Memoire.des Forets

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    Introduction 1

    Louis-Ren des Forts

    Mmoire de matrise dAmlie Averlansous la direction de Nathalie Barberger en 1999.

    Introduction

    Louis-Ren des Forts, n en 1918 Paris, sintresse de prs tous les

    arts. Critique musical dans les annes trente, critique littraire, il est aussi

    peintre, et Jean Roudaut mentionne dans sa biographie lexposition de ses

    peintures et dessins au Centre Pompidou la fin des annes soixante-dix.

    Son uvre littraire occupe, elle, toute la seconde moiti du vingtime

    sicle. Des Mendiants, publis en 1943 Ostinatopubli en fragments puis au

    Mercure de France en 1997, schelonne cette uvre disparate : lemportement

    desMgres de la merou desPomes de Samuel Woodtranche en effet avec le

    style pur de La Chambre des enfants, lpanchement verbal du Bavard

    avec la parole maintenue mais fragile dOstinato. Et cette disparit se retrouve

    dans lensemble mme que constitue chacun de ces ouvrages, qui semblent,

    chaque fois de faon particulire, rendre compte de multiples mouvements

    sensibles.

    Pour men tenir la musique considre comme moyen dexpression, jy vois surtout le milieu conducteur

    o le double courant de la pense et de lmotion a le plus de chance de stablir, cet change soprant par la

    mdiation dun idiome particulier, heureusement dlivr de la scorie des mots soumis il est vrai une syntaxe non

    moins stricte et mme plus savante que celle laquelle est astreint lcrivain , mais o le rythme a toujours valeur

    souveraine. 1

    Cest ces mouvements, sur lesquels L.-R. des Forts attire notre attention

    dans Voies et dtours de la fiction, que nous nous intresserons ici, parce que

    lauteur mme semble dtourner le langage, et sen servir tel un musicien, voire

    un peintre : le verbe dire semble en effet seffacer devant les verbes donn

    couter et voir . Dans cette uvre, le rythme na-t-il pas valeur

    souveraine ?

    1Voies et dtours de la fiction, Fata Morgana, 1985, p. 10.

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    Introduction 2

    Savons-nous seulement ce que nous avons direet mme si nous crivons pour direquelque chose? 2

    L.-R. des Forts nous fait nous poser ces questions : Quest-ce quun

    narrateur ? Mais aussi, quest-ce quun lecteur ?

    DansLe BavardetLa Chambre des enfants, ces deux instances sont mises

    en scne. Le lecteur, violemment interpell par le narrateur du Bavard,

    lauditeur de La Chambre des enfants, le littrateur dUne Mmoire

    dmentielle, la lectrice et le jeune dramaturge de Dans Un miroir, nous

    troublent quant au statut leur assigner, quant leur identit mme. Mais celle-

    ci nest-elle pas nie ? L.-R. des Forts ne privilgie-t-il pas le rythme intrieur,

    la complexit de ces mouvements, leur puissance motionnelle, et non leur

    valeur ? Celle-ci, mise en suspens, lauteur ne fait-il pas de cette manire

    entrer le temps chaque nouvelle lecture de ces rcits ?

    Les nouvelles de La Chambre des enfants, publies en revue ds 1948,

    sinscrivent dans la continuit du Bavard, publi en 1946. Mais des Forts,

    comme sil voulait chapper aux classifications , change de genre, et de style

    mme avec Les Mgres de lamer, dont la publication suit celle du recueil denouvelles dans les annes soixante. Cest aprs le couronnement de ce recueil

    par le Prix des Critiques, que lon redcouvre Le Bavard, qui neut, souligne

    Dominique Rabat, presquaucun lecteur lors de sa parution. La Chambre

    des enfantssemble en clairer le projet. Les faisant dialoguer lun avec lautre,

    ces deux ouvrages paraissent mme se complter, et nous clairent quant la

    dmarche de lauteur face au rcit. Un rcit dont L.-R. des Forts dstabilise la

    forme et le sens. Cette dstabilisation est dailleurs ritre dansLeMalheur au

    lido, ddi Pierre Klossowski, L.-R. des Forts renouant ainsi avec le rcit dans

    les annes quatre-vingt.

    Quest-ce quun Songe, nous suggre Samuel Wood, si ce nest la

    projection imaginante dune ralit intrieure complexe, et soumise aux lois du

    temps ? Ds lors, quest-ce que le Mensonge, pour L.-R. des Forts, sinon la

    mise en forme de celle-ci, trange sans doute comme les mtaphores des

    rves

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    Introduction 3

    Prendre forme est si contraire leur nature

    Quil ne sert rien de leur faire violence,

    Elles ne respirent librement quen nous-mmes 3

    Cette libert du mouvement, ses contradictions, et sa fuite, ne sont-ellespas mises en scne travers la forme mme du Bavard, auquel Georges Bataille

    portait son admiration ? travers la forme mme du recueil de nouvelles, La

    Chambre des enfants, suivant le mme mouvement ludique que la parole du

    Bavard?

    Songe, Mensonge, la vrit ne se ferait-elle pas jour par le mensonge,

    dansLaChambre des enfantsetLe Bavard?

    Nous verrons ainsi que les espaces, dans ces deux ouvrages, sont ceux dun

    jeu ou dune mise en scne, celle de la ralit intrieure , de sa complexit,

    de ses mouvements inextricables. Mouvements qui sont galement ceux du

    narrateur et du lecteur. L.-R. des Forts met en effet aussi en scne ce quest

    lacte dcrire et de lire, ce qui nous amnera parler de lespace littraire tel un

    espace de confusion des songes. Soulignant ce qui nous apparat comme des

    affinits littraires, mais aussi picturales, nous nous demanderons enfin si L.-R.

    des Forts ne reste pas singulirement inclassable .

    2Ibid., p. 16.

    3Pomes de Samuel Wood, Fata Morgana, 1988, p. 17.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 4

    Introduction :

    DuBavardLa Chambre des enfants, la dmarche de lauteur semble tre

    celle dune mise en jeu ; cest--dire dune mise en scne ; dun jeu, avec les

    diffrents mouvements de lintriorit ou du songe. L.-R. des Forts semble

    effectivement faire du songe un enjeu , cest--dire un centre dintrt, mais

    cest--dire aussi un en-jeu ou jeu intrieur, mis en scne. Quest-ce quun

    songe ? Le songe nest-il que mensonge ?Opposant lide le mouvement, au classement le d-classement ,nous

    verrons que L.-R. des Forts nous semble vritablement proche de Bataille.

    Portant un regard attentif aux espaces, dans La Chambre des enfants et Le

    Bavard, lauteur ne met-il pas en scne une ralit intrieure volutive et

    parcellaire, et ce, travers lenvahissement de lespace par les personnages ? Un

    espace ds lors en mouvement, aux limites fuyantes et de forme clate par les

    diffrentes dynamiques en jeu. Nous remarquerons en effet que nous pouvons

    situer ces espaces, non pas selon une topographie, mais chronologiquement,

    suivant une volution temporelle linaire ou narrative.

    Nous nous intresserons dans cette perspective au couloir et

    lantichambre deDans Un miroir, tels des psycho-sites , qui rendent compte

    de ces mouvements ; car cette nouvelle nest-elle pas rvlatrice dune volution

    intrieure, menant jusquau rcit de songe ? De plus, nous verrons, travers

    lclatement spatial et temporel mis en lumire dans le premier et dernier

    espace du Bavard, que cette ralit intrieure suit une progressive

    complexification. Cependant, du fait de limaginaire veill par leur titre

    suggestif, Le Bavard, publi en 1946, et La Chambre des enfants, publie en

    1960, semblent sinscrire dans une volution temporelle inverse. Le

    cheminement opr par L.-R. des Forts, ce jeu, lintrieur mme du Bavard,

    ne semble-t-il pas tre celui dun retour aux sources du songe ?

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    I. Le songe, ou l en-jeu

    1) Un corps intrieur : de la structure lespace intime

    Une structure significative

    Les nouvelles et les quatre squences du Bavard, paraissent en effet se

    refermer sur elles-mmes. Leur structure narrative tmoigne dailleurs de ce

    cloisonnement interne. Dans La Chambre des enfants, le rcit du narrateur

    ouvre et clt la nouvelle lintrieure de laquelle le discours des enfants occupe

    la scne. Ainsi, la nouvelle souvre et se clt sur une description qui enserre ces

    diffrentes voix dans un cadre, dlimit par la dernire phrase du narrateur,

    avant que la premire phrase des enfants ne frappe loreille de Georges :

    Mais enfin cet autre argument suffirait-il le convaincre de linanit de ses scrupules que ceux-ci nen

    seraient pas dissips ou le seraient-ils quautant vaudrait renoncer sur-le-champ faire le guet derrire la porte de la

    chambre des enfants, puisque cest prcisment pour clairer la nature de ces scrupules quil porte un intrt aussi

    exagr ce bavardage dcoliers en cong.1

    De cette description, le fil semble avoir t interrompu par les voix

    enfantines. Un fil repris la fin de la nouvelle :

    De mme quil naura pu quitter son poste aussi longtemps que les voix enfantines se seront fait entendre

    derrire la porte, de mme il prouve maintenant jusquau vertige la fascination de leur mutisme et communie avec

    eux dans lespoir de leur dlivrance qui sera ainsi comme la sienne. 2

    Ici, la rptition des mmes rseaux lexicaux, ainsi que lanalogie des

    dveloppements thmatiques et du retour au prsent dnonciation la fin de

    chacune des deux phrases, peuvent nous donner le sentiment quune parenthse

    sest ouverte aprs la dernire phrase du rcit du narrateur, et sest referme

    avec la reprise de ce rcit, confrant cette nouvelle son aspect cloisonn. On

    1La Chambre des enfants, in La Chambre des enfants, Paris, Gallimard, LImaginaire , 1960, p.66.

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    remarquera que la deuxime citation est construite en deux temps, que la

    reprise anaphorique de mme rend similaires. Le prsent mis en vidence

    dans le deuxime temps est ainsi li lantriorit confre au premier temps.

    Cette antriorit nous renvoie lincipit de la nouvelle dont nous avons un

    exemple travers la premire citation. Cette premire citation, qui fait valoir

    que lauditeur ne quittera pas son poste, semble rsume dans la premire

    partie de la seconde phrase o il est dit quil naura pu quitter son poste .

    On remarquera encore lanalogie de ces deux citations qui font prcder le

    prsent dnonciation de la porte de la chambre des enfants. Le lecteur

    semble ainsi tre pass de Georges, faisant le guet derrire la porte , aux voix

    enfantines, pour revenir derrire la porte . De mme qu lintrieur de cette

    chambre, Georges entend des changes de voix, le lecteur peut observer que la

    description du narrateur circonscrit ces diverses prises de paroles. La

    typographie mme du texte met cette caractristique en lumire ; aux lignes

    serres du dbut et de la fin de la nouvelle, font pendant les multiples retours

    la ligne, les blancs typographiques, et les tirets qui diffrencient prcisment les

    tirades des enfants. Le sentiment que les changes des enfants sinsrent

    lintrieur mme dune premire nonciation qui ouvre et clos la nouvelle est

    trs explicite. De mme, les premires pages du Bavard, rattaches au dernierchapitre, forment un cadre lintrieur duquel sinsrent les quatre squences

    qui mettent en scne le Bavard. Le je qui crit et qui est suivi par le prsent

    dnonciation, laisse alors place un pass et un je ou narrateur-hros, mis

    en scne dans ces diffrentes squences.

    Lespace dun songe

    Cest dans limaginaire de ce hros que semble entrer le lecteur ; car L.-

    R. des Forts semble projeter, dans ces espaces, ce qui se passe lintrieur

    mme du personnage. De mme, cest lintrieur mme du hros que le lecteur

    semble entrer en dpassant la premire nonciation dans La Chambre des

    enfants. Georges est celui qui songe dans une demi-somnolence , puis qui

    2Ibid., p. 89.

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    revient lui la fin de la nouvelle ; le hros dUne Mmoire dmentielleest

    encore celui qui essaie de se rappeler, de se remmorer des vnements de

    son enfance, et qui rve. Le lecteur peut alors constater que si le discours des

    enfants lui est rapport dans La Chambre des enfants, cest parce que ces voix

    ont frapp loreille de Georges ; de mme, sil peut imaginer les diffrentes

    scnes que le hros dUne Mmoire dmentielleessaie de se remmorer, cest

    parce quil les voit travers les yeux de celui-ci.

    La progression thmatique du rcit cadre, nous indique que Georges dans

    La chambre des enfants, et que le hros dUne Mmoire dmentielle,

    constituent le sujet principal de la narration. La progression thme constant

    est dominante dans Une Mmoire dmentielle, progression qui prvaut dans

    lincipit : il crut suit par exemple il connut , puis de nouveau il crut ,

    il dcouvrit , il senfuit , il jugea , il en conclut , il sy laissa

    prendre , il senfona , il se rappelait 3 la structure du texte fait ainsi

    soprer une focalisation de lattention sur un personnage dont le lecteur semble

    faire une introspection par la suite. Car cette focalisation est dj resserre, dans

    un premier temps, sur les sensations, la pense ou les doutes de ce personnage

    central. Georges, dansLa Chambre desenfants, stonne de ne pouvoir faire

    rebours le chemin parcouru jusqu la chambre des enfants, mais

    Il stonne surtout de ce malaise quil juge hors de proportion avec sa cause , et maintenant quil se

    trouve comme fortuitement derrire cette porte, cest pour stonner que ce trouble indfinissable [] le maintienne

    imprieusement son poste 4.

    Ici, la rptition du verbe pronominal stonner , nous prouve que cest

    bien de lintrieur du hros que le narrateur nous donne une description. Unhros qui semble referm sur lui-mme, abasourdi par ses propres motions.

    Car le narrateur insiste prcisment sur les motions que ressent Georges. En ce

    dbut de nouvelle, la honte suit le malaise, puis la perplexit. Le hros est la

    proie de sentiments contradictoires, semble-t-il causs par une dichotomie

    entre ce quil sait , et ce quil lui semble savoir, ce quil juge hors de

    3Une Mmoire dmentielle, in La Chambre des enfants, d. Cite, pp. 93/94.4La Chambre des enfants, p. 65.

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    proportion , et le trouble indfinissable quil ressent, entre ce que signifient

    ces voix et la rsonance intrieure quelles provoquent chez lui.

    2) Un songe fantasmatique : un scnario imaginaire dun sujet mis enscne

    A limage de la structure mme de cette nouvelle, les personnages se

    referment sur eux-mmes, devenant spectateurs et acteurs du spectacle mis

    en scne. Ces scnes imaginaires, les hros en sont les principaux acteurs, et

    semblent tre spectateurs de leurs propres songes. Georges, dans La Chambre

    des enfants, entends et se fait entendre. Simaginant coutant la porte de la

    chambre des enfants, il est ce mystrieux personnage, celui qui a la fois les

    yeux et la bouche ferms , restant dans lombre mme des voix mises en

    scne . Georges est en effet ce personnage muet que les enfants veulent faire

    parler, mais aussi ce voyeur frustr, simple auditeur qui ne voit pas ce qui se

    joue dans la chambre. Il est la fois auditeur et acteur, ce dont tmoignent les

    diffrentes insertions du discours du narrateur entre deux propos changs par

    les enfants. Par exemple,

    []Il [Georges] se demande un instant si les enfants ne seraient pas passs son insu dans la pice voisine

    []5 , ou encore

    il se demande si cest pour donner plus de solennit sa dclaration que Paul saccorde une longue pause.

    Ou se tiendrait-il fig [] ? Ou encore se serait-il associ la gaiet subite de ses camarades [] ? 6

    Si chacun deux a parl pour lui7, leurs silences sont de plus doubls

    par le discours intrieur de Georges. Dans lombre de ces voix, le narrateur fait

    alors tat de limagination de lauditeur chafaude partir de ce quil nentend

    plus. Un discours intrieur empreint de doutes quant la concidence de ces

    5Ibid., p. 70.6Ibid., p. 73.7Ibid., p. 89.

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    images cres mentalement avec ce quil ne voit pas. Ce discours intrieur est un

    discours muet , il est rapport de manire indirecte par le narrateur, et non

    dans un discours direct comme lest celui des enfants.

    Ce discours restant dans lombre des vnements est celui du narrateur,

    lui-mme spectateur et acteur dans LeBavard. Le narrateur-hros fait tat de

    ce discours muet ou non articul, que sont ses motions, lentre du bar

    maritime :

    Le cabaret o nous pntrmes, le visage rougi par un vent dhiver coupant comme des lames de couteaux,

    les cheveux couverts de neige et les souliers humides, tait envahi par la foule la plus grouillante dhommes et de

    femmes dansant ou riant, attabls devant des verres, que jeusse encore vue. Je dois avouer que japprciais beaucoup

    les rires bruyants, le crissement des souliers sur le parquet, les interpellations de diverses natures, et le plus souvent

    grossires que couvrait avec peine un orchestre dont la musique aigre claboussait les murs et aussi la densit des

    consommateurs qui sgayaient, dansaient, trinquaient dans une pice relativement exigu o lon net pas cru

    possible dintroduire un nouveau client [].8

    Ici, L.-R. des Forts nous donne une image intrieure du hros. Cette

    vision fantasmatique du Bavard perce travers lapposition subjective des

    adjectifs qui doublent les substantifs : la foule est grouillante dhomme et de

    femmes , les rires sont bruyants , les interpellations grossires , la

    musique aigre et la pice exigu ; ralit intrieure qui se fait

    particulirement jour travers lemploi de verbes de perception ou dadverbes :

    il apprciai[t] beaucoup les rires bruyants , les interpellations le plus

    souvent grossires que couvrait avec peine lorchestre, dans cette pice

    relativement exigu o lon net pas cru possible dintroduire un nouveau

    client . La description de cette scne est une vritable radioscopie, ou clich

    intrieur de ce que ressent le hros. De mme, le hros dUne Mmoire

    dmentielledevient ainsi spectateur et acteur principal du songe mis en scne :

    Il le rve tel quil aurait d tre, sinon comme il a t fait. Sans vergogne il habite ce corps qui ne fut pas le

    sien et qui, n dun rve mthodiquement labor, figure en intrus parmi des souvenirs intacts ; mais plus rel que ce

    qui a t rel, plus prsent que ce qui nappartient quau pass, plus vif en somme que ce qui a t vcu, et il en

    8Le Bavard, Paris, Gallimard, LImaginaire , 1973, pp. 22/23.

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    oublie jusqu son origine btarde. Ce qui tait faux contamina ce qui tait vrai, mais lensemble prit la couleur de la

    vrit. 9

    Le littrateur est spectateur de souvenirs intacts , de ce qui tait

    vrai ; et acteur, dans la mesure o ces vnements sont doubls par son ombremme.

    Le rve est ici plac en tte de phrase, et ainsi mis en valeur ; Deux

    temps distincts se fondent en un : le pass se mle au prsent pour constituer un

    tout dans le rve-souvenir : ainsi, il habite un corps chimrique qui

    figure parmi ce qui appartient au pass. Il le rve tel quil aurait d tre,

    sinon comme il a t fait . Le temps de lirralit se mle au potentiel pour

    constituer un tout, prsent en rve. De mme, les intrusions du littrateur sefondent aux souvenirs intacts. Ce qui appartient au pass est doubl par le

    prsent, runis dans une autre ralit, btarde , qui vient doubler les faits

    originels : pass et prsent se fondent en un rve-souvenir qui ralise le

    songe de ce littrateur . Les limites temporelles semblent dissoutes dans la

    mise en scne de cette ralit intrieure dveloppe dans son rcit : les

    temps composs du pass ainsi que le prsent sont alors remplacs par un seul

    et mme temps, limparfait : ce qui tait faux contamina ce qui tait vrai ; le

    faux se mle alors au vrai dans un pass simple, ensemble imaginaire qui

    prit la couleur de la vrit . De plus, lemploi du substantif couleur nous

    renvoie limage dun mouvement discontinu, un mouvement qui semble faire

    cho lmotion ou aux rythmes intrieurs du narrateur.

    II. Des psycho-sphres : du ngatif lavant-scne, uneralit intrieure informe

    Nous avons donc essay de voir dans quelles mesures L.-R. des Forts

    faisait de ces rcits une mise en scne dun jeu intrieur, et du songe un enjeu.

    Mais ne met-il pas en scne lvolution mme de ce jeu intrieur menant

    9Une Mmoire dmentielle, p. 93.

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    jusqu sa mise en scne. Une volution fragmente, clate par diffrentes

    instances. A travers la nouvelle Dans Un miroir, nous constaterons que le

    cheminement menant jusquau rcit fantasmatique de Lonard passe par

    diffrents espaces, ayant leur propre structure interne clate, mais nanmoins

    lis entre eux. Car ce sont les personnages qui envahissent ces espaces, et qui

    leur confrent une ralit. Ces sphres littralement, ces tendues du

    pouvoir sont en effet des mises en scne de ce qui semble se jouer

    lintrieur mme des personnages, tels des psycho-sites ou psycho-

    sphres . On constatera une volution intrieure travers leur volution

    spatiale, qui mne, dans le premier chapitre, de lantichambre lextrmit

    du couloir, dans lequel nat le rcit de songe de Lonard.

    1) Lantichambre : lespace du ngatif

    Dans Dans Un miroir, lantichambre est chronologiquement le premier

    espace travers par les personnages, ainsi plac en ouverture de la nouvelle.

    Cite quatre fois dans les cinq premires pages, puis de nouveau quatre fois,

    vingt pages plus loin10, lantichambre est un espace de transit qui mne vers un

    autre espace, une autre phase, mais qui fait aussi retour.

    Lantichambre, - espace antcdent - nest-elle pas lanti-chambre ou

    chambre noire, celle du ngatif ? En photographie, la chambre noire est celle dudveloppement, lieu alchimique o limage est encore obscure ; de plus, cest

    une chambre intrieure ou lieu de pro-cration . Lantichambre, dans La

    Chambre des enfants, est en effet le lieu de lattente. A la fois on y perd son

    temps et on sy attarde : Louise retient Lonard dans cet espace son

    10Dans Un miroir, in La Chambre des enfants, d. Cite, p. 136, p. 137, p.139, / p. 152, p. 153, et p. 154.

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    arrive dans lappartement. Elle-mme met peu de hte traverser

    lantichambre o elle sattarde sans vergogne11.

    Car cette sphre est celle du dveloppement, cest--dire celle des

    confidences , ou encore, comme celle des palais raciniens12, cest lespace des

    entretiens ou du dialogue . Cest mme lchange dialogu des deux

    protagonistes, le langage mme, qui structure cette sphre, structure rejoignant

    ici celle que Lacan assigne linconscient.

    Car aux yeux du lecteur, cet espace ne prend forme que par rapport ce

    dialogue. Les marques typographiques du texte lui signalent quil entre dans une

    premire sphre circonscrite, cest--dire paradoxalement cerne, par des

    blancs typographiques, signes de silence et du vide. On constate que le volume

    de cet espace se mesure par rapport laccumulation des tirets qui mettent en

    avant les diverses prises de parole des personnages. A la premire phrase de

    Lonard concide son introduction dans lantichambre :

    - Sera-t-il content de me voir ?

    - Mon Dieu, proteste [Louise] gaiement, mais il ne vit que pour linstant o il entendra votre voix danslantichambre 13

    Le langage, visuellement morcel par ce dialogue, confre ds lors cet

    espace une ralit informe.

    Ces changes de voix, ou plutt ces clats de voix sont de ce point de vue

    trs rvlateurs. Eclates, cest--dire spares, ces voix le sont par des blancs

    suggestifs. Et pourtant elles sinscrivent dans un mme mouvement que la

    vhmence du ton anime. Aux interrogations de Lonard suivent les

    exclamations de Louise, et inversement, confrant ainsi au ton une oscillation

    priodique. Parfois ces voix saffrontent par exclamatives interposes, ou au

    contraire sinsrent dans le mme mouvement interrogatif. Le mouvement

    semble ainsi ininterrompu et fluctuant, du fait du changement du timbre vocal

    et de sa rsonance mme, que le lecteur imagine la lecture de ces points

    expressifs.

    11Ibid., p. 136.12Cf. R. Barthes, Sur Racine, d. Seuil, 1963, p. 10.

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    A la matrialisation de ces motions, sajoute la force des propos. A travers

    la brivet des tirades perce la rapidit de leur nonciation qui se veut

    percutante. Une vritable cacophonie file par des propos dcals, dsordonns

    ou fuyants. Ce dcalage est par exemple marqu par une tentative de

    renversement du reproche nonc : - Sil me parle, ce nest jamais que pour

    viter mes questions ! , lance Lonard, dont Louise reprend le propos en

    disant : - Et vous vous plaignez de son silence ! ; la reprise est ici effectue

    par le rappel du verbe parler , par un substantif appartenant un champ

    lexical commun, nanmoins oppos, le silence . Durant toute cette scne, ces

    deux personnages paraissent vritablement en dcalage, suggr par les

    diffrentes oppositions de structure du dialogue, que nous avons mis en

    lumire. Ce mouvement ainsi induit, impute lantichambre une dynamique

    interne, laquelle sajoute des propos fuyants, transgressant les limites

    circonscrites par les blancs.

    Ces propos fuyants ce sont ceux, elliptiques, ou ceux des questions sans

    rponse, voire des questions en chos :

    Louise. - Pensez-vous quil prendrait au srieux une telle sottise, lui qui vit chaque jour dans lattente de

    votre visite ?Lonard . - Il mattend, mais dans quelles dispositions ? Est-ce avec espoir ou avec effroi ? Que sais-je de

    votre frre ?

    - Vous tes celui quil souhaiterait et quil lui est difficile dtre pour vous. Et cependant vous laveztouch, il vous appartient tout entier !14

    Ces tirades suivent une progressive cohrence : A lattente suit il

    mattend ; et au que suis-je pour votre frre ? , le vous tes celui qui

    de Louise. Cependant, le sentiment dominant est ici celui dune fuite que cettestructure en cho met en lumire : les questions se suivent et restent sans

    rponse, tout comme les propos elliptiques des deux personnages. Dans cette

    perspective, cet espace parat vritablement morcel, informe, du fait du

    dveloppement clat que lui confre ce dialogue.

    Un dveloppement, cest--dire aussi un veil ou une latence.

    13Dans Un miroir, p. 137.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 14

    Ces propos sont en effet souvent obscurs et confus ; Le sens du dialogue

    sefface au profit du mouvement de lnonciation, ou du babil des personnages

    qui semblent ne former quun.

    Encore une fois ce sont les marques typographiques du texte qui nous

    invitent fondre ces diverses prises de parole en un seul et mme mouvement :

    Lonard. Mais ce fameux remde que vous me suggriez

    Louise. aura servi du moins allger vos rapports en dissipant dans votre esprit ce rve naf dune

    intimit accessible par la seule mdiation du langage, et dans le sien ce qui en serait plutt comme le cauchemar.

    Lonard. ou inversement dmontrer que sans elle aucune intimit ne saurait stablir entre

    nous ? 15

    Situ la fin de cette premire tape, cet extrait met en avant une

    compltude du dialogue, contrairement au dbut de cette tude o nous avons

    vu que ces voix saffrontaient, ou sinsraient dans un mme mouvement tout en

    tant disjointes. Ici, les phrases sont suspendues, pour reprendre leur

    cheminement dans la bouche de lautre. Lonard et Louise sont

    clairement distingus, contrairement certaines tirades qui ne sont pas

    prcdes de la nomination de leur nonciateur. De ce fait, dcoule un vritable

    balancement entre les deux personnages. Cest littralement un change, ochacun file le propos de lautre avant de lui redonner la parole. Les dernires

    phrases de ce passage rendent ce mouvement dchange, cest--dire daller-

    retour , encore plus explicite :

    Louise Rappelez-vous que vous ne devez jamais rien obtenir contre son gr !

    Lonard Cest--dire que je dois renoncer presque tout ?

    Louise A tout ce quil ne voudra pas vous donner.

    Lonard Et vous laisser le reste ?

    Louise Et luilaisser le reste ! 16

    Sil y a ici une latence , cest celle dune progressive prise de conscience

    dun cart combler, et que ce vacillement met en lumire :

    14Ibid., pp. 137/138.15Ibid., p. 148.16Ibid., pp. 148/149

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 15

    Les phrases se juxtaposent et paraissent suivre un mouvement daller-

    retour clos par labsence : ajoutes la construction ou stichomythie, les

    propositions suivent le mme schma de progression : Cest--dire que je

    fait pendant A tout ce que , et Et vous laisser / Et luilaisser ;

    obtenir suit, chez Lonard, renoncer , puis vouloir donner ,

    laisser , repris dans la phrase quasi-anaphorique de Louise. Car il y a un

    cart, entre ces deux dernires phrases, mis en exergue par litalique lui qui

    reprsente le frre absent de Louise. De plus, la progression temporelle est

    significative dune progression vers labsence. Au prsent suit le futur, et ce

    passage se clt sur linfinitif, temps impersonnel et intemporel.

    Ce jeu parat ici faire cho au jeu du Fort-Da que Freud remarque chez les

    enfants. Ce jeu daller-retour de la bobine que lenfant accomplit, symboliserait

    la prise de conscience dun cart entre lui et sa mre, dont il exorciserait ainsi

    labsence. Dans lespace de lantichambre, L.-R. des Forts met cette

    caractristique en lumire travers le jeu de balancement et dcart des tirades

    des personnages.

    Le mouvement et la distance entre Louise et Lonard se fait

    progressivement jour travers leurs propos dcals ; on remarquera ds lors

    que lcart et les mouvements physiques de ces deux protagonistes sontvritablement tnus voire inexistants, comme si ces deux tres taient souds.

    Nanmoins, L.-R. des Forts signale certains mouvements dans les

    didascalies , plus consquentes la fin de ce passage. Ces mouvements tnus

    manifestent un lan de capture. Ici, rpulsion et attirance se confondent. L.-R.

    des Forts semble ainsi insister sur une progressive dissociation confuse,

    mettant en scne lveil de la sexualit enfantine ; lauteur met en scne le fait

    que Lonard et Louise tentent de se saisir lun lautre par le regard :

    [Lonard] fait une subite volte-face comme pour prendre Louise au dpourvu en rduisant brusquement la

    distance que de propos dlibr il avait mise entre son regard et le sien 17.

    [Louise] dsarme [] se mord la lvre et se dtourne [] pour se dissimuler 18

    17Ibid., p. 142.18Ibid., p. 141.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 16

    Quelques pages plus loin, cest elle qui fixe Lonard, le regardant si droit

    dans les yeux quil en parat dcontenanc 19.

    Si Lonard est d-contenanc , Louise, ds-arme , se d-tourne

    pour se dissimuler, nanmoins prise, plus loin, au d-pourvu . Les regards

    lancs par les personnages sont des tentatives de capture. Une capture ou

    mouvement induit par la rptition du prfixe de- , qui cre une dynamique

    partant de lintrieur vers lextrieur, ou de lun des personnages, vers celui qui

    provoque ce mouvement. Il faut ds lors constater un double mouvement : celui

    qui procde dune volont de blesser, et donc de repousser lautre, doubl par

    une volont de le saisir.

    2) Du couloir la coulisse ou le glissement de lintrieur vers lextrieur

    Suivant cette progression, les personnages entrent dans une seconde

    tape, un deuxime espace. Le couloir est la zone des bouleversements

    organiques et de la construction de soi. Lauteur insiste sur le corps du

    personnage et sur sa progressive autonomie, avant de faire passer celui-ci dans

    la coulisse. Car le couloir est un espace intermdiaire qui, avant de mener de

    lintrieur vers lextrieur, semble se pervertir en coulisse . Nous verrons

    alors dans quelles mesures, dans cette zone intermdiaire quest le couloir, L.-R.

    des Forts met en lumire une naissance du dsir, prcdant le rcit

    fantasmatique de Lonard.

    Le couloir, lespace dun bouleversement organique

    Le couloir est un espace intermdiaire, un espace central : il occupe la

    moiti de lespace littraire, cest--dire son centre20, mais aussi la plus large

    partie de son temps21, qui se mesure au nombre de pages significatif.

    L.-R. des Forts en fait un espace de formation ; dans un premier temps

    cette caractristique se fait jour visuellement, car aux lignes clates de

    19

    Ibid., p. 147.20Ibid. ; dbut de la nouvelle : p. 135 espace du couloir : pp. 149/172 fin de la nouvelle : p. 191

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    lantichambre fait pendant la densit du corps du texte de cet espace. De plus,

    luniformisation de lespace de lantichambre par le discours, soppose ici la

    mixit du discours et du rcit. De manire aussi significative, le couloir mne du

    premier au deuxime chapitre ; ou chronologiquement de lintrieur de

    lantichambre, espace du ngatif du langage, la bibliothque, dans laquelle se

    trouve le narrateur. Cette zone est en effet dcompose par la mise en acte de

    caractristiques faisant cho aux dveloppements antrieurs : celles dune

    ralit intrieure informe. Ces instances mettent en lumire le corps et

    lautonomie de Louise. Cet espace est structur ou dstructur par la dynamique

    de chacuns de ces points sinsrant dans un mme mouvement, celui dun

    bouleversement organique et dune mise en acte symbolique, qui prfigurent la

    sparation foncire de Louise et Lonard.

    Suivant ce fil conducteur, le premier temps est celui dune sparation

    physique.

    Sparation marque par la concidence du dpart de Lonard avec lentre

    de Louise dans le couloir. Celle-ci nous donne ds lors le sentiment dtre un

    lectron libre , en manque dune part delle-mme. Dans tout ce passage,

    Louise semble vouloir trouver le moyen dexorciser ce manque ; une progressivevolution prsente dabord Louise dans un tat dinstabilit :

    Il ne reste plus alors qu entrouvrir de nouveau la premire [porte] qui donne sur lentre du couloir o

    Louise se tient adosse au battant de la sienne, les yeux mi-clos, dans une attitude de souriante expectative, savourant

    visiblement sa victoire. Mais bientt, comme pousse par une curiosit irrsistible, elle sengage son tour dans le

    couloir, glisse pas feutrs devant la porte referme prcautionneusement son passage pour se prsenter de dos,

    elle aussi, dans ltroite ouverture de la seconde, le buste prsent inclin en avant, les deux mains prenant appui sur

    ses genoux, la tte lgrement tourne de ct comme pour mieux tendre loreille aux propos changs dans la

    chambre de son frre. Cependant, en juger son visage qui exprime plutt la dconvenue il semble que les voix

    derrire la porte se soient tues son approche, et cest vraisemblablement ce qui la dcide abandonner presque

    aussitt sa faction pour remonter le couloir en sens inverse et, sans rien perdre de son allure somnambulique, regagne

    cette fois sa chambre dont elle fait claquer brutalement la porte. 22

    Une dynamique ici mise en lumire traverse Louise.

    21Ibid., lespace du couloir occupe 23 pages, sur un total de 56 pages.22Ibid., pp. 149/150.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 18

    Cette dynamique est manifeste dans les tournures impersonnelles qui

    devancent ses dplacements : il ne reste plus alors qu entrouvrir de

    nouveau se rattache comme pousse par une curiosit irrsistible et

    cest vraisemblablement ce qui la dcide . Les dplacements, induits par

    les verbes de mouvement, soulignent aussi une trajectoire significative dun

    aller-retour : Louise se tient adosse sengage glisse remonte en sens

    inverse le couloir pour regagner sa chambre . A ce cheminement, sajoute

    celui des phrases, longues, juxtaposant les propositions, les syntagmes, mais

    tayant surtout ce mme mouvement. Les adverbes placs en tte de phrase

    mettent en valeur la progression de Louise alors , un demi-tour mais

    bientt , qui se conclut par le renversement de la progression initiale

    cependant . Dans cette mise en acte du Fort-Da, dont nous avons vu la

    manifestation latente prcdemment, Louise est amene puiser lespace par

    une sorte de conjuration du vide, engendr par labsent dont elle suit la

    trace . Cet loignement-rapprochement est renforc par une figuration du

    mouvement inversequi contamine ce passage. Dans un premier temps, au verbe

    de mouvement suit une pause descriptive ; un schma repris dans la seconde

    phrase, mais invers dans la troisime. De plus, les focalisations accomplies

    dans les descriptions, ritrent ce mouvement inverse. Dans la premire partiede cette citation, la description suit un progressif largissement ; linverse,

    dans la seconde description, L.-R. des Forts opre une focalisation rapproche,

    pour revenir en fin, au premier cadrage. Louise semble ainsi prendre peu peu

    forme : ses yeux, son attitude, son buste, ses mains, sa tte, son oreille, puis de

    nouveau son visage et son allure, se trouvent tour tour au centre de cette

    focalisation.

    Cest alors un certain dsuvrement que celle-ci essaie de palier par desactions dsordonnes, mettant en valeur lactualisation dun bouleversement

    organique :

    Mais il semble quau lieu de sengager dans le couloir, elle se dirige vers le rduit communiquant avec la

    salle manger, qui lui sert la fois de rduit et de pice dbarras ; il est difficile toutefois de prciser si de l elle

    nest pas pass sans transition dans la cuisine, comme latteste peu aprs le tintement caractristique de la vaisselle

    manipule avec une brutalit surprenante, soit par pure nervosit, soit dessein pour que nul nignore la nature de sa

    besogne ni surtout le lieu trs cart o elle saccomplit. Et cest sans doute afin de souligner encore davantage sa

    prsence lointaine quelle se met fredonner bouche ferme une rengaine qui se mle gaiement au clapotis de leau,

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 19

    au fracas devenu assourdissant des assiettes et des couverts quon dirait jets en vrac et sans mnagement dans

    lvier.23

    On retrouve le mme mouvement de dcomposition qui traversait le

    passage prcdent.Au couloir se mlent le rduit, la salle manger, la cuisine et

    lantichambre. Au classement, L.-R. des Forts substitue vritablement

    lclatement spatial. Seule une progression temporelle permet de suivre le trajet

    de Louise, qui est lui-mme morcel : les charnires entre les propositions

    mettent cette caractristique en lumire : au lieu de , elle se dirige vers ,

    toutefois , sans transition , peu aprs , soit soit , afin de . Le

    fil de la trajectoire est emml, suspendu, pour reprendre son cheminement.Mais cest un cheminement dsordonn, qui souligne le bouleversement

    organique qui sopre. Les mouvements de Louise, leur brutalit, la nervosit de

    celle-ci et les assiettes comme jetes en vrac et sans mnagement attestent

    un certain manque de coordination. Nanmoins, elle essaie dacqurir une

    prsence , elle semble saccomplir grce ses travaux ; le terme mme de

    besogne amenuise lorigine alinante de ce travail. Dans un premier temps seul

    les bruits de la vaisselle rsonnent, cest alors bouche ferme que le son de

    la voix de Louise se joignant au clapotis de leau , se fait entendre. Un

    bouleversement sensoriel se fait jour travers la propagation dondes sonores

    qui envahissent ce passage ; une propagation ou une croissance interfre :

    la brutalit des gestes de Louise fait tonnement cho au tintement de la

    vaisselle , tel le fracas assourdissant des assiettes la rengaine, mle au

    clapotis de leau . Ces sensations auditives suivent une pente ascendante : le

    tintement de la vaisselle est devenu assourdissant aprs laccumulation

    des syntagmes.

    Aprs le bouleversement et la substitution de labsent par laction, cest une

    progressive matrise quacquiert Louise, et une progressive stabilit qui domine.

    Au bouleversement sensoriel suit maintenant la stabilit lie limage que

    Louise acquiert delle-mme.

    23Ibid., pp. 151/152.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 20

    Il faut attendre un assez long moment avant de la voir se profiler sur la surface brillante du miroir, occupe

    dune main remettre en ordre sa coiffure et de lautre passer distraitement un essuie-meuble sur le socle de la

    commode. 24

    A lagitation prcdente fait pendant la coordination et laisance desmouvements de Louise qui conjugue deux activits synchroniquement, alors

    que faire la vaisselle tait auparavant une vritable preuve . Laisance se

    retrouve dans le mouvement mme de la phrase qui varie les allitrations. Les

    consonnes nommes liquides [l] et [m] sont ainsi fondues au chuintement

    prolong du [s]. Et de manire suggestive, la rptition du [wa] de coiffure et

    de voir attirent notre attention sur le miroir , situ en fin de proposition.

    Mais dj elle a quitt la partie visible de lantichambre et sloigne du mme pas dcid en direction de la

    cuisine o elle sattarde quelque temps fureter avant de reparatre nouveau dans le champ du miroir, munie dune

    pelle manche court quelle dpose sur la console et dun balai avec lequel elle se met en devoir de frotter la

    moquette par amples gestes semi-circulaires, de plus en plus lents mesure que se rduit la surface pargne ; puis,

    dun seul mouvement rectiligne et bien orient, elle dplace le petit tas de poussire en laccompagnant avec son balai

    jusqu lentre du couloir, quelques pas de la porte qui, par prudence, est repousse prudemment du pied. 25

    Lespace qui fait cho la dernire citation prend toute son importance

    lorsque se fait jour lunit et la coordination corporelle de Louise, en tmoignentles adjectifs qui qualifient ses mouvements. La surface brillante du miroir ,

    ou le champ du miroir est la phase que Lacan dfinit comme fondatrice dans

    la constitution du moi chez lenfant. Cette zone dans laquelle Louise semble

    puiser une vritable force, ne propage dans un premier temps que des rayons ou

    clats du personnage, dont nous avons une image plus unifie dans ce passage.

    A lattente suit lactualisation, lvaporation la concrtisation : on notera que

    lassez long moment antrieur se transforme en mais dj ; lattitudedistraite en pas dcid ; ou que enfin est doubl par nouveau . Ici,

    Louise semble tmoigner dune progressive auto-suffisance quatteste cette

    scne de mnage qui semble vritablement prendre une tournure rotique. Les

    balai et pelle manche court ou symboles phalliques, semblent ici

    caractristiques de lorganisation libidinale de Louise.

    Mais, alors que Lonard rapparat,

    24Ibid., p. 152.25Ibid., pp. 152/153.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 21

    elle se laisse relever avec un rire nerveux, sattarde pousseter ses genoux pour dissimuler sa gne, puis

    sans transition elle scarte de lui et, zigzaguant comme une aveugle, remonte le corridor jusqu lantichambre o

    elle se plante devant le miroir, les deux paumes poses en ventail sur son visage comme si par ce geste elle esprait

    effacer toute trace de confusion.26

    Louise parat tre entre dans une phase de changements.

    Son rire, ses gestes, son attitude gnrale sur lesquels insiste L.-R. des

    Forts, semblent altrs par les adjectifs les qualifiant : nerveuse, gne,

    aveugle, zigzaguant, Louise nest plus dans le couloir mais dans le corridor,

    lespace mme semble stre amenuis. Le corridor, espace rduit du couloir

    fait dailleurs tonnement cho au petit tas de poussire prcdemment

    dpos lentre du couloir qui semblait symboliser la rduction ,

    labsence mme de Lonard. Car maintenant Louise est littralement dtache :

    dtachement soulign par le mouvement de la locution adverbiale sans

    transition . Aux mouvements ou volont dincorporation dans lantichambre,

    semble se substituer ici la sparation, lentrelacement ou le dsordre.

    Ainsi, L.-R. des Forts semble vritablement jouer avec les diffrents

    temps qui constituent chacune de ces psycho-sphres , caractrises par leur

    mouvement et leur clatement, mais suivant nanmoins une volutionsignificative dune progressive extriorisation des latences dfinies dans

    lantichambre .

    La coulisse ou lavant-scne

    Nous glissons maintenant du couloir la coulisse . Le dialogue, dj

    prsent dans lantichambre fait retour, mais semble avoir volu. Le silence du

    couloir, marqu par des descriptions ondulatoires, est bris par les

    questionnements de Louise qui se dtachent peu peu du corps du texte, pour

    sinsrer dans un dialogue alternances vocales. Nous passons, dans cette

    mme sphre , dun cheminement silencieux et solitaire constructif, une

    avant-scne extrieure.

    26Ibid., p. 154.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 22

    En tmoignent dailleurs les nombreuses rfrences faites au jeu scnique

    des personnages :

    la pause : la pause qui suit semble indiquer que la brutalit de la

    question a pris Lonard au dpourvu 27 ;

    le ton : le ton maussade et prudent de la rponse met le comble

    lagitation de Louise qui passe rapidement les mains dans ses cheveux ;

    ou encore la physionomie : tandis quune rougeur subite envahit son

    visage, Louise fait un violent effort pour clater de rire28. Une diffrenciation

    des personnages est clairement mise en lumire travers ces rfrences, qui

    soulignent lvolution qui sest opre depuis lantichambre.

    A cette volont de saisir lautre physiquement se mle celle de le

    comprendre. Si les regards taient signe dcart et dune envie de capture, ce

    sont maintenant les mots qui jouent ce rle.

    Quavez-vous ? Vous tes malade ? peut-tre a-t-elle lch ces mots la lgre, pour le surprendre et le

    retenir ; toutefois elle les rpte avec fermet, comme entrane par sa propre hardiesse ou afin de se convaincre elle-

    mme que son inquitude est fonde : Etes-vous souffrant ? Ne voulez-vous pas vous reposer un instant ? 29

    Un double mouvement dcompose ce passage ; celui dune progression

    vers induit par les verbes de mouvements complts par le but qui les

    motive : elle lche ces mots pour , elle les rpte afin de ; et celui

    dun vacillement : peut-tre toutefois ou .

    La coulisse semble tre lespace o les mots ne sont plus seulement un

    mouvement, mais une mise jour des forces intellectuelles qui traversent les

    personnages. Le manque ou lcart dont nous avons vu les manifestations

    antrieures, se traduisent ici par un manque de mots :

    Cette mine soucieuse, ces gestes fbriles , insiste [Louise] mais pour sarrter court, comme si les

    mots lui faisaient subitement dfaut ou comme si elle craignait, en saventurant trop loin de manquer son but. Faut-

    il mettre cela sur le compte de De nouveau elle avale sa phrase, hsitant quelques secondes avant de risquer

    timidement : je veux dire est-ce que cela a t un chec ? 30

    27Ibid., p. 156.28Ibid., p. 158.29Ibid., p. 155.30Ibid., pp. 155/156.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 23

    La tentative de matrise du manque se fait jour dans la construction mme

    de la phrase qui conjugue en les alternant lnonciation et lexplication, tel un

    aller-retour explicite. De plus, les suspensions agissent comme des marques

    dabsence, renforces par les silences que cre la narration, avant de revenir

    lnonciation matrialise par les guillemets. Sadjoint ce mouvement, une

    progressive construction de la communication : aux tournures adjectivales

    juxtaposes tel un bgaiement dans la premire partie de la phrase : cette

    mine soucieuse, ces gestes fbriles , suit la tournure impersonnelle, le

    complment dobjet et circonstanciel dans la seconde, faut-il mettre cela sur le

    compte de , pour, la fin, se parfaire en une tournure personnelle et un

    phras plus labor : je veux dire est-ce que cela a t un chec ? . Phrase

    nanmoins toujours entrecoupe.

    Cette zone est celle de la communication, mais celle-ci est toutefois d-

    construite ; les sens, qui sentrechoquent, aboutissent une annulation

    retarde, ou un manque toujours latent :

    - Que dites-vous ? Mais cest faux ! [dit Louise] Je nai aucune ide de ce qui sest pass entre vous !

    - Non ? Et pourquoi tes-vous tourner autour de moi, mobserver, me questionner, sinon pour vous

    rgaler de mes mensonges, car vous nignorez pas que je mens, vous me lavez dit tout lheure ! Lintrigue perce

    dans tous vos gestes ! Quavez-vous en tte ? Que cherchez-vous ? 31

    Du sens action Lonard essaie de dduire le sens savoir. Il

    accumule en effet les propos rapportant les actions de Louise qui tourne autour

    de lui, lobserve, le questionne, dans le but dun profit intellectuel. Nanmoins,

    ces propos compltent indirectement le verbe dtat, induisant encore le

    vacillement mme de largumentation de Lonard. Les deux sens action et

    savoir ne se rejoignent pas mais restent en suspens. La tirade de Lonard estponctue dinterrogatives en ouverture et fermeture, mettant en valeur lchec

    de cette tentative dlucidation : A Non ? en dbut de paragraphe, suivent

    Quavez-vous en tte ? et Que cherchez-vous ? la fin de cette

    nonciation. La structure mme de cette tirade est fragmente, entrecoupe de

    ponctuations changeantes. Un bouleversement auquel sadjoint la force

    quexercent les mots entre eux. Dans la dduction de Lonard, mes

    31Ibid., p. 158.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 24

    mensonges , je mens , et lintrigue , attachs au mme rseau lexical,

    font cho au cest faux de Louise. De plus, dans les deux dernires phrases

    de Lonard, analogiquement interrogatives, se suivent chercher et tte ,

    faisant eux-mmes cho lide que Louise rfute avoir de la scne. La

    conjonction de ces deux forces lexicales agissantes, confrent ce passage une

    figure dclatement : le mensonge d-construisant lide, lintrigue

    apparaissant telle une recherche dvoye. Se fait jour ici une dfinitive

    sparation entre les personnages. Louise et Lonard qui, dans lantichambre,

    semblaient physiquement souds, leurs dialoguent se confondant mme, sont

    maintenant, aprs une volution parcellaire, vritablement distincts.

    Cest alors une dernire tape dcisive qui semble donner naissance au

    songe de Lonard et son rcit. Prcdemment, Louise paraissait combler

    labsence par un besoin dpuiser lespace ou de substituer labsent des actions.

    Ce besoin adjoint la prise de conscience du temps qui passe, provoquent un

    dsir de parler, et de mettre en mot ou en acte verbal, les diffrentes forces qui

    traversent le personnage. Une volution qui se fait particulirement jour dans le

    dialogue qui prcde le rcit fantasmatique de Lonard, personnage sopposant

    ici Louise :

    - Est-ce bien le moment den parler ? Ne serait-ce pas au-dessus de vos forces ? Vous avez besoin de

    tranquillit et de repos.

    - En effet, cela me cotera normment, mais aprs cette scne pnible, je vous dois une rparation ! insiste

    [Lonard] dune voix impatiente, comme si, de ce quil avait dire, il tait passionnment curieux.

    - Le dsirez-vous vraiment ?

    - Oui, il le faut, et tout de suite ! dit-il avec une sorte dexaltation.

    - Mais pourquoi maintenant ? demande-t-elle sans chercher lencourager dans cette voie, et comme si elle

    flairait une embche. Nous aurons tout le temps demain.

    - Maintenant, maintenant ! rpte-t-il sur un ton ttu et, deux reprises, on entend sa main claquer sur unbras du fauteuil. 32

    La prdominance des adverbes temporels sadjoint au balancement opr

    entre besoin et dsir.

    Les tirades de Louise jouent le rle dun frein quant lactualisation du

    dsir. Les interrogatives freinent en effet lvolution performative des procs :

    Est-ce bien le moment den parler ? Ne serait-ce pas au-dessus de vos forces ?

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 25

    / Le dsirez-vous vraiment ? / Mais pourquoi maintenant ? . De plus,

    leur tournure ngative renverse la potentialit, orientant vers le moins et

    non vers le positif , le projet de Lonard. Louise actualise le besoin et

    suspend le dsir travers deux phrases qui se font cho : vous avez besoinde

    tranquillit et de repos / Le dsirez-vous vraiment ? . Louise joue le rle de

    force lopposite, bridant le mouvement qui pousse Lonard sengager sur la

    voie dun assouvissement. La phrase averbale , Mais pourquoi

    maintenant ? , suspend le temps et laction : le maintenant est comme

    retenu par lantposition du pourquoi . De plus, elle dcompose la

    dynamique du mouvement de Lonard en lenrayant, grce la coordination

    mais , jouant vritablement le rle dobjecteur . Chez Louise, tout le

    temps est littralement cern par le futur : Nous aurons tout le temps

    demain lui dit-elle.

    Au contraire, chez Lonard, les phrases sont tendues vers une actualisation

    sinon prsente, du moins imminente.

    Dans sa premire tirade, au futur suit le prsent qui est ritr dans la

    seconde tirade. En fin, cest alors une phrase adverbiale qui souligne avec force

    lactualisation souhaite par Lonard, pour qui le prsent mme semble

    svanouir : Maintenant, maintenant ! . Cette prise de conscience du tempsparat donner naissance au dsir. Car celui-ci semble travers par une force la

    fois pulsionnelle et intellectuelle : passionnment est juxtapos

    curieux ; de mme, la voix impatiente fait pendant le ton ttu :

    Maintenant, maintenant ! rpte-t-il sur un ton ttu et, deux reprises, on

    entend sa main claquer sur un bras du fauteuil. . Si on peut parler de la

    coulisse telle une avant-scne, les rptitions la fois lexicales et sonores

    agissent ici comme une reprise dvoye des trois coups frapps au thtre. Ces deux coups prcdent en effet la mise en mots du dsir de Lonard :

    Sa voix est prsent basse et chuchotante comme si elle craignait de rveiller un dormeur ou un malade33

    La voix de Lonard se dtache peu peu de lui : dans un premier temps, il

    la possde, cest encore sa voix , mais en la circonstance, elle est

    32Ibid., p. 160.33Ibid., p. 161.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 26

    personnifie, tel un corps part entire nanmoins attach au personnage. Cette

    voix semble se fait interprte, jouer un rle, li ce qui va tre nonc : le

    prsent et la crainte de , induisent un changement en vigueur dans une

    perspective future.

    Ainsi, nous avons constat quun vritable cheminement dcompos

    sopre dans ce premier chapitre. Si lantichambre est lespace du

    dveloppement et de lveil, nous avons pu remarquer que toutes ces latences

    taient progressivement mises en actes dans lespace du couloir. Une mise en

    acte qui passait dans un premier temps par des actions symboliques, mettant en

    lumire la progressive autonomie de Louise. Puis une symbolique lie au

    langage, ce qui amne, dans un espace obscur du couloir, la coulisse, une mise

    jour par les mots, de ce qui reste obscur dans lantichambre : nous avons en

    effet mis en avant de quelle manire le manque se traduisait dans les tirades de

    Louise, mais aussi comment lclatement se faisait jour dans les propos de

    Lonard, lvolution des personnages, travers ces espaces, mettant ainsi en

    lumire la vrit, une ralit intrieure informe.

    III. De lorigine du rcit au fantasme de lorigine

    Dans Le Bavard, les espaces sont aussi ceux dun jeu. Ainsi, on

    remarquera, en comparant la premire et la dernire squence du rcit, une

    volution intrieure loquente : cest--dire une complexification explicite dans

    le dernier espace. Ainsi, nous pourrons nous rendre compte dune progressionintrieure, une progression qui semble nanmoins double dun dsir de retour

    lorigine de cette organisation ou ds-organisation . Nous verrons en effet

    que L.-R. des Forts semble mettre en lumire les diffrents mouvements

    dsordonns qui traversent ces espaces intrieurs ; Mais aussi que le

    cheminement de lauteur, semble tre celui dun retour aux sources du songe.

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 27

    1) De lorigine du rcit au jardin public, une progressive complexification

    lorigine du rcit, la perception

    Dans Le Bavard, le lecteur peut situer les espaces, nontopographiquement, mais suivant comme prcdemment, une chronologie qui

    est celle du cheminement de la narration. Dans cette perspective, lorigine du

    rcit, le premier espace, est celui dun temps primitif et indtermin, qui nous

    est prsent comme une fort, un espace sauvage, sphre vritablement

    dsorganise par la mise en scne des actions et sens en mouvement :

    Javais envie de plonger, de boire une gorge de mer, de secouer leau sale de ma tte et de nager

    rgulirement, de me retourner pour faire la planche et de sentir la houle froide me soulever et se creuser et le soleil

    me brler le visage. Mais dabord, monter et descendre, traverser la rivire, la valle au bois touffu, et puis arriver

    jusquau long plateau et le traverser avec de hautes herbes qui rendent la marche difficile et encore monter et

    descendre et traverser marrtant parfois lombre dun arbre pour souffler et puis encore monter et descendre et

    traverser toujours dans ces bois touffus de ronces dans lesquelles je devais me frayer un passage, voil ce que je dus

    faire sous un soleil trs chaud avant datteindre la falaise de craie qui surplombait la plage. Javais tellement chaud en

    montant et descendant ces collines et en traversant ces bois pais que je mtendis sur la crte de la falaise et je fus

    heureux dappuyer mon dos contre le tronc dun pin isol qui me couvrait de son ombre frache et odorante. 34

    Lclatement spatial et temporel est ici significatif dun bouleversement

    organique et sensoriel. Dans un premier temps, les limites spatiales sont, sinon

    inexistantes, du moins fuyantes, et ce, du fait de lentrelacement des diffrentes

    forces en prsence.

    Dans la premire phrase, le hros semble se fondre aux lments ; les

    actions se mlant aux sensations, et les sujets sinversant. Ainsi, dans un

    premier temps, les verbes daction boire , secouer , nager , se

    retourner , ont pour complment la mer ; construction renverse dans la

    dernire partie de la phrase, puisque les complments des verbes daction sont

    des pronoms personnels, ou le visage , se rapportant au hros. Ces deux

    forces le hros et les lments naturels ne sont cependant pas opposes,

    mais entrelaces. On notera effectivement quaux actions se rapportant au

    Bavard se mlent les sensations, provoques par le soleil ou la mer : ainsi, aux

    actions du hros plonger boire , secouer , nager , et se

    34Le Bavard, pp. 13/14.

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    retourner - se rattachent celles des lments - soulever , creuser ,

    brler - lies par le verbe sentir , intercal entre ces deux forces

    agissantes. A cet entrelacement spatial sadjoint une temporalit volutive, mais

    non moins parcellaire.

    Dans la seconde phrase, au dplacement spatial du hros se mlent

    plusieurs temps ; une rgression : mais dabord ouvre cette seconde phrase.

    Le mais agissant ici telle une restriction, est juxtapos au dabord qui

    indique une reprise ou nouveau point de dpart. Cette rgression est alors suivie

    dune progression saccade, ce que met en lumire dans un premier temps la

    juxtaposition des propositions , au rythme de plus en plus vas. Mais saccad,

    car lintrieur de ces propositions sont insres des conjonctions confrant au

    centre de cette phrase son rythme haletant : Et encore et et parfois et

    puis encore et et . Ensuite, une reprise en mme temps quune

    progression qui samorcent avec ladverbe toujours , induisent la fois une

    continuit, cest--dire une volution, mais cest--dire aussi un renouvellement.

    On retrouve en fin ce mme mouvement davance et de retour travers la

    succession de voil avant , qui induit une progression par ricochet.

    L.-R. des Forts met vritablement en avant lclatement spatial et

    temporel de cet espace ; dans la dernire phrase, la rcapitulation de ces tempsamne alors une focalisation sur le hros. Une focalisation suivant cette mme

    dynamique, cest--dire, dans un premier temps, resserre : sur le dos du

    personnage, puis sur un pin isol ; laissant place ensuite un plan plus

    large : le dos se subroge au moi me , et le pin son ombre frache et

    odorante .

    Cet espace, nous apparat tel celui dune construction primaire, dun

    bouleversement organique et sensoriel. Lclatement spatial et temporel, ainsique laccumulation explicite des temps impersonnels et intemporels prsentent

    cet espace tel celui des sens mme : celui dun temps en suspend mais

    nanmoins constamment actif. Les formes intemporelles des verbes daction,

    prdominants voire envahissants, mettent cette caractristique en lumire.

    Une actualisation temporelle nbuleuse

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    A cette structure antcdente caractrise par son temps en suspens ,

    L.-R. des Forts conjugue celle de lexprience individuelle du hros. Le jardin

    public, dernier espace du rcit, peut en effet sapparenter la fort. Cette reprise

    apparat nanmoins dvoye, ractualise par le nom mme de parc . Une

    ractualisation faisant se rejoindre plusieurs instances, en rsulte une vritable

    htrochronie . Cette perspective dun temps clat dveloppe par Andr

    Green35semble en effet trouver un cho dans la structure mise en scne par L.-

    R. des Forts. Car de fait, la structure dsorganise que nous venons

    dexpliciter se mle la structure dsorganise de lexprience du hros. Au

    bouleversement sensoriel, et ce temps en suspens, nanmoins actif, se mle un

    temps de lexprience, fragmentaire :

    Or prsent, inexplicablement dlivr dune hantise et toutes choses cessant de mapparatre sous un angle

    tragique, rien ne mempchait de jouir en toute tranquillit de la beaut dun lieu o je ne me sentais plus traqu ni

    menac et que lvocation de tout un pass dont il tait le cadre douait dun bouleversant prestige en raison de ce

    quil lui confrait de lointain et de printanier. Car ce banc, ctait celui-l mme o jaimais masseoir au printemps

    quand le jardin tait grouillant denfants turbulents et de couples enlacs, aussi cribl de ppiements doiseaux et de

    clameurs dont leau toute proche amplifiait trangement la sonorit, aussi miroitant de soleil et dombres vertes quil

    tait aujourdhui dsert, silencieux et noir. 36

    Ce temps de la sensation est explicitement mis en lumire par la neutralitou lannulation ici opre.

    La proposition qui ouvre cette citation est de ce point de vue significative

    dans la mesure o L.-R. des Forts emploie de nouveau des formes verbales

    intemporelles : dlivr , traqu ou menac . A ceci sajoute

    lannulation mise en avant par les tournures ngatives, cessant de , rien ne

    mempchait et je ne me sentais plus ni ni dans la seconde

    proposition. On relvera aussi inexplicablement et plus loin,

    trangement , qui mettent en attente la comprhension du procs qui suit ;

    ou on relvera encore luniformisation opre par limparfait, qui confre ce

    passage une neutralit temporelle.

    A ce temps perptuel sadjoint alors le temps individuel du Bavard.

    Se conjugue au mouvement prcdemment dcrit, la dynamique spatiale et

    temporelle fragmente du hros. Eclatement qui se fait jour travers la mise en

    35

    Le Temps clat, chapitre III : construction de lhtrochronie , Paris, Les ditions de Minuit, 2000., pp.21/41.

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    prsence de rseaux lexicaux opposs. A la dlivrance, suit la hantise, au

    tragique la tranquillit, au miroitement du soleil et aux ombres vertes , le

    silencieux et noir qui conclut la phrase. Au dsert soppose aussi une

    dynamique informe induite par des termes tels que grouillant , enlacs ,

    cribl , clameurs ou amplifiait . A lintrieur des phrases cest en effet

    cette mme dynamique qui, partant des lieux, dstructure lespace : le rythme

    semble senchaner partir de ces lieux pour se disperser ensuite dans des

    digressions ; le mouvement dans le lieu o que dont en raison est

    repris dans la seconde phrase mais intensifi : le banc ctait o quand

    et aussi et dont aussi que . Ce morcellement est celui du temps :

    prsent ouvre la premire phrase, aujourdhui clos la seconde, mais il

    semble que nous soyons pass dun prsent antrieur, loppos

    d aujourdhui .

    Ici, on a pu constater que deux dynamiques celle du roman individuel et

    celle dun temps primitif immuable ayant leurs propres instances,

    sadjoignent, et ainsi quune complexification de lespace en rsulte.

    2) Une progression rgressive : dun espace lautre, le retour des premiresinstances

    Il semble que la technique romanesque de L.-R. des Forts soit celle dune

    complexification explicite, mais surtout dun retour aux origines. Mettant en

    perspective Le Bavard, publi en 1946, suivi de La Chambre des enfants,

    publie en 1960, nous constaterons que ces deux titres nous suggrent dj une

    mme mise en valeur de cette progression rgressive.

    De la mise en mots sa gense

    Le Bavard est celui qui parle, ainsi, lespace sur lequel est attire notre

    attention est la bouche. La bouche, ou espace intermdiaire entre lintrieur et

    lextrieur du corps, espace dune mise en acte par les mots ; une bouche que

    Bataille, dans un de ses articles parus dans la revue Documents, qualifie

    36Le Bavard, pp. 91/92.

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    dorifice des impulsions physiques profondes37. On soulignera ici lanalogie

    opre avec le couloir que nous avons dfini tel un espace de formation et de

    mise en acte :

    On me demandera peut-tre si jai entrepris de me confesser pour prouver cette sorte de plaisir morbide

    dont je parle et que je comparerais volontiers ces personnes raffines qui, avec une lenteur tudie, caressent du

    bout de lindex une lgre gratignure quelles se sont faite sciemment la lvre infrieure ou qui piquent de la

    pointe de la langue la pulpe dun citron peine mr. 38

    On notera ici une construction progressive :

    Au futur ou non-actualisation, suit le prsent, puis le conditionnel ou

    forme potentielle du prsent, aboutissant une forme englobante, le prsent

    gnomique. A cette progression vers la forme , sajoute un entrelacement

    verbal significatif. Ainsi, on constate que L.-R. des Forts se sert de trois rseaux

    lexicaux se rejoignant dans un seul verbe des plus loquent : dans cette phrase,

    prouver, caresser, piquer, appartenant ltendue sensorielle, sattachent la

    sphre de laction induite par les termes entreprendre, comparer, et rechercher,

    lis aussi un autre domaine, celui verbal, que demander, confesser et parler,

    mettent en lumire. Ainsi, on remarque que ces rseaux lexicaux sont domins

    par un rythme ternaire excluant un seul verbe. Excluant, et ainsi se rejoignantdans ce seul verbe : se faire.

    Nanmoins, ce passage nest pas dnu de brisures. Reprenant ce mme

    schma lexical, L.-R. des Forts y ajoute lacuit rvlatrice de lclat : Le

    domaine sensoriel est rejoint par le citron, caractris par son acidit ; laction

    par lgratignure, tel un clat de chair ; et le verbe par lapointede la langue ,

    ici, vritable outil saillant. A se faire semble alors se rattacher morbide ,

    dont le sens nous apparat lui-mme clat. Au premier abord, morbide nous renvoie la maladie ou au dsquilibre ; de plus, un deuxime sens se fait

    jour ici. En peinture, morbide ou morbidesse exprime la souplesse ou la

    dlicatesse, substantifs faisant cho au portrait trac ici, celui des personnes

    raffines ou d une lenteur tudie .

    Comparer la bouche au couloir, cest plus prcisment lapparenter la

    coulisse. La coulisse, comme nous lavons vu, est une zone o nat lrogne,

    37G. Bataille, Bouche ,in O. C., I, Paris, Gallimard, 1970, pp. 237/238.38Le Bavard, p. 8.

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    notion mise en lumire par le plaisir , en tte du premier propos, tel le motif

    mme de cette phrase.

    La publication qui suitLe Bavardest celle deLa Chambre des enfants. La

    chambre des enfants est celle de limaginaire et de sa mise en scne par le jeu.

    De la bouche ou coulisse , nous faisons retour lespace du ngatif et aux

    premires instances du couloir.

    Dun point de vue formel, le recueil de nouvelles sapparente la structure

    clate de lespace de lantichambre, alors que la forme romanesque duBavard,

    se rapprocherait de la structure dense et mixte du couloir. Mixte, puisque nous

    avons soulign prcdemment que dans le couloir narration et dialogue

    sadjoignaient ; de mme, rcit et discours composent Le Bavard. De plus, si

    nous pouvons parler de La Chambre des enfants tel lespace du ngatif, cest

    que chaque titre de nouvelle agit ici comme une instance ltat latent, cest--

    dire en attente dtre dveloppe.

    Ces instances semblent en effet prcder celle du langage, ce que ces titres

    montrent de manire loquente. Les grands moments dun chanteur : ce

    titre met en lumire un temps pluriel, les grands moments, et une voix, celle

    dunchanteur , encore indfini. On remarquera ici une progression du plurielau singulier, du temps ltre, et une uniformisation brise par la prposition.

    Toutes ces caractristiques semblent faire cho lantichambre. Lappellation,

    La chambredes enfants , met en avant un espace, et ici, attach aux enfants,

    le jeu ou mise en acte de limaginaire, telle la mise en acte opre par Louise

    dans le couloir. Suivant cette progression, dans unemmoire dmentielle ,

    cest le singulier qui lemporte. Ici, on notera une uniformisation induite par la

    juxtaposition des termes, contrairement leur sparation prcdente. Ce titremet aussi en lumire un clatement la fois temporel et spatial. La mmoire

    peut en effet tre considre en tant quespace, mais aussi en tant que domaine

    de la temporalit. Mais cette sphre de lespace-temps semble dsorganise du

    fait de ladjectif mme qui la qualifie. A ce titre englobant et la fois dnatur,

    suit dans un miroir. Cest alors le champ de limage qui est en fin retenu.

    Ces tapes sinscrivent dans une continuit, qui passent avant celles du

    Bavard, dveloppes plus haut. Dans cette perspective, nous pouvons

    vritablement parler de progression formelle rgressive : La Chambre des

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    enfants, pourrait tre prsente telle la gense duBavard. Dans la dmarche

    de lauteur se fait jour le jeu mme dun mouvement invers.

    Du fantasme au point de perception

    La dernire squence du Bavard nous donne le sentiment de rendre

    compte dune rverie, dveloppe partir de lorigine . On constate en effet

    que cet espace est celui dun retour du pass. De plus, le bouleversement des

    sens se fait jour ici dans le plaisir sensuel, la fois trs paisible et dune acuit

    extrme 39. L.-R. des Forts parat ainsi faire de cet espace celui du retour aux

    sources et en mme temps celui dune re-naissance :

    Mais ce jardin, peupl ou non, et t lui seul capable de me retenir : triangle de sable et de verdure dont

    un des angles fendait les eaux en affectant la forme dune proue, il me donnait limpression dtre situ aux confins

    du monde et de ce banc je pouvais contempler non seulement le torrent qui au-dessous de moi se prcipitait en

    rouleaux transparents et lumineux du sommet du barrage jusqu un immense bouillonnement blanc tapiss de

    cailloux, mais aussi toute la longue perspective du fleuve quenjambait une srie si nombreuse de ponts que, mme

    la faveur dune visibilit parfaite, il fallait renoncer en faire le compte, enfin ce grand mur compact et impntrable,

    surmont de tilleuls, qui, par del le torrent, mintriguait cause du brouhaha mystrieux quon y entendait

    certaines heures de la journe, fait de pieds marchant ou courant sur le gravier, de voix sinterpellant dans

    lchauffement dun jeu et auquel le tintement aigrelet dune clochette mettait brusquement fin. 40

    Du ngatif de lespace originaire, il semble que nous soyons pass ici

    limage dune chambre claire . Lauteur du Bavard focalise lattention sur

    louverture de ce jardin, prsent telle une presqule triangulaire , et encore

    dans ce passage, comme un triangle de sable et de verdure , reprise

    dnature de la fort bordant la plage. Ce plan mettant en lumire, ou dans unclair-obscur, ce triangle symbolique du sexe fminin, mais aussi de la

    connaissance ou de la co-naissance, celle des sensations et de limage , est

    aussi celui opr sur la photographie prcdant lincipit de LaChambre claire

    41. DansLe Bavardcomme dansLa Chambre claire, cette ouverture est celle de

    limaginaire et des sensations, des fantasmes. Un monde intrieur dvelopp

    39Ibid., p. 93.40Ibid., pp. 92/93.41La Chambre claire, ditions de ltoile, Gallimard, Le Seuil, 1980.

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    partir de lintimit dune chambre, place en ngatif sur la photographie de

    La Chambre claire.

    Mais ce jardin, peupl ou non, et t lui seul capable de me retenir ,

    agit ici tel un ngatif, ou origine, qui permet le dveloppement qui suit, et qui

    lit un lieu symbolique partir duquel semblent natre les sensations : le

    triangle de sable et de verdure semble en effet ouvrir lespace : il fend les

    eaux. A cette image suit alors le dbordement du personnage par ses

    sensations : il me donnait limpression , prsente le sujet comme agi par

    une force primaire nous renvoyant au premier espace.

    Mais cest alors un endroit prcis, partir de ce banc, dont nous avons

    mesur tout lheure le poids symbolique que lui confre le hros, que souvre la

    pupille du personnage. Il semble que nous passions du ngatif, ou jardin

    secret , limage, ou jardin public , en tmoigne dailleurs la transgression

    des limites opre ici : de ce banc je pouvais contempler non seulement le

    torrent qui mais aussi que enfin qui . Le hros semble dbord par ce

    torrent dimages qui se font cho, dstabilisant les limites spatiales. De plus,

    la luminosit choisie par L.-R. des Forts est celle dun clair-obscur, induit par

    la mise en prsence de deux forces agissantes dans un mme rseau lexical ;

    celle dune visibilit accrue, et celle dune perspective myope : transparent , lumineux et toute une longue perspective , se

    conjuguent limmense bouillonnement blanc , le mur compact et

    impntrable . Ds lors, sadjoint cette dynamique de perception visuelle,

    celle des ondes sonores. La transgression des limites spatiales semble alors

    totale dans la mesure o ces deux dynamiques se compltent. Le mur est mme

    dconstruit par les ondes sentrechoquant : les bruits de pas mls aux voix qui

    forment un brouhaha transgressent les limites induites par le mur.Dans cette perspective, le parc est lespace dune volution rebours, ou

    des retours : celui dune force primaire, mais aussi de tout un pass dont ce lieu

    est le symbole, permettant lveil des sens et de la sensualit.

    Ainsi, de lorigine du rcit au fantasme de lorigine, nous avons pu nous

    rendre compte dune volution spatiale. Une volution, cest--dire une

    construction de plus en plus complexe, regroupant plusieurs instances,

    plusieurs sphres mme. De ce fait, dun espace lautre, nous avons pris acte

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 35

    dun retour des premires tapes, et de la dcouverte dun lieu symbolique

    partir duquel sorganise ce retour. Un retour nanmoins d-natur, puisque

    de lespace sensoriel nous sommes passs lespace de la sensualit. De ces

    espaces clairants, se fait vritablement jour ici une ralit intrieure parcellaire

    et volutive.

    IV. Une ralit intrieure trangement envahie

    Dans cette mme perspective, on notera que dautres mouvements

    sadjoignent encore ceux prcdemment mis en lumire. On aura constat la

    lecture de La Chambre des enfants et du Bavard que ces espaces sont hants

    par des figures ambigus, aux caractristiques contradictoires, et par des

    ombres obsdantes, tels des revenants. On se souvient par exemple que de

    jeunes sminaristes ou que le rouquin viennent visiter le parc duBavard. De ces

    forces obscures on retiendra quelles semblent lorigine dun

    bouleversement individuel, ou dun trouble indfinissable. Et nous montrerons

    travers ces dveloppements que la conjugaison de ces diffrentes dynamiques

    parat conduire un morcellement de lespace individuel.

    1) Un bouleversement individuel : du familier la nouveaut, un sujetentirement dsorient

    Des forces obscures et familires

    Dans la dernire squence du Bavard, lespace est visit par des ombres.

    Des ombres qui semblent tre lorigine dune dstabilisation individuelle :

    Telle que je lentendais dans ce jardin public o le froid paralysait tous mes membres, elle [cette musique]

    me paraissait attirante par la chaleur intense quelle dgageait, due lincandescence de certaines voix enfantines

    portes au rouge auxquelles sajoutait pourtant comme larrire-plan un rideau de voix plus tendres et parfaitement

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    Le songe ou la vrit, une ralit intrieure parcellaire et volutive 36

    sereines ; car, si, dune manire gnrale, il y avait quelque chose denveloppant et de confortable comme

    latmosphre dune salle surchauffe o lon pntre aprs une longue station dans le froid du dehors, ctait surtout

    par son double caractre de libert et dinnocence joyeuse quelle mmouvait jusquaux larmes ; mais aussi par je ne

    sais quoi de large et de clair pareil au vent marin.42

    Ces forces obscures qui traversent le hros sont de lordre dun mouvement

    qui dstabilise la forme .

    Si nous pouvons parler de forces obscures cest parce que le sujet semble

    encore une fois agi , mais par un mouvement indfini. Ce mouvement est

    dabord induit par ladjectif dmonstratif mais indfini de cettemusique , et

    il se perptue grce aux indterminations qui suivent : cest quelque chose ,

    un double caractre , un je ne sais quoi . De plus, L.-R. des Forts

    accumule les comparatifs, sans cerner ce mouvement : telle que , et

    pareil , sajoute la reprise de comme . La cause de ces circonstances

    chappe elle-aussi une dfinition, ce sur quoi la juxtaposition de complments

    circonstanciels mettent laccent : par due surtout par par . De

    plus, les comparants dnotent dune progressive abstraction aboutissant un

    mouvement de fuite incontrlable. Au cadre fixe ou arrire-plan , suit en

    effet l atmosphre . A lorigine, Atmossignifie en grec vapeur , et sphre,

    un domaine de connaissance , une tendue ici indtermine. Les limites dece cadre, sont, dans atmosphre , incertaines, et dautant plus dbordes. Le

    dernier comparant, le vent marin , lui, na pas de limite, il met au contraire

    en avant linstabilit, limprvisibilit marine, le souffle impalpable, linvisible

    mme : une dynamique fuyante et insaisissable.

    Cette force indtermine qui semble traverser le hros dstabilise un tat

    dtre. Ainsi, on peut relever lentrelacement de verbes significatifs ; aux verbes

    descriptifs formels tels que paralyser, paratre, avoir, tre et savoir,sadjoignent des verbes qui infrent tous une dynamique dstabilisant la forme :

    entendre, dgager, sajouter, pntrer ou smouvoir. Le hros semble

    littralement renvers et envelopp par ce mouvement. Renversement qui se fait

    jour dans linversion de la construction dans o en dbut de passage, qui

    devient o dans en fin, renversement significatif dun mouvement qui a

    travers le hros pour lenvahir et le cerner.

    42Le Bavard, pp. 120/121.

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    A la dfinition ou lide se subrogent ds lors lopposition de forces

    contraires : le froid la chaleur intense , lincandescence porte au

    rouge . Dun tat lautre se fait jour lintensit, mais cest bientt une douce et

    familire intensit qui vient contrebalancer lanimation antcdente : des voix

    plus tendres et parfaitement sereines . De ces forces dcoule lveil de

    sensations morceles : cest quelque chose denveloppant et de confortable ;

    un double caractre de libert et dinnocence joyeuse ; un je ne sais quoi de

    large et de clair . Ce morcellement - ou ces coordinations adjectivales - doubl

    par lincertitude antcdente, met laccent sur limpression dinquitante

    tranget dont est emprunt ce passage. proprement parler, ltrangement

    inquitant serait toujours quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se trouve

    toutdsorient43. Ce passage semble en effet rejoindre lhypothse freudienne

    dun trangement inquitant, sentiment provoqu par lincertitude,

    lincomprhension mle dimpressions sensorielles vaporeuses et

    enveloppantes, que L.-R. des Forts met ici en scne.

    La nouveaut trouble

    Le songe apparat ds lors telle une mise en scne indcente des diffrentes

    forces qui hantent le sujet et le troublent. Diffrentes forces qui se font jour

    travers lambigut de certaines figures ; celle du prtre dans Une Mmoire

    dmentiellesemble mettre nu le hros :

    Tantt il se tient rigide, le buste un peu pench en avant, les yeux plants effrontment sur cette face

    puissante quanime le mouvement bestial de la mchoire, tantt il se distend et saffaisse sur lui-mme dans un vain

    effort pour sortir du champ de ce regard, sinon pur annuler son propre corps. Mais, dans tous les cas, ses genoux

    restent rivs sur le carreau glacial tandis que le sang lui remonte rapidement au visage tendu de nouveau vers ce

    regard dune douceur menaante o il voit comme rflchi avec une pnible prcision son corps denfant bafou et,

    honteusement dvoil, ce quil y a en lui de plus intime et de plus secret. 44

    La complexit de cette scne rend compte des diffrentes forces mises en

    jeu. Ce qui domine cest vritablement lentrelacement, la confusion et la force

    de ces divers mouvements.

    43 Freud,LInquitante tranget, in LInquitante tranget et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 216.44Une Mmoire dmentielle, p. 107.

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    Dans un premier temps, deux forces distinctes sont mises en prsence ;

    celle du sujet, et celle de lobjet. Ces deux forces sont mises en lumire par la

    force mme des rseaux lexicaux : dun ct le hros se tient rigide , les

    yeux plants effrontment ; de lautre la face puissante , et le mouvement

    bestial de la mchoire du prtre sont souligns. L.-R. des Forts met laccent

    sur des mouvements corporels en puissance.

    A leffort de stabilit et de contrle du sujet suit alors un progressif

    vacillement. Il est un peu pench en avant , puis il se distend et

    saffaisse . Ce vacillement corporel se traduit par un mouvement intrieur

    incontrlable. Si ses genoux restent rivs sur le carreau glacial , on

    soulignera nanmoins que cest son sang quil ne peut contrler. Ainsi, si

    dans un premier temps notre attention est focalise sur le corps du prtre, de

    manire significative, cest maintenant sur le corps du sujet, et plus prcisment

    sur lintrieur de ce corps, que la lumire est jete, comme si la force de lun,

    avait boulevers lautre : les yeux, au dbut, sont plants surcette face

    puissante, et maintenant le hros saffaisse sur lui-mme. Ce vacillement

    est explicite dans la phrase mme qui fait soprer un balancement dans un

    premier temps - tantt tantt -, puis un arrt et une stagnation nanmoins

    doubles par un autre mouvement : - Mais tandis que / de