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Manger / Ranger Note à propos de « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze » de Georges Perec. Benoit Galibert

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Note à propos de "Tentative d'inventaire des aliments liquides et solides que j'ai ingurgités au cours de l'année mil neuf cent soixante-quatorze" de Georges Perec

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Note à propos de « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai

ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze » de Georges Perec.

Benoit Galibert

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Note à propos de « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai

ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze » de Georges Perec.

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En 1972, Georges Perec livre à la revue Cause commune un autoportrait intitulé « Les gnocchis de l’automne ou réponse à quelques questions me concer-nant ». Par-delà la tournure potache de l’intitulé (« Les gnocchis de l’automne » renvoient, sur le mode du calembour, au précepte socratique gnoti se auton, « connais-toi toi-même »), le jeu de mot que Perec choisit de placer en exergue de son autoportrait pose, de manière subreptice, la relation entre nourriture et identité. Si l’on est ce que l’on mange, comme nous l’enseignent notamment les aphorismes de Brillat-Sa-varin1, il est tentant de faire un parallèle entre les pâtes - catégorie alimentaire dont relèvent les gnocchis, et la pâte au sens figuré de caractère / tempérament (sans parler de la patte qui pourrait, part ailleurs, désigner le style de l’écrivain). Parue quelques années plus tard dans la revue Ac-tion poétique, la « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’an-née mil neuf cent soixante quatorze » dresse, sous la forme d’une énumération dont la méticulosité confine à la pathologie, un autoportrait oblique de l’écrivain man-geant2. Manifestement obsédé par la crainte d’oublier, qui se traduit dans ce texte par une forme exubérante

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d’hypertrophie mémorielle, Perec se heurte d’emblée à des questions de nomination et de classification. A la fois organe sensitif et système d’expression, la langue apparaît autant comme un instrument d’enre-gistrement que de restitution, et porte dans son ambi-valence les enjeux propres au travail mémoriel, ceux du mémo3 qui accomplit bien le transit des mets aux mots. Or, si la conservation des souvenirs suppose tou-jours la mise en œuvre d’un classement4, il convient au préalable de se livrer à un travail de nomination, lequel recourt déjà à des procédures d’indexation, en convo-quant des catégories où se dissolvent les singularités, et partant, le pluriel. « Neuf bouillon de boeuf » ne doit pas se confondre avec « Neuf bouillons de boeuf », mais sans doute se lire comme la formulation ellipti-que d’un énoncé du type « neuf [aliments relevant de la catégorie] bouillon de boeuf ». L’aliment / élément de-vient dès lors l’objet d’une vaste entreprise de classifi-cation inspirée par différents modèles d’organisation5 : principalement, le menu et l’alphabet, sans pour autant que ces deux modes de classements soient toujours par-faitement opérants, si l’on examine de près l’inventaire en tentant de dégager les différentes lois qui le régis-sent. Comment justifier, en effet, la juxtaposition d’un « pan bagnat », d’un « tajine » et de « six sandwich »? Que faire d’une « espèce d’omelette »? La sécheresse de la parataxe (l’absence de mots de liaison indiquant la nature des rapports en-tre les propositions) et la forme même de l’inventai-re qui accumule sur le même plan un grand nombre d’éléments hétéroclites, incite le lecteur de ce singu-

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lier journal intime à découvrir ce qui est tu (inventai-re : inventer/taire). Le texte s’apparente, de ce point de vue, à un réservoir de potentiel, à une matrice ouverte à tous les recoupements ou recombinaisons, lesquelles constituent à chaque fois l’amorce d’une lecture possible; c’est, au sens propre, un texte « gar-de-manger » (« pièce dans laquelle on met des aliments pour les conserver ») où il est permis de se servir. Prenons, par exemple, au terme de cette énu-mération aussi épuisante qu’assoiffante, le paragraphe des digestifs, à la fin duquel Perec mentionne « une Suze ». Diverses questions d’intérêt variable peuvent être soulevées par cette notation à première vue ano-dine : n’est-il pas inattendu de retrouver parmi les al-cools digestifs cette liqueur apéritive à la gentiane ap-partenant à la famille des amers? le caractère unique de son occurrence l’année de l’inventaire relève-t-il de l’anecdote ou se charge-t-il au contraire d’une portée particulière? Notons d’abord que cette boisson apparaît à plu-sieurs reprises dans le corpus perecquien, notamment dans le projet inachevé Lieux dont la forme et le propos se prêtent particulièrement à ce type de mention. Ainsi dans le texte « Guettées » publié en 1977 au sein du premier numéro des Lettres Nouvelles, et se rapportant à la rue de la Gaîté, l’un des douze lieux du projet :

Huit heures dixBrasserie « les Mousquetaires », avenue du MaineUne Suze : 2,90 FDevant, un chantier

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Au loin, un immeuble neuf« Les armes de Bretagne » a été transféré;l’immeuble est toujours deboutA côté de la sortie du métro, il y a un petit kiosque à journaux (provisoire?)

Si la rue de la Gaîté est liée dans ce projet à son ami Jacques Lederer, lisons ce qu’écrit ce dernier, devenu à son tour écrivain, dans Sa dernière journée, parue en 2007 :

Trois heures plus tôt, nous étions derrière le Père-Lachaise, dans un petit bistrot, sirotant une Suze en attendant une éclaircie. Pourquoi une Suze? A la mémoire de Georges, pardi! qui, plaqué jadis par une Suzon, essaya un trimestre durant de l’oublier / retrouver dans les eaux jaunes de cet amer

Or, c’est précisément cette rupture qui semble à l’ori-gine de Lieux, où Suzanne (Lipinska) apparaît, du reste, sous l’initiale S. (Perec la nommera Z. dans La Bouti-que obscure). On peut ainsi lire dans « Lieux, N°41, île St Louis, souvenir » :

Je dois évidemment noter que le choix de l’île St Louis parmi ces douze lieux fut déter-miné (de même que la conception générale du livre) par ma rupture avec S. en janvier 1969 : c’était à la fois trouver quelque chose à faire, et m’enraciner à Paris.

Dans La Mémoire et l’oblique, Philippe Lejeune pré-sente le projet de la manière suivante :

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Lieux est le tombeau d’un amour. Une im-mense pyramide construite autour d’une chambre secrète. Une masse énorme de ma-tériaux visibles accumulés autour d’un cen-tre (presque) invisible.

Plus loin, Lejeune note à propos de la séparation avec S. :

La rupture de janvier 1969 n’avait pas été dé-finitive. Mais la liaison va de crise en crise. Il suffit pour s’en rendre compte d’ouvrir la petite enveloppe qui est dans la grande. Pour une fois Perec est en avance : le texte a été écrit six mois plus tôt, le samedi 25 avil aux environs de 18 h, écrit dans l’urgence, et mis en réserve pour le « Saint-Louis souvenir » de septembre... Son titre : « Supplément inutile pour servir à l’histoire de ma vie ». Il y exprime très directement un sentiment d’abandon. Dernière phrase : « Je ne sais pas quoi faire, objectivement : chercher encore une fois l’âme sœur (l’âme mère plutôt) la protectrice, le giron. »

Si la mention « une Suze » peut d’abord se lire comme une évocation secrète de Suzanne, elle laisse encore entrevoir derrière elle une autre figure à la fois « guet-tée » et disparue : celle de la mère, qui se profilait déjà de manière fantomatique à travers l’amer que représen-tait la Suze. Revenons à la Tentative d’inventaire. J’ai indiqué précédemment qu’« une Suze » venait quasiment clore le paragraphe consacré aux digestifs, et par conséquent

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le texte lui-même. J’ajouterai qu’elle succède, dans le fil de l’énumération, à « une slivowitz » dont la conso-nance ne manque pas de rappeler le nom de la mère inscrit dans W ou le souvenir d’enfance : Szulewicz. Comme un mélange de « Suze » et de « slivowitz ». Etonnant cocktail, sans doute un peu difficile à avaler.

1 « Dis moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », Brillat-Sa-varin, Physiologie du goût.2 Par son intérêt accordé à l’alimentation, son goût de l’énuméra-tion, et la longueur peu commune du titre, Perec s’inscrit ouver-tement dans une tradition rabelaisienne. L’emploi du verbe in-gurgiter, dont la nature singulière exige qu’on le considère avec attention (c’est l’unique verbe de ce texte), évoque une grande voracité (à la fois alimentaire et lexicale) et rappelle tout à fait l’appétit frénétique de Pantagruel. Enfin, si ingurgiter signifie littéralement « introduire dans la gorge », il n’est peut être pas interdit de lire, camouflé dans ce verbe à la première personne du singulier, le prénom de Perec. 3 « Note qu’on prend d’une chose qu’on ne veut pas oublier » selon Le Petit Robert.4 Cf. l’Art de mémoire transmis par l’Antiquité et mis en pratique jusqu’à la Renaissance. 5 C’est également le cas, et sans doute de manière encore plus patente, pour ce qui concerne « l’art et la manière de ranger ses livres » : « Aucun de ces classements n’est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s’ordonne à partir d’une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donne à toute bibliothèque une personnalité unique » (« Notes sur l’art et la manière de ranger les livres », Penser / Classer).

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