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Le normal et le pathologique

Georges CanguilhemLe normal et le pathologiqueAvertissementLe prsent ouvrage est la runion de deux tudes, dont lune indite, relatives au mme sujet. Il sagit dabord de la rdition de ma thse de doctorat en mdecine, facilite par laimable consentement du Comit des Publications de la Facult des Lettres de Strasbourg au projet des Presses Universitaires de France. ceux qui ont conu le projet comme ceux qui en ont favoris la ralisation, jexprime ici ma vive reconnaissance.Il ne mappartient pas de dire si celle rdition simposait ou non. Il est vrai que ma thse a eu le bonheur de susciter quelque intrt dans le monde mdical aussi bien que parmi les philosophes. Il me reste souhaiter quelle ne soit pas maintenant juge trop passe.En ajoutant quelques considrations indites mon premier Essai, je cherche seulement fournir un tmoignage de mes efforts, sinon de ma russite, pour conserver un problme, que je tiens pour fondamental, dans le mme tal de fracheur que ses donnes de fait, toujours changeantes.G. C.1966La deuxime dition comporte quelques rectifications de dtails et quelques noies complmentaires en bas de pages qui sont signales par un astrisque.G. C.1972I. Essai sur quelques problmes concernant le normal et le pathologique (1943)Prface de la deuxime dition1Celle deuxime dition de ma thse de doctorat en mdecine reproduit exactement le texte de la premire, publie en 1943. Ce nest nullement pour des raisons de contentement dfinitif de moi-mme. Mais, dune pari, le Comit des Publications de la Facult des Lettres de Strasbourg que je remercie trs cordialement davoir dcid la rimpression de mon ouvrage ne pouvait supporter ls frais quet entrans un remaniement du texte. Dautre part, les corrections ou complments ce premier essai trouveront place dans un travail venir, plus gnral. Je voudrais seulement indiquer ici de quelles nouvelles lectures, de quelles critiques qui ont t faites, de quelles rflexions personnelles jaurais pu et d faire bnficier la premire version de mon essai.Et tout dabord, mme en 1943, jaurais pu signaler quel secours je pouvais trouver, pour le thme central de mon expos, dans des ouvrages comme le Trait de psychologie gnrale de M. Pradines et la Structure du comportement de M. Merleau-Ponty. Je nai pu qu'indiquer le second, dcouvert alors que mon manuscrit tait limpression. Je navais pas encore lu le premier. Il suffit de se rappeler les conditions de la diffusion des livres en 1943 pour comprendre les difficults de la documentation lpoque. Du reste, je dois avouer ne pas trop les regretter, prfrant de beaucoup un acquiescement aux vues dautrui, mme pleinement sincre, une convergence dont le caractre fortuit fait mieux ressortir la valeur de ncessit intellectuelle.Je devrais, si jcrivais aujourdhui cel essai, faire une grande place aux travaux de Selye el sa thorie de l'lal d'alarme organique. Cel expos pourrait servir de mdiation entre les thses, premire vue bien diffrentes, de Leriche el de Goldstein, dont jai fait le plus grand cas. Selye a tabli que des rats ou des drglements du comportement, comme les motions el la fatigue quelles engendrent, produisent, par leur ritration frquente, une modification structurale du cortex surrnalien analogue celle que dtermine lintroduction dans le milieu intrieur de substances hormonales, soit impures soit pures mais hautes doses, ou bien de substances toxiques. Tout tat organique de tension dsordonne, tout comportement dalarme et de dtresse (stress) provoque la raction surr-nalienne. Cette raction est normale, eu gard l'action el aux effets de la corticoslrone dans lorganisme. Dailleurs, ces ractions structurales, que Selye nomme ractions dadaptation et ractions dalarme, intressent aussi bien la thyrode ou lhypophyse que la surrnale. Mais ces ractions normales (cest--dire biologiquemenl favorables) finissent par user lorganisme dans le cas de rptitions anormales (cest--dire statistiquement frquentes) des situations gnratrices de la raction dalarme. Il sinstalle donc, chez certains individus, des maladies de dsadaptation. Les dcharges rptes de corticoslrone provoquent soit des troubles fonctionnels, tels que le spasme vasculaire et Vhypertension, soit des lsions morphologiques, telles que lulcre de l'estomac. C'est ainsi quon a observ, dans la population des villes anglaises soumises aux raids ariens de la dernire guerre, une multiplication notable des cas dulcre gastrique.Si on interprle ces faits du point de vue de Goldstein, on verra la maladie dans le comportement catastrophique, si on les interprte du point de vue de Leriche, on la verra dans la dtermination de lanomalie histologique par le dsordre physiologique. Ces deux points de vue ne sexcluent pas, bien loin de l.De mme, je tirerais aujourdhui un grand parti des ouvrages dEtienne Wolff sur Les changements de sexe et La science des monstres l'occasion de mes rfrences aux problmes de la lralo-gense. Jinsisterais davantage sur la possibilit et mme lobligation dclairer par la connaissance des formations monstrueuses celle des formations normales. Je proposerais avec encore plus de force quil ny a pas en soi el a priori de diffrence ontologique entre une forme vivante russie et une forme manque. Du reste peut-on parler de formes vivantes manques? Quel manque peut-on bien dceler chez un vivant, tant quon na pas fix la nature de ses obligations de vivant?Jaurais d aussi tenir compte plus encore que des approbations ou confirmations qui me sont venues de mdecins, psychologues comme mon ami Lagache, professeur la Sorbonne, ou biologistes, comme MM. Sabiani el Kehl, de la Facult de Mdecine dAlger des critiques la fois comprhensives et fermes de M. Louis Bounoure, de la Facult des Sciences de Strasbourg. Dans son ouvrage Lautonomie de ltre vivant, M. Bounoure me reproche avec autant desprit que de cordialit de cder lobsession volutionniste el considre avec une grande perspicacit, sil mesl permis de le dire, lide d'une normalivit du vivant comme une projection sur toute la nature vivante de la tendance humaine au dpassement. Cest en effet un grave problme, la fois biologique el philosophique, que de savoir sil est ou non lgitime d'introduire l'Hisloire dans la Vie (je pense ici Hegel etaux problmes soulevs par linterprtation de lhglianisme). On comprend que je ne puisse aborder celte question dans une prface. Je veux du moins dire quelle ne mchappe pas, que jespre bien l'aborder plus tard el que je suis reconnaissant M. Bounoure de maider la poser.Enfin, il est certain quaujourdhui je ne pourrais pas ne pas tenir compte, dans lexpos des ides de Claude Bernard, de la publication en 1947 par le DT Delhoume des Principes de mdecine exprimentale, o Claude Bernard apporte plus de prcision quailleurs dans lexamen du problme de la relativit individuelle du fait pathologique. Mais je ne pense pas que mon jugement sur les ides de Cl. Bernard serait modifi pour lessentiel.Jajoute en terminant que certains lecteurs se sonl tonns de la brivet de mes conclusions el du fait quelles laissent ouverte la porte philosophique. Je dois dire que ce fut intentionnel. J'avais voulu faire un travail dapproche pour une future Ihse de philosophie. Javais conscience davoir assez sinon trop sacrifi, dans une thse de mdecine, au dmon philosophique. Cest dlibrment que jai donn mes conclusions lallure de propositions simplement et sobrement mthodologiques.IntroductionLe problme des structures et des comportements pathologiques chez lhomme est immense. Un pied-bot congnital, un inverti sexuel, un diabtique, un schizophrne posent des questions innombrables qui renvoient finalement lensemble des recherches anatomiques, embryologiques, physiologiques, psychologiques. Notre opinion est cependant que ce problme ne doit pas tre divis et que les chances de lclairer sont plus grandes si on le prend en bloc que si on le dcoupe en questions de dtail. Mais nous ne sommes pas en mesure, pour le moment, de soutenir cette opinion par la prsentation dune synthse suffisamment documente, que nous esprons mener bien quelque jour. Ce nest pourtant pas seulement cette impossibilit actuelle que traduit la publication de quelques-unes de nos recherches, mais aussi lintention de marquer des temps successifs dans lexamen.La philosophie est une rflexion pour qui toute matire trangre est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matire doit tre trangre. Ayant entrepris des tudes mdicales quelques annes aprs la fin des tudes philosophiques, et paralllement lenseignement de la philosophie, nous devons quelques mots dexplication sur nos intentions. Ce nest pas ncessairement pour mieux connatre les maladies mentales quun professeur de philosophie peut sintresser la mdecine. Ce nest pas davantage ncessairement pour sexercer une discipline scientifique. Nous attendions prcisment de la mdecine une introduction des problmes humains concrets. La mdecine nous apparaissait, et nous apparat encore, comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutt que comme une science proprement dite. Deux problmes qui nous occupaient, celui des rapports entre sciences et techniques, celui des normes et du normal, nous paraissaient devoir bnficier, pour leur position prcise et leur claircissement, d'une culture mdicale directe. Appliquant la mdecine un esprit que nous voudrions pouvoir dire non prvenu, il nous a sembl que lessentiel en restait, malgr tant defforts louables pour y introduire des mthodes de rationalisation scientifique, la clinique et la thrapeutique, cest--dire une technique dinstauration ou de restauration du normal, qui ne se laisse pas entirement et simplement rduire la seule connaissance.Le travail prsent est donc un effort pour intgrer la spculation philosophique quelques-unes des mthodes et des acquisitions de la mdecine. Il ne sagit, est-il besoin de le dire, de donner aucune leon, de porter sur lactivit mdicale aucun jugement normatif. Nous navons pas loutrecuidance de prtendre rnover la mdecine en lui incorporant une mtaphysique. Si la mdecine doit tre rnove, cest aux mdecins de le faire leurs risques et leur honneur. Mais nous avons lambition de contribuer au renouvellement de certains concepts mthodologiques, en rectifiant leur comprhension au contact dune information mdicale. Quon nattende donc pas de nous plus que nous navons voulu donner. La mdecine est trs souvent la proie et la victime de certaine littrature pseudo-philosophique laquelle, il est juste de le dire, les mdecins ne sont pas toujours trangers, et dans laquelle mdecine et philosophie trouvent rarement leur compte. Nous nentendons pas porter de leau ce moulin. Non plus dailleurs nous nentendons faire uvre dhistorien de la mdecine. Si dans notre premire partie nous avons plac un problme en perspective historique, cest uniquement pour des raisons de plus facile intelligibilit. Nous ne prtendons aucune rudition dans lordre de la biographie.Un mot sur la dlimitation de notre sujet. Le problme gnral du normal et du pathologique peut, du point de vue mdical, se spcifier en problme tratologique et en problme nosologique, et ce dernier, son tour, en problme de nosologie somatique ou de physiopathologie, et en problme de nosologie psychique ou de psychopathologie. Cest trs prcisment au problme de nosologie somatique, ou de physiologie pathologique, que nous dsirons limiter le prsent expos, sans toutefois nous interdire demprunter la tratologie ou la psychopathologie telle donne, telle notion ou telle solution qui nous paratraient particulirement aptes clairer lexamen ou confirmer quelque rsultat.Nous avons tenu galement proposer nos conceptions en liaison avec lexamen critique dune thse, gnralement adopte au xixe sicle, concernant les rapports du normal et du pathologique. Il sagit de la thse selon laquelle les phnomnes pathologiques sont identiques aux phnomnes normaux correspondants, aux variations quantitatives prs. En procdant ainsi, nous pensons obir une exigence de la pense philosophique qui est de rouvrir les problmes plutt que de les clore. Lon Brunschvicg a dit de la philosophie quelle est la science des problmes rsolus. Nous faisons ntre cette dfinition simple et profonde.Premire partie. Ltat pathologique nest-il quune modification quantitative de ltat normal?I. Introduction au problmePour agir, il faut au moins localiser. Comment agir sur un sisme ou sur un ouragan? Cest sans doute au besoin thrapeutique quil faut attribuer linitiative de toute thorie ontologique de la maladie. Voir dans tout malade un homme augment ou diminu dun tre cest dj en partie se rassurer. Ce que lhomme a perdu peut lui tre restitu, ce qui est entr en lui peut en sortir. Mme si la maladie est sortilge, envotement, possession, on peut esprer de la vaincre. Il suffit de penser que la maladie survient lhomme pour que tout espoir ne soit pas perdu. La magie offre des ressources innombrables pour communiquer aux drogues et aux rites dincantation toute lintensit du dsir de gurison. Sigerist a not que la mdecine gyptienne a probablement gnralis, en la composant avec lide de la maladie-possession, lexprience orientale des affections parasitaires. Rejeter des vers cest rcuprer la sant [107,120] (1). La maladie entre et sort de lhomme comme par la porte. Aujourdhui encore il existe une hirarchie vulgaire des maladies, fonde sur la plus ou moins grande facilit den localiser les(1 ) Les rfrences entre crochets renvoient aux numros de lindex bibliographique, p. 159 164 (premier groupe de chiffres) et aux tomes, pages ou articles de louvrage mentionn (chiffres en italique).symptmes. Cest ainsi que la paralysie agitante est plus une maladie que le zona thoracique et le zona, plus que le furoncle. Sans vouloir attenter la majest des dogmes pastoriens, on peut bien dire que la thorie microbienne des maladies contagieuses a d certainement une part non ngligeable de son succs ce quelle contient de reprsentation ontologique du mal. Le microbe, mme sil y faut le truchement compliqu du microscope, des colorants et des cultures, on peut le voir, au lieu quon ne saurait voir un miasme ou une influence. Voir un tre cest dj prvoir un acte. Personne ne contestera le caractre optimiste des thories de linfection quant leur prolongement thrapeutique. La dcouverte des toxines et la reconnaissance du rle pathognique des terrains spcifique et individuel ont dtruit la belle simplicit dune doctrine, dont le revtement scientifique dissimulait la persistance dune raction devant le mal aussi vieille que lhomme lui-mme.Mais si on prouve le besoin de se rassurer cest quune angoisse hante constamment la pense, si on dlgue la technique, magique ou positive, le soin de restaurer dans la norme souhaite lorganisme affect de maladie, cest quon nattend rien de bon de la nature par elle-mme.Inversement, la mdecine grecque offre considrer, dans les crits et les pratiques hippocratiques, une conception non plus ontologique mais dynamique de la maladie, non plus locali-sationniste mais totalisante. La nature (physis), en lhomme comme hors de lui, est harmonie et quilibre. Le trouble de cet quilibre, de cette harmonie, cest la maladie. Dans ce cas, la maladie nest pas quelque part dans lhomme. Elle est en tout lhomme et elle est tout entire de lui. Les circonstances extrieures sont des occasions mais non des causes. Ce qui est en quilibre dans lhomme, et dont le trouble fait la maladie, ce sont quatre humeurs dont la fluidit est prcisment apte supporter des variations et des oscillations, et dont les qualits sont couples selon leur contraste (chaud, froid, humide, sec). La maladie nest pas seulement dsquilibre ou dysharmonie, elle est aussi, et peut-tre surtout, effort de la nature en lhomme pour obtenir un nouvel quilibre. La maladie est raction gnralise intention de gurison. Lorganisme fait une maladie pour se gurir. La thrapeutique doit dabord tolrer et au besoin renforcer ces ractions hdoniques et thrapeutiques spontanes. La technique mdicale imite laction mdicale naturelle (vis medicalrix nalurae). Imiter cest non seulement copier une apparence, cest mimer une tendance, prolonger un mouvement intime. Certes, une t-elle conception est aussi un optimisme, mais ici loptimisme concerne le sens de la nature et non pas leffet de la technique humaine.La pense des mdecins na pas fini dosciller de lune lautre de ces deux reprsentations de la maladie, de lune lautre de ces deux formes doptimisme, trouvant chaque fois pour lune ou pour lautre attitude quelque bonne raison dans une pathognie frachement lucide. Les maladies de carence et toutes les maladies infectieuses ou parasitaires font marquer un point la thorie ontologique, les troubles endocriniens et toutes les maladies prfixe dys, la thorie dynamiste ou fonctionnelle. Ces deux conceptions ont pourtant un point commun: dans la maladie, ou mieux dans lexprience de ltre malade, elles voient une situation polmique, soit une lutte de lorganisme et dun tre tranger, soit une lutte intrieure de forces affrontes. La maladie diffre de ltat de sant, le pathologique du normal, comme une qualit dune autre, soit par prsence ou absence dun principe dfini, soit par remaniement de la totalit organique. Passe encore cette htrognit des tats normal et pathologique dans la conception naturiste qui attend peu de lintervention humaine pour la restauration du normal. La nature trouvera les voies vers la gurison. Mais dans une conception qui admet et attend que lhomme puisse forcer la nature et la plier ses vux normatifs, laltration qualitative sparant le normal du pathologique tait difficilement soutenable. Ne rptait-on pas depuis Bacon quon ne commande la nature quen lui obissant? Commander la maladie cest en connatre les rapports avec ltat normal que lhomme vivant et aimant la vie souhaite de restaurer. Do le besoin thorique, chance technique diffre, de fonder une pathologie scientifique en la reliant la physiologie. Cest Thomas Sydenham (1624-1689), qui pense que pour aider le malade il faut dlimiter et dterminer son mal. Il y a des espces morbides comme il y a des espces vgtales ou animales. Il y a un ordre dans les maladies, selon Sydenham, comme il y a une rgularit dans les anomalies selon I. Geoffroy Saint-Hilaire. Pinel justifiait tous ces essais de classification nosologique en portant le genre sa perfection dans sa Nosographie philosophique (1797) dont Daremberg dit que cest luvre dun naturaliste plutt que dun clinicien [29,1201].Entre-temps Morgagni (1682-1771), en crant lanatomie pathologique, avait permis quon rattacht des lsions dorganes dfinies des groupements de symptmes stables. En sorte que la classification nosographique trouvait un substrat dans la dcomposition anatomique. Mais comme depuis Harvey et Haller lanatomie stait anime pour devenir physiologie, la pathologie venait naturellement prolonger la physiologie. De toute cette volution des ides mdicales, on trouve chez Sigerist un expos sommaire et magistral [107, 117-142]. Laboutissement de cette volution, cest la formation dune thorie des rapports entre le normal et le pathologique selon laquelle les phnomnes pathologiques ne sont dans les organismes vivants rien de plus que des variations quantitatives, selon le plus et le moins, des phnomnes physiologiques correspondants. Smantiquement, le pathologique est dsign partir du normal non pas tant comme a ou dys que comme hyper ou hypo. Tout en retenant de la thorie ontologique sa confiance apaisante dans la possibilit de vaincre techniquement le mal, on est ici trs loin de penser que sant et maladie soient des opposs qualitatifs, des forces en lutte. Le besoin de rtablir la continuit, pour mieux connatre afin de mieux agir, est tel qu la limite le concept de maladie svanouirait. La conviction de pouvoir scientifiquement restaurer le normal est telle quelle finit par annuler le pathologique. La maladie nest plus objet dangoisse pour lhomme sain, elle est devenue objet dtude pour le thoricien de la sant. Cest dans le pathologique, dition en gros caractres, quon dchiffre lenseignement de la sant, un peu comme Platon cherchait dans les institutions de lEtat lquivalent agrandi et plus facilement lisible des vertus et des vices de lme individuelle.Lidentit relle des phnomnes vitaux normaux et pathologiques, apparemment si diffrents et chargs par lexprience humaine de valeurs opposes, est devenue, au cours du xixe sicle, une sorte de dogme, scientifiquement garanti, dont lextension dans le domaine de la philosophie et de la psychologie semblait commande par lautorit que les biologistes et les mdecins lui reconnaissaient. En France, ce dogme a t expos, dans des conditions et conformment des intentions bien diffrentes, par Auguste Comte et par Claude Bernard. Dans la doctrine de Comte, cest une ide dont il se reconnat trs explicitement et respectueusement redevable Broussais. Chez Cl. Bernard cest la conclusion tire de toute une vie dexprimentation biologique dont la clbre Introduction ltude de la mdecine exprimentale codifie mthodiquement la pratique. Dans la pense de Comte, lintrt se porte du pathologique vers le normal, aux fins de dterminer spculativement les lois du normal, car cest comme substitut dune exprimentation biologique souvent impraticable, surtout sur lhomme, que la maladie apparat digne dtudes systmatiques. Lidentit du normal et du pathologique est affirme au bnfice de la connaissance du normal. Dans la pense de Cl. Bernard, lintrt se porte du normal vers le pathologique, aux fins dune action raisonne sur le pathologique, car cest comme fondement dune thrapeutique dcidment en rupture avec lempirisme que la connaissance de la maladie est recherche au moyen de la physiologie et partir delle. Lidentit du normal et du pathologique est affirme au bnfice de la correction du pathologique. Enfin, laffirmation didentit reste, chez Comte, puiement conceptuelle, alors que Claude Bernard tente de prciser cette identit dans une interprtation dallure quantitative et numrique.Ce nest point pour la dprcier quon qualifie de dogme une telle thorie, mais pour bien en faire saisir la rsonance et la porte. Ce nest point par hasard quon choisit de rechercher chez A. Comte et Cl. Bernard les textes qui en ont fix le sens. Linfluence de ces deux auteurs sur la philosophie, la science et plus encore peut-tre sur la littrature du xixe sicle est considrable. Or, il est constant que les mdecins cherchent plus volontiers la philosophie de leur art dans la littrature que dans la mdecine ou dans la philosophie elles-mmes. La lecture de Littr, de Renan, de Taine a certainement suscit plus de vocations mdicales que celle de Richerand ou de Trousseau, car cest un fait avec lequel il faut compter quon vient la mdecine gnralement en toute ignorance des thories mdicales, mais non sans ides prconues sur bien des concepts mdicaux. La diffusion des ides de Comte dans les milieux mdicaux, scientifiques et littraires a t luvre de Littr et de Charles Robin, premier titulaire de la chaire dhistologie la Facult de Mdecine de Paris (1). Cest surtout dans le domaine de la psychologie que leur cho sest prolong. Nous lentendons chez Renan: Le sommeil, la folie, le dlire, le somnanbulisme, lhallucination offrent la psychologie individuelle un champ dexprience bien plus avantageux que ltat rgulier. Car les phnomnes qui, dans cet tat, sont comme effacs par leur tnuit, apparaissent dans les crises extraordinaires dune manire plus sensible par leur exagration. Le physicien ntudie pas le galvanisme dans les faibles quantits que prsente la nature, mais il le multiplie par lexprimentation(1) Sur les rapports de Comte et de Robin voir Genty [42] et Klein [64].afin de ltudier avec plus de facilit, bien sr dailleurs que les lois tudies dans cet tat exagr sont identiques celles de ltat naturel. De mme la psychologie de lhumanit devra sdifier surtout par ltude des folis de lhumanit, de ses rves, de ses hallucinations qui se retrouvent chaque page de lhistoire de lesprit humain [99, 184]. L. Dugas, dans son tude sur Ribot, a bien montr la parent entre les vues mthodologiques de Ribot et les ides de Comte et de Renan, son ami et protecteur [37, 21 et 65]. La physiologie et la pathologie celles de lesprit aussi bien que celles du corps ne sopposent pas lune lautre comme deux contraires, mais comme deux parties dun mme tout... La mthode pathologique tient la fois de lobservation pure et de lexprimentation. Cest un puissant moyen dinvestigation et qui a t riche en rsultats. La maladie est, en effet, une exprimentation de lordre le plus subtil, institue par la nature elle-mme dans des circonstances bien dtermines et avec des procds dont lart humain ne dispose pas: elle atteint linaccessible [100].Non moins large et profonde est linfluence de Claude Bernard sur les mdecins de lpoque 1870-1914, soit directement par la physiologie, soit indirectement par la littrature, comme lont tabli les travaux de Lamy et de Donald-King sur les rapports du naturalisme littraire et des doctrines biologiques et mdicales du xixe sicle [68 et 34], Nietzsche lui-mme emprunte Claude Bernard, et prcisment lide que le pathologique est homogne au normal. Citant un long passage sur la sant et la maladie, tir des Leons sur la chaleur animale (1), Nietzsche le fait prcder de la rflexion suivante: La valeur de tous les tats morbides consiste en ceci quils montrent sous un verre grossissant certaines conditions qui, bien que normales, sont difficilement visibles ltat normal (La volont de puissance, 533, trad. Bianquis, N.R.F., I, 364).Ces indications sommaires paraissent devoir suffire montrer que la thse dont on voudrait dfinir le sens et la porte nest pas invente pour les besoins de la cause. Lhistoire des ides nest pas ncessairement superposable lhistoire des sciences. Mais comme les savants mnent leur vie dhommes dans un milieu et un entourage non exclusivement scientifiques, lhistoire des sciences ne peut ngliger lhistoire des ides. Appliquant une thse sa propre conclusion, on pourrait dire que les dfor-(I) Cest le texte cit la p. 36, in fine.mations quelle subit dans le milieu de culture en peuvent rvler la signification essentielle.On a choisi de centrer lexpos autour des noms de Comte et de Cl. Bernard parce que ces auteurs ont vraiment jou le rle, demi volontaire, de porte-drapeaux; do la prfrence qui leur est donne sur tant dautres, galement cits, quon aurait pu clairer plus vivement dans telle ou telle autre perspective (1). Si lon a choisi dadjoindre lexpos des ides de Comte et de Cl. Bernard lexpos des ides de Leriche cest pour une raison prcisment inverse. Ce dernier auteur est discut, tant en mdecine quen physiologie, et ce nest pas le moindre de ses mrites. Mais il est possible que lexpos de ses conceptions dans une perspective historique dcouvre en elles des profondeurs et une porte insouponnes. Sans sacrifier au culte de lautorit, on ne peut contester un praticien minent une comptence en matire de pathologie bien suprieure celle de Comte ou de Cl. Bernard. Il nest pas dailleurs tout fait sans intrt, pour les problmes examins ici, que Leriche occupe actuellement au Collge de France la chaire de mdecine illustre par Cl. Bernard lui-mme. Les dissonances nen ont que plus de sens et de prix.(1) Une trouvaille bibliographique de dernire heure nous confirme dans notre choix. Le dogme pathologique que nous voulons discuter est expos, sans rserves ni rticences, en 1864 dans le Journal des dbats par Ch. Darem-beho, sous lgide de Broussais, Comte, Littr, Ch. Robin et Cl. Bernard [29].II. Auguste Comte et le principe de BroussaisAuguste Comte affirme lidentit relle des phnomnes pathologiques et des phnomnes physiologiques correspondants durant les trois stades principaux de son volution intellectuelle, dans la priode prparatoire au Cours de philosophie positive, marque au dbut par lamiti avec Saint-Simon, dont Comte se spare en 1824 (1); dans la priode dite proprement de la philosophie positive; dans la priode, par certains traits si diffrente de la prcdente, du Systme de politique positive. Comte attribue ce quil appelle le principe de Broussais une porte universelle, dans lordre des phnomnes biologiques, psychologiques et sociologiques.Cest en 1828, en rendant compte du trait de Broussais De lirritation el de la folie, que Comte adhre ce principe et le reprend pour son propre usage [26]. Comte attribue Broussais le mrite qui revient en ralit Bichat, et avant lui Pinel, davoir proclam que toutes les maladies admises ne sont que des symptmes et quil ne saurait exister de drangements des fonctions vitales sans lsions dorganes ou plutt de tissus. Mais surtout, ajoute Comte, jamais on na conu dune manire aussi directe et aussi satisfaisante la relation fondamentale entre la pathologie et la physiologie; Broussais explique en effet toutes les maladies comme consistant essentiellement dans lexcs ou le dfaut de lexcitation des divers(1) Sur les lectures de Comte en matire biologique et mdicale, dans la priode de 1817 1824, o il se prpare devenir non un biologiste mais un philosophe de la biologie, voir H. Gouhier [47, 237], tissus au-dessus et au-dessous du degr qui constitue ltat normal. Les maladies ne sont donc que les effets de simples changements dintensit dans laction des stimulants indispensables lentretien de la sant.De ce jour, Comte lve la conception nosologique de Broussais au-rang daxiome gnral, et ce ne serait pas trop de dire quil lui accorde la mme valeur dogmatique qu la loi de Newton ou au principe de dAlembert. Il est certain du reste, que lorsqu'il cherche rattacher son principe sociologique fondamental le progrs nest que le dveloppement de lordre quelque autre principe plus gnral, capable de le valider, Comte hsite entre lautorit de Broussais et celle de dAlembert. Tantt il se rfre la rduction par dAlembert des lois de la communication des mouvements aux lois de lquilibre [28, I, 490-94], tantt laphorisme de Broussais. La thorie positive de la modificabilit des phnomnes se condense entirement dans ce principe universel, rsult de lextension systmatique du grand aphorisme de Broussais: toute modification, artificielle ou naturelle, de lordre rel concerne seulement lintensit des phnomnes correspondants..., malgr les variations de degr, les phnomnes conservent toujours le mme arrangement, tout changement de nalure proprement dit, cest--dire de classe, tant dailleurs reconnu contradictoire [28, III, 71]. Progressivement, Comte en vient presque revendiquer pour lui-mme la paternit intellectuelle de ce principe, en raison de lextension systmatique quil lui a donne, exactement comme au dbut il estimait que Broussais layant emprunt Brown pouvait le revendiquer pour lui-mme, en raison de lusage personnel quil en avait fait [28, IV, App. 223]. Il faut citer ici un assez long passage quun abrg affaiblirait: La judicieuse observation des maladies institue, envers les tres vivants, une suite dexpriences indirectes, beaucoup plus propres que la plupart des expriences directes claircir les notiotis dynamiques et mme statiques. Mon Trait philosophique a fait assez apprcier la nature et la porte dun tel procd, do manent rellement les principales acquisitions biologiques. Il repose sur le grand principe dont je dus attribuer la dcouverte Broussais parce quil ressort de lensemble de ses travaux, quoique jen aie seul construit la formule gnrale et directe. Ltat pathologique tait jusqualors rapport des lois toutes diffrentes de celles qui rgissent ltat normal: en sorte que lexploration de lun ne pouvait rien dcider pour lautre. Broussais tablit que les phnomnes de la maladie concident essentiellement avec ceux de la sant dont ils ne diffrent jamais que par l'intensit. Ce lumineux principe est devenu la base systmatique de la pathologie, ainsi subordonne lensemble de la biologie. Appliqu en sens inverse, il explique et perfectionne la hute aptitude de lanalyse pathologique pour clairer les spculations biologiques... Les lumires quon lui doit dj ne peuvent donner quune faible ide de son efficacit ultrieure. Le rgime encyclopdique ltendra surtout aux fonctions intellectuelles et morales, auxquelles le principe de Broussais na pas encore t dignement appliqu, en sorte que leurs maladies nous tonnent ou nous meuvent sans nous clairer..., outre son efficacit directe pour les questions biologiques, il constituera, dans le systme gnral de lducation positive une heureuse prparation logique aux procds analogues envers la science finale. Car lorganisme collectif, en vertu de sa complication suprieure, comporte des troubles encore plus graves, plus varis et plus frquents que ceux de lorganisme individuel. Je ne crains pas dassurer que le principe de Broussais doit tre tendu jusque-l, et je ly ai souvent appliqu pour confirmer ou perfectionner les lois socio-logiques. Mais lanalyse des rvolutions ne saurait clairer ltude positive de la socit, sans linitiation logique rsulte cet gard des cas plus simples que prsente la biologie [28, I, 651-53], Voil donc un principe de nosologie investi dune autorit universelle, y compris dans lordre politique. Il est du reste assur que cest cette ultime utilisation projete qui lui confre rtroactivement toute la valeur dont il est dj capable, selon Comte, dans lordre biologique.Cest la 40e leon du Cours de philosophie positive: considrations philosophiques sur lensemble de la science biologique, qui contient le texte le plus complet de Comte, sur le problme qui nous occupe. Il sagit de montrer quelles difficults rencontre dans les caractres originaux du vivant la simple extension des mthodes dexprimentation qui ont fait dans lordre des phnomnes physico-chimiques la preuve de leur fcondit: Une exprimentation quelconque est toujours destine dcouvrir suivant quelles lois chacune des influences dterminantes ou modificatrices dun phnomne participe son accomplissement, et elle consiste, en gnral, introduire dans chaque condition propose un changement bien dfini, afin dapprcier directement la variation correspondante du phnomne lui-mme [27, 269]. Or en biologie, la variation imprime une ou plusieurs conditions dexistence du phnomne ne peut pas tre quelconque, mais doit tre comprise entre certaines limites compatibles avec lexistence du phnomne; en outre, le fait du consensus fonctionnel propre lorganisme interdit de suivre avec une suffisante prcision analytique le rapport qui lie une perturbation dtermine ses effets exclusifs supposs. Mais, pense Comte, si lon veut bien admettre que lessentiel dans lexprimentation ce nest pas lintervention artificielle du chercheur dans le cours dun phnomne quil tend intentionnellement perturber, que cest bien plutt la comparaison entre un phnomne tmoin et un phnomne altr quant quelquune de ses conditions dexistence, il sensuit que les maladies doivent pouvoir jouer le rle, aux yeux du savant, dexprimentations spontanes, permettant une comparaison entre les divers tats anormaux de lorganisme et son tat normal. Suivant le principe minemment philosophique qui sert dsormais de base gnrale et directe la pathologie positive, et dont nous devons ltablissement dfinitif au gnie hardi et persvrant de notre illustre concitoyen, M. Broussais, ltat pathologique ne diffre point radicalement de ltat physiologique, lgard duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, quun simple prolongement plus ou moins tendu des limites de variation soit suprieures soit infrieures, propres chaque phnomne de lorganisme normal, sans pouvoir jamais produire de phnomnes vraiment nouveaux, qui nauraient point, un certain degr, leurs analogues purement physiologiques [27, 175]. Par suite toute conception de pathologie doit sappuyer sur une connaissance pralable de ltat normal correspondant, mais inversement ltude scientifique des cas pathologiques devient un moment indispensable de toute recherche des lois de ltat normal. Lobservation des cas pathologiques prsente sur lexploration proprement exprimentale des avantages rels et nombreux. Le passage du normal lanormal est plus lent et plus naturel quand il sagit dune maladie, et le retour ltat normal, lorsquil se produit, fournit spontanment une contre-preuve vrificatrice. De plus, lorsquil sagit de lhomme, lexploration pathologique est plus riche que lexploration exprimentale ncessairement limite. Valable au fond pour tous les organismes, mme vgtaux, ltude scientifique des cas morbides convient minemment aux phnomnes vitaux les plus complexes et donc les plus dlicats et les plus fragiles quune exprimentation directe, trop brusquement perturbatrice, risquerait de dnaturer. Comte pense ici aux phnomnes de la vie de relation chez les animaux suprieurs et chez lhomme, aux fonctions nerveuses et aux fonctions psychiques. Enfin ltude des anomalies et monstruosits, conues comme des maladies la fois plus anciennes et moins curables que les perturbations fonctionnelles des divers appareils vgtatifs ou neuromoteurs, complte ltude des maladies: le moyen trato-logique vient sajouter pour linvestigation biologique au moyen pathologique [27, 179].Il convient de remarquer dabord le caractre particulirement abstrait de cette thse, labsence au cours de son expos littral de tout exemple prcis dordre mdical propre lillustrer. Faute de pouvoir rfrer des exemples ces propositions gnrales, on ignore quel point de vue Comte se place pour affirmer que le phnomne pathologique a toujours son analogue dans un phnomne physiologique, quil ne constitue rien de radicalement nouveau. En quoi une artre sclrose est-elle analogue une artre normale, en quoi un cur asystolique est-il identique un cur dathlte en possession de tous ses moyens? Sans doute, faut-il entendre que dans la maladie comme dans la sant les lois des phnomnes vitaux sont les mmes. Mais alors pourquoi ne pas le dire expressment et pourquoi nen pas proposer dexemples? Et mme alors, cela entrane-t-il que des effets analogues soient dtermins dans la sant et dans la maladie par des mcanismes analogues? Quon rflchisse cet exemple donn par Sigerist: Pendant la digestion, le nombre des globules blancs augmente. Il en est de mme au dbut dune infection. Par consquent, ce phnomne est tantt physiologique, tantt pathologique, selon la cause qui la provoqu [107, 109].On remarque ensuite quen dpit de la rciprocit dclaircissement que le normal reoit de son rapprochement avec le pathologique et le pathologique de son assimilation au normal, Comte insiste plusieurs reprises sur lobligation de dterminer pralablement le normal et ses vraies limites de variation avant dexplorer mthodiquement les cas pathologiques. Cest bien dire qu la rigueur, prive des leons de la maladie, espce du genre exprimentation, une connaissance des phnomnes normaux est possible et requise, uniquement fonde sur lobservation. Mais une grave lacune se prsente en ceci que Comte ne propose aucun critre permettant de reconnatre quun phnomne est normal. On est donc fond penser que, sur ce point, il se rfre au concept usuel correspondant, tant donn quil utilise indiffremment les notions dtat normal, dtat physiologique et dtat naturel [27, 175, 176]. Mieux encore, ayant dfinir les limites des perturbations pathologiques ou exprimentales, compatibles avec lexistence des organismes, Comte identifie ces limites avec celles dune harmonie dinfluences distinctes tant extrieures quintrieures [27, 169], En sorte que, finalement clair par ce concept dharmonie, le concept de normal ou de physiologique est ramen un concept qualitatif et polyvalent, esthtique et moral plus encore que scientifique.Pareillement, en ce qui concerne laffirmation didentit du phnomne normal et du phnomne pathologique correspondant, il est clair que lintention de Comte est de nier la diffrence qualitative que les vitalistes admettaient entre lun et lautre. En bonne logique, nier une diffrence qualitative doit conduire affirmer une homognit quantitativement exprimable. Cest sans doute quoi tend Comte en dfinissant le pathologique comme simple prolongement plus ou moins tendu des limites de variation, soit suprieures, soit infrieures, propres chaque phnomne de lorganisme normal. Mais enfin il faut bien reconnatre que les termes utiliss ici, pour ntre que vaguement et lchement quantitatifs, conservent encore une rsonance qualitative. Ce vocabulaire inadquat lintention quil veut exprimer, Comte le tient de Broussais et cest en remontant jusqu Broussais que nous comprendrons les incertitudes et les lacunes de lexpos de Comte.Nous rsumons la thorie de Broussais de prfrence daprs le trait De lirritation et de la folie, puisque cest parmi ses oeuvres celle que Comte connaissait le mieux. Nous avons pu constater que ni le Trait de physiologie applique la pathologie, ni le Catchisme de mdecine physiologique ne formulent cette thorie plus clairement ni dune autre manire (1). Broussais reconnat dans lexcitation le fait vital primordial. Lhomme nexiste que par lexcitation exerce sur ses organes par les milieux dans lesquels il est forc de vivre. Les surfaces de rapport, tant internes quexternes, transmettent par leur innervation cette excitation au cerveau qui la rflchit dans tous les tissus, y compris les surfaces de rapports. Ces surfaces sont places entre deux sortes dexcitations: les corps trangers et linfluence du cerveau. Cest sous laction continue de ces multiples sources(1) On trouvera de bons exposs densemble des ides de Broussais dans [14; 29; 13 bis, III; 83].dexcitation que la vie sentretient. Appliquer la doctrine physiologique la pathologie, cest rechercher comment cette excitation peut dvier de ltat normal et constituer un tat anormal ou maladif [18, 263]. Ces dviations sont de lordre du dfaut ou de lexcs. Lirritation diffre de lexcitation sous le seul rapport de la quantit. On peut la dfinir comme lensemble des troubles qui sont produits dans lconomie par les agents qui rendent les phnomnes de la vie plus ou moins prononcs quils ne le sont dans ltat normal [18, 267]. Lirritation cest donc lexcitation normale, transforme par son excs [18, 300]. Par exemple lasphyxie par dfaut dair oxygn prive le poumon de son excitant normal. Inversement, un air trop oxygn surexcite le poumon dautant plus fortement que ce viscre est plus excitable et linflammation en est la suite [18, 282]. Les deux dviations, par dfaut ou par excs, nont pas la mme importance pathologique, la seconde lemportant notablement sur la premire: Cette seconde source de maladies, lexcs dexcitation converti en irritation, est donc beaucoup plus fconde que la premire, ou le dfaut dexcitation, et lon peut affirmer que cest delle que dcoulent la majeure partie de nos maux [18, 286]. Broussais identifie les termes danormal et de pathologique ou de morbide [18, 263, 287, 315] en les employant indiffremment. La distinction entre le normal ou physiologique et lanormal ou pathologique serait donc une simple distinction quantitative, sen tenir aux termes dexcs et de dfaut. Cette distinction vaut pour les phnomnes mentaux, comme pour les phnomnes organiques, une fois admise par Broussais la thorie physiologique des facults intellectuelles, [18, 440]. Telle est, sommairement prsente, la thse dont la fortune est due plus certainement la personnalit de son auteur qu la cohrence de sa composition.Il est clair dabord que Broussais confond dans la dfinition de ltat pathologique la cause et l'effet. Une cause peut varier quantitativement et de faon continue et provoquer cependant des effets qualitativement diffrents. Pour prendre un exemple simple, une excitation quantitativement accrue peut dterminr un tat agrable bientt suivi de douleur, deux sentiments que nul ne voudra confondre. Dans une telle thorie on mle constamment deux points de vue, celui du malade qui prouve sa maladie et que la maladie prouve, celui du savant qui ne trouve rien dans la maladie dont la physiologie ne puisse rendre compte. Mais il en est des tats de lorganisme comme de la musique: les lois de lacoustique ne sont pas violes dans une cacophonie, cela nentrane pas que toute combinaison de sons soit agrable.En somme, une telle conception peut tre dveloppe en deux sens lgrement diffrents, selon quon tablit entre le normal et le pathologique un rapport dhomognil ou un rapport de continuit. Cest le rapport de continuit que retient notamment Bgin, disciple de stricte obdience: La pathologie nest quune branche, une suite, un complment de la physiologie, ou plutt celle-ci embrasse ltude des actions vitales toutes les poques de lexistence des corps vivants. On passe insensiblement de lune lautre de ces sciences, en examinant les fonctions depuis linstant o les organes agissent avec toute la rgularit et toute luniformit dont ils sont susceptibles jusqu celui o les lsions sont tellement graves que toutes les fonctions sont devenues impossibles et que tous les mouvements sont arrts. La physiologie et la pathologie sclairent rciproquement [3, XVIII]. Mais il faut bien dire que la continuit dune transition entre un tat et un autre peut fort bien tre compatible avec lhtrognit de ces tats. La continuit des stades moyens nabolit pas la diversit des extrmes. Chez Broussais lui-mme, le vocabulaire trahit parfois la difficult de sen tenir l'affirmation dune relle homognit entre les phnomnes normaux et pathologiques, par exemple les maladies augmentent, diminuent, interrompent, dpravent (1) linnervation de lencphale, sous les rapports instinctif, intellectuel, sensitif et musculaire [18, 114], et lirritation dveloppe dans les tissus vivants ne les altre (2) pas toujours dans le mode qui constitue linflammation [18, 301], Plus encore que sagissant de Comte, on remarquera le vague des notions dexcs et de dfaut, leur caractre qualitatif et normatif implicite, peine dissimul sous leur prtention mtrique. Cest par rapport une mesure juge valable et souhaitable et donc par rapport une norme quil y a excs ou dfaut. Dfinir lanormal par le trop ou le trop peu, cest reconnatre le caractre normatif de ltat dit normal. Cet tat normal ou physiologique ce nest plus seulement une disposition dcelable et explicable comme un fait, cest la manifestation dun attachement quelque valeur. Quand Bgin dfinit ltat normal comme celui o les organes agissent avec toute la rgularit et luniformit dont ils sont susceptibles nous ne pouvons pas hsiter reconnatre quun idal de perfection, en(1) et (2) C'est nous qui soulignons.dpit de lhorreur quinspirait Broussais toute ontologie, plane sur cette tentative de dfinition positive.On peut esquisser ds maintenant lobjection majeure la thse selon laquelle la pathologie est' une physiologie tendue ou largie. Lambition de rendre la pathologie et par suite la thrapeutique intgralement scientifiques, en les faisant procder simplement dune physiologie pralablement institue, naurait de sens que si dabord une dfinition purement objective pouvait tre donne du normal comme dun fait, si de plus on pouvait traduire toute diffrence entre ltat normal et ltat pathologique dans le langage de la quantit, car la quantit seule peut rendre compte la fois de lhomognit et de la variation. On ne pense pas dprcier la physiologie ni la pathologie en contestant cette double possibilit. Mais de toute faon on doit constater que ni Broussais ni Comte nont rempli les deux exigences qui paraissent insparables de la tentative laquelle ils ont attach leurs noms.Le fait ne doit pas surprendre de la part de Broussais. La rflexion mthodique ntait pas son fort. Les thses de la mdecine physiologique avaient, pour lui, moins la valeur dune anticipation spculative justifier par des recherches patientes que celle dune recette thrapeutique imposer, sous forme de saignes, tout et tous. Dans le phnomne gnral de lexcitation, mue par son excs en irritation, cest linflammation quil visait spcialement, arm de sa lancette. Quant sa doctrine, lincohrence en doit tre attribue dabord ceci quelle compose, sans trop de souci de leurs implications respectives, les enseignements de Xavier Bichat et de John Brown, dont il convient de dire quelques mots.** *Le mdecin cossais Brown (1735-1788), dabord lve puis rival de Cullen (1712-1780) avait t familiaris par lui avec la notion dirritabilit propose par Glisson (1596-1677) et dveloppe par Haller. Ce dernier, esprit universel et gnial, auteur du premier grand trait de physiologie (Elemenla physiotogiae, 1755-1766) entendait par irritabilit la proprit quont certains organes, et spcialement les muscles, de rpondre par une contraction un stimulant quelconque. La contraction nest pas un phnomne mcanique analogue llasticit; cest la rponse spcifique du tissu musculaire aux diverses sollicitations externes. De mme la sensibilit est la proprit spcifique du tissu nerveux [29, Il; 13 bis, II; 107, 51; 110].Selon Brown, la vie ne se maintient que par une proprit particulire, lincitabilit, qui permet aux vivants dtre affects et de ragir. Les maladies ne sont, sous forme de sthnie ou dasthnie, quune modification quantitative de cette proprit, selon que lincitation est trop forte ou trop faible. Jai fait voir que'la sant et la maladie ne sont quun mme tat et dpendent de la mme cause, savoir de lincitation qui ne varie dans les diffrents cas que par les degrs. Jai dmontr que les puissances qui produisent la sant et la maladie, et qui agissent quelquefois avec un degr dnergie convenable, dautres fois trop fortement ou trop faiblement, sont galement les mmes. Le mdecin ne doit avoir gard qu laberration quprouve lincitation, pour la ramener par des moyens convenables au point o rside la sant [21, 96, note].Renvoyant dos dos les solidistes et les humoristes, Brown affirme que la maladie ne dpend pas du vice primitif des solides ni des fluides, mais uniquement des variations dintensit de lincitation. Traiter les maladies cest corriger lincitation dans le sens de laccroissement ou de la diminution. Ch. Daremberg rsume ainsi ces ides: Brown reprend pour son propre compte et accommode son systme une proposition que jai dj eu plusieurs fois loccasion de vous rappeler dans ces leons, savoir que la pathologie est un dpartement de la physiologie, ou comme a dit Broussais, de la physiologie pathologique. Brown affirme en effet ( 65) quil est pleinement dmontr que ltat de sant et celui de maladie ne sont pas diffrents, par cela mme que les puissances qui produisent ou dtruisent lun et lautre ont une mme action; il cherche le prouver, par exemple en comparant la contraction musculaire et le spasme ou le ttanos ( 57 suiv.; cf. 136) [29, 1132]. Or ce qui nous parat particulirement intressant dans la thorie de Brown, cest sans doute quelle soit, comme le note plusieurs reprises Daremberg, un point de dpart des conceptions de Broussais, mais cest plus encore quelle tende vaguement sachever dans une mesure du phnomne pathologique. Brown a prtendu valuer numriquement la disposition variable des organes tre incits: Que laffection principale (par exemple, linflammation des poumons dans la pripneumonie, linflammation du pied dans la goutte, lpanchement de srosit dans une cavit gnrale ou particulire dans lhydropisie) soit comme 6, et laffection moindre de chaque partie comme 3, le nombre des parties lgrement affectes comme 1 000. Laffection partielle sera avec laffection du reste du corps dans le rapport de 6 3 000. Les causes excitantes qui agissent toujours sur tout le corps, et les remdes qui en dtruisent les effets dans tout lorganisme confirment lexactitude dun pareil calcul dans toute maladie gnrale [21, 29]. La thrapeutique est fonde sur un calcul: Je suppose que la diathse sthnique soit monte 60 degrs de lchelle dincitation, on doit chercher soustraire les 20 degrs dincitation excessive et employer cet effet des moyens dont le stimulus soit assez faible [21, 50, note]. Certes, on a le droit et le devoir de sourire devant cette caricature de mathmatisation du phnomne pathologique, mais la condition daccorder que la doctrine dveloppe jusquau bout lexigence de ses postulats et que la cohrence des concepts est ici bien complte, alors quelle ne lest pas dans la doctrine de Broussais.Il y a mieux encore, car un disciple de Brown, Lynch, a construit dans lesprit du systme une chelle des degrs dincitation, vritable thermomtre de la sant et de la maladie, comme dit Daremberg, sous forme dune Table proportionnelle, annexe aux diverses ditions ou traductions des Elments de mdecine. Cette table comporte deux chelles de 0 80 accoles et inverses, de telle sorte quau maximum dincitabilit (80) corresponde le 0 dincitation et rciproquement. Aux divers degrs de cette chelle, correspondent, par cart dans les deux sens partir de la sant parfaite (incitation = 40, incitabilit = 40), les maladies, leurs causes et leurs influences, leurs traitements. Par exemple, dans la zone scalaire comprise entre le 60 et le 70 dincitation on trouve des affections de la diathse sthnique: pripneumonie, phrnsie, variole grave, rougeole grave, rysiple grave, rhumatisme. En regard de quoi, lindication thrapeutique que voici: Il faut, pour gurir, diminuer lincitation. On y parvient en cartant les stimulus trop violents, tandis quon ne permet que laccs des plus faibles ou des stimulants ngatifs. Les moyens curatifs sont la saigne, la purgation, la dite, la paix intrieure, le froid, etc.Cette exhumation dune nosologie dsute nobit, est-il besoin de le dire, aucune intention rcrative, aucun dsir de satisfaire une vaine curiosit drudit. Elle tend uniquement prciser le sens profond de la thse qui nous occupe. Il est logiquement irrprochable quune identification de phnomnes dont la diversit qualitative est tenue pour illusoire prenne la forme dune quantification. Ici, la forme didentification mtrique est seulement caricaturale. Mais il nest pas rare quune caricature livre mieux quune copie fidle lessence dune forme. Il est vrai que Brown et Lynch ne parviennent en fait qu une hirarchie conceptuelle des phnomnes pathologiques, un reprage qualitatif dtats entre deux termes extrmes, la sant et la maladie. Reprer nest pas mesurer, un degr nest pas une unit cardinale. Mais lerreur mme est instructive; assurment elle rvle la signification thorique dune tentative et sans doute aussi les limites que la tentative rencontre dans lobjet mme auquel elle sapplique (1).En admettant que Broussais et pu apprendre de Brown quaffirmer lidentit, aux variations quantitatives prs, des phnomnes normaux et pathologiques, cest logiquement simposer la recherche dune mthode de mesure, lenseignement reu de Bichat net pas manqu de contrebalancer cette influence. Dans les Recherches sur la vie et la mort (1800), Bichat oppose lobjet et les mthodes de la physiologie lobjet et aux mthodes de la physique. Linstabilit et lirrgularit sont, selon lui, des caractres essentiels aux phnomnes vitaux, en sorte que les faire entrer de force dans le cadre rigide des relations mtriques cest les dnaturer [12, art. 7, I). Cest de Bichat que Comte et mme Cl. Bernard tiennent leur mfiance systmatique lgard de tout traitement mathmatique des faits biologiques et spcialement de toute recherche de moyennes, de tout calcul statistique.Or lhostilit de Bichat concernant toute intention mtrique en biologie sallie paradoxalement laffirmation que les maladies doivent sexpliquer, lchelle des tissus constituants de lorganisme, par des variations quil faut bien dire quantitatives de leurs proprits. Analyser avec prcision les proprits des corps vivants; montrer que tout phnomne physiologique se rapporte en dernire analyse ces proprits considres dans leur tat naturel, que tout phnomne pathologique drive de leur augmentation, de leur diminution ou de leur altration; que tout phnomne thrapeutique a pour principe leur retour au type naturel dont elles taient cartes; fixer avec prcision les cas o chacune est mise en jeu... voil la doctrine gnrale de cet ouvrage [13, I, XIX]. On est ici la source de cette ambigut de notions quon a reproche dj Broussais et Comte. Augmentation et diminution sont des concepts de valeur quantitative, mais altration est un concept de valeur qualitative. Sans(1) "Cf. notre rcente tude John Brown. La thorie de l'incitabilit de lorganisme et son importance historique . paratre dans les Actes du XIIIe Congrs international d'Histoire des Science*, Moscou, 1971.doute on ne peut en vouloir des physiologistes et des mdecins de tomber dans le pige du Mme et de lAutre o tant de philosophes se sont pris depuis Platon. Mais il est bon de savoir reconnatre le pige, au lieu de lignorer si allgrement au moment mme quon sy prend. Toute la doctrine de Broussais est en germe dans cette proposition de Bichat: Tout moyen curatif na pour but que de ramener au type qui leur est naturel les proprits vitales altres. Tout moyen qui, dans linflammation locale, ne diminue pas la sensibilit organique augmente, qui, dans les dmaties, les infiltrations, etc., naugmente pas cette proprit totalement diminue, qui, dans les convulsions, ne ramne pas un degr plus bas la contractilit animale, qui ne llve pas un degr plus haut dans la paralysie, etc., manque essentiellement son but; il est contre-indiqu [13, 1,12]. La seule diffrence est que Broussais ramenait toute pathognie un phnomne daccroissement et dexcs, et par suite toute thrapeutique la saigne. Cest vraiment le cas de dire que lexcs en tout est un dfaut!On stonnera peut-tre de voir que lexpos dune thorie dA. Comte soit devenu prtexte une exposition rtrospective. Pourquoi navoir pas demble adopt lordre historique? Mais dabord le rcit historique renverse toujours lordre vrai dintrt et dinterrogation. Cest dans le prsent que les problmes sollicitent la rflexion. Si la rflexion conduit une rgression, la rgression lui est ncessairement relative. Ainsi lorigine historique importe moins en vrit que lorigine rflexive. Certes Bichat, fondateur de lhistologie, ne doit rien Auguste Comte. Encore mme nest-ce pas sr, sil est vrai que les rsistances rencontres en France par la thorie cellulaire tiennent largement aux fidlits positivistes de Charles Robin. Or on sait que Comte nadmettait pas, daprs Bichat, que lanalyse pt aller au-del des tissus [64]. Ce qui est sr, en tout cas, cest que, mme dans le milieu mdical de culture, les thories de pathologie gnrale propres Bichat, Brown et Broussais nont exerc dinfluence que dans la mesure o Comte y a reconnu son bien. Les mdecins de la seconde moiti du xixe sicle ignoraient pour la plupart Broussais et Brown, mais peu ignoraient Comte ou Littr; comme aujourdhui la plupart des physiologistes ne peuvent ignorer Cl. Bernard, mais mconnaissent Bichat qui Cl. Bernard se rattache par lintermdiaire de Magendie.De remonter aux sources lointaines des ides de Comte, travers la pathologie de Broussais, de Brown et de Bichat, nous permet de mieux comprendre la porte et les limites de ces ides. Nous savons que Comte tenait de Bichat, par lintermdiaire de son matre en physiologie, de Blainville, une hostilit dci'de toute mathmatisation de la biologie. Il sen explique longuement dans la 40e leon du Cours de philosophie positive. Cette influence, quoique discrte, du vitalisme de Bichat sur la conception positiviste des phnomnes de la vie, balance les exigences logiques profondes de laffirmation didentit entre les mcanismes physiologiques et les mcanismes pathologiques, exigences du reste mconnues par Broussais, autre truchement, sur un point prcis de doctrine pathologique, entre Comte et Bichat.On doit retenir encore que les intentions et les vises de Comte sont bien diffrentes de celles de Broussais, ou des ascendants spirituels de ce dernier, quand il dveloppe les mmes conceptions en matire de pathologie. Dune part, Comte prtend codifier les mthodes scientifiques, dautre part il prtend fonder scientifiquement une doctrine politique. En affirmant de faon gnrale que les maladies naltrent pas les phnomnes vitaux, Comte se justifie daffirmer que la thrapeutique des crises politiques consiste ramener les socits leur structure essentielle et permanente, ne tolrer le progrs que dans les limites de variation de lordre naturel que dfinit la statique sociale. Le principe de Broussais reste donc dans la doctrine positiviste une ide subordonne un systme et ce sont les mdecins, les psychologues et les littrateurs dinspiration et de tradition positivistes qui lont diffuse comme conception indpendante.III. Claude Bernard et la pathologie exprimentaleIl est certain que CI. Bernard ne se rfre jamais Comte lorsquil traite du problme des rapports entre le normal et le pathologique, pour lui donner une solution apparemment semblable, il est non moins certain quil ne pouvait ignorer les opinions de Comte. On sait que Cl. Bernard a lu Comte, de prs et la plume la main, comme en tmoignent les notes, remontant vraisemblablement 1865-66, que M. Jacques Chevalier a publies en 1938 [11]. Pour les mdecins et les biologistes du Second Empire, Magendie, Comte et Cl. Bernard sont trois dieux ou trois dmons dun mme culte. Littr, traitant de luvre exprimentale de Magendie, matre de Cl. Bernard, en dmonte les postulats qui concident avec les ides de Comte sur lexprimentation en biologie et sur ses rapports avec lobservation des phnomnes pathologiques [78,162]. E. Gley a montr le premier que Cl. Bernard a repris son compte la loi des trois tats, dans son article sur les Progrs des sciences physiologiques (Revue des Deux Mondes, 1er aot 1865) et quil a particip des publications et des associations dans lesquelles Ch. Robin faisait passer le souffle positiviste [44, 164-170]. En 1864, Ch. Robin fait paratre, avec Brown-Squard, le Journal de ianatomie el de la physiologie normales el pathologiques de lhomme el des animaux, dans les premiers fascicules desquels paraissent des mmoires de Cl. Bernard, Chevreul, etc.; Claude Bernard est le second prsident de la Socit de Biologie que Ch. Robin a fonde en 1848 et dont il a formul les principes directeurs dans une tude lue aux membres fondateurs: Nous avons pour but, en tudiant lanatomie et les classifications des tres, dlucider le mcanisme des fonctions; en tudiant la physiologie, darriver connatre comment les organes peuvent saltrer et dans quelles limites les fonctions peuvent dvier de ltat normal [44,166]. De son ct, Lamy a montr que les artistes et crivains qui, au xixe sicle, ont cherch dans la physiologie et la mdecine des sources dinspiration ou des thmes de rflexion nont pratiquement pas distingu entre les ides de Comte et celles de Cl. Bernard [68].Cela dit, il faut ajouter quil est vraiment bien malais et assez dlicat dexposer les ides de Cl. Bernard sur le problme prcis du sens et de la nature des phnomnes pathologiques. Voici un savant considrable, dont les dcouvertes et les mthodes nont pas encore aujourdhui puis toute leur fcondit, qui mdecins et biologistes se rfrent constamment, et des uvres duquel il nexiste aucune dition complte et critique! La plupart des leons professes au Collge de France ont t rdiges et publies par des lves. Mais ce que Cl. Bernard a crit lui-mme, sa correspondance, nont t lobjet daucune curiosit respectueuse et mthodique. On publie de lui, et l, des notes et des cahiers dont la polmique sempare aussitt, des fins si expressment tendancieuses, quon se pose la question de savoir si les mmes tendances, au reste trs diverses, nont pas suscit la publication mme de tous ces fragments. La pense de Cl. Bernard reste un problme. La seule rponse honnte qui lui sera donne sera la publication mthodique de ses papiers et le dpt aux archives de ses manuscrits, le jour o on se dcidera le faire (1).** *Lidentit faut-il dire dans les mcanismes ou les symptmes, ou les deux? et la continuit relles des phnomnes pathologiques et des phnomnes physiologiques correspondants sont, dans luvre de Cl. Bernard, une redite monotone plus encore quun thme. On rencontre cette affirmation dans les Leons de physiologie exprimentale applique la mdecine (1855), notamment dans les 2e et 22e leons du tome II; dans les Leons sur la chaleur animale (1876). Mais nous choisissons de prfrence comme texte fondamental les Leons sur le diabte el la glycogense animale (1877) quon peut considrer, parmi tous les travaux de Cl. Bernard, comme celui qui est spcialement consacr lillustration de la thorie, celui o les faits(1) Cest dArsonval que Cl. Bernard a lgu ses papiers indits. Cf. Cl. Bernard, Penses, notes dtaches, avec prface de dArsonval (J.-B. Bail-lire, 1937). Ces papiers ont t dpouills par le Dr Delhoume, mais il nen a encore t publi que des fragments.* Nous disposons aujourdhui dun Catalogue des Manuscrits de Cl. Bernard dress par les soins du Dr M.-D. Grmek, Paris, Masson, 1967.cliniques et exprimentaux sont prsents au moins autant pour la morale dordre mthodologique et philosophique quon en doit tirer que pour leur signification physiologique intrinsque.Cl. Bernard considre la mdecine comme la science des maladies, la physiologie comme la science de la vie. Dans les sciences, cest la thorie qui claire et domine la pratique. La thrapeutique rationnelle ne saurait tre porte que par une pathologie scientifique et une pathologie scientifique doit se fonder sur la science physiologique. Or, le diabte est une maladie posant des problmes dont la solution fournit la dmonstration de la thse prcdente. Le bon sens indique que si on connat compltement un phnomne physiologique, on doit tre mme de rendre raison de tous les troubles quil peut subir ltat pathologique: Physiologie et pathologie se confondent et sont au fond une seule et mme chose [9, 56]. Le diabte est une maladie consistant seulement et entirement dans le drangement dune fonction normale. Toute maladie a une fonction normale correspondante dont elle nest quune expression trouble, exagre, amoindrie ou annule. Si nous ne pouvons pas aujourdhui expliquer tous les phnomnes des maladies, cest que la physiologie nest pas encore assez avance et quil y a encore une foule de fonctions normales qui nous sont inconnues [9, 56]. Cl. Bernard soppose par l bien des physiologistes de son temps, selon lesquels la maladie serait une entit extra-physiologique, venant se surajouter lorganisme. Ltude du diabte ne permet plus de soutenir une telle opinion. En effet, le diabte est caractris par les symptmes suivants: polyurie, polydipsie, polyphagie, autophagie et glycosurie. Aucun de ces symptmes nest, proprement parler, un phnomne nouveau, tranger ltat normal, aucun nest une production spontane de la nature. Tous, au contraire, prexistent, sauf leur intensit qui varie ltat normal et ltat de maladie [9, 65-66]. Le montrer est facile en ce qui concerne la polyurie, la polydipsie, la polyphagie et lautophagie, moins facile en ce qui concerne la glycosurie. Mais Cl. Bernard soutient que la glycosurie est un phnomne larv et inaperu ltat normal et que son exagration seule rend apparent [9, 67]. En ralit, Cl. Bernard ne dmontre pas effectivement ce quil avance. la seizime leon, aprs avoir confront les opinions des physiologistes qui affirment et de ceux qui nient la prsence constante de sucre dans lurine normale, aprs avoir montr la difficult des expriences et de leur contrle, CL Bernard ajoute que dans lurine normale dun animal nourri de substances azotes et priv de sucres et de fculents il na jamais russi dceler la prsence des plus faibles quantits de sucre, mais quil en va tout autrement dun animal nourri de sucres ou de fculents en excs. Il est galement naturel de penser, dit-il, que la glycmie, au cours de ses oscillations, peut dterminer le passage du sucre dans lurine. En somme, je ne crois pas quon puisse formuler cette proposition comme une vrit absolue: il existe du sucre dans lurine normale. Mais jadmets trs bien que dans une foule de cas il en existe des traces; il existe une sorte de glycosurie fugitive qui tablit ici, comme partout, un passage insensible et insaisissable entre ltat physiologique et ltat pathologique. Je suis daccord dailleurs avec les cliniciens pour reconnatre que le phnomne glyco-surique na rellement un caractre pathologique bien avr que lorsquil est devenu permanent [9, 390}.Il est piquant de constater ici que, cherchant apporter un fait particulirement dmonstratif en faveur de son interprtation, dans un cas o il la sent spcialement conteste, Cl. Bernard se trouve rduit admettre sans preuves exprimentales ce mme fait en raison de la thorie en supposant sa ralit situe par-del les limites de sensibilit de toutes les mthodes alors usites pour sa dtection. Sur ce point prcis, aujourdhui,H. Frdricq admet quil ny a pas de glucosurie normale, quen certains cas dingestion considrable de liquide et de diurse abondante, le glucose nest pas rabsorb dans le rein au niveau du tube contourn et se trouve pour ainsi dire entran par lavage [40, 353\. Cela explique que certains auteurs comme Nolf puissent admettre une glycosurie normale infinitsimale [90, 251], Sil ny a pas normalement de glycosurie, de quel phnomne physiologique la glycosurie diabtique est-elle lexagration quantitative?Pour abrger, on sait que le gnie de Cl. Bernard a consist montrer que le sucre dans lorganisme animal est un produit de cet organisme mme et non pas seulement un produit import du rgne vgtal par la voie de lalimentation que le sang contient normalement du glucose, et que le sucre urinaire est un produit gnralement limin par le rein lorsque le taux de la glycmie atteint un certain seuil. Autrement dit, la glycmie est un phnomne constant, indpendant de lapport alimentaire, au point que cest labsence du glucose sanguin qui est anormale, et la glycosurie est la consquence dune glycmie accrue au-dessus dune certaine quantit ayant valeur de seuil. La glycmie nest pas, chez le diabtique, un phnomne pathologique par elle mme, mais par sa quantit; en elle-mme, la glycmie est un phnomne normal et constant de lorganisme ltat de sant [9, 181]. Il ny a quune glycmie, elle est constante, permanente, soit pendant le diabte, soit en dehors de cet tat morbide. Seulement elle a des degrs: la glycmie au-dessous de 3 4 /00 namne pas la glycosurie; mais au-dessus la glycosurie se produit... Le passage de ltat normal ltat pathologique est impossible saisir et aucune question plus que le diabte nest propre montrer la fusion intime de la physiologie et de la pathologie [9, 132].Lnergie que Cl. Bernard dpense exposer sa thse ne parat pas superflue, si on replace cette thse dans la perspective de lhistoire. En 1866, Jaccoud, professeur agrg la Facult de Mdecine de Paris, traitait du diabte, dans une leon clinique, en professant que la glycmie est un phnomne inconstant et pathologique et que la production du sucre dans le foie est, daprs les travaux de Pavy, un phnomne pathologique. On ne peut attribuer ltat diabtique lexagration dune opration physiologique qui nexiste pas... Il est impossible de regarder le diabte comme lexagration dune opration rgulire: cest lexpression dune opration tout fait trangre la vie normale. Cette opration est en elle-mme lessence de la maladie [57, 826]. En 1883, le mme Jaccoud, devenu professeur de pathologie interne, maintenait, dans son Trait de pathologie interne, toutes ses objections la thorie de Cl. Bernard, pourtant plus solidement assise quen 1866: La transformation de glycogne en sucre est un phnomne ou pathologique ou cadavrique [58, 945].Si lon veut bien comprendre le sens et la porte de laffirmation de continuit entre les phnomnes normaux et les phnomnes pathologiques, il faut retenir que la thse vise par les dmonstrations critiques de Cl. Bernard est celle qui admet une diffrence qualitative dans les mcanismes et les produits des fonctions vitales ltat pathologique et ltat normal. Cette opposition de thses apparat peut-tre mieux dans les Leons sur la chaleur animale: La sant et la maladie ne sont pas deux modes diffrant essentiellement, comme ont pu le croire les anciens mdecins et comme le croient encore quelques praticiens. Il ne faut pas en faire des principes distincts, des entits qui se disputent lorganisme vivant et qui en font le thtre de leurs luttes. Ce sont l des vieilleries mdicales. Dans la ralit, il ny a entre ces deux manires dtre que des diffrences de degr: lexagration, la disproportion, la dsharmonie des phnomnes normaux constituent ltat maladif. Il ny a pas un cas o la maladie aurait fait apparatre des conditions nouvelles, un changement complet de scne, des produits nouveaux et spciaux [8, 391]. lappui de quoi, Cl. Bernard donne un exemple quil croit particulirement propre ridiculiser lopinion quil combat. Deux physiologistes italiens, Lussana et Ambrossoli, ayant rpt ses expriences sur la section du sympathique et ses effets, niaient le caractre physiologique de la chaleur engendre par la vaso-dilatation dans les organes intresss. Cette chaleur tait, selon eux, morbide, diffrente tous points de vue de la chaleur physiologique, celle-ci ayant son origine dans la combustion des aliments, celle-l dans la combustion des tissus. Comme si ce ntait pas toujours, rplique Cl. Bernard, au niveau des tissus dont il est devenu partie intgrante que laliment est combur. Pensant avoir facilement rfut les auteurs italiens, Cl. Bernard ajoute: En ralit, les manifestations physicochimiques ne changent pas de nature, suivant quelles ont lieu au-dedans ou au-dehors de lorganisme, et encore suivant ltat de sant ou de maladie. Il ny a quune espce dagent calorifique; quil soit engendr dans un foyer ou dans un organisme, il nen est pas moins identique avec lui-mme. Il ne saurait y avoir une chaleur physique et une chaleur animale et encore moins une chaleur morbide et une chaleur physiologique. La chaleur animale morbide et la chaleur physiologique ne diffrent que par leur degr et non par leur nature [8, 394]. Do la conclusion: Ces ides de lutte entre deux agents opposs, dantagonisme entre la vie et la mort, la sant et la maladie, la nature brute et la nature anime ont fait leur temps. Il faut reconnatre partout la continuit des phnomnes, leur gradation insensible et leur harmonie [ibid.].Ces deux derniers textes nous paraissent particulirement clairants, parce quils rvlent une relation dides qui napparat nullement dans les Leons sur le diabte. Lide de la continuit entre le normal et le pathologique est elle-mme en continuit avec lide de la continuit entre la vie et la mort, entre la matire organique et la matire inerte. Cl. Bernard a incontestablement le mrite davoir ni des oppositions jusque-l admises entre le minral et lorganique, entre le vgtal et lanimal, davoir affirm lomnivalence du postulat dterministe et lidentit matrielle de tous les phnomnes physico-chimiques quel quen soit le sige et quelle quen soit lallure. Il nest pas le premier qui ait affirm lidentit des productions de la chimie de laboratoire et de la chimie vivante lide tait forme depuis que Whler avait ralis la synthse de lure en 1828 il a simplement renforc l'impulsion physiologique donne la chimie organique par les travaux de Dumas et de Liebig (1). Mais il est le premier qui ait affirm lidentit physiologique des fonctions du vgtal et des fonctions correspondantes de lanimal. On tenait jusqu lui que la respiration des vgtaux tait linverse de celle des animaux, les vgtaux fixant le carbone et les animaux le brlant, les vgtaux oprant des rductions et les animaux des combustions, les vgtaux produisant des synthses que les animaux dtruisaient en les utilisant, incapables quils taient den produire de semblables.Toutes ces oppositions ont t nies par Cl. Bernard et la dcouverte de la fonction glycognique du foie est une des plus belles russites de la volont de reconnatre partout la continuit des phnomnes.On ne se demandera pas maintenant si Cl. Bernard se fait une ide juste de ce quest une opposition ou un contraste, et sil est bien fond considrer le couple de notions sant-maladie comme symtrique du couple vie-mort, pour en tirer la conclusion quayant rduit lidentit les termes du second, il est autoris rechercher lidentification des termes du premier. On se demandera ce quentend signifier Cl. Bernard en affirmant lunit de la vie et de la mort. Cest un problme souvent pos, des fins de polmique laque ou religieuse, de savoir si Cl. Bernard tait ou non matrialiste ou vitaliste (2). Il semble quune lecture attentive des Leons sur les phnomnes de la vie (1878) suggre une rponse nuance. Cl. Bernard nadmet pas quon distingue, du point de vue physico-chimique, les phnomnes du rgne organique et les phnomnes du rgne minral: Le chimisme du laboratoire et le chimisme de la vie sont soumis aux mmes lois: il n'y a pas deux chimies [10, I, 224]. Cela revient dire que lanalyse scientifique et la technique exprimentale peuvent identifier et reproduire les produits des synthses vitales au mme titre que les espces minrales. Mais cest seulement affirmer lhomognit de la matire dans la forme vivante et hors de cette forme, car, refusant le matrialisme mcaniste, Cl. Bernard affirme loriginalit de la forme vivante et de ses activits fonctionnelles: Bien que les manifestations vitales restent places directement sous linfluence des conditions physico-chimiques, ces conditions ne sauraient grouper, harmo-(1) Pasteur dans larticle sur Cl. Bernard, ses travaux, son enseignement, sa mthode.(2) Voir le Claude Bernard de Pierre Mauriac [81] et Claude Bernard el le matrialisme de Pierre Lamy [68], niser les phnomnes dans lordre et la succession quils affectent spcialement dans les tres vivants [10, II, 218]. Et plus nettement encore: Nous croyons avec Lavoisier que les tres vivants sont tributaires des lois gnrales de la nature et que leurs manifestations sont des expressions physiques et chimiques. Mais loin de voir, comme les physiciens et les chimistes, le type des actions vitales dans les phnomnes du monde inanim, nous professons, au contraire, que lexpression est particulire, que le mcanisme est spcial, que lagent est spcifique, quoique le rsultat soit identique. Pas un phnomne chimique ne saccomplit dans le corps comme en dehors de lui [ibid.]. Ces derniers mots pourraient servir dpigraphe louvrage de Jacques Duclaux sur l'Analyse physico-chimique des fondions vitales. Selon Duclaux, dont lloignement de tout spiritualisme clate dans cet ouvrage, aucune raction chimique intracellulaire ne peut tre reprsente par une formule dquation obtenue grce lexprimentation in vitro: Aussitt quun corps est devenu reprsentable par nos symboles, la matire vivante le considre comme un ennemi et llimine ou le neutralise... Lhomme a cr une chimie qui sest dveloppe partir de la chimie naturelle sans se confondre avec elle [36].Quoi quil en soit, il parat clair que reconnatre la continuit des phnomnes ce nest pas, pour Cl. Bernard, en mconnatre loriginalit. Ne pourrait-on pas dire, ds lors, symtriquement ce quil dit des rapports de la matire brute et de la matire vivante: il ny a quune physiologie, mais loin de voir le type des phnomnes pathologiques dans les phnomnes physiologiques, on doit considrer que lexpression en est particulire, le mcanisme spcial, quoique le rsultat soit identique; pas un phnomne ne saccomplit dans lorganisme malade comme dans lorganisme sain? Pourquoi affirmer sans restrictions lidentit de la maladie et de la sant, alors quon ne le fait pas de la mort et de la vie, sur le rapport desquelles on prtend calquer le rapport de la maladie et de la sant? la diffrence de Broussais et de Comte, Cl. Bernard apporte lappui de son principe gnral de pathologie des arguments contrlables, des protocoles dexpriences, et surtout des mthodes de quantification des concepts physiologiques. Glycogense, glycmie, glycosurie, combustion des aliments, chaleur de vasodilatation, ce ne sont plus des concepts qualitatifs, ce sont les rsums de rsultats obtenus au terme de mesures. Dsormais, quand on prtend que la maladie est lexpression exagre ou amoindrie dune fonction normale, on sait exactement ce que lon veut dire. Ou du moins, on sest donn les moyens de le savoir, car en dpit de ce progrs incontestable dans la prcision logique, toute ambigut nest pas exempte de la pense de Cl. Bernard.Tout dabord, comme chez Bichat, Broussais et Comte, on doit noter chez Cl. Bernard une collusion de concepts quantitatifs et qualitatifs dans la dfinition donne des phnomnes pathologiques. Tantt ltat pathologique est le drangement dun mcanisme normal, consistant dans une variation quantitative, une exagration ou une attnuation des phnomnes normaux [9, 360], tantt ltat maladif est constitu par lexagration, la disproportion, la dsharmonie des phnomnes normaux [8, 391]. Qui ne voit ici que le terme dexagration a un sens nettement quantitatif dans la premire dfinition et un sens plutt qualitatif dans la seconde. Cl. Bernard croit-il annuler la valeur qualitative du terme pathologique # en lui substituant les termes de d-rangement, de dis-proportion, de ds-harmonie?Certes cette ambigut est instructive, elle est rvlatrice de la persistance du problme lui-mme au sein dune solution quon croit lui avoir donne. Et le problme est le suivant: le concept de maladie est-il le concept dune ralit objective accessible la connaissance scientifique quantitative? La diffrence de valeur que le vivant institue entre sa vie normale et sa vie pathologique est-elle une apparence illusoire que le savant doit lgitimement nier? Si cette annulation dun contraste qualitatif est thoriquement possible, il est clair quelle est lgitime, si elle nest pas possible, la question de sa lgitimit est superflue.On a pu remarquer que Cl. Bernard use indiffremment de deux expressions qui sont variations quantitatives el diffrences de degr, cest--dire en fait de deux concepts, homognil et continuit, du premier implicitement, du second expressment. Or, lutilisation de lun ou de lautre de ces concepts nentrane pas les mmes exigences logiques. Si jaffirme lhomognit de deux objets je suis tenu de dfinir au moins la nature de lun des deux, ou bien quelque nature commune lun et lautre. Mais si jaffirme une continuit, je puis seulement intercaler entre des extrmes, sans les rduire lun lautre, tous les intermdiaires dont jai la disposition, par dichotomie dintervalles progressivement rduits. Cest si vrai que certains auteurs prennent prtexte de la continuit entre la sant et la maladie pour se refuser dfinir lune ou lautre (1). Il nexiste pas, disent-ils, dtat normal complet, pas de sant parfaite. Cela peut vouloir dire quil ny a que des malades. Molire et Jules Romains ont montr plaisamment quel genre de iatrocratie peut justifier cette affirmation. Mais cela pourrait aussi bien signifier quil n'y a pas de malades, ce qui nest pas moins absurde. On se demande si en affirmant srieusement que la sant parfaite nexiste pas et que par suite la maladie ne saurait tre dfinie, des mdecins ont souponn quils ressuscitaient purement et simplement le problme de lexistence du parfait et largument ontologique.On a cherch longtemps si on pourrait prouver lexistence de ltre parfait partir de sa qualit de parfait, puisque ayant toutes les perfections, il aurait aussi celle de se donner lexistence. Le problme de lexistence effective dune sant parfaite est analogue. Comme si la sant parfaite ntait pas un concept normatif, un type idal? En toute rigueur, une norme nexiste pas, elle joue son rle qui est de dvaloriser lexistence pour en permettre la correction. Dire que la sant parfaite n'existe pas cest seulement dire que le concept de sant nest pas celui dune existence, mais dune norme dont la fonction et la valeur est dtre mise en rapport avec lexistence pour en susciter la modification. Cela ne signifie pas que sant soit un concept vide.Mais Cl. Bernard est bien loin dun relativisme aussi facile, du fait dabord que laffirmation de continuit sous-entend toujours dans sa pense celle dhomognit, du fait ensuite quil pense pouvoir toujours donner un contenu exprimental au concept de normal. Par exemple ce quil appelle lurine normale dun animal, cest lurine de lanimal jeun, toujours comparable elle-mme lanimal se nourrissant identiquement de ses propres rserves et telle quelle serve de terme constant de rfrence pour toute urine obtenue dans les conditions dalimentation quil plaira dinstituer [5, II, 13]. On traitera plus loin des relations entre le normal et lexprimental. Pour le moment, on veut seulement examiner quel point de vue Cl. Bernard se place quand il conoit le phnomne pathologique comme variation quantitative du phnomne normal. Il est naturellement bien entendu que si lon use, en cours dexamen, de donnes physiologiques ou cliniques rcentes, ce nest pas pour reprocher Cl. Bernard davoir ignor ce quil ne pouvait pas savoir.(1) Cest le cas par exemple de H. Roger dans l'Introduction la mdecine. De mme pour Claude et Camus dans leur Pathologie gnrale.Si lon tient la glycosurie pour le symptme majeur du diabte, la prsence de sucre dans lurine diabtique la rend qualitativement diffrente dune urine normale. Ltat pathologique identifi avec son principal symptme est, relativement ltat physiologique, une qualit nouvelle. Mais si, considrant lurine comme un produit de scrtion rnale, la pense du mdecin se porte vers le rein et les rapports du filtre rnal avec la composition du sang, elle considre la glycosurie comme le trop-plein de la glycmie se dversant par-dessus un seuil. Le glucose qui dborde le seuil est qualitativement le mme que le glucose normalement retenu par le seuil. La seule diffrence est en effet de quantit. Si donc on considre le mcanisme rnal de la scrtion urinaire dans ses rsultats effets physiologiques ou symptmes morbides la maladie est apparition dune qualit nouvelle; si on considre le mcanisme en lui-mme, la maladie est variation quantitative seulement. On citerait de mme lalcap-tonurie comme exemple de mcanisme chimique normal pouvant engendrer un symptme anormal. Cette affection rare, dcouverte en 1857 par Bdeker, consiste essentiellement en un trouble du mtabolisme dun acide amin, la tyrosine. Lalcaptone ou acide homogentisique est un produit normal du mtabolisme intermdiaire de la tyrosine, mais les malades alcaptonuriques se distinguent par lincapacit o ils sont de dpasser ce stade et de brler lacide homogentisique [41, 10.534]. Lacide homogentisique passe alors dans lurine et se transforme en prsence des alcalis pour donner par oxydation un pigment noir, colorant lurine, lui confrant ainsi une qualit nouvelle qui nest en aucune faon lexagration de quelque qualit prsente par lurine normale. On peut du reste provoquer exprimentalement lalcaptonurie par absorption massive (50 g par 24 h) de tyrosine. Voil donc un phnomne pathologique que lon dfinira par la qualit ou la quantit, selon le point de vue auquel on se place, selon que lon considre le phnomne vital dans son expression ou dans son mcanisme.Mais a-t-on le choix du point de vue? Nest-il pas vident que si lon veut laborer une pathologie scientifique on doit considrer les causes relles et non les effets apparents, les mcanismes fonctionnels et non leurs expressions symptomatiques? Nest-il pas vident que Cl. Bernard, en mettant la glycosurie en rapport avec la glycmie et la glycmie avec la glycogense hpatique, considre des mcanismes dont lexplication scientifique tient en un faisceau de relations quantitatives; par exemple lois physiques des quilibres de membrane, lois de concentration des solutions, ractions de chimie organique, etc.?Tout cela serait incontestable si lon pouvait tenir les fonctions physiologiques pour des mcanismes, les seuils pour des barrages, les rgulations pour des soupapes de sret, des servo-freins ou des thermostats. Ne va-t-on point alors retomber dans tous les piges et les cueils des conceptions iatro-mcanicistes? Pour prendre lexemple prcis du diabte, on est assez loin de considrer aujourdhui que la glycosurie soit seulement fonction de la glycmie, que le rein oppose seulement la filtration du glucose un seuil constant (de 1,70 /00 et non de 3 /00, comme le pensait dabord Cl. Bernard). Selon Chabanier et Lobo-Onell: Le seuil rnal est essentiellement mobile, et son comportement variable, suivant les patients [25, 26]. Dune part chez des sujets sans hyperglycmie, on peut parfois constater une glycosurie, mme aussi leve que celle des diabtiques vrais. On parle alors de glycosurie rnale. Dautre part chez des sujets dont la glycmie atteint parfois 3 g et plus, la glycosurie peut tre pratiquement nulle. On parle alors dhyperglycmie pure. Plus encore, deux diabtiques placs dans les mmes conditions dobservation et prsentant le matin jeun une mme glycmie de 2,50 g peuvent prsenter une glycosurie variable, lun perdant 20 g et lautre 200 g de glucose dans les urines [25, 25].Au schma classique qui reliait la glycosurie au trouble basai par le seul intermdiaire de lhyperglycmie, nous sommes donc amens apporter une modification qui consiste introduire, entre hyperglycmie et glycosurie, une nouvelle articulation: le comportement rnal [25, 19], En parlant de mobilit du seuil, de comportement rnal, on introduit dj dans lexplication du mcanisme de la scrtion urinaire une notion non entirement trans-posable en termes analytiques et quantitatifs. Autant dire que devenir diabtique cest changer de rein, proposition qui ne semblera absurde qu ceux qui identifient une fonction et son sige anatomique. On semble donc autoris conclure quen substituant, dans la comparaison de ltat physiologique et de ltat pathologique, les mcanismes aux symptmes, on nlimine pas pour autant une diffrence de qualit entre ces tats.Cette conclusion simpose bien davantage lorsque, cessant de diviser la maladie en une multiplicit de mcanismes fonctionnels dvis, on la regarde comme un vnement intressant lorganisme vivant pris dans son tout. Or cest minemment le cas du diabte. On admet aujourdhui que cest une diminution du pouvoir dutilisation du glucose en fonction de la glycmie # [25, 12]. La dcouverte par von Mering et Minkowski, en 1889, du diabte pancratique exprimental, la dcouverte par Laguesse du pancras endocrine, lis