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777 Ann Dermatol Venereol 2006;133:777-80 Articles scientifiques Cas clinique Mutation du gène CDKN2A et perte d’activité de la protéine p16 chez un malade traité par L-Dopa et atteint de mélanomes sporadiques multiples I. TEMPLIER (1), J. CHARLES (1), M.-C. COMBE (2), B. BRESSAC DE PAILLERETS (3), D. LEROUX (4), M.-T. LECCIA (1) Résumé Introduction. Le mélanome est une maladie complexe dans laquelle interviennent des facteurs génétiques et environnementaux. La L-Dopa est un médicament qui a été impliqué dans la survenue et/ou l’aggravation de mélanomes. Observation. Un homme âgé de 58 ans, parkinsonien traité par lévodopa et inhibiteur de la dopadécarboxylase, a développé 22 mélanomes sur une période de 4 ans. Il était de phototype II et avait de multiples nævus. Une mutation du gène de susceptibilité pour le mélanome CDKN2A était trouvée. Discussion. La survenue de mélanomes multiples doit faire rechercher l’existence d’un terrain génétique prédisposant. Le nombre exceptionnellement élevé de mélanomes chez ce malade fait suspecter un rôle de la L-dopa, précurseur de la synthèse des mélanines. Une surveillance dermatologique accrue et la recherche de facteurs de prédisposition nous paraissent recommandées en cas de survenue de mélanomes sous dopathérapie. Summary Background. Cutaneous melanoma is a complex disease involving genetic and environmental factors. Levodopa has been incriminated in the development and/or progression of melanoma. Observation. We report the case of a man treated with levodopa and a dopadecarboxylase inhibitor for Parkinson’s disease and presenting 22 cutaneous melanomas over a 4-year period. The patient is of phototype II and presents multiple nevi. Genetic analysis of predisposing genes demonstrated a CDKN2A mutation with loss of p16 activity. Discussion. Multiple melanomas may be associated with genetic predisposition, and screening for the latter should be performed. The exceptionally high number of melanomas developed by our patient raised suspicions about levodopa, a precursor in melanin synthesis, as a potential inducer. Increased dermatologic controls and screening for predisposing genetic factors appear to us to be warranted in the event of melanoma development in patients on levodopa. e mélanome est une maladie hétérogène dans ses formes cliniques et dans son évolution. Sa pathogénie fait inter- venir des facteurs génétiques et des facteurs environne- mentaux qui restent mal connus à ce jour. Des mutations de deux gènes intervenant dans la voie des cyclines, CDKN2A et CDK4, sont associées à certaines formes de mélanomes familiaux et/ou de mélanomes multiples d’apparence sporadique. Par ailleurs, d’autres gènes contrôlant la pigmentation, la réparation de l’ADN ou encore la détoxification des espèces réactives de l’oxy- gène, joueraient un rôle important dans le développement des mélanomes. La L-Dopa, qui est le précurseur commun de la do- pamine et des mélanines, est une molécule qui a été incriminée dans la survenue et/ou l’aggravation de certains mélanomes. Nous rapportons le cas d’un malade de phototype II, ayant de multiples nævus, qui a développé 22 mélanomes cutanés alors qu’il était traité par L-Dopa et inhibiteur de la dopadécarboxylase pour une maladie de Parkinson sévère et dont l’étude génétique a permis de montrer qu’il avait une mutation du gène CDKN2A. Observation Un homme de 58 ans consultait en mai 1999 pour deux lé- sions pigmentées du tronc d’apparition récente. Le malade CDKN2A gene mutation and loss of p16 protein activity in a patient on levodopa presenting sporadic multiple primary melanoma. I. TEMPLIER, J. CHARLES, M.-C. COMBE, B. BRESSAC DE PAILLERETS, D. LEROUX, M.-T. LECCIA Ann Dermatol Venereol 2006;133:777-80 (1) Dermatologie, Département Pluridisciplinaire de Médecine, CHU Albert Michallon, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 9. (2) Hôpital sud, BP 338, avenue de Kimberley, 38434 échirolles Cedex. (3) Service de Génétique, Institut Gustave Roussy, 39, rue Camille Desmoulins, 94800 Villejuif. (4) Unité d’Oncogénétique, Département de Biologie et Pathologie de la Cellule, CHU Albert Michallon, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 9. Tirés à part : I. TEMPLIER, Département Pluridisciplinaire de Médecine, Service de Dermatologie, CHU La Tronche, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 9. E-mail : [email protected] L

Mutation du gène CDKN2A et perte d’activité de la protéine p16 chez un malade traité par L-Dopa et atteint de mélanomes sporadiques multiples

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Ann Dermatol Venereol2006;133:777-80Articles scientifiques

Cas clinique

Mutation du gène CDKN2A et perte d’activité de la protéine p16 chez un malade traité par L-Dopa et atteint de mélanomes sporadiques multiplesI. TEMPLIER (1), J. CHARLES (1), M.-C. COMBE (2), B. BRESSAC DE PAILLERETS (3), D. LEROUX (4), M.-T. LECCIA (1)

Résumé

Introduction. Le mélanome est une maladie complexe dans laquelle

interviennent des facteurs génétiques et environnementaux. La L-Dopa

est un médicament qui a été impliqué dans la survenue et/ou

l’aggravation de mélanomes.

Observation. Un homme âgé de 58 ans, parkinsonien traité par lévodopa

et inhibiteur de la dopadécarboxylase, a développé 22 mélanomes sur une

période de 4 ans. Il était de phototype II et avait de multiples nævus. Une

mutation du gène de susceptibilité pour le mélanome CDKN2A était

trouvée.

Discussion. La survenue de mélanomes multiples doit faire rechercher

l’existence d’un terrain génétique prédisposant. Le nombre

exceptionnellement élevé de mélanomes chez ce malade fait suspecter

un rôle de la L-dopa, précurseur de la synthèse des mélanines. Une

surveillance dermatologique accrue et la recherche de facteurs de

prédisposition nous paraissent recommandées en cas de survenue de

mélanomes sous dopathérapie.

Summary

Background. Cutaneous melanoma is a complex disease involving

genetic and environmental factors. Levodopa has been incriminated in

the development and/or progression of melanoma.

Observation. We report the case of a man treated with levodopa and a

dopadecarboxylase inhibitor for Parkinson’s disease and presenting

22 cutaneous melanomas over a 4-year period. The patient is of

phototype II and presents multiple nevi. Genetic analysis of predisposing

genes demonstrated a CDKN2A mutation with loss of p16 activity.

Discussion. Multiple melanomas may be associated with genetic

predisposition, and screening for the latter should be performed. The

exceptionally high number of melanomas developed by our patient raised

suspicions about levodopa, a precursor in melanin synthesis, as a

potential inducer. Increased dermatologic controls and screening for

predisposing genetic factors appear to us to be warranted in the event of

melanoma development in patients on levodopa.

e mélanome est une maladie hétérogène dans ses formes

cliniques et dans son évolution. Sa pathogénie fait inter-

venir des facteurs génétiques et des facteurs environne-

mentaux qui restent mal connus à ce jour. Des mutations de deux

gènes intervenant dans la voie des cyclines, CDKN2A et CDK4,

sont associées à certaines formes de mélanomes familiaux et/ou

de mélanomes multiples d’apparence sporadique. Par ailleurs,

d’autres gènes contrôlant la pigmentation, la réparation de

l’ADN ou encore la détoxification des espèces réactives de l’oxy-

gène, joueraient un rôle important dans le développement des

mélanomes. La L-Dopa, qui est le précurseur commun de la do-

pamine et des mélanines, est une molécule qui a été incriminée

dans la survenue et/ou l’aggravation de certains mélanomes.

Nous rapportons le cas d’un malade de phototype II, ayant de

multiples nævus, qui a développé 22 mélanomes cutanés alors

qu’il était traité par L-Dopa et inhibiteur de la dopadécarboxylase

pour une maladie de Parkinson sévère et dont l’étude génétique

a permis de montrer qu’il avait une mutation du gène CDKN2A.

Observation

Un homme de 58 ans consultait en mai 1999 pour deux lé-

sions pigmentées du tronc d’apparition récente. Le malade

CDKN2A gene mutation and loss of p16 protein activity in a patient onlevodopa presenting sporadic multiple primary melanoma.I. TEMPLIER, J. CHARLES, M.-C. COMBE, B. BRESSAC DE PAILLERETS, D. LEROUX, M.-T. LECCIA

Ann Dermatol Venereol 2006;133:777-80

(1) Dermatologie, Département Pluridisciplinaire de Médecine, CHU Albert Michallon, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 9.(2) Hôpital sud, BP 338, avenue de Kimberley, 38434 échirolles Cedex.(3) Service de Génétique, Institut Gustave Roussy, 39, rue Camille Desmoulins, 94800 Villejuif.(4) Unité d’Oncogénétique, Département de Biologie et Pathologie de la Cellule, CHU Albert Michallon, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 9.

Tirés à part : I. TEMPLIER, Département Pluridisciplinaire de Médecine,

Service de Dermatologie, CHU La Tronche, BP 217, 38043 Grenoble Cedex 9.

E-mail : [email protected]

L

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I. TEMPLIER, J. CHARLES, M.-C. COMBE et al. Ann Dermatol Venereol2006;133:777-80

était châtain clair, avait les yeux gris-vert et un phototype II se-

lon la classification de Fitzpatrick. Il s’était beaucoup exposé

au soleil dans son enfance puisqu’il vivait à la campagne en

Haute-Savoie et s’était également exposé au soleil à l’âge adul-

te pendant ses vacances, qui avaient été l’occasion de coups de

soleil répétés. Il installait des remontées mécaniques dans le

cadre de son travail, essentiellement pendant l’automne, et se

protégeait alors avec des vêtements. Il n’avait jamais fait

de séances d’ultraviolets artificiels ni séjourné sous les tropi-

ques de façon prolongée. Il était traité depuis janvier 1996 par

L-dopa et inhibiteur de la dopadécarboxylase pour une maladie

de Parkinson dont les premiers symptômes étaient apparus en

janvier 1991 et qui s’était progressivement aggravée. Lors de

cette première consultation, la dose cumulative de lévodopa re-

çue était évaluée à 637,7 grammes. Il n’existait aucun antécé-

dent familial de mélanome ni d’autre cancer. L’examen

clinique à cette date trouvait de multiples nævus, sans caractè-

re clinique d’atypie, et deux lésions pigmentées suspectes de

mélanome respectivement situées sur la région médiodorsale

gauche et le flanc gauche. L’analyse histologique réalisée après

l’exérèse de ces lésions confirmait le diagnostic de mélanomes

de type superficiel extensif : indice de Breslow à 0,48 mm avec

présence de zones de régression, niveau II selon Clark pour

l’une, indice de Breslow à 2 mm, niveau IV selon Clark pour

l’autre. Le bilan d’extension clinique et paraclinique initial

était négatif et une exérèse chirurgicale élargie des deux

lésions était réalisée. Une tentative d’arrêt du traitement par

L-dopa était réalisée sous surveillance neurologique mais se

soldait par un échec en raison de l’aggravation rapide du ta-

bleau neurologique. Une surveillance dermatologique trimes-

trielle était alors mise en place au cours de laquelle le malade

a eu l’exérèse de 25 autres lésions pigmentées suspectes, entre

avril 2000 et octobre 2003, dont 20 se sont révélé être des mé-

lanomes primitifs de petite épaisseur (Breslow inférieur à

1 mm), développés sur nævus préexistants pour sept d’entre

eux. Le diagnostic de mélanome primitif a été confirmé pour

l’ensemble de ces lésions par le Dr Bailly, référente anatomo-

pathologiste pour le diagnostic des tumeurs pigmentées pour

la région Rhônes-Alpes (Centre Léon-Bérard, Lyon). En

août 2003, sont apparues des métastases ganglionnaires

préscapulaires gauches qui ont été traitées par chirurgie et ra-

diothérapie adjuvante. En janvier 2004, il a été examiné en

consultation d’oncogénétique et a accepté de participer à l’étu-

de coordonnée par l’Institut Gustave Roussy sur « les interac-

tions gènes-environnement dans l’expression du mélanome ».

Une analyse par séquençage direct de la totalité des séquences

codantes du gène CDKN2A et de l’exon 2 du gène CDK4 a ain-

si été réalisée sur deux prélèvements sanguins après consente-

ment éclairé du malade et a permis d’identifier une double

mutation nucléotidique du gène CDKN2A, localisée dans

l’exon 2 [c.339G > C ; c.340C > T], exon commun aux protéi-

nes p16INK4A et p14ARF. Cette mutation se traduisait en [p. L113L ;

p. P114S] pour la protéine p16INK4A et en [p. A128L] pour la pro-

téine p14ARF. Un test fonctionnel in vitro de la mutation P114S

a permis de montrer que la protéine p16INK4A mutée avait signi-

ficativement perdu sa capacité de liaison à la protéine CDK4

(26 p. 100, le 100 p. 100 étant ajusté sur la protéine p16INK4A

sauvage). Le malade, après échec d’une première ligne de chi-

miothérapie par dacarbazine a été traité par fotémustine, pour

des métastases viscérales et sous-cutanées multiples diagnos-

tiquées en octobre 2004. La dose cumulée de lévodopa reçue

au 1er août 2005 était estimée à 2 005 grammes.

Discussion

Cette observation rapporte la survenue exceptionnelle de

22 mélanomes, chez un malade traité par dopathérapie pour

une maladie de Parkinson. Elle soulève la question de l’exis-

tence d’une mutation des gènes de susceptibilité dans ce con-

texte de mélanomes multiples d’une part, et relance la

discussion sur le rôle possible de la L-Dopa dans l’apparition

et/ou la progression des mélanomes d’autre part.

Il est aujourd’hui admis que le mélanome est une maladie

polygénique et liée à des facteurs de l’environnement parmi

lesquels seul le rôle des expositions solaires intenses a été clai-

rement démontré. Les mutations germinales de deux gènes à

haute pénétrance, CDKN2A et CDK4, influencent le risque de

mélanome. CDKN2A, situé en 9p21, est un gène suppresseur

de tumeur codant deux protéines p16INK4A et p14ARF, qui régu-

lent la progression du cycle cellulaire et la survie cellulaire res-

pectivement par les voies de pRb et de p53 [1]. Une mutation

du gène CDKN2A a été trouvée dans 50 p. 100 des familles

françaises ayant recensé plus de trois cas de mélanomes cuta-

nés, dans 20 p. 100 de celles avec plus de deux cas de mélano-

mes [2] et chez 9 p. 100 des malades avec des mélanomes

multiples d’apparence sporadique [3]. Les mutations de l’onco-

gène CDK4 ont, en revanche, été mises en évidence dans un

très petit nombre de familles de mélanomes [4] et n’ont pas été

rapportées dans le contexte de mélanomes multiples [3]. Dans

le cas présenté, les études génétiques ont permis de mettre en

évidence une double mutation nucléotidique du gène

CDKN2A, localisée dans l’exon 2, commun aux protéines

p16INK4A et p14ARF. Il a été montré que cette mutation était res-

ponsable d’une perte significative de la capacité de liaison de

p16INK4A à CDK4 alors que les conséquences fonctionnelles

sur p14ARF ne sont actuellement pas connues (pas de test éva-

luant l’activité fonctionnelle de p14ARF). Des études épidémio-

logiques récentes ont montré que la pénétrance du gène

CDKN2A varie avec les taux d’incidence du mélanome dans la

population et suggèrent que les mêmes facteurs qui influen-

cent les variations d’incidence du mélanome modulent la pé-

nétrance des mutations du gène CDKN2A [5] : sensibilité au

soleil, nombre de nævus, expositions solaires [6] et génotype

MC1R [7], gène de susceptibilité pour le mélanome à faible pé-

nétrance récemment identifié, jouant un rôle crucial dans la

pigmentation cutanée. L’interrogatoire et l’examen clinique de

ce malade ont permis de trouver plusieurs de ces facteurs de

risque : phototype II, cheveux et yeux clairs, expositions solai-

res importantes dans l’enfance et à l’âge adulte, nombre élevé

de nævus. Une étude de son génotype MC1R est par ailleurs en

cours de réalisation.

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Mutation du gène CDKN2A chez un malade traité par L-Dopa et atteint de mélanomes multiples

La survenue d’un nombre élevé de mélanomes chez ce

malade alors qu’il était traité par lévodopa, soulève la ques-

tion du rôle de cette molécule dans le développement de ces

tumeurs. La lévodopa (L-3,4-dihydrophénylalanine), qui

augmente la concentration de dopamine déficitaire dans la

maladie de Parkinson, est la principale thérapeutique utili-

sée pour le traitement symptomatique de cette maladie

(fig. 1). À l’inverse de la dopamine, la lévodopa passe la bar-

rière hémato-encéphalique. Pour cette raison, cette molécu-

le est habituellement associée à un inhibiteur de la

dopadécarboxylase périphérique (benserazide ou carbido-

pa), qui ne passe pas la barrière hémato-encéphalique et li-

mite la conversion de la lévodopa en dopamine avant qu’elle

n’atteigne le système nerveux central. La lévodopa est égale-

ment un précurseur dans la synthèse des mélanines en gé-

nérant, sous l’action de la tyrosinase dans les mélanocytes,

de la dopaquinone dont l’oxydation conduit in fine à la for-

mation du pigment mélanique. Depuis 1972, soit quelques

mois après la mise sur le marché de la lévodopa, plusieurs

auteurs ont rapporté la survenue ou l’aggravation de méla-

nomes chez des malades parkinsoniens traités par L-Dopa et

ont suggéré une possible relation causale entre l’administra-

tion de cette thérapeutique et l’apparition ou le développe-

ment des mélanomes [8, 9]. De ce fait, la lévodopa est

contre-indiquée chez tout malade avec des antécédents de

mélanome dans les guides de prescription médicamenteuse

aux États-Unis depuis 1976. En France, cette contre-indica-

tion était mentionnée dans le Vidal jusqu’en 1995, date à la-

quelle elle a été retirée sur décision de l’Agence Française du

médicament. En effet, les études épidémiologiques disponi-

bles n’ont pas permis de confirmer le lien de causalité et le

nombre de cas de mélanomes survenus chez des malades

traités par dopathérapie pour une maladie de Parkinson rap-

portés dans la littérature reste très inférieur au nombre de

cas attendus par simple coïncidence compte tenu de la pré-

valence des deux pathologies [10]. Par ailleurs, le délai écou-

lé entre le début de la dopathérapie et l’apparition ou

l’évolution du mélanome est parfois de seulement quelques

semaines ou mois dans les observations publiées (48 mois

en moyenne avec des extrêmes de 21 jours à 17 ans) alors

que le délai entre l’exposition à un carcinogène et les mani-

festations tumorales est habituellement de plusieurs années

ou décennies. La majorité des observations rapportées ne

précise en outre ni l’existence d’autres facteurs de risque

pour la survenue d’un mélanome (antécédents familiaux,

phototype, nombre de nævus et exposition solaire notam-

ment), ni les doses de lévodopa prises avant et/ou après le

diagnostic de mélanome, ne permettant pas d’étudier un

éventuel effet-dose. On connaît par ailleurs l’évolution im-

prévisible, avec la possibilité de récidives tardives, et le ris-

que accru de survenue d’un deuxième mélanome chez un

malade aux antécédents de premier mélanome, en dehors

de tout traitement par dopathérapie. Se pose enfin la ques-

tion de savoir par quels mécanismes la dopathérapie pour-

rait favoriser le développement de mélanomes. Il a été

proposé que cette thérapeutique, du fait de son rôle dans la

synthèse des mélanines, puisse stimuler la mélanogenèse et

surtout la prolifération mélanocytaire. Les inhibiteurs de la

décarboxylase périphérique, favoriseraient également ces

processus en augmentant la quantité de lévodopa non trans-

formée pouvant être incorporée par les cellules pigmentées

[8]. Dans cette hypothèse, la lévodopa interviendrait comme

un facteur de promotion ou de progression, après qu’il y ait

eu initiation de la tumeur. Toutefois, les études in vitro et

in vivo ne permettent pas à ce jour de démontrer un rôle

quelconque de la lévodopa et aucun travail ne permet de dire

si l’augmentation de la concentration intra ou extra-cellulai-

re de lévodopa reflète uniquement une altération du méta-

bolisme des cellules malignes ou si elle joue un rôle dans

l’initiation, la promotion ou la progression des mélanomes

[11]. Toutefois, si la revue de la littérature ne permet pas

d’établir de lien formel entre dopathérapie et développe-

ment de mélanomes, certains cas de la littérature laissent

penser que la L-dopa pourrait jouer un rôle dans la pathogé-

nie de ces tumeurs sur un terrain génétique prédisposant.

Dans le cas présenté, la survenue des 22 mélanomes sur une

période de 4 ans, la première lésion étant apparue tardive-

ment à 58 ans, 40 mois après le début d’un traitement par

lévodopa, va dans le sens d’une imputabilité de ce traite-

ment antiparkinsonien. Le phototype d’une personne est un

facteur de risque clinique important pour la survenue de

mélanomes, et est directement corrélé à la mélanogenèse et

au type de mélanines synthétisées [12]. On admet, en effet,

que les eumélanines, polymères insolubles de couleur brun-

noir et à faible teneur en soufre, possèdent un bon pouvoir

photoprotecteur alors que les phaéomélanines solubles, de

couleur rouge et à teneur élevée en soufre, sont considérées

comme procarcinogènes, produisant sous irradiation ultra-

L-TYROSINE

L-3,4-dihydroxyphénylalanine (L-dopa)

Dopamine

Tyrosine hydroxylase(tyrosinase)

Dopa-quinone

Dopachrome

5,6-Dihydroxyindole

Indole-5,6-quinone

AromaticL-aminoaciddécarboxylase

Mélanines

Tyrosine hydroxylase(tyrosinase)

Fig. 1. Voies de synthèse de la dopamine et des mélanines.

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violette des espèces réactives de l’oxygène toxiques pour la

cellule et notamment inductrices de mutations de l’ADN

[13]. Ainsi, un rapport phaéomélanines/eumélanines élevé

conférerait une plus grande sensibilité aux radiations UV et

un risque carcinogène plus élevé [12]. Ce malade avait un

phototype II laissant penser que ses cellules mélaniques

synthétisent principalement des phaéomélanines et que le

traitement par lévodopa et inhibiteur de la dopadécarboxyla-

se a pu jouer un rôle de cofacteur dans la phase de promo-

tion tumorale en augmentant la synthèse de ces mélanines

phototoxiques générant des dommages oxydatifs dans les

cellules. La production et la proportion relative des mélani-

nes synthétisées sont contrôlées au niveau du gène MC1R,

qui code le récepteur de type 1 à la mélanocortine présent

sur les mélanocytes. Des investigations récentes ont montré

que MC1R est très polymorphe dans la population blanche.

Environ 30 variants ont été décrits, parmi lesquels neuf sont

responsables d’une perte de fonction du récepteur MC1R,

avec pour conséquence une synthèse accrue de phaéoméla-

nines aux dépens de l’eumélanine [14, 15]. Trois de ces neuf

allèles variants sont associés aux cheveux roux, à la peau clai-

re, à la présence d’éphélides et à une sensibilité importante

au soleil [16]. En France, une étude cas-témoins a montré

que les variants responsables d’une perte de fonction du

gène de MC1R sont trouvés chez 68 p. 100 des malades at-

teints de mélanome et constituent un facteur de risque fort

et indépendant des facteurs de risque cliniques (type et cou-

leur de peau, couleur des yeux et des cheveux, nombre de

nævus, lentigines solaires) et de l’exposition solaire [17]. Par

ailleurs, il a été montré que des allèles MC1R variants étaient

fréquemment trouvés chez les malades ayant des mélano-

mes primitifs sporadiques multiples [18] et que certains va-

riants modifiaient le risque de mélanome dans des familles

où des mutations de CDKN2A avaient été identifiées [7, 19].

Les résultats concernant l’étude du génotype MC1R de ce

malade seront donc particulièrement intéressants. Des étu-

des complémentaires concernant les systèmes de réparation

de l’ADN (variants XP) et les défenses anti-oxydantes (enzy-

mes glutathion peroxydases, superoxyde dismutases, catala-

se et différents piégeurs) vont également être réalisées.

L’hypothèse d’un lien de causalité entre dopathérapie et

survenue ou aggravation d’un mélanome, et par là même la

légitimité d’arrêter ce traitement en l’absence d’alternative

thérapeutique chez des malades souvent très invalidés, est

donc controversée. Chez le malade présenté, une tentative

d’arrêt de la dopathérapie a été réalisée après l’exérèse des

deux premiers mélanomes, dont l’un était à haut risque de

récidive. Celle-ci s’est soldée par un échec en raison de la gra-

vité de la maladie neurologique. Par la suite, la dopathérapie

n’a pu être interrompue malgré l’apparition des 19 autres

mélanomes puis des métastases ganglionnaires suivies des

métastases sous-cutanées et viscérales multiples. Dans tous

les cas, une surveillance dermatologique accrue et la recher-

che de facteurs de prédisposition nous paraissent indiquées

en cas de survenue de mélanome(s) chez un malade traité

par dopathérapie.

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