Natarajan - Les racines de l'éveil

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Introduction et intention de l'ouvrage.

Je ne sache pas, ma connaissance, aucun tmoignage destin faire comprendre que l'veil puisse tre vcu de diffrentes manires. Il s'ensuit l'ostracisme convenu et meurtrier qui ne fonde la lgitimit de l'veil que dans un certain cadre, les normes d'une cole donne. Les coles abondent. Des rumeurs contradictoires courent sur l'veil, et je les aborderai, pour les principales, en maintenant l'ide que l'essentiel est de dcouvrir le soi, unique, prenne, semblable lui-mme, alors qu'il est secondaire de prendre pour argent comptant ce qu'il reprsente pour l'veill, tant donn que personne ne le vit de la mme manire. Certains y parviennent sans avoir suivi de parcours initiatique convenu, d'autres n'ont suivi qu'un matre, d'autres encore ont vagabond d'une tradition l'autre.

1 Koan:Le chemin le plus court est le plus incertain.

Ce n'est certes pas facile d'tre travers par cette intuition, qui rgle bien des approches. Toute cette lecture vous conviera prendre confiance dans le mouvement mme de la qute. Et quant se persuader de cet aphorisme, sans en tre profondment convaincu, cela ne sert de rien, d'o la ncessit de dvelopper ce thme l'art de marcher sans se proccuper du lieu atteindre. La route elle-mme va vous renseigner chaque pas sur les obstacles, le matriau du sol, et donc adapter sa course au lieu de l'arrive est stupide. Les creux et les bosses, les cailloux et les gus, le sable ou la boue, la fort ou la clairire, le champ ou la rue, exigent chacun un pas diffrent, une attention plus ou moins proche. Mais le mental se concentre sur le but et oublie que ce qui y mne est une attention profonde et spontane chaque moment, et non la construction de belles vrits atteindre ou de qualits acqurir. Avant donc de vivre la marche, de comprendre que le chemin le plus court est le plus incertain, le meilleur moyen de faire un pas aprs l'autre, c'est de perdre l'habitude de se plaindre des checs. Qui dit chec, dit but, et dfaut de savoir renoncer ses buts, il est toujours loisible de trouver dans un manque de russite, la source d'un nouvel itinraire. L'veil est un projet circulaire et panoramique qui embrasse tous les buts fragmentaires. Si quelque chose peut encore vous dtourner de la voie de l'veil, vous approchez les russites et les checs avec beaucoup de conditionnements motionnels. S'enraciner dans une qute profonde, mme incertaine, est en ralit une condition plus sre que s'appuyer sur des motivations prcises et subjectives, pour gagner le Tout. Si rien ne peut vous dtourner de votre aspiration, vous ne verrez dans votre chec qu'un dtour, et non une catastrophe. Vos buts sont discutables, non seulement de l'extrieur, mais mme pour vous-mme. C'est donc souvent un raccourci spirituel d'chouer sur un plan qui n'est pas en prise directe avec le plus profond aspect de votre moi. Dans tout chec, il convient de discerner trois points, premirement si le but tait vraiment justifi. C'est souvent un cadeau de ne pas russir: on se rend compte que ce chemin ne menait pas aussi loin qu'on esprait, et qu'on en attendait trop. Ces choses drobes, dont on n'aura pas pu jouir, auraient leur tour appel d'autres choses, souvent dans une qute sans fin de rsultats, de gratifications, de satisfactions personnelles. Mais si ce que vous avez manqu valait vraiment la peine d'tre expriment, la seconde chose considrer est votre part de responsabilit dans votre chec, et la troisime, la part de l'extrieur, que vous ne pouviez pas prvoir. En gnral, nous sous-estimons notre part de responsabilit dans

que vous ne pouviez pas prvoir. En gnral, nous sous-estimons notre part de responsabilit dans l'chec pour surestimer la portion imprvisible, celle qui ddouane de ne pas aboutir. En fait, vous dcouvrirez chaque jour davantage que vous tes de plus en plus responsable de vos erreurs et de vos russites. Opposer la chance la malchance a toujours t le moyen de se soumettre au destin. Il n'existe que notre propre exprience, et les considrations que nous construisons sur l'au-del de ce que nous percevons dj sont illusoires. Nanmoins une fois le chemin parcouru il est pratique d'en tmoigner. On apprend toujours quelque chose de savoir que d'autres nous ont prcd dans le Tao. Une personne qui ne connat qu'une langue ne peut pas penser dans un autre dialecte que sa langue natale. Le soi est un langage qui ne pense pas le monde, mais le peroit, et la pense le reprsente mal. Cependant comme tout le monde pense, les veilleurs continuent de jouer avec ce paradoxe, voquer l'impossible dans le monde contingent qui l'exclue. Rebrousser chemin, repartir zro, sont des phases aussi naturelles qu'avancer, ou que parvenir destination. Les chemins du temps ne sont pas nos propres routes, ils absorbent les dualits, montent et descendent, alternent les lignes droites et les passages sinueux. L'on apprend parfois en quelque jours, au fond d'un cul-de-sac, ce que l'on aurait patiemment dcouvert en trois ans, le long d'une avenue conventionnelle. N'en concluez pas qu'il faut se forcer chouer. Entre l'univers et nous, il y a toujours une complicit. Le succs en constitue une forme gratifiante et harmonieuse, c'est un embotement dans un espace plus large qui s'effectue dans la conformit. Mais cette conformit n'est pas encore parfaite. Il n'y a qu' partir de la conscience du soi que l'tre se sent vraiment correspondre avec la totalit sans opposer ses diffrents aspects. L'chec, l'erreur, l'impasse, l'impossibilit de poursuivre sont des formes de complicit imparfaites, celles qui exigent un rajustement et une vision plus large des choses, o davantage de facteurs entrent en jeu. Rien ne nous spare de la Totalit, mais revenir cette vidence, la ressentir sur tous les plans de l'tre, constitue l'aboutissement d'une dmarche qui ne s'parpille plus, ni dans la perptuation du pass ni dans la fuite vers l'avenir fantasm. Les checs, les manque--gagner, les mouvements inachevs, sont de prcieux points de repre. Comme la douleur qui signale le dlabrement d'un organe, ou la brlure qui prvient la peau. La pense fantasme un Tout qui lui obisse. Le terme de non-mental, que le zen s'est appropri, dfinit l'univers du soi par quelque chemin que l'on y parvienne. Mais il est imprudent de vouloir faire cesser la pense de force.

Nous ne savons pas vivre tous les vnements comme une complicit absolue avec l'univers. Et c'est pourtant le cas. Mme des accidents que nous ne mritons pas, qui semblent totalement injustifis, comme tre victime d'un chauffard et rester estropi, sont l'occasion de progresser. Il ne s'agit pas de cautionner l'accident aprs coup ni de lui trouver des raisons. C'est une simple question d'adaptation. Rien ne peut arriver de pire que rester dans l'ignorance, du point de vue de l'veil. Subir est encore une des procdures les plus sres pour pousser le moi se diffrencier du non-moi, sur la trace nouvelle d'une concidence avec le Tout, qui cesse d'tre appropri et rv. C'est le tmoignage des veills, des prcurseurs, qui ont fait feu de tout bois. Tout vnement peut devenir la source d'une mtamorphose. Le zen et le taosme partagent la prescription du lcher-prise, qui permet d'vaser la conscience et de lui faire dcouvrir les ralits qu'elle refuserait en s'acharnant raliser ses ambitions, fuir ses peurs, cacher ses imperfections. Le bouddhisme a tabli que la pense tait un sens dlicat, beaucoup plus subjectif que la vue ou l'oue, et qu'il rclame une attention profonde, d'o la constellation de mditations propres permettre au moi de dcanter l'indigeste perception permanente du moment. L'hindousme dcrit le soi comme une vaste tendue impersonnelle, que le moi peroit parce qu'il est lui-mme devenu dtach, vaste, libr des compulsions. Si on ne laisse pas entrer dans sa vie ce qui neutralise la subjectivit dbordante source de ce qu'on appelle aujourd'hui les projections, tout se perptue. Beaucoup de russites prolongent le pass et n'apportent aucun lment nouveau dans la

transformation de la conscience. Le non-moi, l'ensemble de ce qui nous est extrieur, rsiste par dfinition nos modes d'appropriation, et lcher-prise signifie comprendre que le non-moi n'est pas appropriable, et que toute remise en question est un processus naturel. La ralisation du silence intrieur, baptise aussi libration du mental, ou fusion avec le soi, fonde l'individu dans la totalit du cosmos, en harmonie avec lui. Aussi me parat-il ncessaire de dgager cette virtualit des cadres o la mmoire de l'humanit l'a enferme jusqu' prsent. Pour ce faire, j'voquerai seulement les traces, dans les traditions, de la ralisation du soi ou veil, et la manire dont elle est prsente, non pas pour infrioriser ce patrimoine mais pour lui rendre hommage, lever quelques contradictions formelles entre diffrents mouvements, et enfin montrer leur convergence. J'invoque donc la profondeur, qui nous permettra de dcouvrir les mmes principes sous des formules diffrentes, et la mme ascension par diffrentes artes. Une source inpuisable a toujours t chante sur la Terre, le Brahman des Hindous, le sunyata des bouddhistes qui mne au nirvana, le wou et le chen des chinois, et l'univers indescriptible qu'ouvre le satori aux pratiquants du zen. Ce mme tat a t mentionn par les mystiques occidentaux et quelques grands gnies grecs, mais rarement avec la rigueur de l'Orient, qui s'est fait une sorte de spcialit spirituelle de la rvlation de cet tat, conformment au fait que l'Asie et l'Inde laissent le temps passer sans se proccuper de sa fuite. Leurs chercheurs adoptent plus facilement les principes de la qute qui demande une rceptivit (Yin) peu encourage en Occident. Dtruire l'ignorance ou raliser le Soi, cela revient au mme. C'est le contenu des critures, de Bouddha Shankara, de Lao-Tseu Boddidharma, de Lin-Tsi Dogen, de l'hindousme qui ne compte plus ses matres au Soufisme, et mme chez les grands mystiques chrtiens, absorbs dans ce qu'ils appellent le Silence de Dieu. Le chemin se parcourt dans l'tendue et le temps, et retrouver ce qui relie l'au-del du Temps et de l'espace le mystre du Soi s'effectue dans la dure. Un flux irrversible non fantasm comme le prolongement de soi-mme, mais vu comme l'ternel levier de toute croissance, une nigme nourricire, une ralit sans contours qui est notre vritable matrice (en amont des parents biologiques d'une part et de notre identit d'autre part), constitue le processus de la conscience. On ne peut ni l'originer ni le finaliser, mais seulement le vivre et le dcouvrir. On rattrape le Tao dans le temps qui nous est imparti sans s'acharner dfinir intellectuellement son origine et sans s'amuser lui prter des intentions et des buts. Le grand courant se rejoint, et il est inutile pour cela de savoir quand il a commenc ni o il nous mne. La qute de l'veil dbute par le reprage des limites de notre participation la totalit. Voil pourquoi les Upanishads, textes des veills de l'Inde, chantent le temps comme une illusion s'il ne ramne pas ce qui le transcende, et que la ligne des Bouddhas met en garde contre la fascination de l'phmre. Gautama dnoncera l'impermanence tout en lui rendant hommage puisque derrire ses vagues, se trouve le non-n, le repos du chercheur de feu. Il s'agit donc d'accepter avant tout les changements perptuels, pour dbouter les perptuations fossiles aux formes renouveles. La ralit de la transformation permanente n'est pas perceptible par le Mental. C'est partir de l que le chemin se perd, dans la description fallacieuse de la carte que l'on en tablit.

2 Mditation sur le dpouillement mental.

Chaque veill appartient une tradition, moins qu'il ne la fonde, et cela explique que l'exprience illuminative soit dcrite diffremment et qu'on lui attribue des qualits particulires selon les races et les poques. Assez vite, le chercheur qui n'est pas enracin dans sa qute,

confond les fins et les moyens dans le fantasme de l'autre ct du miroir l'illumination. Et couter les sages, selon d'o qu'ils viennent, ils ne semblent pas s'accorder sur le sens ultime de la traverse des apparences. Depuis que les Vedas se sont perdus, le Vedanta vante le Soi comme l'ultime ralit, pour l'individu. Aujourd'hui, pour le matre par excellence, Sri Aurobindo, le Soi n'est qu'un moyen, un simple marchepied de l'Evolution, partir duquel Elle ordonne aux chercheurs de s'lever plus haut encore. Pour Bouddha, le Soi est certes un rsultat un fruit, mais nul ne sait s'il attribuait cette ralisation un vritable caractre individuel. Peut-tre la voyait-il comme une souffrance dfinitivement vaincue, une victoire de la conscience sur la mort, une fleur impersonnelle miraculeusement jaillie des obscures racines de la vie, une dlivrance pour le moi, et travers le moi, pour la Terre. Pour le zen, elle est un passage, une sorte de libert vole au chaos du monde, dont on refuse de justifier les modalits. Pour Lao-Tseu et la Gnose, la ralisation est avant tout le sentiment d'tre reli toutes choses, pour la gloire de l'Unit et l'amour de l'Inconnaissable. Il est donc possible que ces images diffrentes de la mme chose rivalisent pour vous attirer. Aussi considrez que le soi est une mystification tant qu'il ne vous surprend pas, puisque nul ne peut en dfinir les contours. L'attraper grce l'image que l'on en cultive est une stratgie impossible. Il vous suffit de savoir que ce passage existe et qu'il peut tre le vtre. Jamais deux individus n'y sont parvenu de la mme faon, mais tous les veills ont fait ce qu'il fallait faire pour le trouver, en tenant compte de leurs propres rsistances. Nous allons donc voquer un paradoxe, le passage une condition universelle qui s'effectue partir de cas particuliers. Tous les veills ont rabot les mmes angles morts, extirp la complaisance, reconnu le non-moi comme leur propre origine . Certains voquent le chemin, d'autres se taisent. Ceux qui sont passs sur l'autre rive et qui en parlent disent comment ils voient les choses avec certaines prcautions, conscients que dcrire la mer une personne qui ne l'a jamais vue ne remplace pas la vision relle. C'est en aval des matres que les discours s'emptrent pour voquer la voie, tout le monde feignant d'avoir compris, partir de son dessin le paysage lui-mme. A imaginer que le spirituel existe, on en opposera sa chimre idale au matriel, dans la qute toujours ajourne de trouver une spiritualit qui transcenderait le chemin simple de tous les jours, o tout se mlange, le Ciel et la Terre, la Substance et la forme, la matire et l'nergie, le faux pas et le mouvement reliant. Le spirituel et le matriel sont en ralit la mme chose, l'un monte, l'autre descend. La matire reoit les informations de l'Esprit, mais dans son obscurit mme se trouve la trace de son ascension possible, la semence de sa rhabilitation. Tous les chercheurs ont dpass la faim immdiate, le besoin de toujours rassasier le corps. Ensuite, ils dpassent la faim mentale, c'est--dire la croyance en laquelle des explications justes livreraient le mode d'emploi de la vie. Le mental commence alors tre remis en question, et la profondeur apparat. Le nouveau processus ne peut viser une direction, puisque s'entrecroisent sans fin des volonts concurrentes, l'aspiration solaire capable de souffrir sans douleur pour son idal divin, la volont intense d'exister par le moi, prte subir encore les fascinations par et pour l'action, le plaisir, le pouvoir, et enfin les rsidus de l'inertie la plus matrielle, une force qui aime les habitudes, les perptuations, et l'apparence de l'ordre. Le chemin est exploration. Il n'y a gure d'veills qui ont pu se dispenser d'un combat pour fournir l'Esprit l'usage du corps, usage que la vitalit veut monopoliser. D'o toutes les tentatives de vivre autrement les objets que le dsir impose, convoite, ou rapproche. On aura beau fantasmer le spirituel d'une manire nouvelle, le chercheur en revient toujours ses propres rsistances, arborescence du dsir, volont subjective qui se plie difficilement aux alas de l'existence, invention du temps par la pense qui amalgame analyse et imagination dans le fantasme de l'appropriation du rel. Confusion entre les mots et ce qu'ils dsignent.

La rsistance change de lieu: elle monte du corps au moi par les attachements et les habitudes, elle descend du moi au corps par les dcrets de la pense qui fondent les habitudes, lgitime les comportements, et justifie la complaisance. En revanche, les prises de conscience sont panoramiques. Elles concernent ce que l'on pense de soi-mme, les mouvements o s'amalgament dsir et volont, les motions, et la qualit des sensations. Chastet ou sexualit tantrique pour les besoins puissants de la vie, lutte pour la sobrit de l'apptit gourmand et la prservation de la sant par l'alimentation; mditation pour faire renoncer le mental convoiter les choses dans la vitesse de ses lans, de la pense qui le pousse toujours en avant imprescriptiblement. Le retour la perception pure, que je confonds avec le soi comme le fait la tradition asiatique une approche parmi d'autres qui n'est pas exclusive, ne dpend que de l'conomie de soi-mme. Non d'un tableau sur les tenants et les aboutissants de l'existence. L'puration peut commencer sans aucun arrire-plan prconu. L'veil ne serait donc pas le terme d'un parcours (le bon parcours suivre), mais la simple consquence de vivre en changeant tous les paramtres habituels, jusqu' draciner l'ide mme du moi qui cherche, qui veut, qui trouve. Art mis en forme dans le zen authentique, rare et paradoxal, art naturel aux plus grands comme matre Eckart, qu'aucune thologie ne comprendra jamais, puisque toute thologie est l'aveu de la diffrence entre l'homme et le Divin, alors que tous les veills tmoignent que cette diffrence est illusoire, au terme du cheminement. Que ces veills-l soient froids ou exalts, exubrants ou d'apparence sinistre par leur mditation intense, peu importe. Ils ont toujours exist, en petit nombre, cherchant parfois tre dvaloriss par les hommes pour mieux jouir du secret absolu, tandis que d'autres, moins amoureux du Mystre, chercheront tre des exemples, sans orgueil ni vanit, dans la rectitude solaire. Aussi chaque illumination est-elle diffrente, dans le prolongement de l'homme qui s'en trouve gratifi, bien qu'il ait bondi l o il n'est plus seulement lui-mme, mais un mystre ondoyant au sein du Mystre en toute connivence. Chaque veill constitue une espce part entire, une famille de qualits, une union unique entre le Ciel, la Terre, l'me et le soi.

Il n'y a donc pas lieu de viser juste, ou, comme je le disais au dbut, de dterminer un itinraire. Il serait invent. Il rejetterait au nom de la vrit des milliers de faits jugs avant d'tre compris, has avant qu'ils ne rvlent leur place dans la totalit. Si le chemin du Tao existe, c'est celui qui ne veut aller nulle part plutt qu'acheter une meilleure illusion. C'est celui qui se contente des confrontations multiples du moi au mystre de la vie, et derrire lui, au mystre de l'Esprit; devin ou simplement suppos pour ses traces imperceptibles. Aucune croyance n'est meilleure qu'une autre. Extirper ce besoin de croire ou de ne pas croire pour vivre les faits en eux-mmes, avant de leur attribuer quelque finalit ou caractristique prconues, constitue le principe mme de l'honntet intellectuelle, le socle de l'veil. Les voiles doivent diminuer. Qu'ils soient sept cents, comme l'affirment les fous de Dieu iraniens, ou qu'ils ne dpassent pas la dizaine, s'ils sont classs en catgories profondes, les voiles sont. Sont liminer. Dans la dformation conditionne qui maquille tous les objets, les voiles nous privent de la vision. Aucun mcanisme ne s'approprie la vision juste. Le chemin nat de lui-mme, sans se poursuivre de manire prconue. Le moment se creuse, la vitesse des jours change, maintenant qu'ils ne se perptuent plus, qu'ils sont mallables, ptris de questions brlantes, d'extases fugitives, de deuils fracassants les illusions qui s'effritent, laissant s'ajourer plus de lumire jaillie de l'obscur. Le fait est donc l: une manire de s'y prendre brise toutes les limites et ramifie la totalit. Le mot semble trivial, mais c'est le plus neutre et le plus vident, vrai dans tous les contextes, rel puisque symbole de ce qui contient tout, image pure de ce qui n'exclut rien. Une manire peu connue, certes voque mais incomprise, et qui demande un engagement. L'engagement est

souvent manqu, car c'est celui de la mmoire, et il ne bouleverse rien. Peu de personnes arrivent se passer de rfrentiel. Elles ont toujours vcu avec leur prnom et leur nom qui leur chapperont dans la tombe, avec les mirages transmis par les anctres, ou les valeurs rabaches par leur socit. Beaucoup n'ont jamais appris se parler eux-mmes sans passer par tout ce qu'ils s'imaginent avoir vcu, avoir t. Ils ne peuvent s'originer autre part que dans le bb qu'ils furent et leurs souvenirs survivants. Ils ne savent parler qu' leur propre histoire, et l'image de leur potentiel les effraie encore puisque ils ne savent dj imaginer le formidable levier du Verbe au fond d'eux, lui qui se moque des peines et des souffrances pour la plnitude devine ou plutt pour la promesse fragile encore, d'tre. Sans nom, sans pass, sans histoire. Mystre interdit, cach, ni mme par les survivances des lois religieuses et tribales contingentes. Secret de l'amant du Tout. Et le cheminement qui va vers l'oubli des rfrences s'opre rebours, d'o le paradoxe de l'veil: l'intelligence augmente tandis que les certitudes s'estompent et que les doutes s'utilisent. Un autre mental voit le jour pour lequel les incertitudes servent autant de points de repre que les preuves. Qui ne peut plus avoir ni tort ni raison. Qui ne travaille plus seulement pour dchiffrer les choses mais pour vibrer l'unisson des toiles et de la vie, la jonction des pouvoirs immenses qui agglutinent les penses au corps, l'nergie la matire, l'Esprit au verbe qui dit je. Parce que l'ignorance est un point de dpart, et l'veil un point d'arrive, nous nous reprsentons le processus comme un itinraire dfini, d'o l'acharnement le caractriser. La voie? L'art de savoir tout accepter en devenant un rebelle, un insoumis. La soumission au Tout par la rbellion tout. Rebelle l'ordre tabli par la mmoire douloureuse des hommes, perptue dans l'illusion toujours neuve d'un avenir meilleur. Mais rebelle aussi soi-mme, aux petits moi embots qui se soumettaient avec complaisance toutes formes d'expansion motionnelle, trop flatter les dsirs, exacerber les dsagrments, caresser les illusions de possder la jouissance et d'viter le malheur, tout en crivant la partition maudite du jugement de valeur pour chanter l'ignorance rigoureuse de la naissance mortelle. S'extraire des prolongements mcaniques du moi est ncessaire avant de prsumer l'veil, qui serait fantasm dans le mme cadre que celui qu'il faut enfin quitter un luxe particulier, une forteresse imprenable. Le point d'arrive (le soi) embrassant tout, c'est un espace incomparable au point de dpart. Pour gagner le lieu qui est tous les lieux, rien n'est viser. Pour se librer de cette image qu'est la distance, et qui entrine la sparation factice entre les objets, nous pouvons seulement considrer les choses dans leur ensemble. Saisir que l'inconnu ctoie le connu, et concevoir ce qui est l'art de changer la faiblesse en force, que la ralit est un organisme dont nous ignorons les principes et la morphologie. Cet aveu d'impuissance n'est pas humiliant. Ds lors, conformment au Yi-King qui se perd dans la nuit des temps, le chaos accompagne l'ordre et l'quilibre, l'htrogne est le bourgeon de l'homogne, le nouveau dcore le permanent, le cr dguise l'incr sur lequel il s'appuie, l'alternance devient le principe suprme qui lie l'obscur la lumire. C'est la simple reconnaissance de notre condition. Le yin prcde le yang. L'enfant curieux et disponible arrive avant l'homme. L'adulte vit sa libert, le vieillard perd son autonomie. Nous verrons par la suite que toutes les doctrines s'articulent l-dessus la prise de conscience d'une incapacit notoire dceler le rel. Parce que des cycles le composent, parce que des principes s'y embotent les uns dans les autres, chacun possdant une fonction htrogne, alatoire une lasticit. Un enchevtrement l'intrieur du moi, un enchevtrement entre le moi et le non-moi, par les sensations, les affects, les penses, les structures de valeurs. Rien que du complexe fonctionnant dans une unit dconcertante, un moi conjuguant son insu le plus souvent. Comment trouver sa reliance dans un univers seulement fantasm, dont le mystre des limites ne nous touche pas? Floues sont les frontires du Tout, floues sont nos propres frontires, et c'est la raison pour laquelle nous sommes d'un ct si acharns dresser des cartes pour baliser l'inpuisable, et de l'autre, condamns l'exploration. Proportionnellement. Rien n'est tabli. Les us des hommes sont arbitraires, les lois casuistes, la mmoire terrestre est une horreur. La vrit priclite quand la pense s'en empare. Rien qui ne puisse fonder une image authentique de

priclite quand la pense s'en empare. Rien qui ne puisse fonder une image authentique de l'humanit laquelle nous raccrocher. Pas de nature humaine. Seule la versatilit est tablie. Les compulsions humaines, (dont le rpertoire s'organise sans cesse autour de nouvelles arborescences, fondements religieux ou psychologiques des entraves spirituelles), ne sont pas dfinitivement relles. Tout chercheur parvient se librer de certaines choses que d'autres trouvent indracinables. Quant tablir les lois physiques de l'univers, il est enfin admis qu'elles ne sont que des reprsentations qui tendent l'exactitude. Et les lois devines se rvlent mais ce n'est pas ici l'occasion d'en parler, souples et adaptables aux situations particulires. tablir est une illusion dans un monde perptuel de changements. Une approche rigoureuse du provisoire est la seule alternative. Sinon, nous enfermerons les choses dans des univers clos, supposs indpendants les uns des autres. Et nous btirons nous-mmes les murs de notre prison. On croira aux objets de l'esprit comme s'ils taient rels, alors que politique, religion, philosophie, ne sont que des fantmes. L'nonc de la voie n'est pas la voie. On croira une nature de l'homme, alors que le concept est vide, et qu'il n'existe qu'une somme incomparable de moi aux prises avec le mystre de la conscience tous ces moi mallables par la mmoire, l'tablissement des structures, et le dsir. Et ces croyances tiendront lieu de repres en n'tant en ralit que des cartes topographiques jaunies et cornes. En sophistiquant l'illusion mentale dans le domaine du Mystre, en transposant au champ spirituel les inventions de l'esprit, on croira que le soi s'obtient par quelques pirouettes ou manigances suprieures qu'il suffit d'extorquer aux sages sans faire le point au pralable sur l'ombilic inconscient qui relie le moi au non-moi. Chercher l'autre naissance ne s'escamote pas par des considrations suprieures: nous nous laisserions alors manipuler par les chimres des grandes Ides. Vieux pige qui perdure, tant le mental aime btir et inventer pour viter de voir que le temps lui chappe. Il n'y a donc pas de cadre humain o tablir la pertinence de l'veil. Seule une flamme intrieure suffit, prte brler toute affabulation sur le gnie humain, cette galerie d'art rassurante qui gare le visiteur que la mmoire maudite interpelle. Au-del du territoire des races et des genses historiques des soi-disant racines, o l'orgueil de chaque peuple mrit dans le mpris des peuples voisins, se dcouvre la fragilit des choses, l'quilibre pur, la loi du mouvement traverser. Le soi transcende la culture, la religion, la race. Il substitue aux racines contingentes une identit verticale qui s'enfonce dans l'incr. La profondeur du soi est un abme, et c'est la raison pour laquelle certains matres dcident de ne pas y plonger dfinitivement, tandis que d'autres s'y engouffrent. Mais tous en profitent pour clairer et tre.

3 Rflexion sur les principes des doctrines spirituelles.

Certains veills creuseront toujours davantage dans le soi jusqu' prsenter la Terre et la vie comme de simples illusions, et ils n'en finiront pas de louer le grand Vide, de s'enivrer de silence, de se dissoudre vers l'Incr. D'autres n'oublieront jamais que leur exprience appartient au Tout, qu'ils n'en sont qu'une infime partie, et ils verront dans le soi non pas quelque conscration ni rcompense, mais le simple moyen de transformer le monde, de le faire voluer, de lui donner les principes. Un nouveau paradigme. Le chercheur obsd par la direction du bon chemin s'attache trop comparer les tmoignages et il rencontre des paradoxes insolubles, des contradictions poignantes au sein mme de la vrit. Et ce jeu, les deux obstacles majeurs se prsentent, les deux directions fausses mais symtriques qui retiennent dans leurs rts la plupart des chercheurs.

Pour en finir avec la diversit, le chercheur s'enfermera dans une voie particulire dont il finira par imiter les principes, en gnral celle qui correspond le mieux ses propres prjugs et attentes; soit au contraire, il rejettera toutes les voies sans les prendre au srieux ni tre pour autant capable d'tablir la sienne. Que les matres ne soient pas d'accord entre eux n'infirme pas le soi, et ne le rend pas plus accessible par n'importe quel chemin. Certains sont rassurs par les divergences des veills, et sacrent leur propre libert capricieuse comme seule autorit. D'autres en tirent une dconvenue amre, et dcrtent la suprmatie du systme qu'ils adoptent en dnigrant les autres. Il est aussi faux de penser que le soi est une exprience subjective sous prtexte des divisions qui animent les matres et les clans, que de tenir ce qu'un systme ou une tradition y mne mieux que les autres. La suite du livre voquera non seulement l'aspect thorique des enseignements, mais ce qui est issu de leurs diffrences, et qui donne lieu la querelle des matres. Si le Tout est un, la vrit une, il y a lieu de s'tonner de ce qui semble contradictoire dans l'vocation du Mystre. Si l'habitude se prend de reconstruire des croyances sur des conditionnements dmolis, le progrs est infinitsimal. L'mergence structurante de la vrit nouvelle doit elle aussi pouvoir prir, afin de toujours renatre de ses cendres. C'est l que peu se rendent, tant l'clat des premires conqutes semble dfinitif imprescriptible. Et aujourd'hui, le monde spirituel est boulevers, de nouvelles transformations nous attendent. Il n'est pas en notre pouvoir de comprendre pourquoi la mme poque, un Ramana Maharshi s'est enfonc toujours plus loin dans le Soi, tandis qu'un Sri Aurobindo en faisait l'outil de la conqute supramentale, le silence mental ouvrant seul le passage de l'nergie pure qu'avaient perdue les rishis, et que les juifs croient inviolable, quand ils l'appellent la cinquantime porte. Comprendre la totalit du spirituel est la dernire illusion du chercheur. J'ouvre ici des pistes, sans obliger les suivre, mais il est inconcevable dsormais de s'arranger avec le soi pour le faire correspondre notre propre vision ou tradition. Il est aussi dangereux de l'abroger au nom d'une nouvelle rvlation que de le maintenir dans son ancien statut de conqute parfaite. Ces deux positions paralysent. Au lieu de brosser des tableaux fragmentaires, cherchons le passage; au lieu de chanter ce qui nous semble tre la plus haute vrit, avec les parti-pris possibles de nos ultimes prfrences personnelles, incarnons, en faisant de notre mieux, les ralisations qui nous incombent dj. Laissons la prennit le soin de mettre leur place les sources respectives de la lumire, sans nous acharner vanter notre propre courant, dont il ne sert rien de dfendre le blason autrement que par nos actes. Aussi, aucun veill ni matre ne peut prdire l'avnement prcis du nouveau cycle ni ses modalits, quand bien mme certains devraient jouer un rle historique en bouclant la boucle de prs de trois mille ans d'Histoire faiblement claire par le Spirituel. L'appel est lanc de toutes parts et toute recherche authentique, qui se soumet la prcarit du cheminement, engendre des transformations utiles. Mais aujourd'hui comme hier, dont j'voque ici diffrents parfums primordiaux, la question reste pose de ce que chaque veill peut vritablement transmettre sans condescendance, sans manipuler le moi fragile de celui ou celle qui renverse ses valeurs pour la reconnaissance nouvelle du Tout. Ce serait tout aussi absurde d'abolir l'illumination du Soi au nom d'un passage fulgurant vers autre chose que de continuer en faire l'ultime ralit. Je campe donc le cadre d'une ouverture inconditionnelle cet tat de conscience, le soi, sans aucune arrirepense de l'infrioriser ou de le surestimer. Je maintiens que qui ne l'a pas dcouvert ne peut se prtendre parvenu un quelconque tat spirituel. C'est une position radicale, mais la seule qui permette de mettre en garde les aspirants contre les proslytes de tout acabit faisant des adeptes avec des tournures verbales, et attachs montrer la voie spirituelle alors qu'ils n'en possdent qu'une approche mentale sur laquelle ils fondent la vanit de leur enseignement et leur propre glorification. Les veills sont assez peu nombreux pour que de grandes confusions caractrisent le dbat de

Les veills sont assez peu nombreux pour que de grandes confusions caractrisent le dbat de l'mergence de la conscience, soit que certains mouvements se dlectent du retour aux origines tout en cultivant un intgrisme croustillant tel un loyalisme retrouv, soit que d'autres, fascins par les promesses de l'avenir, imaginent de nouvelles formes de ralisation qui dispenseraient presque de passer par les passages prennes et en tout premier lieu le Soi, l'espace incr si doux et si vide que toute action lui est trangre et qui est le pivot mme de la manifestation, le centre immobile du temps, l'espace sans frontires. Se relier au grand principe homogne (Tao) constitue l'exprience spirituelle par excellence. Le tmoignage varie puisque l'interprtation devient mensongre au fil du temps et ncessite que de nouveaux veills rapicent les doctrines ou en fondent. Dans cette mesure seulement, certaines variations au sein des grands mouvements se justifient, et je les voquerai en contrepoint pour faire saisir les piges intellectuels que constituent la vulgarisation des doctrines. Aujourd'hui, plusieurs coles sont en quelque sorte en lice, qui abordent le soi et prtendent y mener. Il n'est pas inutile de revoir, par un point de vue fondamental que j'apporte, les alas qui prsident la formation d'un grand courant spirituel, et qui justifient son propre discours et sa manire d'aborder le silence mental. Non dans le but, prcisonsle une fois de plus, de discrditer un mouvement ou d'en favoriser un autre, mais de, premirement, rendre compte de toute la difficult qu'il y a voquer le soi et initier un intrt spirituel partir d'une exprience personnelle, deuximement, d'laguer les branches mortes pour permettre chacun de saisir l'essentiel, c'est--dire l'identit du bouddhisme de Khasyapa, du taosme des Patriarches (Lao-Tseu, Lie-Tseu, Tchouang-Tseu), du Tch'an et du zen, sans oublier le cur de l'hindousme avec l'accs au Brahman. Les veills dirigent vers le soi partir de considrations diffrentes, mais qui peuvent se ramener deux principes: La dprogrammation du moi d'une part, la dcouverte des principes universels d'autre part.

Certaines voies fondent la dprogrammation du moi sur l'nonc pralable d'une vrit universelle, d'autres font l'inverse, c'est--dire qu'ils fondent la ncessit de transformer le moi d'abord puis dterminent que ce mouvement engendre lui seul la descente des vrits dans l'exprience. De deux choses l'une, soit la transformation du moi est infode la vision gnrale d'une transcendance, soit la dcouverte du soi est infode au seul pralable indispensable accepter une dprogrammation dont l'issue n'est pas tablie. Fonder la pdagogie de l'veil sur la reconnaissance de principe de la vrit transcendantale possde des avantages et des inconvnients, l'avantage de situer le moi en transformation dans un univers logique bien qu'encore mystrieux, peupl d'autorits respecter mais aussi de principes dcouvrir. Le risque est un manque de libert au profit d'une reconnaissance intellectuelle de l'Ordre divin ou du projet volutif, avec l'opportunit que le mental mime la connaissance au lieu de la possder, et que des sentiments archaques restent attachs l'image du Tout, du Divin... l'inverse, inciter l'veil par l'nonc du potentiel du moi, et y subordonner la vision des principes universels possde des avantages et des inconvnients. Le moi se sent alors plus libre de ses expriences mais risque de perdre de vue qu'elles doivent finir par s'inscrire dans une conformit avec le Tout, un embotement sans soumission ni libert une reliance. Je prconise pour ma part de ne pas subordonner l'exprience du moi la vision obligatoire du Tout, qui obligerait une volution force par des images et des prsupposs; mais d'un autre ct je trouve absurde de subordonner la connaissance de tout ce qui est extrieur (dont les principes transcendants), une volution du moi. Clarifions le problme. Tout mouvement vrai du moi vers lui-mme permet la dcouverte relationnelle au Tout et l'autre, c'est--dire la dcouverte personnelle et intgre des principes, exactement comme toute rvlation qui provient du Tout et

lve le moi (intuitions, insights, ou comprhension intellectuelle profonde) lui permet de mieux s'attaquer ses propres rsistances.

Se voir soi-mme et voir le Tout sont aussi ncessaires.

Faire dpendre l'une des deux visions du progrs de l'autre est une sorte de convention, de pari rien d'autre. Les formules diffrent. Soit les doctrines subordonnent le changement du moi la vision pralable du Tout nous allons vous expliquer pourquoi il faut changer; soit elles subordonnent le tableau transcendant la ncessit de la transformation intrieure commencez vous mettre en cause et les principes de la ralit apparatront. Dans la vision du Tao, il ne saurait y avoir de prminence. L'accent mis sur le moi au dtriment de l'approche du Tout est une mode de l'ge de fer qu'on trouve dans certaines dviations bouddhistes, zen et hindouistes. L'accent sur un Divin embrasser cote que cote, accent qui sous-estime les transformations psychologiques ncessaires l'tablissement d'une relation vraie avec l'Esprit est aussi une mode de l'ge de fer qui se termine. Avant, c'est--dire au temps des Vdas, poque laquelle Lao-Tseu situe un age d'or perdu, le mouvement de l'homme vers la totalit ne distinguait pas la ralisation individuelle de la fusion dans les forces cratrices et dans l'Esprit. Ce n'est qu'avec la perte de la lumire qu'une dichotomie s'installa entre la qute de la sagesse, qui mne au soi par le travail du moi sur le moi, et la mystique, qui mne au soi par l'abandon pur et simple du moi au Divin dans une offrande inconditionnelle. Nous entrons nouveau dans une poque o l'opposition sagesse/mystique est appele disparatre. Mais je ne peux en traiter ici sans m'carter de mon sujet, la ralisation du non-mental, prenne au cur de toutes les traditions, mme chrtienne, mais dont les glises ont essay de faire disparatre les traces. Hypothse de la voie qui commence par le Yin: Si le moi choisit de s'abandonner au mystre pour y trouver sa place, ce ne peut pas tre au nom d'un tableau divin qui l'attire et le fascine. Cela ne peut se faire que sous la pression de la Vrit intrieure, celle qui ne peut reconnatre dans les formes religieuses aucun statut satisfaisant pour la conscience de l'individu. Attir par le mystre du Tout, le sujet s'y livre. Il ne s'acharne pas transformer son moi, mais dveloppe une soumission de plus en plus grande son exigence de perfection, et subit plus qu'il ne la gnre la pression volutive. Il apprend se diffrencier et se dsidentifier de toute son identit biologique et contingente. Hypothse de la voie qui commence par le Yang: Si le moi choisit de se transformer, et qu'il le fait en son nom propre, il n'y parviendra qu'en glanant au passage des tats de conscience spirituels, quand bien mme les noms manqueraient les caractriser, et quand bien mme il refuserait de leur accorder un caractre divin. Dans cette alternative, il n'y a pas lieu de se soumettre (au Tao) avant que les lois n'apparaissent comme des ncessits. Elles sont alors exprimentes et fondent ce que l'on nomme la sadhana, c'est--dire une rigoureuse approche du mystre existentiel. Il ne reste que des changes entre la conscience humaine en transformation et l'ineffable Tout, dont certains aspects relvent d'une Conscience autre, quels que soient les noms qu'on lui attribue. Dans les faits, l'homme a vers dans une autre ralit, et l'imagerie divine ne lui est plus ncessaire. Il apprend s'identifier une volont de conscience qui le dpasse et exige de lui une autre identit.

Les deux voies finissent par se rejoindre quel que soit le point de dpart. Les mystiques (Yin) finissent par voir se poser la question de l'identit individuelle, les sages finissent par voir clore la

finissent par voir se poser la question de l'identit individuelle, les sages finissent par voir clore la question de leur reliance relle au Tout, une fois la transformation psychologique initie par euxmmes accomplie. Aussi le chemin de l'veil est-il dlicat, puisque deux dangers se prsentent simultanment, trop suivre sa libert dans la ngligence du Tout et le mpris de la conformit qu'il exige, ou bien trop obir des principes convenus c'est--dire extrieurs, pour s'amliorer, mais au prix d'une interprtation de la vrit qui bride l'exprience. Le moi risque de se soumettre sa propre libert subjective pour en jouir outre mesure ou bien il se soumet au contraire avec complaisance l'autorit d'une loi religieuse ou des pratiques censes favoriser la vie spirituelle, mais sans l'adhsion profonde qui permet l'intgration de ces nouveaux comportements. Comprendre l'autre, l'univers, le Tout, est un mouvement du moi vers le non-moi. C'est indispensable, mais le trajet demeure longtemps celui d'une identification. Se comprendre soi-mme est un mouvement du moi vers le moi. Dans ce domaine, il n'y a pas de garde-fous, pas de boucs-missaires, pas d'vasion. L'on peut facilement tricher avec Dieu, l'amour, la vrit, la connaissance, la sagesse, tant qu'ils sont des objets. Le moi confront lui-mme plonge de plus en plus profond en lui, et les fables qu'il se raconte lui jouent souvent des tours. Aussi tout travail qui ne dpend pas des grandes ralits fantasmes et prconues (la connaissance, Dieu, la Vrit, le salut, la libration) se fait-il dans une profondeur qui ouvre les portes inaccessibles. L, les identifications archaques se dissolvent, et le moi renonce faire le tour de lui-mme, dcrter son caractre, se fixer. Cette mthode apparat clairement dans le zen, quand un matre sans complaisance s'exprime de tout son corps, quitte faire des absurdits, pour couper court au got solennel des spculations, et l'attente nave des disciples suspendus aux rponses de l'veill . Nous voil dj sur la piste des grands axes de la conscience autour desquels s'enroulent d'une part toutes nos perceptions, et d'autres part, les pdagogies initiatiques.

4 Esquisse de la vraie question.

Qu'y-a-t-il vraiment entre le moi et le corps, entre le moi et l'autre, entre le moi et le Tout? Et la relation entre le moi et lui-mme qui fonde le besoin de changer n'est-elle pas une sorte de rsultante entre trois perceptions distinctes, celle du corps, celle du monde familial et culturel (la niche cologique) et enfin celle du mystre du Tout? Un jeu s'tablit entre les vellits de changement et les rcurrences de la nature profonde, quasi permanente. Le mouvement vers la perception extrieure, o les sens jouent un grand rle, et le dialogue purement intrieur se combinent sans arrt. Qui connat vraiment cette navette?

Des phases d'aller vers les objets par la pense et les sens succdent des phases d'intriorisation o le peru est en quelque sorte jug par rapport aux besoins personnels, et interprt. Les deux polarits interfrent toutes les trois secondes, puisque des dcouvertes rcentes laissent entendre que l'influx crbral balaie le champ visuel toutes les trois secondes, prenant automatiquement une nouvelle photo. Nous faisons des mises au point inconscientes en permanence, dont nous tirons peu de fruit, tant nous cherchons observer ce que nous voulons dj percevoir, au dtriment d'informations nouvelles, qui ne s'inscrivent pas dans un code prtabli. Je continuerai d'voquer comme moyen de l'veil, peut-tre insuffisant mais en tout cas ncessaire, l'attention spontane, qui permet de remarquer des indices de la voie l o rien ne semble, a priori, indiquer sa prsence.

Le monde phnomnal et le monde intrieur interfrent en permanence. Ouvrir les yeux symbolise la scrutation libre du non-moi, fermer les yeux symbolise la scrutation libre du monde intrieur, du moi. Un quilibre doit prvaloir entre la relation au Tout indtermin (avoir les yeux ouverts) et la relation transformatrice soi-mme (fermer les yeux, comme en mditation). Je dnonce la rupture d'quilibre dans tous les mouvements o une tendance finit par l'emporter sur l'autre et la dvore. Le moi peut profondment se transformer sans se prononcer ni avoir besoin de le faire sur l'ultime ralit et la transcendance, tout en vitant les reprsentations convenues du cosmos, et les tableaux spiritualistes traverss de finalits crasantes. Mais l'intuition du tout ne s'abandonne jamais. Cela prouve que nous pouvons faire confiance au processus de fermer les yeux. Cette certitude, nous la devons plusieurs modles d'hommes raliss, en particulier dans le tch'an, et dtachs du nom donner aux expriences illuminatives (aprs les avoir prouves) en fonction d'un tableau du monde. Quant Shakyamuni, il se distingue de nombreux instructeurs en escamotant la question du Divin, ce qui n'a ni empch la russite exceptionnelle du bouddhisme, ni fait du tch'an et du zen qui s'originent en son message de faux mouvements. Le moi seul peut triompher de l'ignorance, s'il ne conserve que son aspiration tre et s'emboter dans le Tout, sans lui accorder d'importance sur le plan mental. Mais il ne peut se couper impunment des phnomnes, pour aussi illusoires qu'ils soient qualifis, une fois l'veil obtenu. Le moi qui s'enfonce en lui-mme en oubliant sa prsence au monde et la pression du Mystre ne parvient pas l'veil, mais il est vrai que de nombreux veills se retirent, le satori accompli, et qu'ils n'prouvent plus aucune sorte d'attrait pour le monde extrieur et parfois mme pour leur propre existence. Fermer les yeux pour obtenir le soi n'est pas prendre au pied de la lettre. Pousser exclusivement sa recherche dans ce sens mne de faux soi, des contrefaons spirituelles sduisantes, qui permettent au moi de se croire ralis alors qu'il s'est seulement spar de l'univers par des techniques abrutissantes fournissant une sorte de mort mentale stupide bien diffrente du satori, tandis qu'un topo logique justifie la perception dnature avec des arguments mal interprts. Ouvrir les yeux d'une manire prconue est inutile. Le nom de Dieu ne peut tre associ au nonmoi qu'avec une extrme pudeur, si des expriences permettent seulement de le faire, ce qui est rarement le cas. Les vrits cosmiques se prsentent indpendamment du nom qu'elles portent. Elles sont vivantes. L'intuition de l'Ordre peut s'installer dans le moi ouvert, avec une conomie remarquable, des moyens peu nombreux mais puissants, afin d'viter que le mental ne signe le tableau de sa propre griffe, en qualifiant pompeusement d'expriences spirituelles de petites brches dans l'ego. Certes, le monde peut tre presque entirement compris grce une interprtation avise des traditions les plus rigoureuses, mais cette excellence de son dchiffrage, cette complicit avec les intentions divines elles-mmes, n'ouvre pas forcment les portes du cheminement volutif. Au contraire, beaucoup s'en contentent. Ouvrir les yeux n'est pas prendre au pied de la lettre. Une fois la carte des principes connus intellectuellement, on y conforme sa vie avec prestance et lgance, mais sans se donner la peine de creuser les fondations elles-mmes. C'est le risque frquent de l'sotrisme, brillant et homogne, qui, parce qu'il a rponse tout, dispense du vrai travail en laboratoire. Il ne s'agit pas de surestimer le pouvoir de l'intelligence, ni mme celui de l'observation extrieure, ce qui mne toujours refuser de se soumettre au spirituel proprement dit l'alchimie intrieure totale. Le combat alchimique contre le dragon, la mise en uvre d'un moi inconnu partir de l'lucidation de tous les mouvements imposs par la nature, le caractre, l'image de soi, ne peut tre nglig au nom d'une connaissance du monde suprieur. Ne confondons donc pas l'accs une vision relativement homogne de la ralit spirituelle, ce que j'appellerai bientt l'Ordre du dessus, ce qui demeure une reprsentation, une extriorit, et l'implication du moi dans son propre renoncement lui-mme le seul dcret, finalement, qui fonde le potentiel des mtamorphoses dans le chaos du dessous, la vie aux principes cachs. Le seul mouvement rel et alatoire qui ne s'abuse pas de mots, d'espoirs, de carottes. Beaucoup d'rudits et de thologiens, de philosophes et de dilettantes, ou encore d'tres vocation

d'rudits et de thologiens, de philosophes et de dilettantes, ou encore d'tres vocation religieuse n'ont fait aucun pas vers la transformation de la perception, soucieux de prserver leur refuge vertical doctrinaire pour viter de se confronter la bte de leur propre inconscient. Ils n'ont pas saisi l'illusion du langage, mme intrieure, ou en tout cas, ses nombreux trompe-l'il. Nommer les lois ne rend pas meilleur. Nous dclarons ici les conditions ncessaires au grand passage, selon la tradition asiatique de Lao-Tseu, du Tch'an et du zen, avec l'arrire-plan de la doctrine des bouddhas. La dcouverte des plus beaux drapeaux de la vrit ne suffit pas gagner l'autre rive. Le chercheur diffrenciera: A/ le travail sur soi souvent une lutte passive contre la mmoire et ses prolongements, contre les prjugs et les obdiences la confrontation du moi au moi, et B/ le travail essentiel de dcryptage des structures du rel dans l'intimit inexpugnable de chaque moment par une intelligence ouverte sur le monde la confrontation du moi au non-moi. Les deux mouvements s'paulent mais ds que l'un l'emporte sur l'autre, la relation du moi au Tout en ptit. Soit que le moi oublie sa participation au Tout dans l'acharnement se connatre lui-mme pour vaincre ses propres limites et ses rsistances en se moquant tant soit peu de la reliance; soit au contraire que le moi se maquille de vrits suprieures, de lois universelles et de foi, pour se dispenser de l'exploration totale et s'identifier des objets nausabonds, tels que Dieu, la vrit, la loi, invents par l'esprit subjectif. Le soi ne se rvle ni l'homme parfait qui mprise l'extrieur ni celui qui a tout compris mais ne s'lit pas comme chercheur perptuel d'intgrit et de conformit holistique. Bien qu'il ne s'agisse pas de battre des cils en permanence, je demeure convaincu que le secret de la transformation spirituelle rside dans l'alternance du processus de fermer les yeux et de celui d'ouvrir les yeux. Ils peuvent s'pauler. Se cantonner dans l'un des deux me parait une impasse, et mme leur quilibre est difficile raliser. Ces distinctions sont utiles pour survoler les doctrines du pass, voir comment elles distribuent les deux volets, c'est--dire ce qu'elles prconisent au moi de faire vis--vis de lui-mme, et ce qu'elles incitent dcouvrir dans l'ordre plus vaste de la Ralit, c'est-dire de la reliance. Non seulement vous verrez que les proportions des deux volets varient d'une doctrine l'autre, mais que chacun d'eux, finalement, dveloppe ses propres arguments jusqu' un point de rupture qui fait oublier le second volet complmentaire. Il est vrai que la transformation individuelle peut tre subordonne une large vision cosmique, ample et rigoureuse, presque infinie, comme c'est le cas pour la plupart des enseignements hindous tendant vers le soi, mais le bouddhisme originel s'en dispense et mne au soi galement. Le zen dpouille encore davantage, et exclue pratiquement le second volet, en dehors de la perception spontane et triviale du moment ordinaire. Il n'y a pas grand-chose dire sur l'aprs-satori, le tout y est d'y parvenir. Quant la voie du Tao, elle maintient l'quilibre entre les deux volets, n'insiste pas sur la transformation du moi ou sur la liaison avec le Tout. Les deux sont combins, avec une gale ampleur, afin que le chemin puisse s'effectuer avec la libert la plus consquente. Le Tout y est plus voqu que dans le Bouddhisme et le zen, moins que dans tous les hindouismes. La transformation du moi y est moins prcise que dans tous les autres systmes, pour ne pas fonder l'illusion d'un dveloppement vers le soi partir de pratiques rptitives. Mais l'on peut dire que tous ces avantages sont aussi des inconvnients pour ceux qui ne peuvent pas se contenter de cette limpidit, et qui ont besoin de davantage de points de repre. Il existe donc un taosme pragmatique qui ne correspond pas la vision de Lao-Tseu, mais en amnage les principes en aval pour dcouvrir un quilibre empirique mais o l'veil n'apparat pas, remplac comme dans le bouddhisme par une philosophie pratique. Il est difficile de dpartager les voies par leur qualit propre, elles ne s'adressent pas toutes aux mmes genres d'individus, et elles possdent l'empreinte de la mentalit raciale qui coule toujours dans un sens donn utilit pour la Chine, religiosit pour l'Inde, matrise existentielle pour le Japon. C'est ces questions que le chercheur

est confront, car les voies se sont constitues dans le sillage d'un homme, sur l'me d'un peuple, puis elles se sont enracin en dcorant l'essentiel de notions accessoires historiquement opportunes. Retrouver le fruit sous l'corce n'est possible qu'en dpassant les significations intellectuelles par l'exprience pure. Passons outre les contradictions formelles pour voir dans leur ensemble ces lans de la vrit, disparates tant il est de faons diffrentes de se tourner vers le soi et de le vivre. Je considre comme synonymes la connaissance (bouddhisme), l'harmonie transcendante ou Tao (taosme), la libration (hindouisme), l'esprit (ou dharma) de nature (zen), termes qui voquent le mme exprience, et qui sont couramment employs pour caractriser la reliance du moi au non-moi aprs l'illumination (veil). Certains ne peuvent pas supporter l'conomie des prsupposs dans le zen et le Taosme, et ils y voient de la pauvret. Mais un processus existe dans lequel le mental est systmatiquement (re)mis sa place, traqu quand il veut s'emparer du moi et l'articuler sur la mmoire, l'anticipation, et l'image fantasme du rel. Fermer les yeux semble plus important qu'ouvrir les yeux dans certains enseignements qui se mfient des impressions que le monde fournit et que la fascination (mentale) de son sens impose. Mais il s'agit en ralit de trouver un maintenant vierge, et en premier lieu de couper les casseroles que nous tranons la patte, abstraites pour les croyances, concrtes pour les habitudes. Le moi doit apprendre en premier lieu fermer les yeux, c'est--dire s'intrioriser, pour venir bout des engrammations imposes par les sens et leur contact avec le non-moi. Mais aprs chaque intriorisation libre nous pouvons rouvrir les yeux et dchiffrer l'extrieur avec des grilles nouvelles, des codes moins convenus, et mme une intuition qui dlivre du sens dans les choses qui ne semblent pas en avoir. Pour se rendre au plus prs de ce qui est l, avant nous, avant notre appropriation, avant que nous y ajoutions notre propre grain de sel. L'ici et maintenant, formule lapidaire et simple, est cependant une voie difficile. S'y appliquer avec une volont dtermine revient tendre un pige l'immobilit pour s'en emparer, et cette ruse choue. Le vrai maintenant est celui qui dure, dans les formules traditionnelles hindoues, et non l'instant phmre. Un temps immobile que rien n'affecte. Vouloir le capter par la seule mthode du fermer les yeux est aussi alatoire que le saisir par une disponibilit parfaite qui ajourne le travail intrieur. L'intrieur et l'extrieur n'existent que l'un par l'autre.

Certains ne peuvent tolrer l'abondance hindouiste, ses prsupposs nombreux, son jargon sanskrit interminable, ses cartes topographiques des tats de conscience et d'nergie, ni sa collection de voies qui constituent un muse. Mais l'immense rpertoire est quand mme l, sous leurs yeux, les faisant osciller entre la fascination et le rejet de l'exotisme. Les tmoignages servent par d'infinis commentaires et d'innombrables perspectives dans une sorte d'exgse interminable, un cycle infini d'images suscitant des intuitions. Si la pense n'est pas utilise comme machine construire des reprsentations, mais comme simple outil de vision (discernement), elle se dissout dans l'intelligence mme, bien qu'elle ne cesse d'agir, et c'est la voie du jnana, l'inverse de celle du zen, toutes deux efficaces et prennes pour qui s'y consacre. Mais diamtralement opposes puisque l'une coupe la racine la pense, tandis que l'autre l'encourage jusqu' son puisement. Tout est volutif si rien n'est convenu d'avance. S'enivrer de spculations naturelles aussi bien que jener avec aisance. Exercer son esprit sur des ides et des Ides-mres, percevoir les nergies subtiles, fait partie intgrante du processus d'veil, s'il y a lieu, comme on peut galement s'en passer et attendre le contact naturel dans lequel aucun projet prconu ne cherche tricher avec les grands Symboles. Mais dans toute ascse, la dmarche confronte aux invariants fondamentaux esprit, vitalit, corps dont la reprsentation est trompeuse, avec le risque d'imaginer que ces

esprit, vitalit, corps dont la reprsentation est trompeuse, avec le risque d'imaginer que ces trois instances sont spares. Les distinctions fondamentales peuvent tre utiles pour dresser des cartes anatomiques, mais elles n'en sont pas moins, elles aussi, des outils dangereux, vite transforms en chimres tyranniques. Ce que l'on va quitter rsiste. Mais chacun est appel. L'intellectuel ardent peut s'veiller s'il abandonne sa croyance religieuse en la raison, pour la soumettre sans complaisance ses motions, ses ambitions, ses souhaits, ses questions, ses frustrations, ses doutes. Renoncement indispensable aux prfrences. L'veil peut surprendre l'artiste qui se laisse emporter par son art autant qu'il cherche le matriser. Renoncement ncessaire son propre talent et ascse de l'inspiration, ouverture l'au-del de soi-mme. Le soi peut aussi s'accaparer l'homme d'action qui rve d'une uvre absolue et met ses pouvoirs au service d'une intelligence plus vaste que la sienne, si l'ambition personnelle et la volont subjective meurent. Renoncement aux fruits de l'action, et karma-Yoga. Le pote peut tracer mieux que les autres ses propres pas, encore lui faudra-t-il regarder alentour, sans angles morts, pour qu'il peroive enfin la ncessit de se transformer lui-mme, de mettre au pas une sensibilit qui le manipule. Renoncement la complaisance. L'homme ou la femme de cur fera d'innombrables dtours avant de dpasser les sentiments pour vivre le sentiment unique d'tre pour quilibrer la somme de leurs mouvements vers. Renoncement aux attachements pour mieux donner. Le chemin de l'veil n'est ni formel ni prcis. Sinon, les itinraires dcrits nous y auraient men.

5 Koan:le samsara est-il rel ?

Le chaos du bas n'est pas un dsordre alatoire, mais la manifestation des principes eux-mmes, dans une coagulation qui les combine, les mlange, les amalgame. Ces principes sont en ralit peu nombreux et leur reprsentation intellectuelle est un pige si elle ne s'accompagne pas d'un reprage de leurs correspondances dans le monde concret. Les systmes les plus pertinents divisent le rel en deux, avec l'homogne et l'htrogne, le Yin et le Yang, ou encore le couple Purusha Prakriti des Hindous, ou bien en trois avec les gunas, ou encore en quatre, cinq, ou sept, en huit naturellement avec le Yi-King, et mme en dix avec La Kabbale ou Pythagore. Toutes ces reprsentations peuvent tre fort utiles, et elles sont opratives utilises par des veills ou de puissants thaumaturges. Mais pour en revenir l'vnementiel, les principes n'y apparaissent pas, ce qui fonde la lgitimit d'une mtaphysique succincte dans toute doctrine consacre l'veil. Mme dans le zen et le Tch'an, qui coupent court aux reprsentations, un minimum de distinctions s'tablit, par exemple entre l'esprit ordinaire et le satori, ou entre l'esprit de Bouddha, ou encore esprit de nature (dharma de nature), et la perception mlange du Tout et de soi-mme qui prvaut avant l'illumination et les pratiques de purification mentale. Mme si l'on rejette toute mtaphysique, puisque l'ouverture l'veil est un changement de perspective, cette bifurcation impose un minimum de prsupposs, qu'on peut alors qualifier de philosophiques, par exemple dans certaines voies du bouddhisme. Si la ralit transcendante n'est pas voque, deux principes antagonistes apparaissent nanmoins, celui de la souffrance-ignorance et celui de la libration. Ces deux noncs s'opposent et fondent une dialectique, puis tablissent un ordre par la finalit ouverte de l'veil, exprience qui se faufilera hors du rglement chaotique du samsara pour s'en dlivrer. Tout le monde aura remarqu que l'amour se mle la possessivit et parfois la haine, que l'analyse la plus rigoureuse est encore teinte des prfrences motionnelles du sujet, et que des motions intempestives viennent pervertir l'tre en dsaccord avec le monde ou avec lui-mme. Le contingent embrouille le principiel. L'vnement, ayant par dfinition une connotation motionnelle probable , dicte son interprtation l'esprit. On aura vu aussi que les meilleures intentions qui semblent jaillir d'une volont saine, engendrent des consquences troublantes travers des actes qui semblent tout d'abord innocents . Le chaos du bas rvle un ordre perdu.

Mais l'ordre est l. A retrouver. La preuve en est l'veil, qu'il soit localis en Inde chez un amoureux de l'Absolu, en Chine chez un connaisseur du Tao, en Europe chez un chrtien qui tombe dans le Silence de Dieu, en Sibrie chez un grand shaman qui abolit la distinction entre vie et mort, et bascule de son vivant dans l'Incr. Voil pourquoi l'veil peut tre considr comme une hypothse parfaitement rationnelle, et non pas comme la qute dlirante d'un Absolu enfantin. Ceux qui le trouvent ont tous travers des couches, supprim des voiles, abandonn des lieux d'euxmmes, et quitt la pense. Par des moyens diffrents dont la comparaison suscite des opinions errones sur le passage lui-mme. Il suffit de supposer que l'homme est capable de dmler l'enchevtrement des forces et des principes qui le constituent pour qu'il corresponde dans l'bauche d'une perfection toujours ttonnante, l'ultime ralit. C'est ainsi seulement que se comprennent les notions terrifiantes qui posent l'humanit dans un milieu qui lui est hostile, et qu'elle doit combattre. Vision rductrice, qui encercle notre condition pour cesser de l'observer. Pas plus qu'il n'y a de nature humaine autre que la versatilit qui fonde les sries du bien et du mal, de la justice et de l'injustice, de la bont et de la cruaut, du don et de l'appropriation, il n'y a de milieu bni ou maudit, propice ou dfavorable. Simple imagerie que chacun tire dans son sens pour y fonder ses valeurs, le jouisseur vantant la beaut de l'existence, l'absorb en lui-mme incriminant sans cesse les mauvaises lois et la souffrance. Mais que fait-on pour changer le monde, pour l'embellir si sa beaut nous touche, pour le priver de sa laideur si l'ignominie nous drange? Que la Terre soit gouverne par des anges pervers, thorie de l'vangile des gyptiens, que la nature complique tout avec la force du dsir, lieu commun toutes les religions, ou encore que le seul obstacle soit la mmoire volutive avec ses mcanismes de dfense, thse que je dfends aujourd'hui dans le sillage de Sri Aurobindo et de Teilhard de Chardin, l'approche la plus simple du mal, c'est qu'il provient de l'ordre perdu. La manire dont cet ordre s'est perdu, la ncessit ou la fatalit de sa disparition, peu importe. Dans les faits, il n'est plus l. Absent. Le mal pousse sur les concidences qui n'ont plus lieu entre l'homme et l'univers. Sa semence est dans la sparitivit mme. Il est dj l dans l'individu isol dans son moi, et qui ne fera qu'infrioriser, jusqu' l'veil, tous les autres moi. Le samsara bouddhiste et hindou, l'illusion, n'est pas bon ou mauvais. On y porte un regard fascin ou dgot, comme si cette priphrie de la manifestation, laquelle nous appartenons tous, pouvait tre range dans un tiroir, sous tous les autres documents, afin de ne plus y avoir affaire. Mais mme le soi se vit encore dans la vie, et ne l'abolit pas plus qu'un nuage qui crve et s'puise n'abolit la pluie. Seul l'Inde utilise le soi pour infrioriser la vie, et ce depuis la perte des Vdas. Mais elle n'est pas seule dpositaire du secret. Les chinois du Tao et du Tch'an n'ont jamais vcu le silence mental pour diaboliser l'existence, s'acharner dcrter les phnomnes illusoires, et se rfugier dans le quitisme. La bonne douzaine de patriarches zen exceptionnels n'a pas vant l'esprit de nature comme devant couper l'initi de la ralit triviale et physique. Les mystiques de l'Occident n'ont jamais vcu le silence mental pour oublier le christ et la transformation terrestre. Le radicalisme hindou qui chante le soi comme la seule ralit depuis trois mille ans constitue un particularisme. Le soi donne le sentiment profond de l'illusion des phnomnes, mais vu qu'il ne spare pas le sujet de l'objet, chaque veill se positionne, exactement comme il l'entend, vis--vis du monde phnomnal. Prsenter le soi comme une sorte de pouvoir de la connaissance qui abolit purement et simplement la ralit objective des choses n'est que la moiti de la ralit. L'autre moiti est une relation nouvelle entre le possesseur du soi et ce qui l'entoure quand bien mme il qualifierait d'illusoire son environnement. Or, en ce lieu, plus aucune approche logique n'est plausible. Il ne reste que des paradoxes, dont le plus connu est ce que j'appellerai le syndrome de Shankara: le grand initi hindou gagne le parabrahman, le soi du soi, encore plus subtil que le brahman, o mme le moi parat une inexistence percevant l'inexistence absolue. On pourrait s'attendre donc ce qu'un homme parvenu ce point extrme agisse conformment sa vision. Qu'il abandonne tout mouvement. Il n'en est rien. Shankara traverse en courant l'Inde, dans les quatre directions, pour

mouvement. Il n'en est rien. Shankara traverse en courant l'Inde, dans les quatre directions, pour dclarer l'illusion de toutes choses, fonder des coles, et enfin pour enterrer sa mre. Il mourra trs jeune. Ceux qui s'acharnent prsenter l'Absolu comme seule ralit aiment gaspiller leur temps dans le monde phnomnal, qu'ils rejettent, et nul n'a encore su rendre compte rationnellement de ce paradoxe. Shankara n'est pas le seul. C'est une sorte d'mulation chez les matres hindous, pour paratre plus grand que les autres vu le prestige de la ralisation, que de dchirer nouveau la subtile harmonie de la possession du soi pour exagrer la dualit entre la vie et la connaissance. Sri Aurobindo a mis un terme cette mascarade, laquelle bien peu de matres ont chapp pendant deux mille ans au sein de la patrie spirituelle de l'humanit, attache Dieu gntiquement, et maladroite avec la matire, chacun en faisant trop pour louer le grand passage au dtriment de l'ultime question: peut-on employer l'veil pour changer la vie? La vie continue autrement pour l'veill, et le rve fou de s'en abstraire compltement, que certains poursuivent pour eux-mmes, est un fruit de la libert. Cette position n'est pas condamnable, mais certains veills veillent ce que le spirituel ne se spare jamais du matriel, car ils ne peuvent oublier le contexte de l'ascse qui est la ntre: l'incarnation. Nous continuerons d'tre dans le sein de Gaa, la Terre, complices des lments, de la nature, des vgtaux et des animaux, et des pierres qui pensent, leur faon. Nous sommes solidaires de cette nature humaine qui n'existe pas, mais dont l'pouvantail nous fascine, sommes-nous bons ou mauvais, quelle est l'utilit de l'existence? Nous sommes versatiles, et si effrays par notre capacit de changer n'importe comment qu'tablir des lois pour mieux les contourner est notre occupation favorite. Car chacun est prt imposer l'autre un rglement qu'il ne suivrait pas lui-mme. Mystre de la libert chrie quand il s'agit de notre propre caprice, mais maudite quand il s'agit de celle de l'autre ds qu'elle ne correspond pas notre attente. Nud de serpents o tout s'articule, savoir ce que l'on peut faire de sa propre autorit, savoir ce que l'on peut attendre de l'autre, de la vie, de Dieu. Pour en finir avec cela, le vrai christ proposait l'amour. Nous sommes l, encore aujourd'hui sans paradis devant ni derrire, prennes dans notre versatilit, freinant le grand mouvement du temps qui nous entrane, par toutes sortes de stratagmes, de lois tablies, de pratiques suivre, d'obdiences respecter, et de dsobissances obligatoires. Nous nous accrochons. Et mme pour dcrocher, nous nous accrochons encore, des paroles ou des rituels, des structures dissolvantes. Tout pour viter l'abandon. Une sorte de cadre convenu pour la libert d'errer. La rgle du samsara, c'est de tout mettre en scne pour exercer la conscience contre vents et mares. Le samsara? C'est le grand ocan biologique o les choses se sont trangement combines, et que surplombe trs mal un mental accroch aux fonctions vitales, et qui se construit une identit contingente dans la perptuation du schma familial, de la culture et de la race. Une notion belle et difficile, accommode par les hindous pour qu'elle finisse par cautionner leur quitisme, utilise par les bouddhistes pour fonder pieusement la mditation, rcupre par les occultistes pour louer les plans subtils et discrditer la vie. Mais un mot trs large o s'abment plusieurs sens comme des poupes en gigogne. Chacun peut y plonger pour y accrocher ses fuites perdues ou y dissoudre ses rves maintenant que seuls des souhaits solaires subsistent au sein du moi qui boit la vie dans l'nigme de sa propre soif. L'illusion est bien relle. L'hypothse de l'veil vient mettre un terme aux amalgames douloureux des principes entre eux, et justifie une autre pratique de la vie. Mme si la nouvelle dmarche, le Processus, ne mne pas en droite ligne au Soi, mme si le projet choue, la voie ordinaire est acheve. Ce qui s'y substitue est plus profond. Les sries de finalit prcises, qui caractrisent la conscience prolonge de la mmoire, l'ego, se dissolvent dans le projet exhaustif. La mcanique tombe en panne. La crmaillre qui fait tourner le moi dans les dents de la roue de la mmoire volutive, mre des compulsions, peut s'mousser. Le samsara devient hindouiste, zen, tibtain, taoste. L'exprience ne le situe plus dans la nomenclature sanskrite, mais c'est le mot lui-mme qui devient vision, mantra, Ide-Mre, et renseigne sur les

conceptions fondamentales du monde spirituel. Le samsara spare le sujet de l'objet, le dsir du plaisir, le moi du non-moi, l'intrieur de l'extrieur, l'un du multiple. Il cre l'illusion d'un monde de sommes, d'additions et de multiplications, bref, des collections et des sries s'entassent puis prissent, puisque l'unit s'amuse prendre des formes si trangres les unes les autres que seul un regard souverain perce, sous les morphologies diffrentes, le mme Moi oubli de Lui-Mme. D'o la dmarche, retrouver le seul tre dans tous les tres, le secret des secrets. Cette visite vient l'encontre de l'veill qui ne s'est pas endormi aprs l'illumination. Non pas une puissance ni un pouvoir, mais une identit parfaite partage avec toutes les choses, tous les tres, tous les vnements. Il fallait y penser. Non pas tre plus ceci ou moins cela, mais tre tout sans distinction. Alors il n'y a plus rien matriser, il n'y a plus de distance. Nous appelions cela, il y a deux mille cinq cents ans, l'identit indistincte. Shakyamuni, qui deviendra Bouddha, possdait la vision, lui aussi. Il aura montr le chemin le moins dcor d'embellissements. Afin qu'on vite aussi de l'enlaidir, quand les choses tournent mal. Un raccourci. Jeter par-dessus bord ce qui invente le rel. L'individu s'arrachera aux sensations brutes, sa volont particulire l'aveu mme qu'il est spar de la volont universelle. Il pourra se laisser broyer dans le creuset du feu inconnu. Il ne cautionnera plus les motions ngatives, se surprendra les voir monter, dcouvrira leur origine, trouvera par o elles montrent un angle mort balayer, une prise de conscience effectuer. L'veil ne se produira pas avant que les mlanges pervers des principes n'aient cess. L'idal mystique teint d'ambition personnelle, d'orgueil d'treindre Dieu, ne provoque pas l'illumination. Les chemins conformes au Ciel, dcrts par le mental, rotiss par les fantasmes d'tre meilleur, ne dpouillent pas l'individu du vieil homme si le moi ne se plonge pas en lui-mme sans garde-fous. L'acharnement de se raliser pour le luxe d'tre soi-mme et de flatter sa propre image au lieu de rechercher la reliance suprme avec le Tout, ne procure pas non plus l'accs la grande clairire impersonnelle. Et l'attachement aux spculations de l'esprit fabrique des hommes ordinaires suprieurs, qui n'auront pas bascul faute d'avoir trop aim les mots et les Ides dans le grand Principe. L'chec du mental est aujourd'hui incontestable. Son triomphe historique au vingtime sicle n'a pas entran l'homme vers une participation plus effective la totalit la conaissance. Aussi la dmarche exhaustive ne se constitue-t-elle pas d'une simple projection dans une constellation de rves dors et rigoureux, tel le prolongement suprieur de la mmoire dans un domaine qui lui chappe, mais d'un renoncement constant saisir par bribes et par fragments. Une rupture doit avoir lieu, une sorte d'effondrement, d'abandon suprme, le signe d'une reconnaissance absolue de tout sans barrire entre le bien et le mal, l'erreur et la vrit, l'obscur et le lumineux, et enfin le terrestre et le cleste. L'veill demeure incapable d'en tmoigner autrement que par figures, symboles, singeries mme diront les plus avancs dans le mystre, comme Hraclite. L'ide donc, d'en finir avec l'illusion n'est qu'un aspect de l'veil. Le soi est souvent considr par rapport l'ancienne mentalit qu'il quitte. Le passage n'est plus alors souhait pour ses qualits propres (dont je ne cesse de faire l'loge depuis plusieurs de mes passages sur Terre), mais il devient le fantasme de ce qui dbarrasse du gnant la carotte d'un manque--gagner. Il entrine le ressentiment. La recherche est alors une perversion.

6 vocation de la Grande Image

L'veil est un retour la simplicit, conformment au taosme o l'illumination est dcrite comme provoquant la spontanit ouverte la reliance, dgraisse de la puissance violente du dsir, de la complaisance narcissique vis--vis de soi-mme, et du besoin d'agir pour correspondre des

normes. Cette simplicit essentielle a toujours t recherche par ceux qui pressentent que le mental complique les choses, sous prtexte de les organiser. L'esprit humain fait partie du chaos originel o que l'on se tourne: pch l'ouest, ignorance fondamentale pour Gautama et les Vedanta, sous forme de souffrance gnrique chez le Bouddha devenu matre de l'Asie, et d'obscurit naturelle en Inde. Ou encore pige de l'apparence sensible qui dguise l'invisible et le rend imperceptible dans le message du Tao-t-King. Les bases sont simples. Un constat sur ce qui manque l'homme, et les cheminements possibles pour le dcouvrir. trangement, le tableau du retour la simplicit est souvent compliqu, sophistiqu et surcharg. Un bavardage consquent stipule comment se dbarrasser du discours intrieur. Des considrations interminables tablissent comment se passer de la pense. Peut-tre l'tre humain est-il suffisamment complexe pour que le mode d'emploi de la simplicit soit aussi complexe qu'il l'est lui-mme. Un matre qui dit faites-le drange beaucoup. On prfrerait qu'il dise pourquoi il faut le faire et s'excuser de ne pas pouvoir le faire parce que c'est impossible. Ou alors, qu'il dise comment le faire, c'est rassurant. On peut alors s'imaginer qu'il y a un apprentissage, et se dclarer incapable de le suivre, ou mieux, faire semblant. Mais le vrai faitesle, vivez pour l'univers entier au lieu de vivre pour vous, et vous verrez bien ce qui arrivera, c'est comme se jeter d'un pont. L'ide est sduisante. Mais la peur de l'eau froide et du vide peut retenir, mme si ce saut est cens vous sauver la vie. Aussi, les tableaux qui fondent une justification de l'veil dans des lieux inaccessibles emportent parfois le suiveur sur de fausses pistes. La justification ne peut se trouver qu' l'intrieur du moi lui-mme. C'est l le sige des raisons de changer, que Dieu existe ou non, le bougre, que le soi soit un fantasme ou une consquence possible, qu'il y ait des rsultats ou non. Le dpeage de l'ego ne peut avoir lieu au nom d'une philosophie, d'une croyance, d'une peinture cosmique, d'une imagerie. Mais la vision, mme fugace, de l'Infini, la grande Image, est suffisante pour engendrer le chemin du retour, la passion de l'intelligence pour la comprhension du Tout et de l'inscabilit des vnements. Une croyance ou un besoin de scurit ne suffisent pas suivre la piste. Ou alors, elle s'arrte la premire occasion, l'obstacle un peu difficile, et le vieux moi continue sa route de vieux moi en l'embellissant de prsences divines factices tout en se mettant au cou un talisman de bonne conscience, pour attacher ses valeurs quelque fantme transcendant comme une lumire dans une nuit dont on ne veut pas qu'elle s'achve: le jour pourrait l'abolir. Le moi pressent ds qu'il abandonne ses ornires, que le dessus est un Ordre. Si toutes les traditions opposent la conformit du haut, le ciel, l'arbitraire du bas, la Terre, c'est qu'il y a l le paradigme fondamental. Par la suite, les reprsentations changent et s'amusent avec les concepts les plus compacts, pour fonder la dualit de l'illusion et du soi, ou leur dpassement dans la vision pure et unique. Il ne s'agit l que de jeux de mots, malheureusement pris au srieux, dans une sorte d'alternance historique. Quand le mouvement se perd et se disperse, il faut ramener aux termes fondateurs, et maintenir quelques compromis, car la table rase est impossible. Des rformes douteuses ou des sortes de schismes visant un loyalisme radical et un retour aux sources voient le jour. C'est la priode des coupeurs de cheveux en quatre, ou des hommes d'autorit, ou encore des acrobates qui fournissent des interprtations nouvelles obligs de rtablir un sens perdu par trop d'exgses et pas assez de pratique. Des procdures indites apparaissent, censes rtablir la vision originelle, relier le principe la forme, l'intention au but. Quand on voit l'arborescence du bouddhisme, il est fascinant de remarquer qu'il part aussi bien dans la direction radicale de l'veil que dans celle d'une philosophie psychologique, sans oublier la pente religieuse et populaire, tandis que ces trois directions elles-mmes se mlangent aux traditions locales. Il y aura toujours eu des hommes pour oprer ces bifurcations et ces mlanges, et le mental chass par la grande porte par l'instructeur rentre nouveau la maison par la fentre ou encore par le toit. Le message se maintient alors en se pervertissant d'lments htrognes, le pire tant naturellement celui de la rcupration par le (pouvoir) politique d'une

htrognes, le pire tant naturellement celui de la rcupration par le (pouvoir) politique d'une parole inspire par le Verbe. Mais les choses continuent. Le fleuve opaque provient du torrent transparent. Il ne manque pas alors, chaque virage institutionnel, de recrues qui s'investissent dans des exercices, au dtriment de l'attention spontane permanente, qu'une recherche cultive finit par pervertir. Les procdures apparaissent alors avec un caractre forc, qu'il s'agisse du zazen nippon, de la mditation bouddhiste, de la prire, ou encore de l'introspection, quasi-rituelle chez les Hindous, dcore d'invocation divine bon march. Mais quand un grand matre ou un instructeur arrive, il met un terme l'nonc des catgories, qui demeurent des objets abstraits, pour chanter nouveau le Soi, la non-sparitivit, l'Absolu homogne et pousser tout le monde l'eau. C'est le temps des nouvelles doctrines, qui vitent les passages culs, renoncent des chemins de traverse mal utiliss, c'est la priode des incitations puissantes suivre la voie, inities par un homme de grande envergure, qui laguera comme un bon jardinier toutes les branches mortes de la doctrine qu'il reprsente. C'est aussi le temps du sacrifice de l'illusion suprieure, c'est--dire le moment d'avouer les checs des procdures, de faire le bilan des sicles passs o la forme a repris le dessus, o la lettre sort vainqueur de l'esprit. Toute nouvelle doctrine se veut efficace et directe, l'encontre des anciennes o les commentaires finissent par obstruer le chemin du ressenti. Les matres s'y prennent autrement les uns les autres. Certains aiment couper en rondelles l'ici et maintenant, d'autres pensent que c'est inutile. Certains marient des courants avec gnie, et peuttre mme sans le savoir, d'autres sont hants par leurs prdcesseurs et les dmolissent pour tablir leur tableau, d'autres encore s'en moquent perdument et n'essaient mme pas de comprendre leurs uvres ni leurs doctrines. La plupart d'entre eux n'oublie pas qu'ils sont issus de la dualit et ne cherchent donc pas faire miroiter le Soi autrement que tel un passage en dehors d'elle des nombres, des forces, du multiple et ils conservent donc la perspective transversale de la description de l'ascse (cohabitation permanente du soi et de la vie comme deux univers indpendants). Une minorit prtend qu'il y a dans cette description une fantasmagorie suprieure et n'tablissent plus aucune distinction entre le soi et la vie, ni entre les tres passs de l'autre ct, les possesseurs du soi, et ceux qui demeurent dans l'ignorance. Ils donnent une vision sphrique de la chose, et sont probablement les plus volus. Ne serait-ce que pour parvenir ces nuances, il faut que toute une race ait baign et vcu dans le spirituel des millnaires entiers. Et c'est le cas de l'Inde. Mais tout excs devient prjudiciable, et l'abondance des vues mtaphysiques qui caractrise l'Hindouisme a fini par lui nuire, comme la vulgarisation du bouddhisme et son clatement smantique a banalis sa profondeur tout en l'moussant. Avant de se mettre explorer, le chercheur se trouve avec une bonne douzaine de cartes diffrentes du mme territoire. Il peut mme s'imaginer que bouddhisme, zen, taosme des patriarches (Lao-Tseu, Lie-Tseu, Tchouang Tseu) sont des choses diffrentes parce que les initiateurs ne sont pas le mme homme. Ou encore que l'hindouisme propose seul la vrit car son jargon spirituel est beaucoup plus sduisant que tous les autres.

Aussi le matre rel dtourne-t-il de la personnification le disciple, et rend-il compte que le Bouddha n'est pas un homme, mais un tat d'esprit celui qui caractrise tout veill, comme l'ont fait nombre de patriarches zen, avec l'tablissement d'un paradoxe fondateur, puisque cet tat d'esprit tant vide, il ne peut tre qualifi d'aucune manire. On peut s'imaginer que l'Inde est suprieure l'Asie dans la qute du soi, mais ce serait prendre le risque de traiter Bodhidharma de menteur quand il dit, Rien que du vide et rien de sacr. Si le soi peut procurer le sentiment divin, ce ne sera jamais dans l'acception que le moi non-veill lui donne, l o le sacr et le divin s'opposent des choses qui ne le sont pas. C'est ce secret qui est intransmissible, aussi existe-t-il des voies qui vitent tout simplement la mentalisation des objets, pour dispenser l'esprit de cultiver les oppositions entre les choses, le bien et le mal, l'erreur et la vrit, le ciel et la Terre. L est

l'hritage de l'Asie. Elle revient toujours ce principe quand elle s'en laisse distraire par des voies importes de l'Inde et du Tibet qui forment un continent part, et c'est donc la Chine qui dpouillera le bouddhisme de ses superfluits, et lui permettra de survivre dans une indpendance totale vis--vis du Dhyana (bouddhisme sanskrit), dans le Tch'an, qui ne vise rien d'autre que l'veil, et refuse le culte du Bouddha. Le mouvement se dveloppera finalement au Japon. De la mme manire, l'Inde revient toujours la vnration et assimile les doctrines du Soi pur, comme celle de Shakyamuni (Bouddha), quitte les transformer, et elle aime personnifier outre mesure, s'amusant lever au statut de dieux les meilleurs humains, pour mieux s'attirer leurs grces au risque d'largir encore le foss dj bant entre les veills et les autres. Mais elle est la seule chanter l'Esprit Suprme, possder une dvotion dpouille de toute superstition, dans son Bhakti-Yoga qui s'adresse au Dieu des dieux, et permet aux possesseurs du Soi d'aller plus loin encore. Que le soi soit divin pour les hindous et ne le soit pas pour le reste des asiatiques a de quoi surprendre. Mais il s'agit de la mme chose, du mme tat de conscience. Le terme transcendant met tout le monde d'accord.

Le chercheur pris des formes peut passer sa vie choisir le trac de sa voie avant de faire le moindre pas. S'ouvrir au Tao, marcher vers le soi, est quelque chose de simple c'est l le fonds commun de la parole du matre. Lcher prise pour Lao-Tseu, avoir confiance en soi pour Lin-Tsi, reconnatre l'abme sparatif du moi qui gnre la souffrance pour Gautama, s'en remettre au Suprme, pour la Gta et les matres mystiques de tous les continents. Si cette dmarche est nouveau ensevelie dans un discours, elle se perd en hsitations, spculations, dbats, atermoiements, et finalement en jugements hirarchiques inutiles. Enfin, bien que la qute de l'veil ne puisse se justifier d'aucune manire, la prsenter comme une ncessit la ravale au niveau d'une morale, et introduit donc le jugement duel en son sein en rendant donc impossible la pratique de l'absence de jugement, qui constitue la base de la doctrine de l'Indisctinction prche par Shakyamuni, Lao-Tseu, et par tous les matres du Tch'an, avec quelques nuances. Aussi le msusage des doctrines est-il chose courante, puisque la plupart des disciples s'adonnent explorer la carte plus rassurante que le territoire du moi, et qu'ils s'impliquent sans abandon de l'ancien moi dans la conqute du nouveau moi transfigur. Cette perversion menace tout nouvel expos de la voie universelle, en fondant la suprmatie du chemin sur le marcheur, comme si l'itinraire pouvait, par lui-mme, modifier le voyageur. Le mental peut justifier la voie, d'une manire ou d'une autre, mais il ne peut pas la dcouvrir. Jusqu'au paradoxe ultime: un discours de Bouddha, rel ou lgendaire, qui voulait que sa doctrine ft transmise sans crits. La corruption aurait alors eu moins de prise, le matre vrifiant l'implication relle du disciple dans la voie, ce dernier ne pouvant plus se cacher derrire l'interprtation des canons ( quitte ce qu'aucune religion ne voie le jour.) La question de la Grande Image se pose donc toujours: o sont les points de repre de l'Absolu et de l'Infini? Se passer entirement des visions prennes, se mfier des doctrines et des systmes constitue le danger inverse, car le risque de sous-estimer le travail accomplir se prsente tout autant que celui de rejeter par principe toute autorit. Beaucoup de choses sont donc extraire des tableaux que je critique, c'est--dire des cercles qui justifient l'veil dans une perspective de causalit et de finalit. Bien que ces reprsentations soient factices partir de l'exprience mme de l'veil, elles ne le sont pas entirement par rapport l'esprit encore dualiste et conditionn, qui se prpare au satori. Cela doit tre dfinitivement compris et accept. Ce qui est faux dans l'veil, puisque les notions de juste et d'erron ont t transfigures par l'illumination, peut tre plus ou moins vrai dans le domaine de la pense. On pourra toujours dcrter que toute affirmation est fausse si l'on se place du point de vue du soi, et que toute ngation l'est galement. Mais si l'on se place de point

se place du point de vue du soi, et que toute ngation l'est galement. Mais si l'on se place de point de vue d'un contenu non-mental transposer en termes mentaux, des allgations peuvent tre tablies, allgations qui cherchent seulement poser les conditions mmes de l'veil. Ces conditions, en termes intellectuels, deviennent ce que l'on appelle des vrits traditionnelles, des piliers o accrocher la pense, le temps qu'elle se dvide sans plus essayer de se fixer sur quoi que ce soit.

Faux vu dans la lumire, vrai vu dans l'obscurit, tel est le trac du chemin.

Les traditions qui tablissent la voie de l'veil sont comme des pices de vtements toujours rapices, mais qui conservent la forme originale. Certaines coutures sont grossires, mais leur but est de rassembler des points de vue diffrents, tous aussi ncessaires les uns que les autres. Bouddhisme, taosme, et zen sont en ralit la mme chose. On ne peut mettre en cause un morceau seulement du vtement, s'il ne sied pas. S'attaquer la lgitimit de la vision de Lao-Tseu revient mettre en doute celle de Bouddha, et celles des patriarches des deux lignes Tch'an et zen. Mais cela ne veut pas dire qu'un syncrtisme permet de plus vite les comprendre, ou qu'il faille pntrer les trois mouvements pour n'en possder qu'un seul. C'est fondamentalement la mme chose. L'veil se confond avec la cessation de la pense, et cette exprience met en relation avec une su