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CLICHÉS Catherine Millet, chez elle, devant les photographies prises par son compagnon Jacques Henric. En dépit des apparences, derrière la femme libre, il y avait une femme taraudée par la question de la jalousie.

Millet

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CLICHÉS

Catherine Millet, chez elle,

devant les photographies prises

par son compagnon Jacques Henric.

En dépit des apparences, derrière

la femme libre, il y avait une femme

taraudée par la question de la jalousie.

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L’idée de ce livre

vous est venue

très vite après

la parution de

«La Vie sexuelle

de Catherine M. » . Pourquoi ?

La jalousie revenait toujours dans les ques-

tions de mes lecteurs. La Vie sexuelle est

sorti en même temps que le livre de mon

compagnon Jacques Henric, Légendes de

Catherine M. Souvent, il nous arrivait de

rencontrer les journalistes ensemble.

Invariablement, ils demandaient à Jacques

s’il n’avait pas été jaloux et il répondait :

« Moi pas trop, mais elle ! », ce qui, évi-

demment, surprenait tout le monde !

Dans des signatures, parfois, Jacques et

moi rencontrions des gens, souvent

jeunes, qui nous disaient : « On vient de

s’installer ensemble, on aimerait bien arri-

LA VIE

SENTIMENTALE

DE

Catherine MDans «Jour de souffrance», Catherine Millet révèle l’envers

de «La Vie sexuelle », l’enfer de la jalousie qui l’a tenaillée

trois années durant. Sensible, pudique, la sulfureuse?

Surprenante, à l’image de notre interview, parcourue

d’éclats de rire, de réflexions sur Dieu, sa mère, l’enfance

et l’amour. Propos recueillis par Barbara Lambert photos Eric Sander

ver à être libres comme vous l’avez été.

Comment est-ce qu’on fait ? » Et, là, je

répondais : «On fait comme on peut, et on

ne fait pas toujours très bien !»

Est-ce que Jacques et vous vous

étiez parlé de vos livres, de ce qu’ils

signifiaient, et impliquaient ?

Non ! Nous n’avons pas, en fait, de conver-

sations très intimes (rires) ! Nous sommes

l’un et l’autre extrêmement pudiques, plus

pudiques, peut-être, avec la personne qui

nous est la plus proche… Nous avons de

longues et très profondes discussions intel-

lectuelles. Mais sur l’intimité, non.

C’est de cette difficulté à exprimer

votre jalousie que procède l’écriture

de «La Vie sexuelle ». Le fait que

vous ressentiez le besoin de revenir

dessus signifie-t-il qu’il n’a pas tout

à fait rempli son office ?

Rencontre

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Non, au moment de la parution, j’étais sortie d’affaire, tout de

même (rires) ! Si j’ai écrit Jour de souffrance, c’est pour une autre

raison. J’ai reçu une éducation catholique, ce qui fait que je me

sens toujours en dette. Devant le succès de La Vie sexuelle, j’ai

pensé que je devais avoir l’honnêteté de dire au lecteur : « Je vous

ai raconté cette liberté dont j’ai joui, mais je dois aussi vous dire

que je n’ai pas pour autant fait l’économie de la jalousie. » On

m’a tellement reproché de ne pas avoir mis de sentiment dans La

Vie sexuelle que je me suis dit : « Cette fois, du sentiment, il y en

aura !» Je n’ai pas eu besoin de

ce second livre pour me guérir

de la jalousie, et d’ailleurs, je ne

suis pas sûre d’être complète-

ment guérie !

Y avait-il aussi l’envie, oula nécessité, de se montrersous un jour moins« flatteur» ?Peut-être, aussi. Il m’était plus

difficile de mettre ma jalousie

sur la table que de raconter ma

vie sexuelle. Ce qui a trait à la

sexualité ou à la nudité ne me

gêne pas du tout. En revanche,

je décris dans Jour de souffrance

des comportements que j’ai eus

qui sont moralement répré-

hensibles : comment j’ai fouillé

dans les affaires de Jacques, lu

son journal intime... La petite

catholique que je suis en est

consciente.

Vous utilisez deux foisseulement le mot« jalousie ». Il est difficilede savoir ce que vousmettez derrière ce terme…Pendant l’écriture du livre, j’ai

constaté à un moment donné

que je n’avais pas encore employé ce mot, qui arrive, de fait, très

tard. Je me suis dit : « S’il n’est pas venu plus tôt, ni plus sou-

vent, c’est que tu n’avais pas la nécessité d’y recourir davantage.»

J’en suis quand même arrivée à me demander si je parlais vrai-

ment de jalousie. Je parle en tout cas d’une forme qui se loge dans

un plaisir pervers, morbide, qui consiste à éprouver cette exclu-

sion par l’autre. Il n’est pas question dans ce récit de ce qui fait

la trame habituelle des crises de jalousie. Je n’ai jamais douté que

Jacques en préfère une autre, je ne me suis jamais demandé si

nous devions cesser de vivre ensemble. La question qui se posait

était tout autre : pour moi, il était clair que mon destin était à

ses côtés, mais que, pour autant, il me repoussait, implicitement.

Cette sensation d’exclusion devait me procurer un plaisir maso-

chiste, en fait. Sans cela, je ne m’y serais pas complu aussi long-

temps. Je me dis pourtant que je ne suis pas la seule. Quand la

jalousie tourne à l’obsession, je pense qu’elle devient comme un

plaisir sexuel pervers. On joue de la frustration.

La distance, chez vous, est frappante. Elle participe du désir de nommer le plus précisémentpossible. Mais elleparticipe aussi du désir de vous protéger, non?Elle participe de ce mécanisme

de protection qu’est l’écriture.

Je pourrai dire que j’ai écrit

pour être sûre de ne plus

retomber dans la souffrance. Ce

qui est écrit joue presque

comme un interdit, qui empê-

cherait de replonger.

À propos d’interdit, vousévoquez votre crainte du regard des enfants…Passée cette période de la

petite enfance où l’enfant est

complètement désinhibé par

rapport à son corps, il y a, je

crois, une période de grande

pudeur. Ils sont alors très exi-

geants et très sérieux sur la

chapitre de l’amour et de la

sexualité. Quand je me suis

trouvée dans des situations où

je me sentais observée par un

enfant, j’avais la crainte de

choquer parce qu’enfant, on

n’a pas, en matière de sexua-

lité, le relativisme qu’on acquiert plus tard.

Est-ce que cette peur vous renvoie au choc que vous avez eu, enfant, quand, dans l’encadrement d’une porte,vous avez vu votre mère embrasser son amant ?Oui. Alors même que je savais quel était le rapport de mes

parents qui, ne s’entendant plus, avaient pris le parti de demeu-

rer ensemble jusqu’à ce que nous atteignions l’âge adulte. J’avais

vaguement compris qu’ils avaient un ami chacun de leur côté.

Mais le jour où j’y ai été confrontée directement, j’ai été choquée,

Rencontre CATHERINE MILLET

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c’est vrai. C’était comme une trahison de ma mère. La pauvre !Vous mettez en relation l’image de votre mère et de son

amant avec une scène de «Lol V Stein» de Marguerite

Duras. Cela renvoie au motif de la jalousie, qui permet de

voir mais empêche tout accès, et aux infidélités de Jacques

que vous épiez à travers son journal intime. La jalousie

que vous avez éprouvée vis-à-vis de lui renvoie-t-elle à une

jalousie que vous auriez éprouvée vis-à-vis de votre mère?

Je me souviens d’une interview de Julia Kristeva qui m’avaitbeaucoup frappée. À la question : « Vous arrive-t-il d’êtrejalouse ? », elle, la psychanalyste, avait répondu : « Non, je nesuis pas jalouse parce que j’ai toujours eu le sentiment dans monenfance d’avoir été aimée par mes parents. » Je m’étais dit, alors :« Elle a beaucoup de chance » parce que, même si je sais qu’onm’a aimée, bien sûr, je crois que je devais faire partie de cesenfants qui pensent qu’ils ne sont jamaissuffisamment aimés. Je n’ai pas éprouvé,peut-être, cette sensation de plénitude àlaquelle Julia Kristeva faisait allusion.Voilà ma réponse. En même temps, jepense qu’elle ne peut pas être aussi sim-ple que ça.D’autres moments semblent vous

avoir marquée : quand votre mère

vous a avoué avoir eu « sept amants »,

par exemple. Croyez-vous que cela

a influé sur votre vie sexuelle ?

Je ne crois pas que ma mère doive portercette responsabilité (rires) ! Ce qui me cho-quait, ce n’était pas ce chiffre sept, c’étaitqu’elle m’en parle. Révéler aux enfants lasexualité des parents, c’est quelque chosed’intolérable. Je n’aurais pas plus été cho-quée si ma mère s’était mise nue devantmoi et avait eu un geste obscène. Qu’elle me prenne pour confi-dente, je ne l’ai vraiment pas supporté.Jeune, vous étiez très religieuse, dites-vous.

Vous vous sentiez investie d’une mission…

Et cela a continué ! Je suis devenue la sainte Vierge de l’artcontemporain, sa missionnaire, à tout le moins ! Je répercute icile regard des autres sur moi. Quand j’ai commencé à travailler,j’ai dû pas mal me battre pour imposer les artistes qui m’inté-ressaient. Il fallait se dévouer pour la bonne cause. Je ne sais passi je crois en Dieu, mais je continue d’être intéressée par les ques-tions religieuses. Nous avons très souvent dans Art Press consa-cré des numéros à ce sujet. Cela, d’ailleurs, m’a valu d’être invitée,avec d’autres intellectuels, à une réception que donnera le papelors de sa visite à Paris dans quelques jours.

Vous avez des questions à lui poser ?

Je ne sais pas si on nous donnera la parole ! Je suis en train delire des textes. Est-ce que j’aurai des questions ? Je ne sais pas,franchement !Qu’est-ce qui vous interroge ? La foi ?

Non, plutôt l’attachement à certaines valeurs de notre civilisa-tion… La religion catholique a favorisé l’expression artistique :c’est elle qui a produit le plus d’œuvres d’art. Elle a aussi favo-risé, et c’est d’ailleurs lié, une pensée de l’individu, de la personnedistincte du groupe.Vous faites de Jacques une figure mythique…

Découvrir tout d’un coup qu’il avait des morceaux de vie que jene connaissais pas le faisait pénétrer dans un lointain inaccessi-ble et interdit, proche de celui du mythe.En même temps, dès votre rencontre,

vous le trouvez mystérieux…

Il l’a toujours été, et il le reste ! Il y a despans entiers de lui qui m’échappent. Celadoit participer de la séduction qu’il exercesur moi… C’est un malin !Adolescente, vous étiez persuadée,

dites-vous, que votre « salut »

viendrait d’un homme

qui saurait, d’un seul coup d’œil,

détecter vos aspirations

et vos dons… Jacques est-il

cet homme ?

Je pense, oui. C’est le premier à m’avoirfait confiance quand j’ai envisagé de tra-vailler sur autre chose qu’un livre d’his-toire de l’art. J’ai attendu longtemps, lacinquantaine, avant d’oser écrire autrechose. Et c’est Jacques qui m’a donnél’impulsion.

Vous n’arrivez pas, dites-vous,

à avoir une vision nette de Jacques. La première trace

que vous avez de lui n’est pas visuelle, mais auditive.

C’est par sa voix que Jacques est entré dans votre vie…

Ce qui est très paradoxal, parce que je n’ai pas du tout d’oreille.Je suis quelqu’un qui passe son temps à regarder. J’analyse monabsence d’oreille au fait que je suis quelqu’un qui se maîtrisebeaucoup. La musique est un art qui demande plus d’abandonque l’image : on reste plus conscient devant un tableau, si beausoit-il, qu’en écoutant de la musique. J’ai du mal à m’aban-donner ! C’est peut-être pour cela que Jacques m’a séduite :parce qu’il a réussi à passer outre une résistance que j’ai.•

« Jour de souffrance », Flammarion, 265 p., 20 € .

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«Je n’ai pas eubesoin de ce livrepour me guérirde la jalousie, et d’ailleurs, je

ne suis pas sûred’être guérie!»

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