MICHEL BAKOUNINE: ŒUVRES Tome III (P.-V STOCK, ÉDITEUR, 1895)

7/31/2019 MICHEL BAKOUNINE: UVRES Tome III (P.-V STOCK, DITEUR, 1895)

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travaillerai aussi, mais autrement que mes ouvriers. Mon travailsera de tout autre nature, et il sera infiniment mieux rtribuque le leur. Ce sera un travail d'administration et d'exploitation,non de production.

Mais le travail d'administration n'est-il pas un travailproductif ? Sans doute, il l'est, car, sans une bonne etintelligente administration, le travail manuel ne produirait rien,ou produirait peu et mal. Mais, au point de vue de la justice etde l'utilit de la production elle-mme, il n'est pas du toutncessaire que ce travail soit monopolis en mes mains, etsurtout qu'il soit rtribu davantage que le travail manuel. Lesassociations coopratives ont prouv que les ouvriers savent etpeuvent administrer fort bien des entreprises industrielles, pardes ouvriers qu'ils lisent dans leur sein et qui reoivent lamme rtribution que les autres. Donc, si je concentre lepouvoir administratif en mes mains, ce n'est point du tout pourl'utilit de la production, c'est pour ma propre utilit, pour cellede l'exploitation. Comme matre absolu de mon tablissement, je perois pour ma journe de travail dix, vingt, et, si je suis ungrand industriel, souvent cent fois plus que mon ouvrier n'enperoit pour la sienne, malgr que mon travail soit, sanscomparaison, moins pnible que le sien.

Mais le capitaliste, le chef d'un tablissement, court desrisques, dit-on, tandis que l'ouvrier n'en court aucun. Ce n'estpas vrai, car, mme ce point de vue, tous les dsavantages sontdu ct de l'ouvrier. Le chef d'un tablissement peut malconduire ses affaires, tre tu par la concurrence, ou biendevenir la victime d'une grande crise commerciale ou d'une |96

catastrophe imprvue ; en un mot, il peut se ruiner. C'est vrai.Mais, voyons, avez-vous vu des industriels bourgeois se ruineret se voir rduits un tel point de misre, qu'eux et les leursmeurent de faim, ou bien se voient forcs de descendre l'tatde manuvre, l'tat d'ouvrier ? Cela n'arrive presque jamais,on pourrait mme dire jamais. D'abord, il est rare quel'industriel ne conserve pas quelque chose, quelque ruin qu'ilparaisse. Par le temps qui court, toutes les banqueroutes sont

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plus ou moins frauduleuses. Mais si mme il n'a absolumentrien conserv, il lui reste toujours ses alliances de famille, sesrapports sociaux, qui, l'aide de l'instruction que son capitalperdu lui avait permis d'acqurir et de donner ses enfants, luipermettent de les placer et de se placer lui-mme dans le hautproltariat, dans le proltariat privilgi : soit dans quelquefonction de l'tat, soit comme administrateur salari d'uneentreprise commerciale ou industrielle, soit enfin commecommis, avec une rtribution de travail toujours suprieure celle qu'il avait paye ses ouvriers.

Les risques de l'ouvrier sont infiniment plus grands.D'abord, si l'tablissement dans lequel il est employ fait banqueroute, il reste quelques jours, et souvent quelquessemaines, sans travail : et, pour lui, c'est plus que la ruine, c'estla mort ; car il mange chaque jour tout ce qu'il gagne. Lespargnes du travailleur sont un conte bleu, invent par lesconomistes bourgeois pour endormir le faible sentiment de justice, les remords qui pourraient s'veiller par hasard au seinmme de leur classe. Ce conte ridicule et odieux n'endormira jamais les angoisses du travailleur. Il sait ce qu'il lui en cote desuffire aux besoins de chaque jour de sa nombreuse famille. S'ilavait des pargnes, il n'enverrait pas ses pauvres enfants,depuis l'ge de six ans, s'puiser, s'tioler, se fairephysiquement et moralement assassiner dans les fabriques oils sont forcs de travailler, nuit et jour, douze et souventquatorze heures par jour.

|97 Si mme il arrive quelquefois que l'ouvrier fasse unepetite pargne, elle est bien vite consomme par les jours de

chmage forc qui interrompent trop souvent et tropcruellement son travail, aussi bien que par les accidentsimprvus et les maladies qui peuvent survenir dans sa famille.Quant aux accidents et aux maladies qui peuvent le frapper lui-mme, ils constituent un risque en comparaison duquel tous lesrisques du chef de l'tablissement, du patron, ne sont rien : car,pour l'ouvrier, la maladie qui frappe la seule richesse qu'ilpossde, sa facult productive, sa force de travail, surtout la

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maladie prolonge, c'est la plus terrible banqueroute, une banqueroute qui signifie, pour ses enfants et pour lui, la faim etla mort.

On voit bien qu'avec les conditions que moi, capitaliste,ayant besoin de cent ouvriers pour fconder mon capital, je fais ces ouvriers, tous les avantages sont pour moi, tous lesdsavantages pour eux. Je ne leur proposent plus ni moins quede les exploiter, et, si je voulais tre sincre, ce dont je megarderai bien sans doute, je leur dirais :

Voyez-vous, mes chers enfants, j'ai l un capital qui larigueur ne devrait rien produire, parce qu'une chose morte nepeut rien produire, il n'y a de productif que le travail. S'il entait ainsi, je ne pourrais en tirer d'autre usage que de leconsommer improductivement, et, une fois que je l'auraisconsomm, je n'aurais rien. Mais grce aux institutions socialeset politiques qui nous rgissent et qui sont toutes en ma faveur,dans l'organisation conomique actuelle mon capital est censproduire aussi : il me donne desintrts . Sur qui ces intrtssont pris, et ils doivent tre pris sur quelqu'un, puisque lui-mme en ralit ne produit rien du tout, ceci ne vous regardepas. Qu'il vous suffise de savoir qu'il porte des intrts.Seulement ces intrts sont insuffisants pour couvrir mesdpenses. Je ne suis pas un homme grossier comme vous, je nepuis ni ne veux me contenter de peu. Je veux bien vivre, moi,habiter une belle maison, |98 bien manger et bien boire, roulercarrosse, faire le beau, en un mot me procurer toutes les jouissances de la vie. Je veux aussi donner une bonne ducation mes enfants, en faire des messieurs et les faire tudier, afin

que, beaucoup plus instruits que les vtres, ils puissent lesdominer un jour, comme je vous domine aujourd'hui. Et,comme l'instruction seule ne suffit pas, je veux leur laisser ungros hritage, pour qu'en le partageant entre eux ils restent aumoins aussi riches que moi. Par consquent, outre les jouissances que je veux me donner, je veux encore grossir moncapital. Comment ferai-je pour arriver ce but ? Arm de cecapital, je me propose de vous exploiter, et je vous propose de

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vous laisser exploiter par moi. Vous travaillerez, et jerecueillerai, je m'approprierai et je vendrai pour mon proprecompte le produit de votre travail, en ne vous en laissant que lapartie absolument ncessaire pour que vous ne mouriez pas defaim aujourd'hui, afin que demain vous puissiez travaillerencore pour moi aux mmes conditions ; et, quand je vous auraipuiss, je vous chasserai et vous remplacerai par d'autres.Sachez bien que je vous paierai le salaire aussi petit, et que je vous imposerai la journe aussi longue et les conditions detravail aussi svres, aussi despotiques, aussi dures quepossible ; non par mchancet, je n'ai aucune raison de voushar, ni de vous faire du mal, mais par amour du gain et pourm'enrichir plus vite ; parce que moins je vous paierai et plus vous travaillerez, plus je gagnerai.

Voil ce que dit implicitement tout capitaliste, toutentrepreneur d'industrie, tout chef d'tablissement, toutdemandeur de travail, aux travailleurs qu'il recrute.

Mais puisque l'offre et la demande sont gales, dira-t-on,pourquoi les ouvriers accepteraient-ils de pareilles conditions ?Le capitaliste ayant tout aussi besoin d'occuper |98bis centouvriers que les cent ouvriers d'tre occups par lui, ne s'ensuit-il pas qu'ils sont l'un comme chacun des autres dans desconditions parfaitement gales, arrivant tous les deux sur lemarch comme deux marchands galement libres, au point de vue juridique au moins, et apportant, l'un, une marchandise quis'appelle le salaire journalier , soit par jour ou terme, et voulant l'changer contre une autre marchandise qui s'appellele travail journalier de l'ouvrier, de tant d'heures par jour ; et

l'autre apportant sa marchandise lui, qui s'appelleson propretravail journalier, et qu'il veut changer contre le salaire offertpar le capitaliste. Puisque, dans notre supposition, la demandeest de cent travailleurs, et que l'offre est de cent travailleursaussi, il semble que des deux cts les conditions sont gales.

Non, elles ne le sont pas du tout. Qu'est-ce qui amne lecapitaliste sur le march ? C'est le besoin de s'enrichir, degrossir son capital, et de se procurer la satisfaction de toutes les

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ambitions et vanits sociales, de se donner toutes les jouissances imaginables. Qu'est-ce qui amne l'ouvrier ? C'est le besoin de manger aujourd'hui et demain, c'est la faim. Donc,gaux au point de vue de la fiction juridique, le capitaliste etl'ouvrier ne le sont pas du tout celui de leur situationconomique ou relle. Le capitaliste n'est point menac par lafaim en arrivant au march ; il sait fort bien que s'il n'y trouvepas aujourd'hui les travailleurs qu'il cherche, il aura toujoursquelque chose manger pendant beaucoup de temps, grce cecapital dont il est l'heureux possesseur. Si les ouvriers qu'ilrencontre sur le march lui font des propositions qui luiparaissent exagres, parce que, loin de grossir sa fortune etd'amliorer encore davantage sa situation conomique, cespropositions et ces conditions pourraient, je ne dis pasl'galiser, mais seulement la rapprocher quelque peu de lasituation conomique de ces mmes ouvriers dont il veutacheter le travail, alors que fait-il ? Il les refuse et il attend. Cequi le presse n'tant pas la ncessit, mais le dsir d'amliorerune |99 position qui, compare celle des ouvriers, est dj trsconfortable, il peut attendre ; et il attendra, parce quel'exprience des affaires lui a appris que la rsistance desouvriers, qui, n'ayant ni capitaux, ni confort, ni grandespargnes, sont presss, eux, par une ncessit impitoyable, parcelle de la faim, que cette rsistance ne peut durer trslongtemps et qu'il trouvera enfin les cent ouvriers qu'il chercheet qui seront forcs d'accepter les conditions qu'il trouverautile pour lui-mme de leur imposer. Si ceux-ci les refusent,d'autres viendront qui seront trop heureux de les accepter. C'est

ainsi que les choses se passent chaque jour au vu et laconnaissance de tout le monde.Si mme, par suite de circonstances particulires qui

influent d'une manire plus constante sur l'tat du march, la branche d'industrie dans laquelle il avait d'abord projetd'employer son capital ne lui offre pas tous les avantages qu'ilen avait esprs, alors il appliquera ce mme capital une autre branche ; le capital bourgeois n'tant li par sa nature aucune

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industrie spciale, mais fcondant, comme disent lesconomistes, exploitant, dirons-nous, indiffremmenttoutes les industries possibles. Supposons enfin que, soitincapacit, soit malheur indpendant de son savoir et de sa volont, il ne parvienne le placer dans aucune industrie, eh bien, il achtera des actions ou des rentes ; et si les intrts etles dividendes qu'il percevra lui paraissent insuffisants, ils'engagera dans quelque service, c'est--dire qu'il vendra sontravail son tour, mais des conditions bien autrementlucratives pour lui-mme que celles qu'il avait proposes sesouvriers.

Le capitaliste vient donc sur le march en homme, sinonabsolument libre, au moins infiniment plus libre que l'ouvrier.C'est la rencontre du lucre avec la faim, du matre avec l'esclave.Juridiquement, ils sont gaux ; conomiquement, l'ouvrier estle serf du capitaliste,mme avant la conclusion du march parlequel il lui vendra terme sa personne et sa libert, parce quecette menace terrible de la faim, qui est chaque jour suspenduesur lui et sur toute sa famille, le forcera d'accepter toutes lesconditions qui lui seront imposes par les calculs lucratifs ducapitaliste, du chef d'industrie, du patron.|100 Une fois que le march est conclu, le servage del'ouvrier devient double ; ou plutt, avant d'avoir conclu cemarch, aiguillonn par la faim, il n'tait serf qu'en puissance,que par la ncessit de se vendre ; aprs l'avoir conclu, il devientserf en ralit. Car quelle est la marchandise qu'il a vendue aupatron ? C'est son travail, son service personnel, la forceproductive corporelle, intellectuelle et morale qui se trouve en

lui et qui est insparable de sa personne, c'est donc sa proprepersonne. Dsormais le patron veillera sur lui, soit directement,soit par ses contre-matres ; le patron sera chaque jour, pendantles heures et dans les conditions convenues, le matre de sesactes et de ses mouvements. Il lui dira : Tu feras cela , etl'ouvrier sera forc de le faire ; ou bien : Tu iras l-bas , et ildevra y aller. N'est-ce pas l ce qu'on appelle le servage ?

M. Charles Marx, l'illustre chef du communisme

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allemand, observe justement, dans son magnifique ouvrage surle Capital 74, que si le contrat qui se conclutlibrement entre les vendeurs d'argent, sous la forme de salaires, telles conditionsde travail, et les vendeurs de leur propre travail, c'est--direentre les patrons et les ouvriers, au lieu d'tre conclu termeseulement, tait conclu pour la vie, il constituerait un relesclavage. Conclu terme et rservant l'ouvrier la facult dequitter son patron, il ne constitue qu'une sorte de servagevolontaire et passager . Oui, passager et volontaire, seulementau point de vue juridique, mais nullement celui de lapossibilit conomique. L'ouvrier a bien toujours ledroit dequitter son patron, mais en a-t-il les moyens ? Et s'il le quitte,sera-ce pour commencer une existence libre, o il n'auraitd'autre patron que lui-mme ? Non, ce sera pour se vendre unnouveau patron. Il y sera pouss fatalement par cette mmefaim qui l'avait dj vendu au premier. Donc sa libert, cettelibert de l'ouvrier qu'exaltent tant les conomistes, les juristeset les rpublicains bourgeois, n'est qu'une libert thorique sans74 Das Kapital, Kritik der politischen Oekonomie , von Karl MARX ;

Erster Band . Cet ouvrage aurait d tre traduit depuis longtemps enfranais, car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussiprofonde, |101 aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi dcisive, et, si je puis m'exprimer ainsi, aussi impitoyablement dmasquante, de laformation du capital bourgeois et ce l'expoitnion systmatique etcruelle que ce capital continue d'exercer sur le travail du proltariat.L'unique dfaut de cet ouvrage, parfaitement positiviste, n'en dplaise la Libert de Bruxelles, positiviste dans ce sens que, fond sur unetude approfondie des faits conomiques, il n'admet pas d'autre logiqueque la logique des faits, son seul tort, dis-je, c'est d'avoir t crit, en

partie, mais en partie seulement, dans un style par trop mtaphysiqueet abstrait, ce qui a sans doute induit en erreur laLibert de Bruxelleset ce qui en rend la lecture difficile et peu prs inabordable pour lamajeure partie des ouvriers. Et ce seraient les ouvriers surtout quidevraient le lire, pourtant. Les bourgeois ne le liront jamais, ou, s'ils lelisent, ils ne voudront pas le comprendre, et, s'ils le comprennent, ilsn'en parleront jamais ; cet ouvrage n'tant autre chose qu'unecondamnation mort, scientifiquement motive et irrvocablementprononce, non contre eux comme individus, mais contre leur classe.(Note de Bakounine .)

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aucun moyen de ralisation possible, par consquent unelibert toute fictive, un mensonge. La vrit est que toute la viede l'ouvrier ne prsente autre chose qu'une continuit dsolantede servages terme, |101 juridiquement volontaires, maisconomiquement forcs, une permanence de servages,momentanment interrompus par la libert accompagne de lafaim, et, par consquent, un rel esclavage.

Cet esclavage se manifeste dans la pratique de chaque jour, de toutes les manires possibles. En dehors des conditionsdj si vexatoires du contrat, qui font de l'ouvrier unsubordonn, un serviteur obissant et passif, et du patron unmatre quasi-absolu, il est notoire qu'il n'existe presque pasd'tablissement industriel o le matre, pouss, d'un ct, par cedouble instinct, du lucre dont l'apptit n'est jamais satisfait, etdu matre qui aime faire sentir sa toute-puissance, et, del'autre, profitant de la dpendance conomique o se trouvel'ouvrier, ne transgresse ces conditions son profit et audtriment de l'ouvrier : tantt en lui demandant plus d'heures,ou de demi-heures ou de quarts d'heure de travail qu'il n'taitconvenu, tantt en diminuant son salaire sous des prtextesquelconques, tantt en le frappant d'amendes arbitraires ou enle traitant durement, d'une manire impertinente et grossire.Mais alors l'ouvrier doit le quitter, dira-t-on. C'est facile dire,mais non toujours excuter. Quelquefois l'ouvrier a reu desavances, sa femme ou ses enfants sont malades, ou bienl'ouvrage dans sa branche d'industrie est mal rmunr.D'autres patrons paient encore moins que le sien, et, en quittantcelui-l, il n'est pas toujours sr d'en trouver un autre. Et pour

lui, nous l'avons dit, rester sans travail, c'est la mort. D'ailleurs,tous les patrons s'entendent et tous se ressemblent. Tous sontpresque galement vexatoires, injustes et durs.

N'est-ce pas une calomnie ? Non, c'est dans la nature deschoses et dans la ncessit logique des rapports qui existententre les patrons et leurs ouvriers.

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|102 Voulez-vous que les hommes n'en oppriment pasd'autres ? Faites qu'ils n'en aient jamais la puissance. Voulez- vous qu'ils respectent la libert, les droits, le caractre humainde leurs semblables ? Faites qu'ils soient forcs de les respecter : forcs non par la volont ni par l'action oppressive d'autreshommes, ni par la rpression de l'tat et des lois,ncessairement reprsentes et appliques par des hommes, cequi les rendrait esclaves leur tour, mais par l'organisationmme du milieu social : organisation constitue de manireque, tout en laissant chacun la plus entire jouissance de salibert, elle ne laisse la possibilit aucun de s'lever au-dessus des autres, ni de les dominer, autrement que parl'influence naturelle des qualits intellectuelles ou moralesqu'il possde, sans que cette influence puisse jamaiss'imposer comme un droit ni s'appuyer sur uneinstitution politique quelconque .

Toutes les institutions politiques, mme les plusdmocratiques et fondes sur la plus large application dusuffrage universel, alors mme qu'elles commencent, commeelles le font souvent leur origine, par placer au pouvoir lespersonnes les plus dignes, les plus librales, les plus dvouesau bien commun, et les plus capables de le servir, finissenttoujours, prcisment parce qu'elles ont pour effet ncessairede transformer l'influence naturelle et, comme telle, parfaitement lgitime de ces hommes, en un droit , parproduire une double dmoralisation, un double mal.

D'abord, elles ont pour effet immdiat et direct de

transformer des hommes rellement libres en citoyens soi-disant libres aussi et qui, par une illusion et une infatuationsingulires, continuent mme se considrer comme les gauxde tout le monde, mais qui, en ralit,sont forcs dsormaisd'obir aux reprsentants de la loi , |103 des hommes. Et lorsmme que ces hommes, au point de vue conomique et social,seraient rellement leurs gaux, ils n'en deviennent pas moins,au point de vue politique, des chefs auxquels, sous le prtexte

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du bien public et en vertu de la soi-disant volont du peuple,exprime par une rsolution prise pas mme l'unanimit,mais la majorit des suffrages, tous les citoyens doivent uneobissance passive, naturellement dans les limites dterminespar la loi, limites qui, comme l'exprience de tous les jours nousl'apprend, s'tendent toujours beaucoup pour le droit de celuiqui commande, et se rtrcissent singulirement pour le citoyenqui voudrait user du droit de la dsobissance lgale.

Eh bien, je dclare qu'en tant que les citoyens obissentaux reprsentants officiels de la loi, aux chefs qui leur sontimposs par l'tat, alors mme que ces chefs auraient tsanctionns par le suffrage universel, ils sont des esclaves.

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Qu'est-ce que la libert ? Qu'est-ce que l'esclavage ? Lalibert de l'homme consisterait-elle dans la rvolte contre toutesles lois ? Non, en tant que ces lois sont des lois naturelles,conomiques et sociales, des lois non autoritairement imposes,mais inhrentes aux choses, aux rapports, aux situations dontelles expriment le dveloppement naturel.Oui , en tant que cesont des lois politiques et juridiques, imposes par des hommes des hommes, soit par le droit de la force, violemment ; soithypocritement, au nom d'une religion ou d'une doctrinemtaphysique quelconque ; soit enfin en vertu de cette fiction,de ce mensonge dmocratique, qu'on appelle le suffrageuniversel.

|104 Contre les lois de la nature, pour l'homme, il n'est

point de rvolte possible ; par cette simple raison, qu'il n'est lui-mme qu'un produit de cette nature et qu'il n'existe qu'en vertude ces lois. Se rvolter contre elle serait donc de sa part unetentative ridicule, une rvolte contre soi-mme, un vrai suicide.Et lors mme que l'homme prend la dtermination de sedtruire, lors mme qu'il excute ce projet, il agit encoreconformment ces lois naturelles auxquelles rien, ni la pense,ni la volont, ni le dsespoir, ni aucune autre passion, ni la vie

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ni la mort ne sauraient le soustraire. Lui-mme n'est rien quenature ; ses sentiments les plus sublimes ou les plusmonstrueux, les dterminations les plus dnatures, les plusgostes ou les plus hroques de sa volont, ses penses les plusabstraites, les plus thologiques, les plus folles, tout cela n'estrien que nature. La nature l'enveloppe, le pntre, constituetoute son existence : comment pourra-t-il jamais sortir de lanature ?

On peut s'tonner qu'il ait jamais pu concevoir l'ide d'ensortir. La sparation tant si compltement impossible,comment l'homme a-t-il pu seulement la rver ? D'o vient-il,ce rve monstrueux ? D'o ? mais de lathologie, de la sciencedu Nant, et plus tard de la mtaphysique, qui est celle de larconciliation impossible du Nant avec la ralit.

|105 Il ne faut pas confondre la thologie avec la religion,ni l'esprit thologique avec le sentiment religieux. La religionprend sa source dans la vie animale. Elle est l'expression directede la dpendance absolue dans laquelle toutes les choses, tousles tres qui existent dans le monde, se trouvent vis--vis duGrand Tout, de la Nature, de l'infinie Totalit des choses et destres rels 75.

75 C'est ici que Bakounine a plac le titre Appendice : Considrations philosophiques sur le fantme divin, sur le monde rel et sur l'homme ,donn par lui, aprs coup, au contenu des feuillets 105 et suivants, et lepremier des sous-titres (I. Systme du monde ) des cinq sections enlesquelles il a divis cet Appendice . L'alina qu'on lira la pagesuivante (p. 216), Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans des spculationsphilosophiques sur la nature de l'tre... , suit immdiatement, dans lemanuscrit, celui qui se termine par les mots : de l'infinie totalit deschoses et des tres rels . J. G.

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APPENDICE

CONSIDRATIONS PHILOSOPHIQUES SUR LEFANTME DIVIN, SUR LE MONDE REL

ET SUR L'HOMME

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1. Systme du monde.(Feuillets 105-117 .)

Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans des spculationsphilosophiques sur la nature de l'tre. Pourtant, comme je me vois forc d'employer souvent ce mot Nature, je crois devoirdire ici ce que j'entends par ce mot. Je pourrais dire que laNature, c'est la somme de toutes les choses rellementexistantes. Mais cela me donnerait une ide compltementmorte de cette Nature, qui se prsente nous au contrairecomme tout mouvement et toute vie. D'ailleurs, qu'est-ce que lasomme des choses ? Les choses qui sont aujourd'hui ne serontplus demain ; demain elles se seront, non perdues, maisentirement transformes. Je me rapprocherai donc beaucoupplus de la vrit en disant que la nature,c'est la somme destransformations relles des choses qui se produisent et se produiront incessamment en son sein ; et, pour me donner uneide un peu plus dtermine de ce que peut tre cette somme oucette totalit, que j'appelle la nature, j'noncerai, et je croispouvoir tablir comme un axiome, la proposition suivante :

Tout ce qui est, les tres qui constituent l'ensembleindfini de l'univers, toutes les choses existantes dans le monde,quelle que soit d'ailleurs leur nature particulire, tant sous lerapport de la qualit que sous celui de la quantit, les plus

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diffrentes et les plus semblables, grandes ou petites,rapproches ou immensment loignes, exercentncessairement et inconsciemment, soit par voie immdiate |106 et directe, soit par transmission indirecte, une action etraction perptuelles ; et toute cette quantit infinie d'actions etde ractions particulires, en se combinant en un mouvementgnral et unique, produit et constitue ce que nous appelonslavie, la solidarit et la causalit 76 universelle, la nature . Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, que m'importe,pourvu que vous ne donniez ce mot Dieu d'autre sens quecelui que je viens de prciser : celui dela combinaisonuniverselle, naturelle, ncessaire et relle, mais nullementprdtermine, ni prconue, ni prvue, de cette infinitd'actions et de ractions particulires que toutes les chosesrellement existantes exercent incessamment les unes sur lesautres . La solidarit universelle ainsi dfinie, la Nature,considre dans le sens de l'Univers sans limites, s'imposecomme une ncessit rationnelle notre esprit ; mais nous nepourrons jamais l'embrasser d'une manire relle, mme parnotre imagination, et encore moins la reconnatre. Car nous nepouvons reconnatre que cette partie infiniment petite del'Univers qui nous est manifeste par nos sens ; quant tout lereste, nous le supposons, sans pouvoir mme en constaterrellement l'existence.76 Ici et plus loin, Bakounine n'emploie pas le mot decausalit dans son

sens philosophique ordinaire. Ce mot signifie habituellement lerapport de la cause l'effet , et c'est avec cette acception qu'il est usitdans l'expression : Le principe de causalit , le principe au nom

duquel l'esprit rattache tout effet une cause . Ce queBakounine, lui, dsigne par le mot decausalit , ce n'est pas cela, cen'est pas une des formes ncessaires de nos conceptions logiques, unecatgorie de l'entendement. C'est une sorte d'entit suprieure :l'ensemble de toutes les causes qui agissent, qui ont agi et qui agirontsur l'Univers. La Causalit universelle, qui est la chane infinie etternelle des causes, remplace pour lui la Cause premire, dont ildclare l'existence impossible prcisment parce que elle romprait,dans le pass, cet enchanement ternel des causes, sanscommencement comme sans terme . J. G.

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Bien entendu que la solidarit universelle, explique decette manire, ne peut avoir le caractre d'une cause absolue etpremire ; elle n'est au contraire rien qu'une rsultante 77,toujours produite et reproduite de nouveau par l'actionsimultane d'une infinit de causes particulires, dontl'ensemble constitue prcisment la causalit universelle, l'unitcompose, toujours reproduite par l'ensemble indfini destransformations incessantes de toutes les choses qui existent,et, en mme temps, cratrice de toutes ces choses ; chaque pointagissant sur le tout (voil l'univers produit), et le tout agissantsur chaque point (voil l'univers producteur ou crateur).

L'ayant ainsi explique, |107 je puis dire maintenant, sanscrainte de donner lieu aucun malentendu, que la Causalituniverselle, la Nature, cre les mondes. C'est elle qui adtermine la configuration mcanique, physique, chimique,gologique et gographique de notre terre, et qui, aprs avoircouvert sa surface de toutes les splendeurs de la vie vgtale etanimale, continue de crer encore, dans le monde humain, lasocit avec tous ses dveloppements passs, prsents et venir.

Quand l'homme commence observer avec une attentionpersvrante et suivie cette partie de la nature qui l'entoure etqu'il retrouve en lui-mme, il finit par s'apercevoir que toutesles choses sont gouvernes pardes lois qui leur sont inhrenteset qui constituent proprement leur nature particulire ; quechaque chose a un mode de transformation et d'actionparticulier ; que dans cette transformation et cette action il y aune succession de phnomnes et de faits qui se rptent

constamment, dans les mmes circonstances donnes, et qui,sous l'influence de circonstances dtermines, nouvelles, semodifient d'une manire galement rgulire et dtermine.Cette reproduction constante des mmes faits par les mmes77 Comme tout individu humain, chaque instant donn de sa vie, n'est

aussi que la rsultante de toutes les causes qui ont agi sa naissance etmme avant sa naissance, combines avec toutes les conditions de sondveloppement postrieur, aussi bien qu'avec toutes les circonstancesqui agissent sur lui dans ce moment. (Note de Bakounine .)

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procds constitue proprement la lgislation de la nature :l'ordre dans l'infinie diversit des phnomnes et des faits.

La somme de toutes les lois, connues et inconnues, quiagissent dans l'univers, en constitue la loi unique et suprme.Ces lois se divisent et se subdivisent en lois gnrales et en loisparticulires et spciales. Les lois mathmatiques, mcaniques,physiques et chimiques, par exemple, sont des lois gnrales,qui se manifestent en tout ce qui est, dans toutes les choses quiont une relle existence, des lois qui, en un mot, sont inhrentes la matire , c'est--dire l tre rellement et uniquement universel , le vraisubstratum de toutes les choses existantes. Jeme dpche d'ajouter que la matire n'existe jamais et nullepart comme substratum |108 que personne n'a pu la percevoirsous cette forme unitaire et abstraite ; qu'elle n'existe et ne peutexister toujours et partout que sous une forme beaucoup plusconcrte, comme matire plus ou moins diversifie etdtermine.

Les lois de l'quilibre, de la combinaison et de l'actionmutuelle des forces ou du mouvement mcanique ; les lois de lapesanteur, de la chaleur, de la vibration des corps, de lalumire, de l'lectricit, aussi bien que celles del compositionet de la dcomposition chimique des corps, sont absolumentinhrentes toutes les choses qui existent, sans en excepteraucunement les diffrentes manifestations du sentiment, de la volont et de l'esprit ; ces trois choses, qui constituentproprement le monde idal de l'homme, n'tant elles-mmesque des fonctionnements tout fait matriels de la matireorganise et vivante, dans le corps de l'animal en gnral et

surtout dans celui de l'animal humain en particulier78

. Par78 Je parle naturellement de l'esprit, de la volont et des sentiments que

nous connaissons, des seuls que nous puissions connatre : de ceux del'animal et de l'homme, qui, de tous les animaux de cette terre, est aupoint de vue gnral, non celui de chaque facult prise part sansdoute le plus parfait. Quant l'esprit, la volont et aux sentimentsextra-humains et extra-mondiaux de l'tre dont nous parlent lesthologiens et les mtaphysiciens, je dois confesser mon ignorance,parce que je ne les ai jamais rencontrs, et personne que je sache n'a eu

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consquent toutes ces lois sont des lois gnrales, auxquellessont soumis tous les ordres connus et inconnus d'existencerelle dans le monde.

Mais il est des lois particulires qui ne sont propres qu'certains ordres particuliers de phnomnes, de faits et dechoses, et qui forment entre elles des systmes ou des groupes part : tels sont, par exemple, le systme des lois gologiques ;celui des lois de l'organisation vgtale ; celui des lois del'organisation animale ; celui enfin des lois qui prsident audveloppement idel et social de l'animal le plus accompli sur laterre, de l'homme. On ne peut pas dire que les lois appartenant l'un de ces systmes soient absolument trangres celles quicomposent les autres systmes. Dans la nature, tout s'enchane beaucoup plus intimement qu'on ne le pense en gnral, et quene le voudraient peut-tre les pdants de la science, dansl'intrt d'une plus grande prcision dans leur travail declassification. Mais on peut dire pourtant que tel systme de loisappartient beaucoup plus tel ordre de choses et |109 de faitsqu' un autre, et que si, dans la succession dans laquelle je les aiprsentes, les lois qui dominent dans le systme prcdentcontinuent de manifester leur action dans les phnomnes et leschoses qui appartiennent tous les systmes qui le suivent, iln'existe pas d'action rtrograde des lois des systmes suivantssur les choses et les faits des systmes prcdents. Ainsi la loi du progrs , qui constitue le caractre essentiel du dveloppement

de rapports directs avec eux. Mais si nous en jugeons d'aprs ce quenous en disent ces messieurs, cet esprit est tellement incohrent etstupide, cette volont et ces sentiments sont tellement pervers, que ce

n'est pas la peine de s'en occuper autrement que pour constater tout lemal qu'ils sont censs avoir fait sur la terre. Pour prouver l'actionabsolue et directe des lois mcaniques, physiques et chimiques sur lesfacult idales de l'homme, je me contenterai de poser cette question :Que |109 deviendraient les plus sublimes combinaisons del'intelligence, si, au moment o l'homme les conoit, on dcomposaitseulement l'air qu'il respire, ou si le mouvement de la terre s'arrtait,ou si l'homme se voyait inopinment envelopp par une temprature desoixante degrs au-dessus ou au-dessous de zro ? (Note de Bakounine .)

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social de l'espce humaine, ne se manifeste pas du tout dans la vie exclusivement animale, et encore moins dans la vieexclusivement vgtale79 ; tandis que toutes les lois du monde vgtal et du monde animal se retrouvent, sans doute modifiespar de nouvelles circonstances, dans le monde humain.

Enfin, au sein mme de ces grandes catgories de choses,de phnomnes et de faits, ainsi que des lois qui leur sontparticulirement inhrentes, il y a encore des divisions et dessous-divisions qui nous montrent ces mmes lois separticularisant et se spcialisant toujours davantage,accompagnant pour ainsi dire la spcialisation de plus en plusdtermine, et qui devient plus restreinte mesure qu'elle sedtermine davantage, des tres eux-mmes.L'homme n'a, pour constater toutes ces lois gnrales,particulires et spciales, d'autre moyen que l'observationattentive et exacte des phnomnes et des faits qui se passenttant en dehors de lui qu'en lui-mme. Il y distingue ce qui estaccidentel et variable de ce qui s'y reproduit toujours et partoutd'une manire invariable. Le procd invariable par lequel sereproduit constamment un phnomne naturel, soit extrieur,soit intrieur, la succession invariable des faits qui leconstituent, sont prcisment ce que nous appelons la loi de cephnomne. Cette constance et cette rptition ne sont |110pourtant pas absolues. Elles laissent toujours un large champ ce que nous appelons improprement les anomalies et lesexceptions, manire de parler fort peu juste, car les faitsauxquels elle se rapporte prouvent seulement que ces rglesgnrales, reconnues par nous comme des lois naturelles,

79 Il n'est pas ncessaire de faire remarquer ce qu'il y aurait d'inexactdans cette assertion si on l'entendait en un sens absolu. La vie humaine,la vie animale, la vie vgtale, ne formant pas trois mondes distincts, la loi du progrs ne peut pas appartenir exclusivement l'humanit.Bakounine le dira d'ailleurs expressment lui-mme plus loin (voir p.281), L'volution des tres anims, de la cellule primordiale close ausein des ocans de l'poque gologique la plus lointaine, jusqu' l'tresuprieur que nous appelons homme, c'est prcisment lamanifestation de la loi du progrs . J. G.

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n'tant rien que des abstractions dgages par notre esprit dudveloppement rel des choses, ne sont pas en tat d'embrasser,d'puiser, d'expliquer toute l'infinie richesse de cedveloppement.

Cette foule de lois si diverses, et que notre science spareen catgories diffrentes, forment-elles un seul systmeorganique et universel, un systme dans lequel elless'enchanent aussi bien que les tres dont elles manifestent lestransformations et le dveloppement ? C'est fort probable. Maisce qui est plus que probable, ce qui est certain, c'est que nous nepourrons jamais arriver, non seulement comprendre, maisseulement embrasser ce systme unique et rel de l'univers,systme infiniment tendu d'un ct et infiniment spcialis del'autre ; de sorte qu'en l'tudiant nous nous arrtons devantdeux infinits : l'infiniment grand et l'infiniment petit.

Les dtails en sont inpuisables. Il ne sera jamais donn l'homme d'en connatre qu'une infiniment petite partie. Notreciel toile, avec sa multitude de soleils, ne forme qu'un pointimperceptible dans l'immensit de l'espace, et, quoique nousl'embrassions du regard, nous n'en savons presque rien. Forcenous est donc de nous contenter de connatre un peu notresystme solaire, dont nous devons prsumer la parfaiteharmonie avec tout le reste de l'Univers, car, si cette harmonien'existait pas, ou bien elle devrait s'tablir, ou bien notre mondesolaire prirait. Nous connaissons dj fort bien ce dernier sousle rapport mcanique, et nous |111 commenons le connatredj quelque peu sous le rapport physique, chimique, voiremme gologique. Notre science ira difficilement beaucoup au

del. Si nous voulons une connaissance plus concrte, nousdevons nous en tenir notre globe terrestre. Nous savons qu'ilest n dans le temps, et nous prsumons que, je ne sais dansquel nombre indfini de sicles ou de millions de sicles, il seracondamn prir comme nat et prit, ou plutt se transforme,tout ce qui est.

Comment notre globe terrestre, d'abord matire brlanteet gazeuse, s'est condens, s'est refroidi ; par quelle immense

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srie d'volutions gologiques il a d passer, avant de pouvoirproduire sa surface toute cette infinie richesse de la vieorganique, vgtale et animale, depuis la simple cellule jusqu'l'homme ; comment il s'est manifest et continue sedvelopper dans notre monde historique et social ; quel est le but vers lequel nous marchons, pousss par cette loi suprme etfatale de transformation incessante, qui dans la socithumaine s'appelle le progrs : voil les seules questions quinous soient accessibles, les seules qui puissent et qui doiventtre rellement embrasses, tudies et rsolues par l'homme.Ne formant qu'un point imperceptible dans la question illimiteet indfinissable de l'Univers, ces questions humaines etterrestres offrent tout de mme notre esprit un monderellement infini, non dans le sens divin, c'est--dire abstrait,de ce mot, non comme l'tre suprme cre par l'abstractionreligieuse ; infini, au contraire, par la richesse de ses dtails,qu'aucune observation, aucune science ne sauront jamaispuiser.

Pour connatre ce monde, notre monde infini, la seuleabstraction ne suffirait pas. Abandonne elle-mme, elle nousreconduirait infailliblement l'tre suprme, Dieu, au Nant,comme elle l'a dj fait dans l'histoire, ainsi que je vaisl'expliquer bientt 80. Il faut, tout en continuant d'appliquercette facult d'abstraction, sans laquelle |112 nous ne pourrionsnous lever jamais d'un ordre de choses infrieur un ordre dechoses suprieur ni par consquent comprendre la hirarchienaturelle des tres, il faut que notre esprit se plonge en mmetemps, avec respect et amour, dans l'tude minutieuse des

dtails et des infiniment petits, sans laquelle nous ne pourrons jamais concevoir la ralit vivante des tres. Ce n'est donc qu'enunissant ces deux facults, ces deux actions de l'esprit enapparence si contraires ; l'abstraction, et l'analyse scrupuleuse,attentive et patiente des dtails, que nous pourrons nous lever la conception relle de notre monde. Il est vident que, sinotre sentiment et notre imagination peuvent nous donner une

80 Cette explication se trouve la page 243. J. G.

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image, une reprsentation plus ou moins fausse de ce monde, lascience seule pourra nous en donner une ide claire et prcise.

Quelle est donc cette curiosit imprieuse qui poussel'homme reconnatre le monde qui l'entoure, poursuivreavec une infatigable passion les secrets de cette nature dont ilest lui-mme, sur cette terre, la dernire et la plus parfaitecration ? Cette curiosit est-elle un simple luxe, un agrablepasse-temps, ou bien l'une des principales ncessits inhrentes son tre ? Je n'hsite pas dire que, de toutes les ncessitsqui constituent la nature de l'homme, c'est la plus humaine, etque l'homme ne se distingue effectivement des animaux detoutes les autres espces que par ce besoin inextinguible desavoir, qu'il ne devient rellement et compltement homme quepar l'veil et par la satisfaction progressive de cet immense besoin de savoir. Pour se raliser dans la plnitude de son tre,l'homme doit se reconnatre, et il ne se reconnatra jamais d'unemanire complte et relle tant qu'il n'aura pas reconnu lanature qui l'enveloppe et dont il est le produit. moins donc derenoncer son humanit, l'homme doit savoir, il doit pntrerpar sa pense tout le monde rel, et, sans espoir |113 de pouvoir jamais en atteindre le fond, il doit en approfondir toujoursdavantage la coordination et les lois, car son humanit n'estqu' ce prix. Il lui en faut reconnatre toutes les rgionsinfrieures, antrieures et contemporaines lui-mme, toutesles volutions mcaniques, physiques, chimiques, gologiques, vgtales et animales, c'est--dire toutes les causes et toutes lesconditions de sa propre naissance, de son existence et de sondveloppement ; afin qu'il puisse comprendre sa propre nature

et sa mission sur cette terre, sa patrie et son thtre unique ;afin que, dans ce monde de l'aveugle fatalit, il puisse inaugurerson monde humain, le monde de la libert.

Telle est la tche de l'homme : elle est inpuisable, elle estinfinie et bien suffisante pour satisfaire les esprits et les cursles plus fiers et les plus ambitieux. tre phmre etimperceptible, perdu au milieu de l'ocan sans rivages de latransformation universelle, avec une ternit ignore derrire

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lui, et une ternit immense devant lui, l'homme pensant,l'homme actif, l'homme conscient de son humaine destine,reste calme et fier dans le sentiment de sa libert, qu'ilconquiert en s'mancipant lui-mme par le travail, par lascience, et en mancipant, en rvoltant au besoin, autour de luitous les hommes, ses semblables, ses frres. Si vous luidemandez aprs cela son intime pense, son dernier mot surl'unit relle de l'Univers, il vous dira que c'est l'ternelletransformation , un mouvement infiniment dtaill, diversifi,et, cause de cela mme, ordonn en lui-mme, mais n'ayantnanmoins ni commencement, ni limite, ni fin. C'est donc lecontraire absolu de la Providence : la ngation de Dieu.

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On comprend que, dans l'univers ainsi entendu, il nepuisse tre question ni d'ides antrieures ni de lois prconueset prordonnes. Les ides, y compris celle de Dieu, n'existentsur cette terre qu'autant qu'elles ont t produites par lecerveau. On voit donc qu'elles viennent beaucoup plus tard queles faits naturels, beaucoup plus tard que les lois qui gouvernentces faits. Elles sont justes lorsqu'elles sont conformes ces lois,fausses lorsqu'elles leur sont contraires. Quant aux lois de lanature, elles ne se manifestent sous cette forme idale ouabstraite de loi que pour l'intelligence humaine, lorsque,reproduites par notre cerveau, sur la base d'observations plusou moins exactes des choses, des phnomnes et de lasuccession des faits, elles prennent cette forme d'ides

humaines quasi-spontanes. Antrieurement la naissance dela pense humaine, elles ne sont reconnues comme des lois parpersonne, et n'existent qu' l'tat de procds rels de lanature , procds qui, comme je viens de le dire plus haut, sonttoujours dtermins par un concours indfini de conditionsparticulires, d'influences et de causes qui se rptentrgulirement Ce mot nature exclut par consquent toute idemystique ou mtaphysique de substance, de cause finale ou de

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cration providentiellement combine et dirige.Mais puisqu'il existe un ordre dans la nature, il doit y

avoir eu ncessairement un ordonnateur, dira-t-on ? Pas dutout. Un ordonnateur, ft-il un Dieu, n'aurait pu qu'entraverpar son arbitraire personnel l'ordonnance naturelle et ledveloppement logique des choses ; et nous savons bien que laproprit principale des Dieux de toutes les religions, c'estd'tre prcisment suprieurs, c'est--dire contraires, toutelogique naturelle, et de ne reconnatre qu'une seule logique :celle de l'absurdit et de l'iniquit. Car qu'est-ce que la logique,si ce n'est |114 le dveloppement naturel des choses, ou bien leprocd naturel par lequel beaucoup de causes dterminantes,inhrentes ces choses, produisent des faits nouveaux81 ? Parconsquent, il me sera permis d'noncer cet axiome si simple eten mme temps si dcisif :

Tout ce qui est naturel est logique, et tout ce qui est logique ou bien se trouve dj ralis, ou bien devra treralis dans le monde naturel, y compris le monde social 82.81 Dire que Dieu n'est pas contraire la logique, c'est affirmer que, dans

toute l'extension de son tre, il est compltement logique ; qu'il necontient rien qui soit au-dessus, ou, ce qui veut dire la mme chose, endehors de la logique ; que, par consquent, lui-mme il n'estrien que la logique , rien que ce courant ou ce dveloppement naturel des choses relles ; c'est dire que Dieu n'existe pas. L'existence de Dieu ne peutdonc avoir d'autre signification que celle de la ngation des loisnaturelles ; d'o rsulte ce dilemme invitable :Dieu est, donc il n'y a point de lois naturelles, il n'y a point d'ordre dans la nature, le monde prsente un chuos, ou bien : Le monde est ordonn en lui-mme, donc Dieu n'existe pas . (Note de Bakounine .)

82 Il ne rsulte aucunement de l que tout ce qui est logique ou naturelsoit, au point de vue humain, ncessairement utile, bon et juste. Lesgrandes catastrophes naturelles : les tremblements de terre, lesruptions de volcans, les inondations, les temptes, les maladiespestilentielles, qui dvastent et dtruisent des cits et des populationstout entires, sont certainement des faits naturels produitslogiquement par un concours de causes naturelles, mais personne nedira qu'elles sont bienfaisantes pour l'humanit. Il en est de mme desfaits qui se produisent dans l'histoire : les plus horribles institutionssoi-disant divines et humaines ; tous les crimes passs et prsents des

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Mais si les lois du monde naturel et du monde social83 n'ont t cres ni ordonnes par personne, pourquoi etcomment existent-elles ? Qu'est-ce qui leur donne ce caractreinvariable ? Voil une question qu'il n'est pas en mon pouvoirde rsoudre, et laquelle, que je sache, personne n'a encoretrouv et ne trouvera sans doute jamais de rponse. Je metrompe : les thologiens et les mtaphysiciens ont bien essayd'y rpondre par la supposition d'une cause premire suprme,d'une Divinit cratrice des mondes, ou au moins, commedisent les mtaphysiciens panthistes, |116 par celle d'une medivine ou d'une pense absolue, incarne dans l'univers et semanifestant par le mouvement et la vie de tous les tres quinaissent et qui meurent en son sein. Aucune de cessuppositions ne supporte la moindre critique. Il m'a t facile deprouver (p. 230) que celle d'un Dieu crateur des lois naturelleset sociales contenait en elle-mme la ngation complte de ceslois, rendait leur existence mme, c'est--dire leur ralisation etleur efficacit, impossible ; qu'un Dieu ordonnateur de cemonde devait ncessairement y produire l'anarchie84, le chaos ;

chefs, de ces soi-disant bienfaiteurs et tuteurs de notre pauvre espcehumaine, et la dsesprante stupidit des peuples qui obissent leur joug ; les exploits actuels des Napolon III, des Bismarck, des Alexandre II et de tant d'autres souverains ou hommes politiques etmilitaires de l'Europe, et la lchet incroyable de cette bourgeoisie detous les pays qui les encourage, les soutient, tout en les abhorrant dufond de son cur ; tout cela prsente une srie de faits naturelsproduits par des causes naturelles, et par consquent trs logiques, cequi ne les empche pas d'tre excessivement funestes l'humanit.(Note de Bakounine .)

83 Je suis l'usage tabli, en sparant en quelque sorte le monde social dumonde naturel. Il est vident que la socit humaine, considre danstoute l'tendue et dans toute la largeur de son dveloppementhistorique, est aussi naturelle, et aussi compltement subordonne toutes les lois de la nature, que le monde animal et vgtal, parexemple, dont elle est la dernire et la plus haute expression sur cetteterre. (Note de Bakounine .)

84 Il est assez piquant de voir Bakounine, se conformant l'usage habituelde la langue, prendre ici le mot anarchie en mauvaise part, dans lesens de dsordre . Pourquoi l'a-t-il fait ? simple ngligence de style,

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que, par consquent, de deux choses l'une, ou bien Dieu, ou bien les lois de la nature n'existent pas ; et comme nous savonsd'une manire certaine, par l'exprience de chaque jour et par lascience, qui n'est autre chose que l'exprience systmatise dessicles, que ces lois existent, nous devons en conclure que Dieun'existe pas.

En approfondissant le sens de ces mots :lois naturelles,nous trouverons donc qu'ils excluent d'une manire absoluel'ide et la possibilit mme d'un crateur, d'un ordonnateur etd'un lgislateur, parce que l'ide d'un lgislateur exclut sontour d'une manire tout aussi absolue celle de linhrence deslois aux choses; et du moment qu'une loi n'est pas inhrenteaux choses qu'elle gouverne, elle est ncessairement, parrapport ces choses, une loi arbitraire, c'est--dire fonde nonsur leur propre nature, mais sur la pense et sur la volont dulgislateur. Par consquent, toutes les lois qui manent d'unlgislateur, soit humain, soit divin, soit individuel, soit collectif,et ft-il mme nomm par le suffrage universel, sont des loisdespotiques, ncessairement trangres et hostiles aux hommeset aux choses qu'elles doivent diriger : ce ne sont pas des lois,mais des |117 dcrets, auxquels on obit non par ncessitintrieure et par tendance naturelle, mais parce qu'on y estoblig par une force extrieure, soit divine, soit humaine ; desarrts arbitraires, auxquels l'hypocrisie sociale, pluttinconsciente que consciente, donne arbitrairement le nom deloi.

Une loi n'est rellement une loi naturelle que lorsqu'elleest absolument inhrente aux choses qui la manifestent noire

esprit ; que lorsqu'elle constitue leur proprit, leur proprenature plus ou moins dtermine, et non la nature universelle etabstraite de je ne sais quelle substance divine ou d'une penseabsolue ; substance et pense ncessairement extra-mondiales,

sans doute. Il savait mieux que personne qu' anarchie est aucontraire synonyme d' ordre naturel , puisque l'absence d'unordonnateur est la condition ncessaire de l'existence de l'ordre, ainsiqu'il va le dmontrer la page suivante. J. G.

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surnaturelles et illogiques, parce que, si elles ne l'taient pas,elles s'anantiraient dans la ralit et dans la logique naturelledes choses. Les lois naturelles sont les procds naturels etrels, plus ou moins particuliers, par lesquels toutes les chosesexistent, et, au point de vue thorique, elles sont la seuleexplication possible des choses. Donc, qui veut les comprendredoit renoncer une fois pour toutes et au Dieu personnel desthologiens et la Divinit impersonnelle des mtaphysiciens.

Mais de ce que nous pouvons nier avec une pleinecertitude l'existence d'un divin lgislateur, il ne suit pas du toutque nous puissions nous rendre compte de la manire dont sesont tablies les lois naturelles et sociales dans le monde. Ellesexistent, elles sont insparables du monde rel, de cet ensemblede choses et de faits, dont nous sommes nous mmes lesproduits, les effets, sauf devenir aussi, notre tour, des causes relatives d'tres, de choses et de faits nouveaux. Voil toutce que nous savons, et, je pense, tout ce que nous pouvonssavoir. D'ailleurs comment pourrions-nous trouver la causepremire, puisqu'elle n'existe pas ? ce que nous avons appel laCausalit universelle n'tant elle-mme qu'une |118 Rsultantede toutes les causes particulires agissantes dans l'Univers.Demander pourquoi les lois naturelles existent, ne serait-ce pasla mme chose que de demander pourquoi existe cet Univers, endehors duquel il n'y a rien, pourquoi l'tre est ? C'estabsurde.

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2. L'homme. Intelligence, Volont.( Feuillets 118-152.)

En obissant aux lois de la nature, ai-je dit, l'homme n'estpoint esclave, puisqu'il n'obit qu' des lois qui sont inhrentes sa propre nature, aux conditions mmes par lesquelles ilexiste et qui constituent tout son tre : en leur obissant, il obit

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lui-mme.Et pourtant il existe au sein de cette mme nature un

esclavage dont l'homme est tenu de se librer sous peine derenoncer son humanit : c'est celui du monde naturel quil'entoure et qu'on nomme habituellement la nature extrieure .C'est l'ensemble des choses, des phnomnes et des tres vivants qui l'obsdent, l'enveloppent constamment de toutesparts, sans lesquels et en dehors desquels, il est vrai, il nesaurait vivre un seul instant, mais qui nanmoins semblentconjurs contre lui, de sorte qu' chaque instant de sa vie il estforc de dfendre contre eux son existence. L'homme ne peut sepasser de ce monde extrieur, parce qu'il ne peut vivre qu'en luiet ne peut se nourrir qu' ses dpens ; et, en mme temps, il doitse sauvegarder contre lui, parce que ce monde semble vouloirtoujours le dvorer son tour.

Considr ce point de vue, le monde naturel nousprsente le tableau meurtrier et sanglant d'une lutte acharne etperptuelle, de la lutte pour la vie. L'homme n'est pas seul combattre : tous les animaux, |119 tous les tres vivants, quedis-je ? toutes les choses qui existent, ponant en elles-mmes,comme lui, quoique d'une manire beaucoup moins apparente,le germe de leur propre destruction, et, pour ainsi dire, leurpropre ennemi, cette mme fatalit naturelle qui les produit,les conserve et les dtruit la fois, luttent comme lui, chaquecatgorie de choses, chaque espce vgtale et animale, ne vivant qu'au dtriment de toutes les autres ; l'une dvore l'autre,de sorte que, ainsi que je l'ai dit autre part85, le monde naturelpeut tre considr comme une sanglante hcatombe, comme

une tragdie lugubre cre par la faim. Il est le thtre constantd'une lutte sans merci et sans trve. Nous n'avons pas nousdemander pourquoi cela est ainsi, et nous n'en sommesnullement responsables. Nous trouvons cet ordre de choses

85 Dans le Progrs , du Locle, numro du 21 aot 1869, article intitulle Patriotisme . Le passage reproduit ici par Bakounine, avec quelqueslgers changements dans la forme, se trouve aux pages 253 et 254 dutome Ier des uvres (Stock, 1895). J. G.

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tabli lorsque nous arrivons la vie. C'est notre point de dpartnaturel, et nous n'avons faire autre chose qu' constater le faitet qu' nous convaincre que depuis que le monde existe il en atoujours t ainsi, et que, selon toutes les probabilits, il n'ensera jamais autrement dans le monde animal. L'harmonie s'y tablit par la lutte : par le triomphe des uns, par la dfaite et parla mort des autres, par la souffrance de tous... Nous ne disonspas, avec les chrtiens, que cette terre est une valle dedouleurs ; il y a des plaisirs aussi, autrement les tres vivants netiendraient pas tant la vie. Mais nous devons convenir que laNature n'est pas du tout aussi tendre mre qu'on le dit, et que,pour vivre, pour se conserver en son sein, ils ont besoin d'unesingulire nergie, Car dans le monde naturel les forts vivent et les faibles succombent, et les premiers ne vivent que parceque les autres succombent 86. Telle est la loi |120 suprme dumonde animal. Est-il possible que cette loi fatale soit celle dumonde humain et social ?

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Hlas ! La vie tant individuelle que sociale de l'hommen'est d'abord rien que la continuation la plus immdiate de la vie animale. Elle n'est autre chose que celte mme vie animale,mais seulement complique d'un lment nouveau :la facultde penser et de parler.

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L'homme n'est pas le seul animal intelligent sur la terre.86 Ici Bakounine a plac dans son manuscrit, sous la forme d'une note

remplissant quatre feuillets supplmentaires marqus A, B, C et D, unlong passage emprunte au mme article duProgrs . Ce passage, qu'ilserait superflu de reproduire ici, s'tend d'un alina commenant parles mots : Ceux qui admettent l'existence d'un Dieu crateur... , p.248 de la rimpression au tome Ier desuvres , jusqu' la quatrimeligne de la p. 253 de la rimpression, avec quelques suppressions dansla seconde moiti de la page 252. J. G.

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Bien loin de l ; la psychologie compare nous dmontre qu'iln'existe point d'animal qui soit absolument dnud'intelligence, et que plus une espce, par son organisation etsurtout par le dveloppement de son cerveau, se rapproche del'homme, plus son intelligence se dveloppe et s'lve aussi.Mais dans l'homme seul elle arrive ce qu'on appelleproprement la facult de penser, c'est--dire de comparer, desparer et de combiner entre elles les reprsentations des objetstant extrieurs qu'intrieurs qui nous sont donns par nos sens,d'en former des groupes ; puis de comparer et de combinerencore entre eux ces groupes, qui ne sont plus des tres rels, nides reprsentations d'objets perus par nos sens, mais desnotions abstraites , formes et classes par le travail de notreesprit, et qui, retenues par notre mmoire, autre facult ducerveau, deviennent le point de dpart ou la base de cesconclusions que nous appelons les ides 87. Tous ces

87 Il a fallu une grande dose d'extravagance thologique et mtaphysiquepour s'imaginer une me immatrielle vivant emprisonne dans lecorps tout fait matriel de l'homme, alors qu'il est clair que ce qui estmatriel seu |121 lement peut tre intern, limit, contenu dans uneprison matrielle. Il fallait avoir la foi robuste de Tertullien, manifestepar ce mot si clbre :Je crois en ce qui est absurde ! pour admettredeux choses aussi incompatibles que cette prtendue immatrialit del'me et sa dpendance immdiate des modifications matrielles, desphnomnes pathologiques qui se produisent dans le corps del'homme. Pour nous, qui ne pouvons croire en l'absurde et qui nesommes nullement disposs adorer l'absurde, l'me humaine toutcet ensemble de facults affectives, intellectuelles et volitives quiconstituent le monde idel ou spirituel de l'homme n'est rien que la

dernire et la plus haute expression de sa vie animale, des fonctionstout fait matrielles d'un organe tout fait matriel, le cerveau. Lafacult de penser, en tant que puissance formelle, son degr et sanature particulire et pour ainsi dire individuelle dans chaque homme,tout cela dpend tout d'abord de la conformation plus ou moinsheureuse de son cerveau. Mais ensuite cette facult se consolide par lasant du corps avant tout, par une bonne hygine et par une bonnenourriture ; puis elle se dveloppe et se fortifie par un exercicerationnel, par l'ducation et par l'instruction, par l'application des bonnes mthodes scientifiques, de mme que la force et la dextrit

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fonctionnements de notre |121 cerveau auraient timpossibles, si l'homme n'tait dou d'une autre facultcomplmentaire et insparable de celle de penser : de la facultd'incorporer et de fixer, pour ainsi dire, jusque dans leurs variations et leurs modifications les plus fines et les pluscompliques, toutes ces oprations de l'esprit, tous cesagissements matriels du cerveau, par des signes extrieurs : si

musculaires de l'homme se dveloppent par la gymnastique.La nature, soutenue principalement par l'organisation vicieuse de la

socit, cre mal heureusement quelque fois des idiots, des individushumains fort stupides. Quelquefois elle cre aussi des hommes de |122gnie. Mais les uns comme les autres ne sont que des exceptions.L'immense majorit des individus humains naissent gaux ou peuprs gaux : non identiques sans doute, mais quivalents dans ce sensque, dans chacun, les dfauts et les qualits se compensent peu prs,de sorte que, considrs dans leur ensemble, l'un vaut l'autre. C'estl'ducation qui produit les normes diffrences qui nous dsesprentaujourd'hui. D'o je tire cette conclusion que, pour tablir l'galitparmi les hommes, il faut absolument l'tablir dans l'ducation desenfants.

[Je n'ai parl jusqu' prsent que de la facultformelle de concevoirdes penses. Quant aux penses elles-mmes, qui constituent le fondde notre monde intellectuel et que les mtaphysiciens considrentcomme des crations spontanes et pures de notre esprit, elles nefurent leur origine rien que de simples constatations, naturellementtrs imparfaites d'abord, des faits naturels et sociaux, et desconclusions, encore moins judicieuses, tires de ces faits. Tel fut lecommencement de toutes les reprsentations, imaginations,hallucinations et ides humaines, d'o l'on voit que le contenu de notrepense, nos penses proprement dites, nos ides, loin d'avoir t cres

par une action toute spontane de l'esprit, ou d'tre innes, comme leprtendent encore aujourd'hui les mtaphysiciens, nous ont tdonnes ds l'abord par le monde des choses et des faits rels tantextrieurs qu'intrieurs. L'esprit de l'homme, c'est--dire le travail oule propre fonctionnement de son cerveau, provoqu par lesimpressions que lui transmettent ses nerfs, n'y apporte qu'une actiontoute formelle , consistant comparer et combiner ces choses et cesfaits en des systmes justes ou faux : justes, s'ils sont conformes l'ordre rellement inhrent aux choses et aux faits ; faux, s'ils lui sontcontraires. Par la parole, les ides ainsi labores se prcisent et se

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que des sensations ou des notions matrielles, jamais des ides.Je puis donc dire, sans crainte d'tre rfut, que, de tous lesanimaux de cette terre, l'homme seul pense et parle.

Seul il est dou de cette puissance d'abstraction qui sans doute fortifie et dveloppe dans l'espce humaine par letravail des sicles, en l'levant successivementen lui-mme,c'est--dire dans sa pense et seulement par l'action abstractive

les rapports qui existent entre les hommes dans la socit, et, par leurincarnation jusque dans les faits et les choses les plus journaliers de la vie de chacun, elles deviennent sensibles, palpables pour tous, mmepour les enfants. De sorte que chaque gnration nouvelle s'en pntre

ds sa plus tendre enfance ; et, quand elle arrive l'ge viril ocommence proprement le travail de sa propre pense, aguerrie,exerce, et ncessairement accompagne d'une |124 critique nouvelle,elle trouve, en elle-mme aussi bien que dans la socit qui l'entoure,tout un monde de penses et de reprsentations tablies qui lui serventde point de dpart et lui donnent en quelque sorte l'toffe ou la matirepremire pour son propre travail intellectuel et moral. De ce nombresont les imaginations traditionnelles et communes que lesmtaphysiciens tromps par la manire tout fait insensible etimperceptible par laquelle, venant du dehors, elles pntrent ets'impriment dans le cerveau des enfants, avant mme qu'ils soientarrivs la conscience d'eux-mmes appellent faussement les idesinnes.

Mais ct de ces ides gnrales, telles que celles de Dieu ou de l'me, idesabsurdes, mais sanctionnes par l'ignorance universelle et par la stupidit dessicles, au point qu'aujourd'hui mme on ne saurait encore se prononcerouvertement et dans un langage populaire contre elles, sans courir le danger d'trelapid par l'hypocrisie bourgeoise, ct de ces ides tout abstraites, l'adolescentrencontre, dans la socit au milieu de laquelle il se dveloppe, et, par suite del'influence exerce par cette mme socit sur son enfance, il trouve en lui-mme,une quantit d'autres ides beaucoup plus dtermines sur la nature et sur lasocit, des ides qui touchent de plus prs la vie relle de l'homme, sonexistence journalire. Telles sont les ides sur la justice, sur les devoirs, sur lesconvenances sociales, sur les droits de chacun, sur la famille, sur la proprit, surl'tat, et beaucoup d'autres plus particulires encore, qui rglent les rapports deshommes entre eux. Toutes ces ides que l'homme trouve incarnes en son propreesprit par l'ducation qu'indpendamment de toute action spontane de cet esprit ila subie pendant son enfance, ides qui, lorsqu'il est arriv la conscience de lui-mme, se prsentent lui comme des ides gnralement acceptes et consacrespar la conscience collective de la socit o il vit, toutes ces ides ont t produites,ai-je dit, par le travail intellectuel et moral collectif des gnrations passes.Comment ont-elles t produites ? Par la constat ation et par une sorte de conscration des faits accomplis , car dans les dveloppements pratiques de |125l'humanit, aussi bien que dans la science proprement dite, les faits accomplis prcdent toujours les ides , ce qui prouve encore une fois que le contenu mme de

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de sa pense, au-dessus de tous les |124 objets qui l'environnentet mme au-dessus de lui-mme en tant qu'individu et espce lui permet de concevoir ou de crer l'ide de la Totalit destres, de l'Univers et de l'Infini absolu : ide compltementabstraite, vide de tout contenu et, comme telle, identique auNant, sans doute, mais qui tout de mme s'est montre toute-puissante dans le dveloppement historique de l'homme, parcequ'ayant t une des causes principales de toutes ses conquteset en mme temps de |125 toutes ses divagations, de sesmalheurs et de ses crimes postrieurs, elle l'a arrach auxprtendues batitudes du paradis animal, pour le jeter dans lestriomphes et dans les tourments infinis d'un dveloppementsans bornes.Grce cette puissance d'abstraction, l'homme, ens'levant au-dessus de la pression immdiate que les objetsextrieurs exercent sur l'individu, peut les comparer les unsavec les autres et observer leurs rapports mutuels : voil lecommencement de l'analyse et de la science exprimentale.Grce cette mme facult, l'homme se ddouble pour ainsidire, et, se sparant de lui-mme en lui-mme, il s'lve enquelque sorte au-dessus de ses propres mouvements intrieurs,au-dessus des sensations qu'il prouve, des instincts, desapptits, des dsirs qui s'veillent en lui, aussi bien que destendances affectives qu'il ressent ; ce qui lui donne la possibilitde les comparer entre eux, de mme qu'il compare les objets etles mouvements extrieurs, et de prendre parti pour les uns

la pense humaine, son fond rel, n'est point une cration spontane de l'esprit,mais qu'il est donn toujours par l'exprience rflchie des choses relles.] ( Note de Bakounine .) La partie de la note que j'ai place entre crochets (les trois derniersalinas) est biffe dans le manuscrit, et Bakounine a crit en marge : Employ . Il afait usage de ce morceau dans la longue Note qui occupe les feuillets 286-340 dumanuscrit de L'Empire knouto-germanique (voir au tome Ier des uvres , de laligne 23 de la page 290 la ligne 1 de la page 293) On remarquera que le motformel , dans la prsente note, n'est pas pris par Bakounine dans le sens que luidonne, par exemple, Aristote, pour qui la forme est ce qui constitue l'essence deschoses, en sorte que l'lment formel est l'lment qui dtermine un tre et luidonne l'existence actuelle. Dans le vocabulaire de Bakounine, une facult formelle est une facult considre indpendamment de son contenu, indpendamment desralits concrtes ou abstraites sur lesquelles s'exerce son activit ; le travail ducerveau humain est qualifi de travail formel , parce que, oprant sur les faits relset les choses relles qui lui sont donns, il ne les a pas crs, mais se borne lescombiner et les agencer, les systmatiser, J. G.

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contre les autres, selon l'idal de justice et de bien, ou selon lapassion dominante, que l'influence de la socit et descirconstances particulires ont dvelopps et fortifis en lui.Cette puissance de prendre parti en faveur d'un ou de plusieursmoteurs, qui agissent en lui dans un sens dtermin, contred'autres moteurs galement intrieurs et dtermins, s'appellela volont.

Ainsi expliqus et compris, l'esprit de l'homme et sa volont ne se prsentent plus comme des puissancesabsolument autonomes, indpendantes du monde matriel etcapables, en crant, l'un des penses, l'autre des actesspontans, de rompre l'enchanement fatal des effets et descauses qui constitue la solidarit universelle des mondes. L'unet l'autre apparaissent au contraire comme des forces dontlindpendance est |126 excessivement relative, parce que, toutaussi bien que la force musculaire de l'homme, ces forces ou cescapacits nerveuses se forment dans chaque individu par unconcours de circonstances, d'influences et d'actions extrieures,matrielles et sociales, absolument indpendantes et de sapense et de sa volont. Et tout aussi bien que nous devonsrejeter la possibilit de ce que les mtaphysiciens nomment lesides spontanes, nous devons rejeter aussi les actes spontansde la volont, le libre arbitre et la responsabilit morale del'homme, dans le sens thologique, mtaphysique et juridiquede ce mot .

Chaque homme sa naissance et pendant toute la durede son dveloppement, de sa vie, n'tant autre chose que larsultante d'une quantit innombrable d'actions, de

circonstances, et de conditions innombrables, matrielles etsociales, qui continuent de le produire tant qu'il vit, d'o lui viendrait, lui, chanon passager et peine perceptible del'enchanement universel de tous les tres passs, prsents et venir, la puissance de rompre par un acte volontaire cetteternelle et omnipotente solidarit, le seul tre universel etabsolu qui existe rellement, mais qu'aucune imaginationhumaine ne saurait embrasser ? Reconnaissons donc, une fois

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pour toutes, que vis--vis de cette universelle nature, notremre, qui nous forme, nous lve, nous nourrit, nousenveloppe, nous pntre jusque dans la moelle de nos os et jusqu'aux plus intimes profondeurs de notre tre intellectuel etmoral, et |127 qui finit toujours par nous touffer dans sonembrassement maternel, il n'est, pour eux, ni d'indpendanceni de rvolte possible.

Il est vrai que, par la connaissance et par l'applicationrflchie des lois de la nature, l'homme s'mancipegraduellement, mais non de ce joug universel que portent aveclui tous les tres vivants et toutes les choses qui existent, qui seproduisent et qui disparaissent dans le monde ; il se dlivreseulement de la pression brutale qu'exerce sur lui son mondeextrieur, matriel et social, y compris toutes les choses et tousles hommes qui l'entourent. Il domine les choses par la scienceet par le travail ; quant au joug arbitraire des hommes, il lerenverse par les rvolutions. Tel est donc l'unique sens rationnelde ce mot libert : c'est la domination sur les choses extrieures, fonde sur l'observation respectueuse des lois de la nature;c'est l'indpendance

Documents

MICHEL BAKOUNINE: ŒUVRES Tome III (P.-V STOCK, ÉDITEUR, 1895)