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Michel Melot Une brève Histoire de l’Image L’œil 9 éditions

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Michel Melot

Une brève Histoire de l’Image

L’œil 9 éditions

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Jean-Claude
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I…… Du rêve à l’écran

Comment ce seul mot, image, pour-rait-il recouvrir tant de merveilles ? Il évoquede lui-même la magie. D’autres langues quele français ont plusieurs mots pour dire cequ’est l’image. L’anglais distingue image, quila désigne comme représentation, réelle ouimaginaire, y compris l’image de marque,celle qu’on donne de soi, et picture qui serapporte plutôt à ses formes matérielles : letableau, le cliché, le film, un peu comme letexte se distingue de l’écriture et la parole dela voix. L’absence de cette distinction enfrançais est à l’origine de bien des confusionset marque la disgrâce dans laquelle noscultures ont délaissé l’image.

Deux grandes familles sont venues del’indo-européen : celle formée sur le radicalweid et celle formée sur le radical weik. Lapremière, eidos en grec, d’où nous vient le motidée, a donné idole et video (voir en latin). Laseconde, à travers le grec eikon, a donné icône,qui désigne l’image matérielle (comme pictureen anglais). Ces distinctions ne sont pasnégligeables. On s’est battu pendant dessiècles pour distinguer les icônes des idoles.Une troisième lignée a été formée sur leradical spek, dont la descendance estnombreuse : spectacle, spéculer, spectre, espion, etmême épice qui est passé, après un curieux

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détour, par le mot espèce, c’est-à-dire ce quiest spécial ou spécieux, qui a trait à l’aspect.L’idée contenue dans spek est plutôt celle del’acte du regard, donc de la spécification, dumiroir (speculum). Pour parler de l’observa-tion, le grec connaissait les mots formés surskep (sceptique) et ceux formés sur son cousinskop, d’où nous sont venus les multiplesscopies et même les évêques, par l’intermédi-aire de l’épiscopal, celui qui surveille. Uneautre encore s’est formée autour de phainein(apparaître), phainomena et phantasmata, quinote l’apparence et l’illusion et qui aengendré les phénomènes, fantasmes (ou phan-tasmes), fantômes, fantoches et autres êtresfantastiques.

Voilà beaucoup d’images à ne pas mettredans le même sac avant d’en commencerl’histoire. Encore n’avons-nous pas rencontréle mot image lui-même, du latin imago quidésigne l’effigie, la statue souvent funéraire,mais aussi l’apparence et le rêve. Imagopartage le radical im, dont on ignorel’origine, avec le mot imitatio, lui-même sansdoute apparenté au grec mimesis, qui désignel’art de l’acteur, avec, encore, un double sens :tantôt celui d’exprimer une émotionintérieure, profonde, indicible par le langage,tantôt celui de reproduire mécaniquement unmodèle, comme font nos imitateurs.

Exprimer ou reproduire ? Toute la ques-tion est là. Elle tisse l’histoire de l’image etfait tout son mystère. Et bien au-delà de la

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question de l’image, pose celle de savoir sil’on peut s’exprimer sans apprendre à le faire,c’est-à-dire sans imiter. La magie n’a rien àvoir dans tout cela, qui vient du nom desprêtres, mages, en vieux perse.

Le modèle et son doubleUne première confusion se produit

immédiatement si l’on définit l’imagecomme une imitation, qui nous conduitnaturellement à voir une image dans touteressemblance. L’image n’est pas la ressem-blance. Deux objets identiques ne sont pasnécessairement l’image l’un de l’autre, mêmes’ils se ressemblent, et saint Augustinrésumait bien ce paradoxe en disant : un œufn’est pas l ’image d’un autre œuf. Ce problèmefut au cœur de la doctrine chrétienne quienseigne que Dieu a créé l’homme à sonimage, bien qu’il ne lui ressemble pas.

De quelle nature est donc le lien quifonde cette image ? Il ne pouvait s’agir qued’un lien de parenté, et non de similitude.L’image procède donc d’un modèle qui lagénère, sans pour autant nécessairement luiressembler. L’image n’est pas une chose, maisune relation. Elle est toujours image dequelque chose ou de quelqu’un, dont ellen’est pas pour autant la copie.

Il s’ensuit que l’image d’une image est uneautre image et cette sorte de scissiparité a uneparticulière importance dans notre monde oùla plupart des images sont des reproductions

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d’images antérieures, qui ont chacune leurexistence, leur autonomie, leurs propriétaireset leurs auteurs revendiquant chacun leursdroits. Le caractère génératif de l’image poseà nos sociétés marchandes la question de sapropriété. Puisque toute image est le doubled’un modèle, qui est propriétaire de quoi ? del’image ou du modèle représenté ? de l’imagecomme œuvre de l ’esprit ou de son supportmatériel ? De plus, le propriétaire du modèlepeut revendiquer des droits de propriété surl’image de son bien, encore plus s’il s’agit desa propre personne. Aujourd’hui que lesimages sont prolifiques et s’engendrent avectant de facilité les unes les autres, lestribunaux sont encombrés d’affaires de cegenre. Une image n’est jamais un objet soli-taire, elle est, ce qui nous la rend si fascinante,la marque de notre incomplétude.

La dissemblanceParfois, c’est la dissemblance avec

le modèle qui caractérise certaines images.C’est le cas des caricatures où la déformationdes traits rend le portrait encore plus ressem-blant, mais ressemblant à quoi ? Non pas auxformes visuelles du modèle, mais à ses traitsmoraux ou imaginaires qu’on veut faire appa-raître derrière le masque de la réalité. L’imageque nous avons en tête et qui constitue lemonde de l’imaginaire n’est pas semblable auréel. Les psychologues et les chirurgiensesthétiques le savent bien, qui constatent que

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leurs patients ont d’eux-mêmes une imagetout à fait différente de celle que perçoiventles autres. Toute image, même la plus réal-iste, porte sa part d’imaginaire, celle que luidonne son auteur mais aussi celles que luidonne chacun de ses spectateurs.

Un autre cas de dissemblance est celui desicônes religieuses, dont la forme hiératique etstéréotypée est un gage de dissemblance avecle dieu ou le saint représenté, dont l’imagedoit rester à distance. Les monothéismes,pour écarter toute prétention humaine à secroire semblable à Dieu, interdirent lesreprésentations de Dieu sous forme d’images :Il ne peut être désigné que par son nom,encore les lettres de ce nom ne doivent-ellesêtre écrites ou prononcées sans précautions.

Par crainte qu’elles ne deviennent desidoles, les images des saints doivent rester desicônes, c’est-à-dire des objets faits de la mainde l’homme, qu’on vénère mais que l’onn’adore pas, supports du culte du saintreprésenté, mais non objets de culte elles-mêmes. Un écart entre l’image et touteapparence du modèle doit être respecté. Ladissemblance devient une règle, censéereprésenter le lointain d’un modèle irré-ductible qui n’est connu que par le cœur etl’esprit.

L’accès et l’obstacleAu-delà du débat religieux, la ques-

tion de la nature intermédiaire de l’image se

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pose à tout moment. Mieux vaut s’ensouvenir devant les images de violence donton ne peut se protéger qu’en prenantconscience que ce sont des images, dont laréalité, le rôle spectaculaire, sont biendifférents de la chose qu’elles ne font quereprésenter. L’esprit non prévenu confondl’image avec son modèle. Nous sommes touscomme cette personne qui s’habillait le soirpour recevoir dans sa télévision le présenta-teur du journal de 20 heures. Les singes et lesenfants ont spontanément l’idée de regarderderrière le miroir où se cache le modèle del’image. L’image est donc à la fois accès à uneréalité absente qu’elle évoque symbolique-ment, et obstacle à cette réalité. Double sensdu mot écran : transparence et opacité.

Le célèbre Mythe de la caverne de Platoncomporte cette théorie de l’image : l’hommene pourrait avoir accès au monde des idéesque par les ombres que celui-ci projette dansla caverne qu’est le monde des réalités oùnous sommes enfermés. Les Chrétiens, à quice mythe convenait bien, appelaient anago-gie, cette image qui nous laisse entrevoir lesréalités supérieures mais qui n’y parvientjamais. Toute image est toujours à mi-chemin entre le modèle imaginaire et laréalité.

Confondre l’image avec son modèle estle principe de la sorcellerie. Il fonctionneencore lorsqu’on brûle une effigie, que l’ondéboulonne une statue ou que l’on déchire

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une photo. Les représentations sous formed’amulettes ou de talismans ne sont pasnécessairement fondées sur la ressemblance.Elles n’en jouent pas moins le rôle de substi-tuts de leur modèle. On ne dira pourtant pasque toutes les formes d’objets de substitutionsont des images. Tous les signes ne sont pasdes images. S’il s’étend au-delà de la ressem-blance, sans pour autant englober tous lestypes d’objets symboliques, où donc s’arrêtele domaine des images ?

Être en représentationPersonne aujourd’hui ne peut

fournir une définition de l’image qui fasseautorité. Le logicien Charles S. Pierce(1839-1914) a connu un certain succès endistinguant trois catégories de signes :

1. Les icônes, objets distincts de l’objetqu’ils désignent, mais qui ont avec lui un liensensible (la ressemblance étant le principalmais pas le seul), catégorie où se trouvent lesimages, les métaphores littéraires, les cartes,les diagrammes etc.

2. Les indices qui ont quelque chose encommun avec ce qu’ils représentent, commeles signes météorologiques, les symptômesmédicaux, les traces de pas etc.

3. Les symboles, qui ne sont reliés à ce qu’ilsdésignent que par pure convention commel’alphabet ou les signes mathématiques.

Si l’on confronte cette typologie à nosréalités nouvelles, elle s’obscurcit de toutes

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parts. L’image a pris un sens élargi et s’ytrouve partout. Du côté des indices, il estdifficile d’exclure du monde des images lesempreintes, les ombres et les reflets, tandisque du côté des symboles, on ne peut enexclure les images dès qu’elles sont tant soitpeu codées : emblèmes et enseignes, logos ouarmoiries, idéogrammes… Les frontières dePierce sont poreuses.

L’image est souvent définie, en dernièreinstance, comme une représentation. Le motest riche, car il s’adapte à de nombreuses situ-ations. Il contient le mot présent : la représen-tation rend présent un objet absent. Il prendsa place. Ce qui fait dire à Régis Debray dansVie et mort de l’image que l’image a d’abord àvoir avec la mort, car il est vrai que lesdifférentes appellations de l’image, que ce soitl’imago latine ou l’eidolon grec, ont été deseffigies funéraires, comme le sont souvent nosphotos de famille. Représenter les morts estsans doute le rôle le plus universel des images.Après sa mort, on festoya pendant onze joursà côté de l’effigie de François Ier. Statues etstèles prolongent ce souvenir.

Représenter, c’est rendre présent ce qui nel’est pas. Le mot représentation, est unintensif. Il peut aussi bien prendre la placed’une absence que la mettre en exhibition,comme dans les représentations politiques,commerciales et diplomatiques. Représenter aaussi le sens de représenter en guise depreuve (représenter ses papiers), ou présenter

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plusieurs fois (représentation théâtrale). Semontrer en représentation ne signifie pas êtreabsent mais paraître avec ostentation et l’ondit aussi faire des représentations (ou desremontrances publiques). L’image est, en cesens, représentation.

Projection mentaleIl est tout aussi difficile de dire où

l’image prend sa source. L’Encyclopédie deDiderot définit d’abord l’image comme « lapeinture naturelle et très ressemblante qui sefait des objets quand ils sont opposés à unesurface bien polie. Voyez MIROIR ». Cen’est que dans un sens second qu’« image sedit des représentations artificielles que fontles hommes, soit en peinture soit en sculp-ture ; le mot d’Image dans un sens estconsacré aux choses saintes ou regardéescomme telles ». On voit dans le miroir ou,comme Narcisse, dans le reflet de l’eau, desimages naturelles.

Notre cerveau produit constamment desimages mentales qui s’organisent entre elles.Les images fabriquées par l’homme ne sontdonc qu’une petite partie du monde desimages et n’en sont sans doute que le dérivé.L’image mentale, captée par l’œil et stockéedans le cerveau, n’est pas immatérielle. Elleest, selon Jean-Pierre Changeux, « un étatphysique créé par l’entrée en activité élec-trique et chimique corrélée et transitoired’une large population de neurones », ce qui

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traduit la complexité mais aussi la fugacitédu phénomène, lié à la mémoire.

Cette image mentale, spontanée, qui vaprendre dans le rêve une inquiétante auto-nomie, ne se confond pas avec l’idée abstraite,le concept, comme le montrait déjà Des-cartes : « Que si je veux penser un chiliogone,je conçois bien à la vérité que c’est une figurecomposée de mille côtés… mais je ne puispas imaginer les mille côtés d’un chiliogone,comme je le fais d’un triangle ni, pour ainsidire, les regarder comme présents avec lesyeux de mon esprit. » L’image mentale,comme toute image, a son propre support etson identité.

Elle ne se confond pas non plus avecl’image perçue, comme le montrent les rêves,les hallucinations et les visions. La doctrinecatholique, pour valider les apparitionsmiraculeuses, doit établir une hiérarchiecomplexe des degrés d’authenticité, qui va dela simple rêverie, du fantasme plus ou moinscontrôlé, à des extases qui semblent venir duciel : encore faut-il alors établir que cesvisions mystiques ne sont pas des états hallu-cinogènes provoqués par des émotions fortes,des transes, voire des drogues, et qui peuventprendre différentes formes, purementvisuelles et fantomatiques ou réellementcharnelles, qui sont les vraies apparitions.

A priori, tout oppose ces imagesvirtuelles aux pictures, objets fabriqués parl’homme. On ne pourra cependant jamais les

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séparer les unes des autres, car avant de sefiger sur un support autonome, l’image estune projection de l’esprit qui met en relationdes modèles mémorisés.

Entre l’hallucination du narcomane etles images consciemment construites, on nepeut établir de frontière : les expériences dessurréalistes ou les dessins d’Henri Michauxl’ont montré. Quand Victor Hugo, avanteux, pratiquait par jeu le dessin automa-tique, lorsqu’un peintre de l’action paintingcomme Jackson Pollock ou un calligraphechinois se livrent à un exercice à la foisspontané et maîtrisé qui aboutit à laproduction d’une image, le contrôle desgestes est le vecteur d’une émotion qui sereporte sur l’image. Inversement, le test deRorschach veut retracer des liens entre l’in-conscient du visionneur et des formes aléa-toires.

Les phosphènes sont ces éclairs quiparcourent l’intérieur de nos paupièreslorsque nous fermons les yeux. Ce sont lesseules images qui se produisent sans lumière.Aucune n’est aussi imprévisible. Certains,pourtant, ont prétendu en déchiffrer lesimprobables messages.

L’indispensable codeBien des psychologues ont noté la

difficulté qu’on éprouve à fixer la reproduc-tion d’une image mentale. L’exercice quiconsiste à dessiner de mémoire un monument

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connu montre régulièrement qu’on ne peutle faire avec exactitude sans avoir recours àune photo ou à l’original, ou encore à dessouvenirs non visuels, comme le nombre decolonnes par exemple. Le passage par unedescription verbale ou chiffrée, conceptual-isée comme celle du chiliogone de Descartes,est indispensable, tant les techniques dereproduction, y compris celle du dessin, sontliées à des codes, à des concepts, au langagemême, qui en permettent l’identification.

De ces analyses, on peut tirer la mêmeleçon : que l’image fabriquée doit respecterun certain nombre de règles de représenta-tion destinées moins à l’exprimer qu’à la fairereconnaître. À l’image virtuelle de l’imagi-naire ou de l’imagination se superpose, dansla production d’un dessin ou d’une photogra-phie, une couche qu’on peut dire “technique”liée aux contraintes de son déchiffrement, oùse logent toutes les conventions de l’époqueet de la communauté qui en est la lectrice.

Toute image, qui trouve ses modèles dansune mémoire antérieure au langage, estnécessairement porteuse d’un code dont laclé ne nous est que rarement donnée.

Le cadre ou la réalité cernéeCertaines estampes de reproduc-

tion, au XVIe siècle, se présentaient commedes copies de tableaux qui n’avaient jamaisexisté. Ce schéma a été repris dans des allé-gories religieuses où l’homme est présenté

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comme la copie imparfaite dont l’originaln’existerait pas, mais qui a pour effet de nousfaire croire qu’il existe. Le modèle peut eneffet ne pas exister, et c’est le rôle de l’imagede le construire à partir de myriades d’élé-ments de notre mémoire. Le travail del’image est d’enregistrer ces images errantes.Il faut pour cela leur trouver un lieu, uncadre.

De même que le livre est né du pli,l’image est née du cadre. On pourrait direque tout ce qui est encadré devient image.Faites-en l’expérience : le cadre, la feuille,l’écran, la fenêtre, l’objectif, le trou, lelorgnon ou la paire de jumelles, ou plussimplement en croisant le pouce et l’index dechaque main devant vos yeux pour les mettreen fonction de viseur, ou en forme d’œilleton.Plus simple encore : fermez un œil ; ce quevoit l’autre est déjà une image. La réalitécernée devient image. Elle échappe au réeldu fait qu’elle en est sectionnée et sélec-tionnée. L’image est un morceau de viearraché au réel. On peut étendre la compara-ison au spectacle, qui ne se détermine quepar l’existence d’une scène, fût-elle virtuelle.Un cercle magique qui isole la réalité suffitpour que se produise la représentation.

Pour ne pas rester un fantasme, l’imagedoit être encadrée, fixée, même de façonfugace. L’image mentale n’est plus alorsincontrôlable : la relation s’institue en objet.Toute la critique de l’image doit passer par

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cet objet et par son histoire. C’est pourquoi ilest indispensable de fonder l’image sur uneséparation d’avec son modèle, réel ou imagi-naire, car il y a toujours dans chaque imageune réalité qui renvoie à un imaginaire qui, àson tour, rappelle une réalité. Lire une image,ce n’est pas simplement décrire ce que l’oncroit y voir, en s’exposant à des interpréta-tions complaisantes. C’est remonter lecourant des sens qui lui ont été donnés, et endéduire ceux que nous lui donnons. Lesrisques d’erreur, de manipulation, survien-nent là où les liens entre l’image et son (ouses) modèles n’ont pas été perçus.

L’image est indocile. Elle procède tou-jours d’un modèle, qu’elle respecte ou qu’elleinvente, et qu’elle ne montre pas. Il esttentant de considérer le monde comme lagigantesque image d’un autre monde,comme le croient les platoniciens. Unethéorie de l’image accompagne toutes lesphilosophies pour lesquelles la vie n’est qu’il-lusion et le monde, apparence. Et dans unmonde sans dieux, celui de la science triom-phante, on préfère ignorer que l’image estencore un artifice qui cherche son modèle, leconstruit selon nos intérêts, compromis entrel’image du monde et celle que nousvoudrions lui donner, et dont elle n’est que leleurre.

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