain en raison de la beaut littraire des textes et du caractre parfois potique de certains passages. Cependant, luvre prche du matre ne nous a pas t transmise de faon unifie dans un seul corpus, mais travers diffrents recueils de seconde main, des anthologies dcrits mystiques et asctiques runis dans le dessein ddifier les communauts religieuses, et datant pour les plus anciens du milieu du xive sicle. Luvre allemande dEckhart se trouve ainsi dissmine dans plus de 200 manuscrits et mlange dautres textes provenant plus vraisemblablement des milieux eckhartiens, ce qui rend par consquent difficile et longue la dmarche critique pour tablir correctement le texte et procder son authentification 1.

    Les Sermons 87 105 sont dsormais accessibles depuis 2003 grce aux travaux de recherche raliss par Georg Steer

    1. Jeanne Ancelet-Hustache, Matre Eckhart et la mystique rhnane, Paris, Seuil, 1956, p. 50.

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    pour les ditions Kohlhammer Stuttgart 1. Ils proviennent essentiellement de deux grandes sources. Les Sermons 87 98 sont issus du Paradisus anime intelligentis ou Paradis de lme raisonnable dit en 1919 par Philipp Strauch Berlin 2. Quant aux Sermons 100 105, ils appartiennent au recueil de textes eckhartiens publi par Franz Pfeiffer en 1857 Leipzig 3. cet ensemble il convient dajouter le Sermon 99, qui est en ralit un fragment extrait dun manuscrit de Nuremberg authentifi par Kurt Ruh en 1982 4.

    Le Paradis de lme raisonnable propose un ensemble de 64 sermons crits en thuringien et rassembls dans les annes 1340 pour faire mmoire en quelque sorte des plus illustres prdicateurs venus au couvent dominicain dErfurt 5. Parmi les 32 sermons attribus Eckhart, qui constituent donc la moiti du recueil et dont sont extraits les Sermons 87 98, aucun passage na t cit dans la liste des propositions condamnes par la bulle In agro Dominico de Jean XXII 6. Sagit-il dune rhabilitation posthume du matre auprs de ses frres ou

    1. Meister Eckhart, Die deutschen Werke, IV, 1, Meister Eckharts Pre-digten, Stuttgart, W. Kohlhammer, 2003.

    2. Philipp Strauch, Paradisus anime intelligentis (Paradis der fornuftigen sele), Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1919.

    3. Franz Pfeiffer, Deutsche Mystiker des Vierzehnten Jahrhunderts, II, Meister Eckhart, Leipzig, 1857, et Aalen, Scientia Verlag, 1991.

    4. Kurt Ruh, Fragment einer unbekannten Predigt von Meister Eckhart aus dem frhen 14. Jahrhundert , Zeitschrift fr deutsches Altertum 111 (1982), p. 219-225.

    5. Kurt Ruh, Paradisus anime intelligentis , in : Initiation Matre Eckhart. Thologien, prdicateur, mystique, Paris, Cerf, 1997, p. 83-101.

    6. Dans la bulle In agro Dominico du 27 mars 1329, le pape Jean XXII condamne 28 propositions extraites de luvre dEckhart. Les unes sont dites contenir des erreurs et entaches dhrsie , dautres apparaissent simplement comme malsonnantes, tmraires et suspectes dhrsie . Cf. Loris Sturlese, Acta Echardiana, n. 65, Die lateinischen Werke, Stuttgart, Kohlhammer, V, 2006, p. 596-600 ; Matre Eckhart, Traits et Sermons, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 407-415.

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    tout simplement dun document tmoignant de lge dor du couvent dont Eckhart fut incontestablement lune des plus grandes figures 1 ? Le thme principal qui traverse la plupart de ces sermons est celui de lintellect dont le rle apparat comme dterminant dans la rencontre avec Dieu. Dans le Sermon 94, Eckhart affirme ainsi que la batitude se trouve dans la connaissance de Dieu . Il sagit aussi dexprimer la spcificit de lcole dominicaine par rapport lesprit franciscain qui insiste davantage sur le rle de la volont et lexprience amoureuse.

    Le second recueil dit par Franz Pfeiffer prsente des textes dont Eckhart est lauteur et dautres dont lauthenticit est plus incertaine. Il se divise en quatre parties. La premire se compose de 104 sermons dont un grand nombre a dj t authentifi et traduit, par exemple le Sermon 2 sur le verset Notre Seigneur Jsus-Christ monta dans un petit chteau fort et y fut reu par une personne vierge qui tait une femme (Lc 10,38) 2. La deuxime partie propose un ensemble de traits comme les Entretiens spirituels, le Livre de la Consolation divine, mais aussi le texte apocryphe des Dialogues de Matre Eckhart avec sur Catherine de Strasbourg 3. Puis la troisime partie reprend les clbres Dits de Matre Eckhart 4 et enfin la quatrime est un Livre des Positions dans lequel un matre

    1. Kurt Ruh, Paradisus anime intelligentis , in : Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, Berlin-New York, Walter de Gruyter, t. 7, 1989, p. 298-299 ; Georg Steer, Geistliche Prosa , in : Geschichte der deutschen Literatur von den Anfngen bis zur Gegenwart : Die deutsche Literatur im spten Mittelalter 1250-1370, Munich, I. Glier, t. 3,2, p. 329 ; Predigten und Predigtsammlungen Meister Eckharts , in : Handschriften des 14. Jahrhunderts, in : Deutsche Handschriften 1100-1400. Oxforder Kolloquium 1985, Tbingen, V. Honemann et N. G. Palmer, 1988, p. 406.

    2. Sermon 2, AH 1, p. 52-56.3. Les Dialogues de Matre Eckhart avec sur Catherine de Strasbourg,

    Paris, Arfuyen, 2004.4. Les Dits de Matre Eckhart, Paris, Arfuyen, 2003.

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    dialogue avec ses disciples autour de certaines questions. Les Sermons 100 105 se trouvent dans la premire partie et il faut mme prciser que Franz Pfeiffer ouvre son recueil avec les Sermons 101 104 sur la naissance de Dieu dans lme 1.

    Deux recueils, mais aussi deux styles quelque peu diffrents. Les Sermons 87 98 sont des textes gnralement assez courts qui suivent la forme classique du sermon prononc devant une communaut dans le cadre de la liturgie eucharistique. Le texte dbute par un verset de lcriture que le matre commente de faon spirituelle travers trois ou quatre parties, et sachve par la formule habituelle de conclusion : Que Dieu nous aide pour cela. Amen. Dans les Sermons 100 105, on retrouve comme point de dpart un verset de lcriture et, la fin, une prire doraison. Mais les textes, souvent beaucoup plus longs, sont construits autour de grandes questions comme dans le Sermon 100 : Quest-ce que Dieu ? O peut-on le voir ? Qui est Jsus ? Eckhart prsente alors la pense des grands matres ou auctoritates avant de proposer sa propre rponse suivant le modle de lenseignement universitaire parisien, comme il le rappelle lui-mme dans le Sermon II sur lEcclsiastique : Lhabitude est la suivante : lun des matres premiers, plus anciens, pose une question, et lun des plus jeunes rpond 2. Les divers contextes peuvent expliquer ces diffrences de style. Pour les uns, Eckhart sadresse de faon plus pastorale des communauts, et pour les autres il propose un enseignement plus scolaire destin peut-tre parfois des novices. Dun ct le Lebemeister, de lautre le Lesemeister. Et pourtant lensemble des Sermons 87 105 est travers par une mme proccupation spirituelle qui en constitue lunit : quelles sont les conditions qui permettent lhomme de faire ici et

    1. Kurt Flasch, Matre Eckhart, Paris, Vrin, 2011, p. 75-95.2. Sermon II sur lEcclsiastique, n. 32, in : Sermons et leons sur

    lEcclsiastique, Genve, Ad Solem, 2002, p. 36.

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    maintenant lexprience du Christ Ressuscit ? Comment Dieu donne-t-il naissance son Fils dans le fond de lme ? Cest ainsi quapparat ds le Sermon 87 et jusqu la fin avec les Sermons 101 104 le thme mystique de la naissance de Dieu dans lme qui devient ainsi lobjet principal de la prdication dEckhart Erfurt.

    On saccorde en effet pour reconnatre que les Sermons 87 98 comme les Sermons 100 105 ont t composs vraisem-blablement la mme priode 1. Ils constituent un ensemble cohrent sur le plan thmatique et ont t prononcs par Eckhart durant son sjour Erfurt dans les annes 1303 1311, entre les deux magistres parisiens 2. Il semble mme que les derniers aient t rdigs par Eckhart lui-mme, alors que la plupart de ses sermons sont souvent des textes repris par des auditeurs 3. En 1303, Eckhart est lu premier prieur de la province dominicaine de Saxe qui vient tout juste dtre cre. ce titre, il occupe un rle important dans lOrdre, la fois institutionnel et administratif, dont on trouve dsormais un cho dans les Acta et regesta vitam magistri Echardi illustrantia 4. Il sagit par exemple de convoquer et dorganiser les chapitres provinciaux auprs des 47 couvents de frres.

    1. Kurt Ruh, op. cit., p. 88 ; Georg Steer, Meister Eckharts Predigtzyklus von der wigen geburt : Mutmassungen ber die Zeit seiner Entstehung , in : W. Haug, W. Schneider-Lastin, Deutsche Mystik im abendlndischen Zusammenhang. Neu erschlossene Texte, neue methodische Anstze, neue theoretische Konzepte. Kolloquium Kloster Fischingen 1996, Tbingen, Niemeyer, 2000, p. 253-281 ; Bernard Mc Ginn, The Mystical Thought of Meister Eckhart, New York, Crossroad Publishing Company, 2001, p. 54.

    2. Andreas Speer, Lydia Wegener, Meister Eckhart in Erfurt, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2005.

    3. Marie-Anne Vannier, Prface , in : Sur la naissance de Dieu dans lme, Paris, Arfuyen, 2004, p. 7-8.

    4. Loris Sturlese, Acta et regesta vitam magistri Echardi illustrantia, Stuttgart, Kohlhammer, 2006, p. 159-179. Des documents officiels sont ici rassembls permettant ainsi dtablir une chronologie prcise dans la vie du matre.

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    Mais le prieur doit aussi grer des questions matrielles, administratives et financires pour lagrandissement dun btiment conventuel, ou encore rgler la fondation dune nouvelle communaut dans une ville. partir de 1307, une nouvelle charge sajoute cette fonction dj bien lourde. Eckhart est en effet nomm vicaire gnral de la province de Bohme avec pour mission de visiter et de rformer les couvents qui se trouvent dans cette rgion. Travailleur acharn, pasteur infatigable, Eckhart ne relche pas pour autant ses propres recherches intellectuelles ni son activit de thologien, comme en tmoigne la prdication de cette poque. Le Sermon I sur lEcclsiastique, qui date de cette priode intense, nous rappelle plus exactement que la tche essentielle du prdicateur consiste toujours devenir transparent et savoir seffacer devant Celui qui est la source de toute vie : Ne tendre quau Christ, rien en dehors de lui 1.

    *

    * *

    Le contenu des Sermons 87 105 est conforme au programme de prdication annonc par Eckhart au dbut du Sermon 53 : Quand je prche, jai coutume de parler du dtachement et de dire que lhomme doit tre dgag de lui-mme et de toutes choses [] que lon doit tre rintroduit dans le Bien simple qui est Dieu 2. Le troisime point de ce programme, concernant la grande noblesse que Dieu a mise dans lme , est explicitement voqu la fin du Sermon 101 et y trouve un magnifique dveloppement grce au thme de la naissance ternelle. Quand lme sest dgage de toutes choses et

    1. Sermon I sur lEcclsiastique, n. 2, op. cit., p. 16.2. Sermon 53, AH 2, p. 151.

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    delle-mme, Dieu le Pre donne naissance son Fils dans le plus intime, et dans cette naissance, lhomme est lui aussi engendr et devient enfant de Dieu. Emprunt la littrature patristique 1 et en particulier Origne 2, le thme de la naissance ternelle traverse la plupart des Sermons 3. Quel est lapport spcifique dEckhart ce thme ?

    Certes, il est possible de situer la naissance ternelle lint-rieur dune ligne thologique classique qui commence avec la cration de lhomme et sachve avec laccomplissement de toutes choses en Dieu, une conomie du salut en quelque sorte qui souligne que lhomme est cr limage de Dieu, la naissance ternelle venant pleinement manifester cette image dans lme 4. Cest pourquoi cette exprience est la fois la plus grande batitude et laccomplissement de toutes les oprations divines 5 . Cependant, Eckhart insiste surtout sur le caractre actuel et personnel de cet vnement, et indique alors limminence du salut afin que lhomme parvienne ainsi merveilleusement jusqu Dieu 6 . En dautres termes, il sefforce de rappeler que la naissance ternelle a lieu en moi, aujourdhui et ici mme 7. Le Fils nat dans lme chaque instant comme il nat sans cesse partir du Pre. Le moment prsent porte en lui toute la plnitude de lternit. Quand le Verbe sest fait chair, il a amen lternit dans le temps, et il a amen avec lui le temps dans lternit 8 .

    1. Hugo Rahner, Gottesgeburt. Die Lehre der Kirchenvter von der Geburt Christi im Herzen des Glubigen , Zeitschrift fr katholische Theologie 59 (1935), p. 333-418.

    2. Sermon 41, AH 2, p. 72.3. Jeanne Ancelet-Hustache, op. cit., p. 67-68.4. Eric Mangin, Matre Eckhart ou la Profondeur de lintime, Paris,

    Seuil, 2012, p. 55-81.5. Cf. Sermon 97.6. Sermon 53, AH 2, p. 151.7. Cf. Sermon 101.8. Cf. Sermon 91.

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    Ainsi, la naissance ternelle permet lhomme dentrer dans la vie trinitaire et de participer linflux divin 1. L o le Fils jaillit partir du Pre, cest l aussi que lhomme prend naissance, dans lintime et dans le fond de lme. Eckhart souligne plusieurs reprises la perspective pratique de cette vie nouvelle dans le Christ. Il montre en effet que la naissance dans le plus intime resplendit aussi dans les puissances de lme, jusque dans lhomme extrieur et ses oprations. Certains Sermons envisagent mme longuement avec de nombreuses nuances la question des uvres extrieures qui ne sont pas indispensables en soi mais dont la pratique peut tre quelque chose de trs profitable. Ainsi, lpisode biblique sur Marthe et Marie permet de rappeler la ncessit denraciner ses oprations partir dun esprit libre et dgag 2. Dans sa prdication thuringienne, Eckhart envisage galement la figure dlisabeth de Hongrie qui devient un modle de sagesse dans la mesure o elle a su articuler une profonde relation au Christ dans la pauvret et une parfaite disponibilit lgard des plus pauvres 3.

    Enfin, il faut souligner laspect radical que prend quelquefois ce thme ainsi que la dimension ontologique quEckhart lui donne. Radical, parce que la relation entre lhomme et Dieu est toujours plus ou moins exprime de manire excessive et parfois mme contradictoire 4. Eckhart ne cherche pas thma-tiser la naissance de Dieu dans lme comme le fera quelques annes plus tard son disciple Jean Tauler dans un Sermon sur la Nativit 5. Cette exprience traverse inlassablement toute sa prdication, un peu comme un grand thme musical qui revient sans cesse et finit par dposer son empreinte quelque

    1. Cf. Sermon 102.2. Cf. Sermons 104a et 104b.3. Cf. Sermons 95a et 95b.4. Eric Mangin, op. cit., p. 209-215.5. Jean Tauler, Sermon 1, in : Sermons, Paris, Cerf, 1991, p. 13-20.

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    part dans lesprit Quelque chose de radical qui trouve un cho dans le plus profond de notre tre. Mais quelle que soit la radicalit de certaines expressions, lexprience de la naissance ternelle est toujours nonce avec une grande prcision sur le plan ontologique. travers cette exprience intime, lme rejoint sa nature, son tre et sa vie 1 . En dautres termes, alors que le dtachement intrieur me dpouille compltement de ce que je ne suis pas, la naissance ternelle me donne dtre pleinement ce que je suis. Natre avec Dieu, cest donc pour Eckhart se raliser dans son tre propre. Ou plus simplement : plus je suis en Dieu, plus je suis moi-mme, car qui mieux que le Crateur de toutes choses peut savoir ce que je suis au plus profond de moi-mme ?

    Sur le plan mthodologique, on peut noter un certain nombre de questions dans les Sermons 87 105. Certes, la question est parfois uniquement un procd rhtorique qui permet de soutenir lattention des auditeurs ou auditrices. Ainsi, dans le Sermon 90, Eckhart demande : Que nous enseigne le Christ avec la science surnaturelle ? La rponse est simple : Il nous enseigne que nous devons dpasser tout ce qui est naturel. De mme dans le Sermon 92, il demande : Quest-ce que lEsprit Saint opre dans lme ? Rponse : les douze fruits qui ordonnent lhomme Dieu. Dans ce cas, la question ne fait que souligner une rponse qui ne pose aucune difficult. En revanche, certains sermons posent parfois de vritables problmes qui dbouchent sur une rflexion beaucoup plus longue. Par exemple dans le Sermon 89, Eckhart demande : Pourquoi Dieu a-t-il cr lhomme en dernier ? Ici, cest vraiment la question qui construit toute une partie du sermon. Dieu procde ainsi car lhomme est en quelque sorte un rsum de toute la cration, une forme daccomplissement. Il arrive mme quun sermon dans son ensemble soit organis

    1. Cf. Sermon 98.

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    partir dune ou plusieurs questions. Dans les Sermons 101 104, Eckhart pose un grand nombre de questions, ou plus exactement une question en appelle une autre et ainsi de suite jusqu la fin. En revanche, le Sermon 105 est construit autour dune seule question, et les diffrentes tapes de sa rsolution constituent les grands axes du texte. Dans un cas comme dans lautre, le sermon manifeste toujours une problmatique bien organise.

    Si ces Sermons ont t prononcs Erfurt aprs le premier magistre parisien, Eckhart a donc dj disput un certain nombre de questions luniversit 1. Fort de cette exprience, on peut imaginer quil a largement intgr cette mthode dans sa prdication. La quaestio est un exercice caractristique de lenseignement universitaire mdival 2. Il sagit dinterroger lcriture en sappuyant sur lautorit des grands thologiens et des matres paens comme Aristote, Thomas dAquin ou encore saint Augustin. Rien ninterdit mme de formuler une question qui va lencontre des grands matres, comme le fait Eckhart dans le Sermon 105. Au contraire, cest ainsi que se forme lesprit dialectique qui donne lenseignement universitaire son caractre scientifique. Linterrogation nest pas en soi quelque chose de nouveau dans la vie de lesprit. Elle apparat ds lAntiquit avec la figure de Socrate. Mais le fait dintroduire au Moyen ge cette mthode dans la thologie est peut-tre un vnement dont on ne redira jamais assez loriginalit.

    Trois grandes questions traversent les textes dEckhart et travaillent sa rflexion comme le montrent en particulier les Sermons 87 105 : Pourquoi Dieu agit-il ainsi ? Comment

    1. Emilie Zum Brunn, Znon Kaluza, Alain de Libera, Paul Vignaux et douard Weber, Matre Eckhart Paris. Une critique mdivale de lontothologie, Paris, PuF, 1984.

    2. Jacques Verger, Culture, enseignement et socit en Occident aux xiie et xiiie sicles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 163-165.

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    lme doit-elle se disposer ? Qui est Jsus ? La premire question autour du pourquoi , en allemand war umbe, permet Eckhart non pas de faire un expos systmatique qui simpose lhomme de lextrieur, mais de proposer une intelligence de la foi partir de lexprience individuelle. Plus exactement, il sagit de comprendre les choses de lintrieur, et si possible partir de la vrit, ou encore de saisir par-del nos desseins trop particuliers la pdagogie de Dieu lui-mme. Et pourtant, ce point de vue si haut ne peut tre atteint qu travers lexprience du sujet. Cest pourquoi le texte passe frquemment de la troisime la deuxime personne du singulier. Eckhart interpelle ses auditeurs non seulement pour soutenir leur attention, mais surtout pour souligner que le sujet porte en lui la trace dune exprience. Do la deuxime question sur le comment de lme, wie ? La pense dEckhart possde incontestablement une dimension spirituelle. Mais l encore, il ne sagit pas de tracer de faon prcise un itinraire de lme vers Dieu. Eckhart estime que chaque individu peut faire lexprience de Dieu l o il se trouve et selon son propre avancement. Cest pourquoi il multiplie les expriences et les figures. La diversit des situations est ce qui permet chacun dans sa singularit de pouvoir rencontrer Dieu. Et sil fallait absolument suivre une figure en particulier, alors ce serait sans nul doute celle du Christ. Do la troisime question : Qui est Jsus , wer ist Jsus 1 ? La figure du Christ, le Verbe ternel, est incontestablement la cl de lecture de ces Sermons, lhorizon dintelligibilit de toutes choses. Et pourtant, cette figure se drobe constamment toutes nos images et reprsentations. Le Christ na pas de nom, il est aussi le Verbe cach, verbum absconditum 2. Que faut-il alors penser de ces questions qui nont en fin de compte pas de

    1. Cf. Sermon 100.2. Idem.

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    rponse ? Cest peut-tre justement parce quelles nont pas de rponse que ce sont de vraies questions.

    Connatre Dieu est ce quil y a de meilleur pour lhomme. Voil ce qui ressort incontestablement des Sermons 87 105. La batitude de lme se trouve en effet dans la connaissance de Dieu, comme le rappelle si souvent Eckhart 1. Mais Dieu nest-il pas inconnaissable par les cratures 2 ? Lhomme peut seulement connatre ce que Dieu nest pas 3. Cest pourquoi lme doit entrer dans une certaine ignorance 4, mieux encore elle doit parvenir une connaissance inconnaissante 5 et ainsi connatre Dieu en tant quil est toujours au-del de nos images et reprsentations 6. Cest ce Dieu inconnaissable que le Christ rvle en se drobant constamment notre intelligence. Dune part, parce quelle ne serait pas en mesure de laccueillir pleinement comme mes yeux ne peuvent regarder en face la lumire du soleil, et dautre part, parce quelle ne doit pas sapproprier Dieu comme on sapproprie un objet quelconque. Et cest peut-tre cela lme raisonnable dont parle Eckhart travers sa prdication Erfurt, une me qui est consciente de ses propres limites sans pour autant renoncer sa qute. Dailleurs penser, nest-ce pas sappliquer constamment sur un objet dont on naura jamais fini de faire le tour ? Envisager les choses dans ce quelles ont de fondamentalement inappropriable, treindre lternit. Et ainsi, toute la prdication dEckhart ne fait que souligner le caractre indicible des choses. Cest ce qui en fait la difficult mais aussi la beaut.

    Que reste-t-il lhomme ? Le dsir et lattente. Si Dieu na pas dpos la perfection dans les cratures, cest pour

    1. Cf. Sermon 94.2. Cf. Sermon 97.3. Cf. Sermons 95a et 95b.4. Cf. Sermons 101, 102, 103 et 104.5. Cf. Sermons 101 et 103.6. Cf. Sermon 100.

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    que lme ne sarrte jamais en chemin 1. Le manque produit le dsir, la grce emporte lhomme vers Dieu et au-dessus de lui-mme 2. Nous ne pouvons alors quprouver au plus profond de nous la trace de cet tre jamais absent. Ptir Dieu 3. Renoncer tout pour ce seul instant o Dieu vient effleurer notre existence Cest dans le silence de lme que le Verbe ternel prend naissance 4.

    *

    * *

    Les Sermons 87 105 que nous prsentons ici ne sont pas totalement inconnus du public francophone. Certains en effet ont dj t traduits, mais de faon parse et pas ncessairement partir de ldition critique qui ne date que de quelques annes. En 1942 paraissent ainsi deux traductions franaises des Traits et Sermons de Matre Eckhart. Ferdinand Aubier et Jacques Molitor proposent un certain nombre de textes dont le Sermon 105 intitul alors : Le fruit des bonnes uvres nest jamais perdu 5. De son ct, Paul Petit traduit partir du recueil de Franz Pfeiffer les Sermons 101 104 sous le titre : De la Naissance ternelle. Quatre Sermons 6. Ces deux traductions vont tre amliores grce lavancement des travaux de recherche raliss sur le texte en moyen haut-allemand. En 1993, Alain de Libera prsente une nouvelle version du premier ouvrage et par consquent du Sermon 105

    1. Cf. Sermon 93.2. Cf. Sermon 96.3. Cf. Sermon 102.4. Ainsi sexplique le titre que nous avons choisi de donner ce nouveau

    volume de Sermons qui nen possde videmment pas.5. Traits et Sermons, Paris, Aubier-Montaigne, 1942, p. 204-207.6. uvres. Sermons-traits, Paris, Gallimard, 1942, p. 36-67.

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    appel dsormais : Jai dit un jour dans un sermon propos dun homme qui aurait fait de bonnes uvres en tat de pch mortel 1. Ce texte tonnant exprime toute la radicalit de la pense eckhartienne, ou plus exactement il permet de bien souligner comment toute perspective chez Eckhart est toujours traverse par quelque chose de plus ultime. En 2004, Grard Pfister reprend nouveau les Sermons 101 104 dans un petit ouvrage intitul Sur la naissance de Dieu dans lme, nous permettant ainsi davoir accs lun des plus beaux thmes mystiques du Rhnan 2. ces deux ensembles, il convient bien videmment de mentionner le remarquable travail de traduction entrepris par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrire, lesquels nous offrent une version intressante des Sermons 87 90 dans la mesure o elle reste trs prs du texte allemand, conservant ainsi son allure et son rythme 3. Ces traductions ont toutes leur intrt. Et la diversit des propositions est un atout supplmentaire qui fait encore mieux ressortir la richesse dun texte parfois difficile.

    Le volume 4 des Sermons allemands de Matre Eckhart runit ainsi pour la premire fois en franais les Sermons 87 105 dont certains sont totalement indits. Il sagit des Sermons 91 100 dans lesquels le lecteur dcouvrira encore de nouveaux dveloppements sur la beaut de la cration, lexprience du ptir Dieu et bien videmment la naissance ternelle de Dieu dans lme, des textes admirablement bien rdigs sur le plan littraire et parfois mme de manire trs potique. Ce nouveau volume vient ainsi complter la srie de traductions entreprise par Jeanne Ancelet-Hustache dans les annes 1971 1974, une traduction remarquable qui demeure encore aujourdhui un travail de rfrence.

    1. Traits et Sermons, Paris, Flammarion, 1993, p. 380-385.2. Sur la naissance de Dieu dans lme, Paris, Arfuyen, 2004.3. Et ce nant tait Dieu Sermons LXI XC, Paris, Albin Michel, 2000.

  • Sermon 95b. Elle a ouvert sa bouche la sagesse (Pr 31,26) 91Sermon 96. lisabeth enfantera un fils (Lc 1,13). . . . . . . . . 101Sermon 97. Celui qui demeure en moi (Jn 15,5) . . . . . . . . . 106Sermon 98. Si le grain de froment tombant sur la terre ne

    meurt pas (Jn 12,24) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112Sermon 99. Rjouis-toi strile, qui nenfantes point

    (Ga 4,27) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117Sermon 100. Et il cherchait voir qui tait Jsus (Lc 19,2-4) 122Sermon 101. Lorsque toutes choses se tenaient au milieu

    du silence (Sg 18,14-15) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128Sermon 102. O est celui qui est n roi des Juifs ? (Mt 2,2) 144Sermon 103. Lorsque notre Seigneur eut douze ans

    (Lc 2,41-52) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155Sermon 104a. Il faut que je sois aux choses qui sont de

    mon Pre (Lc 2,49) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168Sermon 104b. Il faut que je sois aux choses qui sont de

    mon Pre (Lc 2,49) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185Sermon 105a. Jai dit dans une prdication . . . . . . . . . . . 198Sermon 105b. Jai dit dans une prdication. . . . . . . . . . . 206

    Note biographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

    Indications bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

    Extrait de la publication

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    dpt lgal : mai 2012. n 104606 ( )Imprim en France

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    Introduction