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PROUST ET WAGNER « L’unique Wagner français possible » : voilà comment l’écrivain Georges Piroué 1 définit Marcel Proust. L’affir- mation semble provocante : Piroué veut-il dire qu’aucune œuvre musicale, en France, ne peut se mesurer à celle de Wagner, et qu’il faut se tourner du côté de la littérature pour dénicher un créateur qui fasse le poids ? Non, son intention n’était pas d’établir un palmarès des génies, ni de taxer d’insuffisance les compositeurs français. Mais il voulait suggérer que l’œuvre musicale de Wagner et l’œuvre littéraire de Proust sont vraiment comparables, non seulement quant à l’ampleur, mais quant aux préoc- cupations, à l’esprit, au style, voire à l’ambition profonde. Même s’ils ne recourent pas au même moyen d’expres- sion, Proust et Wagner s’engagent peut-être sur les mêmes chemins, et tentent peut-être de nous conduire aux mêmes révélations. Certains auteurs, dans leur enthousiasme, sont même allés jusqu’à placer l’œuvre entière de Proust sous le seul signe de Wagner. Et cela notamment pour des motifs qu’on pourrait appeler philologiques : en comparant les différents états de la Recherche du temps perdu, on s’aperçoit que Richard Wagner, de toute manière le plus cité des musiciens « réels », loin devant Beethoven ou Debussy, était primitivement beaucoup plus présent en- core, et n’a cédé du terrain au musicien imaginaire Vin- teuil que dans les états les plus tardifs du manuscrit. 1. Cf. G. Piroué, Proust et la musique du devenir, Denoël, 1960, p. 276. –1–

musicale littéraire Recherche du temps perdu - unil.ch · dans lbœuvre de Marcel Proust. Si présent que le débat que je viens dbévoquer nbest sans doute pas si vital qubil y

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Page 1: musicale littéraire Recherche du temps perdu - unil.ch · dans lbœuvre de Marcel Proust. Si présent que le débat que je viens dbévoquer nbest sans doute pas si vital qubil y

PROUST ET WAGNER

« L’unique Wagner français possible » : voilà commentl’écrivain Georges Piroué 1 définit Marcel Proust. L’affir-mation semble provocante : Piroué veut-il dire qu’aucuneœuvre musicale, en France, ne peut se mesurer à celle deWagner, et qu’il faut se tourner du côté de la littératurepour dénicher un créateur qui fasse le poids ? Non, sonintention n’était pas d’établir un palmarès des génies, nide taxer d’insuffisance les compositeurs français. Mais ilvoulait suggérer que l’œuvre musicale de Wagner et l’œuvre littéraire de Proust sont vraiment comparables,non seulement quant à l’ampleur, mais quant aux préoc-cupations, à l’esprit, au style, voire à l’ambition profonde.Même s’ils ne recourent pas au même moyen d’expres-sion, Proust et Wagner s’engagent peut-être sur lesmêmes chemins, et tentent peut-être de nous conduireaux mêmes révélations.

Certains auteurs, dans leur enthousiasme, sont mêmeallés jusqu’à placer l’œuvre entière de Proust sous le seulsigne de Wagner. Et cela notamment pour des motifsqu’on pourrait appeler philologiques : en comparant lesdifférents états de la Recherche du temps perdu, ons’aperçoit que Richard Wagner, de toute manière le pluscité des musiciens « réels », loin devant Beethoven ouDebussy, était primitivement beaucoup plus présent en-core, et n’a cédé du terrain au musicien imaginaire Vin-teuil que dans les états les plus tardifs du manuscrit.

1. Cf. G. Piroué, Proust et la musique du devenir, Denoël, 1960,p. 276.

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Les proustiens wagnériens en concluent que ce sontles œuvres de Wagner qui, en tout état de cause, déclen-chent les méditations proustiennes sur la musique, et quela musique imaginaire de Vinteuil est venue se greffer audernier moment sur cette musique réelle. Mais les prous-tiens non-wagnériens, parmi lesquels Piroué, demeurentréservés, en dépit de tout, sur la fraternité profonde entreles deux artistes. Ils font valoir, eux, que si Proust a fina-lement remplacé Wagner par Vinteuil, c’est qu’il se mé-fiait de lui et ne l’a finalement pas jugé digne de jouerdans son œuvre le noble rôle du musicien pur, auteurd’une œuvre suprême et rédemptrice ; seul l’imaginaireVinteuil a pu assumer cette tâche essentielle. À quoi lesproustiens wagnériens peuvent dupliquer : non, si Prousta finalement remplacé Wagner par Vinteuil, c’est poureffacer aux yeux du lecteur des signes d’une présencetrop envahissante et trop despotique ; pour ne pas êtreaccusé de suivre trop servilement Wagner à la trace…

On se dispute, donc. Mais après tout, ce que chacunreconnaît, c’est qu’il y a matière à discussion. C’est queRichard Wagner est largement et puissamment présentdans l’œuvre de Marcel Proust. Si présent que le débatque je viens d’évoquer n’est sans doute pas si vital qu’il yparaît à première vue ; je tenterai plus loin de dire pour-quoi.

*

Pour l’heure, je voudrais simplement, avec vous, rele-ver quelques signes de la présence wagnérienne dans laRecherche. Et, sans prétendre à conquérir des vérités dé-finitives, sans jamais, je l’espère, confondre les mots avecles sons, ni les superposer, je souhaiterais préciser com-ment le langage peut, aspirant à la musique, s’inspirerde la musique. Comment, enfin, une œuvre de langage etune œuvre musicale peuvent nourrir des ambitions com-

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parables, vivre les mêmes quêtes et réaliser peut-être lesmêmes conquêtes.

L’œuvre de Wagner habite véritablement la Recherchedu temps perdu, et cela de trois manières. D’abord elleest à maintes reprises évoquée ou citée. Secondement,elle est discutée, analysée, réfléchie. Enfin et surtout, elleest intériorisée, transmuée en réalité littéraire. Wagnerest donc à la fois évoqué, étudié, et finalement vécu dansla Recherche.

Ces trois modes d’apparition correspondent bien sûrà trois niveaux de profondeur. Il est donc sage, pour desraisons qui ne touchent pas seulement à la clarté de l’ex-posé, de les évoquer successivement.

*

Le premier de ces modes, l’évocation du nom de Wag-ner ou de telle de ses œuvres au fil de la Recherche, peutsurprendre par la constance de son ironie ; en effet, il ap-paraît très souvent lié au nom, snob s’il en est, deMme Verdurin, et plus généralement à l’évocation critiqueet acerbe de l’univers mondain. Voici par exemple latoute première apparition du maître de Bayreuth, audébut d’Un amour de Swann. À propos du jeune pianistedont elle s’est entichée, Mme Verdurin s’écrie, affectantd’exprimer l’excès même de son admiration :

« Ça ne devrait pas être permis de jouer Wagnercomme ça ! » 2

Et voici ce qu’il est dit de la même Mme Verdurin, beau-coup plus tard, dans Sodome et Gomorrhe :

« Sous l’action des innombrables névralgies que lamusique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, de De-

2. M. Proust, À la recherche du temps perdu, (désormais abrégéRTP), éd. de la Pléiade, 1954, I, p. 188.

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bussy lui avait occasionnées, le front de Mme Ver-durin avait pris des proportions énormes. » 3

Je m’arrête, car je pourrais multiplier ce genre de ci-tations. Et si l’on considère toutes les occurrences dunom de Wagner dans la Recherche, on constate quepresque trois fois sur quatre, Proust ne nous parle guèredu compositeur tel qu’il le comprend, et tel qu’il mérited’être compris, mais tel que le (mé)comprennent lesmondains et les snobs — dont Mme Verdurin, bien sûr,demeure l’immortel parangon.

Bref, Proust ici se comporte en sociologue. Il étudiealors le wagnérisme ou l’antiwagnérisme de la société duFaubourg Saint-Germain comme il étudiera, dans untout autre domaine, son dreyfusisme ou son antidreyfu-sisme. Il ne s’agit pas pour le Narrateur de mettre enavant ses propres convictions, mais d’examiner, avec uneacuité et une ironie aussi admirables qu’assassines, dequelle manière le wagnérisme ou le dreyfusisme serventou ne servent pas les intérêts supérieurs du snobisme.Pas question pour lui de se proclamer wagnérien ou drey-fusard, mais seulement de se faire wagnérologue ou drey-fusologue.

Le compositeur de Tristan nous apparaît alors, dansla Recherche, comme l’un des musiciens, sinon le musi-cien par excellence, dont se nourrit le discours dessnobs ; le musicien qu’on se doit de connaître si l’on veutparaître à son avantage dans les salons, le musicien à lamode parce que héraut du modernisme et de l’audace.

C’est ainsi qu’il faut comprendre telle exclamation deMme Verdurin, qui fait mine de s’effarer devant les témé-rités de son « petit clan » :

3. RTP II, p. 906.

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« Tous les jours ça va un peu plus loin ; je voisbientôt le jour où ils ne marcheront plus pourWagner. » 4

Oui : « J’aime Wagner » signifie : je suis à la dernièremode, et rien de ce qui est à la dernière mode ne m’estétranger. J’aime Wagner, donc, et non Chopin ni mêmeDebussy. Seul Vinteuil, le musicien imaginaire créé parProust, sera l’objet d’un traitement comparable, et ser-vira plus souvent encore de prétexte aux passions les plusfabriquées ou aux exaltations les plus mensongères.

Mais ce que l’on comprend sans peine, et ce que sous-entend le discours critique du Narrateur, c’est que lagrandeur de Vinteuil comme celle de Wagner sont direc-tement proportionnelles aux avanies que leur font subirles snobs et les mondains. Car, ne l’oublions pas, le sno-bisme ne consiste point à admirer ce qui ne mérite pasde l’être : il consiste à feindre d’admirer, pour se faire va-loir, l’artiste, le grand homme ou la grande œuvre donton pressent qu’il « faut » les admirer. Bien sûr, le sno-bisme peut se tromper, et jeter son dévolu sur une œuvreou un artiste qui bientôt sombreront dans l’oubli. Maisle snobisme n’a aucun intérêt à se tromper. Il cherchedonc passionnément l’authenticité, pour mieux prospé-rer à sa lumière, et préfère porter aux nues Racine plutôtque Campistron. Il ne peut qu’y gagner. Et qui sait, lesnobisme est peut-être une recherche authentique d’au-thenticité. C’est, en tout cas, un vice qui rend hommageà la vertu.

Et nous allons voir à quel point le snob, sans le vouloirni le savoir, touche, à propos de l’art en général et deWagner en particulier, une vérité essentielle. Comme ilse sait inauthentique, il met tout en œuvre pour convaincre autrui de son authenticité. Et comment fait-

4. RTP II, p. 928.

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il ? Eh bien, non content de professer et de confesser ver-balement à quel point Wagner l’envahit et l’atteint, ilexhibe pour l’observateur ses réactions les plus phy-siques : il bat la mesure d’une manière apparemment in-volontaire, il prend des mines extasiées, il pousse dessoupirs de bonheur et des gémissements de souffrancesublime. Il se plaint que Tristan le rend malade et queParsifal lui cause des névralgies.

Or, ce faisant, le snob touche à la vérité. Cela est si vraique le même mot qui sert à décrire ironiquement les pas-sions affectées de Mme Verdurin, Proust y recourra pourdécrire la musique de Wagner elle-même — puis celle deVinteuil. Et ce mot, comme par hasard, appartient au vo-cabulaire du corps et de sa souffrance, dont les snobs fontun usage si mensonger.

En effet, Mme Verdurin, sous l’effet du trop grand géniede Wagner, attrape des « névralgies faciales ». La névral-gie, traduction physique d’une douleur psychique, estcensée authentifier de manière irréfutable la sensibilitémusicale de la mondaine. Or, voici comment Proust dé-crit, sérieusement cette fois, et par la bouche du Narra-teur, les leitmotive de Wagner :

« Je me rendais compte de tout ce qu’a de réell’œuvre de Wagner, en revoyant ces thèmes insis-tants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignentque pour revenir, et, parfois lointains, assoupis,presque détachés, sont, à d’autres moments, touten restant vagues, si pressants et si proches, si in-ternes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait lareprise moins d’un motif que d’une névralgie. » 5

On me dira peut-être que la présence du même motde « névralgie » pour décrire le mensonge de Mme Verdu-rin et la vérité wagnérienne relève du simple hasard. Je

5. Cf. La prisonnière, RTP III, p. 159. C’est moi qui souligne.

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ne le crois pas un instant. La tête humaine est un lieu depassage entre le corps et l’âme, et la névralgie faciale témoigne de l’incandescence de ce lieu : c’est la manifes-tation corporelle des mouvements de l’âme. ChezMme Verdurin, affecter une névralgie, c’est espérer four-nir une preuve de son authenticité, puisque c’est extério-riser, à son corps défendant, une émotion indicible. Ordans le cas du Narrateur, la métaphore de la névralgienous place au même lieu de passage, mais cette fois sansironie. Mme Verdurin touche une vérité, même si elle latouche dans le mensonge : à savoir que la musique, etsurtout la musique wagnérienne, donne à l’âme une réa-lité et une précision physiques.

Et du même coup, grâce à ce nouvel emploi du mot de« névralgie », Proust nous fait comprendre où gît exacte-ment le mensonge de Mme Verdurin : dans l’excès mêmede sa vérité. Car la seule mais la grande différence entrel’attitude de cette redoutable snob et celle du Narrateur,véritable amoureux de la musique, c’est que ce derniern’a pas mal à la tête, lui ; il ne se plaint pas de névralgie :il décrit la musique même comme une névralgie. Nuancecapitale.

Wagner, nous dit en somme le Narrateur, a écrit sesmotifs et les a disposés dans son œuvre d’une manière siinsinuante, si forte, il les a dotés d’un pouvoir si physiquequ’il semble que sa musique même soit une douleur. Oui,c’est la musique — et non la tête de l’auditeur — qui estsouffrance, donc vérité spirituelle de la souffrance hu-maine. La musique résonne comme les coups lancinantsd’une souffrance corporelle ; elle ne nous tourmente pasphysiquement, elle est le tourment même, qu’elle nouspermet alors de voir et de comprendre.

Proust remet les choses au point, et remet les snobsen place. Il affirme une fois pour toutes cette vérité quihabitera son œuvre entière : la musique, et singulière-

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ment la musique de Wagner, est à la jointure de l’âme etdu corps ; elle est, d’une certaine manière, le corps del’âme, mais donc aussi l’âme du corps. Et l’authenticitéconsiste à la reconnaître comme ce lieu de passage del’immanence à la transcendance, du matériel à l’imma-tériel. La musique est aussi présente, aussi forte qu’unedouleur physique. Elle est notre douleur devenue art.Mais elle n’est pas pour autant un art qui nous fait mal àla tête, comme les snobs affectent de le croire.

*

Il arrive cependant à Proust de reprocher à Wagnerlui-même ce qu’il reproche à ses admirateurs plus oumoins snobs, c’est-à-dire de confondre précisément lamusique avec une force qui nous contraint physiquementà ployer devant elle, une action mécanique du spirituelsur les corps. Reproche que lui avait déjà fait Nietzsche.Proust, dans une fameuse période, compare Wagner nonpas au cygne de Lohengrin, mais

« à cet aéroplane que j’avais vu à Balbec changerson énergie en élévation, planer au-dessus desflots, et se perdre dans le ciel. Peut-être, commeles oiseaux qui montent le plus haut, qui volent leplus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il deces appareils vraiment matériels pour explorerl’infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère,où pourtant, si haut qu’on plane, on est un peuempêché de goûter le silence des espaces par lepuissant ronflement du moteur ! » 6

Autrement dit, il arrive qu’on sente, chez Wagner, ceque Proust appelle encore « l’allégresse du fabricateur »…Wagner aurait moins composé de la musique qu’il n’au-

6. RTP III, p. 162.

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rait voulu agir par la musique… il n’aurait pas toujoursécrit de la musique douloureuse comme une névralgie,mais parfois ourdi de la musique capable d’infliger unenévralgie à ses auditeurs, ou de les mettre à genoux deforce, ce qui n’est pas beaucoup mieux.

*

Malgré cette réserve, Proust voit le plus souvent enWagner le représentant le plus incontestable des pou-voirs de la musique, au sens où la musique n’est pas ma-chine à provoquer des névralgies, mais névralgieexprimée et magnifiée par l’art.

Nous sommes ainsi parvenus, d’ores et déjà, à ladeuxième étape de notre quête : car la méditation deProust sur la musique-névralgie dépasse de très loin lasimple mention de Wagner et des mauvais traitementsque lui inflige le monde, ou plutôt les mondains ; elleinaugure l’analyse de son œuvre, telle que la mène le Nar-rateur de La Recherche du temps perdu. Voici d’ailleurscomment, après avoir dit leurs effets, Proust analyse lesleitmotive, la richesse et la variété de leur conception, lamultiplicité chatoyante de leurs apparitions, et leur rela-tion à la fois étroite et souple aux réalités du monde. LeNarrateur se dit frappé par

« (...) la plénitude d’une musique que remplissenten effet tant de musiques dont chacune est unêtre. Un être ou l’impression que donne un aspectmomentané de la nature. » 7

Et Marcel d’ajouter que même si les leitmotive sontprodigieusement travaillés et transfigurés, le monde hu-main ou naturel dont ils procèdent garde toujours toutesa personnalité, sa réalité propre :

7. RTP III, p. 160.

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« le chant d’un oiseau, la sonnerie de cor d’unchasseur, l’air que joue un pâtre sur son chalu-meau, découpent à l’horizon leur silhouette so-nore. » 8

Cette dernière allusion, bien sûr, nous évoque Tristan,et vous me permettrez, pour ponctuer notre propos, devous faire entendre la mélodie du pâtre, jouée en solitairepar le cor anglais, au lever de rideau du troisième acte :

• Exemple 1 : Tristan, III, p. 721 ss. 9

Proust se montre particulièrement sensible à la pré-sence, dans la musique infiniment élaborée de Wagner,d’une mélodie brute, et comme innocente, venue dumonde des sensations premières et de l’expérience im-médiate et qui, dans l’œuvre d’art,

« garde sa réalité extérieure et entièrement défi-nie. » 10

Non seulement la mélodie du chalumeau, tout en de-meurant elle-même, s’intègre à l’ensemble de Tristan dela façon la plus parfaite, mais encore et surtout Wagnerdomine de si haut son matériau qu’il peut, sans compro-mettre l’unité de l’opéra, y insérer un thème, voire unmorceau entier, qui primitivement ne lui était absolu-ment pas destiné. Et Proust de souligner avec délectationle fait que la mélodie du pâtre a été inspirée à Wagnerpar le chant d’un gondolier vénitien 11, et qu’il l’a retrou-

8. Ibid.

9. Les pages indiquées, pour cet exemple et les suivants, corres-pondent à celles de R. Wagner, Tristan und Isolde, Partitur, Breit-kopf & Härtel, 1905.

10. Cf. RTP III, p. 160.

11. C’est du moins ce que prétendait le compositeur. Il sembleraitqu’en réalité, il se soit inspiré d’une mélodie jouée par un pâtre…

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vée dans sa mémoire, loin de Venise, au moment de com-poser le troisième acte de Tristan. Je vous cite à ce pro-pos cette magnifique période :

« Avant le grand mouvement d’orchestre qui pré-cède le retour d’Iseut, c’est l’œuvre elle-même quia attiré à soi l’air de chalumeau à demi oublié d’unpâtre. Et, sans doute, autant la progression de l’or-chestre à l’approche de la nef, quand il s’emparede ces notes du chalumeau, les transforme, les as-socie à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leurtonalité, accélère leur mouvement, multiplie leurinstrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mé-moire l’air du pâtre, l’agrégea à son œuvre, luidonna toute sa signification. » 12

Écoutons nous-mêmes un de ces moments de la trans-figuration du chant originel, et de sa recréation par l’œuvre. Désormais la grêle mélodie va prendre une puis-sance, une ampleur formidables, au moment où Tristandésespéré prononce ces paroles :

« Mich sehnen, und sterben ! Nein ! Ach nein ! Soheisst sie nicht ! Sehnen ! Im Sterben mich zu seh-nen, vor Sehnsucht nicht zu sterben ! »

Désirer et mourir ! Non, ah non, ce n’est pas cequ’elle signifie ! Désirer ! Désirer dans la mort, etnon pas mourir de désir !

Ce sont d’abord les bois à l’unisson, puis les cuivres,qui gémissent et mugissent la vieille mélodie. Enfin lescordes s’y joignent après avoir fait entendre le motif

dans les montagnes suisses ( je dois ce renseignement à Georges Sta-robinski).

12. Cf. RTP III, p. 161.

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chromatique ascendant du désir, qui ouvre tout l’opéra,comme si tout le désir de Tristan était le désir de la vieillemélodie, la mélodie de son enfance et de la mort :

• Exemple 2 : Tristan, III, p. 821-826

Autre moment, celui de l’arrivée de Marke et de Bran-gaine auprès de Tristan mort et d’Isolde mourante ; là oùle chromatisme est donc à son comble de douleur expres-sive :

Marke (à Kurwenal) : « Zurück, wahnsinniger ! »Brangäne : « Isolde ! Herrin ! Glück und Heil ! Wasseh ich ? Hah ! Lebst du, Isolde ? » Marke : « Trugund Wahnsinn ! Tristan ! Wo bist du ? ». Kurwe-nal : « Er liegt hier, wo ich liege. »

Marke : « Arrière, insensé ! » Brangaine : « Isol -de, ma maîtresse ! Bonheur et salut ! Que vois-je ?Ah ! Tu vis, Isolde ? » Marke : « Mensonge etfolie ! Tristan ! Où es-tu ? » Kurwenal : « Il gît làoù je gis moi-même. »

Le même chant du pâtre est devenu vague énorme del’orchestre, formidable puissance océanique et fureur del’âme. C’est une transfiguration presque monstrueuse :

• Exemple 3 : Tristan, III, p. 977-984

Proust se réjouissait infiniment de savoir que ce chantsi totalement intégré dans l’œuvre avait commencé parêtre une sorte d’incident sonore, de pièce rapportée parle hasard. Avide de découvrir dans d’autres opéras cemême phénomène de réminiscence créatrice et de mé-moire unificatrice, il est allé jusqu’à nous assurer queWagner avait écrit L’Enchantement du Vendredi Saintbien avant d’écrire et même de projeter Parsifal. Cetteinexactitude lui avait été d’ailleurs soufflée par Lavignac,

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le célèbre auteur du Voyage artistique à Bayreuth 13 ; ellecorrespondait si bien à sa vision de Wagner qu’il n’a pasété vérifier ses sources.

Mieux encore, il nous affirme que l’auteur de la Tétra-logie n’a conçu cette dernière comme un ensemble quesur le tard, tout comme Balzac aurait fait pour sa Comé-die humaine. Ce qui paraît pour le moins exagéré. Maisces erreurs ou ces exagérations soulignent pour nous ceque Proust, à travers les propos de son Narrateur, ne selasse pas d’admirer chez Wagner : non seulement le pou-voir de dégager de la sensation brute la plus sublime desquintessences, et de la névralgie une pensée, mais encoreet surtout le pouvoir de dégager du passé fortuit une vé-rité nécessaire et pérenne.

Là-dessus, nous retrouvons le débat que j’évoquais encommençant : jusqu’à quel point Proust reconnaît-il sansréserve à Wagner ce pouvoir salvateur, presque rédemp-teur ? Pourquoi, dans la version ultime de la Recherche,l’auteur de Parsifal s’efface-t-il quelque peu derrière Vin-teuil, le compositeur imaginaire ? À plusieurs reprises, jel’ai noté, le Narrateur émet des réserves sur ce qu’il ap-pelle chez Wagner « l’allégresse du fabricateur » ou son« habileté vulcanienne », laissant entendre que sonœuvre n’est pas toujours parvenue, sinon dans l’artifice,à vaincre le temps et la mort 14.

Des commentateurs comme Georges Piroué ou Jean-Jacques Nattiez, proustiens non-wagnériens, en ont alorstiré la conclusion que Wagner n’est finalement aux yeuxde Proust qu’un succédané de l’artiste tel qu’il le conçoitou le rêve, et que les derniers quatuors de Beethoven, etsurtout le Septuor de l’imaginaire Vinteuil seront pourlui les seuls véritables modèles de l’œuvre d’art transcen-

13. Cf. Albert Lavignac, Le voyage artistique à Bayreuth, Min-koff Reprint, Genève, 1973.

14. RTP III, p. 161.

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dante. Modèle d’autant plus parfait, pour ce dernier, qu’iln’existe pas. Mais les proustiens wagnériens peuvent ré-torquer que « Vinteuil » tient tellement de Wagner (dumoins lorsque Proust analyse sa Sonate fictive, et surtoutson Septuor), que le compositeur de Parsifal, en dépit detout, demeure bel et bien le modèle suprême de la Re-cherche.

On pourrait épiloguer à perte de vue. Mais je voudraisdire pourquoi l’essentiel, à mes yeux, n’est pas là : il setrouve que Proust, quel que soit son jugement explicitesur Wagner, a nourri pour son œuvre propre une ambi-tion de nature wagnérienne. Sur le plan thématiqued’abord, mais plus profondément, quant à l’idée mêmequ’il se faisait d’une œuvre d’art et de sa signification.

*

Sur le plan thématique, les proustiens wagnériens ontfait état d’une première version des pages ultimes duTemps retrouvé, dans laquelle le Narrateur entend jouer,dans la pièce voisine de la sienne, non pas le Septuor deVinteuil, mais bien des morceaux de Parsifal, et notam-ment L’Enchantement du Vendredi Saint. Or le chemininitiatique de Parsifal, qui ne comprend que sur le tardle sens de ses propres découvertes, n’est-ce pas le cheminmême du Narrateur de la Recherche ? Le Narrateur n’in-carne-t-il donc pas la version proustienne du mythe dePerceval, dans sa lecture wagnérienne ?

C’est une hypothèse très convaincante, si du moinsl’on gratte le palimpseste de la Recherche et qu’on re-trouve, sous la version définitive, cette version première.Mais cela reste vrai, au moins métaphoriquement, sinous lisons l’œuvre de Proust dans sa version définitive,où Parsifal a disparu. La quête proustienne, l’initiationproustienne, reprennent à leur manière la quête parsifa-lienne.

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Cependant, il me semble que c’est à un niveau à la foisplus élémentaire, et peut-être plus profond encore, quese situe la parenté entre les deux œuvres, celle de Proustet celle de Wagner. Ce que Proust admire chez Wagner,et qu’il réalise à son tour dans sa création littéraire, c’estce fait de donner à la sensation la plus humble, la plusbrute ou la plus douloureuse valeur transcendante, ac-complie, spirituelle ; le fait de donner au passé le plus for-tuit et le plus lointain valeur de présent éternel. C’estenfin d’unifier le monde sous le signe de la création, doncfaire de l’œuvre le lieu de passage entre le corps et l’âme.Or tout cela, qu’il a tant loué dans Tristan, plus que dansParsifal d’ailleurs, c’est le sens et l’ambition mêmes dela Recherche. Proust a parlé de Wagner avec çà et là desréserves. Mais il a vécu Wagner sans nulle réserve, etc’est cette intériorisation de sa musique que je voudraisdécouvrir maintenant avec vous. C’est la troisième étapede notre quête.

*

Le premier degré de l’intériorisation consiste simple-ment, comme l’ont remarqué les plus fervents wagné-riens des proustiens, à user, pour décrire la musiqueimaginaire de Vinteuil, du vocabulaire même qui servità commenter la musique de Wagner. Manière à la fois des’approprier dans la fiction le compositeur réel et de selaisser saisir par lui. De cette identification, je ne donne-rai qu’un exemple. Comme par hasard, vous allez y re-trouver le mot-clé qui nous a permis, déjà, de relier leWagner des snobs à celui du Narrateur : le mot de « né-vralgie ». Vous vous souvenez que Proust y recouraitpour décrire d’abord l’effet prétendu de la musique surMme Verdurin, puis, par la bouche du Narrateur, non l’ef-fet réel mais la réalité de cette musique.

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« (...) on dirait la reprise moins d’un motif qued’une névralgie. » 15

Or voici ce qu’il est dit, cent pages plus loin, du Septuorde Vinteuil :

« Une phrase d’un caractère douloureux s’opposaà lui [un thème], mais si profonde, si vague, si in-terne, presque si organique et viscérale qu’on nesavait pas, à chacune de ses reprises, si c’était celled’un thème ou d’une névralgie. » 16

Cet écho ne doit rien au hasard, encore moins que lepremier. Proust réaffirme ainsi dans toute sa force, aumoment de décrire une musique imaginaire, le pouvoirsuprême de toute musique, de toute œuvre d’art — cepouvoir qu’incarne si exemplairement le leitmotiv wagnérien : être notre douleur même, hors de nous. Donctransmuer notre vie temporelle et charnelle en réalitééternelle et spirituelle. Le battement de la névralgie, quiscande notre temps d’existence terrestre et souffrante,devient, sans cesser d’être lui-même, le battement durythme et le retour de la mélodie.

Ce pouvoir éminemment wagnérien devient le pouvoirde Vinteuil. Mais justement, Vinteuil, pure création deProust, est-il autre chose que Proust lui-même ? N’est-cepas l’auteur de la Recherche qui, dans sa phrase et sonstyle, fait de la musique, et met en œuvre les merveillesdont il a crédité les musiciens, réels puis imaginaires ?

Assurément, découvrir de la « musique » dans lesmots ou les phrases d’un écrivain représente une entre-prise délicate, pour ne pas dire douteuse, et les critiques,à juste titre, s’en méfient, tant du côté littéraire que ducôté musical. Mais il ne s’agit pas tant de prétendre que

15. Cf. La prisonnière, RTP III, p. 159.

16. RTP III, p. 260. C’est moi qui souligne.

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Proust fait de la musique wagnérienne avec ses mots quede suggérer comment l’auteur de la Recherche, par le lan-gage des mots, par son œuvre tout entière, forme et sensindissociables, vise à la même conquête spirituelle que lamusique de Wagner.

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Premier témoignage de cette parenté d’ambitions :lorsque le Narrateur entreprend le récit et l’analyse de sapropre quête spirituelle, on s’aperçoit que celle-ci s’iden-tifie exactement à celle de Wagner (ou du moins à cellequ’il attribue à Wagner). Nous avons vu qu’il décrivait legénie de ce dernier comme le pouvoir d’atteindre à l’unitéde l’expérience humaine ; de vaincre à la fois la contin-gence, la matière et le temps. Le chalumeau du bergertristanien révélait au Narrateur que dans un chant grêlegît une richesse immense, faite de toutes les puissancesconstructrices de l’esprit, et de toutes les nuances créa-trices de l’âme.

Or les fameuses « réminiscences » proustiennes, aussigrêles que le chalumeau du pâtre, connaîtront le mêmedestin grandiose. De la « petite madeleine » aux « pavésinégaux », en passant par le contact d’une serviette debain ou la vue des clochers de Martinville, tous ces motifsjouent exactement dans son œuvre le rôle que jouait dansTristan la mince mélodie du berger, sur son cor anglais.Issus d’un ailleurs oublié, surgis à l’insu du Narrateur, ilss’intègrent dans son monde, ils se déploient formidable-ment, gigantesquement, ils deviennent les piliers de saconstruction, les accès royaux à l’univers du Temps sur-monté. Ils sauvent les sensations mortes, ils rédiment lecorps souffrant ; ils transforment en monument spirituelle misérable petit tas de secrets de l’individu mortel. Cesréminiscences créatrices, ce sont les leitmotive deProust ; elles accèdent à la même dignité ontologique et

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sotériologique, pourrait-on dire, que les thèmes wagné-riens.

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Cependant ce rapprochement, pour éloquent qu’il soit,touche au seul niveau du sens et n’accède pas encore auniveau proprement formel, le seul où véritablement lesmots peuvent, peut-être, rejoindre la musique. Car s’ilest tout à fait incontestable que les réminiscences deProust jouent le rôle des leitmotive de Wagner, ellespourraient le jouer d’une manière qui n’aurait rien dewagnérien : le Narrateur, à la fin de sa Recherche, auraitpu se contenter de constater prosaïquement : ah oui, lapetite madeleine contenait tout mon futur et toute la si-gnification profonde de ma vie. Cette constatation, en-core fallait-il la mettre en œuvre, la déployer d’unemanière musicale, pour qu’on puisse parler de véritableparenté entre Proust et Wagner. Encore fallait-il que laphrase proustienne, dans sa structure même, aitquelque chose d’essentiellement musical.

Or je crois qu’il en va bien ainsi. Non pas simplementau sens banal où cette phrase serait bien rythmée et bienbalancée. Non, dans un sens beaucoup plus radical. ChezProust, plus que chez nul autre écrivain, le sens de l’œuvre est inséparable de sa forme et de son style. Maisau niveau de sa phrase, le sens est réellement, physique-ment descendu dans la forme.

Je voudrais le montrer à l’aide d’un exemple simplemais qui, je crois, sera parlant. Il s’agit comme par hasardd’une phrase décrivant l’œuvre et le génie d’un musicien ;non pas Wagner en l’occurrence, mais Chopin. Je vousrelis cette célèbre période :

« Elle [Mme de Cambremer] avait appris dans sajeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si

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flexibles, si tactiles, qui commencent par chercheret essayer leur place en dehors et bien loin de ladirection de leur départ, bien loin du point où onavait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement,et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie quepour revenir plus délibérément — d’un retour plusprémédité, avec plus de précision, comme sur uncristal qui résonnerait jusqu’à faire crier — vousfrapper au cœur. » 17

Sans doute Proust fait-il allusion aux Nocturnes, danslesquels des broderies infinies semblent retarder etmême compliquer l’énoncé de la mélodie, sans pourtantnuire à sa simplicité, qu’elles rendent d’autant plus sai-sissante. Néanmoins, cette description m’a fait songerdavantage à une des études de Chopin, la deuxième del’opus 25, faite d’une seule phrase rapide et souple, quisemble se chercher sans cesse et « essayer sa place » loinde la direction de son départ. Et c’est pour aboutir, à lafin, à une simple gamme descendante, mais cette gamme,à cause de tout ce qui précède, devient une plainte infi-niment élégante, signifiante et douloureuse ; cette simplegamme, oui, vient nous « frapper au cœur » :

• Exemple 4 : Chopin, 2e étude opus 25

Mais je reviens maintenant à la phrase de Proust surChopin. Elle ne se contente pas de décrire la musique deChopin, elle mime ce qu’elle décrit. Pardon, elle ne lemime pas, elle le réalise, elle l’accomplit dans sa struc-ture même. En effet (si je traduis cette phrase de manièreprosaïque), Proust nous dit que Chopin propose des di-versions et des retards, semble s’éloigner de l’essentielpour y revenir plus sûrement, et que ce retour même créechez l’auditeur une surprise profonde – lui qui se croyait

17. Cf. Du côté de chez Swann, RTP I, p. 331.

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« diverti », détourné de l’essentiel. Une surprise qui setraduit par un coup au cœur.

Or, ce que Proust attribue à la phrase de Chopin, c’estexactement ce qu’accomplit sa propre phrase, je veuxdire sa structure, son dessin, en-deçà ou au-delà de sesmots. Cette phrase, en effet, après un long détour « si-nueux et démesuré », fond brusquement sur nous dansses derniers mots (« — d’un retour plus prémédité, avecplus de précision, comme sur un cristal qui résonneraitjusqu’à faire crier – vous frapper au cœur »). Le rythme,la structure et le sens de la phrase conspirent pour créeren nous l’effet de surprise, et ce ne sont pas les notes deChopin, mais les mots « vous frapper au cœur » qui nousfrappent au cœur – les mots de Proust qui sont le coupau cœur comme un leitmotiv est une névralgie...

Telle est une des manifestations les plus éclatantes dece pouvoir proustien d’intégrer dans le rythme, dans lapulsation même de sa phrase, le sens des mots qu’ellecontient. Les mots ne disent plus le réel, ils sont le réel,immédiatement. Or c’est ainsi que font les notes de lamusique : elles ne se réfèrent pas à des objets du mondecomme les mots d’un dictionnaire, elles sont le monde,ou son équivalent spirituel, immédiatement.

Et voilà le miracle qui nécessiterait des volumes decommentaires : dans l’écriture proustienne, mais danstoute écriture créatrice peu ou prou, tout se passe commesi, à la fameuse « double articulation » qui caractérise lelangage des mots (articulation des sons en mots, puis desmots en sens), se superposait la « simple articulation »,celle de la musique (les sons, par leur agencement etleurs positions réciproques, créent immédiatement lesens, court-circuitant la deuxième articulation, dont lelangage verbal, en principe, ne peut se passer). Bien sûrque la phrase proustienne sur Chopin reste faite de mots,et reste donc soumise au régime de la double articulation.

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Mais elle signifie aussi en tant qu’articulation simple,cette articulation « musicale », grâce à laquelle les mots,indépendamment de leur sens, accompagnant ce sens etle faisant rayonner d’un pouvoir plus diffus mais plusriche, dessinent des courbes, des rythmes ou des mélo-dies, créent des attentes ou des accélérations, et font suc-céder, aux dissonances douloureuses, des résolutionsheureuses, belles comme des révélations.

*

Si Proust est musicien, wagnérien de surcroît, c’estdonc à la fois au niveau du sens et au niveau de la forme ;dans la coïncidence physique, dont sa phrase est le lieu,entre le sens et la forme. Dire que la phrase de Proust estmusicale ne relève donc pas de la métaphore facile, nimême de la métaphore tout court. C’est une constatationd’ordre structurel.

*

Cela dit – et je reviens maintenant au rapport Proust-Wagner – ce qui rapproche encore davantage le génieproustien du génie musical wagnérien, c’est bien sûr quesi l’écrivain, maître d’une phrase qui littéralement as-sume son dire comme une musique de sons purs, fait unpas vers la musique, cette musique, après tout, appar-tient au genre de l’opéra. En d’autres mots c’est Wagnerqui, le premier, a fait un pas vers le verbe, vers la littéra-ture.

Thomas Mann, dans un essai sur Wagner, remarqueque « la musique [de ce compositeur] n’est pas tout sim-plement de la musique », et que dans Tristan, « le chro-matisme du thème d’amour et de mort est une idéelittéraire. » 18

18. Cf. Th. Mann, « Souffrances et grandeur de Richard Wag-ner », in Wagner et notre temps, coll. Pluriel, p. 76.

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Autrement dit, si chez Proust, le pouvoir d’assomptionde la musique intensifie le pouvoir de désignation du lan-gage, on peut dire que chez Wagner le pouvoir de dési-gnation du langage renforce le pouvoir d’assomption dela musique. Et dans ce recouvrement d’un art par l’autre,dans ce mouvement de reconnaissance réciproque, semanifeste chez les deux créateurs l’ambition d’un arttotal, où se conjuguent les pouvoirs des deux arts, celuides mots et celui des sons ; d’un art où forme et sensconspireraient à conquérir l’unité de l’être et la victoiresur le temps.

*

J’aurais voulu donner, de la musique dans l’écritureproustienne, un exemple plus développé qu’une simplephrase, et citer toute la fameuse séquence durant laquellele Narrateur, peu avant la fin de l’ouvrage, s’apprête à pé-nétrer dans le salon des Guermantes pour l’ultime soiréedu Temps retrouvé. Toutes les réminiscences éparsesdans sa vie réapparaissent en successions serrées, réa-gissent les unes sur les autres, s’illuminent les unes lesautres, et finiront par déboucher sur la promesse de l’œuvre et de la victoire finale sur le temps.

C’est dire que dans ces pages on trouve à la fois la pré-sence des réminiscences-leitmotive (donc une démarchedont le sens s’apparente à celle de Wagner, sans parlerde la thématique de l’initiation parsifalienne), mais éga-lement la disposition rythmée de ces réminiscences, leurpulsation, leur composition (donc une démarche compa-rable dans sa structure formelle à ce qu’on découvre chezWagner, dans les moments-clé de ses œuvres, quand lanécessité de résumer les personnages conduit à l’entre-lacement serré de tous les leitmotive qui les ont dessinéset définis).

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Voici cependant, à défaut du passage complet, uncourt exemple de cette écriture doublement musicienne :

« Mais au moment où, me remettant d’aplomb, jeposai mon pied sur un pavé qui était un peu moinsélevé que le précédent, tout mon découragements’évanouit devant la même félicité qu’à diversesépoques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une pro-menade en voiture autour de Balbec, la vue desclochers de Martinville, la saveur d’une madeleinetrempée dans une infusion, tant d’autres sensa-tions dont j’ai parlé et que la musique de Vinteuilm’avait paru synthétiser. » 19

Mais ce qu’il faudrait décidément, pour admirer cepouvoir constructeur dans toute son ampleur, c’est citertoute la fin du Temps retrouvé. Je ne le peux guère ici,hélas.

À défaut, laissez-moi simplement rappeler que la Re-cherche tout entière est la musique de ses propres pa-roles. L’œuvre comme telle, et non seulement ses phrasesconsidérées isolément. En effet, s’il est vrai que dans sondétail la phrase proustienne est ce qu’elle désigne, la Re-cherche du temps perdu, considérée comme un tout, estpassible de la même description. Vous n’ignorez pas quele récit de Proust propose une structure circulaire : l’œuvre est faite de la somme des expériences et des mé-ditations qui vont conduire Marcel à écrire enfin sonœuvre. Le récit des prémisses de l’œuvre, c’est l’œuvreelle-même.

Autrement dit, quand nous avons terminé notre lec-ture, nous avons vécu, sur l’espace du livre tout entier, lemême phénomène qu’en lisant la période consacrée àChopin : de même que c’étaient les mots « vous frapper

19. Cf. Le temps retrouvé, RTP III, p. 866.

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au cœur » qui nous frappaient au cœur, les milliers depages qui disaient le projet d’écrire pour retrouver leTemps étaient en réalité les retrouvailles du Temps parl’écriture.

Toutes ces phrases qui évoquaient l’œuvre à faire,l’œuvre rêvée par Marcel, et qu’il plaçait dans un futurimprobable, ou dans un possible de plus en plus douteux,c’était en réalité l’œuvre même, dans toute sa réalité,dans son accomplissement éclatant et secret. Soudaintous les mots, toutes les pensées, toutes les esquisses deréflexion de ce livre immense nous illuminent d’une ré-vélation : j’étais ce que je rêvais, je vivais ce que je visais,nous chante l’œuvre de Proust ; je ne suis pas un « dis-cours sur », je suis la « réalité de ». Je ne suis point desmots additionnés qui racontent à distance le monde et letemps, la mort et la possible victoire sur la mort : je suisle monde, le temps, la mort et la victoire sur la mort, dansleur présence réelle.

*

Ainsi nous croyions qu’on nous parlait de ce quifrappe au cœur, mais nous étions tout simplement frap-pés au cœur. Les mots de toute l’œuvre avaient en nousl’immédiateté des phrases musicales. Accessoirement, sij’ose dire, la description des prestiges wagnériens étaitelle-même prestige wagnérien, donc musique de Wag-ner. C’est cette vérité qui m’autorise à vous faire entendrepour la troisième et dernière fois une page de Tristan.

Cette page est encore plus célèbre que les précédentes.Il s’agit tout simplement de l’ultime page de l’opéra.Pourquoi ces mesures-là ? Parce qu’elles ne font pasautre chose que les dernières pages de la Recherche : lamort y est transfiguration, et les personnages y connais-sent une métamorphose qu’assume entièrement la réalitéformelle de la musique. Je songe tout simplement au fait

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que le thème du désir, qui a traversé toute l’œuvre, de-vient, sans cesser d’être lui-même, sans se dénaturer, lethème même de l’assouvissement, ou plutôt de l’accom-plissement. Vous l’entendrez, tel qu’en lui-même ettransfiguré, juste avant l’ultime accord de l’orchestre.

Voici d’abord ce thème, tel qu’il apparaît dans les pre-mières mesures du Prélude :

• Exemple 5 : Tristan, p. 1

Et le voici maintenant dans les dernières mesures del’œuvre, où il est joué à la fois par le hautbois et par le coranglais, comme il l’est à l’extrême début du Prélude ; etla présence si particulière du cor anglais nous évoque, deson côté, le thème du pâtre, entendu tout à l’heure. Lafusion des timbres réalise, de quelle façon subtile, la fu-sion des thèmes. La fin rejoint aussi bien le commence-ment de l’acte que celui de l’opéra tout entier. Le thèmeétrange, étranger, devient le plus central de tous :

• Exemple 6 : Tristan, p. 1022-1025

Les personnages de la Recherche, eux, ne meurent pasd’amour, mais ils vont mourir quand même. Ces hommeset ces femmes réunis pour la dernière fois dans l’hôtel deGuermantes sont des personnages mortels, soumis autemps comme le sont les phrases qui les décrivent. Maisvoilà qu’ils sont aussi des thèmes en passe de se méta-morphoser, des essences atteignant enfin leur vérité,échappant, dans l’œuvre et par l’œuvre, à leur propremort. Voilà que leurs leitmotive essentiellement inassou-vis révèlent au dernier instant des virtualités d’accom-plissement. Oui, le réel, là aussi, est à la fois préservé etsauvé. La conclusion de l’œuvre proustienne retrouve lesmêmes vertus de fusion, et de transfiguration du « désirdemeuré désir », pour parler comme René Char.

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Chaque personnage, en restant lui-même, devient im-mense dans le temps retrouvé, immense, c’est-à-diretranscendant à lui-même, augmenté de cette immensitéqui croissait en lui alors qu’il croyait se courber vers laterre ; sauvé, donc, au moment de se perdre :

« Du moins, si elle [la vie] m’était laissée assezlongtemps pour accomplir mon œuvre, ne man-querais-je pas d’abord d’y décrire les hommes(cela dût-il les faire ressembler à des êtres mons-trueux) comme occupant une place si considé -rable, à côté de celle si restreinte qui leur estréservée dans l’espace, une place au contraire pro-longée sans mesure — puisqu’ils touchent simul-tanément, comme des géants plongés dans lesannées, à des époques si distantes, entre lesquellestant de jours sont venus se placer — dans leTemps. » 20

Bien sûr, une telle victoire, sur le temps, par laconscience, le labeur et le génie de l’œuvre littéraire, estune victoire tout intérieure, comme il en va de la plusgrandiose des musiques, celle de Tristan ou celle de Par-sifal ; c’est le fragile triomphe du spirituel sur une ma-tière dont la domination reste incontestée dans la réalitéconcrète. Après avoir lu Proust, écouté Wagner, on conti-nue de souffrir et de mourir. Mais Wagner en musique,Proust en littérature, ont su élever, contre ce règne obtusde la matière et de l’imperfection, le défi le plus puissantet surtout le plus beau. Voilà qui ne nous rendra pas im-mortels, mais qui peut nous aider à vivre.

© Etienne BARILIER

20. Cf. RTP III, p. 1048.

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