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Notice historique sur la vie et les travaux de M. le duc dâAumale
27 novembre 1897RĂ©daction
Lu dans la séance publique annuelle du 27 novembre 1897 par M. Georges Picot,
SecrĂ©taire perpĂ©tuel de lâAcadĂ©mie
Messieurs,
Sâil est vrai que, pour ĂȘtre digne dâĂ©crire lâhistoire, il faut y avoir Ă©tĂ© mĂȘlĂ© de trĂšs prĂšs et, pour ainsi dire, lâavoir faite, comment sâĂ©tonner de lâĂ©clat que notre histoire militaire doit Ă lâillustre soldat dont nous pleurons la perte et dont nous devons aujourdâhui honorer la mĂ©moire ?
NĂ© prĂšs du trĂŽne, placĂ© par la Providence assez haut pour ĂȘtre enclin Ă croire que tous les honneurs lui Ă©taient dus, il a tenu Ă les mĂ©riter. Tandis que trop souvent lâambition des princes veut ĂȘtre servie, il a voulu servir pour ĂȘtre capable de commander. Aimant passionnĂ©ment la guerre, il avait conçu dans son esprit tous les rĂȘves de gloire ; dĂ©jĂ , il les saisissait comme des rĂ©alitĂ©s, lorsque les rĂ©volutions enlevĂšrent Ă la fois Ă ce gĂ©nĂ©ral de vingt-six ans son Ă©pĂ©e et sa patrie.
Vingt-deux annĂ©es dâexil sâabattirent sur son front sans le courber ; il endura les plus cruelles souffrances : citoyen expulsĂ© de la citĂ©, officier exclu de lâarmĂ©e, pĂšre de famille voyant pĂ©rir un Ă un tous les rejetons de son sang, il perdit tout, sauf lâespĂ©rance.
Quand les changements de fortune le rendirent au sol natal, il nâeut quâune pensĂ©e : servir dans lâĂąge mĂ»r le drapeau de sa jeunesse. Pendant six annĂ©es, il monta la garde Ă la frontiĂšre mutilĂ©e et, quand, victime des injustices des partis, il se vit de nouveau privĂ© de ses droits, chassĂ© de son foyer, il reprit avec plus de force les travaux dâhistoire qui avaient toujours Ă©tĂ© la consolation de ses deuils, maniant la plume, comme il avait maniĂ© lâĂ©pĂ©e, et, pour toute vengeance, ne concevant, aux termes dâune vie traversĂ©e de tant de contrastes, quâune ambition, celle dâĂ©lever, par ses livres et par ses dons, un double et impĂ©rissable monument digne en tout de sa race et de sa patrie.
Henri dâOrlĂ©ans naquit Ă Paris, le 16 janvier 1822. Son enfance sâĂ©coula entre le Palais-Royal et Neuilly : une mĂšre admirable forma son Ăąme tandis que la haute intelligence de son pĂšre sâappliqua Ă Ă©veiller son esprit. Le duc et la duchesse dâOrlĂ©ans avaient Ă©tabli les rĂšglements les plus minutieux et ils en surveillaient eux-mĂȘmes lâapplication. Rien ne
ressemblait moins Ă la vie des cours. Un intĂ©rieur de famille trĂšs rĂ©gulier et trĂšs intime, lâaffection de trois sĆurs aĂźnĂ©es, la vue de trois frĂšres qui le prĂ©cĂ©daient dans la vie inspirĂšrent les premiĂšres pensĂ©es du jeune prince. Son pĂšre avait des idĂ©es trĂšs arrĂȘtĂ©es sur lâĂ©ducation. Il nâavait voulu pour ses fils ni dâun gouverneur en un palais, ni de chasses avec des pages. Pour les prĂ©server dâune telle Ă©cole de vanitĂ©, il avait rĂ©solu de les mettre au collĂšge. Sous la Restauration, câĂ©tait une hardiesse sans prĂ©cĂ©dents. Comment obtenir lâagrĂ©ment du Roi ? Les entretiens avaient Ă©tĂ© longs et Ă©taient devenus pĂ©nibles. Le duc dâOrlĂ©ans avait dĂ©clarĂ© que ses fils devaient ĂȘtre des hommes de leur temps. Louis XVIII avait rĂ©pondu que des princes ainsi Ă©levĂ©s deviennent des sujets dangereux.
La volontĂ© du pĂšre lâavait emportĂ©, non sans froissement, sur celle du Roi et successivement, vers leur onziĂšme annĂ©e, les princes Ă©taient entrĂ©s au collĂšge Henri IV. Ils en suivaient les classes et revenaient le soir au Palais-Royal oĂč le choix heureusement inspirĂ© de leur pĂšre avait rassemblĂ© un groupe dâĂ©lite, formant, Ă cĂŽtĂ© de la rĂ©union intime de la mĂšre et des sĆurs, une famille intellectuelle composĂ©e de trĂšs jeunes professeurs, tous dĂ©signĂ©s par dâĂ©clatants triomphes au concours gĂ©nĂ©ral. Le duc dâAumale avait cinq ans quand son pĂšre le confia Ă un laurĂ©at du prix dâhonneur qui devait se consacrer Ă cette Ćuvre et y attacher Ă jamais son nom. M. Cuvillier-Fleury devina tout ce que promettait lâenfant ; il ne se laissa dĂ©tourner de sa mission ni par le mouvement de la politique qui lâattirait, ni par le spectacle des Ă©vĂ©nements de 1830, dont il ressentait les ardeurs de toute son Ăąme ; aux Ă©tudes rĂ©guliĂšrement suivies, il sut mĂȘler, dans une mesure parfaite, ces Ă©motions du dehors, dont il faut se garder de sevrer lâenfance parce quâelles sont le levain de lâĂąme. Qui sait si le secret des grandes actions nâest pas une Ă©ducation qui, au milieu dâune sĂ©vĂšre discipline de lâesprit, ne craint pas dâexalter le cĆur ? Le maĂźtre aimait passionnĂ©ment les lettres latines et il avait lâart de les faire aimer. Virgile et Horace, CicĂ©ron et CĂ©sar, Tite-Live et Tacite Ă©taient vraiment ses contemporains et ses amis ; il introduisit parmi eux son Ă©lĂšve, lâhabitua Ă leur commerce, les animant de sa parole et faisant passer par eux ces inspirations du patriotisme qui, pour ĂȘtre profondes, ne doivent jamais ĂȘtre une leçon. Aux heures de rĂ©crĂ©ation, pendant les promenades de chaque jour, il ne sâagissait plus de lâantiquitĂ©, mais des souvenirs tout rĂ©cents de nos gloires, des guerres de la RĂ©volution et de lâEmpire, de la cocarde aux trois couleurs. LâĂ©lĂšve Ă©coutait ces rĂ©cits, en nourrissait sa jeune imagination, les redemandait, ne se lassait pas de questionner sur la sĂ©rie des batailles de 1792 Ă 1813, sur les uniformes, sur les rĂ©giments, sur les survivants des grandes guerres : il Ă©tait fier dâĂȘtre fils dâun combattant de Valmy et heureux que son pĂšre lui eĂ»t donnĂ© pour maĂźtre un homme qui avait vu lâEmpereur.
Nul nâest capable de comprendre 1830 et les hommes de ce temps sâil ne se pĂ©nĂštre des deux idĂ©es de patriotisme et de libertĂ© qui faisaient le fond des passions de la jeunesse. Le fils aĂźnĂ© du duc dâOrlĂ©ans les ressentait toutes ; ses jeunes frĂšres partageaient ses ardeurs : aussi quels ne furent pas leurs transports quand ils virent reparaĂźtre au sommet de nos monuments le drapeau tricolore, emblĂšme de nos fiertĂ©s nationales !
Peu aprĂšs, le duc dâAumale allait sâasseoir sur les bancs du collĂšge Henri IV. Ce nâĂ©tait pas une vaine forme ; lâassiduitĂ© de lâĂ©lĂšve nâavait rien dâintermittent. Les cahiers de correspondance, prĂ©cieusement conservĂ©s, lâattestent. Ni le pĂšre, devenu Roi, ni le maĂźtre ne lâauraient souffert. Lâhistorien de CondĂ© raconte quâau collĂšge de Bourges,
Louis de Bourbon Ă©tait sĂ©parĂ© de ses condisciples par une balustrade dorĂ©e. Rien de semblable Ă Henri IV ; aucune barriĂšre entre lâĂ©lĂšve et ses camarades ; aussi que de conversations ! Les maĂźtres sâen plaignaient parfois ; un professeur solennel donne comme note de conduite : « Bien, sauf quâil aime trop les oreilles de ses voisins. » Un jeune et brillant historien, qui ressentait dĂ©jĂ une prĂ©dilection pour lâĂ©lĂšve, destinĂ© Ă ĂȘtre son confrĂšre, Ă©crivait : « Conduite lĂ©gĂšre : beaucoup trop de gaietĂ© et de mouvement. » Les notes pour les devoirs et les leçons sont pleines de dĂ©tails : la franchise des professeurs est absolue et lâon croirait lire le cahier dâun brillant Ă©lĂšve de famille obscure, si, en face dâune classe manquĂ©e, ce qui Ă©tait rare, on ne lisait pour excuser le collĂ©gien : « Ouverture des Chambres. »
Le duc dâAumale sâĂ©tait mis dĂšs le dĂ©but Ă la tĂȘte de sa classe : quand vinrent les Ă©preuves du concours gĂ©nĂ©ral, oĂč les plus dĂ©fiants ne pouvaient soupçonner une faveur, sa supĂ©rioritĂ© Ă©clata. Il Ă©tait trĂšs aimĂ© de ses compagnons. Ses succĂšs furent un triomphe pour tous ses camarades. Chaque annĂ©e, de 1834 Ă 1889, son nom retentit Ă la Sorbonne. Il nây eut pas une composition dâhistoire oĂč il ne fut nommĂ© ou couronnĂ©, et, en rhĂ©torique, il remporta le 2e prix de discours français et le 2e prix dâhistoire. Tel Ă©tait aux Tuileries, dans le cercle de famille, le retentissement de ces succĂšs que jamais lĂ Reine ne manquait Ă la distribution du Grand Concours. Les deux prix de rhĂ©torique mĂ©ritaient plus ; le Roi vint Ă la Sorbonne pour voir couronner son fils.
Les Ă©tudes achevĂ©es, la carriĂšre militaire sâouvrait. Entre le collĂšge et la vie nouvelle, le Roi ne laissa pas sâĂ©couler une heure. Le laurĂ©at qui avait Ă©tĂ© acclamĂ© le 20 aoĂ»t au collĂšge Ă©tait nommĂ© le 21 aoĂ»t capitaine dâinfanterie et recevait lâordre de rejoindre dans les vingt-quatre heures au camp de Fontainebleau le 4e rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre dans lequel il Ă©tait incorporĂ©.
Le travail et la vie des camps, telle quâon la menait alors, ressemblait assez aux manĆuvres dâautomne au cours desquelles lâarmĂ©e actuelle apprend Ă supporter les fatigues de la guerre. Mis sur le mĂȘme pied que ses compagnons dâarmes, chargĂ© de soixante-quinze hommes dont il avait la responsabilitĂ©, le nouveau capitaine prit part Ă toutes les marches, ne fut dispensĂ© dâaucun exercice et ne tarda pas Ă faire comprendre Ă tous quâil prenait au sĂ©rieux le mĂ©tier. Il nâobĂ©issait pas seulement Ă un goĂ»t trĂšs profond de la discipline et du devoir ; il se sentait entraĂźnĂ© par un attrait de nature « pour la guerre, pour cette vieille passion de ses pĂšres qui avait conquis son Ăąme ». « Vois-tu, Ă©crivait-il Ă un ami, je ne le dis quâĂ toi, parce que, toi seul, tu ne me trouveras ni vain ni ridicule ; quand, confondu dans le rang, jâentends tonner le canon, quand mes naseaux sâouvrent Ă lâodeur de la poudre, jâoublie que nous jouons la comĂ©die, une sorte de dĂ©lire sâempare de moi ; il me semble que jâaurais dans les batailles cette fiĂšvre qui fait rĂ©ussir et je reste en extase, jusquâĂ ce que la voix monotone du chef de bataillon me rappelle Ă la rĂ©alitĂ©. » (29 septembre 1889.)
Quand le camp fut levĂ©, au milieu dâoctobre, un mois et demi passĂ© en plein air, les nuits sous la tente lâavaient rompu aux intempĂ©ries, il regrettait le camp et ne se consolait quâen se plongeant dans les Ă©tudes militaires, prĂ©lude de plus rudes campagnes.
Dix ans de luttes glorieuses avaient tournĂ© vers la terre dâAfrique toutes les pensĂ©es des hommes de guerre. Si la conquĂȘte totale ou lâoccupation restreinte avaient divisĂ© les
politiques, les militaires nâavaient jamais hĂ©sitĂ© ; Ă leur tĂȘte, le duc dâOrlĂ©ans sâĂ©tait Ă©pris de lâAlgĂ©rie ; brĂ»lant dâagir, il y avait trouvĂ© les champs de bataille que lâEurope lui refusait. Il apprĂ©ciait depuis longtemps les qualitĂ©s de son jeune frĂšre ; il se sentit attirĂ© par une sympathie bien autrement vive, lorsquâil vit Ă©clater en lui la vocation militaire. Une expĂ©dition Ă©tait nĂ©cessaire pour repousser les incursions des Arabes. Au printemps de 1840, il partit pour la troisiĂšme fois, emmenant le duc dâAumale comme officier dâordonnance.
Son voyage, le dĂ©barquement Ă Alger, lâentrĂ©e en campagne furent, un enchantement. Tout ce que ses frĂšres lui avaient dit de lâAfrique Ă©tait dĂ©passĂ©. Le journal quâil tient chaque soir, et quâil avait conservĂ© parmi ses manuscrits les plus intimes, est prĂ©cis, Ă©crit dâun style sobre, nullement pompeux ; mais Ă travers les faits, quel pĂ©tillement dâidĂ©es ! quels Ă©lans ! et, dĂšs le dĂ©but, quelle sĂ»retĂ© de jugement ! LâhĂ©sitation du commandement lâinquiĂšte : il signale de bons officiers, dâexcellents colonels, mais ne voit personne pour conduire. Enfin, lâexpĂ©dition est dĂ©cidĂ©e : le marĂ©chal ValĂ©e a donnĂ© Ă la division que commande le duc dâOrlĂ©ans lâordre de marcher : dĂšs la premiĂšre Ă©tape, Ă Bouffarick, un spectacle nouveau lâattendait : « Nous avons trouvĂ©, Ă©crit-il, LamoriciĂšre qui arrivait de RolĂ©ah avec un bataillon de zouaves. Le cĆur mâa battu quand jâai vu ces visages bronzĂ©s par le soleil, ces figures martiales oĂč la gravitĂ© du soldat Ă©prouvĂ© se mĂȘlait Ă la gaietĂ© française ; mon frĂšre me serrait le bras, en me disant : Je nage dans la joie. Le soir, jâai beaucoup causĂ© avec LamoriciĂšre. Câest un homme bien remarquable. » Le lendemain et les jours suivants, on attend des ordres qui nâarrivent pas ; pour prendre patience, il interroge ; « nous avons ici, dit-il, des hommes de mĂ©rite prĂšs desquels je cherche Ă mâinstruire de tout ce qui a Ă©tĂ© fait et de ce quâil faudrait faire dans ce pays ». Les ordres si longtemps espĂ©rĂ©s parviennent. « VoilĂ le bon moment enfin arrivĂ©. » La colonne gagne Blidah et le dĂ©passe ; on franchit la Chiffa ; aprĂšs douze heures de marche, on sâarrĂȘte ; hommes et chevaux sont extĂ©nuĂ©s ; il est trois heures ; on ne rencontrera pas lâennemi avant le lendemain ; on commençait Ă camper, lorsquâon signale Ă lâhorizon trois ou quatre mille burnous blancs au milieu desquels flotte le drapeau rouge du bey de Milianah. Le clairon retentit : on court aux faisceaux. « LĂ , Ă©crit le jeune officier dâordonnance, je vis avec admiration cette poignĂ©e de braves gens, harassĂ©s par une longue marche et par une nuit sans sommeil, secouer leur fatigue en prĂ©sence de lâennemi et courir aux armes avec une ardeur, une gaietĂ© qui faisait battre le cĆur ! »
Quelques instants aprĂšs, le combat Ă©tait engagĂ© et le prince recevait le baptĂȘme du feu. La cavalerie devait jouer le rĂŽle principal ; elle gagnait au trot le point dĂ©cisif, lorsque le duc dâOrlĂ©ans, qui suivait le mouvement, sâĂ©cria : « Allez dire au colonel Bourjolly quâil marche en avant ! CâĂ©tait Ă moi de porter lâordre. Je ne me le fis pas dire deux fois ; quand jâarrivai aux chasseurs, ils marchaient en bataille au galop. Je cherchai le colonel ; je ne le vis pas. La charge commençait. Ma foi ! je ne pouvais, ni ne voulais mâen aller ; je poussai mon cheval et je tĂąchai dâaller de mon mieux. CâĂ©tait magnifique ; tous les hommes, lâĆil en feu, le sabre Ă la main, couchĂ©s sur leurs chevaux ; devant nous, Ă cinq ou six pas, les burnous blancs des Arabes qui se retournaient pour nous tirer des coups de fusil ou de pistolet. La charge fut trĂšs brillante. On lâarrĂȘta au moment oĂč nous allions tenter le passage de la riviĂšre. Je trouvai derriĂšre moi Jouve, sous-lieutenant de spahis qui avait cherchĂ© Ă mâarrĂȘter et qui mâavait constamment suivi, Jamin, un peu aprĂšs GĂ©rard, Montguyon, toute la compagnie que mon frĂšre avait mise Ă mes trousses. Je revins alors Ă mon poste oĂč je nâeus pas de peine Ă me disculper. »
Le duc dâOrlĂ©ans avait Ă©tĂ© trĂšs inquiet, mais il se sentait trĂšs fier : il reconnaissait son sang. Le duc dâAumale avait conquis au combat de lâAffroun, sans que personne y vĂźt une faveur, sa premiĂšre citation Ă lâordre du jour.
En mĂȘme temps quâil sâĂ©prend de la vie militaire, aucune des scĂšnes dâAfrique ne le laisse insensible. Ăbloui par le soleil des pays chauds, il est Ă©merveillĂ© des hommes, des costumes, des bĂątiments ; il se plaĂźt aux couleurs et aux jeux de lumiĂšre. Il regrette de nâavoir pas amenĂ© Decamps. Ses descriptions de paysages ont la prĂ©cision dâun officier dâĂ©tat-major et la poĂ©sie dâun artiste. Les couchers de soleil lui causent le plus vif enthousiasme ; au milieu dâune action militaire qui le passionne, « lâAtlas dâun bleu foncĂ© se dessinant sur un ciel de pourpre », un vieil aqueduc jetĂ© entre deux coteaux du Sahel, Ă©clairĂ© par le soleil couchant et laissant voir la mer entre ses arceaux ruinĂ©s, sont peints avec la vigueur dâun coloriste ; sous sa plume, toute action devient un tableau.
Parmi les faits de guerre qui devaient se graver dans sa mĂ©moire, il en est peu qui aient eu plus dâĂ©clat que lâenlĂšvement du col de MouzaĂŻa. Entre Blidah et MĂ©dĂ©ah sâĂ©lĂšvent des montagnes quâoccupait avec toutes ses forces lâĂ©mir Abd-el-Kader. Il ne fallait pas songer Ă sâĂ©tablir Ă MĂ©dĂ©ah sans dĂ©loger les Arabes dâune position qui commandait la plaine ; on disait quâils lâavaient rendue inexpugnable. Deux redoutes y avaient Ă©tĂ© construites, des retranchements sur toute la montagne, dĂ©fendus par six piĂšces de canon, et par lâĂ©mir en personne, commandant 5 000 fantassins. Dans la nuit du 12 mai 1840, le duc dâOrlĂ©ans avait placĂ© chaque corps au point oĂč devait commencer lâattaque ; aux premiers feux du jour, le signal fut donnĂ©. « On fit poser les sacs et nos admirables soldats partirent pleins de joie, bondissant comme des chĂšvres, avec une ardeur quâon ne peut dĂ©crire mais quâon nâoublie pas. A peine Ă©taient-ils lancĂ©s dans la montagne quâune fusillade Ă©pouvantable se fit entendre sur le pic de MouzaĂŻa et en levant la tĂȘte, nous vĂźmes la brigade Duvivier sâavancer au pas de course au milieu dâun nuage de fumĂ©e. » Un instant on crut lâattaque compromise ; on ne voyait plus nos troupes ; mais la fusillade continuait derriĂšre un pli de terrain ; le feu plongeant de lâartillerie et de la mousqueterie arabes infligeait des pertes cruelles Ă nos soldats, mais nâarrĂȘtait pas leur Ă©lan. On les vit reparaĂźtre. « On battit la marche du 23e et nos petits fantassins dĂ©bouchĂšrent grandis par le danger, plus droits quâĂ la parade, lâĆil en feu, le jarret tendu, comme sâils allaient Ă la fĂȘte. » Quand on arriva Ă la montĂ©e la plus raide, le 2e bataillon monta tout droit au milieu des broussailles ; les tambours et les clairons battaient la charge et les derniers coups de feu leur servaient de basse : câĂ©tait superbe. Je trouvai Gueswiller Ă©puisĂ©, assis par terre, sans pouvoir avancer ; je me jetai Ă bas de mon cheval, je le forçai dây monter, et, me fiant Ă mes jambes de 18 ans, je rejoignis Ă la course les grenadiers qui marchaient en avant des tambours. Jâarrivai au moment oĂč lâon plantait sur la position le drapeau du 23e ; lâautre colonne dĂ©bouchait en mĂȘme temps par la gauche. »
« Quand je vis ces braves soldats de tous les rĂ©giments confondus, courant encore pour lancer quelques derniers coups de feu aux ennemis qui sâenfuyaient, quand je vis avec cela cette scĂšne imposante de la nature Ă©clairĂ©e par le soleil couchant, le dĂ©lire me prit comme les autres⊠»
« Jâassistai alors Ă une scĂšne magnifique. LamoriciĂšre, Duvivier, Changarnier arrivaient Ă pied, dĂ©braillĂ©s, sans col, couverts de sueur et de poussiĂšre, leurs habits criblĂ©s de balles,
pĂȘle-mĂȘle avec des soldats de toutes armes. DĂšs quâils virent mon frĂšre, ils fondirent en larmes et pendant cinq minutes : Vive le Roi ! Vive le Duc dâOrlĂ©ans ! fut tout ce quâon put tirer dâeux. On Ă©changea alors quelques paroles brĂšves et franches comme on en dit dans ces grandes circonstances. Ce sont de ces Ă©motions quâon nâoublie jamais. »
A dater de ce jour, le duc dâAumale appartenait corps et Ăąme Ă lâAlgĂ©rie. Il Ă©tait un soldat de cette armĂ©e dâAfrique qui devait achever la conquĂȘte. En revenant Ă Paris, en recevant des mains du roi la croix de la LĂ©gion dâhonneur quâavait rĂ©clamĂ©e pour lui le marĂ©chal ValĂ©e, il nâavait quâune pensĂ©e : retourner au milieu des soldats quâil avait admirĂ©s, pour partager leurs fatigues et leurs dangers.
Lâattachement qui le portait vers son frĂšre aĂźnĂ© Ă©tait devenu, au cours de la campagne, une profonde admiration ; il lui avait vu, dans les heures difficiles, le sang-froid et le coup dâĆil dâun chef. A lâautoritĂ© que lui donnait son rang et que confirmait son mĂ©rite supĂ©rieur, il joignait « toutes les grĂąces de lâesprit et toutes les dĂ©licatesses du cĆur »( Duc DâAUMALE, Notice sur M. Cuvillier-Fleury, Ă©crite pour le Livre du Centenaire du Journal des DĂ©bats, p. 223.). Ce quâun artiste a saisi en un moment dâinspiration, cette attitude gracieuse et confiante du jeune officier dâordonnance appuyĂ© sur le cheval de son gĂ©nĂ©ral et attendant un ordre, câest lâimage vivante de cette intimitĂ© quâavait scellĂ©e la campagne de 1840. Le duc dâOrlĂ©ans initiait ses frĂšres Ă toutes ses pensĂ©es. De retour Ă Paris, il entretint le duc dâAumale des moyens de perfectionner le tir des fantassins et le chargea de prĂ©parer tout un plan. Le nouveau lieutenant-colonel passa son Ă©tĂ© Ă rĂ©diger des mĂ©moires sur lâorganisation des chasseurs Ă pied. « Les feux de lâinfanterie sont nuls, Ă©crit-il, le marĂ©chal de Saxe sâen plaignait dĂ©jĂ ; je dirigerai une Ă©cole spĂ©ciale ; je passerai mon hiver Ă Vincennes et Ă Saint-Omer. Câest un peu moins divertissant que le pavĂ© de Paris ; mais câest plus utile pour un jeune homme qui commence sa carriĂšre ; on dit quâon nâa jamais quâune seule passion dominante ; or, moi, jâen ai deux : la guerre et la patrie. »
Et quelques mois aprĂšs, quand il est installĂ© Ă Vincennes, dirigeant les exercices : « Je suis plus heureux que jamais en travaillant, Ă©crit-il ; dĂ©cidĂ©ment je ne me croyais pas dâune nature aussi laborieuse : Fleury en est Ă©merveillĂ©. » Mais de son cabinet du donjon de Vincennes, il nâa pas dâautre rĂȘve que lâAfrique. Y passer quelques semaines ne suffit pas. Il veut y sĂ©journer dix-huit mois, ne revenir que dans lâĂ©tĂ© de 1842. « Je serai alors mĂ»ri par les dangers, les misĂšres et la fatigue. » « Je tâennuyerais, Ă©crit-il Ă un ami, si je te contais tous les rĂȘves que je forme pour les mois dĂ©licieux que je vais passer de lâautre cĂŽtĂ© de la mer : avoir deux ou trois belles affaires, soutenir une arriĂšre-garde avec le brave 17e, crever de faim et de misĂšre pendant quelques mois Ă MĂ©dĂ©ah ou Ă Milianah, puis revenir montrer aux Parisiens les fronts basanĂ©s de « mes enfants » et leur faire voir ce quâils ne connaissent plus : de vrais soldats. »
Jamais rĂȘve ne fut plus exactement rĂ©alisĂ©. La campagne, il est vrai, fut plus courte quâil ne lâaurait souhaitĂ©e, mais il ravitailla MĂ©dĂ©ah en avril, Milianah en mai, prit part Ă de brillants combats comme lieutenant-colonel du 24e de ligne, conquit son grade de colonel et fut appelĂ© comme il lâespĂ©rait au commandement du 17e lĂ©ger, Ă cĂŽtĂ© duquel il avait combattu et quâil proclamait « le plus ancien, le plus solide, le plus glorieux rĂ©giment de lâarmĂ©e dâAfrique ». Le jour vint oĂč, aprĂšs avoir traversĂ© toute la France, Ă petites Ă©tapes, recevant les ovations, le colonel du 17e lĂ©ger entra dans Paris, Ă la tĂȘte de
1 600 hommes bronzĂ©s par le soleil dâAfrique. Nul de ceux qui, nous ayant prĂ©cĂ©dĂ© dans la vie, ont assistĂ© Ă ce spectacle ne lâa oubliĂ© ; le contraste entre lâenthousiasme dâune foule en fĂȘte et lâattentat dâun assassin voulant tuer le prince Ă©tait bien fait pour fixer cette journĂ©e dans toutes les mĂ©moires.
« On mâa saluĂ©, Ă©crit-il, deux jours aprĂšs, dâun coup de pistolet pour mon arrivĂ©e Ă Paris. Je ne mâen plains pas ; mon orgueil en a mĂȘme Ă©tĂ© plus flattĂ© que de toutes les ovations quâon mâa faites. On ne cherche Ă tuer que ceux qui en valent la peine. »
On avait tirĂ© plusieurs fois sur Louis-Philippe. NavrĂ© de la haine contre un tel roi, le duc dâAumale, au lendemain dâun nouvel attentat, exprimait avec douleur son indignation : « Quand je vois, Ă©crivait-il, sa poitrine exposĂ©e Ă la rage des fanatiques, jâadmire son dĂ©vouement si grand et si simple et je suis heureux dâĂȘtre entraĂźnĂ© dans sa destinĂ©e. Je suis heureux dâappartenir Ă cette famille de parias quâon isole de plus en plus chaque jour, que tous les partis veulent sâoffrir en holocauste, mais Ă qui ils nâĂŽteront jamais sa puretĂ© et son courage. »
II nâavait pas vingt ans ; ses Ă©tats de service comptaient deux campagnes, des mises Ă lâordre du jour, et lâenvie ne trouvait rien Ă dire contre ce colonel qui avait su mĂ©riter Ă force de vaillance et de bonne grĂące, lâestime de ses chefs, lâaffection de ses camarades et lâamour de ses soldats. Il y a des heures oĂč la popularitĂ© risque dâĂ©clater trop bruyamment ; le duc dâAumale sâenferma dans ses devoirs militaires ; il avait beaucoup Ă apprendre ; il alla habitera Courbevoie une maisonnette toute voisine de la caserne, partageant son temps entre lâĂ©tude, les exercices du rĂ©giment quâil rĂ©organisait, puis terminant sa journĂ©e aux Tuileries ou Ă Neuilly, oĂč il retrouvait, avec la vie de famille quâil aimait, la direction et lâinfluence du frĂšre aĂźnĂ© qui Ă©tait de plus en plus son guide et qui lui reprĂ©sentait lâavenir de la France.
La mort du duc dâOrlĂ©ans fut un coup de foudre ; elle lui apprit ce quâĂ©tait la douleur. Son frĂšre aĂźnĂ© Ă©tait lâĂąme de sa vie. Il se plaisait Ă dire quâil nâĂ©tait que son bras. Sans lui, il ne se sentait plus ni pensĂ©e ni volontĂ©.
Quand il put reprendre goĂ»t Ă lâaction, câest encore vers lâAfrique quâil se tourna. « La vie sĂ©dentaire, Ă©crit-il, empoisonnĂ©e parle chagrin, sans distraction et sans intĂ©rieur, me tue. » Le prince de Joinville allait partir pour une croisiĂšre ; promu marĂ©chal-de-camp, le duc dâAumale obtint de sâembarquer avec lui Ă Brest. La frĂ©gate le dĂ©poserait Ă Lisbonne, dâoĂč il gagnerait Oran, par Cadix. Son voyage en Portugal et en Espagne fut trĂšs rapide ; son but Ă©tait Alger ; son idĂ©e fixe, arriver Ă temps pour prendre part Ă une expĂ©dition. Le vaisseau nâavait pas jetĂ© lâancre, quâun canot sâapprochait. Le gĂ©nĂ©ral Bugeaud Ă©tait Ă lâavant : de sa voix de stentor, il crie au prince : « Je pars demain, Monseigneur, venez-vous ? â AssurĂ©ment ! » rĂ©pond le duc dâAumale et le lendemain il entrait dans Blidah avec la colonne expĂ©ditionnaire. Il est Ă©bloui de la conversation du gouverneur gĂ©nĂ©ral, Ă©merveillĂ© de ce qui a Ă©tĂ© fait en une annĂ©e. Blidah est mĂ©connaissable ; dans les plaines oĂč il avait rencontrĂ© lâennemi, les Arabes labourent ; des routes sont construites ; le progrĂšs est partout ; il ne croit pas que tout soit fini ; du moins « il entrevoit pour la premiĂšre fois, dans le problĂšme dâAlgĂ©rie, une solution digne de la grandeur de la France ».
ChargĂ© du commandement de MĂ©dĂ©ah et de Milianah, il multiplie tout lâhiver les expĂ©ditions, mais il tient Ă leur donner un but politique et se montre sĂ©vĂšre pour les coups de main qui se bornent Ă remplir les greniers et les coffres. « Je ne comprends la razzia, Ă©crit-il, que comme opĂ©ration de guerre et je ne me considĂšre pas du tout comme un chef de brigands au service de lâĂtat. » Ce mot dit tout. Sous lâuniforme, on devine lâadministrateur qui a hĂąte de pacifier aprĂšs avoir vaincu.
Ce quâil veut, câest de trouver la tĂȘte et de la frapper. Lâambition qui le possĂšde est dâatteindre Abd-el-Kader. On rĂ©pĂšte quâil a accumulĂ© des trĂ©sors, groupĂ© un peuple de serviteurs, rĂ©uni autour de lui une sorte de cour, dans une ville nomade dont les Arabes dĂ©crivent les splendeurs. Comment peut-il se dĂ©placer, fuir aussi rapide que le vent du dĂ©sert ?
Au commencement de mai 1843, le commandant de MĂ©dĂ©ah prĂ©parait une expĂ©dition, quand des bruits plus prĂ©cis lui parviennent ; on assure que le camp ennemi passe Ă quelques journĂ©es de distance. Il part, se dirige droit vers le sud, doublant les Ă©tapes ; on marche vingt heures de suite ; le lendemain, on ne trouve ni guide, ni indications ; nĂ©anmoins, il fait presser le pas ; les provisions sont lourdes, il les laisse en arriĂšre ; lâinfanterie retarde la marche, il dĂ©tache la cavalerie et se lance Ă sa tĂȘte ; le chef seul nâhĂ©site pas ; il croit avoir observĂ© sur le sol les traces du passage ; mais lâeau manque, les chevaux sont las, les hommes Ă©puisĂ©s. Si on continue la marche en avant, la retraite sera un dĂ©sastre. Ceux qui doutaient avaient oubliĂ© que le calcul servi par lâaudace permettent tout Ă un gĂ©nĂ©ral de 21 ans.
Que se passe-t-il ? les Ă©claireurs reviennent Ă toute bride. DerriĂšre un pli de terrain, la Smalah dâAbd-el-Kader est lĂ , couvrant la plaine ; on lâa vue, Ă portĂ©e de fusil ; ce nâest pas un camp, câest une ville entiĂšre. Les avis se croisent ; Yussuf, Morris se pressent autour du prince : pour lâassaillir, il faut toutes nos forces ; ne doit-on pas attendre lâinfanterie ? OĂč retourner la chercher ? Les chefs arabes, nos alliĂ©s, supplient le prince de ne pas tenter lâimpossible. â « Je ne suis pas dâune race oĂč on recule, rĂ©plique le duc dâAumale. En selle et en avant ! » Les 500 chasseurs et les spahis, divisĂ©s en trois pelotons, se lancent au galop et font irruption au milieu des Arabes ; la surprise empĂȘche toute formation, prĂ©vient toute rĂ©sistance. Au milieu des cris dâĂ©pouvante, les coups de feu sont isolĂ©s. Partout des combats Ă lâarme blanche ; les chasseurs dâAfrique galopent et tournoient, leur nombre est multipliĂ© par la rapiditĂ© de leurs mouvements. En une heure, tout Ă©tait soumis, les Arabes dĂ©sarmĂ©s, et les zouaves arrivaient pour achever de mettre lâordre dans cette foule de 10 000 hommes armĂ©s, de 60 000 tĂȘtes de bĂ©tail qui tombait en nos mains avec les tentes, les plus grandes familles alliĂ©es Ă lâĂ©mir, ses ministres et ses trĂ©sors.
Ce coup de tĂ©mĂ©ritĂ© avait rĂ©ussi au delĂ de toute espĂ©rance. « La dĂ©cision, lâimpĂ©tuositĂ© dâĂ -propos, voilĂ ce qui constitue le vrai guerrier », disait Bugeaud, en recevant la nouvelle (Le gĂ©nĂ©ral Bugeaud au duc dâAumale, le 23 mai 1843.). Le duc dâAumale gagnait en prestige sur les tribus arabes tout ce quâavait perdu Abd-el-Kader, et il achevait dâenlever le cĆur des troupes en proclamant partout que sâil y avait quelque gloire en ce fait dâarmes, elle appartenait aux braves dont la vigueur et lâintrĂ©piditĂ© lui avaient permis de saisir lâoccasion que Dieu lui envoyait.
Il Ă©tait plus dĂ©cidĂ© que jamais Ă sâattacher Ă lâAlgĂ©rie. Il ne revint pendant trois mois dâĂ©tĂ© en France que pour .repartir au commencement dâoctobre 1843, regagnant son poste par Turin, Florence, Rome, Naples et Malte, habitant les palais, parce quâil y Ă©tait forcĂ©, frĂ©quentant les cours sans sây plaire, visitant avec passion les musĂ©es et laissant sous le charme princes et princesses.
Le suivre pas Ă pas en Afrique serait reproduire, en le rĂ©sumant, le rĂ©cit de la conquĂȘte, tracĂ© par un maĂźtre en lâart dâĂ©crire lâhistoire, son confrĂšre de lâAcadĂ©mie, qui avait prĂ©cieusement recueilli les tĂ©moignages du prince (M. Camille Roussel. Par un singulier rapprochement, dans la composition dâhistoire au concours gĂ©nĂ©ral de 1839, en rhĂ©torique, M. Camille Roussel avait eu le premier prix et le duc dâAumale le second.). Que pourrions-nous ajouter sur la campagne de 1844, la prise de Biskara, et cette organisation des bureaux arabes, exagĂ©rĂ©e et dĂ©tournĂ©e de son but, mais si sage dans son principe, si bien conçue par le duc dâAumale et le marĂ©chal Bugeaud et si fĂ©conde entre les mains de Cavaignac, de Bedeau, de Saint-Arnaud qui en ont Ă©tĂ© les premiers et vaillants titulaires ? Quand il prit le commandement de la province de Constantine en 1843, elle Ă©tait gouvernĂ©e Ă la turque, câest-Ă -dire quâelle ne lâĂ©tait pas. Lâanarchie et lâoppression Ă©taient extrĂȘmes. Il employa plusieurs officiers Ă Ă©tablir lâassiette de lâimpĂŽt et au redressement des torts. En quelques mois, il se fit une transformation soudaine : la sĂ©curitĂ© Ă©tait complĂšte et la prospĂ©ritĂ© dĂ©passait toute prĂ©vision. De cet heureux essai dĂ©veloppĂ© par le gouverneur gĂ©nĂ©ral sortit la direction des affaires arabes, jusque-lĂ livrĂ©es Ă lâaventure (Lettre au prince Albert de Broglie, 17 mai 1860. Le duc dâAumale prĂ©ludait, dans ce long sĂ©jour dâune annĂ©e en Afrique, Ă la seconde partie de sa tĂąche, moins frappante pour lâimagination, mais qui rĂ©vĂ©lait des qualitĂ©s de gouvernement bien rares chez un chef de vingt ans, qualitĂ©s qui nâĂ©taient pas le fruit de lâexpĂ©rience, mais un don de nature.). Il prĂ©ludait, dans ce long sĂ©jour dâune annĂ©e en Afrique, aux efforts dâorganisation quâil avait dessein dâaccomplir.
Son mariage avec la fille du prince de Salerne, frĂšre de la reine Marie-AmĂ©lie, le rappela en France, puis Ă Naples. CĂ©lĂ©brĂ©e en novembre 1844, cette union fut accomplie au milieu des fĂȘtes les plus brillantes ; nâĂ©tait-ce pas lâimage de la vie qui semblait attendre les deux Ă©poux ? Qui aurait prĂ©vu que la jeune et brillante princesse verrait crouler deux trĂŽnes, quâelle aurait Ă supporter les plus rudes secousses et Ă multiplier autour dâelle les consolations si nĂ©cessaires Ă ceux que frappent les douleurs publiques ?
Le duc dâAumale nâaimait vraiment que la vie de famille et la vie militaire. Entre Saint-Cloud, Neuilly, la forĂȘt dâEu, Chantilly, oĂč il commençait Ă aller chasser et oĂč il remettait en Ă©tat le chĂątelet, aussi bien quâau milieu des camps de manĆuvres, les inspections militaires et les voyages officiels, sa vie Ă©tait pleine, mais sa pensĂ©e franchissait les limites de cet horizon un peu monotone. Son esprit avait dâautres besoins. Ceux qui lâapprochaient Ă©taient frappĂ©s de sa conversation, de la hauteur de ses vues, de la profondeur de ses rĂ©flexions ; il nâaimait pas parler de la politique ; il Ă©vitait ce sujet avec soin ; ses amis disaient tout bas quâil sâeffrayait du long ministĂšre et que son silence, si rarement rompu, recouvrait une respectueuse dĂ©sapprobation. Le cabinet en Ă©tait prĂ©occupĂ©, sans vouloir le montrer ; il nây avait pas de lutte, encore moins dâhostilitĂ© manifeste, mais on sentait une gĂȘne rĂ©ciproque. Le marĂ©chal Bugeaud Ă©tait fatiguĂ© et demandait du repos. La popularitĂ© du vainqueur de la Smalah Ă©tait faite pour remplacer celle du vainqueur de lâIsly. Le ministĂšre, en nommant le duc dâAumale gouverneur
gĂ©nĂ©ral, satisfaisait tout le monde : il faisait sa cour au roi, Ă©cartait un censeur dâautant plus fort quâil Ă©tait plus rĂ©servĂ© et donnait au prince ce quâil souhaitait le plus : un champ dâaction sans limites oĂč, loin des petitesses de Paris, il pourrait enfin faire de grandes choses.
Le duc dâAumale arrivait Ă Alger au dĂ©but dâoctobre. Jamais gouverneur ne fut reçu de la sorte. Il semblait que lâAlgĂ©rie dĂ»t accomplir vers la prospĂ©ritĂ© des progrĂšs Ă©clatants sous lâimpulsion si jeune dâun chef auquel la fortune souriait. La duchesse dâAumale vint le rejoindre. CâĂ©tait donc un Ă©tablissement de longue durĂ©e. Autour de lui se groupaient, avec respect, tout ce qui avait acquis la gloire dans notre Afrique française : LamoriciĂšre et Bedeau, Changarnier et Cavaignac. En quelques semaines, les ordres acquirent plus dâunitĂ© : le prince voulait en finir avec la guerre, et, pour la terminer, frapper un dernier coup.
Abd-el-Kader, en pleine lutte avec nous, nâavait pas craint de dĂ©clarer la guerre au Maroc. Resserrant de plus en plus le rĂ©seau qui entourait lâennemi, le gouverneur gĂ©nĂ©ral se transporta dans la province dâOran ; ses calculs Ă©taient justes : le 22 dĂ©cembre, lâĂ©mir se rendit au gĂ©nĂ©ral de LamoriciĂšre, il fut amenĂ© le lendemain au duc dâAumale. Le fatalisme, inexplicable dans lâaction, est une parure de dignitĂ© qui convient au malheur. Entre ces deux chefs en lutte depuis sept ans lâentrevue fut solennelle ; le prince nâavait cessĂ© dâadmirer lâhomme ; il fut frappĂ© de la grandeur du vaincu ; il lâexprima dans ses rapports, sans dire la part qui lui revenait dans ce dernier acte de la conquĂȘte. Il rentrait dans Alger, aprĂšs ce nouveau succĂšs, pour commencer vĂ©ritablement son rĂšgne de vice-roi pacifique.
MalgrĂ© sa passion pour lâAlgĂ©rie, ses regards se dirigeaient sans cesse du cĂŽtĂ© de Paris. Il ne pouvait Ă©chapper aux prĂ©occupations que lui causait lâĂ©tat des affaires en France et en Europe. La guerre en Italie, lâintervention armĂ©e de la France absorbe sa pensĂ©e : il calcule quâil peut dĂ©tacher 15 000 hommes de lâarmĂ©e dâoccupation et les jeter, sans Ă©veiller lâattention, sur tel point dĂ©signĂ© de la pĂ©ninsule ; il supplie le duc de Nemours de songer Ă lui pour une division dâavant-garde. Il ne veut pas penser aux crises intĂ©rieures et termine sa lettre par ce mot qui aurait pu ĂȘtre sa devise : Je suis soldat avant tout.
Un mois aprĂšs cette lettre, il sâĂ©loignait dâAlger quâil ne devait plus revoir. Le vaisseau ne le portait pas vers lâItalie avec une armĂ©e, mais lâarrachait Ă lâAfrique, Ă son Ćuvre, Ă son gouvernement en pleine popularitĂ©, pour le mener en exil. Aurait-il pu rĂ©sister, couper en deux lâarmĂ©e dâoccupation, tenter avec quelques rĂ©giments de reconquĂ©rir la France ? Il ne se posa pas mĂȘme ces questions ; pour lui, le devoir Ă©tait simple, lâattachement au drapeau sans Ă©quivoque ; lancer des rĂ©giments français les uns contre les autres, câĂ©tait Ă ses yeux un crime contre la patrie.
Au milieu de mars, la frĂ©gate française le ramenait en Angleterre : en la quittant, il saluait les couleurs nationales quâil ne devait plus revoir que vingt-deux ans aprĂšs. Lâexil allait peser sur lui de tout son poids, ne lui laissant quâun seul des biens quâil avait connus : cette union de famille, qui avait Ă©tĂ© la gloire des siens dans les jours heureux et qui devait survivre Ă la mauvaise fortune. Ses amis lui parlaient de retour prochain ; il connaissait trop lâhistoire pour ĂȘtre le jouet de ces illusions. Il savait que pour lui le temps de lâaction Ă©tait passĂ© : il avait dĂ©sormais besoin dâune autre vertu : la patience. Il
inscrivit, au-dessous de son Ă©pĂ©e suspendue, cette devise quâil sâimposa comme une consigne : « Jâattendrai ! ».
Douloureuse attente qui, lorsquâelle agit dans le vide, use les facultĂ©s, les tend vers une pensĂ©e unique, Ă©mousse lâintelligence et aigrit le jugement. Pour Ă©chapper Ă ce pĂ©ril, le duc dâAumale prit, dĂšs le dĂ©but, la rĂ©solution de se crĂ©er une vie trĂšs pleine. Il sâefforce de chasser les souvenirs qui lâobsĂšdent. Sans perdre un moment, il sâattache au projet de former une bibliothĂšque de livres dâĂ©tude et de les rĂ©unir autour de lui ; sa correspondance avec ceux qui disputent ses biens au sĂ©questre en est toute remplie : il veut travailler, Ă©crire ; câest la seule forme dâaction qui lui reste ; il rĂ©clame lâenvoi des catalogues de vente ; il les annote, expĂ©die des ordres, effraye par ses prodigalitĂ©s le prĂ©sident La Plagne-Barris, qui depuis vingt ans administre si sagement sa fortune, et lui promet que lâacquisition quâil inĂ©dite « sera sa derniĂšre folie ».
LĂ encore, le soldat prĂ©cĂšde le bibliophile. Lâhistoire militaire, les rĂ©cits de siĂšge, entrent les premiers dans ses rayons ; les cartes de tous les champs de bataille depuis trois siĂšcles sont demandĂ©es en Italie, en Allemagne ; elles sont rĂ©unies avec soin ; ce sera la base mĂȘme de tout travail. Le Grand CondĂ©, qui est presque chez lui, et Vauban sont les premiers hĂŽtes et câest eux qui recevront tout le XVIIe siĂšcle. La littĂ©rature et lâhistoire viennent peu Ă peu occuper la place. Tout ce qui a pensĂ©, tout ce qui a Ă©crit, tout ce qui a honorĂ© notre langue depuis la fin du XVe siĂšcle est reprĂ©sentĂ© dans cette collection. Le duc dâAumale ne peut franchir la frontiĂšre ; il veut attirer la France et la retenir autour de lui ; dans ce pavillon de Twickenham quâil a choisi, parce que son pĂšre lâa habitĂ© en 1810 et que ce sĂ©jour lui rappelle que les exils ont un terme, il a fait construire une galerie consacrĂ©e Ă sa collection ; elle sâenrichit chaque jour. Il a rĂ©sistĂ© quelque temps, puis il sâabandonne Ă la passion des livres. Son goĂ»t pour tout ce qui est beau lâentraĂźne ; ses acquisitions faites avec autant de discernement que de suite, rĂ©pandaient au loin la rĂ©putation dâune bibliothĂšque bientĂŽt sans rivale. Il sâattachait Ă rĂ©unir ainsi toutes les gloires de lâintelligence française ; il leur Ă©levait un monument, mettant son orgueil Ă le faire admirer aux Ă©trangers, et trouvant sa consolation Ă en jouir pour lui-mĂȘme. Il nâavait appris tout ce quâil savait ni au collĂšge, ni en Afrique ; câest donc en Angleterre, de 1848 Ă 1855, dans les annĂ©es oĂč il multipliait ses acquisitions, quâil nourrit de lectures et dâĂ©tudes une mĂ©moire qui nâoubliait rien. Le travail quâil accomplit alors fut prodigieux, quoiquâil ne se mesure ni en livres, ni en publications dâaucune sorte. Ses amis qui franchissaient la Manche pour faire le pĂšlerinage de leurs souvenirs revenaient Ă©mus de Claremont oĂč ils avaient saluĂ© la Reine et charmĂ©s de Twickenham oĂč ils trouvaient lâesprit le plus vif au service dâune intelligence dont lâĂ©panouissement les Ă©merveillait.
Ses lectures Ă©taient considĂ©rables : elles portaient sur tout : lâantiquitĂ©, lâhistoire dâAngleterre, la littĂ©rature ancienne et contemporaine ; il avait lâhabitude de copier les passages qui le frappaient, et dans le choix de ces notes on retrouve non seulement le reflet, mais lâimage prĂ©cise des pensĂ©es qui lâagitaient. Câest en vain que lâhomme chassĂ© de sa patrie sâabsorbe en un travail pour y chercher lâoubli. Les rĂ©flexions des penseurs, les remarques des historiens, tout le ramĂšne Ă la cause de ses maux et rĂ©veille ses souffrances : tantĂŽt câest une page de Macaulay sur les douleurs de lâexil et les pernicieux conseils quâil inspire ; tantĂŽt câest un cri de dĂ©sespoir que Shakespeare fait pousser Ă RomĂ©o lorsquâil apprend que lâarrĂȘt de mort est commuĂ© en bannissement, peine cent fois plus cruelle que la mort ; puis, câest une page, lue, relue et transcrite, dans laquelle
CicĂ©ron raconte pourquoi, au moment de son exil, il se refusa Ă exciter la guerre civile ; câest Platon invoquĂ© par CicĂ©ron et dĂ©clarant que contre un pĂšre et contre la patrie la violence nâest jamais permise. Ainsi toutes les rĂ©flexions, tous les souvenirs se groupent et se fixent pour rĂ©pondre aux pensĂ©es qui lâobsĂšdent. Il se dit, avec le Dante, quâil nây a pire souffrance que de se rappeler les temps heureux.
Il se trompait : il y avait pour un cĆur de soldat une torture pire que lâexil. On allait se battre en CrimĂ©e, et son Ă©pĂ©e demeurerait clouĂ©e au fourreau ; il verrait ses camarades courir au feu sans quâil lui fĂ»t permis dâĂȘtre au milieu dâeux. « Je suis fort triste, Ă©crit-il ; mon vieux fonds de gaietĂ© naturelle est Ă©puisĂ©. La guerre faite sans nous est toujours ce que jâai redoutĂ© le plus depuis la RĂ©volution de FĂ©vrier. Je ne me fais pas Ă cela et la pensĂ©e que dâautres nâont pas pris la place que nous occupions dans les rangs de lâarmĂ©e nâest quâune bien faible consolation. Cependant je travaille pour tĂącher de prendre patience, mais je nây rĂ©ussis guĂšre (2 aoĂ»t 1855. Lettre Ă M. Charles Bocher. V. Lettres et rĂ©cits militaires. Paris, 1897, p. 244.). »
Comment continuer Ă vivre clans le XVIe siĂšcle, quand le drapeau français Ă©tait engagĂ© ? « LâarmĂ©e, la guerre, la CrimĂ©e Ă©taient ses constantes, ses uniques prĂ©occupations. » En apprenant lâhĂ©roĂŻque conduite de nos troupes algĂ©riennes Ă lâAima, il ferma ses vieux livres, rassembla ses souvenirs et raconta lâorigine des Zouaves et des Chasseurs Ă pied. Avec quel entrain, quelle ardeur de style, quel mouvement ! vous vous en souvenez. CâĂ©tait le plus brillant dĂ©but. Lâauteur donnait en raccourci un aperçu de lâhistoire de lâinfanterie française. Rien nâĂ©tait oubliĂ©, ni les choses, ni les personnes. Tous les hĂ©ros dâAfrique y avaient leur place. Le rĂŽle du duc dâOrlĂ©ans Ă©tait mis en pleine lumiĂšre. Seul, le commandant de lâĂ©cole de tir de Vincennes nâavait pas une ligne. Cette omission dĂ©celait lâauteur anonyme aux yeux de tous les militaires. Le livre eut un grand succĂšs. PrĂšs dâun demi-siĂšcle a passĂ© sur ces pages sans en refroidir lâardeur : cet Ă©loquent hommage Ă la valeur de nos soldats fait vivre au milieu des premiĂšres campagnes de la conquĂȘte dâAlgĂ©rie, entre lâassaut de Constantine et les combats livrĂ©s sur les pentes de lâAtlas ; on sent Ă le lire lâodeur et lâenivrement de la poudre.
Il eut, du moins, jusquâĂ la fin de la guerre de CrimĂ©e, la joie dâapprendre le triomphe de nos armes et dâentendre, dans le pays quâil avait choisi pour asile, tous les militaires qui revenaient dâOrient sâincliner devant la vaillance des troupes françaises. Câest en Ă©coutant lâĂ©cho de nos succĂšs quâil reprit la grande Ćuvre un instant interrompue Ă laquelle il consacrait tout son temps. Possesseur des archives lĂ©guĂ©es par lâhĂ©ritier des CondĂ©, il avait, dĂšs le dĂ©but de son sĂ©jour en Angleterre, assignĂ© pour but Ă ses efforts lâhistoire des princes de cette maison.
Il avait commencĂ© Ă Ă©crire vers 1852, et peu de semaines aprĂšs lâapparition des Zouaves, il avait pu communiquer, Ă ses amis les plus intimes, les premiers chapitres. Les meilleurs juges y avaient trouvĂ© « une sobriĂ©tĂ© de style et une simplicitĂ© forte » qui les avaient frappĂ©s. « Câest ainsi, disaient-ils, quâĂ©crivent ceux qui ont fait la guerre, administrĂ© et gouvernĂ©. »
Des voyages en Italie, dâautres Ă©tudes le dĂ©tournĂšrent parfois du XVIe siĂšcle. Est-ce aprĂšs lâacquisition de lâexemplaire des Commentaires annotĂ©s par Montaigne ou bien en relisant les campagnes de CĂ©sar avec son fils aĂźnĂ©, le prince de CondĂ©, dont il suivait de
trĂšs prĂšs les Ă©tudes, quâil sâĂ©prit du problĂšme fort discutĂ© de lâemplacement dâAlĂ©sia ? Ce qui est certain, câest quâĂ la fin de 1867, il rĂ©clamait des documents, faisait lever des plans, rassemblait tout ce qui avait paru en Franche-ComtĂ© et en Bourgogne sur le souvenir historique que se disputaient les deux provinces. « Il me semble, Ă©crivait M. Cuvillier-Fleury, que vous prenez au Grand CondĂ© le temps que vous donnez Ă CĂ©sar. Ils sont frĂšres dâarmes et peuvent se partager vos soins, mais charitĂ© bien ordonnĂ©e commence par soi-mĂȘme. Je doute que le vainqueur de Rocroy vous sache au fond trĂšs bon grĂ© de le planter lĂ pour la plus grande gloire de CĂ©sar parmi les ruines problĂ©matiques dâAlĂ©sia. »
LâinfidĂ©litĂ© fut de courte durĂ©e ; il en rĂ©sulta une Ćuvre solide, Ă©crite avec compĂ©tence et talent, qui constitua un jugement dĂ©finitif. Dâautres historiens de CĂ©sar en purent concevoir quelque humeur, mais la sentence ne fut point rĂ©formĂ©e. Elle Ă©tait irrĂ©futable et, ce qui est rare, elle mit fin Ă la querelle.
Avec une extrĂȘme facilitĂ© de travail, le duc dâAumale Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre pour lui-mĂȘme, il hĂ©sitait Ă dĂ©clarer son Ćuvre achevĂ©e. Il nâaurait pas voulu chercher des prĂ©textes pour la retarder, mais il les saisissait au vol. Il retrouvait un jour, parmi ses livres, les traces des premiers bibliophiles, et il publiait des « Notes sur deux petites bibliothĂšques françaises du XVe siĂšcle » ; des piĂšces inĂ©dites relatives Ă un roi dont les malheurs ont laissĂ© la postĂ©ritĂ© indiffĂ©rente, passent sous ses yeux ; il les rĂ©unit sous le titre assez modeste de « Notes et documents relatifs Ă Jean, roi de France » ; il sâattache Ă ce prince, dĂ©couvre de nouveaux documents et ajoute un second volume. Ses archives contiennent une description de la plus belle collection du XVIIe siĂšcle : il ne peut rĂ©sister au plaisir de la faire visiter par les curieux de son temps, et il publie lâ« Inventaire des meubles du cardinal Mazarin ». Une exposition de beaux-arts a lieu Ă Londres ; il veut y prendre part sans se dessaisir de ses trĂ©sors, et il a lâidĂ©e de faire une description quâil exĂ©cute lui-mĂȘme des raretĂ©s rĂ©unies sous son toit.
Il avait besoin de ces distractions de lâesprit. Le supplice de la CrimĂ©e venait de se renouveler. Le drapeau français avait Ă©tĂ© engagĂ© de nouveau, et ce nâĂ©tait pas seulement la vue de ses compagnons ou les nouvelles de Magenta et de Solferino qui ranimaient ses impatiences dâagir, câĂ©tait la cause elle-mĂȘme qui, rĂ©veillant toutes les Ă©motions les plus lointaines de sa vie, lui faisait battre le cĆur. LâindĂ©pendance de lâItalie Ă©tait une de nos passions nationales : lâEurope avait vu se prolonger, depuis 1815, le joug de lâAutriche ; il se trouvait, dans les cabinets, des sages qui parlaient de prescription ; mais, en France, le temps ne couvre pas lâinjustice. Le duc dâAumale avait rĂȘvĂ©, dans ses songes de jeunesse, quâil contribuerait Ă affranchir Milan et Venise ; sa seule consolation fut de penser que, dans les rangs de nos alliĂ©s, figurait, pour ses dĂ©buts, un des plus vaillants rejetons de sa race, et quâun des fils du duc dâOrlĂ©ans, fidĂšle au testament de son pĂšre, combattait pour une cause libĂ©rale Ă cĂŽtĂ© de lâarmĂ©e française.
Il se sentait frĂ©mir jusquâau fond de lâĂąme lorsquâil faisait un retour sur lui-mĂȘme, sur son impuissance, sur sa vie brisĂ©e, sur ce que son cĆur contenait dâaction sans but, de force sans emploi. Il accomplissait un perpĂ©tuel et douloureux effort pour refouler les sentiments qui grondaient en lui. Un jour vint oĂč il lui fut impossible de se contenir. A la tribune du Luxembourg, un prince, hĂŽte de passage du Palais-Royal, oĂč le duc dâAumale Ă©tait nĂ©, avait insultĂ© la famille dâOrlĂ©ans. La rĂ©plique ne se fit pas attendre. Peu aprĂšs
lâattaque, un matin, dans Paris, parut, signĂ©e « Henri dâOrlĂ©ans », la leçon dâhistoire la plus brillante. En deux heures, elle fut dans toutes les mains ; Paris lâavait lue, et lâĂ©dition Ă©tait Ă©puisĂ©e quand la police arriva pour la saisir. « La lettre sur lâHistoire de France » est un chef-dâĆuvre de colĂšre contenue ; jamais leçon nâavait Ă©tĂ© donnĂ©e avec une hauteur plus dĂ©daigneuse, et, dans un temps oĂč lâallusion, fort cultivĂ©e dans la presse, Ă©tait portĂ©e ici mĂȘme Ă une rare perfection, on jugeait quâavec plus de libertĂ© que nos meilleurs polĂ©mistes, et non moins dâesprit, le duc dâAumale avait Ă©crit une brochure politique qui demeurerait un modĂšle du genre. Le lecteur français, privĂ© depuis dix. ans de la libertĂ© de la presse, avait perdu lâhabitude de la parole libre ; il se sentit secouĂ© par cette sonnerie de clairon, qui lui rappelait un nom jadis populaire.
Quel que fĂ»t le succĂšs de ce coup de tĂȘte, qui avait rĂ©ussi comme un coup dâĂ©clat, le duc dâAumale Ă©tait rĂ©solu Ă ne pas le renouveler. Il nâentendait pas descendre dans lâarĂšne de la polĂ©mique et tenait Ă demeurer historien. Les deux premiers volumes de sa grande histoire Ă©taient enfin terminĂ©s et imprimĂ©s. La mise en vente allait ĂȘtre faite Ă Paris, quand il apprit que lâĂ©dition entiĂšre avait Ă©tĂ© saisie chez le brocheur et portĂ©e Ă la PrĂ©fecture de police. Contre cet acte arbitraire, les protestations se manifestĂšrent partout oĂč on recommençait Ă Ă©lever la voix ; une instance judiciaire fut intentĂ©e ; de tous les barreaux de France affluĂšrent les adhĂ©sions ; malgrĂ© lâautoritĂ© des jurisconsultes, lâĂ©loquence de puissants orateurs, au premier rang desquels retentissait la voix de M. Dufaure, que lâAcadĂ©mie française allait appeler dans son sein, les juges se dĂ©clarĂšrent incompĂ©tents ; repoussĂ© au tribunal et Ă la cour dâappel, interrogeant en vain toutes les juridictions, lâauteur aurait pu publier les deux volumes en Angleterre ; il sây refusa ; obstinĂ© dans ses rĂ©clamations, le duc dâAumale sentait quelque orgueil Ă se porter en France le champion du droit ; il lutta pendant six annĂ©es, jusquâau jour oĂč fut opĂ©rĂ©e la restitution, rendue nĂ©cessaire, non par un arrĂȘt de justice, mais par la voix indĂ©pendante dâun jeune maĂźtre des requĂȘtes proclamant en plein Conseil dâEtat quâen une question de propriĂ©tĂ© les juges ordinaires Ă©taient seuls compĂ©tents (Conclusions donnĂ©es par M. Aucoc, Commissaire du gouvernement prĂšs la Section du Contentieux, le 9 mai 1867.)
Le public sâaperçut avec stupĂ©faction que les deux volumes autour desquels on avait menĂ© tant de bruit Ă©taient de lâhistoire la plus sĂ©vĂšre. En face de ce livre, qui ne contenait pas une allusion au temps prĂ©sent, la violation des lois, toujours odieuse, devenait presque ridicule. Il Ă©tait clair quâune seule ligne, quâun seul mot Ă©tait redoutĂ© : le nom de lâauteur. CâĂ©tait pour le supprimer, pour essayer de le faire oublier que, pendant six annĂ©es, les caves de la PrĂ©fecture de police avaient gardĂ© quelques milliers de feuilles Ă demi brochĂ©es. Ce nâĂ©tait pas le moyen de le faire sortir des mĂ©moires.
Dans une noble race, et chez un grand esprit, lâĂ©tude du passĂ© rattache Ă lâavenir. En Ă©crivant lâhistoire des anciens CondĂ©, le duc dâAumale pensait sans cesse Ă celui qui en devait relever le nom. Il aurait voulu lui donner ce qui devait Ă son pĂšre : une Ă©ducation libĂ©rale et française. Il ne put trouver, Ă lâĂ©tranger, de collĂšge qui le satisfĂźt. Il chercha en Suisse, « le seul pays oĂč il eĂ»t le dĂ©sir de placer son fils », des cours littĂ©raires et militaires assez voisins du mouvement français pour que le jeune prince, dĂ©jĂ ĂągĂ© de seize ans, demeurĂąt en communion dâidĂ©es avec son pays. A Lausanne, il suivit les cours de lâAcadĂ©mie pendant que des officiers supĂ©rieurs de lâarmĂ©e helvĂ©tique Ă©taient chargĂ©s de son instruction militaire. Au printemps de 1863, le duc dâAumale vint Ă
Lausanne passer lâinspection de lâĂ©lĂšve ; il y demeura quelque temps, et aussi bien pour remercier les deux colonels et les professeurs que pour lâinstruction de son fils, il eut lâidĂ©e de les rĂ©unir pour leur exposer, en quelques leçons, lâhistoire de lâAlgĂ©rie depuis la conquĂȘte. Le rĂ©sumĂ© Ă©tait prĂ©cis et brillant ; il nây manquait, si lâon en croit les notes du cours conservĂ©es par le professeur, que le rĂŽle, effacĂ© Ă dessein, du vainqueur de la Smalah. Le duc dâAumale nâĂ©tait un fidĂšle historien que pour les autres. Nul ne savait moins se vanter que celui qui, dans ses lettres de jeunesse, aimait Ă sâappeler un « Cadet de Gascogne ».
De toutes les leçons militaires, il estimait que les voyages Ă©taient les plus efficaces. Ce nâest pas en vain que le langage et le bon sens font du coup dâĆil la premiĂšre qualitĂ© dâun chef dâarmĂ©e. Le duc dâAumale avait le don fort rare de bien voir et de tout voir. DĂšs son arrivĂ©e en Afrique, ses descriptions de paysages sont des modĂšles. Sans effort et comme par un attrait naturel de son esprit, il peint Ă la fois en paysagiste et en stratĂ©giste ; il saisit les couleurs, marque leurs effets et, en mĂȘme temps, note les hauteurs dâoĂč lâon domine, les pentes qui y accĂšdent, les plaines que peut balayer la cavalerie, le cours dâeau qui lâarrĂȘtera, les positions faibles et les positions fortes. Son regard y Ă©tait tellement accoutumĂ© quâil ne peut sâen dĂ©fendre, mĂȘme en Angleterre ; dans une description de chasse dans les Highlands dâEcosse, se retrouve tout dâun coup la pensĂ©e du tacticien.
Aussi ses courses en Europe lâavaient-elles toujours ramenĂ© vers les champs de bataille. Il avait suivi pas Ă pas le grand CondĂ© dans ses campagnes. Ne pouvant franchir la frontiĂšre, il lâavait cĂŽtoyĂ©e, Ă©tudiant en PiĂ©mont les campagnes de Bonaparte, remontant vers la Suisse, passant de Marengo Ă Fribourg, ne dĂ©robant Ă ses grands capitaines que de rares journĂ©es ; sâil monte parfois vers des sommets trop Ă©levĂ©s pour que des armĂ©es les aient franchis, câest pour apercevoir la France, câest pour aspirer lâair qui vient des plaines de Franche-ComtĂ©, de Bourgogne ou dâAlsace ; mais il ne veut pas que les amertumes le dĂ©tournent de ses enquĂȘtes : il nâest pas venu lĂ pour penser Ă lâexil ; dans le cadre immobile dâune nature en silence, son imagination fait revivre, au milieu des fumĂ©es de la poudre, un des drames militaires qui ont rĂ©glĂ© le sort dâune nation et disposĂ© de sa fortune.
Ainsi, chaque voyage avec le prince de CondĂ© est un pĂšlerinage vers lâune de nos gloires nationales. En se rendant en Orient, il se dĂ©tourne entre Maestricht et Mayence pour aller voir Tolbiac. LâAllemagne lui offre les campagnes de NapolĂ©on. Au retour des manĆuvres fĂ©dĂ©rales qui ont retenu son fils au camp de Thune et oĂč il a eu la joie de retrouver le bivouac, il passe par Schaffhouse et se rend au monument de Turenne : sur place, il Ă©voque le passĂ©, il relit tous les rĂ©cits des contemporains, il assiste Ă la mort du marĂ©chal ; sa pensĂ©e ne sâen dĂ©tache que pour suivre la campagne de Moreau en 1797 et, le soir, tout enflammĂ© de ses souvenirs, il Ă©crit une lettre oĂč dĂ©borde son enthousiasme militaire.
AprĂšs ces courses rapides sur le continent, il reprenait, tout chargĂ© de souvenirs, le chemin de sa maison dâexil. « Jâai fait, Ă©crivait-il (du dehors, hĂ©las !) le tour de la terre promise. La nostalgie me dĂ©vore (Lettre Ă M. Cuvillier-Fleury, le 25 aoĂ»t 1869.). » En rentrant en Angleterre, il se sentait de plus en plus triste. Des vides cruels sâĂ©taient faits dans cette famille dont il Ă©tait si fier. Celle qui en Ă©tait le centre, sa mĂšre, le respect de sa
vie, avait disparu. Le fils, sur lequel il portait ses ambitions, dont il sâĂ©tait sĂ©parĂ© avec dĂ©chirement pour un voyage autour du monde, mourait loin de lui en arrivant Ă Sydney, et la duchesse dâAumale, frappĂ©e au cĆur, ne tardait pas Ă dĂ©cliner et Ă suivre le prince de CondĂ©. Son cĆur Ă©tait brisĂ© ; son Ăąme le soutenait. Il sentait ces deuils avec le cĆur le plus tendre, mais il luttait pour ne montrer au dehors quâune Ăąme de soldat. Il a le courage de rouvrir les Commentaires de CĂ©sar pour les expliquer au duc de Guise, le seul survivant de huit enfants. Il reprend, avec toutes ses espĂ©rances brisĂ©es, une nouvelle Ă©ducation ; mais il ne veut pas paraĂźtre abattu ; il saura, Ă force dâactivitĂ©, se rendre maĂźtre du chagrin qui le ronge. Le mouvement de sa vie, au lieu de se ralentir, sâaccĂ©lĂšre. Aux chasses quâil suit Ă cheval, pendant des journĂ©es entiĂšres et qui sont un besoin de sa santĂ©, il joint une correspondance rĂ©guliĂšre, sâoccupe en dĂ©tail de lâadministration de ses biens, ne demeure indiffĂ©rent aux ventes de tableaux ni en France, ni en Allemagne, ni en Angleterre ; les acquisitions de livres et dâobjets dâart remplissent de longues lettres. Ce nâest plus une mission, câest un ministĂšre, , Ă©crivait M. Cuvillier-Fleury, en parlant de lâachat des livres, et il nâĂ©tait pas seul Ă recevoir les ordres dâun bibliophile aussi dĂ©licat quâinsatiable. Le duc dâAumale ouvrait sa porte Ă tous les visiteurs ; son accueil les charmait, et sous ce tourbillon de vie animĂ©e qui semblait le bonheur, les plus intimes pouvaient seuls mesurer sa tristesse.
Les Ă©vĂ©nements qui se pressaient en Europe nâĂ©taient pas faits pour la diminuer. LâAngleterre est un observatoire dâoĂč le regard voit sâamonceler les nuages et se prĂ©parer les tempĂȘtes. La crise de 1870 Ă©tait prĂ©vue et annoncĂ©e Ă Londres par tous les politiques, alors quâen France lâopinion publique tenait les rares clairvoyants pour des prophĂštes de malheur. DĂšs 1866, le duc dâAumale voyait la guerre inĂ©vitable ; il se rendait sur les marches dâAutriche pour Ă©tudier le champ de bataille de Sadowa, il se faisait rendre compte des armements, ne pensait quâĂ la lutte prochaine, Ă©crivait sur les Institutions militaires de la France un livre dans lequel les noms de Louvois, de Carnot et de Gouvion Saint-Cyr Ă©taient une Ă©vocation de lâhistoire destinĂ©e Ă stimuler les contemporains. Il multipliait dans ses lettres les avertissements, et plus dâune fois il sentait, Ă la surprise de ses correspondants, quâil leur paraissait repris de sa vieille fiĂšvre de chauvinisme ; il nâĂ©tait pas disposĂ© Ă sâen guĂ©rir. Qui sait, combien de fois, il lui arriva de jeter un livre ouvert pour dĂ©plier une carte du Rhin et se plonger dans des combinaisons qui Ă©taient moins des souvenirs que des espĂ©rances ?
Lâheure de la lutte suprĂȘme sonna et il ne lui fut pas permis dây prendre part. Il souffrit bien autrement que du temps de la CrimĂ©e ou de la Lombardie. Les revers se multipliaient : la frontiĂšre Ă©tait franchie : câĂ©tait une nouvelle campagne de France. Le 9 aoĂ»t, il offrit son Ă©pĂ©e ; il rĂ©clama le droit de combattre Ă lâheure oĂč on appelait tous les Français Ă repousser lâinvasion. Un refus inexorable le cloua Ă Bruxelles. Il y partagea toutes nos douleurs. Qui lui aurait dit pendant ses vingt-deux ans dâexil que la rĂ©volution qui y mettrait un terme ne lui arracherait pas un cri de joie, tant seraient cruelles les souffrances qui, ce jour-lĂ , dĂ©chireraient son Ăąme de Français !
Lâennemi sâavançait. Comment ne serait-il pas lĂ pour dĂ©fendre la ligne des Vosges ? Son pĂšre nâĂ©tait-il pas en 1792 aux premiers rangs des armĂ©es de la RĂ©publique ? Lui refuserait-on une place, alors quâon accueillait tous les volontaires, sans distinction dâorigine ou de nation ? Il nâenvoya pas de lettre ; il la porta lui-mĂȘme, volant vers Paris. La raison dâĂtat se dressa devant lui, implacable ; elle fit appel Ă son patriotisme et lui
demanda de se sacrifier Ă lâunion. Il sâinclina dĂ©sespĂ©rĂ© et rentra dans sa triste demeure, devenue plus que jamais une prison.
Les semaines se succĂšdent ; les heures passent lourdes sur son esprit ; il vit au milieu dâune agitation que rien ne calme, ne pensant quâaux nouvelles de France, au siĂšge de Paris, aux mouvements des armĂ©es crĂ©Ă©es pour la dĂ©fense nationale. Il multiplie les tentatives. Gambetta, quâil avait reçu Ă Twickenham peu dâannĂ©es auparavant, refuse comme les autres. Il ne peut pas, ainsi quâun jeune homme, passer inaperçu, cacher, comme un des siens, son nom sous le nom dâun ancĂȘtre, et avoir lâhonneur de se battre dans les rangs des mobiles. Tous ses efforts sont stĂ©riles ; toutes ses combinaisons Ă©chouent.
Enfin la guerre est terminĂ©e. Ce sont les Ă©lecteurs de lâOise qui mettent un terme Ă la torture, en envoyant Ă lâAssemblĂ©e Nationale le propriĂ©taire de Chantilly. Le 13 fĂ©vrier, il apprend son Ă©lection ; le 15, il dĂ©barque Ă Saint-Malo, avec son frĂšre, le prince de Joinville, Ă©lu Ă Cherbourg et dans la Haute-Marne ; va-t-il aller jusquâĂ Bordeaux ? Si la guerre Ă©trangĂšre est terminĂ©e, les partis politiques sont lĂ , faisant le dĂ©nombrement de leurs troupes pour la lutte ajournĂ©e, mais qui paraĂźt inĂ©vitable. Vous savez comment un homme dâĂtat qui vous a appartenu relevait alors du champ de dĂ©faite la grande blessĂ©e, quels Ă©taient ses efforts dâapaisement, son appel Ă tous les partis pour oublier lâesprit de parti. Les princes sâassociĂšrent sans rĂ©serve Ă cette politique patriotique. Pas plus en France que du fond de lâexil, ils nâĂ©taient prĂȘts Ă entrer dans des intrigues. Jouer un rĂŽle politique, rĂ©unir et multiplier ses amis, leur donner lâimpulsion, nâoffrait au duc dâAumale aucun attrait ; il avait trop prĂ©sentes Ă lâesprit les crises de la Fronde pour tolĂ©rer quelque chose de semblable. Lui, si prompt Ă diriger une action militaire, douĂ© du coup dâĆil, et sachant se dĂ©cider, ressentait une profonde rĂ©pugnance pour la stratĂ©gie politique. Il estimait trĂšs haut la discussion des idĂ©es dans les Chambres ; il voyait dans les dĂ©bats parlementaires la garantie des libertĂ©s publiques ; il les voulait en pleine lumiĂšre et en pleine loyautĂ©, sans rĂ©ticences ; mais autant il respectait la tribune, autant il mĂ©prisait les couloirs.
Il avait deux passions : lâintelligence et la discipline. Les discussions dâun pays libre plaisaient Ă son intelligence. Les tiraillements des hommes politiques auxquels ne pouvait mettre un terme un ordre de marche blessaient son esprit de discipline. Il aimait le droit comme un vieux jurisconsulte, parce quâil y voyait la garantie de la libertĂ©, la discipline des lois.
Lâabrogation des lois dâexil, votĂ©e par les reprĂ©sentants de la France, lui rendait lĂ©galement sa patrie. Il rentrait dĂ©sormais la tĂȘte haute Ă Chantilly, quâil avait pu conserver, grĂące Ă une vente simulĂ©e. Il allait achever sur place lâĂ©tude des projets quâil avait conçus en exil, reconstruire enfin le chĂąteau quâil avait rĂȘvĂ©. Il ne cachait pas sa hĂąte ; parmi ses amis, ses collĂšgues de lâAssemblĂ©e, plus dâun sâeffrayait de si grandes dĂ©cisions prises avant que le sol fĂ»t raffermi. Pour toute rĂ©ponse, il pressait le retour de ses tableaux dâAngleterre et montrait aux plus timides sa merveilleuse galerie dĂ©posĂ©e dans la salle du Jeu de Paume en attendant que lâĆuvre de M. Daumet fĂ»t achevĂ©e. Livres, objets dâart, souvenirs de famille, tout ce quâil aimait, il entendait, dĂšs lors, le confier Ă la France. Il Ă©tait convaincu quâon appelait la foudre en semblant la redouter. Il Ă©tait rĂ©solu Ă crĂ©er un Ă©tablissement qui dĂ©fiĂąt les rĂ©volutions.
Il jouissait de retrouver le sol natal, mais bien plus encore de se sentir au milieu des Français. Certes, les esprits dâĂ©lite traversaient la Manche pour aller jusquâĂ lui ; mais que dâhommes distinguĂ©s ne pouvaient venir ! aussi avec quelle satisfaction attirait-il Ă Paris, autour de lui, les littĂ©rateurs et les artistes, les Ă©rudits et les poĂštes ! De leur part, il nây eut ni hĂ©sitation, ni froideur : ils sentaient tous quâil y avait en lui un lettrĂ© de la meilleure trempe, et le plus fin des amateurs. Le duc dâAumale leur appartenait ; ses Ă©crits avaient fait trop de bruit ; son style faisait trop dâhonneur Ă notre langue pour que lâAcadĂ©mie française ne fĂ»t pas la premiĂšre Ă lui ouvrir ses rangs. En lâattirant, elle lui faisait sentir quâil rentrait parmi les siens. LâannĂ©e 1871 ne sâacheva pas sans quâĂ la presque unanimitĂ©, la succession du comte de Montalembert lui eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©volue. Par une dĂ©licate attention, câest Ă M. Cuvillier-Fleury, choisi pour Directeur, quâĂ©chut la mission de recevoir son Ă©lĂšve. Qui ne se souvient ici de cette sĂ©ance de rĂ©ception, lâune des fĂȘtes de lâInstitut, oĂč le rĂ©cipiendaire, ayant Ă ses cĂŽtĂ©s, pour parrains, deux anciens ministres de son pĂšre, le prĂ©sident de la RĂ©publique et M. Guizot, se levait pour raconter la vie de son prĂ©dĂ©cesseur avec un Ă©clat qui charmait lâassistance ? Du dĂ©but Ă la fin, rĂ©gnait dans ce discours un entrain martial qui emportait les auditeurs ; la salle de lâInstitut entendait un homme de guerre parler la langue de nos meilleurs Ă©crivains ; le costume lui-mĂȘme, notre sĂ©vĂšre costume, Ă©tait modifiĂ©, et ceux qui ne laissaient Ă©chapper aucun dĂ©tail signalaient lâĂ©pĂ©e de gĂ©nĂ©ral retenue par la dragonne dâordonnance.
Il y a, dans les heures les plus troublĂ©es, des instants de calme oĂč lâesprit se repose. Qui aurait pu croire, au milieu de cette sĂ©ance qui prĂ©sentait lâimage de la rĂ©conciliation et de la paix, que quelques mois auparavant, en face de tentatives faites pour imposer Ă la France le drapeau blanc, les esprits Ă©taient Ă ce point divisĂ©s que le duc dâAumale. en adressant, du haut de la tribune, une invocation au drapeau chĂ©ri sons lequel il avait combattu, sâĂ©tait trouvĂ© accomplir un acte de rare courage ? Qui aurait prĂ©vu que peu de jours aprĂšs, le vainqueur de la Commune, lâhomme dâĂtat le plus haĂŻ des rĂ©volutionnaires allait ĂȘtre renversĂ© ? Mais ne rĂ©veillons pas les discordes civiles. Celui dont nous parlons en avait horreur. Il sut le montrer en des termes qui ne sâoublient pas.
Il semblait que la guerre nous eĂ»t abreuvĂ©s de toutes les amertumes en nous laissant la dĂ©faite et la guerre civile. Nous nâĂ©tions pas au terme de nos souffrances. De nos deux armĂ©es de vieilles troupes, la derniĂšre debout, et non la moins vaillante, avait Ă©tĂ© paralysĂ©e, en aoĂ»t et septembre 1870, par une volontĂ© mystĂ©rieuse : le mot de trahison Ă©tait prononcĂ©. Ceux qui savent les injustices dâun peuple vaincu persistaient Ă douter ; mais les preuves sâamoncelaient, lâaccusation devenait terrible. Un conseil de guerre fut assemblĂ© et le gĂ©nĂ©ral auquel on nâavait pas permis de se battre, reçut lâordre de juger. On le pressait de se rĂ©cuser : le duc dâAumale avait au plus haut degrĂ© le respect de la justice : il obĂ©it et prĂ©sida. Ceux qui ont assistĂ© au dĂ©bat, dans la salle de Trianon, nâont pu oublier cette longue enquĂȘte militaire, conduite avec autant de science que dâautoritĂ©. Le prĂ©sident avait tout Ă©tudiĂ© en soldat et en historien : un seul document lui manquait : il aurait voulu, suivant sa coutume, voir le terrain, comprendre sur place les mouvements de notre admirable armĂ©e de Metz. Les possesseurs du champ de bataille de Gravelotte et de Saint-Privat lui en avaient interdit lâapproche. Le souvenir et comme lâimage de nos provinces conquises faisait de ce procĂšs un drame terrible, qui pesait sur les esprits comme une obsession et sur les consciences comme un remords. Ils Ă©taient lĂ , tous ceux qui sâĂ©taient battus, qui avaient Ă©tĂ© blessĂ©s ou qui avaient souffert une longue captivitĂ©, tous ceux qui, le cĆur brisĂ©, avaient dĂ©chirĂ© ou brĂ»lĂ© leurs drapeaux pour Ă©viter quâils servissent Ă jamais de trophĂ©es. En face de ces martyrs du patriotisme, on
entendait pour toute dĂ©fense un effort continuel pour obscurcir le devoir en y mĂȘlant les combinaisons politiques. « Lâempire Ă©tait dĂ©truit, disait lâaccusĂ©, il nây avait plus de SĂ©nat, plus de Corps lĂ©gislatif, plus de gouvernement, il nâexistait plus rien ! » « La France existait toujours ! » reprit le PrĂ©sident. Tout le procĂšs Ă©tait dans ce seul mot. Aux intrigues de Metz, avait rĂ©pondu le cri de la patrie mutilĂ©e !
Le devoir achevĂ© jusquâau bout, dans sa sĂ©vĂ©ritĂ©, aussi bien que dans sa clĂ©mence, le duc dâAumale reçut la mission dâaller commander un corps dâarmĂ©e ; ce nâĂ©tait pas seulement, Ă cette Ă©poque, une rĂ©organisation qui Ă©tait confiĂ©e Ă celui qui, Ă la tribune, au cours de la discussion militaire, avait fait sentir Ă tous sa compĂ©tence, câĂ©tait sur le point le plus menacĂ©, Ă la frontiĂšre ouverte, de Belfort Ă Besançon quâil sâagissait de garder nos avant-postes, en prĂ©parant une armĂ©e de premiĂšre ligne. La tĂąche Ă©tait considĂ©rable. CâĂ©tait la seule qui lui convĂźnt. Il la prit au sĂ©rieux, comme tout ce quâil faisait et sây appliqua passionnĂ©ment. Vingt-cinq ans sans commandement nâavaient ni refroidi ses goĂ»ts, ni troublĂ© ses notions les plus prĂ©cises : il avait suivi les moindres changements : il Ă©tait au courant de tout. Entrant dans les plus minutieux dĂ©tails, comme Ă Constantine, ou Ă Alger, il rĂ©organisait son corps dâarmĂ©e, rĂ©giment par rĂ©giment, multipliant les revues, les inspections, examinant de prĂšs les hommes, songeant au matĂ©riel, armant Belfort, et visitant la frontiĂšre pour la rendre inattaquable.
Pendant six annĂ©es, il sâabsorba dans cette Ćuvre de reconstitution : il avait Ă©puisĂ© toutes les douleurs ; la mort du duc de Guise avait « Ă©teint la derniĂšre flamme de son foyer domestique ».
Chantilly occupait de plus en plus sa pensĂ©e. Les projets quâil avait depuis si longtemps Ă©tudiĂ©s sâĂ©taient exĂ©cutĂ©s. Pour la foule inattentive et mal informĂ©e, il reconstruisait le vieux chĂąteau. Ceux qui avaient vu les dessins de lâancienne demeure des CondĂ©, telle que la RĂ©volution lâavait trouvĂ©e et dĂ©truite, ne regrettaient rien du passĂ©, en voyant sâĂ©lever un superbe Ă©difice du style le plus pur ; aux lignes prĂ©cises de la renaissance française, une heureuse collaboration de lâarchitecte et du prince avait ajoutĂ© les dispositions les plus imprĂ©vues. Quand on dĂ©bouchait de la forĂȘt, les Ă©curies du duc de Bourbon, grandioses et disproportionnĂ©es, nâattiraient plus seules le regard, et dans le fond, sur le vieux rocher qui avait servi de dĂ©fense au moyen Ăąge, , qui Ă©tait devenu la retraite des Montmorency et quâavait illustrĂ© la vieillesse du grand CondĂ©, lâĆil dominait un mĂ©lange de bĂątiments, de tours et de flĂšches qui dĂ©passait toute attente. Que dire de lâintĂ©rieur ? vous avez vu cet escalier, chef-dâĆuvre dâun de vos confrĂšres, le musĂ©e et ses trĂ©sors, la galerie dâĂcouen, la galerie des batailles, et la bibliothĂšque. Vous avez tous parcouru ces salles. Et avec quel guide ! Quels souvenirs ne laissaient pas chacune de ses rĂ©flexions, de ses anecdotes, de tout ce que mĂȘlait dans sa pensĂ©e le respect de lâart et de lâhistoire ! Il nây a pas de crĂ©ation qui ne rende lâesprit qui lâa inspirĂ©e. Le constructeur dâun chĂąteau se peint, dans son Ćuvre. Quand il ouvrit Chantilly, qui nâen fut frappĂ© ? Le duc dâAumale Ă©tait lĂ tout entier, avec tous ses goĂ»ts dâartiste et de lettrĂ©, avec toutes ses passions militaires. Il avait en lui le sentiment innĂ© du beau. Dans ce MusĂ©e dont il Ă©tait lâĂąme, parmi les merveilles quâil sâĂ©tait plu Ă rĂ©unir, sa figure Ă©voquait lâimage de ces princes de la Renaissance passant leur vie Ă rassembler des chefs-dâĆuvre pour les lĂ©guer Ă leur patrie. La largeur de son jugement Ă©tait Ă©crite sur les murs : des trophĂ©es de Rocroy aux gloires de lâempire, tout Ă©tait reprĂ©sentĂ©. Il ne voulut pas bannir un seul temps de nos annales quand il pouvait y trouver une idĂ©e gĂ©nĂ©reuse, un dĂ©vouement, un
sacrifice. Lui qui nâavait rien dâun Ă©migrĂ©, ne voila aucun des souvenirs de lâarmĂ©e de CondĂ©. Il avait fait sa place au gĂ©nie de tous les temps. RaphaĂ«l et TĂ©niers, Ingres et Meissonier, Scheffer et Delaroche, MoliĂšre et Bonaparte Ă©taient rĂ©unis non loin de la Jeanne dâArc de Chapu et de la PsychĂ© de Baudry. Lâarrangement de ce musĂ©e Ă©tait un modĂšle ; aucun encombrement, tout Ă son jour et Ă sa place, et nul visiteur ne sentait de fatigue quand il Ă©tait ramenĂ© vers la bibliothĂšque.
Dans la galerie des livres, tout Ă©tait fait pour le travail et pour la pensĂ©e : au milieu, de longues tables attendaient les estampes ou le dĂ©ploiement des cartes. Tout autour, des vitrines renfermaient les exemplaires les plus rares, depuis les incunables jusquâaux premiĂšres Ă©ditions des maĂźtres de tous les temps. Cette collection ne ressemblait en rien Ă celles que forme un acheteur riche, en quĂȘte du plus intelligent des luxes ; comme les bibliophiles de premiĂšre marque et plus quâaucun dâeux, il connaissait tous ses livres, il les aimait, il savait leur place aussi bien dans ses rayons que dans la littĂ©rature de leur siĂšcle. Les anecdotes qui avaient enchantĂ© le promeneur dans la galerie de tableaux, il ne les prodiguait pas en face deâ ses livres ; mais quâun vĂ©ritable amateur, quâun de ses collĂšgues de la SociĂ©tĂ© des Bibliophiles, quâun lettrĂ© vĂźnt le visiter, les vitrines soigneusement fermĂ©es sâouvraient, la conversation changeait de tour, et apparaissait lâĂ©rudit le plus prĂ©cis, trĂšs informĂ© et trĂšs interrogateur.
LĂ sâarrĂȘtaient les visiteurs. Mais, dans ce chĂąteau, combien dâautres merveilles ! Dans les parties basses, Ă lâabri dâĂ©paisses murailles, fermĂ©es par des portes de fer, Ă©taient gardĂ©es les archives des CondĂ©. RassemblĂ©es en un vaste amas avant la RĂ©volution, confisquĂ©es puis rendues, elles avaient Ă©tĂ© mises en ordre, classĂ©es et reliĂ©es par ses soins. Sur le XVIe et le XVIIe siĂšcle, elles contenaient des trĂ©sors. Des mĂ©moires prĂ©cieux, des papiers de toutes sortes, depuis les ordres de bataille du Grand CondĂ©, et surtout une suite de correspondances incomparables, tout Ă©tait fait pour tenter un Ă©crivain. Dans sa jeunesse dĂ©pensĂ©e en Afrique, il nâavait pas eu le temps de les voir. Quand elles lui parvinrent en Angleterre, il sentit quâelles lui apportaient la seule consolation de lâexil. Il en fit une Ă©tude attentive, sâappliqua Ă rĂ©unir dans sa bibliothĂšque tous les imprimĂ©s qui pouvaient lâĂ©clairer, fit copier dans les archives de France et dâAutriche, au dĂ©pĂŽt de la Guerre, aux Affaires Ă©trangĂšres, tout ce qui lui permettait de combler les lacunes, et ne crut pouvoir Ă©crire lâhistoire des princes de GondĂ© quâaprĂšs avoir achevĂ© cette enquĂȘte. Ses recherches avaient Ă©tĂ© considĂ©rables. Avec un esprit trĂšs large et aimant Ă voir de haut, il avait ce qui est le premier mĂ©rite dâun historien, une conscience minutieuse : il voulait tout savoir et tout approfondir. La crainte de nâavoir pas tout vĂ©rifiĂ© qui est la prĂ©occupation constante de lâĂ©crivain, devient, loin de la patrie, une angoisse et un supplice. Les documents sans prix quâil possĂ©dait nâĂ©taient Ă ses yeux quâune partie de la vĂ©ritĂ© ; il voulait la connaĂźtre sans rĂ©serve ; pour y parvenir, aucun effort ne lui coĂ»tait. Quâil eĂ»t Ă parler des campagnes de CĂ©sar ou de celles des Bourbons, quâil traitĂąt de lâorigine des zouaves ou des rĂ©formes de Gouvion Saint-Cyr, la mĂ©thode Ă©tait la mĂȘme. Le lecteur ne voit que le chapitre Ă©crit avec verve, il ne sait pas avec quelle patience les moindres faits, les dates, les lieux, les personnages ont Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©s. Si les recherches Ă©taient laborieuses, la composition est trĂšs simple. Lâordonnance sort du sujet ; elle est si bien enchaĂźnĂ©e quâon nâaperçoit pas lâart, et lâon est tentĂ© de croire que le rĂ©cit ne pouvait ĂȘtre autrement menĂ©.
Dans les tableaux de bataille, le style prend une merveilleuse allure. Tout sây trouve : ceux qui sâeffrayent le plus des dĂ©tails stratĂ©giques sont charmĂ©s par lâĂ©clat des peintures et emportĂ©s par lâaction, et la sobriĂ©tĂ© est telle quâon demeure frappĂ© des effets produits en si peu de mots. Son style a parfois lâoriginalitĂ© des Ă©crivains du XVIe siĂšcle et presque toujours la concision de ceux du XVIIe. Quâon lise la bataille de Rocroy, ou les combats du faubourg Saint-Antoine qui demeurent des morceaux achevĂ©s, on nây trouvera pas une phrase Ă effet ni un mot Ă retrancher. Tout est utile ; tout est mis Ă sa place et tout est simple.
Lâauteur (qui ne le sait ?) aimait Ă raconter ; sa mĂ©moire Ă©tait pleine dâanecdotes, il ne sâen permet pas une, par respect de lâhistoire ; il se maintient Ă une Ă©lĂ©vation dâoĂč rien ne lui Ă©chappe ; il le fait deviner ; on sent quâil voit tout, que ses jugements sont appuyĂ©s, mais que volontairement il les rĂ©sume.
Il est sans exemple quâun historien connaissant Ă ce point les biographies ne se laisse point aller Ă les mĂȘler au rĂ©cit. Dans sa marche sĂ©vĂšre et rapide, lâauteur des CondĂ© nâadmet ni digressions ni entraves. Le texte fait comprendre le dessein des gĂ©nĂ©raux, le mouvement des armĂ©es, lâaction des politiques, et mĂšne droit au but.
A cette part supĂ©rieure de lâhistoire qui est le rĂ©cit et le jugement, le duc dâAumale a voulu ajouter la vie ; il connaissait chaque personnage comme sâil avait Ă©tĂ© leur contemporain, sachant en perfection leur visage, leur port, leurs dĂ©fauts physiques, les traits qui les distinguaient aussi bien que leurs goĂ»ts, leurs vertus et leurs vices. Il a voulu les prĂ©senter au lecteur. Ses notes sont un modĂšle de briĂšvetĂ© et elles font tout entendre.
Aussi bien informĂ© que sâil avait vĂ©cu parmi les compagnons de GondĂ©, concevant la guerre en soldat, la reconstituant en Ă©crivain, il raconte cette longue suite de guerres en portant sur chaque action des jugements qui resteront les arrĂȘts de lâhistoire ; câen est assez pour mettre cette Ćuvre au premier rang.
Il y travailla peu pendant les annĂ©es actives de son commandement. Sa charge lâabsorbait. Lorsque, en 1879, il eut Ă©tĂ© nommĂ© Inspecteur gĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e, il revint habiter plus longuement Chantilly et se remit au travail. Il profitait de ses voyages pour aller revoir Rocroy, pour visiter Thionville, suivant pas Ă pas le Grand CondĂ©, mais ne rĂ©sistant pas au dĂ©sir dâentrer Ă Metz, assailli de souvenirs autrement rĂ©cents, parcourant des champs de bataille oĂč sâĂ©tait dĂ©ployĂ©e une valeur impuissante, sentant, au contact de ces douleurs, lâimpĂ©rieux besoin de revenir Ă lâĂ©tude des gloires passĂ©es. Il Ă©crivait au retour le siĂšge de Thionville et cherchait Ă oublier le prĂ©sent.
Le spectacle de la politique le navrait. Une Ă©cole sâĂ©tait formĂ©e qui nâavait pas craint de soutenir que les maux de la dĂ©mocratie ne pouvaient ĂȘtre guĂ©ris que par la popularitĂ© dâun soldat de fortune. Il tenait ces maximes pour des sophismes Ă lâusage dâambitieux subalternes. Cet historien qui avait vĂ©cu au XVIe et au XVIIe siĂšcle, dĂ©testait lâesprit de faction, quâil fĂ»t au service des passions populaires ou des charlatans qui les exploitent. Il nâĂ©tait pas de la race des aventuriers.
Lui qui vivait dans la retraite, au milieu des archives et des livres, aussi Ă©loignĂ© des rĂ©bellions que des intrigues, regardant parfois son Ă©pĂ©e et se demandant quand elle servirait pour ramener sous nos drapeaux la victoire, apprit un jour quâil Ă©tait rayĂ© des cadres de lâarmĂ©e. Trois ans auparavant, il avait Ă©tĂ© mis en non-activitĂ©. .Câen Ă©tait trop. Lui arracher son grade, câĂ©tait lui enlever la moitiĂ© de son nom. Aucune autoritĂ© nâen avait le pouvoir. Cette fois encore il rĂ©sisterait au nom du droit : en dĂ©pit de lâarbitraire, il Ă©tait et il resterait le gĂ©nĂ©ral Henri dâOrlĂ©ans. Cette fiĂšre rĂ©ponse fut tenue pour un dĂ©fi. Lâexil en fut la peine.
Ainsi se rouvrait pour lui, inopinĂ©ment, la route de lâĂ©tranger. Lâinjustice devait remplir son cĆur dâamertume ; mais il ne sâen prenait pas Ă sa patrie ; il lâaimait trop. Entre elle et lui, il aurait voulu Ă©tablir un lien que la passion des hommes eĂ»t Ă©tĂ© impuissante Ă briser. SâĂ©loigner, sans rien laisser derriĂšre lui que des souvenirs qui sâeffaceraient et des Ă©paves que disperserait le temps, nâĂ©tait-ce pas la sortie banale de tout prĂ©tendant Ă©conduit ? Il aimait Ă le rĂ©pĂ©ter : « Nous ne sommes pas de ceux qui Ă©migrent ! » Il cherchait comment il pourrait montrer que lâinjustice des hommes nâaltĂ©rait pas ce quâil avait au cĆur pour son pays. Pourquoi ne rĂ©aliserait-il pas Ă lâheure mĂȘme le grand dessein quâil avait tenu secret ? Dans le wagon qui lâemportait, avant de franchir la frontiĂšre, sa rĂ©solution fut prise. Ce quâil avait crĂ©Ă©, les collections quâil avait faites, Chantilly, avec son histoire, son passĂ© et ses trĂ©sors, il le donnerait Ă ce quâil aimait le plus au monde, Ă la France quâil aurait voulu servir de son sang et de sa vie.
Qui nâa souvenir de cette lettre oĂč, sâadressant Ă de fidĂšles amis (Lettre adressĂ©e le 29 aoĂ»t 1886 Ă MM. Edouard Bocher, Edmond Rousse et Denormandie.), il leur faisait connaĂźtre le testament de 1884, par lequel il lĂ©guait Chantilly Ă lâInstitut de France, et leur donnait pouvoir de faire, en son nom, une donation dĂ©finitive ? Le projet Ă©tait arrĂȘtĂ© depuis deux ans. Il nây avait de nouveau que le caractĂšre irrĂ©vocable de la libĂ©ralitĂ©. Câest ainsi quâil lui convenait de rĂ©pondre Ă la sentence dâexil !
Partout oĂč battait un cĆur capable de sentir ce qui est noble, lâĂ©motion fut profonde. Dans un temps oĂč les pessimistes ne voient que corruptions et petitesses, sâaccomplissait un acte dont nul ne pouvait contester la grandeur. Le pĂšre avait donnĂ© Versailles Ă la France ; le fils lui consacrait Chantilly. Vous Ă©tiez fiers dâavoir Ă©tĂ© choisis pour exĂ©cuteurs dâune si haute mission.
En abordant le sol anglais, le proscrit sentait ses douleurs devenir plus poignantes. « Il me semble, disait-il Ă un ami, que je rentre dans ma cage. » II dĂ©cida quâil partagerait sa vie entre Londres, Bruxelles et le domaine de chasse oĂč il trouverait lâexercice physique dont il avait besoin. Ses livres et ses tableaux Ă©taient ses amis des bons et des mauvais jours. Il y transporterait ses chefs-dâĆuvre et une partie des archives, et lĂ , de nouveau, au milieu de ses travaux continuĂ©s, comme pendant le premier exil, il attendrait.
Les visites Ă©taient plus nombreuses que jadis. Le duc dâAumale avait tenu trop de place, son absence laissait trop de vide, pour quâil ne fĂ»t pas entourĂ© de ceux quâil avait reçus en France. Ses confrĂšres de lâAcadĂ©mie française et de lâAcadĂ©mie des Beaux-Arts faisaient des dĂ©marches pour obtenir son rappel ; ils ne perdaient pas une occasion de montrer quel Français on avait banni. On promettait de le rappeler, mais les mois
sâĂ©coulaient ; prĂšs de deux annĂ©es Ă©taient dĂ©jĂ passĂ©es depuis son dĂ©part. « On ne cherchait plus, disait-on, quâun prĂ©texte. »
Vous vous souvenez, Messieurs, que vous eĂ»tes lâhonneur de le donner. Une vacance sâĂ©tant produite dans la section dâhistoire de notre AcadĂ©mie, nous nâhĂ©sitĂąmes pas Ă penser que nous devions ouvrir nos rangs Ă lâhistorien des CondĂ©. Le secrĂ©taire perpĂ©tuel, qui nous reprĂ©sentait avec une si haute autoritĂ©, renouvela les efforts quâil nâavait cessĂ© de faire en annonçant officieusement au gouvernement les intentions prochaines de lâAcadĂ©mie. CâĂ©tait une mise en demeure ; sous une forme parfaitement correcte, le gouvernement fut informĂ© quâil aurait Ă approuver avant peu lâĂ©lection dâun proscrit. Il nâhĂ©sita plus Ă rapporter le dĂ©cret dâexil.
Quelques jours aprĂšs sa rentrĂ©e Ă Chantilly, le duc dâAumale Ă©tait Ă©lu, sans compĂ©titeur, Ă la place laissĂ©e vacante par notre confrĂšre, M. Rosseeuw Saint-Hilaire. Il fut reçu dans les trois AcadĂ©mies avec des manifestations qui le touchĂšrent vivement. En peu de mois, il reprit possession de la vie quâil aimait ; les tableaux et les livres retrouvĂšrent Ă Chantilly la place quâils ne devaient plus quitter. Il fit de nouvelles acquisitions, câest-Ă -dire de nouveaux dons, achetant les Cuirassiers, de Meissonier, dont il aimait tant Ă faire apprĂ©cier lâattitude martiale, courant Ă Londres, oĂč il se plaisait quand il y allait librement, pour voir les dessins du XVIe siĂšcle quâoffrait de lui vendre lord Carlyle, et qui faisaient entrer dans les galeries lâimage de tous les contemporains du ConnĂ©table, puis il rentrait afin de recevoir Ă Chantilly toute notre Compagnie, au-devant de laquelle, vous vous en souvenez, il vint Ă cheval jusquâau milieu de la pelouse, repartant, entre deux sĂ©ances de lâInstitut, pour Arras, oĂč il allait Ă©tudier sur le terrain la retraite de 1654, puis nous lisant, dans les six mois de son Ă©lection, avec la ponctualitĂ© quâil mettait Ă toutes choses, une notice aussi ferme que brillante sur M. Rosseeuw Saint-Hilaire. Cette lecture eut un grand succĂšs.
Il se plaisait parmi vous. Il aimait Ă retrouver, dans la Section dâhistoire et Ă lâAcadĂ©mie, son ancien maĂźtre. La belle tĂȘte de M. Duruy prenait une expression de tendresse respectueuse lorsque entrait son brillant Ă©lĂšve de 1887 ; les souvenirs du lycĂ©e Henri IV et de Neuilly les rajeunissaient lâun et lâautre. Avant et aprĂšs la sĂ©ance, on se groupait autour dâeux pour les Ă©couter ; nul ne se plaignait quâils fussent intarissables. Les lectures commencĂ©es, il nây avait pas dâauditeur plus silencieux ni plus attentif. Il aimait le travail de la pensĂ©e et le respectait. Il sâintĂ©ressait Ă tout. On Ă©tait surpris de lâentendre, longtemps aprĂšs, citer un mĂ©moire sur le droit ou un rapport sur la philosophie qui lâavait frappĂ©.
Sa vie trĂšs ordonnĂ©e lui permettait de rĂ©server beaucoup de temps au travail. Les derniers volumes consacrĂ©s Ă la vie du Grand CondĂ© furent rĂ©digĂ©s en six ans, de 1888 Ă 1894. Il lisait avec mĂ©thode les manuscrits, prenait des notes qui se gravaient dans son Ă©tonnante mĂ©moire, dormait peu, mĂ©ditait longuement et dictait un chapitre comme sâil lâavait prĂ©parĂ© et appris par cĆur. Sans nĂ©gliger aucune des actions du hĂ©ros, il le montre avec une prĂ©dilection marquĂ©e dans sa retraite de Chantilly, appelant autour de lui Racine et Boileau, La Fontaine et La BruyĂšre, se plaisant aux entretiens de Bossuet, invitant Malebranche et FĂ©nelon, recevant tous les hommes de guerre se rendant Ă lâarmĂ©e ; lâEurope entiĂšre y passait ; les Ă©trangers y affluaient ; aimant fort le thĂ©Ăątre, il avait distinguĂ© MoliĂšre, lâappelait avec sa troupe, lây retenait, et se portait, aux heures
critiques, son dĂ©fenseur. Le duc dâAumale aimait Ă retrouver dans cette antique demeure les traditions dâune grande Ăąme ouverte Ă toutes les manifestations de lâesprit. « Les anciens adversaires, Ă©crit-il, sây mĂȘlent aux vieux amis, les huguenots y coudoient les catholiques, les cartĂ©siens conversent avec les esprits forts, chacun respirant Ă lâaise lâair libre de cette maison hospitaliĂšre. »
Il traçait ainsi le tableau dâun autre temps. Chantilly avait retrouvĂ© ses grands jours. Ce nâĂ©tait plus les renommĂ©es du siĂšcle de Louis XIV ; mais tous les hommes distinguĂ©s que compte un temps moins fertile en gĂ©nies Ă©taient reçus comme des hĂŽtes attendus ; parmi les souvenirs dâun passĂ© glorieux, les jeunes intelligences qui devaient perpĂ©tuer les traditions de lâart et de la littĂ©rature, rencontraient lâancienne France.
Câest lĂ quâau milieu dâun cercle, celui qui avait su rĂ©unir les livres elles Ă©crivains, les tableaux et les artistes, les objets et les hommes, accueillait tout ce qui avait un nom, tout ce qui semblait attirer les premiers rayons de la renommĂ©e ; il leur parlait avec tant de mouvement et dâesprit, leur montrait ses collections avec une telle variĂ©tĂ© de souvenirs, ses entretiens sur le passĂ© quâil respectait et sur le prĂ©sent quâil comprenait Ă©taient si brillants, que ses auditeurs, entraĂźnĂ©s, repartaient sous le charme. Combien dâentre eux, sĂ©parĂ©s par tout ce qui divise, hĂ©las ! nos contemporains, Ă©taient tout surpris, en revenant Ă Paris, dâavoir Ă©tĂ© mis dâaccord et comme unis par lâexpression dâun sentiment de commune admiration !
En lâentendant, ses amis se hasardaient parfois Ă lui demander de rĂ©diger ses mĂ©moires. Ceux qui eurent cette hardiesse ne revinrent pas Ă la charge. Il les repoussait vivement. SincĂšrement et simplement modeste, il nâavait jamais su se faire valoir.
Sa distraction prĂ©fĂ©rĂ©e Ă©tait la prĂ©paration du Catalogue de ses collections. Il passait des heures entiĂšres Ă Ă©tudier une origine, rectifiant une attribution, identifiant telle Ă©criture, et, suivant la prĂ©sence des collaborateurs quâil avait dĂ©signĂ©s, allant dâun tableau Ă une estampe, dâun bijou Ă un livre. Quant aux manuscrits, il sâen Ă©tait rĂ©servĂ© le soin : leur description avait Ă©tĂ© faite par lui, ou sous ses yeux ; il lâavait achevĂ©e et avait Ă©crit tout rĂ©cemment lâintroduction qui Ă©tait destinĂ©e Ă la prĂ©cĂ©der. Il avait conçu tout un plan : les catalogues devaient former un monument, ce serait le Livre de Chantilly ; il parlait dâĂ©crire lâhistoire du chĂąteau, qui aurait rempli le premier volume.
Un autre projet occupait bien plus profondĂ©ment son cĆur. Plus il avançait dans la vie et plus il regardait en arriĂšre, Ă©tudiant le rĂšgne et la vie de son pĂšre. Il Ă©tait convaincu quâaprĂšs les brillantes esquisses qui avaient Ă©tĂ© tracĂ©es, le portrait du roi Louis-Philippe Ă©tait Ă faire ; cette Ă©poque dĂ©jĂ distante dâun demi-siĂšcle est Ă peine sur le seuil de lâhistoire, il mĂ©ditait de lây-faire entrer ; tĂ©moin respectueux dans sa jeunesse, il pensait quâil Ă©tait peut-ĂȘtre le dernier, le seul qui pĂ»t interroger les papiers de son pĂšre en donnant Ă sa physionomie le relief et la puretĂ© que les calomnies politiques ont tentĂ© de ternir. Le poĂšte a raison : le prestige ne va pas aux monarques qui pardonnent. Ouvrez lâhistoire, Ă chaque page : les bienfaits sâoublient, les chĂątiments terribles demeurent. Qui se souvient dans les provinces rhĂ©nanes des actes de clĂ©mence qui ont fait bĂ©nir le nom de CondĂ© ? Qui a oubliĂ© dans le Palatinat le nom de Turenne ? Le duc dâAumale voulait vouer ses derniers labeurs Ă publier les fragments de mĂ©moires quâavait laissĂ©s son pĂšre, Ă le montrer fidĂšle Ă ses convictions libĂ©rales, combattant dĂšs sa jeunesse sous
le drapeau tricolore, fier de le servir et de sauver, en 1830, sa patrie des rĂ©actions qui, soirs la forme de lâanarchie ou du despotisme, auraient Ă©tĂ©, dix-huit ans plus tĂŽt, Ă©galement fatales Ă la libertĂ©.
CâĂ©tait lâambition de ses derniers jours. Se sentait-il atteint ? Avait-il reçu dâune indisposition soudaine une sorte dâavertissement ? Sans rien changer Ă sa vie, il nâinterrompait plus ses lectures ; les papiers du roi ne le quittaient pas. Il prenait des notes, et lâordonnance de son travail se formait peu Ă peu dans son esprit. En relisant les feuillets sur lesquels, chaque soir, le roi Ă©crivait, comme un examen de conscience, les motifs qui lui avaient fait commuer une peine capitale ou les raisons qui avaient dĂ©terminĂ© ses ministres Ă insister pour lâexĂ©cution, le duc dâAumale sentit se dĂ©gager de ces pages une telle impression de respect, quâil voulut dĂ©tacher de son futur livre un chapitre. Il le lut Ă lâAcadĂ©mie française, et son Ă©motion fut profonde en rendant hommage Ă ce roi philosophe qui avait laissĂ© la France agrandie et respectĂ©e.
Son esprit Ă©tait tellement rempli de ses lectures quâaprĂšs la sĂ©ance du 3 avril, la derniĂšre Ă laquelle il ait assistĂ©, il nous en parlait dans un groupe mĂȘlant les souvenirs de son pĂšre aux projets de son sĂ©jour en Sicile.
Il partait quelques jours plus tard, emportant prĂ©cieusement les manuscrits du roi, se promettant de rĂ©server au travail une partie de ses journĂ©es et de les disputer aux entraĂźnements des courses Ă cheval, Ă cet attrait incomparable du printemps lorsquâil Ă©clate sous le feu du soleil de Palerme. Jamais il nâavait Ă©tĂ© plus heureux de ce voyage, se faisant une fĂȘte de recevoir une sĆur bien-aimĂ©e, de lui montrer le ciel du Midi et de la ramĂšner Ă Chantilly, oĂč la date de son retour Ă©tait dĂ©jĂ fixĂ©e.
Les 5 et 6 mai ce calme fut troublĂ© par des nouvelles funĂšbres arrivant de Paris. Les dĂ©pĂȘches se succĂ©daient dâheure en heure, apportant de nouveaux deuils : câĂ©taient des amies dâancienne date, des jeunes filles qui Ă©gayaient de leur jeunesse, trois semaines auparavant, la galerie de Chantilly, câĂ©tait enfin sa niĂšce qui avait pĂ©ri au milieu de la catastrophe ; les Ă©motions furent cruelles ; il sâefforça de les cacher, mais elles avaient fait leur Ćuvre : le cĆur Ă©tait depuis longtemps atteint ; six mois auparavant, une premiĂšre crise sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e, et il avait montrĂ© comment il recevrait la mort en soldat et en chrĂ©tien ; au milieu de la nuit du 7 mai 1897, Ă la suite dâune syncope prolongĂ©e, le cĆur cessa de battre.
Ainsi mourut le duc dâAumale : il avait passĂ© sa vie Ă dĂ©sirer une mort glorieuse sur le champ de bataille. Jeune, il lâavait cherchĂ©e en Afrique ; dans lâĂąge mĂ»r, il lâavait souhaitĂ©e partout oĂč combattait lâarmĂ©e française ; qui peut dire, lorsquâil montait chaque jour Ă cheval, quâaux approches mĂȘme de la vieillesse, il ne lâait pas rĂȘvĂ©e encore sur dâautres champs de bataille, comme le suprĂȘme couronnement de sa vie ? Il avait Ă©tĂ© Ă©crivain, il avait aimĂ© les arts, il nâavait eu de passion que pour lâarmĂ©e, parce que de sa puissance pouvait renaĂźtre la grandeur de la France.
Le drapeau aux trois couleurs quâil avait servi et aimĂ©, ce drapeau quâil avait hissĂ© sur sa maison dâexil, quâil faisait dĂ©ployer en signe de fĂȘte sur le chĂąteau de Chantilly, qui Ă©tait le symbole de ses convictions les plus chĂšres, enveloppa sa dĂ©pouille de Palerme Ă Paris.
A cet illustre soldat, on fil de dignes funĂ©railles. LâarmĂ©e et lâInstitut tout entier Ă©taient lĂ , Ă ses cĂŽtĂ©s, se tenant auprĂšs du cercueil, sur les marches du temple.
AprĂšs les priĂšres, on vit dĂ©filer les rangs pressĂ©s des fantassins, les escadrons de cavalerie et les batteries de canons de lâarmĂ©e de Paris. CâĂ©taient les vraies obsĂšques dâun gĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e.
Qui ne sentit Ă cette vue, aux accents des marches militaires, en se rappelant lâAlgĂ©rie et la Smalah, payĂ©s par deux longs exils, Chantilly dĂ©sormais silencieux, tant dâintelligence, de si beaux livres, un tel amour de son pays, qui ne sentit un frisson intĂ©rieur fait de regrets et de compassion ? Il avait Ă©tĂ© un des esprits les plus rares de son temps. Nâaurait-il pas dĂ» ĂȘtre un des instruments de lâhistoire pour la grandeur durable de notre patrie ? Sâil ne lui a pas Ă©tĂ© donnĂ© de remplir toute sa destinĂ©e, câest Ă ses confrĂšres, câest Ă ceux qui lâont connu et aimĂ© quâil appartient, comme un devoir suprĂȘme, de rendre hommage Ă ce vaillant homme de guerre qui, ne pouvant agrandir le territoire de la France, a tenu du moins Ă accroĂźtre son patrimoine, Ă ce prince qui a voulu que de sa vie se dĂ©gageĂąt une leçon aux coureurs dâaventures, en montrant aux agitĂ©s quâil nây a de vraie grandeur que dans le respect scrupuleux des lois, Ă ce fils de roi qui, fier de sa naissance, a tenu Ă honneur dâĂȘtre partout et avant tout, pour les tĂ©moins de sa vie comme pour la postĂ©ritĂ©, le modĂšle du vrai Français nâayant dâautre passion que la gloire de la France.