Martuccelli. Qu’est-ce qu’une sociologie de l’individu moderne?.pdf

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    Danilo MartuccelliSociologie et socits, vol. 41, n 1, 2009, p. 15-33.

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    Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne ? Pour quoi, pour qui, comment ?

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    danilo martuccelliCeRIES

    Universit de Lille 3

    Domaine universitaire du Pont du Bois

    B.P. 14959653 Villeneuve dAscq cedex

    Courriel: [email protected]

    15

    Quest-ce quune sociologiede lindividu moderne ?Pour quoi, pour qui, comment ?

    La centralit de lindividu dans la sociologie contemporaine tmoigne lafois dune crise intellectuelle et, surtout, dune profonde transformation de notresensibilit sociale. Dsormais, cest en rfrence ses propres expriences que le social

    fait ou non sens. Reste bien entendu comprendre limpact de ce mouvement et

    surtout le type danalyse quil incite adopter. Si le dfi consistait hier lire et insrer

    les expriences des acteurs au travers des logiques groupales propres aux grands pro-

    cessus structuraux, aujourdhui, le but est de rendre compte des principaux change-

    ments socitaux lhorizon de lindividu et des preuves auxquelles il est soumis. Cest

    cette exigence qui fait de lindividuation, comme on le verra, une problmatique cen-

    trale de la sociologie.

    Mais procdons par tapes. Afin de rester dans les limites de cet article, nous pro-

    cderons en quatre mouvements. Une fois rappels les contours de lpure du person-

    nage social et sa crise, au profit de lexprience de la modernit, nous prsenterons les

    principaux principes dune sociologie de lindividu, afin de dvelopper une de ses

    variantes organise autour du processus dindividuation , avant de conclure sur lesnouvelles demandes sociales adresses, dans ce contexte, la sociologie.

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    16 sociologie et socits vol. xli.1

    i. pour quoi faire une sociologie de lindividu?

    Un des grands mrites de la sociologie fut, pendant longtemps, sa capacit interpr-

    ter un nombre important de situations et de conduites sociales, pour diverses quelles

    soient, laide dun modle quasiment unique. En effet, en dernire instance, la vri-table unit disciplinaire de la sociologie, au-del des coles et des thories, est venue de

    ce projet de comprendre les expriences personnelles partir de systmes organiss de

    rapports sociaux. Lobjectif fut bien de socialiser le vcu individuel, de rendre compte

    sociologiquement dactions en apparence effectues et prouves en dehors de toute

    relation sociale comme Durkheim (1995) la magistralement montr propos du

    suicide. Les conduites individuelles ne sont jamais dpourvues de sens, condition

    dtre insres dans un contexte social leur transmettant leur vritable signification.

    1. De lide de socit et du personnage social

    Aucun autre modle na mieux rsum ce projet que la notion de personnage social1.

    Elle ne dsigne pas seulement la mise en situation sociale dun individu mais, bien plus

    profondment, la volont de rendre intelligibles ses actions et ses expriences en fonc-

    tion de sa position sociale, parfois sous forme de corrlations statistiques, dautres fois

    par le biais dune description ethnographique de ses communauts de vie. Cest ce

    regard qui, pendant longtemps, a dfini la grammaire proprement sociologique de lin-

    dividu. Chaque individu occupe une position, et cette position fait de lui un exem-

    plaire la fois unique et typique des diffrentes couches sociales. Il se trouve immergdans des espaces sociaux qui gnrent, travers un ensemble de forces sociales, ses

    conduites et expriences au travers de la logique de systmes, de champs ou de confi-

    gurations (Parsons, 1951; Bourdieu, 1979; Elias, 1991).

    Sur cet arrire-plan, les diffrences, au-del du narcissisme de la nuance si souvent

    de rigueur entre coles et auteurs, apparaissent bien minimes. La lecture positionnelle

    parcourt, hier comme aujourdhui, et sans doute le fera-t-elle encore demain, lessen-

    tiel de la sociologie (Passeron, 1991). Toutes les dmarches, malgr leur diversit, com-

    munient autour de ce modle gnral, qui fait de la position de lacteur le meilleur

    oprateur analytique pour rendre compte de ses manires de voir, dagir et de percevoirle monde. Rien dtonnant alors si au sein de ce modle un rle majeur est revenu au

    processus de socialisation.

    La force de la sociologie a donc repos, pendant des dcennies, sur cette capacit

    articuler organiquement les diffrents niveaux de la ralit sociale, au point dabou-

    tir une vritable fusion entre lacteur et le systme (Dubet, 1994). Soulignons-le: le

    triomphe de lide de socit et la notion adjacente de personnage social nont jamais

    1. Lhritage de la thorie sociale classique est sans doute plus complexe, notamment si lon tient

    compte des travaux de Weber ou de Simmel le dernier, comme on le verra, se dmarquant clairement dumodle du personnage social. Pourtant, longtemps associe dans son mainstream lide de socit, et sousla double emprise du fonctionnalisme et du marxisme, il nest pas faux daffirmer que cette interprtation res-titue un mouvement central de lhistoire de la sociologie. Pour une vision plus exhaustive, voir Martuccelli,1999.

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    17Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    signifi la liquidation de lindividu, mais limposition hgmonique dun type parti-

    culier de lecture.

    Cest ce projet intellectuel qui est progressivement entr en crise depuis quelques

    dcennies. Lpure apparat chaque fois comme moins pertinente, au fur et mesure quela notion dune socit intgre se dfait et que simpose (en gnral sans grande rigueur)

    la reprsentation dune socit contemporaine ( noms multiples: post-industrielle,

    hyper-modernit, seconde modernit, post-modernit...) marque par lincertitude

    et la contingence, en fait, par une prise de conscience croissante de la distance irrpres-

    sible qui serait en train de souvrir aujourdhui entre lobjectif et le subjectif.

    Bien entendu, le panorama de la thorie sociale est sans doute moins univoque.

    Bien des sociologues continuent sefforcer de montrer, sans rpit, la validit dun

    modle qui rend compte de la diversit des expriences en fonction des diffrentiels de

    position sociale. Mais, lentement, cette lgante taxinomie de personnages rvle unnombre croissant danomalies et de lacunes. Certains se limitent constater, sans

    aucune volont de changement, linsuffisance gnrale de lancienne dmarche ;

    dautres, avec davantage de mauvaise foi, minimisent ou nient ces failles, mais tous,

    au fond, sont conscients du sisme. Les individus ne cessent de se singulariser et ce

    mouvement a tendance sautonomiser des positions sociales. En ralit, il les traverse,

    et produit le rsultat inattendu dacteurs qui se conoivent et agissent comme sils

    taient plus ou autres que ce que leur dicte leur position sociale (Bourdieu, 1993).

    Toute une srie dinquitudes prend corps et sens en dehors du modle du person-

    nage social.Inutile dailleurs dvoquer cet gard le dsajustement ncessaire et lgitime exis-

    tant entre les modles dinterprtation de la sociologie et les expriences ou le sens

    commun des acteurs. Le problme actuel est diffrent et sans doute plus pressant. La

    non-communication partielle entre acteurs et analystes, la suite de leurs diffrentiels

    de formation et dinformation, est sans doute invitable. Mais la vraie difficult survient

    lorsquun ensemble croissant de phnomnes sociaux et dexpriences individuelles

    ne parviennent plus tre abords et tudis sociologiquement, sinon au travers de

    mutilations analytiques ou de traductions forces. La crise est l et nulle part ailleurs.

    ce carrefour, chacun est libre de choisir, avec toute lintelligence ncessaire, son che-min. Soit tout se rsume une simple affaire daggiornamento de la notion de per-

    sonnage social (et derrire elle, invitablement, du problme de lordre social et de

    lide de socit); soit on prend acte que le dfi est plus profond, plus srieux et quil

    requiert une rorganisation thorique bien plus consquente, o lindividu se voit

    confrer une importance tout autre. Il va de soi quil sagit bien de la position assu-

    me dans cet article.

    Bien sr, insistons-nous, cet affaiblissement est une affaire de degr et non de tout

    ou rien. Dans ce sens, il ne sagit absolument pas de la crise terminale du regard socio-

    logique. Ce qui se modifie, ce qui doit se modifier, est, comme bien des travaux le sou-

    lignent de faon critique, la volont de comprendre exclusivementles individus partir

    dune stratgie qui accorde un rle interprtatif dominant aux positions sociales (en fait,

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    18 sociologie et socits vol. xli.1

    un systme de rapports sociaux) au sein dune conception particulire de lordre

    social et de la socit (Touraine, 1981; Dubet et Martuccelli, 1998; Urry, 2000; Bauman,

    2002).

    2. lexprience de la modernit

    La rflexion sociologique contemporaine sur lindividu part donc dun prsuppos

    radicalement diffrent de celui que les auteurs classiques ont dvelopp autour de lide

    de socit. Cependant, et malgr sa force, le triomphe de cette reprsentation et de

    cette pure du personnage social na jamais t absolu. De faon souterraine, la socio-

    logie na en effet jamais cess dtre travaille par un phnomne contraire, celui de la

    modernit, qui a fascin et continue de fasciner ses principaux auteurs, et dont la ra-

    lit et la permanence dfient la vision que ces mmes auteurs ont voulu imposer de

    lordre social. Cest cette ambivalence thorique qui explique dailleurs pourquoi, endernier ressort, lindividu a pu tre la fois central et marginal dans la sociologie.

    Central: la modernit se dcline et simpose partir de son avnement. Marginal: par-

    tir de sa naissance comme discipline, la sociologie sefforce dimposer une reprsenta-

    tion de la vie sociale qui lui enlve toute centralit analytique (Martuccelli, 2002).

    Insistons sur ce dernier point puisquil y va, en dernire analyse, de la taille de lin-

    flexion que lindividu introduit aujourdhui dans la sociologie. Elle a t marque,

    tout au long de son histoire, la fois par la construction dun modle thorique stable

    de socit et par la conscience permanente de linstabilit indissociable de la modernit.

    La modernit, cest lexprience de vivre dans un monde chaque fois plus tranger,o, comme tant dauteurs nont cess de le rpter, le vieux meurt et le nouveau tarde

    natre, et o, surtout, les individus sont traverss par le sentiment dtre placs dans

    un univers en constant changement (Berman, 1982). Lindividu ne reconnat plus le

    monde qui lentoure, davantage mme: il ne cesse de questionner de faon existen-

    tielle (et non seulement conceptuelle) la nature du lien qui le relie lui. Cest tour tour

    avec et contre cette exprience que sest inscrit lessentiel du projet de la sociologie. Le

    propre de son discours sur la modernit fut en effet de manifester une prise de

    conscience historique de la distance entre les individus et le monde, et leffort perma-

    nent pour proposer, encore et toujours, une formulation capable de suturer dfiniti-

    vement cette bance, au travers dune pluralit defforts thoriques chaque fois plus

    complexes (Martuccelli, 1999). Et aucune autre notion na assur avec autant de force

    cette vocation que, prcisment, lide de socit.

    Dans la pense sociale classique, rptons-le, ce qui a prim a donc t, grce elle

    justement, la reprsentation dune forte structuration ou correspondance entre les dif-

    frents niveaux ou systmes sociaux. Les travaux de Talcott Parsons (1949; 1951) vien-

    dront sceller cette alliance. Au fond, toutes les conceptions soulignaient ltroite

    articulation entre les positions sociales et les perceptions subjectives, entre les valeurset les conduites. Lobjectif, indissociablement intellectuel et pratique, tait dtablir un

    lien entre tous les domaines de la vie sociale. Dune faon ou dune autre, lensemble des

    phnomnes sociaux se devait ainsi de se structurer autour du problme de lintgra-

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    19Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    tion. La communication des parties dans un tout fonctionnel fut alors le credo ind-

    passable de la sociologie. La dissociation entre lobjectif et le subjectif, lment fondateur

    de lexprience moderne, tait alors largement obscurcie au profit dun ensemble de

    principes, pratiques et intellectuels, censs assurer lintgration de la socit. Pourtant,et contre ce quune vulgate scolastique a fini par imposer, cet ordre na jamais cess

    dtre branl.

    Pendant des dcennies le discours sociologique a donc fait, simultanment, deux

    constats opposs: dun ct, la dissociation entre lobjectif et le subjectif (la modernit),

    et de lautre ct, larticulation fonctionnelle de tous les lments de la vie sociale (lide

    de socit). Aujourdhui nous vivons une nouvelle crise de ce projet bicphale. Que ce

    soit par laffirmation de lautonomisation croissante des logiques daction ou des sys-

    tmes sociaux (Bell, 1979; Luhmann, 1995), ou de celle de leur sparation et du primat

    de lintgration systmique sur lintgration sociale (Habermas, 1986), ce dont il sagitau fond est bien de souligner la fin dune ide de totalit socitale analytiquement har-

    monieuse. Mais ces transformations ne font au fond que rappeler ce que la pense

    sociologique classique a toujours su et ce contre quoi, cependant, elle na pas cess de

    lutter. savoir la distance matricielle propre la modernit.

    lencontre donc de ce quaffirme le discours largement amnsique et aujour-

    dhui la mode de la seconde modernit, lavatar actuel sinscrit bel et bien dans une

    longue filiation celle de la sempiternelle crise constitutive de la sociologie. Comment

    ne pas souligner en effet la constance dun rcit qui ne cesse de dcliner dans les termes

    dune nouveaut radicale et indite une exprience si constante et cyclique? La conclu-sion simpose delle-mme. Cest bien ce rcit en trois temps (exprience de dissocia-

    tion de la modernit intgration analytique grce lide de socit nouvelles et

    cycliques dissociations), et ses retours continus au long de lhistoire, qui structure

    la forme narrative commune la plupart des interprtations sociologiques.

    Il faut alors le reconnatre: ce qui pendant plus dun sicle ne fut reconnu qu

    contrecur la rupture de lexprience moderne doit devenir lhorizon fonda-

    mental de la rflexion. Si, hier, lide de socit a prim sur lexprience de la moder-

    nit (subordonnant les individus lpure du personnage social), le futur de la

    sociologie invite, en revenant paradoxalement sur ces origines, un changement decap (Martuccelli, 2007), qui invite accorder un nouveau rle analytique aux exp-

    riences individuelles.

    ii. principes dune sociologie de lindividu

    Mais, que cela veut-il dire exactement? Comment mettre lindividu au centre de la

    thorie sociale? Avanons par tapes. Progressivement, simpose la ncessit de recon-

    natre la singularisation croissante des trajectoires des individus et ceci mme quand ils

    occupent des positions sociales similaires. laune de cette description, la vie sociale estparfois entirement dcrite comme soumise un mlstrm dexpriences incertaines,

    une ralit dans laquelle les normes et les rgles qui, hier encore, taient transmises de

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    20 sociologie et socits vol. xli.1

    manire plus ou moins homogne par les institutions, seraient de plus en plus engen-

    dres in situ et de manire purement rflexive par les acteurs.

    Les tudes qui ont progressivement pris ce chemin dans les dernires dcennies sont

    chaque fois plus nombreuses. Elles sont loin de constituer une cole, et elles ne consti-tuent mme pas vraiment un mouvement intellectuel en bonne et due forme. Pourtant,

    ce qui est le plus souvent commun ces travaux est lide que la comprhension des

    phnomnes sociaux contemporains exige de partir des individus. Comprenons-nous

    bien: si lindividu doit tre le socle de lanalyse, cela ne suppose aucunement une rduc-

    tion de lanalyse sociologique au niveau de lacteur, mais la prise en compte de la cons-

    quence dune transformation socitale faisant de lindividu la source de la production et

    de linterprtation de la vie sociale. Dans limpossibilit de retracer ici le panorama de ces

    tudes, nous nous limiterons la prsentation des principaux axes de ces dmarches.

    [1] En tout premier lieu, la sociologie de lindividu est insparable dune thse denature historique. Diffremment souligne par les divers auteurs, elle consiste recon-

    natre que, dans les dernires dcennies du vingtime sicle, nous aurions transit

    vers un mode gnral dindividualisation dun nouveau type. Mme si les interprta-

    tions prcises peuvent diffrer, cette prise de position se diffrencie radicalement des

    tudes autour de linteraction dans les annes soixante. Elle essaye de rendre compte

    des phnomnes sociaux en allant chercher en bas lunit de la sociologie, afin de

    cerner dautres dimensions et facettes, dsormais incontournables de ltude sociale,

    qui risquent, nanmoins, de rester caches derrire des conceptions systmiques tota-

    lisantes. Lintrt pour lindividu ne provient pas et ne saccompagne donc pas forc-ment dune attention privilgie sur le plan de linteraction (comme cela fut,

    rappelons-le, le cas dans les micro-sociologies des annes soixante et soixante-dix

    quil suffise de penser luvre de Goffman, linteractionnisme symbolique ou

    lethnomthodologie). Il procde dune autre conviction thorique: celle que ltude de

    la socit contemporaine est insparable de lanalyse de limpratif spcifique qui

    contraint les individus se constituer en tant quindividus. Dans ce sens donc, il est

    important de comprendre le projet de lindividualisation lensemble des travaux

    qui font de nouvelles formes dinjonction institutionnelle laxe central de la sociologie

    comme une des variantes possibles, sans doute la plus connue, dune constellationplus large des sociologies de lindividu (Beck, 2001; Beck, Giddens et Lash, 1994 ; Beck

    et Beck-Gernsheim, 2001; Le Bart, 2008).

    [2] La plupart de ces travaux se caractrisent par une vocation descriptive trs fine

    des changes et des sentiments, un travail qui ne cesse dinterroger le vcu intrieur et

    surtout de produire, comme la sociologie clinique le fait si bien, des analyses au plus

    prs des acteurs (Enriquez et al., 1993). Dans ce sens, et malgr limportance de travaux

    facture plus essayiste ou thorique, produits par les principaux tenants de lindivi-

    dualisation en Angleterre ou en Allemagne, la sociologie de lindividu est anime, en

    tout cas dans les pays francophones, par une forte vocation et exigence empirique.

    [3] Au travers de diverses mthodes, ces sociologies sefforcent dtudier avec infi-

    niment plus de prcision que par le pass le lien entre le travail sur soi et ltat de la

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    21Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    socit. Pourtant, et en dpit des discussions ouvertes avec la psychologie, il sagit moins

    dentrer dans la bote noire de la conscience, ou dans les processus cognitifs au sens

    fort du terme, que de rendre compte des contextes sociaux et des formes effectives que

    prend le triple travail de lindividu: ct du traditionnel travail de lindividu sur lasocit et de la socit sur lindividu, cest le travail de lindividu sur lui-mme qui

    devient central. Dans la sociologie de lindividu, limportance qui lui est accorde ne se

    rduit donc jamais une affaire pistmologique. la diffrence notoire de lindivi-

    dualisme mthodologique, ce nest pas laction intentionnelle qui est ncessairement

    privilgie par ces dmarches les dispositions infra-conscientes sont mme souvent

    lhonneur (Lahire, 1998; Kaufmann, 2001). Et surtout, la comprhension de laction

    sociale est toujours mdie par le travail que lindividu effectue. Les raisons ou les

    intentions de lagir sont tudier en relation avec le travail sur soi que celui-ci soit

    conscient ou dispositionnel. Lindividu est systmatiquement tudi comme un pro-cessus, les dmarches se diffrenciant entre elles selon le poids quelles accordent au

    pass ou au prsent, aux dispositions ou la conscience, aux dimensions relationnelles

    ou socitales. Dans tous les cas, lindividu est le fruit dun travail et dune manire de

    faire socit.

    Ce point a, bien videmment, plus dun cho avec la notion du soi (self) propre

    linteractionnisme symbolique. Le soi, dans la lecture quen donne par exemple

    Herbert Blumer (1969), signifie que ltre humain peut tre lobjet de sa propre action

    et que de ce fait il agit vers soi et oriente ses actions vis--vis des autres sur cette base.

    Le soi est alors bel et bien un processus qui passe par une prise de rle dans le cadredune interaction. Mais mme en sociologisant la dmarche de G. H. Mead, le soi reste

    un postulat anthropologique. En revanche, dans les versants actuels de la sociologie

    de lindividu, cest une dimension avant tout historique et socitale qui est demble

    souligne parfois en labsence notoire de toute rfrence la psychologie.

    [4] Dans ce travail sur soi, une place centrale est accorde aux tensions. Ces tensions

    sont cependant interprtes de faon trs diffrente selon que lon sattarde sur la plu-

    ralit des dispositions incorpores, la diversit des modles identitaires entre lesquels

    circulent les individus ou les preuves socitales auxquelles ils sont confronts. Mais

    quelque chose leur est commun: la mise en avant dun individu complexe et tragique, soumis un grand nombre dambivalences, en accord avec la vision que Simmel

    aura donne de la modernit (Conninck, 2006). Cest donc lchelle de lindividu

    quil faut parvenir construire lintelligibilit des phnomnes sociaux. Ce change-

    ment de cap analytique suppose un effort de traduction dun nouveau type pour mettre

    en relation les dimensions socitales et personnelles, et apparat comme la consquence

    directe dun changement historique dans la manire de faire socit. Ce qui serait dis-

    tinct ou contradictoire du point de vue des systmes sociaux est intgr, y compris par

    maintes tensions, sur le plan des individus (Beck, 2001). Ce qui demande des regards

    capables de rendre compte sociologiquement de phnomnes qui, tout en sprouvant

    comme tant profondment intimes, subjectifs, existentiels, sont en fait partie prenante

    et croissante de la vie sociale (Giddens, 1991; Ehrenberg, 1998). La manire dont les

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    22 sociologie et socits vol. xli.1

    individus supportent lexistence et les diffrentiels de lgitimit des supports, ou encore,

    lexpansion tous azimuts de problmes dvaluation existentielle tout au long de la vie

    et dans tous les domaines de lexistence en sont, parmi dautres, des exemples signifi-

    catifs (Castel et Haroche, 2001; Martuccelli, 2002; 2007).

    iii. comment?

    Derrire la crise de lide de socit et de lpure du personnage social, souvre donc les-

    pace pluriel de la sociologie de lindividu. Dans ce qui suit, nous prsenterons une de

    ces variantes possibles en larticulant autour de trois considrations: une stratgie

    danalyse ; un oprateur analytique ; un outil heuristique. Toutes les trois, comme on le

    verra, visent mettre sur pied une dmarche macro-sociologique faisant du processus

    dindividuation le principe dunit analytique des socits contemporaines.

    1. Une stratgie danalyse, lindividuation

    La force de la sociologie est longtemps venue de sa capacit articuler troitement les

    diffrents lments de la ralit sociale. Or, la suite de la crise de lide de socit, il est

    dsormais difficile de considrer que les diffrents domaines sociaux interagissent entre

    eux comme les pices dun mcanisme ou les parties dun organisme, et que leur intel-

    ligibilit densemble est donne justement par leur place dans la totalit. Bien entendu,

    ce sont toujours de grands facteurs structurels qui commandent lessentiel de la dis-

    tribution des opportunits et des ressources. Mais, au mieux, ils ne rendent compteque de manire indicative des tats rels des situations individuelles, de leurs multiples

    variations.

    Une prise de conscience de ce type amne faire de lindividuation du proces-

    sus structurel de fabrication des individus (Martuccelli, 2005; 2006) le pivot de

    lanalyse sociale. Quel type dindividu est structurellement fabriqu dans une socit ?

    Question classique qui contraint chercher une relation entre lhistoire de la socit et

    la biographie de lindividu, ce quil faut dsormais faire autrement que par le biais

    dune articulation immdiate et directe entre la structure sociale et la structure de la per-

    sonnalit. Dduire directement des consquences microsociologiques dune visionmacrosociologique apparat plus que jamais comme une erreur. Il ny a plus de couplage

    troit et unidirectionnel entre les diffrents niveaux. La logique descendante ne permet

    pas de comprendre comment un acteur individuel prouve un changement social.

    Il est important de distinguer entre lindividuation et lindividualisation. Si la

    notion dindividualisation est souvent employe pour dcrire le processus de diff-

    renciation croissante des parcours personnels, et donc une ralit observable sur le

    plan empirique, elle se veut aussi, dans son acception proprement analytique, linter-

    prtation dun processus spcifique la seconde modernit, qui, la suite dune srie

    de changements institutionnels, forge les individus en augmentant leurs capacits derflexion. Autrement dit, et comme Beck le souligne si bien, la thse de lindividuali-

    sation est insparable de lmergence dun nouvel individualisme institutionnalis. En

    revanche, lindividuation dsigne un processus plus large puisque bien dautres facteurs

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    23Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    structurels, et non le seul travail des institutions au sens fort du terme, sont pris en

    compte2. La dynamique de lindividuation sefforce ainsi dinterprter lhorizon dune

    vie ou dune gnration les grandes transformations historiques dune socit.

    Si lindividuation se produit donc toujours lintersection dune dimension dia-chronique et synchronique, encore faut-il tre capable de condenser en abrg,

    lchelle de lindividu, une situation historique et sociale. Cest justement ce que per-

    met de faire la notion dpreuve. Tout en gardant au premier plan les changements his-

    toriques et les invitables effets du diffrentiel de positionnement social entre acteurs,

    elle permet de rendre compte concrtement de la manire dont les individus sont pro-

    duits et se produisent. Elle restitue au social la consistance qui est bien la sienne, du fait

    de la diffraction non uniforme des phnomnes et des pratiques, et de la grande diver-

    sit de situations et de contextes sociaux que cache trs souvent lapparente similitude

    structurelle de positions.

    2. Un oprateur analytique, les preuves

    La notion dpreuve a quatre grandes caractristiques (Martuccelli, 2006; 2007). En

    tout premier lieu, elle est indissociable dun rcit qui a longtemps pris une forme ter-

    naire: une priode de formation; la mise lpreuve proprement dite; la rsolution.

    Cependant, dans les socits actuelles, il sest complexifi. Dabord, parce que la priode

    de formation elle-mme, cest--dire le parcours scolaire, est devenue une preuve part

    entire. Ensuite, parce que les moments de mise lpreuve, la diffrence de ce que

    laisse entendre le rcit canonique, ne se rsument plus un seul grand moment devrit, mais se dissminent tout au long dune vie. Enfin, parce que dsormais les

    preuves de la vie sociale nont plus, ou rarement, de rsolution dfinitive et quen plus,

    celle-ci peut faire lobjet de dsaccords entre divers jugements institutionnels. Dans les

    socits contemporaines, une tension majeure existe ainsi, par exemple, pour bien des

    individus entre le jugement sur soi que renvoie lpreuve scolaire et celui que renvoie

    lpreuve du travail. Cest pourquoi le rcit spcifique aux preuves de lindividuation

    doit se faire sous la forme dune tension ambivalente de principes, entre lesquels lac-

    teur est contraint de circuler dans une ambivalence irrductible. Cette tension reflte

    la dissociation entre lindividu et le monde, cest--dire, comme on la indiqu, llment

    fondamental le plus durable de lexprience sociale de la modernit.

    Ensuite, elle suppose une conception particulire de lacteur. Il est celui qui affronte

    lpreuve, sy mesure. Le ptir subjectif, le caractre souvent prouvant de leffort quil

    doit dployer pour faire face, y gagnent une signification analytique importante. Le

    ressenti personnel doit tre intgr systmatiquement dans lanalyse: non seulement

    parce quil est un niveau de la ralit, mais parce quil nous donne tout simplement

    une autre comprhension dun mme phnomne lchelle de lindividu. La vie sociale

    2. Cette dmarche danalyse sociologique se diffrencie ainsi dautres perspectives, comme la socia-lisation (qui privilgie le processus de fabrication sociopsychologique de lacteur) ou encore de la subjecti-vation (qui souligne plutt le travail pluriel par lequel un individu se fabrique comme sujet), en tant quautresvoies possibles pour ltude des processus de fabrication des individus (Martuccelli, 2005).

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    24 sociologie et socits vol. xli.1

    est de plus en plus marque par des situations (divorces, chmage, checs scolaires)

    qui, au-del de leurs raisons structurelles, demandent aux individus de trouver la force

    et lnergie ncessaires de faire face, au travers dexpriences dautant plus doulou-

    reuses et solitaires quelles sont vcues comme des fautes personnelles.En troisime lieu, lpreuve est indissociable dun processus plus ou moins for-

    malis dvaluation menant une vritable slection sociale. Bien souvent opaque,

    rarement explicite, il demande de la part des acteurs des apprentissages nouveaux et

    constants, bien visibles, par exemple, dans lunivers de travail o les individus dploient

    des stratgies afin de ne pas se trouver de nouveau confronts ce quils ont vcu

    comme des impasses passes surcharge de travail, stress, chmage. Dans le domaine

    familial galement, bien des femmes divorces, plus que les hommes dailleurs, disent,

    par exemple, avoir appris de leur premire union et sparation. Le processus de slec-

    tion se fait dsormais au long dun processus o, chaque tape, il revient lindividu,par la manire dont il sacquitte dune preuve, de dcider de son sort. Cest dire la

    centralit que cette dmarche accorde aux expriences de domination (Martuccelli,

    2001). Dailleurs, le sens et la nature des preuves de slection changent selon les priodes

    historiques ou les socits. Lcole, par exemple, est sans aucun doute une preuve cen-

    trale dans le processus dindividuation aujourdhui luvre en France. En revanche, il

    est fort vraisemblable quelle ne lest gure dans dautres socits nationales (ou, pour

    la mme socit franaise, dans la priode qui prcde les annes cinquante).

    Enfin, les preuves ne dfinissent pas nimporte quel vnement prouvant de

    lexistence, mais dsignent des dfis structurels et historiques particuliers de grandsenjeux socitaux. Bien quil soit possible didentifier une grande diversit de mca-

    nismes institutionnels et de registres analytiques potentiels, ltude doit, afin de rester

    oprationnelle, se restreindre lexamen dun nombre limit dpreuves, juges parti-

    culirement significatives au vu dune ralit historique et sociale concrte. Dans une

    tude portant sur le mode dindividuation luvre dans la socit franaise actuelle,

    huit grandes preuves ont pu tre distingues (Martuccelli, 2006). Quatre dentre elles

    ont t dfinies partir dune perspective institutionnelle, tant la production dindi-

    vidus se dfinit toujours en France par un individualisme institutionnalis (cole, tra-

    vail, ville, famille). Mais une deuxime srie dpreuves renvoie diffrentes dimensionsdu lien social lui-mme: rapport lhistoire, aux collectifs, aux autres, soi-mme.

    Une analyse qui exige de rendre compte en mme temps du systme standardis

    dpreuves propres une socit et les manires dont elles se diffractent jusquaux indi-

    vidus, dont elles sorganisent et sexpriment au travers dexpriences. Ce qui demande

    un mode particulier dagencement entre les individus et les structures: entre, dune

    part, lexamen des faons effectives dont les individus ont conscience des grands dfis

    de leur existence et sen acquittent et, dautre part, une reprsentation, parfois distance

    des faits vcus, anime par la volont de mettre en relation les phnomnes structurels

    et les expriences individuelles. La prise de vue panoramique doit ainsi constamment

    aller de pair avec le zoom en gros plan, afin de cerner les multiples diffractions des pro-

    cessus luvre. Les preuves invitent construire une autre gographie sociale, au

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    25Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    plus prs des acteurs, afin de cerner les situations relles partir desquelles ils affrontent

    les diverses preuves.

    Les preuves sont des dfis historiques socialement produits, ingalement distri-

    bus, que les individus sont contraints daffronter. Le centre de gravit dune vie nestalors dfini ni par les plis incorpors du social, ni par lunification de lexprience pro-

    duite par lacteur, mais par lensemble des preuves auxquelles un individu est socia-

    lement confront. Dans la notion dpreuves, les traits de lacteur (classe, genre, ethnie,

    ge) ne sont alors jamais le moteur de la comprhension ( la diffrence notoire des

    modles de la socialisation), mais ils sont plutt saisis comme des moyens qui sactivent

    et sont sollicits diffremment en fonction de chacune dentre elles. Le systme stan-

    dardis dpreuves par lequel se constitue un mode dindividuation apparat ainsi

    comme un abrg sociologique dune histoire collective de vie.

    Les preuves se succdent et se chevauchent au fur et mesure que les individusavancent dans la vie. Ils sont contraints de leur donner un sens diffrent selon quils sen

    sont acquitts ou non. Cette succession ne sorganise cependant pas limproviste: au

    contraire mme, peu de choses semblent plus standardises dans la vie moderne (Beck,

    2001). En revanche, sur le plan de la vie individuelle, les preuves apparaissent comme

    une suite dtapes o peuvent alterner ou saccumuler revers ou russites. Elles sont

    ainsi un dispositif de recherche permettant la fois de rendre justice au caractre ouvert

    de leur issue et de garder en tte le caractre standardis et squentiel de leur droule-

    ment collectif. Cest dire que si lissue des preuves est contingente sur le plan de lin-

    dividu, leur organisation et leur succession ne sont nullement arbitraires sur le plan desensembles sociohistoriques.

    Si la notion dpreuve est centrale pour rendre compte de lindividuation en cours,

    cest quelle permet de rendre compte, autrement que sous la forme dune filiation des-

    cendante, de larticulation entre les transformations structurelles et le jeu des places

    sociales. Lanalyse macrosociologique est ainsi toujours en phase avec des constats

    microsociologiques et la prise en compte synchronique de lindividuation se fait en

    troite relation avec un axe diachronique.

    3. Un outil heuristique, les portraits

    Enfin, une sociologie de lindividu est anime par une sensibilit particulire. Cest

    pourquoi dans la plupart de ces dmarches une attention particulire est accorde aux

    rcits de vie des acteurs (Gaulejac et Legrand, 2008) ou aux histoires de vie (Svigny,

    1979), mais surtout aux portraits qui tendent devenir un de leurs principaux outils

    heuristiques (Martuccelli et Singly, 2009). Mais il faut bien comprendre les diffrents

    sens quils peuvent prendre.

    La sociologie a depuis longtemps exemplifi de grands processus sociaux en se ser-

    vant dillustrations figuratives. Le profil du capitaliste tabli par Marx, et les contraintesquau-del de ses choix personnels il est oblig de suivre sil veut survivre la concur-

    rence, en est sans doute un excellent exemple. Mais lanalyse que produit Weber (1967)

    partir de la biographie de Benjamin Franklin lillustre peut-tre encore mieux. Plus

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    26 sociologie et socits vol. xli.1

    prs de nous, pensons encore au processus de dsindustrialisation des dernires dcen-

    nies et certaines tudes qui lui furent alors consacres. Leur volont tait bel et bien

    darticuler diffrents niveaux, de comprendre en quoi lhistoire des personnes [],

    (et) lhistoire des rapports sociaux qui ont marqu les redploiements industriels desannes soixante-dix et, au-del, lhistoire de notre socit au cours de cette dcennie ne

    sont quune seule et mme chose (Godard et Bouffartigue, 1988: 22). Cest par lins-

    cription concrte sur les trajectoires et sur les vies individuelles des grandes fractures

    sociales la fin du monde industriel que cette sociologie de lindividuation a t

    ralise. Dans ces travaux, mens partir de lpure du personnage social, le mdiateur

    privilgi de lanalyse a t la position sociale et une logique descendante de lhistoire

    (Pinon, 1987; Terrail, 1990).

    Or, cest justement lide dune relation directe entre la dynamique des destins

    sociaux et lindividualit que la sociologie de lindividu invite questionner. En ra-lit, lenjeu est de trouver un nouvel quilibre dans la relation entre lindividu et la

    socit. Il est ds lors important de diffrencier la logique spcifiquement illustrative

    des personnages sociaux (o, en fait, lexprience individuelle ne fait que reproduire

    les grandes tendances structurelles comme nous venons de lvoquer linstant)

    dun autre usage plus singularisant des portraits. Bien quelle ne soit pas exclusive des

    sociologies de lindividu, la logique du portrait a, dans ces dernires dmarches, des uti-

    lisations particulires.

    En tout premier lieu, ce recours souligne, et il faut y tre sensible, une vritable

    inflexion du regard sociologique. Par sa nature mme, un portrait signale la discon-tinuit des individus et donc ce qui revient en propre leur singularit3. Ce qui a pen-

    dant longtemps t une des voies privilgies de lanalyse proprement psychologique (les

    tudes de cas) devient une mthode de raisonnement sociologique. Linflexion, subtile

    en apparence, est profonde. Si lon pense que lindividu nest quune illustration dun cas

    plus gnral, dun type ou dun profil social, alors sa reprsentation sociologique sous

    forme de portrait nest ni justifie ni ncessaire. En effet, si lindividu nest que le revers

    dune position sociale, sattarder sur son existence personnelle ne peut que donner

    voir de manire plus concrte, travers des illustrations en chair et en os, ce que le

    sociologue a pu tablir par ailleurs. Du reste, ce nest pas un hasard si cette attitude estune des principales manires dont certains sociologues, rompus des mthodes quan-

    titatives, utilisent le matriel qualitatif: une faon dillustrer par les mots les raison-

    nements construits laide de chiffres. Le personnage est le visage dune case.

    Pour que lindividu mrite dtre observ et analys avec attention par le socio-

    logue, il convient, au pralable, de lui reconnatre un autre intrt intellectuel. Le por-

    trait na de sens qu lintrieur dune sociologie ayant reconnu limportance dindividus

    individualiss (Singly, 2003). Cest parce que la singularit devient un objet possible

    3. Dans ce sens, il nest pas impossible daffirmer qu linstar de lart la sociologie, elle aussi, a connule passage des portraits types (ceux du personnage social) la description chaque fois plus fine de visages sin-guliers (Todorov, 2000).

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    27Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    et ncessaire pour la sociologie que le portrait simpose comme un outil mthodo-

    logique de choix. Jean-Paul Sartre (1985 : 53) aura magistralement rsum ce besoin en

    pointant une insuffisance majeure du marxisme ds la fin des annes cinquante :

    Valry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout intel-lectuel petit-bourgeois nest pas Valry. Linsuffisance heuristique du marxisme contem-

    porain tient dans ces deux phrases.

    Grce aux portraits individuels, il sagit dtablir un espace sui generis danalyse,

    susceptible de rendre compte du travail sur soi que chaque acteur accomplit afin de se

    fabriquer en tant que sujet au milieu dcologies sociales de plus en plus personnalises.

    La sensibilit mme de cette dmarche invite ainsi interroger de prs les variations

    intra-individuelles et inter-individuelles, comprendre comment et pourquoi certains

    y parviennent et dautres pas, et de quelles faons ce travail sur soi sarticule avec une

    comprhension socitale. Pour certains, il sagira de souligner dans cette quation lepoids du pass incorpor ou des socialisations contradictoires (Lahire, 2002); dautres,

    en revanche, seront plus sensibles aux manires dont les acteurs parviennent sindi-

    vidualiser, se doter dune identit personnelle (Singly, 2006).

    Si le recours au portrait est souvent de mise dans la sociologie de lindividu, il est

    loin dtre mobilis de manire uniforme. Dailleurs, lutilisation des portraits est dif-

    frente selon les tudes : parfois, ils constituent la matire mme de lanalyse, dautres

    fois, en revanche, tout en tant prsents, ils ont un rle heuristique plus subalterne.

    Pourtant, le recours au portrait procde dune proccupation transversale commune:

    dans une socit traverse par un mouvement de fond de singularisation croissantedes parcours de vie, il est plus que jamais ncessaire de rompre avec lillusion de lexis-

    tence de modles types et de mettre au cur de lanalyse la qute de nouvelles manires

    darticuler le singulier et le gnral. Chaque utilisation apparat en tout cas comme

    une variante dune intelligence par condensation du social lchelle des individus.

    iv. pour qui? une sociologie pour les individus

    Si la sociologie doit prter une plus grande attention aux dimensions individuelles et

    mme singulires des acteurs sociaux, cela nest pas seulement d des considrations

    proprement intellectuelles. Cette exigence fait cho, plus largement, une nouvelle

    demande sociale.

    Cette demande est plurielle et susceptible de connatre des rponses bien diverses.

    Elle ne se substitue pas dautres, auxquelles rpondent fort bien les psychothrapies

    ou la sociologie clinique. En revanche, et mme si cette demande ne peut pas tre

    conue comme une nouveaut radicale absolue, il nous semble nanmoins quelle est

    porteuse dune attente spcifique qui en appelle un autre mode dintervention et de

    connaissance sociologique.

    1. Une nouvelle demande sociale

    Cette inflexion dans la demande peut se synthtiser autour de deux grandes questions.

    La premire nest autre que de savoir ce qui est en train de se passer ? ou si lon pr-

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    28 sociologie et socits vol. xli.1

    fre: Dans quelle socit vivons-nous? La deuxime, dans le sillage dune inquitude

    thique millnaire, est cependant anime par une anxit existentielle intra-mondaine

    sculaire dun type nouveau, et nat au fond, comme on lexplicitera, dune interroga-

    tion nouvelle: Puis-je agir? La subordination de cette deuxime question la pre-mire signale la nouvelle importance de la sociologie comme vise cognitive et

    pratique4.

    Lapparition, mme incertaine ou nbuleuse, de cette demande engendre

    dailleurs des malentendus entre sociologues. Bien des spcialistes considrent, par

    exemple, quil ne leur appartient pas dapporter des rponses ces inquitudes.

    Lorsquils y sont confronts, des spcialistes des sciences sociales diront, avec bonne

    foi, quaprs tout rien de cela ne les concerne. Que leur mtier consiste transformer

    des problmes sociaux en problmes scientifiques et apporter un supplment din-

    telligence nos socits. Cependant, et comme en atteste la facilit avec laquelle ilsinterviennent dans lespace public, chacun dentre eux croit quand mme que ses tra-

    vaux ont, dune manire ou dune autre, un intrt. En tout cas, cette demande

    tant de plus en plus pressante, se limiter hausser les paules est une stratgie qui

    tourne court.

    Quest-ce qui est en train de se passer? Quel spcialiste des sciences sociales na

    pas d laffronter lors de ses interventions professionnelles? La question, exprime

    sans nuance, cerne bien ltat social et culturel spcifique notre poque: le sentiment

    de nos contemporains dagir dans un monde que globalement ils ne connaissent pas

    vraiment, et o, surtout, ils ont le sentiment que plus personne na une quelconquematrise densemble. En tout cas, cest elle qui sous-tend lintrt croissant pour lin-

    formation sociologique et psychologique (revues, missions de tlvision, dbats, radio,

    conseils-experts, livres, conversations ordinaires). Mais galement, lappel croissant

    aux experts et conseillers divers pour grer, au quotidien, la vie dans un monde incom-

    prhensible et soustrait notre matrise. Il ny a, du coup, rien de surprenant ce que,

    sur ce versant, les sciences sociales soient devenues si lon suit la belle intuition de

    Brown (2003) la grande thodice des temps modernes. Il leur revient terme la res-

    ponsabilit dexpliquer do vient le mal sur terre. Face la grande rponse des reli-

    gions traditionnelles, elles apportent une srie dinterprtations lacises: les complexesenfantins, les injustices sociales, la massification scolaire, les insuffisances de socialisa-

    tion, les logiques marchandes Cest dans ce sens prcis, que les spcialistes des sciences

    sociales sont souvent leur corps dfendant un clerg dun type nouveau.

    Certes, ils rendent compte de lexistence du mal autrement que par des raisons morales

    (les soi-disant problmes sociaux), mais leur but nest pas, au fond, si diffrent.

    La seconde question a plus dun lien avec la prcdente mais elle est nanmoins

    dun autre type. Puis-je agir? Cest, videmment, la forme particulire que prend

    4. La rponse la premire question occupe dailleurs lessentiel de la pratique professionnelle ordi-naire de la plupart des sociologues. Aprs tout, leur projet nest autre que dexpliquer ou dinterprter lordredu monde. Si une nouveaut devait tre malgr tout mise en vidence cet gard, il faudrait se tourner trscertainement vers limportance croissante accorde la rflexivit dans la vie sociale (Giddens, 1991).

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    29Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    notre poque une vnrable question thique. Mais un dplacement a bien eu lieu. Le

    problme est moins de guider une vie partir du bien et du mal en vue dune vie

    bonne, que de savoir, trs concrtement et pratiquement, comment lindividu est sus-

    ceptible ou non dagir dans des contextes sociaux particuliers. Le bonheur et le malheurdeviennent des affaires pratiques et mondaines dans un monde que nous comprenons

    mal et qui nous oppose une srie de dfis ordinaires. La question thique (celle de la

    vise dune vie bonne) est subordonne au problme pratique de lagir.

    2. Vers un dispositif de connaissance personnalis

    Comment rpondre, en tant que sociologues, cette double demande? Dans ce qui

    suit, nous nous limiterons soulever un aspect central partir de la perspective que

    nous dveloppons dans ce texte. Concevoir une sociologie de lindividu comme une

    sociologie pour les individus invite transmettre une comprhension de la vie sociale leur chelle, leur permettant de comprendre quel point ce quils prouvent est un

    effetfiltrde socit. Parfois, ce filtrage expose plus ou moins directement un individu

    aux changements structurels, mais dans bien dautres situations, cette diffraction se

    fait par des chemins sinueux. Le but est de comprendre, partir de lindividuation

    dont on est doublement sujet (actif et passif), la socit dans laquelle on vit. Certes, lin-

    telligence de soi passe plus que jamais par lintelligence de la socit, mais le lieu ultime

    de la connaissance et de laction est lextrieur de soi (la socit) et non pas au

    niveau du sujet. Dans un travail de ce type donc, les problmes ou les vnements bio-

    graphiques se doivent dtre interrogs et clairs partir de leurs significations entermes dpreuves et de lintelligence quelles permettent davoir de la socit dans

    laquelle on vit. Ce nest que par ce biais que lindividu peut la fois comprendre la

    socit et ses propres initiatives.

    Une analyse en termes de classe sociale ne peut rendre compte que de manire indi-

    cative des tats rels, et donc des multiples variations au travers desquelles se droulent

    effectivement les vies. Selon les activits ou les individus tudis, il faut alors tre capable

    de fournir des cologies sociales de plus en plus personnalises : rendre compte, empi-

    riquement, des degrs de global ou de local des pratiques culturelles, par exemple,

    mais galement des manires dont les grands changements historiques se dclinent

    sur le plan des expriences. Le problme est dsormais de montrer limbrication in situ

    des processus globaux et de leur articulation locale, condition de ne pas en rester ce

    seul niveau et dtre capable dtudier, empiriquement, le processus effectif de dcli-

    naison. Dailleurs, les tudes du PNUD et les diffrents indicateurs quil a mis en place,

    ont soulign limportance des disparits rgionales au sein dun mme espace national:

    certains quartiers des grandes villes des pays du Nord peuvent par exemple connatre des

    conditions dingalit et de pauvret plus grandes que certaines zones de pays du Sud.

    Lindividualisation des parcours invite donc non pas abandonner une analyseclassiste, mais la prolonger par une tude plus fine et personnalise des cologies

    sociales. Les positionnements hybrides saccroissent et les acteurs peuvent connatre, de

    manire simultane et contradictoire, des mobilits ascendantes et descendantes dans

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    30 sociologie et socits vol. xli.1

    divers domaines sociaux. Dans bien des situations, par exemple, il nexiste plus vraiment

    de frontire claire entre les salaris placs dfinitivement du bon ou du mauvais ct,

    tant les frontires entre le noyau dur et la priphrie de lemploi (parfois au sein dune

    mme entreprise) sont mouvantes et floues, et les conditions de passage de lun lautreredfinies en permanence. Hormis donc pour une minorit durablement et globale-

    ment protge, la plupart des individus (dans la plupart des socits) ont le sentiment

    que leur position nest plus impermable au changement ni la dtrioration sociale.

    Cest alors une diversit dcologies sociales qui merge de manire transversale aux

    catgories socioprofessionnelles, rendant plus difficile la comparaison entre acteurs.

    En effet, leur diffrentiel positionnel provient la fois de leurs comptences cognitives

    (diffrenciant ceux qui sont susceptibles ou non danticiper les risques et de scuriser

    leurs parcours), des diffrentes ressources pratiques dont ils disposent, du contrle

    quils gardent sur ces processus en se fabriquant ou non des refuges, mais aussi de laqualit des supports dont ils disposent. La sociologie de lindividu se doit ainsi de dga-

    ger des portraits permettant de dcrire de manire concrte et presque singulire les

    tats sociaux effectifs dans lesquels se droule une vie personnelle.

    Dsormais, ce nest quen inscrivant les histoires des individus dans la trame par-

    ticulire des interdpendances qui les entourent quil est possible de dessiner le pri-

    mtre effectif dans lequel ils agissent. Si les individus nont pas la capacit de transformer

    leurs positions de classe, ils nen possdent pas moins dimportantes capacits se fabri-

    quer des univers sociaux plus ou moins protecteurs. Les portraits permettent juste-

    ment de montrer comment, au sein dune situation globale de vulnrabilit, lesressources familiales peuvent permettre de gagner du temps, damortir un licencie-

    ment, ou au contraire, comment un divorce peut tre un facteur actif de prcarisation.

    Certains se sont ainsi attels tudier de prs le rle que les supports, notamment fami-

    liaux, peuvent avoir pour empcher lamplification des problmes associs la prca-

    rit ou encore pour circonscrire avec prcision les environnements intimes des individus

    (Joubert, 2003 ; Caradec, 2004).

    Le projet de cerner la socit lchelle de lindividu suppose donc un effort per-

    manent et particulier de traduction des enjeux socitaux en preuves comme la si

    bien signal Wright Mills (1997). Cest cette traduction qui permet de mettre sur piedvritablement une sociologie pour les individus. Le changement du destinataire prin-

    cipal et imaginaire du travail sociologique, impliquera, sans doute, des modifi-

    cations analytiques de taille dans les annes venir. On ne fait tout simplement pas la

    mme sociologie si lon a pour horizon lintgration de la socit et ses institutions, les

    politiques (policy) et ladministration, les mouvements sociaux ou mme lopinion

    publique. Et encore moins, bien sr, si le principal destinataire est une communaut fer-

    me de spcialistes. Faire une sociologiepourles individus exige constamment de gar-

    der lesprit le besoin de traduire systmatiquement les enjeux collectifs en preuves,

    au sein dun monde social o leur articulation nest ni immdiate ni directe, ce qui

    leur octroie, toujours et partout, une initiative irrpressible daction obligeant une

    forme particulire dintelligence du social.

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    31Quest-ce quune sociologie de lindividu moderne?

    Toute dmarche sociologique rpond une demande sociale. La sociologie de lin-

    dividu nchappe pas cette rgle. Certes, elle sexplique, dans ses fondements tho-

    riques, par la jonction de processus historiques et intellectuels, mais dans sa vise

    pratique elle est indissociable de nouvelles attentes sociales : lapparition dune famillelarge de difficults auxquelles les thrapies ne parviennent pas vraiment rpondre et

    que le coachingmanipulateur et instrumental ne cerne absolument pas. Cest dire que

    cette demande potentielle est de nature socitale et donc marque historiquement par

    les caractristiques dune priode prcise. Il ne revient pas la sociologie de gurir la

    souffrance ou de rpondre aux volonts managriales de soi, mais il lui revient de

    rpondre aux attentes des individus qui veulent mieux comprendre pratiquement

    le monde dans lequel ils vivent afin de mieux cerner leurs capacits dagir.

    * * *

    Ltude de lindividuation par les preuves ne remplace pas ltude du person-

    nage social et lide de socit. Il sagit dun autre projet intellectuel dont lobjectif est

    diffrent: proposer un regard sociologique capable dassumer la prminence de lin-

    dividu dans nos socits, et surtout, le fait quil est devenu lhorizon de nos percep-

    tions. Hier, rptons-le, il a fallu construire larsenal conceptuel de la sociologie autour

    de lide de socit et du problme de lordre social. Aujourdhui, il est ncessaire, en

    prolongeant leffort des classiques, de le renouveler autour de lindividu. La sociologie

    de lindividu, tout en sintressant de prs au travail de lacteur, ne suppose aucun

    abandon du propre du regard sociologique produire une intelligence des actions partir dun raisonnement relationnel et contextuel. Mais elle nen demande pas moins

    un inflchissement considrable, puisquelle exige daccorder plus dattention et de

    signification aux expriences individuelles et au processus dindividuation dans la com-

    prhension des phnomnes sociaux.

    rsum

    Larticle propose une vision densemble des raisons de lintrt de la sociologie pour lindividu.

    Une fois rappels le modle classique du personnage social et ses difficults actuelles, il prsente,

    en partant de lexprience de la modernit, les grands principes dune sociologie de lindividu,

    avant dexpliciter le rle particulier qui revient dans ce contexte ltude du processus

    dindividuation. Enfin, dans la dernire partie, larticle explore lapparition de nouvelles demandes

    sociales et leurs consquences pour le travail sociologique prenant pour objet lindividu.

    abstract

    The article provides an overview of the reasons for sociologys interest in the individual. Recalling

    the traditional model of social character and its current difficulties, and starting from the

    experience of modernity, it presents the major principles of a sociology of the individual, andthen clarifies the particular role that, in this context, belongs to the study of the process of indi-

    viduation. Finally, in the last part, the article explores the emergence of new social demands and

    their consequences for the sociological work that takes for its object the individual.

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    32 sociologie et socits vol. xli.1

    resumen

    El artculo propone una visin de conjunto de las razones actuales del inters de la sociologa por

    el individuo. Una vez recordado el modelo clsico del personaje social y sus dificultades actuales,

    se presentan, partiendo de la experiencia de la modernidad, los grandes principios de unasociologa del individuo, antes de explicitar el rol particular que en este contexto le corresponde

    al estudio del proceso de individuacin. En la ltima seccin, el artculo explora la aparicin de

    nuevas demandas socials y sus consecuencias para el trabajo sociolgico.

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