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Les “résurrections de la mémoire” de Chateaubriand à Proust 147 Les “résurrections de la mémoire” de Chateaubriand à Proust Emmanuelle Tabet S icut nubes… quasi naves… velut umbra: Chateaubriand ouvre ses Mémoires sur le fugitif de l’ instant pour les clore sur “ l’éter- nité 1 ” dans laquelle le mémorialiste s’apprête à descendre ; la Recherche, qui s’ouvrait sur la longue répétition des nuits, s’achève sur le Temps”. Si les Mémoires s’efforcent de transcender le fugitif en se plaçant de l’autre côté du temps, du point de vue de l’éternité qui est aussi celui de l’outre-tombe, la Recherche se propose d’assumer pleinement le Temps par un travail alchimique renversant le passé en futur, le temps perdu en un temps retrouvé. Au point de vue rétrospectif du mémorialiste, la structure de la Recherche oppose la dimension programmatique qui est celle d’un apprentissage de l’écriture. Toutefois, d’un monument à l’autre, l’enjeu est bien celui de l’ insertion dans l’éternité d’une œuvre aux prises avec “ l’action destructrice du temps 2 ”, l’altération des êtres et des choses, la maladie, la mort. De fait, une lecture attentive de ces deux œ uvres ne laisse pas de faire apparaître des rapprochements saisissants entre leurs intuitions profondes, et ce parfois jusque dans le détail des métaphores. Ainsi, pour désigner leur projet littéraire, Proust comme Chateaubriand ont recours à la même image, celle du livre-cathédrale, de l’écrivain-architecte capable, par-delà les aléas d’une construction longue et difficile, de rassembler en une œ uvre unifiée les matériaux épars de son existence : “Il m’est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur une grande échelle : j’ai en premier lieu, élevé les pavillons des extrémités, puis, déplaçant et remplaçant çà et là les échafauds,

Marcel Proust-Les “résurrections de la mémoire”

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  • L e s r s u r r e c t i o n s d e l a m m o i r e d e C h a t e a u b r i a n d P r o u s t147

    Les rsurrections de la mmoire deChateaubriand Proust

    Emmanuelle Tabet

    Sicut nubes quasi naves velut umbra : Chateaubriand ouvre ses Mmoires sur le fugitif de linstant pour les clore sur lter- nit1 dans laquelle le mmorialiste sapprte descendre ; laRecherche, qui souvrait sur la longue rptition des nuits, sachve surle Temps. Si les Mmoires sefforcent de transcender le fugitif en seplaant de lautre ct du temps, du point de vue de lternit qui est aussicelui de loutre-tombe, la Recherche se propose dassumer pleinementle Temps par un travail alchimique renversant le pass en futur, le tempsperdu en un temps retrouv. Au point de vue rtrospectif du mmorialiste,la structure de la Recherche oppose la dimension programmatique quiest celle dun apprentissage de lcriture.

    Toutefois, dun monument lautre, lenjeu est bien celui de linsertiondans lternit dune uvre aux prises avec laction destructrice dutemps2, laltration des tres et des choses, la maladie, la mort. De fait,une lecture attentive de ces deux uvres ne laisse pas de faire apparatredes rapprochements saisissants entre leurs intuitions profondes, et ceparfois jusque dans le dtail des mtaphores. Ainsi, pour dsigner leurprojet littraire, Proust comme Chateaubriand ont recours la mmeimage, celle du livre-cathdrale, de lcrivain-architecte capable, par-delles alas dune construction longue et difficile, de rassembler en une uvre unifie les matriaux pars de son existence :

    Il mest arriv ce qui arrive tout entrepreneur qui travaille sur unegrande chelle : jai en premier lieu, lev les pavillons desextrmits, puis, dplaant et remplaant et l les chafauds,

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    jai mont la pierre et le ciment des constructions intermdiaires ;on employait plusieurs sicles lachvement des cathdralesgothiques. Si le ciel maccorde de vivre, le monument sera fini parmes diverses annes, larchitecte , toujours le mme, auraseulement chang dge. (MOT, L. XIII, ch.3, t. II, p. 18)Et dans ces grands livres-l, il y a des parties qui nont eu letemps que dtre esquisses, et qui ne seront sans doute jamaisfinies, cause de lampleur mme du plan de larchitecte. Combiende grandes cathdrales restent inacheves ! On le nourrit, on fortifieses parties faibles, on le prserve, mais ensuite cest lui quigrandit, qui dsigne notre tombe, la protge contre les rumeurs etquelque temps contre loubli3. (TR, p. 338)

    Dans lespace de l uvre, les jours perdus se muent en un tempsretrouv : grce lexorbitance de mes annes, crivait Chateaubriand la fin des Mmoires, mon monument est achev4. Cette exorbitance estcelle mme de ces gants qui occupent dans le temps une place siconsidrable quils sont plongs des poques entre lesquelles tant dejours sont venus se placer5. La profonde unit de l uvre permet seulede rassembler les lyres brises, de runifier un moi miett, dispersdans lespace et dans le temps en une multitude dtres fragmentaires etfugitifs. La superposition des poques, le retour sur un pass en ruines,la mort de ltre aim et, plus encore, loubli qui sensuit conduisent lenarrateur comme le mmorialiste, sinterroger sur la permanence mmede leur tre :

    Les vnements si rapides nous ont si promptement vieillis, quequand on nous rappelle nos gestes dune poque passe, il noussemble que lon nous parle dun autre homme que nous. (MOT, L.XLII, ch.1, t. IV, p. 505)

    Aprs la nouvelle de la mort dAlbertine, le narrateur se reprsente sa viecomme dpourvue du support dun moi individuel identique et perma-nent6, une vie o se succderaient ces nouveaux moi qui devraient por-ter un autre nom que le prcdent7 ; Chateaubriand quant lui, retournant Dieppe sur les lieux o il vcut jadis, dclare que ctait un autre moi

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    qui habita ces lieux, un moi qui a succomb car nos jours meurent avantnous8. Le texte est travers par la conscience dun Quotidie morior : ( )depuis mon enfance, crit le narrateur de la Recherche, jtais mort biendes fois9 ; le moi serait ainsi compos de ces morts successives10 quifont qu chacun des deuils, qu chacune des ruptures, nous mouronsnous-mmes11. Chateaubriand dcrit cette discontinuit du moi en destermes semblables : lhomme na pas une seule et mme vie, crit-il,mais plusieurs mises bout bout12, si bien que notre existence se trans-forme en une mort successive13. Ltre se morcelle en autant dadieux etde revirements, au point que tous les jours sont des adieux14 touteschoses, crira Proust, voluent rapidement vers ladieu15.

    Chateaubriand comme Proust ont ds lors recours l encore lamme mtaphore, celle dun moi qui seffrite, dun moi en lambeaux : leslambeaux de mon existence, crit le mmorialiste, ont compos les prin-temps dune multitude de femmes tombes aprs leur mois de mai16 ;mditant sur la douleur de la sparation, le narrateur voque la longuersistance dsespre et quotidienne la mort fragmentaire et succes-sive telle quelle sinsre dans toute la dure de notre vie, dtachant denous chaque moment des lambeaux de nous-mmes17. Rien de sta-ble ne demeure dans cet universel coulement, dans un monde o toutchange, tout se dtruit, tout passe18 :

    Car il y a dans ce monde o tout suse, o tout prit, une chose quitombe en ruine, qui se dtruit encore plus compltement, enlaissant encore moins de vestiges que la beaut : cest le chagrin.(AD, p. 271)

    Le mmorialiste ne cesse lui aussi de constater cette profonde incons-tance du c ur humain, incapable de demeurer dans le chagrin :

    Voici une prodigieuse misre : trente-cinq ans se sont coulsdepuis la date de ces vnements [la mort de Mme de Beaumont].Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lienqui venait de se rompre, serait mon dernier lien. Et pourtant, quejai vite, non pas oubli, mais remplac ce qui me fut cher. Ainsi va

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    lhomme de dfaillance en dfaillance. (MOT, L. XV, ch. 7, t. II,p. 129)

    Le bal des ttes rvle lenvers de la mondanit qui est aussi vacuit,changement perptuel, temps perdu : rien nest plus douloureux, affirmele narrateur de la Recherche, que cette opposition entre laltration destres et la fixit du souvenir19. Cest cette mme perception de laltrationdes tres qui forme un vritable leitmotiv de l uvre de Chateaubriand ettout particulirement du quatrime tome des Mmoires :

    Il y a un plaisir triste rencontrer des personnes que lon a connues diverses poques de la vie et considrer le changement oprdans leur existence et dans la ntre. Comme des jalons laisssen arrire, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans ledsert du pass. (MOT, L. IV, ch. 5, t. I, p. 250)

    Le portrait se fait Vanit ; il superpose la jeune femme celle que letemps a vieillie, il fait percevoir combien ces annes attaches au basdune robe doivent avoir rendu les pas moins lgers20. Le bal des ttesdveloppe et amplifie cette mise en scne des fltrissures de la vie21que Chateaubriand ne fait que suggrer, prfrant bien souvent immorta-liser la beaut de jeunes filles qui tombent dans la mort pares encorede toute leur sduction, heureuses de navoir vcu que leur jeunesse22,changes en lumire, en rose, en fleurs23 comme sil juxtaposait laruine des empires, une socit qui se dcompose24, une vie quiseffrite, limage noclassique de la jeune fille morte en un printemps deroses, la beaut marmorenne de la belle endormie.

    Le bal des ttes fait apparatre des hommes-ruines25, telles ces rui-nes vivantes26 sur lesquelles mdite le mmorialiste au cours de sonvoyage Prague. En un Sic transit o il semble pasticher Chateaubriandvoquant linconstance des fortunes27, le narrateur de la Recherchemdite sur le permanent coulement des figures du monde :

    Ainsi change la figure des choses de ce monde ; ainsi le centredes empires, et le cadastre des fortunes, et la charte des situations,tout ce qui semblait dfinitif est-il perptuellement remani, et les

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    yeux dun homme qui a vcu peuvent-ils contempler le changementle plus complet l o justement il lui paraissait le plus impossible.(TR, p. 324)

    Comme le mmorialiste, le narrateur assiste au dclin dun monde ; ildevient lun des ultimes reprsentants dun monde disparu :

    Mais prcisment, cest que la socit dalors ( ) nexistait plusque dans la mmoire dtres dont le nombre diminuait tous lesjours. (TR, p. 243)Il ny a plus que moi au monde qui conserve dans sa mmoire latrace de cette socit jamais disparue. (MOT, L. I, ch. 4, t. I,p. 143, variante c)

    Comme le faisait remarquer G. Deleuze, Proust semble concevoir lechangement non comme une dure bergsonienne, mais comme unedfection, comme une course au tombeau28 ; or cette extrme sensibi-lit aux effets du temps et aux signes daltration est bien ce qui caract-rise la temporalit des Mmoires. Laboutissement de lcriture commetransfiguration suppose donc, chez Proust comme chez Chateaubriandune connivence avec la mort : jtais devenu un demi-mort, affirme lenarrateur du Temps retrouv, la suite de son malaise ; jtais dj peu prs mort, rpte-t-il ; ne suis-je pas moi-mme quasi mort ? 29,crit Chateaubriand, aprs avoir rappel que trente-six annes sparentles vnements raconts du temps de lcriture. Ce sentiment de la pr-carit dune criture aux prises avec le temps, cette conscience du dangerque reprsente la mort pour la ralisation de l uvre parcourt tant la Re-cherche que ses avant-textes o sexprime un Memento mori absent deJean Santeuil30 Proust rejoignant par l lune des notes rcurrentes desMmoires, celle dune narration qui se dbat avec le temps31.

    Cette proximit avec la mort conduit lcrivain retrouver son moi pro-fond, le moi du silence, de la nuit. De fait, comme Chateaubriand, Proustrefuse de soumettre lcriture aux dterminations biographiques du moimondain. Il admire tout particulirement chez Chateaubriand la mdita-tion lyrique du second tome des Mmoires autour de la cration littraire

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    et des afflictions du pote isol32. En un dveloppement amen deve-nir topos romantique, Chateaubriand y voque la transfiguration de lasouffrance travers la cration potique le Gnie est un Christ, af-firme-t-il-t-il plus loin au sujet du Tasse33. Sopposant Voltaire, pour quilefflorescence dune littrature tait lie la grandeur dun rgne lacour, centre des plaisirs34, tant alors le point de rfrence du got35 Chateaubriand arrache toute finalit mondaine la cration littraire : lalittrature prend racine dans un for intrieur lyrique et pathtique plusque dans les dterminations historiques36. Le texte littraire est ainsi lamarque dun gnie individuel qui transcende les critres mondains dugot. Or cest prcisment cette intuition de lcriture comme plongedans les profondeurs de ltre que Proust reconnat chez Chateaubriand,refusant ce qui, dans son uvre, pourrait tenir de lloquence superfi-cielle de la conversation :

    Souvent, et surtout quand il veut tre spirituel, franais, vif, voltairien,nous pouvons ladmirer, nous ne le reconnaissons pas37. (SurChateaubriand, CSB, p. 652)

    Dans son article sur le style de Flaubert, Proust reprend cette mmeopposition entre un Chateaubriand profond et un Chateaubriand rienquloquent :

    M. Thibaudet cite une phrase du moins beau Chateaubriand, duChateaubriand rien quloquent ( ). En rgle gnrale, tout ce quidans Chateaubriand continue ou prsage lloquence politiquedu XVIIIe et XIXe sicle nest pas du vrai Chateaubriand38.

    Si Proust refuse de reconnatre le gnie de Chateaubriand dans uneloquence qui serait lexpression dun moi social, cest sans doute parcequil peroit chez lEnchanteur une sensibilit au langage littraire commeune langue part, comme une voix qui chante et qui semble venir dunergion inconnue39, comme lcrivait Chateaubriand annonant la repr-sentation proustienne de lartiste comme citoyen dune patrie inconnue40.

    Toutefois, si les livres sont les enfants du silence41, ni le narrateur nile mmorialiste ne peroivent ce silence de lcriture comme un retrait du

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    monde : ils le conoivent plutt comme une transmutation de la ma-tire42 travers le style. Dans sa note sur Chateaubriand recueillie dansle recueil dEssais et articles, Proust voit dans l uvre de Chateaubriandune uvre deux faces, transcendant la mort par la rsurrection, loublipar la rminiscence, la douleur par lenchantement :

    Jaime lire Chateaubriand parce quen faisant entendre toutes lesdeux ou trois pages (comme aprs un intervalle de silence dansles nuits dt on entend les deux notes, toujours les mmes, quicomposent le chant de la chouette) ce qui est son cri lui, aussimonotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que cest quunpote. Il nous dit que rien nest sur la terre, bientt il mourra, loublilemportera ; nous sentons quil dit vrai, car il est un homme parmiles hommes ; mais tout dun coup parmi ces vnements, cesides, par le mystre de sa nature il a dcouvert cette posie quilcherche uniquement, et voici que cette pense qui devait nousattrister nous enchante ( ). Et quand Chateaubriand, tandis quilse lamente, donne son essor cette personne merveilleuse ettranscendante quil est, nous sourions, car, au moment mme oil se dit ananti, il svade, il vit dune vie o lon ne meurt point.(CSB, p. 652)

    La mtaphore du cri monotone de la chouette rejoint la thorie prous-tienne de lhomognit des uvres propres aux grands artistes, faitesdun retour de thmes formant un chant singulier43. Mais on peut aussiremarquer que cette image des notes lancinantes qui fonderaient enquelque sorte la posie des Mmoires tait employe par Chateaubriandlui-mme pour dsigner la plainte ternelle qui fait le fond ou la notedominante des lamentations humaines : elle continuerait, ajoute-t-il,quand toutes les douleurs cres viendraient se taire44. La plaintesurvit leffacement de la douleur car elle se fait enchantement, plaisirpotique, selon la double postulation qui est celle de la mlancolie45.Lhomme disparat, la fleur renat. Proust cite en exergue de sa note surChateaubriand la fin du chapitre des Mmoires sur labandon de Chan-tilly. Le pathtique Ubi sunt ?, la mditation lyrique sur la ruine des empi-

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    res et le peu de traces que laissent derrire eux les vnements de lhis-toire sachve sur lvocation de la petite fleur cache parmi les bruyres :

    Hommes obscurs, que sommes-nous auprs de ces hommesfameux ? Nous disparatrons sans retour : vous renatrez, illet depote, qui reposez sur ma table auprs de ce papier, et dont jaicueilli la petite fleur attarde parmi les bruyres ; mais nous, nousne revivrons pas avec la solitaire parfume qui ma distrait. (MOT,L. XVI, ch. 11, t. II, p. 179)

    Paradoxalement, cest sur lphmre illet de pote que se fonde laffir-mation, par-del lvanescence du rel, dun beau intemporel, un beauqui sincarnerait moins dans la permanence de la pierre que dans lter-nelle rsurrection du fugitif. Ainsi lternit ne peut tre entrevue que dansle regard du pote qui recueille linfime, associe entre eux les lieux, lespoques et les sensations pour en dgager une mystrieuse unit. Proustcommente ainsi la chute de Chateaubriand son chapitre sur labandonde Chantilly :

    ( ) Au moment o il vient de nous parler de la chute des empireset de la poussire quil est dans ce tourbillon, la manire dont ilparle dune petite fleur cueillie Chantilly, manire qui nous ravit etqui est la mme que celle dont il nous a ravis pour dautres choses,nous donne le sentiment dtre quelque chose, sinon qui survivraaux empires, en ce sens quon le connatra encore, du moins quiest tellement suprieur au temps que, mme si on savait quenotre page sera brle aussitt qucrite, on lcrirait dans la mmeextase, en renonant tout pour cela, tant on aurait le sentimentdavoir donn lexistence quelque chose de rel et dune ralitqui en soi ne peut prir. (CSB, p. 653)

    Proust a peru la modernit de Chateaubriand dans sa reprsentation dela littrature comme un changement dchelle, comme une inversion desvaleurs qui conduit rvaluation de linfime. Il revient dans Le Tempsretrouv sur cette rvaluation de lessentiel quil entrevoit dans les M-moires doutre-tombe :

    Un chant doiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise

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    charge de lodeur de rsda, sont videmment des vnementsde moindre consquence que les plus grandes dates de laRvolution et de lEmpire. Ils ont cependant inspir Chateaubrianddans les Mmoires doutre-tombe des pages dune valeurinfiniment plus grande46.

    Ainsi, Ferney, Chateaubriand reproche Voltaire de navoir su prterattention lhumble ruisselet qui scoule, solitaire, dans ltroite valle :lhomme des trompettes na jamais vu cet asile de silence tout contresa retentissante maison47 ; le moi de la conversation aurait ainsi dominle moi du silence. Chateaubriand se prfre attentif la rigole dserte,au susurrement dune vague, linsecte imperceptible, aux intimesmisres inconnues du beau gnie48 ; il privilgie, non les immensesobjets, mais une fleur que je cueille, un courant deau qui se drobeparmi les joncs, un oiseau qui va senvolant et reposant devant moi49.Cest donc toutes ces petites choses rattaches quelques souve-nirs50 que le mmorialiste accorde son attention, une infime sollicitationsuffisant oprer, par un processus analogique, la contamination dunpaysage lautre, dune poque lautre. Rome, le simple bruit du ventet de la pluie suffit ressusciter limage de Madame Rcamier51 ; Na-ples, lhumidit des terrains de fougres lui rappelle des aspects de saBretagne52 ; la Villa Mdicis, lharmonie des cors et des hautbois vo-que le murmure des forts amricaines53 ; Venise, sur le quai des Es-clavons, le got de la crme et du beurre frais le transporte en Bretagne54.Mes souvenirs se font cho : jusque dans la campagne romaine, Cha-teaubriand retrouve la lumire bretonne. Plus on progresse dans lesMmoires, plus la rverie ramne sans cesse le voyageur vers Com-bourg : de Combourg Combray, les vritables paradis sont des paradisperdus55. Le dtail devient le point de convergence des lieux et des po-ques, le voyage se transformant en une vaste rverie associative, quiextrait, partir des paysages traverss et des impressions, des syncr-tismes intimes56. Ds lors, le paysage appartient moins au lieu traversquau regard qui le contemple et le recre travers une vision particu-lire : Le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le

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    Campo Vaccino57. Le gnie consiste ainsi, en termes proustiens, dansle pouvoir rflchissant et non dans la qualit intrinsque du spectaclereflt, dans le sujet et non dans lobjet.

    Le retour sur des lieux familiers transforme le paysage en une chellepour mesurer le temps58. Le mmorialiste se demande si ce sont sesyeux ou les objets qui ont chang peut-tre les uns et les autres59,rpond-il. Le voyage ne permet gure de retrouver ce qui nappartientquau souvenir :

    Les lieux que nous avons connus nappartiennent pas quaumonde de lespace o nous les situons pour plus de facilit ( ) ;le souvenir dune certaine image nest que le regret dun certaininstant ; et les maisons, les routes, les aventures, sont fugitives,hlas ! comme les annes60.

    Par un procd de surimpression dpoques loignes dans le temps,par une confrontation rcurrente du temps jadis au prsent de lcriture,Chateaubriand, linstar de Proust, introduit comme un vritable leitmotivde son uvre la sensation de la dure coule, linterpolation des temps,comme dans un terrain o les laves dpoques diffrentes sont mles61.Dans cette confrontation des poques et des lieux, la permanence sedouble de non-concidence. La mmoire runit en mme temps quelleoppose ; elle associe la joie de la rsurrection le regret des chosesperdues. Proust admirait tout particulirement dans les Mmoires la rve-rie inspire Chateaubriand, lors dune escale lle Saint-Pierre, par unparfum dhliotrope et dans laquelle il voyait une des deux ou trois plusbelles phrases des Mmoires62 :

    Une odeur fine et suave dhliotrope sexhalait dun petit carr defves en fleurs ; elle ne nous tait point apporte par une brise dela patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relationavec la plante exile, sans sympathie de rminiscence et de volupt.Dans ce parfum non respir de la beaut, non pur dans sonsein, dans ce parfum chang daurore, de culture et de monde, il yavait toutes les mlancolies des regrets, de labsence et de lajeunesse. (MOT, L.VI, ch. 5, t. I, p. 360-361)

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    Un univers tout entier ressurgit travers le parfum dune fleur, telle lexis-tence du Sauvage qui nest plus rappele que par la fleur de pavot quiornait sa tombe, fleur dont larme reste attach aux doigts lorsquontouche la plante, incarnant lui seul limage du souvenir dune vie pas-se dans la solitude63. La mmoire dune vie repose non sur un monu-ment mais sur ce quil y a de plus phmre, le parfum qui survit la fleur.On pense ici au parfum daubpine qui dans Combray survit lefface-ment des chemins, la perte des tres :

    ( ) et pourtant ce parfum daubpine qui butine le long de la haieo les glantiers le remplaceront bientt, un bruit de pas sanscho sur le gravier dune alle, une bulle forme contre une planteaquatique par leau de la rivire et qui crve aussitt, mon exaltationles a ports et a russi leur faire traverser tant dannessuccessives, tandis qualentour les chemins se sont effacs etque sont morts ceux qui les foulrent et le souvenir de ceux qui lesfoulrent. (CS, p. 181)

    La mmoire prend racine dans le plus fugitif, dans le plus volatile, leparfum, le chant de la grive, qui disparat peine mis, qui ne laisse detrace que dans la mmoire intime de celui qui sait en couter les in-flexions. Tant ldifice dune vie que la structure de l uvre semblent commesuspendus la mmoire, elle-mme rattache une sensation fugitive,involontaire, presque impalpable : Nest-ce pas, sinterroge le narra-teur du Temps retrouv, une sensation du genre de celle de la made-leine quest suspendue la plus belle partie des Mmoires doutre-tombe ?64

    On a pu opposer la puissante joie65 de la rsurrection proustienne, lexaltation du narrateur, lvaluation dysphorique qui fait suite la rap-parition de Combourg66. Cet apparent contraste peut toutefois tre nuancsi lon se rfre au texte rflexif du Temps retrouv consacr lpisodede la madeleine, dans lequel le narrateur voque linsuffisance de lasensation, quil sagit ensuite de faire sortir de la pnombre, dinterpr-ter, de convertir en un quivalent spirituel travers l uvre dart67. Enoutre, les intermittences du c ur prsentent dans Sodome et Gomor-

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    rhe un autre modle de rminiscence, telle lexprience de la bottine, ola conscience du deuil prend le pas sur lexaltation de la rsurrection, ola grand-mre retrouve par la mmoire est dans le mme temps per-due pour toujours68, o le monde du sommeil reflte et rfracte la dou-loureuse synthse de la survivance et du nant69. linverse, comme lamontr J.-F. Perrin, les scnes de rminiscence dans les Mmoires doutre-tombe, loin de constituer un simple faire-valoir du dsenchantement,sont aussi des scnes de reconnaissance, fondant chaque nouvel lande lcriture70. Ainsi, le rayon de lune aperu travers un berceau detilleuls fait ressurgir dans toute sa prsence limage de Madame Rca-mier :

    Qui, dans le cours de ses jours, ne se remmore quelques petitescirconstances indiffrentes tous, hors celui qui se les rappelle ? la maison de la rue dAnjou il y avait un jardin ; dans ce jardin unberceau de tilleuls entre les feuilles desquels japercevais un rayonde lune, lorsque jattendais Madame Rcamier : ne me semble-t-il pas que ce rayon est moi et que si jallais sous les mmesabris, je le retrouverais ? (MOT, Livre Rcamier, t. III, p. 727)

    Les scnes de rminiscence, qui se multiplient dans la quatrime partiedes Mmoires, peuvent donc tre lues comme autant de signes orientsvers la runification progressive du moi 71. Elles permettent de confon-dre des poques loignes, de mler des illusions dges divers72.Lcriture est alors perue comme une plonge dans les profondeurs deltre. De fait, chez Chateaubriand comme chez Proust, le moi est perucomme une sdimentation faite de strates successives qui se superpo-sent jusqu composer une formation quasi gologique, un sol mentalfait de gisements profonds73 dans lesquels lcrivain vient fouiller74 :

    Nos ans et nos souvenirs sont tendus en couches rgulires etparallles, diverses profondeurs de notre vie, dposs par lesflots du temps qui passe successivement sur nous. (MOT, L.XXXVIII, ch. 1, t. IV, p. 358)Notre moi est fait de la superposition de nos tats successifs.Mais cette superposition nest pas immuable comme la stratification

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    dune montagne. Perptuellement des soulvements font affleurer la surface des couches anciennes. (AD, p. 126)

    Dans les Mmoires, les couches de temps viennent se superposer jus-qu former cette dure singulire o se prfigure le temps implexe deSylvie et de Proust75 ; la progression linaire se substitue limbricationdes poques : le prsent de lcriture vient simbriquer dans le tempspass, lui-mme vocation dun souvenir antrieur ou anticipation dunchangement venir. Le mmorialiste devient, limage du narrateur, untre sans ge fixe76 :

    Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entres dans lesautres ( ). Ma jeunesse pntrant dans ma vieillesse, la gravitde mes annes dexprience attristant mes annes lgres, lesrayons de mon soleil depuis son aurore jusqu son couchant, secroisant et se confondant, ont produit dans mes rcits une sorte deconfusion, ou, si lon veut, une sorte dunit indfinissable ; monberceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; messouffrances deviennent des plaisirs et mes plaisirs des douleurs,et je ne sais plus, en achevant ces Mmoires, sils sont dune ttebrune ou dune tte chenue. (MOT, Avant-propos, t. I, p. 118)

    Dans la Recherche, cette surimpression des lieux, cette confusion destemps au sein de la mmoire produisent une unit indfinissable quisemble soustraire au temps le paysage transfigur en une sorte dma-nation du moi :

    Parfois ce morceau de paysage amen ainsi jusqu aujourdhuise dtache si isol de tout, quil flotte incertain dans ma pensecomme une Dlos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays,de quel temps peut-tre tout simplement de quel rve il vient.(CS, p. 182)

    Une mme confusion des poques et des songes confre limage deMadame Rcamier une forme dintemporalit :

    Mes souvenirs de divers ges, ceux de mes songes, comme ceuxde mes ralits, se sont ptris, confondus pour faire un compos

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    de charmes et de douces souffrances, dont elle est devenue laforme visible. (MOT, Livre Rcamier, t. III, p. 734)

    Face aux annes fugitives, aux chemins qui seffacent, seule la m-moire permet de rassembler le moi dispers, livr une ralit mou-vante :

    Sans la mmoire, que serions-nous ? Nous oublierions nosamitis, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le gnie ne pourraitrassembler ses ides ; le c ur le plus affectueux perdrait satendresse, sil ne se souvenait plus ; notre vie se rduirait auxmoments successifs dun prsent qui scoule sans cesse ; il nyaurait plus de pass. misre de nous ! notre vie est si vainequelle nest quun reflet de notre mmoire. (MOT, L. II, ch. 1, t. I,p. 174)

    Chez Chateaubriand comme chez Proust, lcriture est indissociable dela mmoire, qui apparat alors comme le seul rempart face au rien detout77. Lcrivain est un tre de mmoire, la mmoire tant son tourprsente, dans la Recherche comme dans les Mmoires doutre-tombe,sous la forme dune bibliothque o les livres sentassent, o il faut allerfouiller pour rassembler en une uvre les ouvrages que le temps a dis-perss :

    Je mtais tabli au milieu de mes souvenirs comme dans unegrande bibliothque. (MOT, L. XVIII, ch. 5, t. II, p. 248)Chaque jour ancien est rest dpos en nous comme dans unebibliothque immense. (AD, p. 126)

    Il faut fouiller dans les profondeurs de la mmoire pour que les nomsreprennent leur ancienne signification, les tres leur ancien visage, nousnotre me dalors78. Mais il arrive que lcrivain mme ne parvienne faire revivre les livres enfouis, les noms effacs. Un livre, crivait Proust,est un grand cimetire o sur la plupart des tombes on ne peut plus lireles noms effacs79. Il rejoint ici une image omniprsente chez Cha-teaubriand, celle de la prcarit du souvenir, de la trace oublie, de latombe devenue muette80, celle du livre conu comme un appel desmorts81.

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    De fait, la question essentielle qui traverse l uvre de Chateaubriandcomme celle de Proust est celle de la rsurrection. Comment rveillerdes effigies glaces ? 82, sinterroge le mmorialiste ; parfois, crit Proust,on se souvient trs bien du nom, mais sans savoir si quelque chose deltre qui le porta survit dans ces pages83. Ainsi, face aux trois arbresdHudimesnil, le narrateur, ne parvenant faire renatre le souvenir, sedemande sils venaient dannes dj si lointaines de [s]a vie que lepaysage qui les entourait avait t entirement aboli dans [s]a mmoire84.La vue des arbres qui agitent leurs bras dsesprs en esprant revivredans la mmoire du narrateur fait natre en lui un genre de plaisir etdinquitude qui nous semble pouvoir tre rapproch du sentiment mlde plaisir et de tristesse quengendre chez Chateaubriand la contempla-tion dun chemin bord de peupliers lors de son voyage en Bavire :

    En sortant de Berneck, le chemin est bord de peupliers, dontlavenue tournoyante minspirait je ne sais quel sentiment ml deplaisir et de tristesse. En fouillant dans ma mmoire, jai trouvquils ressemblaient aux peupliers dont le grand chemin tait alignautrefois du ct de Paris lentre de Villeneuve-sur-Yonne.Madame de Beaumont nest plus : M. Joubert nest plus ; lespeupliers sont abattus, et, aprs la chute de la monarchie, je passeau pied des peupliers de Berneck. (MOT, L. XXXVIII, ch. 6, t. IV,p. 337)

    Au plaisir de la rminiscence, Chateaubriand associe la litanie des tresdisparus. Ces derniers sauront-ils renatre, reprendre vie traversl uvre ? Lenchanteur sinterroge sur les pouvoirs de lcriture :

    Lorsque je fouille dans mes penses, il y a des noms, et jusqudes personnages, qui chappent ma mmoire, et cependant ilsavaient peut-tre fait palpiter mon c ur : vanit de lhomme oubliantet oubli ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours :Renaissez ! pour quils renaissent ; on ne se peut ouvrir la rgiondes ombres quavec le rameau dor, et il faut une jeune main pourle cueillir. (MOT, L. XIII, ch.3, t. II, p. 19)

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    La survie travers la littrature passe par une plonge au royaume desmorts : la rfrence virgilienne traverse le texte de Chateaubriand commecelui de Proust. Tous deux appellent le pass la rsurrection : Ressus-citez, compagnons de mon exil !, supplie le mmorialiste lorsquil vo-que sa jeunesse en exil85 ; Ressuscite-nous, semblent dire les arbresqui, dans lavant-texte de la rminiscence dHudimesnil, tendent vers lenarrateur leurs bras impuissants 86. Ce rappel des morts, cette qute dutemps perdu saccompagne, dans les deux textes, dune identification dunarrateur ne, un narrateur qui attend, dans les Mmoires, quunejeune main lui tende le rameau dor, qui, dans, lavant-texte de lpisodedHudimesnil, tente de faire renatre ces arbres qui lui tendaient des brasimpuissants, comme ces ombres qune rencontre aux enfers87. Leschemins du bois de Boulogne comme ceux de Balbec sont peupls dom-bres errantes, cherchant on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens88.Les chemins que lon retrouve quand le temps a pass, et que lon prendconscience que les arbres qui le bordent survivront une vie fugitive,semblent transformer les tres en fantmes et la vie en une vie irrelle :

    De fantmes poursuivis, oublis, recherchs nouveau,quelquefois pour une seule entrevue et afin de toucher une vieirrelle laquelle aussitt senfuyait, ces chemins de Balbec entaient pleins. (SG, p. 401)Ma jeunesse revient cette heure ; elle ressuscite ces jourscouls que le temps a rduits linsubstance de fantmes. (MOT,L. XXXVI, ch. 1, t. IV, p. 201)

    Le pass vient hanter lcrivain jusqu ce quil lui rendre vie, jusqu cequil se fasse le passeur des morts :

    Mes annes expires ressuscitaient et menvironnaient commeune bande de fantmes ; mes saisons brlantes me revenaientdans leur flamme et dans leur tristesse. (MOT, L. XVII, ch. 3, t. II,p. 193)Je crus plutt que ctaient des fantmes du pass, de cherscompagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaientnos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me

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    demander de les emmener avec moi, de les rendre la vie. (JFF,p. 286)

    De cette nekuia doit surgir une transfiguration du pass dans lternit del uvre, quelque chose qui commun la fois au pass et au prsent, estbeaucoup plus essentiel queux deux89, et qui doit permettre de relier,rassembler, renouer les deux bouts dune existence90 par del les ruptu-res de lHistoire et les failles dune vie disperse, dun temps perdu. Parle miracle de lanalogie et de la surimpression, les lieux et les temps secroisent jusqu former un peu de temps ltat pur91.

    Proust comme Chateaubriand ont donc fait de leur uvre un corps corps avec le Temps :

    Et moi, crivait Chateaubriand, qui me dbats contre le temps,moi qui cherche lui rendre compte de ce quil a vu, moi qui criscela si loin des vnements passs ( ), que suis-je entre lesmains de ce Temps, de ce grand dvorateur des sicles que jecroyais arrts, de ce Temps qui me fait pirouetter dans lesespaces avec lui ? (MOT, L. XXII, ch. 18, t. II, p. 512)

    la drive des tres et des choses, ils ont oppos une structure littrairetransfigurant les vnements disperss de la vie, anecdotes apparem-ment insignifiantes et promises loubli, en un point de dpart ouvrant,comme la montr Jean-Yves Tadi, sur un systme dchos, de conclu-sions profondes, de variations potiques92. Il nous semble ainsi quuneparent profonde unisse deux auteurs qui se rejoignent dans leur repr-sentation de lcriture comme un art de mmoire, plongeant dans lesgisements profonds de ltre, superposant jusqu les confondre lesdiverses strates du temps humain. Cependant, cette dimensionmmorielle de l uvre inclut chez Chateaubriand bien plus que le tempsdune vie : les Mmoires doutre-tombe, traverss par lHistoire, sont aussile rceptacle de la mmoire des sicles. Ainsi, en traant les derniersmots de ses Mmoires doutre-tombe, Chateaubriand se fait le passeurdu monde ancien : on dirait, crit-il, que lancien monde finit, et que lenouveau commence. Chez Proust, le futur entrevu reprsente, non plus

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    lavenir du monde, mais celui de l uvre faire. Au bilan du mmorialistefait place la circularit du texte ; lintemporalit potique que laissent en-trevoir les extases de la mmoire vient sinsrer dans le temps du ro-man93. Et si narrateur aborde, comme le mmorialiste, au rivage deschoses ternelles94, ce nest plus le crucifix la main95, mais danslternel retour de l uvre venir.

    Emmanuelle TabetCNRS

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    Notes

    1 Il ne me reste qu masseoir au bord de ma fosse ; aprs quoi je descendrai hardiment,le crucifix la main, dans lternit, Mmoires doutre-tombe (MOT), d. J.-C. Berchet,Paris, Garnier, 1989-1998, t. IV, p. 600.

    2 Le Temps retrouv (TR), Folio classique, Paris, Gallimard, 1990, p. 236.3 Voir sur la cathdrale proustienne, Stphane Chaudier, Proust et le langage religieux. La

    cathdrale profane, Paris, Honor Champion, 2004, p. 437-441.4 MOT, L. XLII, ch.18, t. IV, p. 599.5 TR, p. 353.6 Albertine disparue (AD), Folio classique, Paris, Gallimard, p. 174.7 Ibid, p. 175.8 MOT, L. XIII, ch. 3, t. II, p. 18.9 TR, p. 343.10 Ibid.11 AD, p.176.12 MOT, L. III, ch. 14, t. I, p.234.13 Voyage en Italie, in uvre romanesques et voyages, d. M. Regard, Paris, Gallimard,

    1969, t. II, p. 1450 : On meurt chaque moment pour un temps, une chose, une personnequon ne reverra jamais : la vie est une mort successive.

    14 MOT, L. III, ch. 7, t. I, p. 221.15 La Prisonnire, Folio classique, Paris, Gallimard, 1989, p. 339.16 MOT, Le livre dixime, Fragments retranchs, t. IV, p. 822.17 lOmbre des jeunes filles en fleurs (JFF), Folio classique, Paris, Gallimard, 1988,

    p. 240.18 Chateaubriand, Rflexions politiques, chapitre XX, in uvres compltes, Paris, Garnier,

    1861, t. VII, p. 105.19 TR, p. 293.20 MOT, L. XII, ch. 5, t. I, p. 641.21 TR, p. 242.22 MOT, L. XXXVI, ch.1, t. IV, p. 205.23 Ibid, p. 204.24 MOT, L. XLII, ch. 2, t. IV, p. 519.25 Il ntait plus quune ruine mais superbe, et moins encore quune ruine, cette belle chose

    romantique que peut tre un rocher pendant la tempte, crit Proust au sujet du duc deGuermantes (TR, p. 259).

    26 Aprs avoir explor les ruines mortes, jtais appel au spectacle des ruines vivantes(MOT, t. IV, p. 256).

    27 MOT, L. XXIX, ch. 2, t. III, p. 196.28 Gilles Deleuze, Marcel Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 15.29 MOT, L. XIII, ch. 3, t. II, p. 19.30 Voir par exemple le carnet 1, fos 10v-11r, cit in Jrg Bischoff, La Gense de lpisode de

    la madeleine. tude gntique dun passage d la Recherche du temps perdu, Berne,Peter Lang, 1988, p. 102 : Les avertissements de la mort. Bientt tu ne pourras dire toutcela et les divers brouillons et lettres cits par lauteur.

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    31 Voir par exemple les rflexions qui font suite lpisode de la grive : Les heures fuient etmentranent : je nai pas mme la certitude de pouvoir achever ces Mmoires (MOT, L. II,ch. 9, t. I, p. 204).

    32 Voir la note de Proust son article sur Chateaubriand : Toute la page 485 du t. II, et lesimages multiplies qui la terminent, le Christ du Moyen-ge avec les plaies du pote, lesveines perces avec le soulagement dcrire (Contre Sainte-Beuve prcd de Pasticheset mlanges et suivi de Essais et articles (CSB), Paris, Gallimard, Bibliothque de laPliade, 1971, p. 651). Je nai dautre ressource pour me soulager dans ces crises, que dedonner un libre cours la fivre de ma pense, de mme quon se fait percer les veinesquand le sang afflue au c ur ou monte la tte (MOT, L. XVII, ch. 3, t. II, p. 194).

    33 MOT, L. XL, ch. 3, t. IV, p. 439.34 Le Sicle de Louis XIV, ch. XXXV.35 Voir par exemple larticle got du Dictionnaire philosophique cit dans Emmanuel Bury,

    Littrature et politesse, linvention de lhonnte homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996,p. 209-210 : Il est de vastes pays o le got nest jamais parvenu, ce sont ceux o lasocit ne sest pas perfectionne ; o les hommes et les femmes ne se rassemblentpoint ( ). Quand il y a peu de socit, lesprit est rtrci, sa pointe smousse, il ny a pasde quoi former le got.

    36 Voir Marc Fumaroli, Trois institutions littraires, Paris, Gallimard, 1994, p. XIX : Joubert etChateaubriand, fidles lIon de Platon, attribuent lesprit qui souffle o il veut loriginetranshistorique de la parole potique et littraire, mme sils sont trs attentifs sondploiement social, politique, historique.

    37 Sur Chateaubriand, CSB, p. 652.38 Essais et articles, propos du style de Flaubert, in CSB, p. 598.39 MOT, L. XVIII, ch. 9, t. II, p. 275.40 La Prisonnire, Folio classique, Paris, Gallimard, 1989, p. 245 : Chaque artiste semble

    ainsi comme le citoyen dune patrie inconnue, oublie de lui-mme, diffrente de celle doviendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste.

    41 CSB, p. 309.42 G. Deleuze, Marcel Proust et les signes, op. cit., p. 42.43 Voir sur cette thorisation de cette monotonie, Jean Milly, Proust et le style, Paris,

    Minard, p. 31.44 MOT, L. XI, ch. 4, t. I, p. 603.45 Voir Bernard Sve, Chateaubriand, la vanit du monde et la mlancolie, Romantisme,

    1979, p. 26 : La mlancolie est ambigu : elle maintient dans labsence lobjet sur lequelelle se porte, mais ce maintien mme lui confre une sorte de prsence ( ). La mlancoliese complat essentiellement dans cette situation de prsence absente. [Elle] ( ) sedissipe dans les mots quelle appelle.

    46 TR, p. 34. Proust fait ici allusion la rverie engendre par lodeur dhliotrope lors dupassage de Chateaubriand lle de Saint-Pierre (voir ci-dessous p.7). Labb Mugnierrapporte dans son Journal (Mercure de France, 1985), la date du 7 juin 1917, les proposde lcrivain : Il adore Chateaubriand et citait en particulier un passage des Mmoires oil est question dune fleur parfume, trouve ltranger et qui rappelle la France. Cest lle Saint-Pierre, vrification faite et il nest pas question de rsda comme le croyaitProust mais dhliotrope. Proust sest rencontr avec moi, dune manire extrmementprcise sur lamour des fleurs, comme les aubpines roses, blanches (cit in Luc Fraisse,L uvre cathdrale. Proust et larchitecture mdivale, Paris, Jos Corti, 1990, p. 33).

    47 MOT, L. XXXIV, ch. 8, t. IV, p. 46.

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    48 Ibid.49 MOT, L. XIV, ch. 2, t. II, p. 74.50 MOT, t. IV, p. 160.51 MOT, t. III, ancienne d., p. 477.52 Voyages, p. 1471.53 MOT, t. III, ancienne d., p. 528.54 MOT, L. XXXIX, ch. 11, t. III, p. 412.55 TR, p. 177.56 Voir Andr Vial, Chateaubriand et le temps perdu. Devenir et conscience individuelle dans

    les Mmoires doutre-tombe, Paris, Julliard, 1963, p. 67.57 MOT, L. XXXV, ch. 16, t. IV, p. 160.58 MOT, L. XXIX, ch. 10, t. III, p. 228.59 MOT, L. XXIX, ch. 3, t. III, p. 205.60 Du Ct de chez Swann (CS), Folio classique, Paris, Gallimard, 1988, p. 419-420.61 CSB, Sainte-Beuve et Balzac, p. 289.62 TR, p. 226.63 MOT, L. VIII, ch. 2, t. I, p. 434 ; voir cette mme rsurrection du souvenir travers le

    parfum dune fleur dans MOT, L. II, ch. 8 : notre enfance laisse quelque chose delle-mme aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique son parfum aux objetsquelle a touchs.

    64 TR, p. 226.65 CS, p. 44.66 Le chant de loiseau dans les bois de Combourg mentretenait dune flicit que je croyais

    atteindre ; le mme chant dans le parc de Montboissier le rappelait les jours perdus lapoursuite de cette flicit insaisissable. Je nai plus rien apprendre, jai march plus viteque les autres et jai fait le tour de la vie. Les heures fuient et mentranent ; je nai pasmme la certitude de pouvoir achever ces Mmoires (MOT, L. II, ch. 9, t. I, p. 204).

    67 TR, p. 185.68 Sodome et Gomorrhe (SG), Folio classique, Paris, Gallimard, 1989, p. 155.69 SG, p. 157.70 Jean-Franois Perrin, Vers les rivages enchants : potique de la mmoire et du temps

    chez Chateaubriand, in Chateaubriand. Le tremblement du temps, Actes du colloque deCerisy, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994, p. 118.

    71 J.-F. Perrin, Vers les rivages enchants , art. cit., p. 125.72 MOT, L. XXXIV, ch. 1, t. IV, p. 27.73 CS, p. 182.74 Chacun de nous, en fouillant diverses profondeurs dans sa mmoire, retrouve une autre

    couche de morts, dautres sentiments teints, dautres chimres ( ) (MOT, L. XXXIX, ch.3, t. IV, p. 384).

    75 A. Vial, Chateaubriand et le temps perdu, op. cit., p. 79.76 AD, p. 342.77 Saint-Simon, Mmoires, Avant-propos.78 AD, p. 126.79 TR, p. 210.80 Voir par exemple MOT, L. XI, ch. 6, t. I, p. 609 : Voyez les vieux spulcres dans les

    vieilles cryptes : eux-mmes vaincus par lge, caducs et sans mmoire, ayant perdu

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    leurs pitaphes, ils ont oubli jusquaux noms de ceux quils renferment. Voir aussi lamditation du Gnie du christianisme sur les tombes dans les cimetires de campagne oil ny avait pas mme de nom (p. 934).

    81 Voir lappel des morts de Vrone, MOT, L. XXXIX, ch. 3, t. IV, p. 383.82 MOT, L. XIII, ch. 3.83 TR, p. 210.84 JFF, p. 287.85 MOT, L. VI, ch. 1, p. 343.86 Projet de prface du Contre Sainte-Beuve, in CS, p. 434.87 CS, p. 434.88 Ibid., p. 419.89 TR, p. 178.90 Il ne tiendra qu moi de renouer les deux bouts de mon existence (MOT, L. XXXIV, ch. 1,

    t. IV, p. 27).91 TR, p. 179.92 J.-Y.Tadi, Proust et le roman, Essai sur les formes et les techniques du roman dans la

    Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1971, p. 348.93 Ibid., 436.94 MOT, L. XLII, ch. 15, t. IV, p. 588.95 MOT, L. XLII, ch. 18, p. 600.