Nivat Fin Du Mythe Russe 1

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Nivat Fin Du Mythe Russe 1

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GEORGES NIVAT

Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe, (1982) Parties 1, 2, 32

Georges Nivat

(1982)

Vers la fin du mythe russeEssais sur la culture russe de Gogol nos jours

Parties 1, 2, 3

Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvoleProfesseure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubecet collaboratrice bnvoleCourriel: mailto:[email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec.Courriel: mailto:[email protected]

Georges Nivat.

Une dition lectronique ralise partir du texte de Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe; Essaie sur la culture russe de Gogol nos jours: Collection Slavica dirige par Jacques Catteau, Georges Nivat et Vladimir Dimitrijevic. Lausanne, Suisse, dition Lge de lhomme, 1982, 462 pp.

Parties 1, 2 et 3 du livre.

Polices de caractres utiliss:

Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations: Times 10 points.Pour les notes de bas de page: Times, 10 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2003 pour Macintosh.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition complte le 15 mai, 2006 Chicoutimi, Qubec.

Georges NivatVers la fin du mythe russe Essais sur la culture russe de Gogol nos jours.

GEORGES NIVAT

VERS LA FINDU MYTHE RUSSE

ESSAIS SUR LA CULTURE RUSSE DE GOGOL NOS JOURS

Pour Lucileet pour son lve Anne.

L'GE D'HOMME

Du mme auteur

Le jeu crbral, postface Petersbourg d'Andre Biely, L'ge d'Homme, 1967.Le palimpseste de l'enfance, postface Kotik Letaev d'Andre Biely. L'ge d'Homme, 1973.Sur Soljenitsyne. L'ge d'Homme, 1974.Soljenitsyne. Le Seuil, 1980.

Traductions de

Andre Biely: Petersbourg (en collaboration avec Jacques Catteau), Lausanne 1967.Andre Biely: Kotik Letaev, Lausanne 1973.Alexandre Soljenitsyne: Le Pavillon des cancreux (en collaboration), Paris 1968.Alexandre Soljenitsyne: Aot 14 (en collaboration), Paris 1972.Abram Tertz (Andre Siniavski): Dans l'ombre de Gogol, Paris 1978.

Direction du Cahier Soljenitsyne, Ed. de l'Herne, Paris 1971 (en collaboration avec Michel Aucouturier).

Avertissement

Je tiens remercier les publications qui ont donn le premier accueil plusieurs des textes qui composent ce livre, et tout particulirement le Magazine littraire (Paris), le Journal de Genve, les revues Cadmos (Genve) et le Dbat (Paris) ainsi que la collection Folio de chez Gallimard.

Je dois la gnrosit de M. Alexandre Alexeeff l'autorisation de reproduire une gravure de son merveilleux Journal d'un fou (dit Paris en 1929 chez Schiffrine).

Enfin ma reconnaissance principale va mon pre, premier lecteur de ce livre, et qui m'apprit lire la littrature.

Georges NIVAT.

Table des matires

IndexPrface

Le panicaut des steppes

Premire partieLes fondateurs du mythe

Chapitre 1:Gogolgrad, ville de ligeChapitre 2:Le grand jeu russeChapitre 3:Herzen et le four russeChapitre 4:Les chuchotis dostoevskiensChapitre 5:Rsurrection ou la naissance d'un genreChapitre 6:La peau de chagrin tchkhovienne

Deuxime partieSous le signe de l'apocalypse

Chapitre7:Chevaliers de l'ApocalypseChapitre8:Moravagine, fils de la Terreur russeChapitre9:Du panmongolisme au mouvement eurasienChapitre 10:Dans l'haleine de la mortChapitre 11:Le roman russe et ses rejetonsChapitre 12:Esthtique du symbolisme russe

Troisime partiepolmiques sur la voie russe

Chapitre 13:Un styliste de l'histoireChapitre 14:La voie russeChapitre 15:Antirussisme et polmiquesChapitre 16:Un russophile... Pierre PascalChapitre 17:Un russophobe... Alain BesanonChapitre 18:De la terreur au propre et au littralChapitre 19:Les Stalines de l'imaginaireChapitre 20:Le bonhomme StalineChapitre 21:Volkoff et la fratrie russo-europenne

Quatrime partieUtopie des annes 20

Chapitre 22:L'toile absintheChapitre 23:Leonov ou le voleur de vieChapitre 24:Le crayon vert de HarmsChapitre 25:Les aquarelles d'OlechaChapitre 26:Platonov ou l'homme mutil

Cinquime partieNation russe, nation zek...

Chapitre 27:Eux et NousChapitre 28:L'homme a besoin de l'inutileChapitre 29:Soljenitsyne ou les fortifications du moi

Sixime partieEntre la provocation et la rconciliation

Chapitre 30:Le poumon siniavskienChapitre 31:De la contenance de l'hommeChapitre 32:Le pre Doudko et la rtractationChapitre 33:Utilit du drolatiqueChapitre 34:La reprise de paroleChapitre 35:Le pnitenkhoze de ZinovievChapitre 36:Utilit du fantastiqueChapitre 37:Dissidents de la dissidenceChapitre 38:Le clair-obscur de MaximovChapitre 39:Un matre du dfiChapitre 40:Le bcheron et le forestierChapitre 41:Le Tsar-poissonChapitre 42:Trifonov, observateur doux-amer

Septime partieLe ministre des potes

Chapitre 43:Le point du jour pasternakienChapitre 44:Lucidit mandelstamienneChapitre 45:Akhmatova ou l'exercice de la mmoireChapitre 46:L'espace de BrodskiChapitre 47: La momie du pote

pilogue: Vers la fin du mythe russe?

Index

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Georges Nivat, Vers la fin du mythe russe, (1982) Parties 1, 2, 3235

Abramov FiodorAdamovitch GeorgesAdler AlexandreAtmatov TchinguizAkhmadullina BellaAkhmatova AnnaAksakov IvanAlcibiadeAlexandre IerAlexandre IIAlexeleff AlexandreAlexis Mikhalovitch tsarAlievAlliloueva SvetlanaAmalrik AndrAmalrik GhiouzelAncyferov N.P.AndersenAndreev LeonidAnne, reine de FranceApollinaire GuillaumeAraktcheevArgentov A.Aron RaymondArtaud AntoninArtsybachev MikhailAstafiev VictorAucouturier GustaveSaint AugustinAvvakumAxionov VassiliAzeffBabel IsaacBachelard GastonBagritski EdouardBahterev IgorBakhtine MihailBakounine MihailBalmont ConstantinBalzac Honor deBaranskaa NataliaBarrault Jean-LouisBarthes RolandBarychnikov MihailBataille GeorgesBatiouchkov ConstantinBaudelaire CharlesBeaujour E.K.Becket SamuelBek AlexandreBelinkov ArkadyBelov VassiliBenedetti C.Benjamin WeniaminBerdiaeff NicolasBerelovitch VladimirBeria LavrentiBerlin IsaiahBermanos GeorgesBesanon AlainBielinski VissarionBiely AndreBirioukov PavelBlanqui AugusteBlok AlexandreBlot JeanBody MarcelBogdanov AlexandreBokov NicolasBll HeinrichBosch JrmeBossuet, 184Boukharine NicolasBoukovski VladimirBoulgakov MihailBounine IvanBourliouk DavidBourtsev NicolasBrejnev LeonidBrik Illy, 391.Briousov ValreBrodski IosifBunuel LuisBurroughs WilliamBykov VassiliByron GeorgeCagliostroCaligulaCallot JacquesCambyseCamus AlbertCarlisle OlgaCaroll LewisCarrre d'EncausseHlneCassou JeanCastex Pierre-GeorgesCathala JeanCatherine IICatteau JacquesCendrars BlaiseCervantes, 15, 247.Chafarevitch IgorChagall MarcChalamov VarlaamChaleil PaulChar RenChaplin CharlieCharrire ErnestChateaubriandChatelain HlneChemiakine MikhailCherniavski M.Chestov LonChirico Giorgo deChklovski VictorChmelev Ivan.Cholokhov MikhailChostakovitch DmtriChukchine VassiliChtcharanski AnatoleClaudel PaulClemenceau GeorgesClment OlivierCoggio RogerCogniot G.Confino MichaelConquest RobertConstant BenjaminCorvalan L.Custine Astolphe deCyrano de BergeracCzapski JosephDaix PierreDanilevski NicolasDaumal RenDavydov IouriDebauche PierreDe Foe DanielDeibner PreDelavaud LouisDenis LilyDerjavine GabrielDeutscher IsaacDickens CharlesDiderot DenisDobrolioubov AlexandreDolgun AlexandreDombrovski IouriDomenach Jean-MarieDonne JohnDostoevski FiodorDostoevski MichelDoudko Pre DmtriDouryline SergeDovjenko AlexandreDrawicz AndrzejDufy RaoulDunham VeraDurckheim mileEco UmbertoEfremov IvanEhrenbourg IliaEichenbaum BorisEinstein AlbertEisenstein SergeElisabeth, tsarineElpidine diteurElsberg JacobEngelsEmineEmmanuel PierreErmakov IvanErofeiev VictorEschyleEssenine SergeEssenine VolpineEtkind EfimEvdokimov PaulEvtouchenko EugneExterFadeiev AlexandreFanger DonaldFalconetFdine ConstantinFejt FranoisFernandez DominiqueFerro MarcFet AfanassiFeuchtwanger LionFeuerbachFigner VeraFilonov P.Fiodorov NicolasFlorensky PavelFonzivine DenisForch OlgaFoucault MichelFourier CharlesFranck JosephFreud SigmundFrville J.Frioux ClaudeFroissartFrounz M. V.Galanskov IouriGalitch AlexandreGance AbelGaribaldiGengis KhanGeorge HenriGerchouni AlexandreGerschenzon MihailGibien GeorgeGide AndrGiraudoux JeanGlazounov IliaGlinka MihailGoetheGogolGoldstckerGolenichtchev-KoutouzovGolomstock IgorGombrowicz WitoldGontcharov IvanGorbanevskaa NatalieGorki MaximeGorodetski SergeGoudzi N. K.Goukovski GrigoriGoumilev NicolasGracieux E.Gracq JulienGranvilleGray CamillaGrecoGreen AndrGrigorenko PiotrGrimmelshausenGrossmann LeonidGrossmann VassiliGuillaume IIGuillemin HenriGuinzbou EvgueniaGus M. S.Haimson LeopoldHarms DaniilHegelHeine HeinrichHeller MichelHemingwayHenri Ier de FranceHracliteHerweghHerzen AlexandreHippius ZinaidaHitlerHobbesHoffmann E.T.A.HokusaiHugo VictorIagoda H.IaroslavIbsenIejov N. I.Ingoulov S.Ionesco EugneIskander FazilIvan IV le TerribleIvanov AlexandreIvanov ViatcheslavIvanov RazumnikIvinskaa OlgaJakobson RomanJankelevitch VladimirJarry AlfredJdanov AndreJean RaymondJeliabov AndreJirmounski VictorJeromski StefanJohannet GeneviveJoukov G. K.JuvnalKafkaKaliaevKarnoKandinski VassiliKantKaplan DoraKarakozovKaramzine NicolasKarlinsky SimonKartachev A. V.Kataev ValentinKatkov M. N.Kazakov IouriKazakov VladimirKeaton BusterKehayan Jean et NinaKhardjieff N. I.Khlebnikov VelemirKhomiakov AlexisKhrennikov TikhonKhrouchtchev NikitaKircevski IvanKliouev NicolasKlioutchevski V. S.Koestler ArthurKoni A. F.Kopelev LevKormer VladimirKouprine AlexandreKourbski A. M.Kouznetsov EdouardKouznetsov AnatoleKrassine L. B.KravchenkoKrivochine MgrKroutchonnykh AlexisKundera MilanKusmin AlexisKchelbecker WilhelmLa BotieLa BruyreLakchine VladimirLamennaisLavrov P. L.Ledru-RollinLegras JulesLem StanislasLenine V. I.Leonov LeonidLermontov MihailLeroy-Beaulieu AlexandreLeroy-Ladurie EmmanuelLeskov NicolasLevitan IsaacLidine VladimirLifar SergeLikhatchev DmtriLimonov EdouardLioubimov IouriLivschitz BenediktLobatchevskiLo Gatto EttoreLorrain ClaudeLortholary A.Letman IouriLossky NicolasLountz LevLubac Pre deLucacs GyorgyLuneau SylvieLutherLyssenkoMachiavelMagritteMaakovski VladimirMaistre Joseph deMalevitch CasimirMalia MartinMallarm StphaneMalychkine AlexandreMandelstam OssipMandelstam NadejdaMann ThomasMaramzinc VladimirMarkevitch IgorMarks diteurMartinez LouisMartchenko AnatoleMartini SimoneMarx KarlMasioutineMaspro diteurMaturinMatzneff GabrielMauriac FranoisMaximov VladimirMazziniMedvedevkine RoyMedvedkineMeeus A.MemlingMerejkovski DmtriMrime ProsperMeyerhold VsevolodMichaut JacquesMichelet JulesMickiewicz AdamMikhalkov NikitaMilioukov P.ModiglianiMommsenMontaigneMontherlantMoravia AlbertoMorellyMoussorgskiMozartNabokov VladimirNapolonNekrassov NicolasNekrassov VictorNetchaevNetchkina M. V.Nevski AlexandreNicolas IerNicolas IINietzscheNikonNilsson N.Nodier JeanNoulensNovembergskiOdoevski VladimirOkoudjava BoulatOlecha IouriOleinikov NicolasOlivier DariaOrwell GeorgeOustrialov NicolasPanine DmtriPankratova A. M.Paoustovski GeorgiPapernyj Z.Paradjanov S.Parijanine MauriceParvusPascal BlaisePascal PierrePasternak BorisPaul IerPaul saintPavlenko P. A.Perovskaia SophiePestel P. I.Peterson N.Petlioura SimonPetrachevski M. V.Pierre le GrandPierre AndrPikoul V.Pilniak BorisPipes RichardPisarev D.I.Pivot BernardPlatonPlatonov AndrePlehve V. K.Plekhanov G. V.Pleynet MarcelPliautch LeonidPlotinPobedonotsev K. P.Poe EdgarPogodine M. P.Pokrovski M. N.Polonski IakovPoplavski BorisPouchkine AlexandrePorphyrePotter PhilippePougatchev EmelianPrichvine MihailProkofiev SergePropp VladimirProudhon CharlesProust MarcelPrzybyszewski StanislavQunet abb CharlesQuincey Thomas deRabelaisRaditchev NicolasRambaud tienneRaphalRaspoutine ValentinRazine StenkaRazumovsky A.Rau LouisRedstock LordReddaway PeterReed JohnRernizov AlexisRpine IliaReznikoff NatalieRibbentropRilke R.-M.Rimbaud ArthurRipa de Meana C.Rolland RomainRomains JulesRostropovitch MstislavRoublev AndreRousseau Jean-JacquesRoy ClaudeRozanov VassiliSade, marquis deSadoul GeorgesSaint-CyranSaint-John PerseSaint-SimonSakharov AndreSaitykov Chtchedrine MihailSand GeorgeSangnier MarcSanine KiraSartre J.-P.Satie EricSavinkov BorisScarpetta GuySavonaroleScammel MichaelSchakhovskoy AlexandreSchakhovskoy ZinaidaSchakhovskoy D. I.SchellingScherrer EdithSchiffrin J.SchillerSchloezer Boris deSchopenhauerScriabine AlexandreSemprun JorgeSnqueSerafimovitch AlexandreSerge VictorSerge Grand-ducShakespeareSimonov ConstantinSiniavski Andrei, pseudonyme, Abram TertzSkitalets StepanSmith AdamSnejnevski A. V.SocrateSoljenitsyne AlexandreSollers PhilippeSologoub FiodorSolooukhine VladimirSoloviev VladimirSoloviev SergeSophie RgenteSophocleSouleimenov OljasSouslova ApollinariaSouvarine BorisSouvorine A. S.Spechnev NicolasSpender StephanSpengler OswaldStal Germaine deStaline JosephStarobinski JeanStendhalStern Dr. IsaacSterne LaurenceStepniak-KravtchinskyStirner MaxStravinsky IgorSutoneSupervielle JulesSviechnikov N.SwedenborgSwift JonathanSylvestreSzamuely TiborTaciteTalleyrandTarl EugneTarsis ValeriTatu MichelTchaadaev PierreTchakovski P. I.Tchakovski AlexandreTchekhov AntonTchernytchevski NicolasTchertkov GeorgesTchitchrine G. V.Tchoukadova MariettaTchoukovskaa LydiaTchoukovski KemeiTchoulkov GeorgesTniers Le Jeune DavidTerzieff LaurentTintoretTioutchev FiodorTkatchev PierreTodd EmmanuelTodorov TsvetanToepfferTolsto A. N.Tolsto A. K.Tolsto LonTolsto SophieTomachevski BorisTourgueniev IvanTrifonov IouriTrotski LonTsvetaeva MarinaToukhatchevski M. N.Tszizeskij DmitriTucker Robert C.Tvardovski AlexandreUlam AdamUrman GlebVaginov ConstantinVaguine EugneValry PaulVan des GoesVan GoghVarchavski VladimirVaubanVenguerov S. A.Venturi FrancoVerdiVerlaine PaulVronseViardet LouisViazemski P. AVichnevski VsevolodVigny Alfred deVinci Lonard deVinogradov V. V.Vladimov GeorgesVogt KarlVog Melchior deVinovitch VladimirVolkoff VladimirVolkov SalomonVoltaireVorochilov K. E.Veznessenski AndreVvedenski AlexandreVyssotski VladimirVychinski A.E.Weidle VladimiWhitman WaltWilde OscarWrangel BaronWyzewa Theodore deYanovski S. D.Youdina, MariaZabolotski NicolasZaitsev BorisZamiatine EugneZamoyska HlneZassoulitch VeraZemtsov I.Zinoviev AlexandreZochtchenko MihailZola mileZweig Stefan

Prface

Le panicaut des steppes

Retour la table des matiresLe panicaut des steppes est une sorte de chardon qui, maturit, se dtache de la tige et, comme un ballon d'enfant, noir, griffu et arien, s'envole par dessus la steppe, insaisissable... Le mot mme est, en russe, un joli mot arien, ail et il dfie la traduction: perekati-poli c'est un peu dboule-champ, un peu dvale-steppe. Tchekhov, dont la potique est toujours spatiale, ouverte, insaisissable, aimait la steppe, qu'il a chante et dcrite mieux que quiconque et aimait l'trange et capricieux panicaut des steppes. Il en a fait le titre d'un de ses rcits, publi en 1887. L c'est un personnage humain, un de ces plerins errants de la Russie, insatisfait, instable jamais qui voque pour lui le ballon incongru des steppes. Gorki s'est galement compar au panicaut des steppes. Ce nom qui semble lui-mme voler grand coup d'aile voque pour moi l'instabilit de l'homme russe, de la culture russe. Ce sera un des leitmotive de ce recueil.

La culture russe est jeune. Avant Pouchkine c'est une lourde culture emprunte, soit Byzance, soit lOccident (polonais en particulier). Puis brusquement survient l'arien, l'insouciant Pouchkine qui nomme tout l'espace russe avec une virtuosit sans appel. Cet insouciant rvait pourtant de lester la Russie d'une aristocratie indpendante et cultive, de corps intermdiaires qui auraient fix l'instable Russie. Son idal politique (et littraire aussi) c'tait Benjamin Constant. Dans la Fille du capitaine Pouchkine nous fait partager son inquitude: la Russie est toujours prompte divaguer... La steppe est le lieu de temptes, qui surviennent avec une fantastique rapidit et brouillent pistes et destins humains. Dans le rcit Tempte de neige il n'en rsulte qu'une comdie des erreurs que le temps d'ailleurs corrigera galamment. Mais dans La Fille du capitaine la tourmente qui surprend le jeune noble Grinev et lui fait rencontrer un vagabond qui n'est autre que le futur rebelle et imposteur Pougatchev est plus malfique, elle annonce la tourmente dans le destin de Grinev et celui de la Russie. En 1924 Mihail Boulgakov reprend le mythme de la tempte, dans La Garde blanche. Steppe et tempte de neige sont un topo favori de la littrature russe, car c'est le lieu de l'errance et de la divagation qui rend tout rvocable. L'hymne final des mes mortes est un hymne l'espace russe et nul mieux que Gogol n'a su dire l'instabilit, l'inachev, l'inhabit de l'espace russe. Tolsto reprendra le thme de la steppe et de la tourmente, en particulier dans Le matre et l'ouvrier, o le marchand goste et cupide ne recouvrera le sens d'autrui que dans le dsarroi de la tempte.

Le paysage russe, dans la littrature russe, prophtise sans fin. Jusqu' Soljenitsyne, chantre des forces souterraines de rvolte et de courage qui gisent dans la profondeur d'un paysage en apparence morne et quelquefois mivre dans sa version tourguenvienne (et celle de Levitan en peinture). Cette prophtie de l'espace russe, qui va de Gogol Blok et de Blok Soljenitsyne, c'est celle des nergies caches. Sous la steppe o erre le capricieux panicaut, sous l'espace ouvert, plein ciel de la steppe gogolienne, sous la morne Russie blokienne, c'est une Nouvelle Amrique, c'est un continent cach d'nergie qui sommeille. Rares sont ceux qui ne cdent pas cette fivre prophtique. Rares ceux qui ne se mlent pas la foule errante des mystiques insatisfaits, rares ceux qui ne fuient pas, tel Gogol, le rel vers un surrel eschatologique. Un de ces rares sdentaires du rel, c'est Pouchkine au XIXe sicle, c'est Pasternak au XXe. Un Pasternak qui ne se lasse pas de clbrer la beaut de l'espace russe, de ce qu'il appelle le Nol russe. Les neiges russes sont pour lui des carrires ouvertes de beaut et d'extasiement. Dans la tourmente il ne songe qu' robinsonner, comme le docteur Jivago (le Vivant) et Lara, dans la beaut perdue et hivernale de Varykino.

Le nomadisme est le grand thme de la culture russe. quel prix peut-on sdentariser la Russie et est-ce que cela en vaut la peine? Le cri de dsespoir de Tchaadaev, en 1837, lance la polmique. Elle rebondit de slavophiles en occidentalistes, de populistes en symbolistes. Et en 1920 elle anime la curieuse correspondance des deux coins que mnent dans une salle d'hpital, en pleine guerre civile, Moscou, le pote symboliste Viatcheslav Ivanov et l'historien Mikhal Gerschenzon V. Ivanov, M. Gerschenzon: Correspondance d'un coin l'autre, prface par O. Deschartes Lausanne, 1979.. L'un dfend la mmoire, la sagesse crite dans les strates des cultures (c'est un lve de Mommsen, un brillant latiniste et hellniste), l'autre lui oppose l'ivresse de la tabula rasa des rvolutions, le rejet des cultures asservissantes. L'un est gyptien, l'autre scythe, l'un sdentaire, l'autre nomade, l'un rassasi, l'autre assoiff. Ivanov redoute le fatal nomadisme culturel russe dj dnonc par Tchaadaev en 1837, l'autre en appelle une cration nouvelle qui n'emmure pas. C'est un dbat fondamental: Ivanov, lest de culture byzantine et grecque, reprsente la rsistance au mal russe de l'anarchisme culturel, si aigu de Gogol Tolsto et de Tolsto Platonov; Gerschenzon reprsente l'abandon ce mal russe, l'ivresse de l'errance, la joie de l'oubli. Ou plutt Gerschenzon, tout en prouvant lui-mme les joies diurnes de l'hellnisme ivanovien, ajoute: Toute rvolution est un retour au principe: la monarchie est remplace par une assemble unique, le parlementarisme appel cder la place une forme plus ancienne: l'association, et ainsi de suite jusqu'au moment o le point de dpart sera atteint. quoi Ivanov rtorque: Nous autres Russes, tant d'entre nous ont t des errants. Nous sommes pousss fuir, fuir sans un regard en arrire. Mais il y a en moi une rpugnance inne rsoudre les difficults par la fuite. Le dbat russe sur l'arriration russe (faut-il profiter de notre arriration, de notre jeunesse pour court-circuiter le capitalisme?) devient ici un dbat sur la fuite mme: faut-il plonger dans le fleuve Lth pour en ressortir pur et nu?

Les plus pessimistes des penseurs russes n'ont en tout cas jamais abdiqu un espoir: la langue russe. Cette langue d'une infinie richesse, d'une musicalit antique, d'une souplesse incomparable, hritire du slave byzantin et de la rudesse russe comme de la richesse hellnique. Herzen, Tolsto, Soljenitsyne partagent une foi dans le salut par la langue russe. (Le pire pch de Lnine, aux yeux de Soljenitsyne, a t l'appauvrissement et la bureaucratisation l'allemande de la langue). Il n'y a pas eu que le clbre hymne de Gogol au mot russe, ou le non moins clbre loge de la langue russe par Tourguenev. Ce sont tous les grands crateurs de la langue russe qui ont vu dans cette langue l'ultime richesse et dotation du Russe (hormis peut-tre Saltykov-Chtchedrine qui affirmait que la langue russe a pour passion le mentir). Le nomade russe emporte avec lui une langue qui est un trsor. La langue russe est une langue hellnistique. En raison de circonstances historiques, les forces vives de la culture grecque, cdant l'Occident aux influences latines et sans s'attarder dans la strile Byzance, se sont orientes au sein de la langue russe, lui ont communiqu le secret et la matrise de soi de la vision hellnistique, le secret de la libre incarnation et c'est pourquoi la langue russe est devenue chair sonore et parlante. Cette dclaration du pote Ossip Mandelstam date de 1922. Le pote russe le plus clairvoyant et le plus dsespr ne dsesprait pas de la langue russe.

La littrature russe a connu plusieurs mythoposes axes prcisment sur la langue russe. Ces descentes dans la nuit mythologique de la langue ont donn Biely et Remizov, Tsvetaeva et Khlebnikov qui est presque un chaman de la langue russe. Mais ces anabases linguistiques n'ont jamais t gratuites. Toutes taient des entreprises de salut du peuple russe. Et l'on ne saurait comprendre l'entreprise dAlexandre Soljenitsyne sans voir que lui aussi entend sauver la Russie par la langue russe. C'est, bien entendu, un aspect des choses qu'il est assez malais de faire sentir des lecteurs de traductions. Le russisant se heurte l'appauvrissement, la simplification et mme l'limination de cette profondeur linguistique, de cet hritage proto-slave d'un Khlebnikov ou hellnistique d'un Mandelstam. Dans mon livre sur Soljenitsyne j'ai tent d'indiquer ce qutait pour Soljenitsyne l'crire russe.

Un autre et non moindre obstacle pour le russisant, c'est le dchirement intrieur qu'il prouve. moins de se cantonner aux rgions olympiennes de la philologie, il ne peut pas ne pas se heurter la dichotomie en Russie et URSS. L'extraordinaire redressement moral incarn par la dissidence russe, l'avnement d'une grande littrature de rsistance morale et de reconstruction de l'homme sur le charnier putride du Goulag doit-il le rendre aveugle l'autre Russie, la sovitique, qui labore sa vie quotidienne en faisant la part du pch, comme on dit en russe? Or en Occident, et plus particulirement en France, la perception que l'on a de la Russie est parfaitement artificielle, exclusivement idologique. La grille de lecture exalte et progressiste a longtemps aveugl; une autre lui succde qui fait de la Russie-Sovitie un lieu zro o tout est lamin par un totalitarisme orwellien. Il arrive mme que les deux grilles se superposent...

Inutile alors de prcher l'attention sincre et vraie ce pays! C'est perdre son temps, nous dit-on. Alors que rien n'est si simple, que les mes ne sont pas lamines, que n'tre pas dissident ne signifie pas forcment tre vendu ou tre dtruit. Une trange soif spirituelle s'exprime jusque dans la littrature publie qui compte quelques voix inflexibles et parfaitement authentiques. Le proclame Soljenitsyne lui-mme. Mais il est vrai que beaucoup de ses paroles sont msinterprtes. Son appel au secours pour une nation et une culture russe en danger n'est-il pas travesti en fascisme russe ce qui est parfaitement incomprhensible mes yeux. Nous n'accordons pas au Russe ce que nous accordons au Breton ou au Kabyle...

L'altrit est, dans l'change des cultures, l'essence mme du plaisir. L'idologie communiste est venue profondment troubler l'conomie de l'change culturel entre culture franaise et culture russe. C'tait invitable puisque la tabula rasa de 1917 fascinait presque autant les Franais que les Russes. Mais nous devons ragir contre la tentation du poker culturel: le tout ou rien. C'est une tentation qui s'vanouit d'elle-mme lorsque l'on veut bien prter attention. La littrature est, en l'occurrence, le meilleur prt d'une nation l'autre.

Ce recueil ne prtend nullement couvrir tout l'espace de la culture russe. La plupart des articles ont t crits propos de parutions d'ouvrages russes en traductions franaises. D'autres sont des textes crits pour des colloques. C'est dire que ce livre et partiellement tributaire de la perception franaise des choses russes, avec ses choix arbitraires.

Je ne crois pas que le nomadisme culturel russe soit achev. Le Leviathan que dcrit Zinoviev n'a pas russi l'assujettissement des mes russes la fonction et l'idologie. Il y a un jargon sovitique, une vie quotidienne sovitique, un contexte sovitique de la vie (o l'idologie minralise fait partir du dcor, du byt comme disent les Russes), mais je ne crois pas qu'un homo sovieticus ait supplant l'homme russe dfinitivement. De Soljenitsyne Astafiev la littrature russe contemporaine nous montre encore assez de ces incorrigibles errants de la vie russe qui sont d'incorrigibles rfractaires la sdentarisation. Tout n'est pas fix dans un outre-temps orwellien. Il y a encore des panicauts qui roulent dans la steppe.

(1981)

Premire partie

Les fondateurs du mythe

Chapitre I

Gogolgrad:une ville de lige.

La puret et la beaut de l'chec.Walter Benjamin.

Retour la table des matiresGogol avait l'esprit de l'escalier. Il ne trouvait le sens de ce qu'il crivait qu'aprs publication. Ainsi Le Rvizor (1836) fut par lui interprt, complt, annot aprs les premires reprsentations. Ainsi Le Portrait (1835) fut rcrit et pourvu d'un pilogue radicalement diffrent du premier (1843). Ainsi Les mes mortes (1842) furent commentes et prsentes sous un jour nouveau par leur crateur lui-mme dans ses fameux Passages choisis d'une correspondance avec des amis (1847). On peut dire qu'il en fut de mme pour les Nouvelles de Ptersbourg. crits sparment, sans liaison organique entre eux, les rcits ne s'ordonnrent qu'aprs coup, pour le tome III des uvres compltes de 1843, sous l'enseigne de la ville de Ptersbourg. Gogol, influenc sans doute par la mode, par la lecture de Dickens ou du Ferragus de Balme, et trs certainement par les clbres rcits physiologiques de Jouy, traduits en russe et trs priss du public, se rend alors compte que les cinq rcits La Perspective Nevski, Le Portrait, Le Journal d'un fou, Le Nez et Le Manteau ont un commun dnominateur: la ville nouvelle, la capitale artificielle, brillante et trompeuse de l'Empire, Saint-Ptersbourg. Un mythe va natre: le mythe de Ptersbourg Sous ce titre Il mito di Pietroburgho, le slavisant italien Ettore Lo Gatto a consacr un livre utile et bien illustr une revue presque exhaustive de tous les auteurs qui, du XVIIIe sicle au XXe, ont clbr ou dcrit la ville fonde par Pierre Ier (Milan, 1960).. Certes Gogol n'est pas le premier clbrer la ville de Pierre Ier: les potes officiels du XVIIIe sicle l'ont fait avait lui. Derjavine chante la Palmyre du Nord en mme temps qu'il encense Catherine. Viazemski et Pouchkine ajoutent leurs odes celles de leurs prdcesseurs. Mais qu'apprciait-on dans la Ville? C'taient les palais de Quarenghi et de Rastrelli, les coupoles de Montferrand, les lourds quais de granit, les colonnes rostrales de lAmiraut, bref la monumentalit de la ville nouvelle. Pouchkine, dans le fameux prologue au Cavalier de bronze (1833), rsume en un seul hymne toute cette tradition:

Je taime, cration de Pierre,J'aime ton lgance austre,Le cours souverain de ton fleuveEt sa bordure de granit,Les festons de fonte de tes grillesEt de tes nuits lourdes de songeLe clair-obscur...

Chant d'amour la ville surgie du nant, Pierre le thaumaturge qui cra la Cit comme Dieu cra le Monde... Pouchkine clbre un symbole: le symbole du rempart contre les lments. Car, ne l'oublions pas, Le Cavalier de bronze raconte la terrifiante inondation de 1824. Son hros, le petit fonctionnaire Eugne, devient fou en constatant que sa fiance a pri dans l'inondation. C'est alors qu'il entend gronder derrire lui les sabots de la statue clbre de Falconet: sous l'effet de la rvolte et de l'impuissance du petit contre le Grand, la statue s'est anime et Eugne est devenu fou...

L'image cl de Ptersbourg est, chez Pouchkine, celle de la digue. Digue-rempart contre le flot, contre la rapine, contre l'invasion. Si Ptersbourg est proclam fentre sur l'Europe, il est surtout, dans la ralit des images, digue contre le flot, c'est--dire contre la vague mouvante du peuple et de l'histoire... Eugne a tort. Pierre le Grand reste grand. L'Histoire progresse, malgr les bavures...

Avec Gogol le mythe se transforme profondment. Ptersbourg n'est plus le rempart russe contre soi-mme, mais le lieu de dportation de l'homme russe, le lieu de sa souffrance, l'espace de son alination. Les cinq rcits de Ptersbourg sont tous les cinq des exercices de privation. Privation de son rve de puret inflige Piskariov dans La Perspective Nevski. Privation de la protection sociale dans Le Journal d'un fou, privation de son propre corps dans Le Nez, privation de son propre talent inflige l'artiste du Portrait, privation de toute compagne de vie dans La Pelisse (Le Manteau).

La ville gruge, mutile, berne, chtre les homoncules qu'elle hberge. Elle prive de sens. Elle dracine au sens propre les bannis qui s'y agglomrent tant bien que mal.

C'est peut-tre parce que Gogol tait un provincial et mme un Petit-Russien que Ptersbourg acquit dans son uvre ce rle de bourreau. La ville forme contraste avec le paradis ethnique et folklorique, des Veilles du hameau de Dikanka. La Terre gogolienne est gnitrice par excellence. Mais Ptersbourg, lui, est un prcipit de rve et d'eau (le marais finnois) o l'homme ne peut plus s'enkyster dans la glbe, le chaume, la bonne chre, les dictons et le folklore, bref le terreau sacr des us et coutumes, la Terre. Gogol est mont Ptersbourg de sa lointaine province dans l'hiver 1828-1829, vingt-trois ans. Il tait plein du rve de servir et ltat, et la Russie, et la Science. Tout n'a t qu'chec et le succs est venu accidentellement, adventicement en quelque sorte, avec ses pochades ukrainiennes. C'est dans l'une d'elles, La Nuit de Nol qu'apparat Ptersbourg pour la premire fois: le forgeron Vakoula, califourchon sur le diable, se rend voir la tsarine pour rapporter une paire de bottines impriales sa bien-aime. Le forgeron volait toujours; et soudain il aperut Saint-Ptersbourg qui scintillait, tout ruisselant de feux. Voici dont la ville des mirages: tout scintille, tonne, crie, se bouscule; les rues sont festonnes de lumire et les chausses regorgent de riches pelisses... Mais sitt la paire de bottines extorque par supplication la tsarine, notre forgeron vole de retour auprs de sa Roxane rurale...

En 1836 Pouchkine publia dans sa revue Le Contemporain un article anonyme de Gogol qui, dans le style journalistique de l'poque, compare Ptersbourg Moscou. En vrit comment la capitale russe a-t-elle pu se fourvoyer dans ce bout du monde! trange peuple que le russe: il avait une bonne capitale Kiev bien au chaud, o il ne gle presque pas; il a fallu la dmnager Moscou: eh bien, non, Moscou il ne gle encore pas assez: Dieu aidant, ce sera Ptersbourg! Et quel tableau, quelle nature! l'air est tendu de brouillard; une terre blafarde, gris verdtre avec des souches d'arbres demi brles, des sapins, des tertres... Suit une amusante comparaison entre Moscou la marchande, la rassise, l'conome et Ptersbourg le petit-matre, le fat, le dissipateur... Derrire l'exercice de style nous retrouvons deux catgories qui ordonnent tout l'univers gogolien: les gros et les maigres (dont parle Tchitchikov au chapitre I des mes mortes). Les gros accumulent: Moscou! Les maigres dilapident: Ptersbourg!

Dans ce mme essai physiologique sur Ptersbourg nous relevons encore une caractristique intressante: Ptersbourg, explique Gogol, est insaisissable il a quelque chose d'une colonie europano-amricaine: tant il y a peu de caractre national, et beaucoup d'amalgame tranger. L nous touchons un point essentiel: Ptersbourg n'est pas russe, ni dans son architecture, ni dans ses murs, ni dans sa population hybride... Au fait, le marquis de Custine trouvait lui aussi la ville impriale une sorte de laideur amricaine, c'tait, crivait-il aussi, une Laponie badigeonne... et Khomiakov le grand pote slavophile crivait de son ct: ville o tout est de pierre, les maisons, les arbres et les habitants, cependant qu'en 1860 Ivan Aksakov, un autre slavophile notoire, crira Dostoevski: La premire condition pour ranimer en nous le sentiment national, c'est de dtester Ptersbourg de toutes nos forces, de toute notre me et de lui cracher dessus... Ptersbourg, conclut Gogol, on ne saurait s'alimenter que de rve: Il fait bon mpriser cette vie sdentaire et rver d'vasion vers d'autres cieux, vers des bosquets mridionaux, des contres l'air neuf et frais. Il fait bon entrevoir au bout de l'avenue ptersbourgeoise les hauteurs ennuages du Caucase ou les lacs d'Helvtie ou lItalie couronne de laurier et d'anmone, ou la Grce somptueuse dans sa nudit... Mais halte-l, ma pense! Ne suis-je pas encore tout entour et cras par les btisses de Ptersbourg?

Apercevoir au bout de la rue ptersbourgeoise le soleil d'Italie ou d'Espagne, c'est ce que feront les personnages des Nouvelles de Ptersbourg; mais cela les conduira sur le lit de leur agonie ou le grabat de lasile psychiatrique...

C'est en 1833 que Gogol introduit le thme de Ptersbourg dans son uvre, et commence crire Le Nez et Le Journal d'un fou, puis La Perspective Nevski et Le Portrait premire version. Un premier embryon du Manteau date de 1834. Ainsi c'est Ptersbourg mme, dans les annes 1833-1834, que sont conues toutes les nouvelles regroupes pour former le tome III des uvres Compltes de 1843. En janvier 1835 il publie un recueil assez ambitieux et trs composite, justement intitul pour cette raison Arabesques. On y trouve ct de sa leon inaugurale l'Universit, de plusieurs articles romantiques, d'inspiration schellingienne, sur l'histoire, la gographie et l'esthtique, trois nouvelles: La Perspective Nevski, Le Portrait et Le Journal d'un fou. Le Nez paratra en octobre 1836 dans Le Contemporain, avec les Notes sur Ptersbourg que nous avons cites, tandis que Le Manteau (que nous prfrons appeler La Pelisse), conu en 1834, rdig en 1839, parat seulement en 1843 dans le tome III des uvres compltes. Il peut tre amusant et utile de dire un mot de la traduction franaise de ces nouvelles. C'est Louis Viardot le premier qui en 1845 publia un choix de Nouvelles russes de Gogol. Ignorant la langue de l'original, Viardot dclare s'tre fait aider par deux jeunes Russes dsigns sous leurs initiales: l'un d'eux, I. T., n'est autre que Tourguniev. Le Manteau sera traduit en 1856 par Marmier, l'ensemble retraduit par Ernest Charrire dans les annes 60. En France on traduit du russe sans savoir le russe, crit en 1852 le chroniqueur des Annales de la Patrie. Il n'a pas tort et l'on reste rveur quand Viardot rappelle la rgle que Cervantes donne aux traducteurs: Ne rien mettre, ne rien omettre. Dans toutes les traductions franaises de Gogol au XIXe sicle, on ajoute et on omet l'envi. La situation, ou plutt les malheurs de Gogol, dans les traductions anglaises de la mme poque, ne doivent gure tre diffrents puisque Nabokov crit ce sujet qu'il voudrait voir retirer de toutes les bibliothques publiques et universitaires les traductions anglaises du XIXe sicle... Le rsultat est, en tout cas de ce ct-ci de la Manche, une incomprhension patente. Gogol, pour le critique de la Revue des Deux Mondes, Saint-Julien, est surtout un cur compatissant, un cur plein de misricorde. Pour Mrime, qui prsente le 1er novembre 1851, dans cette mme revue, le recueil de Viardot, Gogol est un imitateur de Balzac avec un got dcid pour le laid. Et n'oublions pas que c'est un Franais, le vicomte Eugne-Melchior de Vog, qui dans son Roman russe (1886) lana la phrase clbre quil attribue Dostoevski: nous sommes tous sortis du Manteau. Bref, pour les Franais, Gogol se perd dans le dtail, se noie dans les laideurs du rel, il est le pre de la littrature misrabiliste russe... Il tient de Tniers et de Callot. Malheureusement, tout absorb par cette tude minutieuse de dtails, M. Gogol nglige un peu trop de les rattacher une action suivie (Mrime).

Sur ce point au moins Prosper Mrime n'a pas tort. Au demeurant, Gogol a prvenu ses dtracteurs: Non, cela ne tient pas debout, je ne le comprends absolument pas... Mais ce qu'il y a de plus trange, de plus extraordinaire, c'est qu'un auteur puisse choisir de pareils sujets... Je l'avoue, cela est, pour le coup, absolument inconcevable, c'est comme si... non, non, je renonce comprendre. Premirement, cela n'est absolument d'aucune utilit; deuximement... mais deuximement non plus, d'aucune utilit! (Le Nez). Gogol donc plaide coupable. Car il est conscient que ses Nouvelles de Ptersbourg rompent avec l'unit du rcit. Les rcits ukrainiens fonds sur le folklore et le ferique faisaient coexister rve et rel. Les rcits ptersbourgeois, fonds sur le fantastique, dtruisent le rel, l'abolissent ou lmiettent. C'est ce quAndr Biely, dans son Art de Gogol Andrej Belyj: Masterstvo Gogolja, Moscou, 1934., appelle la premire et la deuxime phase gogolienne. Premire phase: le rythme chantant (la prose rythme) recre une communaut lgendaire (que ce soit le hameau de Dikanka ou la Setch des Zaporogues) d'o le tratre, l'agresseur se fait exclure (le sorcier d'Une terrible vengeance). Deuxime phase: la fable et la communaut sociale se dsagrgent. Nous avons affaire des dracins, des btards sans famille. C'est le rgne de l'incognito: incognito des rencontres sur la Perspective Nevski, incognito du fou qui emprunte l'identit du roi d'Espagne Je me suis promen incognito sur la Perspective Nevski... Toute la ville a t ses bonnets et j'ai fait de mme; pourtant je n'ai nullement laiss voir que j'tais le roi dEspagne! (Le Journal d'un fou)., incognito dAkaki Akakivitch dtrouss et dpersonnalis, incognito du nez mtamorphos en grand seigneur et incognito de Tchartkov l'artiste transform en M'sieur Zro...

De l'homognit du rcit provincial et ferique (encadr dans la fiction rassurante du conteur des veilles, l'apiculteur Roudi Panko) nous passons l'htrognit des nouvelles urbaines: s'instaurent la dception (le monde est un leurre) et la dissonance (entre le monde rv et le monde subi pas d'autre passerelle que l'opium, la folie, l'absurde ou le fantastique). Troisime phase: l'pope ressoude le monde bris par la tromperie et la vilenie de lhomme, Tchitchikov rachte sa propre imposture et roriente sa phnomnale force de filouterie vers le bien de la Russie; c'est la phase idologique et elle fera long feu... tout en nous donnant les mes mortes.

Il vaut la peine de remarquer que seuls les crits de la deuxime phase sont crits sur place: la musique des Veilles du hameau de Dikanka ne parat si harmonieuse Gogol que parce qu'il l'entend de son exil Ptersbourg et la rcupration idologique des mes mortes ne peut fonctionner que depuis le lointain merveilleux d'un autre exil, l'exil italien... Seuls les rcits de la deuxime phase, ces Nouvelles de Ptersbourg, ont-t crits in situ. Bref tout se passe comme si seule la distance pouvait crer l'homognit et la consonance. Gogol, pour crer une fable harmonieuse (pour tre heureux), a besoin de l'absence. Vladimir Nabokov l'a excellemment montr dans son petit Gogol Vladimir Nabokov: Nikola Gogol, New York, 1946. Traduction franaise: La Table Ronde, 1953.: Gogol n'est l'aise que dans la fuite, y compris la fuite hors du sujet. Jamais il n'et t un bon lve en France: il ne traite pas le sujet (Mrime le lui fait bien sentir). Les tres secondaires prolifrent, brouillent les pistes et s'vanouissent. Le monde second des digressions est premier chez Gogol. Le sujet existe aussi peu que les mes mortes ou que la vieille redingote d'Akaki Akakivitch: Des morceaux, a se trouvera toujours rpond le tailleur aux supplications du pauvre hre venu apporter les dpouilles de la pelisse mais impossible de les faire tenir l-dessus, c'est us jusqu' la corde, voyons! a sera en charpie ds que j'y mettrai l'aiguille.

Le monde de Ptersbourg est cette belle loque qui tombe en charpie ds qu'on veut y mettre de l'ordre. La Perspective Nevski est son emblme. L'pilogue potique de ce rcit est rest clbre: Tout respire l'imposture. Elle ment longueur de temps, cette Perspective Nevski, mais surtout lorsque la nuit s'tale sur elle en masse compacte et accuse la blancheur ou le jaune ple des faades, quand toute la ville devient clair et tonnerre, quand des myriades d'attelages dbouchent des ponts, quand les postillons hurlent sur leurs chevaux lancs au galop, quand le dmon lui-mme allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu'elles ne sont. Ce dmon est un illusionniste; ses tours de passe-passe, ses effets de lumire, ses fantasmagories cintiques font ressembler le Ptersbourg de Gogol un palais du trompe-lil. L'art de Gogol s'apparente ici au romantisme baudelairien: kalidoscope d'impressions cr par le trafic urbain et promiscuit des solitudes sur le trottoir de la mtropole. Certes la scne de boulevard tait la mode dans la presse de l'poque. Les nocturnes, les scnes de murs de la grande ville, les descriptions des mtiers de la rue, les instantans dans les choppes sont thmes frquents dans les journaux russes des annes 30 Voir l'tude sur ce sujet de N. A. Nilsson: Gogol und Petersburg, Stockholm, 1954. Cf. galement Donald Fanger: Dostoevsky and romantic realism, Harvard, 1965.. Des panoramas sont frquemment rclams aux artistes. Le ton parl de la causerie enthousiaste ou humoristique est de rigueur dans cette littrature sujet urbain. Si bien que les exclamations, les prises partie du lecteur, les redondances indignes du narrateur de la Perspective ne doivent pas nous tonner. Gogol, Odoevski et Pouchkine avaient mme eu le projet d'une sorte de revue: la Maison trois tages o chacun des trois et dcrit un tage de vie...

Simon Karlinsky fait justement remarquer que mme la vision tronque et quasi cinmatographique de la rue chez Gogol: moustaches, chapeaux, paires d'yeux ou de manches se baladant sparment dans une vision constructiviste avant la lettre correspond une mode: le caricaturiste Granville reprsenta ainsi le premier la salle de spectacles. Mais l'art de la posie urbaine atteint chez Gogol un raffinement tonnant. Le dfil de mode sur l'Avenue semble sortir d'un film allemand expressionniste: tantt au niveau des bottines, tantt celui des chapeaux, la camra de Gogol virevolte et foltre capricieusement, dsarticulant le dcor et crant une blouissante mtaphore du mouvement.

Ce mouvement obit aux lois de l'aimantation sociale. Ce sont des rangs, des grades et des positions qui dfilent chacun son heure sur le trottoir de l'avenue, en attendant l'heure crpusculaire o ros mle toutes les classes... Au demeurant La Perspective Nevski, tout embrouille qu'elle paraisse, obit une harmonie secrte: le long prologue qui clbre lAvenue est suivi de l'pisode central du rveur tu par son rve puis de la contrefaon triviale (et plus courte) de cet pisode central avec l'aventure galante mais avorte du lieutenant Pirogov.

Ces trois parties de La Perspective Nevski la vie unanimiste sur l'avenue tout au long de la journe, la dception et la mort de l'artiste Piskariov, la correction et la rsignation du lieutenant Pirogov obissent une proportion prcise: 1-3-2. L'opposition du rveur qui meurt du refus d'adaptation au rel et du raliste qui encaisse les coups bien peu glorieux d'un rel trs terre terre ne prend sa vraie signification que sur le fond de carrousel des ombres et des lumires de l'Avenue. Pour un rveur dont tout ltre devient absence, dsir insatiable, distraction impnitente, il y a toujours un raliste trivial qui entre deux gteaux feuillets s'accommode des avanies du rel. Remarquons que Gogol n'accorde ni l'un ni l'autre la rtribution sentimentale et sexuelle quoi il aspire: la femme potique que Piskariov poursuit est une putain qui l'conduit grossirement, la blonde smillante aux pas de qui s'attache le lieutenant est une pouse fidle... Mais l'un se rfugie dans le rve, l'opium, l'insomnie et la mort, l'autre se satisfait de deux bons feuillets. La gastronomie est le seul remde vraiment gogolien aux difficults d'tre. Encore note-t-il qu'en ville les bouches sont souvent inadaptes aux mets. Tel a une bouche plus large que l'Arc de l'tat-major, et rien y mettre. Tel a un excellent cuisinier mais une bouche en cul-de-poule incapable d'avaler plus de deux bouches...

La ville ici est responsable de tout: c'est elle qui aguiche le rveur, elle qui engendre le stupre: Tout cela ne lui laissa point douter qu'il venait d'entrer dans le repaire infme o lit domicile la triste dbauche qu'enfantent la civilisation de clinquant et l'effroyable entassement humain de la capitale. De plus le Sducteur est toujours l, sous les traits de l'tranger: le Persan, marchand de tapis et d'opium, propose l'artiste de lui troquer de la drogue contre le dessin d'une belle femme aux yeux d'olives. Le thme tait la mode depuis le Journal d'un mangeur d'opium de De Quincey (traduit en russe et devenu clbre) mais on remarquera la prsence obsdante dans l'uvre de Gogol de cet entremetteur louche qui n'est jamais russe, mais persan (ici, ou dans Le Portrait) ou grec (Les mes mortes II), ou d'une nationalit indfinissable: le Malin, sans doute, ne saurait tre russe... Dans une lettre sa mre du 30 avril 1829, Gogol dclarait dj: Ptersbourg ne porte aucun caractre; les trangers qui s'y sont engraisss ne ressemblent plus des trangers, et les Russes leur tour y sont devenus des sortes d'trangers et ne sont plus ni l'un ni l'autre...

Les quatre autres nouvelles ptersbourgeoises dveloppent elles aussi le thme de l'absence et de la privation. La plus romantique est Le Portrait. Gogol y reprend explicitement le thme du pacte avec le diable qu'on voit chez Maturin, Balzac ou dans La Dame de pique de Pouchkine. La premire version parue dans le second recueil Arabesques en 1835, fut remanie Rome en 1837 et parut dans Le Contemporain en 1842. La premire version est ultra-romantique: le portrait surgit miraculeusement chez Tchartkov, l'Antchrist y est incarn et le malfice s'vanouit cinquante ans plus tard lors d'une vente aux enchres du tableau o assiste le fils du malheureux artiste auteur et victime du dmoniaque tableau: l'Antchrist, vaincu, s'vanouit.

La seconde version est plus idologique: le fantastique a t gomm, le tableau, achet par Tchartkov, se trouve naturellement dans sa chambre et ce qui perd l'artiste c'est la fois le got du lucre et l'excs de ralisme: l'artiste doit tre un homme de foi autant qu'un artiste (comme Ivanov, le peintre russe dont Gogol a fait la connaissance Rome, et qui consacre sa vie entire une Apparition du Christ au peuple Simon Karlinsky, dans un trs intressant ouvrage, rvle qu'Ivanov voulait mme faire figurer Gogol dans cette immense fresque. Des tudes de nu prparatoires reprsentent Gogol (comme aussi son ami malade le prince Vielgorski). Gogol tenait l'anonymat et demanda Ivanov de renoncer au projet lorsque Pogodine, son insu, eut fait reproduire la premire effigie connue de l'crivain. Cf. Simon Karlinsky, The Sexual Labyrinth of Nikola Gogol, Harvard University, 1976.. L'asctisme est la condition premire de l'art et cet asctisme doit purifier, simplifier, filtrer le rel trop enclin prolifrer... Le Portrait a donc chang de sens. Il est devenu une figure du propre destin de Gogol: car cet excs de ralisme, cette transgression par l'artiste raliste d'un interdit divin, c'est en somme le pch sous le poids duquel geindra l'auteur des mes mortes lui-mme. Et il est bien curieux de constater que Gogol lui allie le pch de cupidit (si Gogol sut mal gagner sa vie, on sait qu'il s'offrit de substantielles compensations gastronomiques: il aimait la chre d'amour coupable...)

Le Portrait droule donc son action dans un Ptersbourg romantique: choppes de vendeurs de gravures, riches intrieurs de l'aristocratie, mansarde noye de lune du peintre en mal de gloire. Mais il est un pisode important o Gogol s'attarde une description dtaille du quartier de banlieue de Kolomna. Pouchkine y avait situ son pastiche loufoque de La Maisonnette Kolomna. Custine, lui, dtestait ces alentours informes de la capitale: La superbe ville cre par Pierre le Grand, embellie par Catherine II, tire au cordeau par tous les autres souverains, travers une lande spongieuse et presque toujours submerge, se perd enfin dans un horrible mlange d'choppes et d'ateliers, amas confus d'difices sans nom, vastes places sans dessin, et que le dsordre naturel et la salet inne du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s'encombrer de dbris de toutes sortes, d'immondices de tous genres (Voyage en Russie, 1839). Or c'est ce confin informe qui sert de cadre la deuxime partie du Portrait: Ds qu'on y pntre, tout dsir, toute ardeur juvnile, vous abandonne. Kolomna est un dpotoir humain: on y devine vivre toute une catgorie d'individus qu'on peut qualifier de cendreux, car leur costume, leur visage, leur chevelure, leurs yeux ont un aspect trouble et gris, comme ces journes incertaines, ni orageuses ni ensoleilles, o les contours des objets s'estompent dans la brume. Ce peuple cendreux, cette marge de la ville, c'est l'espace du Ptersbourg gogolien par excellence. Et c'est l qu'est tapi l'Ennemi, en l'occurrence l'usurier diabolique: tait-il Hindou, Grec ou Persan? Nul n'aurait su le dire. Sa taille quasi gigantesque, son visage hve, noiraud, calcin, d'une couleur hideuse, indescriptible, ses grands yeux, anims d'un feu extraordinaire, ses sourcils touffus le distinguaient nettement des cendreux habitants du quartier. Une fois de plus voici le bouc missaire gogolien, cet Intrus de nationalit indcise, cet tre hybride et autre qui svit dans la cendre sociale de Kolomna...

En cette cendre et cet anonymat est peut-tre le salut. Mais le peintre a voulu peindre le feu extraordinaire des yeux du Persan et il y a perdu son me: l'art, lui aussi, devrait tre cendreux, asctique... Trahi par son dsir excessif, Tchartkov devient un anti-crateur maudit, rachetant avec l'argent que lui procure son art stipendi les chefs-d'uvre authentiques qu'il lacre et pitine dans le secret... Comment comprendre Le Portrait? Kolomna et le malfique Usurier ne sont-ils pas des figures du combat intime de Gogol entre asctisme et dsir, entre mortification et art? Le dsir dont l'art est une expression porte maldiction. Il est prsent comme une transgression et comme une intrusion. Tu ne creras point d'effigies. L'interdit biblique prend ici une signification nouvelle: ne te connais pas toi-mme! Un art trop enflamm, un art qui trahit trop le dsir, qui regarde trop profond est un art destructeur et maudit. Le portrait malfique est la premire des condamnations portes par Gogol sur lui-mme. Ne dsire pas comme Piskariov! Ne regarde pas comme Tchartkov! Sois cendre, sois poussire, entre dans le rebut des laisss-pour-compte et tu seras sauv!

Tchartkov ne supportant plus les portraits, rachetant tous les chefs d'uvre inconnus des jeunes dbutants seule fin de les dtruire voil, aprs Piskariov, le deuxime chtiment inflig par la Ville ses victimes: Chaque portrait se ddoublait, se quadruplait ses yeux, tous les murs se tapissaient de ces portraits qui le fixaient de leurs yeux immobiles et vivants; du plafond au plancher, ce n'taient que regards effrayants, et, pour en contenir davantage, la pice s'largissait, se prolongeait l'infini. Dans Le Journal d'un fou, devenu aujourd'hui populaire grce la pice et au film de Coggio, nous assisterons au mme largissement dliriel de l'espace de la ville: la venue ptersbourgeoise, devenue gomtrie du dsir inavouable, se prolonge jusqu' l'horizon et surgit alors le paysage de rve que chaque cendreux esclave de la Mgapolis cache en son for intime... Notons que, dans toute l'uvre de Gogol, Le Journal d'un fou est l'unique rcit la premire personne.

Le hros du Journal d'un fou est un misrable fonctionnaire. Il appartient ce petit proltariat de la bureaucratie russe qui fournira galement Gogol le hros du Manteau et qui entrera dans les strotypes de la littrature russe sous l'appellation de l'homme de petite envergure. plusieurs gards il est le plus humain des tres cres par Gogol: sa rvolte et sa fiert de petit fonctionnaire, son rve d'accder 1'amour de Sophie, sa revendication d'un droit l'existence plnire d'homme en font une exception dans le monde des tres mutils de Gogol. cras, Poprichtchine s'enfuit par la porte du dlire psychotique. Banni de la vraie vie, il s'exile vers un Ailleurs qui a nom Espagne (non les chteaux, mais les rois en Espagne...). Toutes les figures de ce dlire sont des figures de l'absence: les coqs ont leur Espagne (ailleurs...), les cervelles sont exiles sur la mer Caspienne, les nez sont bannis sur la lune... Et la troka de rve offre la fuite (comme dans Le Rvizor, comme dans Les mes mortes). Le rel qui fait souffrir Poprichtchine n'est donn qu'indirectement, car la satire sociale n'est nullement le dessein premier de Gogol: que Son Excellence se rengorge infantilement en recevant un ruban nous signale la fatuit et la futilit du monde des grands, mais ce signal nous parvient par la mdiation de la correspondance des deux chiennes, c'est--dire qu'il est intgr dans le dlire de Poprichtchine, faisant partie, pour ainsi dire, du tableau clinique. Ce qui rend si imprissable cette uvre de Gogol, c'est l'art de combiner le normal et le pathologique, l'humain et le dlire, en un mot l'art de faire souffrir Poprichtchine devant nous. Sans sa mesquinerie, sans son amour-propre, Poprichtchine nous toucherait-il? Lorsqu'il dcouvre la correspondance canine et s'indigne que les chiennes crivent bien qu'elles ne soient pas nobles, nous comprenons que le hros se dfend pas pas, tragiquement, ridiculement et pitoyablement, contre la perte de son privilge d'homme et de son identit mme. Gogol a confr au basculement dliriel une expression particulirement frappante: le temps se drgle, annonciateur de la paranoa. Bientt voici l'Ennemi: c'est le diable, cach derrire ce gros gnral que regardent amoureusement les femmes (l'chec sexuel de Poprichtchine trouve donc sa justification); et puis ce sont les Mahomtans qui envahissent tout, c'est--dire l'Autre, l'Impur (l'Infidle... Poprichtchine connat vaguement l'histoire de l'Espagne). Par saccades la roue du dlire tourne: voici lEspagne (l'hpital psychiatrique), voici la crmonie d'adoubement (les coups des infirmiers), voici le Grand Inquisiteur (le docteur-bourreau)... Le dlire, c'est tout simplement une autre lecture du rel. Dans la ville de Gogol chacun est seul, chacun dlire, chacun lit le rel sa faon. Et pourtant il reste encore un cordon, un lien tnu mais qui ne rompt pas avec le temps antrieur: c'est l'ultime cri de souffrance et l'appel la mre, le retour la mre, dans l'isba natale, intime, ftale... Puni d'avoir rv, puni d'avoir imagin la fille de son suprieur en train d'enfiler son bas, puni de n'avoir pas accept sa case sur le damier social et bureaucratique, puni de stre rvolt, Poprichtchine (le nom veut dire celui qui cherche son emplacement, sa carrire) est banni du rel et, rou de coups, se pelotonne dans la matrice originelle.

Le nez se dit en russe nos; le premier titre de l'uvre tait son, qui veut dire rve. Cet anagramme signifie-t-il autre chose qu'un jeu de mots (ou d'ides) et devons-nous penser que le hros malgr-lui de cette histoire loufoque subit le temps du rcit une inversion de sexe en perdant son nez? Quelle fonction joue ici le rve qui est si frquent dans les Nouvelles dont nous parlons (parfois mme le rve dans le rve, avec faux rveil)? Si Le Nez est un rve (comme il est dit expressment dans une premire rdaction), que veut dire ce rve? Qu'il ait une signification sexuelle tait une vidence pour les lecteurs bien avant Freud (et avant le professeur Ermakov, auteur d'une tude psychanalytique sur Gogol publie en 1928, la veille de l'interdit jet sur Freud en U.R.S.S.). La nasologie tait un thme journalistique la mode, comme l'a montr l'acadmicien V. V. Vinogradov. La chirurgie des nez commenait et toutes sortes de plaisanteries couraient dans la presse en mal de copie. Ce nez qui a l'air d'un beignet bien cuit, le nez protubrant de l'employ des petites annonces qui prise bruyamment sous le nez (absent) de Kovaliov, les allusions aux faux nez, la satire des mdecins soigneurs de nez, tout cela reprsente des variations sur un thme la mode mi-srieux, mi-licencieux. Le diable, plus tard, racontera Ivan Karamazov une histoire... de nez. Les calembours sur le nez (mener par le bout du nez, faire un pied de nez, etc.) et leur prise au srieux sont aussi pour Gogol une source de comique. Gogol n'a pas plus invent le thme du nez que Cyrano ou Sterne. Mais il a su laborer sur ce thme un rcit grotesque aussi parfaitement cohrent dans le loufoque que Le Journal d'un fou dans le dlire paranoaque.

En premier lieu le Nez est une synecdoque ralise. La partie se substitue au tout. L'homme parlant fait des synecdoques comme M. Jourdain de la prose. Mais Gogol dveloppe et ralise cette figure de la rhtorique traditionnelle. Tout l'effort de Kovaliov, le bon et trivial major subitement priv de son appendice, consiste remettre sa place son nez. La rencontre la Galerie des Marchands (la censure interdit Gogol que cette rencontre et lieu la cathdrale de Notre-Dame de Kazan) entre le nez dplac et son propritaire dpossd donne lieu une vhmente exhortation au nez d'avoir connatre sa place. Alexeeff, dans son merveilleux court mtrage tir du Nez, a su parfaitement illustrer la synecdoque gogolienne. Tout le dsordre humain commence lorsque les tres ou les choses ne connaissent plus leur place. En place! supplie la victime pitoyable de cette mauvaise aventure. Mais le nez d'Alexeeff avec ses deux naseaux-bajoues, avec son bicorne et son pe de fonctionnaire, se dtourne avec ddain du ridicule sinistr de la synecdoque! O est l'unit du sujet, rclame par Mrime, quand mme le personnage se dcoupe en morceaux?... Eichenbaum, un des meilleurs formalistes russes, crivait: La composition, chez Gogol, n'est pas caractrise par le sujet; le sujet est pauvre ou plutt il est inexistant ( travers la littrature, 1928).

C'est que la logique se rfugie ailleurs: le sujet ne tient pas debout mais la manire de l'accueillir est parfaitement naturelle. Le barbier et sa femme, le major Kovaliov se comportent dans le loufoque de cette phantasie la Hoffmann comme dans le quotidien le plus trivial: c'est--dire avec couardise, petitesse d'esprit, prudence, crdulit... Kovaliov se dfend en numrant ses relations, mais le nez rfute tout d'un seul argument: son grade suprieur!

Le Nez est, de tous les rcits qui nous occupent, le plus riche en scnes de genre: l'choppe du barbier, le pandore qui guette le barbier sur le pont, le bureau des petites annonces, le panorama social de ces mmes petites annonces, la confiserie-refuge du major, les breloques et les espoirs de dot du sieur Kovaliov, la famille du gendarme surgissant au grand complet, le diafoirus local avec ses favoris noirs, sa manie du rcurage des dents et sa philosophie des honoraires... Le Nez est une greffe d'absurde sur du trivial. Plus l'absurde est absurde, plus le quotidien doit tre trivial: alors transparat mieux l'homme, cet homme gogolien peureux et jouisseur, qui toussote et tapote ses amulettes avant d'aborder l'inexplicable. Mieux que jamais apparat, clate le talent de mime de Gogol. Le mime fait surgir la scne, le geste, l'homme du nant. Exactement comme Gogol, en mimant avec son extraordinaire observation du dtail infime les gestes prcautionneux du barbier autour du nez retrouv de Kovaliov, compose devant nous ce nez, le rend prsent, ou absent, ce qui revient au mme. Au cur de la pantomime humaine: ce vide, ce fiasco, cette peur triviale et grotesque... La ville avec ses avenues, ses grades, sa hirarchie, ses confiseries et, du pont de la Police au pont Anitchkov, le flot des dames s'coulant le long du trottoir comme une cascade de fleurs, est le jeu constant de la rumeur; la Ville est le lieu mme de ce vide, de cette absence. Elle meuble. Tragiquement ou grotesquement. Elle meuble notre vide... comme elle meuble l'appartement du chef de la police chez qui se rend Kovaliov de hautes piles de pains de sucre offertes lui par les marchands en toute amiti, ainsi qu'il est dit dans la premire rdaction du Nez. (La flagornerie et la corruption pousses l'absurde composent ce palais de sucre qui ne signifie plus rien...)

De tous les rcits de Ptersbourg, c'est Le Nez qui annonce le mieux Les mes mortes: les hros du rcit appartiennent au type trivial, non au type romantique. Ce qui, avec Pirogov, n'tait qu'esquiss dans La Perspective Nevski devient ici essentiel: l'homme trivial, courant, s'enkyste dans n'importe quel matriau. La Ville a beau lui jouer les tours les plus pendables, le berner ou le chtrer momentanment, ce personnage camlonesque et in-signifiant ne renonce jamais s'incruster, s'enraciner ft-ce dans l'inexistant. Le barbier n'a pas de nom de famille, mais quelle obstination lutter contre l'absurde, survivre l'absurde! Toute l'toffe du rel se dcoud, mais le fonctionnaire gogolien restera chatouilleux sur son grade et ses prrogatives bureaucratiques jusqu' dissolution complte dans le non-tre. Tchekhov, pour ses premiers rcits, a d trouver ici son inspiration: cet homme retors dans l'insignifiant et insignifiant dans l'essentiel, cette marionnette sociale, mais marionnette capricieuse et ruse, c'est aussi l'homme tchkhovien, lhomunculus timor et ttu confront un rel implacable, absurde... Inchang, il rapparatra chez un Kafka.

N'oublions pas que tous les rveils en cascade de ces homoncules gogoliens, ces yeux qui se frottent dans ce qui est un deuxime rve (o donc est la vritable veille de l'homme?), c'est aussi ce qu'a vcu Gogol. Nulle part chez lui, il n'prouva enfin le sentiment d'tre dans sa vraie patrie qu'en Italie, c'est--dire l'tranger. L'Italie! Elle est mienne!... La Russie, Ptersbourg, les neiges, les sacripants, les ministres, la chaire l'Universit, le thtre tout cela n'a t qu'un rve. Voici que je me suis enfin veill dans ma patrie... La patrie de l'me, o mon me a vcu avant moi, avant ma venue au monde...

Voici donc l'aveu... Quel sera le dernier rveil dans tous ces rveils en cascades? Et puisque qui dit rve (son) dit nez (nos), quel sera le dernier pied de nez? Gogol ne marche qu' reculons, hors d'un rel tnu comme le rve dans un autre rel rv... Seuls comptent la saccade de la main du rveur, le soubresaut de celui qui se rveille l'improviste, ou plutt croit se rveiller, mais tombe d'tage en tage dans ce curieux chafaudage qu'est la vie... avec, tout au bout de ces chutes successives, la patrie d'avant la naissance, Poprichtchine pelotonn dans la matrice... et la verrue sous l'norme nez du dey d'Alger (seule preuve que tout existe quand mme...).

Cette rgression hors du vivant, cette inversion des forces vives de la vie, cette progressive immobilisation et diminutio vitae, c'est toute la trame, tout le drame de La Pelisse (mais l'usage, hlas, nous oblige dire Le Manteau). Le copiste Akaki Akakivitch est un tre cendreux par excellence, un typique homoncule fabriqu, malmen et finalement dissous par la Ville. D'origine, il n'a point. Mme sa naissance onomastique fut laborieuse: voyez la kyrielle de prnoms impossibles qui fut prsente la pauvre accouche. Pour finir il sera Acace (Akaki) comme son pre. Que dit d'Acace le Martyrologe romain de Grgoire XIII? Le 28 juillet. Milet, en Carie, saint Acace martyr. Sous l'empereur Licinius, il fut, aprs divers tourments, jet dans une fournaise o le secours de Dieu le conserva sain et sauf: dcapit enfin il acheva son martyre Martyrologe romain, Traduction par Dom Baudot et Dom Gilbert, revue par Dom Schmitt. Castermann, Paris-Tournai, 1953.. Pauvre Acace qui n'est prserv dans la fournaise que pour pouvoir mieux achever son martyre sous la hache! Gogol, le pieux Gogol, confit en dvotion et assig de dames en mal de religion aurait-il choisi ce saint au hasard? Bien sr que non! Acace c'est aussi, en grec, celui qui ne connat pas le mal. Akaki l'innocent subira le double martyre que lui infligera la ville, et se retirera de l'existence sur la pointe des pieds. Mais il est vrai aussi que le nom sonne bizarrement en russe: ce redoublement presque onomatopique fait rire, d'autant plus qu'une association incongrue se fait avec obkakat (conchier). Ne voyons-nous pas le pauvre innocent Akaki traverser la rue comme dans un rve (c'est un rve, il marche sur les portes de sa copie, il est jambage de cursive, il est liaison de btarde et court dans la ville-copie, la ville-circulaire) et se faire barbouiller par le fumiste puis blanchir par le pltrier? Avec son habit de suie et son bonnet de chaux, il est vraiment Acace, Acace le saint innocent, Acace le vilipend, le souill...

Il en est du rcit comme du vieux manteau: rapic, couleur du temps qui passe, la vieille pelisse part de partout tandis que la nouvelle s'vanouira ds le premier soir. Le crime dAkaki Akakivitch sera d'avoir dsir. La concupiscence tait cache chez ce saint homme: voyez l'amour coupable qu'il met prfrer certaines lettres d'autres, la jouissance qu'il retire de son humble copie. Et ce redoublement d'ascse pour mieux conomiser l'argent de la nouvelle pelisse, n'est-ce pas aussi une ruse du dsir? Serait-ce la tentation de saint Acace? Effectivement l'ide de la nouvelle pelisse inocule notre homme des ides folles, des virus de libertinage. Lui si timor, qui bredouille devant n'importe quelle ide exprimer, que le tailleur terrorise rien qu'en mettant des gros chiffres (comme des gros mots), le voici mme qui tombe en arrt devant une choppe de vendeur de gravures. Tiens, cette femme qui enlve son soulier l'intresse, l'aguiche du fond de la vitrine? Et dans l'moi qui s'ensuit Akaki bauche mme une poursuite amoureuse... Aurait-il au fond de lui-mme cette chose pour laquelle chacun conserve du flair, comme l'crit l'auteur?

Notre homme donc s'veille. Il joue mme au sybarite (oh, si peu!) mais la punition va fondre sur lui. Le poing du voleur gros comme la tte d'un fonctionnaire remet tout sa place: Acace, tu n'as pas droit au dsir, reprends ta vieille pelisse, ta compagne use, frigide, inexistante... Akaki se met en colre, une fois unique dans sa vie, mais le rel a vite fait de retourner les choses. C'est lui le suspect, bientt le coupable! L'important personnage, descendu de la tabatire de Ptrovitch o il figurait (un gnral avec le visage enfonc), exerce son autorit sur le pauvre hre. Commencs devant le miroir, les exercices d'autorit se dchanent devant Akaki: roulades et arpges de cris, de remontrances, d'indignations offusques: Comment osez-vous?

Dans le dlire d'Acace mourant la pelisse devient un pige, une chausse-trape... Le malheureux se retire des vivants en laissant pour tout hritage ses plumes crire et sans mme avoir droit l'attention que portent aux mouches les naturalistes...

Le vent et l'immensit informe de la banlieue ptersbourgeoise jouent ici le principal rle d'accompagnement: c'est l'immense place vente qui sert de complice au voleur, c'est tout Ptersbourg qui perscute et punit Akaki. Il est vrai que Ptersbourg lui offre une revanche posthume, cette lgende du fonctionnaire arrachant les pelisses aux paules des messieurs bien emmitoufls... Revanche par le fantastique, la rumeur... et la dlinquance urbaine, car, bien entendu, c'est le voleur qui continue svir...

Tout est grotesque, rapide, saccad dans cet pilogue. On dirait un muet de Charlot: le dtrousseur fantastique svit inopinment, un cochon renverse un flic, et grand triomphateur le froid pince les dos de messieurs les conseillers tandis que la cit policire est la proie d'une panique comique Attraper le mort, mort ou vif est l'ordre lanc. Mais l'ternuement du fantme met en droute toute une marchausse et tout se rsume un remue-mnage de marionnettes qui dtalent...

Tel est le martyre d'Akaki Akakivitch: une vie de trane-misre, illumine un instant par l'ide ternelle de la future pelisse et brutalement crase aprs ce modeste embrasement du dsir. Akaki n'avait pas d'existence lui, il tait un humble rouage bureaucratique, une ombre dans la Ville, sa mort n'est qu'un pisode administratif. Fausse entre dans la vie, fausse sortie. Il tait, avec son cou branlant comme celui des chats en pltre, et la carapace d'ordure que la ville lui jetait dessus, le souffre-douleur de Ptersbourg. Mais un souffre-douleur automate, quasi idiot. Il n'avait, nous dit Gogol, ni marotte, ni dada, ni impulsion quelconque. Il tait copie du monde. Seul le cheval soufflant sur sa joue au moment o il va se faire craser dans la rue le fait, un instant, sortir de son monde majusculaire et minusculaire, de sa Scribopolis...

Depuis la parution du Manteau, les interprtations de ce petit rcit n'ont pas manqu. La gnration de Bilinski a salu l'humanisme de Gogol (la larme fameuse verse par un collgue d'Akaki, le je suis ton frre) sans s'attarder sur l'idiotie d'Akaki Akakivitch, qui aurait pu tre, quand mme, une victime sociale plus sympathique (qu'on compare avec les Contes de Nol de Dickens, parus la mme anne, avec le pre Scrooge devenu en une nuit un brave homme). Gogol fut proclam pre de l'cole naturaliste et reste jusqu' aujourd'hui, dans les manuels sovitiques, le meilleur exemple du ralisme critique. Ce malentendu entretenu par le proslytisme idologique fut entrevu par Dostoevski ds ses dbuts. Divouchkine, le hros des Pauvres Gens, proteste contre les mauvais traitements infligs par Gogol son Akaki Akakivitch. Divouchkine est, comme le hros du Manteau, un tre drisoire et frustr, mais lui, au moins, prtend sentir et aimer comme un homme. La hargne de Gogol envers son personnage l'indigne. Et il crit Varvara, dans sa lettre du 8 juillet, que les Akaki Akakivitch n'existent pas: Gogol a perversement invent ce pauvre idiot.

Au XXe sicle interprtations et adaptations cinmatographiques n'ont pas manqu: Eichenbaum, dans un texte paradigmatique du formalisme russe Cf. Thorie de la Littrature, textes des formalistes russes runis, prsents et traduits par Tzvetan Todorov. Le Seuil, Paris, 1965., dmontre que Le Manteau est une combinaison de procds, une pantomime stylistique qui permet Gogol de dployer l'intrieur d'un monde fantastiquement rduit un jeu d'hyperboles grotesques (longle du tailleur gros comme une carapace de tortue, le poing du voleur gros comme une tte de fonctionnaire). Alternance de styles contradictoires (bureaucratique, pseudo-pique, faussement sentimental, populaire, rhtorique...), Le Manteau nous fait rire parce qu'il est un manteau d'arlequin: ce sont les sutures entre les pices qui dclenchent le comique... L'analyse d'Eichenbaum reste un morceau de critique insurpass. Mais s'il nous dit comment fut fait Le Manteau, nous dit-il ce que signifie Le Manteau?

Les freudiens sovitiques des annes 20 La Bibliothque psychoanalytique publia des ouvrages traduits et originaux, sous la direction de I. Ermakov, de 1923 1928. s'y sont essays: symbole du sexe fminin, le manteau reprsente le dsir sexuel inavou, rprim d'Akaki Akakivitch, qui le sublime en une ide ternelle de la future pelisse... Un grand thologien orthodoxe, Paul Evdokimov Cf. Paul Evdokimov: Gogol et Dostoevski. Descle de Brouwer, Paris, 1961., reprit quant lui l'ide de Merejkovski (dans Gogol et le diable) en l'adaptant au Manteau: le rcit porterait sur la tentation d'Acace le pur par le Diable (habill en tailleur): le Malin s'y prend par les petites autant que par les grandes sductions... On reconnat ici, crit Evdokimov, l'influence de la lecture attentive des crits asctiques sur l'emprise et la possession qu'exercent les passions sur l'me humaine. Akaki est un tre minuscule et en mme temps il appartient au type des grands amants pour qui l'amour est plus fort que la mort.

Tszizewskij, un grand russisant allemand, a, de son ct, montr que Le Manteau tait fait d'un flux hyperbolique de parler courant, s'entassant absurdement jusqu' ce que la tension cre se rsolve en une bagatelle. L'emphase se dissout en insignifiance, veillant chez le lecteur l'angoisse sur le sens du vivant...

Dans son ouvrage Dans l'ombre de Gogol Abram Tertz (Andr Siniavski): Dans l'ombre de Gogol. Le Seuil, Paris, 1978., Andr Siniavski ne parle pas explicitement du Manteau, mais son interprtation du rire gogolien s'y applique fort bien: Le rire s'apparente au got russe du miracle, au penchant pour Dieu, l'ternel, le maximalisme. Tout ce qui n'est pas absolu est passible du rire. Ce rire gogolien, qui parat si cruel Dostoevski, serait une voie de recherche de Dieu, une variante minemment russe, mlant le sacrilge au sacr, approche de l'ternel...

Reste l'interprtation sexuelle propose par Simon Karlinsky. Les six hros des Nouvelles de Ptersbourg sont des hommes clibataires, seuls dans la ville et en qute d'une compagne. Tchartkov (dans Le Portrait) a vingt-deux ans, Piskariov et Pirogov (dans La Perspective Nevski) ont dans les vingt-cinq ans, Kovaliov (dans Le Nez) a trente-sept ans, Poprichtchine (dans Le Journal d'un fou) a la quarantaine, Akaki Akakivitch a la cinquantaine. Ce sont tous des hommes seuls, tous torturs par la recherche de la femme: la prostitue de Piskariov, la belle Allemande de Pirogov, la fille du gnral dans Le Journal d'un fou, Mme Podtotchine pour le major Kovaliov (elle essaie de le prendre aux rets du mariage), la pelisse pour Akaki Akakivitch (ne seriez-vous pas all dans une mauvaise maison lui demande d'un air souponneux le policier...). Seul Tchartkov le peintre n'a pas de femme prcise en vue mais ce sont des portraits mondains de jeunes femmes qui le perdent...

Inutile d'insister: relisons Hymne, ou encore Chponka et sa tante, partout chez Gogol ce ne sont que fuites des fiancs devant les femmes nubiles, retraits, abandons, dsarrois du sexe mle... La thse de Karlinsky reprend l'hypothse (romanesque) de Dominique Fernandez dans Les Enfants de Gogol. Gogol homosexuel luttait contre son anormalit et aurait confess son secret au pre Matthieu la fin de sa vie: d'o la pnitence svre inflige par celui-ci et la dure agonie de Gogol. Karlinsky crit: La correspondance et les autres documents biographiques de Gogol nous disent que les annes ptersbourgeoises de Gogol furent une priode de fivreuse activit sociale et littraire, un moment particulirement heureux de sa cration artistique. Est-il possible que la discipline qu'il dut s'imposer pour se priver de la seule espce de contact humain affectif dont il tait capable ait dj commenc svir en lui, engendrant les sentiments de solitude, de frustration et d'alination qui sont si manifestes durant la dernire dcennie de sa vie? Une telle hypothse expliquerait en grande partie la situation dsespre des hommes seuls dans les rcits de Ptersbourg et la dcision ultrieure de s'installer Rome.

Que l'homosexualit refoule de Gogol explique de nombreux aspects de son uvre nous parat dmontr. Mais il n'en reste pas moins que ces cinq rcits ptersbourgeois sont aussi et surtout des rcits sur la cruaut de la ville. Ptersbourg, catalyseur de l'alination de Gogol, lui offrait une parfaite occasion de transfert de sa nvrose. Ptersbourg ville artificielle, ressentie comme un lieu de dportation pour les hommes et pour l'histoire russes, devient avec Gogol le chevalet de la souffrance russe au XIXe sicle. Sans Gogol nous n'aurions pas eu l'extraordinaire Ptersbourg de Crime et chtiment ou de L'Adolescent, ni celui des symbolistes russes, celui d'Alexandre Blok et plus encore d'Andr Biely. Il y a dans ce Ptersbourg gogolien, dans cette cit que Dostoevski proclamera dans L'Adolescent la plus fantastique du monde, une fondamentale souffrance d'inadaptation. On voit sur une des gravures d'Alexeeff qui illustrent Le Journal d'un fou N. Gogol, Le Journal d'un fou, gravures d'Alexeeff, traduction de Boris de Schloezer et Jacques Schiffrin. Paris, 1927. un Poprichtchine genoux, dsarticul en trois morceaux, avec une grande tte blanche et vide dcoupe sur un ciel noir o dansent de petites isbas. Alexeeff a bien senti que Ptersbourg est un exil d'o la Russie est absente. Absente et prsente comme dit Vladimir Weidl. Absente parce que tout y est artificiel, import, inadapt, que l'tre russe y boite et y souffre. Prsente parce que sans le rve russe qui habite les fous et les monomanes de Ptersbourg, Ptersbourg ne serait pas... Point d'hommes sur la Perspective Nevski! Mais un myriapode rampant et hurlant. L'espace humide dversait une cacophonie de voix, une cacophonie de mots; et tous ces mots, aprs s'tre emmls, s'assemblaient en une phrase. Cette phrase paraissait absurde, elle s'levait au-dessus de la Perspective Nevski et elle stagnait, nuage noir d'ineptie (Andr Biely, Ptersbourg Le roman de Biely date de 1916. Sa traduction franaise a paru Lausanne en 1967..

Le Ptersbourg de Biely, bouche de l'absurde, point de rencontre de la terre et de la quatrime dimension, espace circulatoire vhiculant les hallucinations de la Russie, patrie des ombres et des nvroses, brche dans le mur de la Russie, a vritablement t engendr par Gogol. Dostoevski l'a enrichi des cauchemars de Raskolnikov, de ce frisson de fivre et de complicit que communique la ville en chaleur l'assassin-idologique: par toutes ses bouches anonymes la ville chuchote l'tudiant en dlire: tue, tue, affirme et tue!...

Ce Ptersbourg malfique, c'est--dire porteur de la maldiction de la Russie, c'est vritablement Gogol qui l'a invent, c'est--dire qui l'a vu le premier. Il est un lieu proprement fantastique, c'est--dire o l'homme habite mal. Ce n'est ni le Londres cruel et tendre de Dickens, ni le Paris tincelant et sordide de Balzac: c'est la cit russe de la non-russit, c'est l'cran artificiel o se projettent les rves avorts de l'homme russe. Par les fentres allumes de ce Ptersbourg-l on voit la carte d'Espagne o dvale le cabriolet de Poprichtchine et la steppe russe o navigue l'imposteur Tchitchikov. Mais on ne voit pas Ptersbourg: il n'a pas d'me, il est un artifice, un mirage, un leurre optique, un pointill comme dira le Doudkine de Biely. Il est parent du Prague de Kafka, du Berlin de Benjamin.

Le fantastique sous-entend toujours une dchirure du rel et Ptersbourg a t la dchirure par o Gogol a exprim son angoisse de vivre. Il y a log deux types opposs de solitaires: l'un appartient au type des minus gogoliens: la ville l'lime et le malmne sans relche, il finit par quitter l'espace sur la pointe des pieds, mconnu de tous et c'est Piskariov ou Akaki. L'autre est un clibataire replet, trivial, couard mais increvable, il annonce Tchitchikov, il s'appelle ici Pirogov ou Kovaliov, il boit tous les affronts, il retombe toujours sur ses pieds, il colmate sans fin et sans vergogne la brche... L'un s'efface, l'autre se dilate, l'un est un maigre, l'autre est un gros. Tous deux se promnent dans l'espace circulatoire de la Perspective Nevski. Tous deux souffrent de la ville. L'un en meurt, l'autre encaisse les coups et va manger deux gteaux feuillets. Mais aucun des deux n'est install dans l'espace rel de la ville. L'un fuit par la brche dans l'espace lointain de son imaginaire ou de sa souffrance. L'autre se rfugie dans l'espace immdiat du dtail, du quotidien le plus trivial, du gteau feuillet. Comme un il dtraqu, Gogol ne sait pas accommoder et entre ces deux espaces clos et ouvert, proche et lointain (dont le structuraliste sovitique Lotman a excellemment fait l'analyse), il n'y a que le vide, l'absence, le brouillard. La vie est un trompe-lil. Dieu sait quelles billeveses ont lieu dans le monde! La ville est cette communaut de rve et de tromperie qui seule relie les tres humains. Dans le Petersbourg de Gogol il n'y a ni palais, ni balustres de fonte, ni revues militaires au Champ-de-Mars. Tout y est froidure, vent et inconsistance. Les hommes s'imaginent que le cerveau se trouve dans la tte. Pas du tout: c'est le vent qui souffle de la mer Caspienne qui nous l'apporte. l'histoire monumentale, du Ptersbourg de Pierre le Grand, Gogol oppose le caquetage inconsistant des automates humains, et ce bagne solitaire o tout ros avorte, o toute autonomie comporte son autopunition... Est-ce parce que le lecteur d'aujourd'hui vit dans un monde o rien n'est en place, o Kafka, Beckett et Soljenitsyne nous ont bannis de notre confort, o la vue normale et bien accommode du monde semble moins vraie que toute autre il nous semble que Gogol ne fait que gagner avec le temps. Magritte ou Chirico semblent des prolongements de sa vision absurde du monde. Le premier il nous a fait entendre le bruit mat de nos peurs: Allons, allons! remets-toi en place, animal! lui disait Kovaliov, mais le nez semblait sourd et retombait chaque fois sur la table en mettant un son trange, comme s'il et t de lige. Comme s'il et t de lige... De lige...

Premire partieLes fondateurs du mythe

Chapitre II

Le grand jeu russe

Retour la table des matiresIl nous regarde jouer disent d'Herman les autres joueurs. C'est qu'Herman ne vit pas, il veut vivre, il s'apprte vivre, ce qui est tout autre chose. Entre la vie vivante comme dira Dostoevski en 1863 et le dsir de vivre, la littrature russe avec la Dame de Pique instaure cette distance, cette frontire spculaire qui dure jusqu' aujourd'hui. Herman donc regarde les autres jouer. Les autres sont russes, russes sans problmes et dilapident sans arrire-pense le patrimoine. Herman est un Russe allemand. Loin de dilapider, il amasse, au moins en imagination (et son imagination est capable d'une concentration frntique). Ses trois cartes sont conomie, temprance et travail mais ce sont des cartes, prcisment. C'est--dire qu'il mise sur un comportement de sagesse, mais cette mise est accompagne par l'investissement passionnel des plus grand joueurs. Il ne joue pas encore, mais quand il jouera ce sera avec dlire. Herman, ce Russe pas tout fait russe, ce monomane du dsir de vivre, ce voyeur dliriel, c'est l'intelligent russe. Avec lui nat l'extraordinaire gurilla que le pote Alexandre Blok baptisa la veille de la Rvolution la guerre de Koulikovo. Koulikovo ou le Champ des Bcasses c'est en 1380 la victoire du prince Dmtri Donsko sur la Horde et ses allis (tratres) russes. La Russie, selon Blok, mne continuellement la lutte contre cet envahisseur de l'intrieur, ce Tatare russifi qu'elle porte en elle, cet tranger qu'elle nourrit de son lait l'intelligent (l'intellectuel).

La passion du jeu est la plus puissante de toutes les passions dclare Pouchkine. La Dame de Pique est sans doute l'uvre la plus populaire, la plus trans-nationale de Pouchkine prcisment parce quelle met en uvre cette passion qui dvore l'Europe ds la fin du XVIIIe sicle et a laiss en chacun de nous son vestige: le tapis vert ne svit plus comme avant, mais il remue encore le trfonds et l'on n'entre pas dans un casino sans prouver un peu ce qui remue Herman en pntrant chez Tchekalinsky. L'opra de Tchakovski cet opra de la peur comme a dit le pote Kuzmin est venu surajouter ses ondes frmissantes, le haltement des voix et des cordes qui confrent la fable de Pouchkine une vibration anxieuse que celle-ci n'avait pas. De Hoffmann Balzac, de Pouchkine Lermontov le thme des cartes, du hasard, de la vie joue comme une partie de pharaon ou de poker exprime, dans la premire moiti du sicle, aprs le trouble rvolutionnaire et l'audacieux banco napolonien l'insatisfaction et le dsarroi de l'Europe. L'anne qui suit la Dame de Pique, Lermontov crit son drame le plus sombre, Mascarade, o l'homme apparat tantt comme un joueur frntique et perdant, tantt comme un bretteur dsespr. vrai dire duel et jeu de hasard font partie de la mme conception mondaine, dsuvre et tragique du monde. Ils sont les deux dfis jets au hasard, promu souverain dieu des existences humaines. Ce sont deux hypostases du combat, mais d'un combat entre hommes et dieux.

Celui-ci est enflamm... celui-l Plus ple qu'un mort dans son caveau.Assoyons-nous... le combat s'enfivre!L'me est toute traversePar une lgion de passions et de frissons,Et souvent une pense ganteMonte alors le ressort de l'esprit agit.Si tu mets genoux l'adversaire,Forant plier devant toi le destin Napolon alors te sembleraUn nain pitoyable et mesquin.(Mascarade)

On le voit, le profil du Corse hante les tables de jeux, la mche clbre se retrouve chez Herman, comme plus tard chez Raskolnikov: c'est que Bonaparte a donn l'exemple du plus effrn coup de pharaon. Le hros de Lermontov, celui de Pouchkine, ne font-ils pas qu'appliquer les rgles napoloniennes de la recherche du succs, des rgles qui furent donnes l'Europe dans un brviaire potique du cynisme: Le Rouge et le Noir de Stendhal,

Le monde est pour moi un paquet de cartes,La vie est une banque; le destin taille, moi je ponteEt j'applique aux hommes les rgles du jeu.(Mascarade)

On retrouve le jeu de hasard dans une multitude d'uvres russes, depuis les comdies de Fonvizine et d'Emine au XVIIIe sicle jusqu'aux Joueurs de Gogol et au Joueur de Dostoevski (respectivement en 1842 et 1866) en passant par les vaudevilles du prince Schakhovskoy et mme l'Eugne Onguine de Pouchkine:

piques et curs! ni les dons de la libertNi Phbus, ni Olga, ni les festivitsN'auraient su, il n'y a gure, arracherNotre Onguine au jeu qui le domptait.Pensif, jusqu'au petit matin,Il tait prt, cette poque-l, questionner le destin, attendre son arrtLe valet sortira-t-il gauche?Dj sonnait la premire messe,Au milieu des jeux dcachetsSommeillait le banquier puis;Mais lui, renfrogn, ple et aux aguets,Plein d'espoir; les yeux clos;Il pontait sur son troisime as...(brouillons dEugne Onguine)

Un mmorialiste connu de l'poque d'Alexandre Ier, Serge Glinka, rapportant cette furie du jeu qui s'tait empare de l'aristocratie russe assimile humoristiquement la circulation des biens provoque en Russie par ce phnomne au libralisme conomique prn par Adam Smith: en somme, ce serait la variante russe du libre-changisme!

Le jeu de cartes, comme tous les jeux, est un simulacre du combat social. Mais dans la Russie pouchkinienne ce simulacre se substitue bel et bien la vie elle-mme. L o la mobilit sociale, l'initiative conomique ou intellectuelle sont troitement brides, le jeu assure la part d'aventure ncessaire au vivre. De plus il exprime dans une mtaphore parfaite la fragilit de la situation sociale dans la socit de Nicolas Ier. la fin du XVIIIe sicle le jeu symbolisait la monte sociale miraculeuse, l'ascension instantane de favoris tirs du nant comme Orlov, comme Zoritch, paysan serbe devenu gnral en passant par le lit de Catherine et cit par Pouchkine; dans les annes 1830 le jeu est devenu tragique: il symbolise la chute toujours possible, la disgrce potentielle et vertigineuse.

Le texte de Pouchkine est un des plus concis, des plus laconiques mme de cet auteur. La seule fioriture est celle des pigraphes, factieuses et fantaisistes (aucun commentateur n'a pu retrouver la citation attribue Swedenborg...) Le sujet est mont comme une bonne horloge: chez Naroumov Herman entend raconter par Tomski l'histoire du secret des trois cartes gagnantes qui aurait t transmis sa grand'mre par le comte de Saint-Germain (lui-mme l'aurait reu de Cagliostro). Herman gagne les faveurs de Lise, la suivante souffre-douleur de la Comtesse, dont il a retrouv la demeure par hasard. Il se fait donner un rendez-vous chez la jeune fille et en profite pour attendre la Comtesse dans sa propre chambre, au retour d'une de ses sorties. Lorsque la vieille est seule, en chemise de nuit, il sort de sa cachette, exige la transmission du secret, braque un pistolet. La vieille meurt de peur. Trois jours aprs on l'enterre. Herman s'approche de la morte pour l'embrasser (selon l'usage orthodoxe); cet instant il croit voir la vieille cligner de l'il. Il s'vanouit, on le relve; quelqu'un dans l'assistance murmure son voisin qu'il doit s'agir d'un fils naturel de la dfunte. Rentr chez lui, il s'endort d'un sommeil de plomb et voit en rve la vieille comtesse; elle lui livre le secret des trois cartes (trois-sept et as) tout en lui commandant d'pouser Lise. Dvor par l'ide fixe d'utiliser son secret, Herman va chez le riche Tchekalinsky. Il mise tout son capital, soi