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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France (1966) SENS ET NON-SENS Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole, Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales . Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Merleau-Ponty, M - Sens Et Non-sens

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philosophie

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  • Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe franais, professeur de philosophie

    lUniversit de Lyon puis au Collge de France

    (1966)

    SENS ET NON-SENS

    Un document produit en version numrique par Pierre Patenaude, bnvole, Professeur de franais la retraite et crivain, Chambord, LacSt-Jean.

    Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

    Dans le cadre de la bibliothque numrique: "Les classiques des sciences sociales"

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    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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  • Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 3

    REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre pas-

    se au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e). Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il

    faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e). Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

  • Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 4

    Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Patenaude, bnvole, professeur de franais la retraite et crivain, Courriel : [email protected]

    Maurice Merleau-Ponty SENS ET NON-SENS. Paris : Les ditions Nagel, 1966, 5e dition, 333 pages. Collection :

    Penses.

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 7 dcembre 2014 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

  • Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 5

    Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]

    Philosophe franais, professeur de philosophie lUniversit de Lyon puis au Collge de France

    SENS ET NON-SENS.

    Paris : Les ditions Nagel, 1966, 5e dition, 333 pages. Collection : Penses.

  • Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. (1966) 6

    PARUS DANS LA MME COLLECTION

    BEAUVOIR, Simone de :

    L'existentialisme et la sagesse des nations

    CROCE, Benedetto : Contribution ma propre critique

    LEFEBVRE, Henri : Pascal , tomes I et II

    LUKACS, Georges : Brve histoire de la littrature allemande Gthe et son poque Existentialisme ou marxisme

    MARTIN-DESLIAS, Nol : Un aventurier de l'esprit, Pierre Teilhard de Chardin Le mythe de la caverne

    SANDOR, Paul : Histoire de la dialectique

    SARTRE, Jean Paul : L'Existentialisme est un humanisme

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    [2]

    DU MME AUTEUR La Structure du Comportement (Presses Universitaires) Phnomnologie de la Perception (Gallimard) Humanisme et Terreur (Gallimard)

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    [3]

    COLLECTION PENSES

    MAURICE MERLEAU-PONTY

    SENS ET NON-SENS

    Cinquime dition

    LES DITIONS NAGEL, PARIS

    [4]

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    [5]

    Table des matires PRFACE [7] I. OUVRAGES.

    Le Doute de Czanne [15] Le Roman et la Mtaphysique [45] Un Auteur scandaleux [73] Le Cinma et la Nouvelle Psychologie [85]

    II. IDES.

    L'Existentialisme chez Hegel [109] La Querelle de l'Existentialisme [123] Le Mtaphysique dans l'Homme [145] Autour du Marxisme [173] Marxisme et Philosophie [221]

    III. POLITIQUES.

    La Guerre a eu lieu [245] Pour la Vrit [271] Foi et bonne Foi [305] Le Hros, l'Homme [323]

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    [6] La Collection Penses a pour but de faire

    connatre les diffrents courants de la pense contemporaine. Les problmes de lhomme et de la socit se sont modifis depuis cette dernire guer-re et l'humanit cherche des solutions travers les diffrentes doctrines qui lui sont proposes.

    Penses donnera le dernier tat des interroga-tions et des solutions dans les principaux domaines de la pense et de faction, en se gardant bien, tou-tefois, de prendre une position doctrinaire.

    1966 by Les ditions Nagel, Paris Imprim en Suisse Printed in Switzerland

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    [7]

    SENS ET NON-SENS

    PRFACE

    Retour la table des matires

    Depuis le dbut du sicle, beaucoup de grands livres ont exprim la rvolte de la vie immdiate contre la raison. Ils ont dit, chacun sa manire, que jamais les arrangements rationnels d'une morale, d'une politique, ou mme de l'art ne vaudront contre la ferveur de l'instant, l'clatement d'une vie individuelle, la prmditation de l'inconnu .

    Il faut croire que le tte--tte de l'homme avec sa volont singu-lire n'est pas longtemps tolrable : entre ces rvolts, les uns ont ac-cept sans conditions la discipline du communiste, d'autres celle d'une religion rvle, les plus fidles leur jeunesse ont fait deux parts dans leur vie ; comme citoyens, maris, amants ou pres, ils se condui-sent selon les rgles d'une raison assez conservatrice. Leur rvolte s'est localise dans la littrature ou dans la posie, devenues du coup religion.

    Il est bien vrai que la rvolte nue est insincre. Ds que nous vou-lons quelque chose ou que nous prenons [8] tmoin les autres, c'est--dire ds que nous vivons, nous impliquons que le monde, en princi-pe, est d'accord avec lui-mme, et les autres avec nous. Nous naissons dans la raison comme dans le langage. Mais il faudrait que la raison laquelle on arrive ne ft pas celle qu'on avait quitte avec tant

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    d'clat. Il faudrait que l'exprience de la draison ne ft pas simple-ment oublie. Il faudrait former une nouvelle ide de la raison.

    En prsence d'un roman, d'un pome, d'une peinture, d'un film va-lables, nous savons qu'il y a eu contact avec quelque chose, quelque chose est acquis pour les hommes et l'uvre commence d'mettre un message ininterrompu... Mais ni pour l'artiste, ni pour le public le sens de l'uvre n'est formulable autrement que par l'uvre elle-mme ; ni la pense qui l'a faite, ni celle qui la reoit n'est tout fait matresse de soi. On verra par l'exemple de Czanne dans quel risque s'accomplit l'expression et la communication. C'est comme un pas dans la brume, dont personne ne peut dire s'il conduit quelque part. Mme nos mathmatiques ont cess d'tre de longues chanes de rai-son. Les tres mathmatiques ne se laissent atteindre que par proc-ds obliques, mthodes improvises, aussi opaques qu'un minral in-connu. Il y a, plutt qu'un monde intelligible, des noyaux rayonnants spars par des pans de nuits. Le monde de la culture est discontinu comme l'autre, il connat lui aussi de sourdes mutations. Il y a un temps de la culture, o les uvres d'art et de science s'usent, quoiqu'il soit plus lent que le temps de l'histoire et du monde physique. Dans l'uvre d'art ou dans la thorie comme dans la chose sensible, le sens est insparable du [9] signe. L'expression, donc, n'est jamais acheve. La plus haute raison voisine avec la draison.

    De mme, si nous devons retrouver une morale, il faut que ce soit au contact des conflits dont l'immoralisme a fait l'exprience. Comme le montre L'Invite de Simone de Beauvoir, c'est une question de sa-voir s'il y a pour chaque homme une formule de conduite qui le justi-fie aux yeux des autres, ou si, au contraire, ils ne sont pas, par posi-tion, impardonnables l'un pour l'autre et si, dans cette situation, les principes moraux ne sont pas une manire de se rassurer et de se d-faire des questions plutt que de se sauver et de les rsoudre. En mo-rale comme en art, il n'y aurait pas de solution pour celui qui veut d'abord assurer sa marche, rester tout instant juste et matre absolu de soi-mme. Nous n'aurions d'autre recours que le mouvement spon-tan qui nous lie aux autres pour le malheur et pour le bonheur, dans l'gosme et dans la gnrosit.

    En politique, enfin, l'exprience de ces trente annes nous oblige aussi voquer le fond de non-sens sur lequel se profile toute entre-prise universelle, et qui la menace d'chec. Pour des gnrations d'in-

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    tellectuels, la politique marxiste a t l'espoir, parce qu'en elle les proltaires et par eux les hommes de tous les pays devaient trouver le moyen de se reconnatre et de se rejoindre. La prhistoire allait finir. Une parole tait dite qui attendait rponse de cette immense humanit virtuelle depuis toujours silencieuse. On allait assister cette nou-veaut absolue d'un monde o tous les hommes comptent. Mais, n'ayant abouti qu'en un pays, la politique marxiste a perdu confiance en sa propre audace, elle a dlaiss ses propres moyens proltariens [10] et repris ceux de l'histoire classique : hirarchie, obissance, my-thes, ingalit, diplomatie, police. Au lendemain de cette guerre, on pouvait esprer que l'esprit du marxisme allait reparatre, que le mouvement des masses amricaines allait relayer la rvolution russe. Cette attente est exprime ici dans plusieurs tudes 1

    Comme Czanne se demande si ce qui est sorti de ses mains offre un sens et sera compris, comme un homme de bonne volont, consid-rant les conflits de sa vie, en vient douter que les vies soient compa-tibles entre elles, le citoyen d'aujourd'hui n'est pas sr que le monde humain soit possible.

    . On sait qu'elle a t due et que nous voyons prsent face face une Amrique presque unanime dans la chasse aux rouges , avec les hypocrisies que la critique marxiste a dvoiles dans la conscience librale, et une Union sovitique qui tient pour fait accompli la division du mon-de en deux camps, pour invitable la solution militaire, ne compte sur aucun rveil de la libert proltarienne, mme et surtout quand elle aventure les proltariats nationaux dans des missions de sacrifice.

    Mais l'chec n'est pas fatal. Czanne a gagn contre le hasard. Les hommes peuvent gagner aussi, pourvu qu'ils mesurent le risque et la tche.

    [11] [12]

    1 Autour du Marxisme. - Pour la Vrit.

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    [13]

    SENS ET NON-SENS

    I

    OUVRAGES

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    [14]

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    [15]

    SENS ET NON-SENS

    I. OUVRAGES

    Le doute de Czanne

    Retour la table des matires

    Il lui fallait cent sances de travail pour une nature morte, cent cin-quante sances de pose pour un portrait. Ce que nous appelons son uvre n'tait pour lui que l'essai et l'approche de sa peinture. Il crit en septembre 1906, g de 67 ans, et un mois avant de mourir : Je me trouve dans un tel tat de troubles crbraux, dans un trouble si grand que j'ai craint, un moment, que ma faible raison n'y passt... Maintenant il me semble que je vais mieux et que je pense plus juste dans l'orientation de mes tudes. Arriverai-je au but tant cherch et si longtemps poursuivi ? J'tudie toujours sur nature et il me semble que je fais de lents progrs. La peinture a t son monde et sa manire d'exister. Il travaille seul, sans lves, sans admiration de la part de sa famille, sans encouragement du ct des jurys. Il peint l'aprs-midi du jour o sa mre est morte. En 1870, il peint l'Estaque pendant que les [16] gendarmes le recherchent comme rfractaire. Et pourtant il lui arrive de mettre en doute cette vocation. En vieillissant, il se demande si la nouveaut de sa peinture ne venait pas d'un trouble de ses yeux, si toute sa vie n'a pas t fonde sur un accident de son corps. cet effort et ce doute rpondent les incertitudes ou les sottises des contemporains. Peinture de vidangeur saoul , disait un critique en 1905. Aujourd'hui, G. Mauclair tire encore argument contre Czanne de ses aveux d'impuissance. Pendant ce temps, ses tableaux sont r-

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    pandus dans le monde. Pourquoi tant d'incertitude, tant de labeur, tant d'checs, et soudain le plus grand succs ?

    Zola, qui tait l'ami de Czanne depuis l'enfance, a t le premier lui trouver du gnie, et le premier parler de lui comme d'un gnie avort . Un spectateur de la vie de Czanne, comme tait Zola, plus attentif son caractre qu'au sens de sa peinture, pouvait bien la traiter comme une manifestation maladive.

    Car ds 1852, Aix, au collge Bourbon o il venait d'entrer, C-zanne inquitait ses amis par ses colres et ses dpressions. Sept ans plus tard, dcid devenir peintre, il doute de son talent et n'ose pas demander son pre, chapelier puis banquier, de l'envoyer Paris. Les lettres de Zola lui reprochent de l'instabilit, de la faiblesse, de l'indcision. Il vient Paris, mais crit : Je n'ai fait que changer de place et l'ennui m'a suivi. Il ne tolre pas la discussion, parce qu'elle le fatigue et qu'il ne sait jamais donner ses raisons. Le fond de son ca-ractre est anxieux. quarante-deux ans, il pense qu'il mourra jeune et fait son testament. [17] quarante-six ans, pendant six mois, il est travers par une passion fougueuse, tourmente, accablante, dont le dnouement n'est pas connu et dont il ne parlera jamais. cinquante et un ans, il se retire Aix, pour y trouver la nature qui convient le mieux son gnie, mais c'est aussi un repli sur le milieu de son enfan-ce, sa mre et sa sur. Quand sa mre mourra, il s'appuiera sur son fils. C'est effrayant, la vie , disait-il, souvent. La religion, qu'il se met alors pratiquer, commence pour lui par la peur de la vie et la peur de la mort. C'est la peur, explique-t-il un ami, je me sens en-core pour quatre jours sur la terre ; puis aprs ? Je crois que je survi-vrai et je ne veux pas risquer de rtir in aeternum. Bien qu'ensuite elle se soit approfondie, le motif initial de sa religion a t le besoin de fixer sa vie et de s'en dmettre. Il devient toujours plus timide, m-fiant et susceptible. Il vient quelquefois Paris, mais, quand il ren-contre des amis, leur fait signe de loin de ne pas l'aborder. En 1903, quand ses tableaux commencent de se vendre Paris deux fois plus cher que ceux de Monet, quand des jeunes gens comme Joachim Gas-quet et Emile Bernard viennent le voir et l'interroger, il se dtend un peu. Mais les colres persistent. Un enfant d'Aix l'avait autrefois frap-p en passant prs de lui ; depuis lors il ne pouvait plus supporter un contact. Un jour de sa vieillesse, comme il trbuchait, Emile Bernard le soutint de la main. Czanne entra dans une grande colre. On l'en-

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    tendait arpenter son atelier en criant qu'il ne se laisserait pas mettre le grappin dessus . C'est encore cause du grappin qu'il cartait de son atelier les femmes qui auraient pu lui servir de modles, [18] de sa vie les prtres qu'il appelait des poisseux , de sou esprit les thories d'Emile Bernard quand elles se faisaient trop pressantes.

    Cette perte des contacts souples avec les hommes, cette impuissan-ce matriser les situations nouvelles, cette fuite dans les habitudes, dans un milieu qui ne pose pas de problmes, cette opposition rigide de la thorie et de la pratique, du grappin et d'une libert de solitai-re, tous ces symptmes permettent de parler d'une constitution morbide, et par exemple, comme on l'a fait pour Greco, d'une schizo-die. L'ide d'une peinture sur nature viendrait Czanne de la mme faiblesse. Son extrme attention la nature, la couleur, le ca-ractre inhumain de sa peinture (il disait qu'on doit peindre un visage comme un objet), sa dvotion au monde visible ne seraient qu'une fui-te du monde humain, l'alination de son humanit.

    Ces conjectures ne donnent pas le sens positif de l'uvre, on ne peut pas en conclure sans plus que sa peinture soit un phnomne de dcadence, et, comme dit Nietzsche, de vie appauvrie , ou encore qu'elle n'ait rien apprendre l'homme accompli. C'est probablement pour avoir fait trop de place la psychologie, leur connaissance per-sonnelle de Czanne, que Zola et Emile Bernard ont cru un chec. Il reste possible que, l'occasion de ses faiblesses nerveuses, Czanne ait conu une forme d'art valable pour tous. Laiss lui-mme, il a pu regarder la nature comme seul un homme sait le faire. Le sens de son uvre ne peut tre dtermin par sa vie.

    On ne le connatrait pas mieux par l'histoire de l'art, [19] c'est--dire en se reportant aux influences (celle des Italiens et de Tintoret, celle de Delacroix, celle de Courbet et des Impressionnistes), aux procds de Czanne, ou mme son propre tmoignage sur sa pein-ture.

    Ses premiers tableaux, jusque vers 1870, sont des rves peints, un Enlvement, un Meurtre. Ils viennent des sentiments et veulent pro-voquer d'abord les sentiments. Ils sont donc presque toujours peints par grands traits et donnent la physionomie morale des gestes plutt que leur aspect visible. C'est aux Impressionnistes, et en particulier Pissaro, que Czanne doit d'avoir conu ensuite la peinture, non com-

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    me l'incarnation de scnes imagines, la projection des rves au de-hors, mais comme l'tude prcise des apparences, moins comme un travail d'atelier que comme un travail sur nature, et d'avoir quitt la facture baroque, qui cherche d'abord rendre le mouvement, pour les petites touches juxtaposes et les hachures patientes.

    Mais il s'est vite spar des Impressionnistes. L'Impressionnisme voulait rendre dans la peinture la manire mme dont les objets frap-pent notre vue et attaquent nos sens. Il les reprsentait dans l'atmos-phre o nous les donne la perception instantane, sans contours abso-lus, lis entre eux par la lumire et l'air. Pour rendre cette enveloppe lumineuse, il fallait exclure les terres, les ocres, les noirs et n'utiliser que les sept couleurs du prisme. Pour reprsenter la couleur des ob-jets, il ne suffisait pas de reporter sur la toile leur ton local, c'est--dire la couleur qu'ils prennent quand on les isole de ce qui les entoure, il fallait tenir compte des phnomnes [20] de contraste qui dans la na-ture modifient les couleurs locales. De plus, chaque couleur que nous voyons dans la nature provoque, par une sorte de contrecoup, la vision de la couleur complmentaire, et ces complmentaires s'exaltent. Pour obtenir sur le tableau, qui sera vu dans la lumire faible des apparte-ments, l'aspect mme des couleurs sous le soleil, il faut donc y faire figurer non seulement un vert, s'il s'agit d'herbe, mais encore le rouge complmentaire qui le fera vibrer. Enfin, le ton local lui-mme est d-compos chez les Impressionnistes. On peut en gnral obtenir chaque couleur en juxtaposant, au heu de les mlanger, les couleurs compo-santes, ce qui donne un ton plus vibrant. Il rsultait de ces procds que la toile, qui n'tait plus comparable la nature point par point, restituait, par l'action des parties les unes sur les autres, une vrit g-nrale de l'impression. Mais la peinture de l'atmosphre et la division des tons noyaient en mme temps l'objet et en faisaient disparatre la pesanteur propre. La composition de la palette de Czanne fait prsu-mer qu'il se donne un autre but : il y a, non pas les sept couleurs du prisme, mais dix-huit couleurs, six rouges, cinq jaunes, trois bleus, trois verts, un noir. L'usage des couleurs chaudes et du noir montre que Czanne veut reprsenter l'objet, le retrouver derrire l'atmosph-re. De mme il renonce la division du ton et la remplace par des m-langes gradus, par un droulement de nuances chromatiques sur l'ob-jet, par une modulation colore qui suit la forme et la lumire reue. La suppression des contours prcis dans certains cas, la priorit de la

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    couleur sur le dessin n'auront videmment pas le mme [21] sens chez Czanne et dans l'impressionnisme. L'objet n'est plus couvert de re-flets, perdu dans ses rapports l'air et aux autres objets, il est comme clair sourdement de l'intrieur, la lumire mane de lui, et il en r-sulte une impression de solidit et de matrialit. Czanne ne renonce d'ailleurs pas faire vibrer les couleurs chaudes, il obtient cette sensa-tion colorante par l'emploi du bleu.

    Il faudrait donc dire qu'il a voulu revenir l'objet sans quitter l'es-thtique impressionniste, qui prend modle de la nature. Emile Ber-nard lui rappelait qu'un tableau, pour les classiques, exige circonscrip-tion par les contours, composition et distribution des lumires. Czan-ne rpond : Ils faisaient le tableau et nous tentons un morceau de nature. Il a dit des matres qu'ils remplaaient la ralit par l'ima-gination et par l'abstraction qui l'accompagne , et de la nature qu' il faut se plier ce parfait ouvrage. De lui tout nous vient, par lui, nous existons, oublions tout le reste . Il dclare avoir voulu faire de l'impressionnisme quelque chose de solide comme l'art des mu-ses . Sa peinture serait un paradoxe : rechercher la ralit sans quit-ter la sensation, sans prendre d'autre guide que la nature dans l'impres-sion immdiate, sans cerner les contours, sans encadrer la couleur par le dessin, sans composer la perspective ni le tableau. C'est l ce que Bernard appelle le suicide de Czanne : il vise la ralit et s'interdit les moyens de l'atteindre. L se trouverait la raison de ses difficults et aussi des dformations que l'on trouve chez lui surtout entre 1870 et 1890. Les assiettes ou les coupes poses de profil sur une table [22] devraient tre des ellipses, mais les deux sommets de l'ellipse sont grossis et dilats. La table de travail, dans le portrait de Gustave Gef-froy, s'tale dans le bas du tableau contre les lois de la perspective. En quittant le dessin, Czanne se serait livr au chaos des sensations. Or les sensations feraient chavirer les objets et suggreraient constam-ment des illusions, comme elles le font quelquefois, par exemple l'illusion d'un mouvement des objets quand nous bougeons la tte, si le jugement ne redressait sans cesse les apparences. Czanne aurait, dit Bernard, englouti la peinture dans l'ignorance et son esprit dans les tnbres .

    En ralit, on ne peut juger ainsi sa peinture qu'en laissant tomber la moiti de ce qu'il a dit et qu'en fermant les yeux ce qu'il a peint.

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    Dans ses dialogues avec Emile Bernard, il est manifeste que C-zanne cherche toujours chapper aux alternatives toutes faites qu'on lui propose, celle des sens ou de l'intelligence, du peintre qui voit et du peintre qui pense, de la nature et de la composition, du primiti-visme et de la tradition. Il faut se faire une optique , dit-il, mais j'entends par optique une vision logique, c'est--dire sans rien d'ab-surde . S'agit-il de notre nature ? , demande Bernard. Czanne rpond : Il s'agit des deux. La nature et l'art ne sont-ils pas diffrents ? Je voudrais les unir. L'art est une aperception per-sonnelle. Je place cette aperception dans la sensation et je demande l'intelligence de l'organiser en uvre. Mais mme ces formules font trop de place aux notions ordinaires de sensibilit ou sensation et d' intelligence , c'est pourquoi Czanne ne pouvait persuader [23] et c'est pourquoi il aimait mieux peindre. Au lieu d'appliquer son uvre des dichotomies, qui d'ailleurs appartiennent plus aux tradi-tions d'cole qu'aux fondateurs, philosophes ou peintres, de ces traditions, il vaudrait mieux tre docile au sens propre de sa peinture qui est de les remettre en question. Czanne n'a pas cru devoir choisir entre la sensation et la pense, comme entre le chaos et l'ordre. Il ne veut pas sparer les choses fixes qui apparaissent sous notre regard et leur manire fuyante d'apparatre, il veut peindre la matire en train de se donner forme, l'ordre naissant par une organisation spontane. Il ne met pas la coupure entre les sens et 1' intelligence , mais entre l'ordre spontan des choses perues et l'ordre humain des ides et des sciences. Nous percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous sommes ancrs en elles et c'est sur ce socle de nature que nous construisons des sciences. C'est ce monde primordial que Czan-ne a voulu peindre, et voil pourquoi ses tableaux donnent l'impres-sion de la nature son origine, tandis que les photographies des m-mes paysages suggrent les travaux des hommes, leurs commodits, leur prsence imminente. Czanne n'a jamais voulu peindre comme une brute , mais remettre l'intelligence, les ides, les sciences, la perspective, la tradition, au contact du monde naturel qu'elles sont destines comprendre, confronter avec la nature, comme il le dit, les sciences qui sont sorties d'elle . Les recherches de Czanne dans la perspective dcouvrent par leur fidlit aux phnomnes ce que la psychologie rcente devait formuler. La perspective vcue, celle de notre perception, n'est pas la perspective [24] gomtrique ou photo-graphique : dans la perception, les objets proches paraissent plus pe-

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    tits, les objets loigns plus grands, qu'ils ne le font sur une photogra-phie, comme on le voit au cinma quand un train approche et grandit beaucoup plus vite qu'un train rel dans les mmes conditions. Dire qu'un cercle vu obliquement est vu comme une ellipse, c'est substituer la perception effective le schma de ce que nous devrions voir si nous tions des appareils photographiques : nous voyons en ralit une forme qui oscille autour de l'ellipse sans tre une ellipse. Dans un portrait de Mme Czanne, la frise de la tapisserie, de part et d'autre du corps, ne fait pas une ligne droite : mais on sait que si une ligne passe sous une large bande de papier, les deux tronons visibles paraissent disloqus. La table de Gustave Geffroy s'tale dans le bas du tableau, mais, quand notre il parcourt une large surface, les images qu'il ob-tient tour tour sont prises de diffrents points de vue et la surface totale est gondole. Il est vrai qu'en reportant sur la toile ces dforma-tions, je les fige, j'arrte le mouvement spontan par lequel elles se tassent les unes sur les autres dans la perception et tendent vers la perspective gomtrique. C'est aussi ce qui arrive propos des cou-leurs. Une rose sur un papier gris colore en vert le fond. La peinture d'cole peint le fond en gris, comptant que le tableau, comme l'objet rel, produira l'effet de contraste. La peinture impressionniste met du vert sur le fond, pour obtenir un contraste aussi vif que celui des ob-jets de plein air. Ne fausse-t-elle pas ainsi le rapport des tons ? Elle le fausserait si elle s'en tenait l. Mais le propre du peintre est de faire que [25] toutes les autres couleurs du tableau convenablement modi-fies enlvent au vert pos sur le fond son caractre de couleur relle. De mme le gnie de Czanne est de faire que les dformations pers-pectives, par l'arrangement d'ensemble du tableau, cessent d'tre visi-bles pour elles-mmes quand on le regarde globalement, et contri-buent seulement, comme elles le font dans la vision naturelle, don-ner l'impression d'un ordre naissant, d'un objet en train d'apparatre, en train de s'agglomrer sous nos yeux. De la mme faon le contour des objets, conu comme une ligne qui les cerne, n'appartient pas au mon-de visible, mais la gomtrie. Si l'on marque d'un trait le contour d'une pomme, on en fait une chose, alors qu'il est la limite idale vers laquelle les cts de la pomme fuient en profondeur. Ne marquer au-cun contour, ce serait enlever aux objets leur identit. En marquer un seul, ce serait sacrifier la profondeur, c'est--dire la dimensions qui nous donne la chose, non comme tale devant nous, mais comme pleine de rserves et comme une ralit inpuisable. C'est pourquoi

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    Czanne suivra dans une modulation colore le renflement de l'objet et marquera en traits bleus plusieurs contours. Le regard renvoy de l'un l'autre saisit un contour naissant entre eux tous comme il le fait dans la perception. Il n'y a rien de moins arbitraire que ces clbres dformations, que d'ailleurs Czanne abandonnera dans sa dernire priode, partir de 1890, quand il ne remplira plus sa toile de couleurs et quittera la facture serre des natures mortes.

    Le dessin doit donc rsulter de la couleur, si l'on veut que le monde soit rendu dans son paisseur, car [26] il est une niasse sans lacunes, un organisme de couleurs, travers lesquelles la fuite de la perspecti-ve, les contours, les droites, les courbes s'installent comme des lignes de force, le cadre d'espace se constitue en vibrant. Le dessin et la couleur ne sont plus distincts ; au fur et mesure que l'on peint, on dessine ; plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se prcise... Quand la couleur est sa richesse, la forme est sa plnitude. C-zanne ne cherche pas suggrer par la couleur les sensations tactiles qui donneraient la forme et la profondeur. Dans la perception primor-diale, ces distinctions du toucher et de la vue sont inconnues. C'est la science du corps humain qui nous apprend ensuite distinguer nos sens. La chose vcue n'est pas retrouve ou construite partir des donnes des sens, mais s'offre d'emble comme le centre d'o elles rayonnent. Nous voyons la profondeur, le velout, la mollesse, la dure-t des objets, Czanne disait mme : leur odeur. Si le peintre veut exprimer le monde, il faut que l'arrangement des couleurs porte en lui ce Tout indivisible ; autrement sa peinture sera une allusion aux cho-ses et ne les donnera pas dans l'unit imprieuse, dans la prsence, dans la plnitude insurpassable qui est pour nous tous la dfinition du rel. C'est pourquoi chaque touche donne doit satisfaire une infinit de conditions, c'est pourquoi Czanne mditait quelquefois pendant une heure avant de la poser, elle doit, comme le dit Bernard contenir l'air, la lumire, l'objet, le plan, le caractre, le dessin, le style . L'ex-pression de ce qui existe est une tche infinie.

    Pas davantage Czanne n'a nglig la physionomie des objets et des visages, il voulait seulement la saisir [27] quand elle merge de la couleur. Peindre un visage comme un objet , ce n'est pas le d-pouiller de sa pense . J'entends que le peintre l'interprte , dit Czanne, le peintre n'est pas un imbcile . Mais cette interprtation ne doit pas tre une pense spare de la vision. Si je peins tous les

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    petits bleus et tous les petits marrons, je le fais regarder comme il re-garde... Au diable s'ils se doutent comment, en mariant un vert nuanc un rouge, on attriste une bouche ou on fait sourire une joue. L'es-prit se voit et se lit dans les regards, qui ne sont pourtant que des en-sembles colors. Les autres esprits ne s'offrent nous qu'incarns, ad-hrents un visage et des gestes. Il ne sert rien d'opposer ici les distinctions de l'me et du corps, de la pense et de la vision, puisque Czanne revient justement l'exprience primordiale d'o ces notions sont tires et qui nous les donne insparables. Le peintre qui pense et qui cherche l'expression d'abord manque le mystre, renouvel chaque fois que nous regardons quelqu'un, de son apparition dans la nature. Balzac dcrit dans La Peau de Chagrin une nappe blanche comme une couche de neige frachement tombe et sur laquelle s'levaient symtriquement les couverts couronns de petits pains blonds . Toute ma jeunesse, disait Czanne, j'ai voulu peindre a, cette nappe de neige frache... Je sais maintenant qu'il ne faut vouloir peindre que : s'levaient symtriquement les couverts, et : de petits pains blonds. Si je peins couronns , je suis foutu, comprenez-vous ? Et si vraiment j'quilibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur nature, soyez srs que les couronnes, la neige et tout le tremblement [28] y seront.

    Nous vivons dans un milieu d'objets construits par les hommes, en-tre des ustensiles, dans des maisons, des rues, des villes et la plupart du temps nous ne les voyons qu' travers les actions humaines dont ils peuvent tre les points d'application. Nous nous habituons penser que tout cela existe ncessairement et est inbranlable. La peinture de Czanne met en suspens ces habitudes et rvle le fond de nature in-humaine sur lequel l'homme s'installe. C'est pourquoi ses personnages sont tranges et comme vus par un tre d'une autre espce. La nature elle-mme est dpouille des attributs qui la prparent pour des com-munions animistes : le paysage est sans vent, l'eau du lac d'Annecy sans mouvement, les objets gels hsitants comme l'origine de la terre. C'est un monde sans familiarit, o l'on n'est pas bien, qui inter-dit toute effusion humaine. Si l'on va voir d'autres peintres en quittant les tableaux de Czanne, une dtente se produit, comme aprs un deuil les conversations renoues masquent cette nouveaut absolue et ren-dent leur solidit aux vivants. Mais seul un homme justement est ca-pable de cette vision qui va jusqu'aux racines, en de de l'humanit

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    constitue. Tout montre que les animaux ne savent pas regarder, s'en-foncer dans les choses sans en rien attendre que la vrit. En disant que le peintre des ralits est un singe, Emile Bernard dit donc exac-tement le contraire de ce qui est vrai, et l'on comprend comment C-zanne pouvait reprendre la dfinition classique de l'art : l'homme ajou-t la nature.

    Sa peinture ne nie pas la science et ne nie pas la tradition. A Paris, Czanne allait chaque jour au Louvre. [29] Il pensait qu'on apprend peindre, que l'tude gomtrique des plans et des formes est ncessai-re. Il se renseignait sur la structure gologique des paysages. Ces rela-tions abstraites devaient oprer dans l'acte du peintre, mais rgles sur le monde visible. L'anatomie et le dessin sont prsents, quand il pose une touche, comme les rgles du jeu dans une partie de tennis. Ce qui motive un geste du peintre, ce ne peut jamais tre la perspective seule ou la gomtrie seule ou les lois de la dcomposition des couleurs ou quelque connaissance que ce soit. Pour tous les gestes qui peu peu font un tableau, il n'y a qu'un seul motif, c'est le paysage dans sa tota-lit et dans sa plnitude absolue, que justement Czanne appelait un motif . Il commenait par dcouvrir les assises gologiques. Puis il ne bougeait plus et regardait, l'il dilat, disait Mme Czanne. Il germinait avec le paysage. Il s'agissait, toute science oublie, de ressaisir, au moyen de ces sciences, la constitution du paysage comme organisme naissant. Il fallait souder les unes aux autres toutes les rues partielles que le regard prenait, runir ce qui se disperse par la versati-lit des yeux, joindre les mains errantes de la nature , dit Gasquet. Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa r-alit. La mditation s'achevait tout d'un coup. Je tiens mon mo-tif , disait Czanne, et il expliquait que le paysage doit tre ceintur ni trop haut ni trop bas, ou encore ramen vivant dans un filet qui ne laisse rien passer. Alors il attaquait son tableau par tous les cts la fois, cernait de taches colores le premier trait de fusain, le squelette gologique. L'image se saturait, se liait, se dessinait, s'quilibrait, tout la [30] fois venait maturit. Le paysage, disait-il, se pense en moi et je suis sa conscience. Rien n'est plus loign du naturalisme que cette science intuitive. L'art n'est ni une imitation, ni d'ailleurs une fa-brication suivant les vux de l'instinct ou du bon got. C'est une op-ration d'expression. Comme la parole nomme, c'est--dire saisit dans sa nature et place devant nous titre d'objet reconnaissable ce qui ap-

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    paraissait confusment, le peintre, dit Gasquet, objective , projet-te , fixe . Comme la parole ne ressemble pas ce qu'elle dsigne, la peinture n'est pas un trompe-l'il ; Czanne, selon ses propres paro-les crit en peintre ce qui n'est pas encore peint et le rend peinture absolument . Nous oublions les apparences visqueuses, quivoques et travers elles nous allons droit aux choses qu'elles prsentent. Le peintre reprend et convertit justement en objet visible ce qui sans lui reste enferm dans la vie spare de chaque conscience : la vibration des apparences qui est le berceau des choses. Pour ce peintre-l, une seule motion est possible : le sentiment d'tranget, un seul lyrisme : celui de l'existence toujours recommence.

    Lonard de Vinci avait pris pour devise la rigueur obstine, tous les Arts potiques classiques disent que l'uvre est difficile. Les diffi-cults de Czanne, comme celles de Balzac ou de Mallarm, ne sont pas de mme nature. Balzac imagine, sans doute sur les indica-tions de Delacroix, un peintre qui veut exprimer la vie mme par les couleurs seules et garde cach son chef-d'uvre. Quand Frenhofer meurt, ses amis ne trouvent qu'un chaos de couleurs, de lignes insai-sissables, une [31] muraille de peinture. Czanne fut mu jusqu'aux larmes en lisant le Chef-d'uvre inconnu et dclara qu'il tait lui-mme Frenhofer. L'effort de Balzac, lui aussi obsd par la ralisa-tion , fait comprendre celui de Czanne. Il parle, dans La Peau de Chagrin, d'une pense exprimer , d'un systme btir , d'une science expliquer . Il fait dire Louis Lambert, un des gnies manques de la Comdie Humaine : ... Je marche certaines dcou-vertes... ; mais quel nom donner la puissance qui me fie les mains, me ferme la bouche et m'entrane en sens contraire ma vocation ? Il ne suffit pas de dire que Balzac s'est propos de comprendre la so-cit de son temps. Dcrire le type du commis-voyageur, faire une anatomie des corps enseignants ou mme fonder une sociologie, ce n'tait pas une tche surhumaine. Une fois nommes les forces vi-sibles, comme l'argent et les passions, et une fois dcrit le fonction-nement manifeste, Balzac se demande quoi va tout cela, quelle en est la raison d'tre, ce que veut dire par exemple cette Europe dont tous les efforts tendent je ne sais quel mystre de civilisation , ce qui maintient intrieurement le monde, et fait pulluler les formes visi-bles. Pour Frenhofer, le sens de la peinture est le mme : ... Une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une

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    pense qu'il faut saisir et rendre... La vritable lutte est l ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connatre ce thme de l'art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas. L'artiste est celui qui fixe et rend accessible aux plus humains des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir.

    [32] Il n'y a donc pas d'art d'agrment. On peut fabriquer des objets qui

    font plaisir en liant autrement des ides dj prtes et en prsentant des formes dj vues. Cette peinture ou cette parole seconde est ce qu'on entend gnralement par culture. L'artiste selon Balzac ou selon Czanne ne se contente pas d'tre un animal cultiv, il assume la culture depuis son dbut et la fonde nouveau, il parle comme le premier homme a parl et peint comme si l'on n'avait jamais peint. L'expression ne peut alors pas tre la traduction d'une pense dj claire, puisque les penses claires sont celles qui ont dj t dites en nous-mmes ou par les autres. La conception ne peut pas prcder 1' excution . Avant l'expression, il n'y a rien qu'une fivre vague et seule l'uvre faite et comprise prouvera qu'on devait trouver l quelque chose plutt que rien. Parce qu'il est revenu pour en prendre conscience au fonds d'exprience muette et solitaire sur lequel sont btis la culture et l'change des ides, l'artiste lance son uvre comme un homme a lanc la premire parole, sans savoir si elle sera autre chose qu'un cri, si elle pourra se dtacher du flux de vie individuelle o elle nat et prsenter, soit cette mme vie dans son avenir, soit aux monades qui coexistent avec elle, soit la communaut ouverte des monades futures, l'existence indpendante d'un sens identifiable. Le sens de ce que va dire l'artiste n'est nulle part, ni dans les choses, qui ne sont pas encore sens, ni en lui-mme, dans sa vie informule. Il appelle de la raison dj constitue, et dans laquelle s'enferment les hommes cultivs , une raison qui embrasserait ses propres origi-nes. Comme Bernard voulait [33] le ramener l'intelligence humaine, Czanne rpond : Je me tourne vers l'intelligence du Pater Omnipo-tens. Il se tourne en tout cas vers l'ide ou le projet d'un Logos infi-ni. L'incertitude et la solitude de Czanne ne s'expliquent pas, pour l'essentiel, par sa constitution nerveuse, mais par l'intention de son uvre. L'hrdit avait pu lui donner des sensations riches, des mo-tions prenantes, un vague sentiment d'angoisse ou de mystre qui d-sorganisaient sa vie volontaire et le coupaient des hommes ; mais ces

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    dons ne font une uvre que par l'acte d'expression et ne sont pour rien dans les difficults comme dans les vertus de cet acte. Les difficults de Czanne sont celles de la premire parole. Il s'est cru impuissant parce qu'il n'tait pas omnipotent, parce qu'il n'tait pas Dieu et qu'il voulait pourtant peindre le monde, le convertir entirement en specta-cle, faire voir comment il nous touche. Une thorie physique nouvelle peut se prouver parce que l'ide ou le sens est reli par le calcul des mesures qui sont d'un domaine dj commun tous les hommes. Un peintre comme Czanne, un artiste, un philosophe, doivent non seu-lement crer et exprimer une ide, mais encore rveiller les exprien-ces qui l'enracineront dans les autres consciences. Si l'uvre est rus-sie, elle a le pouvoir trange de s'enseigner elle-mme. En suivant les indications du tableau ou du livre, en tablissant des recoupements, en heurtant de ct et d'autre, guids par la clart confuse d'un style, le lecteur ou le spectateur finissent par retrouver ce qu'on a voulu leur communiquer. Le peintre n'a pu que construire une image. Il faut at-tendre que cette image s'anime pour les autres. [34] Alors l'uvre d'art aura joint ces vies spares, elle n'existera plus seulement en l'une d'elles comme un rve tenace ou un dlire persistant, ou dans l'espace comme une toile colorie, elle habitera indivise dans plusieurs esprits, prsomptivement dans tout esprit possible, comme une acquisition pour toujours.

    Ainsi les hrdits , les influences , les accidents de C-zanne, sont le texte que la nature et l'histoire lui ont donn pour sa part dchiffrer. Elles ne fournissent que le sens littral de son uvre. Les crations de l'artiste, comme d'ailleurs les dcisions libres de l'homme, imposent ce donn un sens figur qui n'existait pas avant elles. S'il nous semble que la vie de Czanne portait en germe son u-vre, c'est parce que nous connaissons l'uvre d'abord et que nous voyons travers elle les circonstances de la vie en les chargeant d'un sens que nous empruntons l'uvre. Les donnes de Czanne que nous numrons et dont nous parlons comme de conditions pressantes, si elles devaient figurer dans le tissu de projets qu'il tait, ne pouvaient le faire qu'en se proposant lui comme ce qu'il avait vivre et en lais-sant indtermine la manire de le vivre. Thme oblig au dpart, el-les ne sont, replaces dans l'existence qui les embrasse, que le mono-gramme et l'emblme d'une vie qui s'interprte elle-mme librement.

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    Mais comprenons bien cette libert. Gardons-nous d'imaginer quelque force abstraite qui superposerait ses effets aux donnes de la vie ou qui introduirait des coupures dans le dveloppement. Il est certain que la vie n'explique pas l'uvre, mais certain aussi qu'elles [35] communiquent. La vrit est que cette uvre faire exigeait cet-te vie. Ds son dbut, la vie de Czanne ne trouvait d'quilibre qu'en s'appuyant l'uvre encore future, elle en tait le projet, et l'uvre s'y annonait par des signes prmonitoires que nous aurions tort de pren-dre pour des causes, mais qui font de l'uvre et de la vie une seule aventure. Il n'y a plus ici de causes ni d'effets, ils se rassemblent dans la simultanit d'un Czanne ternel qui est la formule la fois de ce qu'il a voulu tre et de ce qu'il a voulu faire. Il y a un rapport entre la constitution schizode et l'uvre de Czanne parce que l'uvre rvle un sens mtaphysique de la maladie, la schizodie comme rduc-tion du monde la totalit des apparences figes et mise en suspens des valeurs expressives, que la maladie cesse alors d'tre un fait absurde et un destin pour devenir une possibilit gnrale de l'existen-ce humaine quand elle affronte avec consquence un de ses para-doxes, le phnomne d'expression, et qu'enfin c'est la mme chose en ce sens-l d'tre Czanne et d'tre schizode. On ne saurait donc sparer la libert cratrice des comportements les moins dlib-rs qui s'indiquaient dj dans les premiers gestes de Czanne enfant et dans la manire dont les choses le touchaient. Le sens que Czanne dans ses tableaux donnera aux choses et aux visages se proposait lui dans le monde mme qui lui apparaissait, Czanne l'a seulement dli-vr, ce sont les choses mmes et les visages mmes tels qu'il les voyait qui demandaient tre peints ainsi, et Czanne a seulement dit ce qu'ils voulaient dire. Mais alors o est la libert ? Il est vrai, des conditions d'existence ne peuvent [36] dterminer une conscience que par le dtour des raisons d'tre et des justifications qu'elle se donne, nous ne pouvons voir que devant nous et sous l'aspect de fins ce qui est nous-mmes, de sorte que notre vie a toujours la forme du projet ou du choix et nous apparat ainsi comme spontane. Mais dire que nous sommes d'emble la vise d'un avenir, c'est dire aussi que notre projet est dj arrt avec nos premires manires d'tre, que le choix est dj fait notre premier souffle. Si rien ne nous contraint du de-hors, c'est parce que nous sommes tout notre extrieur. Ce Czanne ternel que nous voyons surgir d'abord, qui a attir sur l'homme C-zanne les vnements et les influences que l'on croit extrieurs lui, et

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    qui dessinait tout ce qui lui est advenu, cette attitude envers les hommes et envers le monde qui n'avait pas t dlibre, libre l'gard des causes externes, est-elle libre l'gard d'elle-mme ? Le choix n'est-il pas repouss en de de la vie, et y a-t-il choix l o il n'y a pas encore un champ de possibles clairement articul, mais un seul probable et comme une seule tentation ? Si je suis ds ma nais-sance projet, impossible de distinguer en moi du donn et du cr, im-possible donc de dsigner un seul geste qui ne soit qu'hrditaire ou inn et qui ne soit pas spontan, mais aussi un seul geste qui soit absolument neuf l'gard de cette manire d'tre au monde qui est moi depuis le dbut. C'est la mme chose de dire que notre vie est tou-te construite ou qu'elle est toute donne. S'il y a une libert vraie, ce ne peut tre qu'au cours de la vie, par le dpassement de notre situa-tion de dpart, et cependant sans que nous cessions d'tre le [37] m-me, tel est le problme. Deux choses sont sres propos de la li-bert : que nous ne sommes jamais dtermins, et que nous ne changeons jamais, que, rtrospectivement, nous pourrons toujours trouver dans notre pass l'annonce de ce que nous sommes devenus. C'est nous de comprendre les deux choses la fois et comment la libert se fait jour en nous sans rompre nos liens avec le monde.

    Il y a toujours des liens, mme et surtout quand nous refusons d'en convenir. Valry a dcrit d'aprs les tableaux de Vinci un monstre de libert pure, sans matresses, sans crancier, sans anecdotes, sans aventures. Aucun rve ne lui masque les choses mmes, aucun sous-entendu ne porte ses certitudes et il ne lit pas son destin dans quelque image favorite comme l'abme de Pascal. Il n'a pas lutt contre les monstres, il en a compris les ressorts, il les a dsarms par l'attention et les a rduits la condition de choses connues. Rien de plus libre, c'est--dire rien de moins humain que ses jugements sur l'amour, sur la mort. Il nous les donne deviner par quelques fragments dans ses cahiers. L'amour dans sa fureur (dit-il peu prs), est chose si laide que la race humaine s'teindrait, la natura si perderebbe, si ceux qui le font se voyaient. Ce mpris est accus par divers cro-quis, car le comble du mpris pour certaines choses est enfin de les examiner loisir. Il dessine donc et l des unions anatomiques, coupes effroyables mme l'amour 2

    2 Introduction la mthode de Lonard de Vinci, Varit, p. 185.

    , il est matre [38] de ses

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    moyens, il fait ce qu'il veut, il passe son gr de la connaissance la vie avec une lgance suprieure. Il n'a rien fait que sachant ce qu'il faisait et l'opration de l'art comme l'acte de respirer ou de vivre ne dpasse pas sa connaissance. Il a trouv 1' attitude centrale partir de laquelle il est galement possible de connatre, d'agir et de crer, parce que l'action et la vie, devenues des exercices, ne sont pas contraires au dtachement de la connaissance. Il est une puissance intellectuelle , il est 1' homme de l'esprit .

    Regardons mieux. Pas de rvlation pour Lonard. Pas d'abme ouvert sa droite, dit Valry. Sans doute. Mais il y a dans Sainte An-ne, La Vierge et lEnfant ce manteau de la vierge qui dessine un vau-tour et s'achve contre le visage de l'Enfant. Il y a ce fragment sur le vol des oiseaux o Vinci s'interrompt soudain pour suivre un souvenir d'enfance : Je semble avoir t destin m'occuper tout particuli-rement du vautour, car un de mes premiers souvenirs d'enfance est que, comme j'tais encore au berceau, un vautour vint moi, m'ouvrit la bouche avec sa queue et plusieurs fois me frappa avec cette queue entre les lvres 3

    3 Freud. Un souvenir d'enfance de Lonard de Vinci, p. 65.

    . Ainsi mme cette conscience transparente a son nigme, vrai souvenir d'enfance ou phantasme de l'ge mr. Elle ne partait pas de rien, elle ne se nourrissait pas d'elle-mme. Nous voil engags dans une histoire secrte et dans une fort de symboles. Si Freud veut dchiffrer l'nigme d'aprs ce qu'on sait sur la signification du vol [39] des oiseaux, sur les phantasmes de fellatio et leur rapport au temps de l'allaitement, on protestera sans doute. Mais c'est du moins un fait que les Egyptiens faisaient du vautour le symbole de la maternit, parce que, croyaient-ils, tous les vautours sont femelles et sont fconds par le vent. C'est un fait aussi que les Pres de l'tat se servaient de cette lgende pour rfuter par l'histoire naturelle ceux qui ne voulaient pas croire la maternit d'une vierge, et c'est une proba-bilit que, dans ses lectures infinies, Lonard ait rencontr cette l-gende. Il y trouvait le symbole de son propre sort. Il tait le fils naturel d'un riche notaire qui pousa, l'anne mme de sa naissance, la noble dona Albiere dont il n'eut pas d'enfant, et recueillit son foyer Lo-nard, alors g de cinq ans. Ses quatre premires annes, Lonard les a donc passes avec sa mre, la paysanne abandonne, il a t un en-fant sans pre et il a appris le monde dans la seule compagnie de cette

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    grande maman malheureuse qui paraissait l'avoir miraculeusement cr. Si maintenant nous nous rappelons qu'on ne lui connat aucune matresse et mme aucune passion, qu'il fut accus de sodomie, mais acquitt, que son journal, muet sur beaucoup d'autres dpenses plus coteuses, note avec un dtail mticuleux les frais pour l'enterrement de sa mre, mais aussi les frais de linge et de vtements qu'il fit pour deux de ses lves, on ne s'avancera pas beaucoup en disant que Lo-nard n'aima qu'une seule femme, sa mre, et que cet amour ne laissa place qu' des tendresses platoniques pour les jeunes garons qui l'en-touraient. Dans les quatre annes dcisives de son enfance, il avait nou un attachement [40] fondamental auquel il lui fallut renoncer quand il fut rappel au foyer de son pre et o il mit toutes ses res-sources d'amour et tout son pouvoir d'abandon. Sa soif de vivre, il ne lui restait plus qu' l'employer dans l'investigation et la connaissance du monde, et, puisqu'on l'avait dtach, il lui fallait devenir cette puis-sance intellectuelle, cet homme de l'esprit, cet tranger parmi les hommes, cet indiffrent, incapable d'indignation, d'amour ou de haine immdiats, qui laissait inachevs 6es tableaux pour donner son temps de bizarres expriences, et en qui ses contemporains ont pressenti un mystre. Tout se passe comme si Lonard n'avait jamais tout fait mri, comme si toutes les places de son cur avaient t d'avance oc-cupes, comme si l'esprit d'investigation avait t pour lui un moyen de fuir la vie, comme s'il avait investi dans ses premires annes tout son pouvoir d'assentiment, et comme s'il tait rest jusqu' la fin fidle son enfance. Il jouait comme un enfant. Vasari raconte qu' il confectionna une pte de cire, et, tandis qu'il se promenait, il en for-mait des animaux trs dlicats, creux et remplis d'air ; soufflait-il de-dans, ils volaient ; l'air en sortait-il, ils retombaient terre. Le vigne-ron du Belvdre ayant trouv un lzard trs curieux, Lonard lui fit des ailes avec la peau prise d'autres lzards et il les remplit de vif-argent, de sorte qu'elles s'agitaient et frmissaient ds que se mouvait le lzard ; il lui fit aussi, de la mme manire, des yeux, une barbe et des cornes, il l'apprivoisa, le mit dans une bote et effarouchait, avec ce [41] lzard, tous ses amis 4

    4 Un souvenir d'enfance de Lonard de Vinci, p. 189.

    . Il laissait ses uvres inacheves, comme son pre l'avait abandonn. Il ignorait l'autorit, et en matire de connaissance, ne se fiait qu' la nature et son jugement propre, comme le font souvent ceux qui n'ont pas t levs dans l'intimida-

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    tion et la puissance protectrice du pre. Ainsi mme ce pur pouvoir d'examen, cette solitude, cette curiosit qui dfinissent l'esprit ne se sont tablis chez Vinci qu'en rapport avec son histoire. Au comble de la libert, il est, en cela mme, l'enfant qu'il a t, il n'est dtach d'un ct que parce qu'il est attach ailleurs. Devenir une conscience pure, c'est encore une manire de prendre position l'gard du monde et des autres, et cette manire, Vinci l'a apprise en assumant la situation qui lui tait faite par sa naissance et par son enfance. Il n'y a pas de cons-cience qui ne soit porte par son engagement primordial dans la vie et par le mode de cet engagement.

    Ce qu'il peut y avoir d'arbitraire dans les explications de Freud ne saurait ici discrditer lintuition psychanalytique. Plus d'une fois, le lecteur est arrt par l'insuffisance des preuves. Pourquoi ceci et non pas autre chose ? La question semble s'imposer d'autant plus que Freud donne souvent plusieurs interprtations, chaque symptme, se-lon lui, tant surdtermin . Enfin il est bien clair qu'une doctrine qui fait intervenir la sexualit partout ne saurait, selon les rgles de la logique inductive, en tablir l'efficace nulle part, puisqu'elle se prive de toute contre-preuve en excluant d'avance [42] tout cas diffrentiel. C'est ainsi qu'on triomphe de la psychanalyse, mais sur le papier seu-lement. Car les suggestions du psychanalyste, si elles ne peuvent ja-mais tre prouves, ne peuvent pas davantage tre limines : com-ment imputer au hasard les convenances complexes que le psychana-lyste dcouvre entre l'enfant et l'adulte ? Comment nier que la psycha-nalyse nous a appris percevoir, d'un moment l'autre d'une vie, des chos, des allusions, des reprises, un enchanement que nous ne son-gerions pas mettre en doute si Freud en avait fait correctement la thorie ? La psychanalyse n'est pas faite pour nous donner, comme les sciences de la nature, des rapports ncessaires de cause effet, mais pour nous indiquer des rapports de motivation qui, par principe, sont simplement possibles. Ne nous figurons pas le phantasme du vautour chez Lonard, avec le pass infantile qu'il recouvre, comme une force qui dtermint son avenir. C'est plutt, comme la parole de l'augure, un symbole ambigu qui s'applique d'avance plusieurs lignes d'v-nements possibles. Plus prcisment : la naissance et le pass dfinis-sent pour chaque vie des catgories ou des dimensions fondamentales qui n'imposent aucun acte en particulier, mais qui se lisent ou se re-trouvent en tous. Soit que Lonard cde son enfance, soit qu'il veuil-

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    le la fuir, il ne manquera jamais d'tre ce qu'il a t. Les dcisions mmes qui nous transforment sont toujours prises l'gard d'une si-tuation de fait, et une situation de fait peut bien tre accepte ou refu-se, mais ne peut en tout cas manquer de nous fournir notre lan et d'tre elle-mme pour nous, comme situation accepter ou re-fuser , l'incarnation [43] de la valeur que nous lui donnons. Si l'objet de la psychanalyse est de dcrire cet change entre l'avenir et le pass et de montrer comment chaque vie rve sur des nigmes dont le sens final n'est d'avance inscrit nulle part, on n'a pas exiger d'elle la ri-gueur inductive. La rverie hermneutique du psychanalyste, qui mul-tiplie les communications de nous nous-mmes, prend la sexualit pour symbole de l'existence et l'existence pour symbole de la sexuali-t, cherche le sens de l'avenir dans le pass et le sens du pass dans l'avenir est, mieux qu'une induction rigoureuse, adapte au mouve-ment circulaire de notre vie, qui appuie son avenir son pass, son pass son avenir, et o tout symbolise tout. La psychanalyse ne rend pas impossible la libert, elle nous apprend la concevoir concrte-ment, comme une reprise cratrice de nous-mmes, aprs coup tou-jours fidle nous-mmes.

    Il est donc vrai la fois que la vie d'un auteur ne nous apprend rien et que, si nous savions la lire, nous y trouverions tout, puisqu'elle est ouverte sur l'uvre. Gomme nous observons les mouvements de quel-que animal inconnu sans comprendre la loi qui les habite et les gou-verne, ainsi les tmoins de Czanne ne devinent pas les transmutations qu'il fait subir aux vnements et aux expriences, ils sont aveugles pour sa signification, 'pour cette lueur venue de nulle part qui l'enve-loppe par moments. Mais lui-mme n'est jamais au centre de lui-mme, neuf jours sur dix il ne voit autour de lui que la misre de sa vie empirique et de ses essais manques, restes d'une fte inconnue. C'est dans le monde encore, sur une toile, avec des couleurs, qu'il lui faut [44] raliser sa libert. C'est des autres, de leur assentiment qu'il doit attendre la preuve de sa valeur. Voil pourquoi il interroge ce ta-bleau qui nat sous sa main, il guette les regards des autres poss sur sa toile. Voil pourquoi il n'a jamais fini de travailler. Nous ne quit-tons jamais notre vie. Nous ne voyons jamais l'ide ni la libert face face.

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    [45]

    SENS ET NON-SENS

    I. OUVRAGES

    Le roman et la mtaphysique

    Ce qui me surprend, c'est que tu sois touche d'une ma-nire si concrte par une situation mtaphysique.

    Mais c'est du concret, dit Franoise, tout le sens de ma vie se trouve mis en jeu.

    Je ne dis pas, dit Pierre. C'est quand mme exception-nel ce pouvoir que tu as de vivre une ide corps et me.

    S. de BEAUVOIR, L'Invite.

    I

    Retour la table des matires

    L'uvre d'un grand romancier est toujours porte par deux ou trois ides philosophiques. Soit par exemple le Moi et la Libert chez Stendhal, chez Balzac le mystre de l'histoire comme apparition d'un sens dans le hasard des vnements, chez Proust l'enveloppement du pass dans le prsent et la prsence du temps perdu. La fonction du romancier n'est pas de thmatiser ces ides, elle est de les faire exister devant nous la manire des choses. Ce n'est pas le rle de Stendhal

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    de discourir sur la subjectivit, il lui suffit de [46] la rendre prsente 5

    Pourtant, depuis la fin du XIXe sicle, elles nouent des relations de plus en plus troites. Le premier signe de ce rapprochement est l'appa-rition de modes d'expression hybrides qui tiennent du journal intime, du trait de philosophie et du dialogue, et dont l'uvre de Pguy est un bon exemple. Pourquoi un crivain, dsormais, a-t-il besoin pour s'exprimer de rfrences philosophiques, [47] politiques et littraires la fois ? C'est qu'une nouvelle dimension de recherche s'est ouverte. Tout le monde a une mtaphysique, patente ou latente, ou alors on n'existe pas

    . Mais il est tout de mme surprenant que, lorsqu'ils s'intressent dlib-rment aux philosophies, les crivains reconnaissent si mal leurs pa-rents : Stendhal fait l'loge des idologues, Balzac compromet ses vues sur les relations expressives de l'me et du corps, de l'conomie et de la civilisation, en les formulant dans le langage du spiritisme. Proust traduit son intuition du temps tantt dans une philosophie rela-tiviste et sceptique, tantt dans des esprances d'immortalit qui la dforment galement. Valry dsavoue les philosophes qui voulaient annexer au moins l'Introduction la Mthode de Lonard de Vinci. Tout s'est pass longtemps comme s'il existait entre la philosophie et la littrature, non seulement des diffrences techniques touchant le mode d'expression, mais encore une diffrence d'objet.

    6

    Cela mme atteste la ncessit et l'importance historiques de cette philosophie. Elle est la prise de conscience d'un mouvement plus vieux qu'elle dont elle rvle le sens et dont elle acclre la cadence.

    . Il s'est toujours agi dans les ouvrages de l'esprit, mais il s'agit dsormais expressment, de fixer une certaine position l'gard du monde dont la littrature et la philosophie comme la politi-que ne sont que diffrentes expressions. On n'a pas attendu l'introduc-tion en France de la philosophie existentielle pour dfinir toute vie comme une mtaphysique latente et toute mtaphysique comme une explicitation de la vie humaine.

    5 Comme il le fait dans Le Rouge et le Noir : Moi seul je sais ce que j'aurais

    pu faire... pour les autres je ne suis tout au plus qu'un PEUT-TRE . Si, ce matin, dans le moment o la mort me paraissait si laide, on m'et averti pour l'excution, l'il du public et t un aiguillon de gloire... Quelques gens clairvoyants, s'il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse... Mais personne ne l'et vue.

    6 PGUY. Notre Jeunesse.

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    La mtaphysique classique a pu passer pour une spcialit o la litt-rature n'avait que faire, parce qu'elle a fonctionn sur un fond de ra-tionalisme incontest et qu'elle tait persuade de pouvoir faire com-prendre le monde et la vie humaine par un agencement de concepts. Il s'agissait moins d'une explicitation que d'une explication de la vie ou d'une rflexion sur elle. Ce que Platon dit du mme et de lautre s'ap-plique sans doute aux relations du moi et d'autrui, ce que Descartes dit de Dieu comme identit de l'essence et de l'existence concerne, d'une certaine manire, l'homme, concerne en tout cas ce fond de la subjec-tivit o la reconnaissance de Dieu et celle de [48] la pense par elle-mme ne se distinguent pas. Ce que Kant dit de la Conscience nous atteint encore plus directement. Mais enfin, c'est du mme et de lautre que Platon parle, c'est de Dieu que Descartes finit par parler, c'est de la conscience que Kant parle, et non pas de cet autre qui existe en face de moi ni de ce moi que je suis. Malgr les commencements les plus audacieux (par exemple chez Descartes) les philosophes finis-saient toujours par se reprsenter leur propre existence ou bien sur un thtre transcendant, ou bien comme moment d'une dialectique, ou bien dans des concepts, comme les primitifs se la reprsentent et la projettent dans des mythes. Le mtaphysique dans l'homme se super-posait une robuste nature humaine que l'on gouvernait selon des re-cettes prouves et qui n'tait jamais mise en question dans les drames tout abstraits de la rflexion.

    Tout change lorsqu'une philosophie phnomnologique ou existen-tielle se donne pour tche, non pas d'expliquer le monde ou d'en d-couvrir les conditions de possibilit , mais de formuler une exp-rience du monde, un contact avec le monde qui prcde toute pense sur le monde. Dsormais ce qu'il y a de mtaphysique dans l'homme ne peut plus tre rapport quelque au-del de son tre empirique, Dieu, la Conscience, c'est dans son tre mme, dans ses amours, dans ses haines, dans son histoire individuelle ou collective que l'homme est mtaphysique, et la mtaphysique n'est plus, comme disait Descartes, l'affaire de quelques heures par mois ; elle est prsen-te, comme le pensait Pascal, dans le moindre mouvement du cur.

    Ds lors la tche de la littrature et celle de la [49] philosophie ne peuvent plus tre spares. Quand il s'agit de faire parler l'exprience du monde et de montrer comment la conscience s'chappe dans le monde, on ne peut plus se flatter de parvenir une transparence par-

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    faite de l'expression. L'expression philosophique assume les mmes ambiguts que l'expression littraire, si le monde est fait de telle sorte qu'il ne puisse tre exprim que dans des histoires et comme mon-tr du doigt. On ne verra plus seulement paratre des modes d'expres-sion hybrides, mais le roman ou le thtre seront de part en part mta-physiques, mme s'ils n'emploient pas un seul mot du vocabulaire phi-losophique. D'autre part, une littrature mtaphysique sera ncessai-rement, dans un certain sens, une littrature amorale. Car il n'y a plus de nature humaine sur laquelle on puisse se reposer. Dans chacune des conduites de l'homme, l'invasion du mtaphysique fait exploser ce qui n'tait qu'une vieille coutume .

    Le dveloppement d'une littrature mtaphysique, la fin d'une litt-rature morale , voil ce que signifie par exemple L'Invite de Si-mone de Beauvoir. Sur cet exemple examinons de plus prs le ph-nomne, et puisque les personnages du livre ont soulev, de la part des critiques littraires, des reproches d'immoralit, voyons s'il n'y a pas une vraie morale par del la morale dont ils se moquent.

    [50]

    II Il y a dans la condition d'tre conscient un perptuel malaise. Au

    moment o je perois une chose, j'prouve qu'elle tait dj l avant moi, au-del de mon champ de vision. Un horizon infini de choses prendre entoure le petit nombre de celles que je peux prendre pour de bon. Un cri de locomotive dans la nuit, la salle de thtre vide o je pntre font apparatre, le temps d'un clair, ces choses de toutes parts prtes pour la perception, des spectacles donns personne, des tn-bres bourres d'tres. Mme les choses qui m'entourent me dpassent condition que j'interrompe mon commerce habituel avec elles et que je les retrouve, en de du monde humain ou mme vivant, sous leur aspect de choses naturelles. Un vieux veston pos sur une chaise dans le silence d'une maison de campagne, une fois la porte ferme sur les odeurs du maquis et les cris des oiseaux, si je le prends comme il se prsente, ce sera dj une nigme. Il est l, aveugle et born, il ne sait pas qu'il y est, il se contente d'occuper ce morceau d'espace, mais il

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    l'occupe comme jamais je ne pourrai occuper aucun lieu. Il ne fait pas de tous cts comme une conscience, il demeure pesamment ce qu'il est, il est en soi. Chaque chose n'affirme son tre qu'en me dposs-dant du mien, et je sais toujours sourdement qu'il y a au monde autre chose que moi et mes spectacles. Mais d'ordinaire je ne retiens de ce savoir que ce qu'il [51] faut pour me rassurer. Je remarque que la cho-se, aprs tout, a besoin de moi pour exister. Quand je dcouvre un paysage jusque l cach par une colline, c'est alors seulement qu'il de-vient pleinement paysage et l'on ne peut pas concevoir ce que serait une chose sans l'imminence ou la possibilit de mon regard sur elle. Ce monde qui avait l'air d'tre sans moi, de m'envelopper et de me dpasser, c'est moi qui le fais tre. Je suis donc une conscience, une prsence immdiate au monde, et il n'est rien qui puisse prtendre tre sans tre pris de quelque faon dans le tissu de mon exprience. Je ne suis pas cette personne, ce visage, cet tre fini, mais un pur t-moin, sans bleu et sans ge, qui peut galer en puissance l'infinit du monde.

    C'est ainsi que l'on surmonte, ou plutt que l'on sublime, l'exp-rience de l'Autre. Tant qu'il ne s'agit que des choses, nous nous sau-vons facilement de la transcendance. Celle d'autrui est plus rsistante. Car si autrui existe, s'il est lui aussi une conscience, je dois consentir n'tre pour lui qu'un objet fini, dtermin, visible en un certain lieu du monde. S'il est conscience, il faut que je cesse de l'tre. Or, comment pourrais-je oublier cette attestation intime de mon existence, ce contact de moi avec moi, plus sr qu'aucun tmoignage extrieur et condition pralable pour tous ? Nous essayons donc de mettre en sommeil l'inquitante existence d'autrui. Leurs penses, dit Franoi-se dans L'Invite, a me fait juste comme leurs paroles et leurs visa-ges : des objets qui sont dans mon monde moi. Je demeure le cen-tre du monde. Je suis cet tre agile qui circule travers le monde et l'anime de part en part. Je ne peux [52] pas srieusement me confon-dre avec cette apparence que j'offre aux autres. Je n'ai pas de corps. Franoise sourit : elle n'tait pas belle, mais elle aimait bien sa figu-re, a lui faisait toujours une surprise agrable quand elle la ren-contrait dans un miroir. D'ordinaire, elle ne pensait pas qu'elle en avait une. Tout ce qui arrive n'est que spectacle pour ce spectateur indes-tructible, impartial et gnreux, tout n'est que pour elle, non qu'elle fasse servir les autres et les choses sa satisfaction prive, mais parce

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    que, au contraire, elle n'a pas de vie prive et qu'en elle coexistent tous les autres et le monde entier. Au centre du dancing, impersonnelle et libre, moi je suis l. Je contemple la fois toutes ces vies, tous ces visages. Si je me dtournais d'eux ils se dferaient aussitt comme un paysage dlaiss.

    Ce qui fortifie la certitude de Franoise, c'est que, par une chance extraordinaire, l'amour mme ne lui a pas fait toucher ses limites. Sans doute Pierre n'est plus pour elle un objet dans son propre monde, un dcor de sa vie, comme le sont les autres hommes. Mais il n'est pas davantage un Autre. Franoise et Pierre ont tabli entre eux une telle sincrit et construit une telle machine de langage qu'ils peuvent de-meurer ensemble mme dans ce qu'ils vivent sparment, rester libres dans leur union : Il n'y avait qu'une vie et au centre un tre dont on ne pouvait dire ni lui, ni moi, mais seulement nous. Chaque pense, chaque pisode de la journe tant communiqu et partag, chaque sentiment aussitt interprt et mis en dialogue, l'tre deux se nourrit de tout ce qui arrive chacun. Pierre n'est pas pour Franoise un tre opaque et qui [53] masque tout le reste, il n'est qu'une conduite aussi claire pour elle que pour lui-mme, en rapport avec un monde qui n'est pas son monde priv, mais aussi bien celui de Franoise.

    vrai dire, il y a ds le dbut des fissures dans cette construction. Simone de Beauvoir en indique quelques-unes : le livre commence par un sacrifice de Franoise. Franoise regarda les beaux yeux verts sous les cils recourbs, la bouche attentive : Si j'avais voulu... Il n'tait peut-tre pas trop tard. Mais que pouvait-elle vouloir ? La consolation est commode. Je ne perds rien, se dit Franoise, puisque je suis mon amour pour Pierre. Elle ne l'est pourtant pas au point de ne pas voir Gerbert, de ne pas penser un amour avec lui, et de dclarer aussitt Pierre ces premires penses prives. L'ailleurs et l'autre ne sont pas supprims, ils ne sont que refouls. Franoise est-elle tout entire dans l'tre deux qu'ils ont construit ? Ce monde commun que leurs conversations inlassables recrent et agrandissent chaque jour, est-ce bien le monde lui-mme, ou bien n'est-ce pas un milieu factice, et n'ont-ils pas chang les complaisances de la vie intrieure pour celles de la vie deux ? Chacun se met en question, devant l'autre, mais devant qui seront-ils ensemble mis en question ? Franoise d-clare ingnument que le centre de Paris est toujours o elle est. Cela fait penser aux enfants qui, eux aussi, n'ont pas de vie intrieure et

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    croient toujours tre en plein monde puisqu'ils y projettent jusqu' leurs rves, mais qui n'en demeurent pas moins en pleine subjectivit, puisqu'ils ne les distinguent pas des choses vraies. Comme les enfants, [54] justement, Franoise a toujours un mouvement de recul devant les choses nouvelles parce qu'elles risquent de bouleverser le milieu qu'elle s'est construit. Le monde vrai, avec toutes ses asprits, n'ad-met pas tant de prcaution. Si Franoise et Pierre suscitent autour d'eux tant d'envies et mme de haines, n'est-ce pas que les autres se sentent exclus par ce prodige deux ttes, jamais accueillis par eux, mais toujours trahis par Franoise avec Pierre, par Pierre avec Fran-oise ? Elisabeth et bientt Xavire se sentent vides de leur substance et ne reoivent en change que des bienfaits strictement mesurs. Cet amour de Pierre et de Franoise dans l'ternel, il tient bien sa place dans le temps. S'il n'est pas menac par les autres amours de Pierre, c'est condition que Pierre les raconte Franoise, qu'elles devien-nent des objets dont on parle, de simples provinces dans leur monde deux, et que Pierre ne s'y engage jamais pour de bon. Il se trouve que Pierre souscrit de lui-mme ces conditions : Tu sais bien, dit-il, que je ne me sens jamais compromis par ce qui se passe en moi. Pour lui, aimer, c'est vouloir exister et compter pour l'autre. Me faire aimer d'elle, c'est m'imposer elle, c'est m'introduire dans son monde et y triompher d'aprs ses propres valeurs... Tu sais bien que c'est le genre de triomphe dont j'ai un besoin maniaque. Mais les femmes qu'il aime existent-elles jamais absolument pour lui ? Ses histoi-res ne sont pas son histoire vraie, qui n'est vcue qu'avec Franoise. Son besoin d'autres amours, c'est une inquitude de l'autre, le souci de faire reconnatre sa matrise et une manire brve de vrifier l'univer-salit de sa vie. Puisque Franoise [55] ne se sent pas libre d'aimer Gerbert, comment pourrait-elle laisser Pierre libre d'aimer d'autres femmes ? Quoi qu'elle dise, elle n'aime pas la libert effective de Pier-re, elle n'aime pas Pierre aimant pour de bon une autre femme, elle ne l'aime dans sa libert que s'il s'agit d'une libert d'indiffrence qui ne s'engage nulle part. Franoise comme Pierre demeure libre d'tre ai-me, mais non pas d'aimer, ils sont confisqus l'un par l'autre, et c'est pourquoi Franoise recule devant un amour avec Gerbert, qui la met-trait en jeu, et recherche la tendresse de Xavire, qui, elle le croit du moins, la confirmera en elle-mme : Ce qui l'enchantait surtout c'tait d'avoir annex sa vie cette petite existence triste... ; rien ne donnait jamais Franoise des joies si fortes que cette espce de pos-

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    session ; les gestes de Xavire, sa figure, sa vie mme avaient besoin de Franoise pour exister. Comme les peuples de l'Europe sentaient, sous la politique universaliste de la Convention, l'imprialisme franais, les autres ne peuvent manquer de se sentir frustrs s'ils ne sont que des annexes dans le monde de Pierre et de Franoise, et de deviner sous leur gnrosit une entreprise trs calcule. L'autre n'est jamais admis entre eux qu'avec circonspection et titre d'invit. Se contentera-t-il de ce rle ?

    La prsence de Xavire rvle brusquement le drame mtaphysi-que que Pierre et Franoise avaient russi oublier force de gnro-sit. Ils ont obtenu, chacun sa faon, l'apparence du bonheur et de la plnitude par une renonciation gnrale. Moi, dit Xavire, je ne suis pas ne rsigne. Ils ont cru surmonter la [56] jalousie par la toute-puissance du langage. Quand Xavire est prie son tour de mettre en paroles sa vie, je n'ai pas une me publique , rpond-elle, et il ne faut pas s'y tromper : le silence qu'elle rclame, c'est peut-tre celui des quivoques et des sentiments louches, mais peut-tre aussi celui o se fait, par del tous les arguments et tous les motifs, l'adhsion vritable. Cette nuit... dit-elle Pierre, elle eut un rictus presque douloureux, vous aviez l'air de vivre les choses pour une fois, et pas seulement de les parler. Xavire remet en question toutes les conventions par lesquelles Franoise et Pierre avaient cru rendre leur amour invulnrable. On pourrait exposer le drame de L'Invite en ter-mes psychologiques : Xavire est coquette, Pierre la dsire et Franoi-se est jalouse. Ce ne serait pas faux. Ce serait seulement superficiel. Qu'est-ce que la coquetterie, sinon le besoin de valoir pour autrui avec la peur de s'engager ? Qu'est-ce que le dsir ? On ne dsire pas seule-ment un corps, on dsire un tre pour l'occuper et rgner sur lui. Le dsir de Pierre se confond avec la conscience qu'il a de Xavire com-me tre prcieux, et son prix vient de ce qu'elle est compltement ce qu'elle prouve, comme le montrent ses gestes et son visage chaque moment. Enfin, dire que Franoise est jalouse, ce n'est qu'une manire de dire que Pierre s'est tourn vers Xavire, que pour une fois il vit un amour, et qu'aucune communication verbale, aucune fidlit aux conventions tablies entre Franoise et lui ne peut rintgrer cet amour l'univers de Franoise. Le drame n'est donc pas psychologi-que, il est mtaphysique : Franoise a cru pouvoir se lier Pierre en le laissant libre, ne pas [57] distinguer entre elle-mme et lui, se vouloir

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    en le voulant comme chacun veut autrui dans le rgne des fins kan-tien. L'apparition de Xavire leur rvle non seulement un tre d'o leurs valeurs sont exclues, mais encore qu'ils sont exclus l'un de l'autre et chacun de soi-mme. Entre consciences kantiennes, l'accord va tou-jours de soi ; ils dcouvrent l'inhrence individuelle, le soi hglien qui poursuit la mort de l'autre.

    Les pages o Franoise assiste la ruine de son monde factice sont peut-tre les plus belles du livre. Elle n'est plus comme par un privil-ge naturel au cur des choses : il y a un centre du monde d'o elle est exclue, c'est l'endroit o Pierre et Xavire doivent se retrouver. Avec les autres les choses reculent hors de ses prises et deviennent les d-bris tranges d'un monde dont elle n'a plus la clef. L'avenir cesse d'tre le prolongement naturel du prsent, le temps se fragmente, Franoise n'est plus qu'un tre anonyme, sans histoire, une masse de chair transie. Elle sait maintenant qu'il y a des situations incommuni-cables et qu'on ne peut comprendre qu'en les occupant. Il y a une pul-sation unique qui projetait devant elle un prsent vivant, un avenir, un monde, qui animait pour elle le langage et cette pulsation a cess. Faut-il mme dire que Pierre aime Xavire ? Un sentiment, c'est un nom que l'on donne par convention une srie d'instants, et la vie, lucidement considre, se rduit ce grouillement d'instants qui n'ont un sens commun que par hasard. En tout cas, l'amour de Pierre et de Franoise ne semblait dfier le temps que dans la mesure o il avait perdu sa ralit. On n'chappe l'miettement du temps que par un [58] acte de foi qui apparat maintenant Franoise comme une illu-sion volontaire. Tout amour est une construction verbale, ou tout au plus une scolastique d'o la vie s'est retire. Il leur a plu de croire qu'ils n'avaient pas de vie intrieure, qu'ils vivaient vraiment une vie commune. Mais enfin s'il est vrai que Pierre n'accepte avec personne de complicit contre Franoise, n'est-il pas au moins en complicit avec lui-mme, et chaque moment n'est-ce pas partir de sa solitude o il la juge qu'il se prcipite de nouveau dans l'intermonde qu'ils ont construit ? Ds lors, Franoise ne peut plus se connatre par le seul tmoignage intrieur, elle ne peut plus douter d'tre, sous les regards de ce couple, un vritable objet, et, pour la premire fois, dans leurs yeux elle se voit de l'extrieur. Qu'est-elle donc ? Une femme de tren-te ans, une femme faite, qui dj beaucoup de choses sont impossi-bles irrvocablement, qui, par exemple, ne saura jamais bien danser.

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    Pour la premire fois elle a le sentiment d'tre son corps, alors qu'elle se croyait une conscience. Elle a tout sacrifi ce mythe, elle est de-venue incapable de tirer d'elle-mme un acte qui ft sien, de vivre dans l'intimit de ses dsirs, et c'est pourquoi elle a cess d'tre pr-cieuse Pierre, comme Xavire sait si bien l'tre. Cette puret, ce d-sintressement, cette moralit qu'on admirait, elle en vient les har, parce qu'ils faisaient partie de la mme fiction. Pierre et elle croyaient avoir dpass l'individualit, elle croyait avoir dpass la jalousie et l'gosme. Comment savoir ? Quand elle a reconnu pour de bon l'exis-tence d'autrui et accept la figure objective de sa vie qu'elle voit dans le regard des autres, comment [59] Franoise pourrait-elle tenir pour indubitable le sentiment qu'elle a d'elle-mme ? quoi reconnatre une ralit intrieure ? Pierre a-t-il cess de l'aimer ? Ou bien Franoi-se est-elle jalouse ? Mprise-t-elle vraiment la jalousie ? Le doute mme qu'elle fait porter sur ce mpris n'est-il pas une construction ? Une conscience aline ne peut plus se croire elle-mme. Au moment o tout projet se dfait ainsi et mme la prise du moi sur lui-mme, la mort, que les projets traversaient jusqu' prsent sans mme la soup-onner, devient la seule vrit, puisque c'est en elle que se consomme la pulvrisation du temps et de la vie. Franoise est rejete de la vie. La maladie qui survient est une sorte de solution provisoire. Dans la clinique o on l'a transporte, elle ne se pose plus de questions, elle ne se sent plus abandonne parce qu'elle a rompu avec sa vie. Le centre du monde est pour le moment dans cette chambre, la grande affaire de la journe, c'est la temprature, l'examen radioscopique, le premier repas qu'on va lui donner. Tous les objets ont repris mystrieusement leur valeur ; cette carafe d'orangeade sur la table, ce mur ripolin sont intressants par eux-mmes, chaque instant qui passe est plein et se suffit, et quand ses amis surgissent de Paris, ils mergent du nant chaque apparition, ils sont intermittents comme des personnages de thtre. Leurs menues discussions qu'ils apportent auprs de son lit sont sans ralit auprs de sa solitude qui n'est plus un isolement. Elle s'est replie de son monde humain o elle souffrait dans le monde na-turel o elle trouve une paix glace. Comme on dit si bien, elle a vraiment fait une maladie. Ou peut-tre la crise qui est en train [60] de se dnouer n'tait-elle si violente qu' cause de la fatigue et de la ma-ladie qui commenait ? Franoise elle-mme ne le saura jamais. Dci-dment, toute vie est ambigu et il n'y a aucun moyen de savoir le

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    sens vrai de ce que l'on fait, peut-tre mme n'y a-t-il pas un sens vrai de nos actions.

    De la mme faon, quand Franoise reprend sa place entre Pierre et Xavire avec des forces neuves, on ne peut pas savoir si les dcisions auxquelles elle s'arrte contiennent en elles-mmes plus de vrit, ou si elles expriment seulement le bien-tre et l'optimisme de la gurison. Pendant sa retraite, Xavire et Pierre se sont rapprochs, ils ont fini par convenir qu'ils s'aimaient. Cette fois, il ne faut pas cder la souf-france louche. Peut-tre aprs tout Franoise ne s'est-elle sentie aban-donne que parce qu'elle se tenait l'cart. Peut-tre pourra-t-elle re-joindre ce couple qui s'est dj form sans elle, peut-tre pourront-ils tous trois vivre la mme vie, si seulement Franoise prend aussi son compte l'entreprise du trio. Elle sait dsormais qu'il y a une solitude, que chacun dcide pour soi, que chacun est condamn des actes siens, elle a perdu l'illusion de la communication sans obstacles, celle du bonheur donn et celle de la puret. Mais si justement les obstacles n'taient venus que de son refus, si le bonheur pouvait tre fait, si la libert consistait, non pas se retrancher de toutes les inhrences ter-restres, mais les dpasser en les acceptant, si Xavire les avait dli-vrs de la scolastique o leur amour tait en train de mourir, si elle se dcidait enfin se jeter en avant de toutes ses forces, au heu de res-ter sur place, les bras ballants [61] et vides . C'tait tellement sim-ple ; cet amour qui soudain lui gonflait le cur de douceur, il avait toujours t porte de sa main : il fallait seulement la tendre, cette main peureuse et avare.

    Elle tendra donc la main. Elle russira rester auprs de Pierre dans sa passion jalouse pour Xavire et jusqu'au moment mme o il l'pie par un trou de serrure. Et pourtant le trio chouera. Parce que c'est un trio ? Il est vrai que l'entreprise est trange. Il est essentiel l'amour d'tre total, puisque celui qui aime aime quelqu'un, et non pas des qualits, et que l'tre aim veut se sentir justifi dans son existen-ce mme. La prsence d'un tiers, mme et justement s'il est aim lui aussi, introduit une arrire-pense dans l'amour de chacun pour cha-que autre. Le trio n'existerait vraiment que si l'on ne pouvait plus y distinguer deux couples d'amants et un couple d'amies, si chacun ai-mait les deux autres du mme cur et en retour attendait d'eux comme son bien, non seulement l'amour qu'ils lui portent, mais encore l'amour qu'ils se portent l'un l'autre, si enfin ils vivaient trois au lieu de

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    vivre deux deux dans des complicits alternes, avec, de temps autre, une runion plnire. Cela est impossible, pas beaucoup plus qu'un couple aprs tout, car dans le couple chacun reste en complicit avec soi-mme, l'amour que l'on reoit n'est pas le mme amour que l'on donne. Mme deux, l'unit des vies immdiates n'est pas possi-ble, ce sont les tches, les projets communs qui font le couple. Pas plus que le trio, le couple humain n'est une ralit naturelle ; l'chec du trio (comme le succs d'un couple) ne peut pas tre mis au compte de [62] quelque prdisposition naturelle. Faut-il donc l'attribuer aux dfauts de Xavire ? Elle est jalouse de Pierre, jalouse de Franoise, jalouse des gards qu'ils ont pour leurs amis. Elle est perverse et bous-cule toute cette diplomatie pour voir ce qui arrivera . Elle est gos-te, c'est--dire qu'elle ne se quitte jamais elle-mme et ne vit jamais en autrui : Xavire ne cherchait pas le plaisir d'autrui ; elle s'enchantait gostement du plaisir de faire plaisir. Elle ne se prte ou ne se don-ne jamais aucun projet, elle n'accepte pas de travailler pour devenir comdienne, de traverser Paris pour voir un film, elle ne sacrifie ja-mais l'immdiat, elle ne sort jamais de l'instant, elle adhre toujours ce qu'elle prouve. Il y a donc un genre d'intimit auquel elle se dro-bera toujours ; on vit ct d'elle, on ne vit pas avec elle. Elle demeu-re fixe sur elle-mme, enferme dans des tats d'me dont on n'est jamais sr de tenir la vrit, dont il n'y a mme peut-tre aucune vri-t. Mais qu'en sait-on ? Sait-on ce que serait Xavire dans une autre situation ? Ici comme partout le jugement moral