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Notice historique sur la vie et les travaux de M. le duc d’Aumale 27 novembre 1897RĂ©daction Lu dans la sĂ©ance publique annuelle du 27 novembre 1897 par M. Georges Picot, SecrĂ©taire perpĂ©tuel de l’AcadĂ©mie Messieurs, S’il est vrai que, pour ĂȘtre digne d’écrire l’histoire, il faut y avoir Ă©tĂ© mĂȘlĂ© de trĂšs prĂšs et, pour ainsi dire, l’avoir faite, comment s’étonner de l’éclat que notre histoire militaire doit Ă  l’illustre soldat dont nous pleurons la perte et dont nous devons aujourd’hui honorer la mĂ©moire ? NĂ© prĂšs du trĂŽne, placĂ© par la Providence assez haut pour ĂȘtre enclin Ă  croire que tous les honneurs lui Ă©taient dus, il a tenu Ă  les mĂ©riter. Tandis que trop souvent l’ambition des princes veut ĂȘtre servie, il a voulu servir pour ĂȘtre capable de commander. Aimant passionnĂ©ment la guerre, il avait conçu dans son esprit tous les rĂȘves de gloire ; dĂ©jĂ , il les saisissait comme des rĂ©alitĂ©s, lorsque les rĂ©volutions enlevĂšrent Ă  la fois Ă  ce gĂ©nĂ©ral de vingt-six ans son Ă©pĂ©e et sa patrie. Vingt-deux annĂ©es d’exil s’abattirent sur son front sans le courber ; il endura les plus cruelles souffrances : citoyen expulsĂ© de la citĂ©, officier exclu de l’armĂ©e, pĂšre de famille voyant pĂ©rir un Ă  un tous les rejetons de son sang, il perdit tout, sauf l’espĂ©rance. Quand les changements de fortune le rendirent au sol natal, il n’eut qu’une pensĂ©e : servir dans l’ñge mĂ»r le drapeau de sa jeunesse. Pendant six annĂ©es, il monta la garde Ă  la frontiĂšre mutilĂ©e et, quand, victime des injustices des partis, il se vit de nouveau privĂ© de ses droits, chassĂ© de son foyer, il reprit avec plus de force les travaux d’histoire qui avaient toujours Ă©tĂ© la consolation de ses deuils, maniant la plume, comme il avait maniĂ© l’épĂ©e, et, pour toute vengeance, ne concevant, aux termes d’une vie traversĂ©e de tant de contrastes, qu’une ambition, celle d’élever, par ses livres et par ses dons, un double et impĂ©rissable monument digne en tout de sa race et de sa patrie. Henri d’OrlĂ©ans naquit Ă  Paris, le 16 janvier 1822. Son enfance s’écoula entre le Palais- Royal et Neuilly : une mĂšre admirable forma son Ăąme tandis que la haute intelligence de son pĂšre s’appliqua Ă  Ă©veiller son esprit. Le duc et la duchesse d’OrlĂ©ans avaient Ă©tabli les rĂšglements les plus minutieux et ils en surveillaient eux-mĂȘmes l’application. Rien ne

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Notice historique sur la vie et les travaux de M. le duc d’Aumale

27 novembre 1897RĂ©daction

Lu dans la séance publique annuelle du 27 novembre 1897 par M. Georges Picot,

SecrĂ©taire perpĂ©tuel de l’AcadĂ©mie

Messieurs,

S’il est vrai que, pour ĂȘtre digne d’écrire l’histoire, il faut y avoir Ă©tĂ© mĂȘlĂ© de trĂšs prĂšs et, pour ainsi dire, l’avoir faite, comment s’étonner de l’éclat que notre histoire militaire doit Ă  l’illustre soldat dont nous pleurons la perte et dont nous devons aujourd’hui honorer la mĂ©moire ?

NĂ© prĂšs du trĂŽne, placĂ© par la Providence assez haut pour ĂȘtre enclin Ă  croire que tous les honneurs lui Ă©taient dus, il a tenu Ă  les mĂ©riter. Tandis que trop souvent l’ambition des princes veut ĂȘtre servie, il a voulu servir pour ĂȘtre capable de commander. Aimant passionnĂ©ment la guerre, il avait conçu dans son esprit tous les rĂȘves de gloire ; dĂ©jĂ , il les saisissait comme des rĂ©alitĂ©s, lorsque les rĂ©volutions enlevĂšrent Ă  la fois Ă  ce gĂ©nĂ©ral de vingt-six ans son Ă©pĂ©e et sa patrie.

Vingt-deux annĂ©es d’exil s’abattirent sur son front sans le courber ; il endura les plus cruelles souffrances : citoyen expulsĂ© de la citĂ©, officier exclu de l’armĂ©e, pĂšre de famille voyant pĂ©rir un Ă  un tous les rejetons de son sang, il perdit tout, sauf l’espĂ©rance.

Quand les changements de fortune le rendirent au sol natal, il n’eut qu’une pensĂ©e : servir dans l’ñge mĂ»r le drapeau de sa jeunesse. Pendant six annĂ©es, il monta la garde Ă  la frontiĂšre mutilĂ©e et, quand, victime des injustices des partis, il se vit de nouveau privĂ© de ses droits, chassĂ© de son foyer, il reprit avec plus de force les travaux d’histoire qui avaient toujours Ă©tĂ© la consolation de ses deuils, maniant la plume, comme il avait maniĂ© l’épĂ©e, et, pour toute vengeance, ne concevant, aux termes d’une vie traversĂ©e de tant de contrastes, qu’une ambition, celle d’élever, par ses livres et par ses dons, un double et impĂ©rissable monument digne en tout de sa race et de sa patrie.

Henri d’OrlĂ©ans naquit Ă  Paris, le 16 janvier 1822. Son enfance s’écoula entre le Palais-Royal et Neuilly : une mĂšre admirable forma son Ăąme tandis que la haute intelligence de son pĂšre s’appliqua Ă  Ă©veiller son esprit. Le duc et la duchesse d’OrlĂ©ans avaient Ă©tabli les rĂšglements les plus minutieux et ils en surveillaient eux-mĂȘmes l’application. Rien ne

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ressemblait moins Ă  la vie des cours. Un intĂ©rieur de famille trĂšs rĂ©gulier et trĂšs intime, l’affection de trois sƓurs aĂźnĂ©es, la vue de trois frĂšres qui le prĂ©cĂ©daient dans la vie inspirĂšrent les premiĂšres pensĂ©es du jeune prince. Son pĂšre avait des idĂ©es trĂšs arrĂȘtĂ©es sur l’éducation. Il n’avait voulu pour ses fils ni d’un gouverneur en un palais, ni de chasses avec des pages. Pour les prĂ©server d’une telle Ă©cole de vanitĂ©, il avait rĂ©solu de les mettre au collĂšge. Sous la Restauration, c’était une hardiesse sans prĂ©cĂ©dents. Comment obtenir l’agrĂ©ment du Roi ? Les entretiens avaient Ă©tĂ© longs et Ă©taient devenus pĂ©nibles. Le duc d’OrlĂ©ans avait dĂ©clarĂ© que ses fils devaient ĂȘtre des hommes de leur temps. Louis XVIII avait rĂ©pondu que des princes ainsi Ă©levĂ©s deviennent des sujets dangereux.

La volontĂ© du pĂšre l’avait emportĂ©, non sans froissement, sur celle du Roi et successivement, vers leur onziĂšme annĂ©e, les princes Ă©taient entrĂ©s au collĂšge Henri IV. Ils en suivaient les classes et revenaient le soir au Palais-Royal oĂč le choix heureusement inspirĂ© de leur pĂšre avait rassemblĂ© un groupe d’élite, formant, Ă  cĂŽtĂ© de la rĂ©union intime de la mĂšre et des sƓurs, une famille intellectuelle composĂ©e de trĂšs jeunes professeurs, tous dĂ©signĂ©s par d’éclatants triomphes au concours gĂ©nĂ©ral. Le duc d’Aumale avait cinq ans quand son pĂšre le confia Ă  un laurĂ©at du prix d’honneur qui devait se consacrer Ă  cette Ɠuvre et y attacher Ă  jamais son nom. M. Cuvillier-Fleury devina tout ce que promettait l’enfant ; il ne se laissa dĂ©tourner de sa mission ni par le mouvement de la politique qui l’attirait, ni par le spectacle des Ă©vĂ©nements de 1830, dont il ressentait les ardeurs de toute son Ăąme ; aux Ă©tudes rĂ©guliĂšrement suivies, il sut mĂȘler, dans une mesure parfaite, ces Ă©motions du dehors, dont il faut se garder de sevrer l’enfance parce qu’elles sont le levain de l’ñme. Qui sait si le secret des grandes actions n’est pas une Ă©ducation qui, au milieu d’une sĂ©vĂšre discipline de l’esprit, ne craint pas d’exalter le cƓur ? Le maĂźtre aimait passionnĂ©ment les lettres latines et il avait l’art de les faire aimer. Virgile et Horace, CicĂ©ron et CĂ©sar, Tite-Live et Tacite Ă©taient vraiment ses contemporains et ses amis ; il introduisit parmi eux son Ă©lĂšve, l’habitua Ă  leur commerce, les animant de sa parole et faisant passer par eux ces inspirations du patriotisme qui, pour ĂȘtre profondes, ne doivent jamais ĂȘtre une leçon. Aux heures de rĂ©crĂ©ation, pendant les promenades de chaque jour, il ne s’agissait plus de l’antiquitĂ©, mais des souvenirs tout rĂ©cents de nos gloires, des guerres de la RĂ©volution et de l’Empire, de la cocarde aux trois couleurs. L’élĂšve Ă©coutait ces rĂ©cits, en nourrissait sa jeune imagination, les redemandait, ne se lassait pas de questionner sur la sĂ©rie des batailles de 1792 Ă  1813, sur les uniformes, sur les rĂ©giments, sur les survivants des grandes guerres : il Ă©tait fier d’ĂȘtre fils d’un combattant de Valmy et heureux que son pĂšre lui eĂ»t donnĂ© pour maĂźtre un homme qui avait vu l’Empereur.

Nul n’est capable de comprendre 1830 et les hommes de ce temps s’il ne se pĂ©nĂštre des deux idĂ©es de patriotisme et de libertĂ© qui faisaient le fond des passions de la jeunesse. Le fils aĂźnĂ© du duc d’OrlĂ©ans les ressentait toutes ; ses jeunes frĂšres partageaient ses ardeurs : aussi quels ne furent pas leurs transports quand ils virent reparaĂźtre au sommet de nos monuments le drapeau tricolore, emblĂšme de nos fiertĂ©s nationales !

Peu aprĂšs, le duc d’Aumale allait s’asseoir sur les bancs du collĂšge Henri IV. Ce n’était pas une vaine forme ; l’assiduitĂ© de l’élĂšve n’avait rien d’intermittent. Les cahiers de correspondance, prĂ©cieusement conservĂ©s, l’attestent. Ni le pĂšre, devenu Roi, ni le maĂźtre ne l’auraient souffert. L’historien de CondĂ© raconte qu’au collĂšge de Bourges,

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Louis de Bourbon Ă©tait sĂ©parĂ© de ses condisciples par une balustrade dorĂ©e. Rien de semblable Ă  Henri IV ; aucune barriĂšre entre l’élĂšve et ses camarades ; aussi que de conversations ! Les maĂźtres s’en plaignaient parfois ; un professeur solennel donne comme note de conduite : « Bien, sauf qu’il aime trop les oreilles de ses voisins. » Un jeune et brillant historien, qui ressentait dĂ©jĂ  une prĂ©dilection pour l’élĂšve, destinĂ© Ă  ĂȘtre son confrĂšre, Ă©crivait : « Conduite lĂ©gĂšre : beaucoup trop de gaietĂ© et de mouvement. » Les notes pour les devoirs et les leçons sont pleines de dĂ©tails : la franchise des professeurs est absolue et l’on croirait lire le cahier d’un brillant Ă©lĂšve de famille obscure, si, en face d’une classe manquĂ©e, ce qui Ă©tait rare, on ne lisait pour excuser le collĂ©gien : « Ouverture des Chambres. »

Le duc d’Aumale s’était mis dĂšs le dĂ©but Ă  la tĂȘte de sa classe : quand vinrent les Ă©preuves du concours gĂ©nĂ©ral, oĂč les plus dĂ©fiants ne pouvaient soupçonner une faveur, sa supĂ©rioritĂ© Ă©clata. Il Ă©tait trĂšs aimĂ© de ses compagnons. Ses succĂšs furent un triomphe pour tous ses camarades. Chaque annĂ©e, de 1834 Ă  1889, son nom retentit Ă  la Sorbonne. Il n’y eut pas une composition d’histoire oĂč il ne fut nommĂ© ou couronnĂ©, et, en rhĂ©torique, il remporta le 2e prix de discours français et le 2e prix d’histoire. Tel Ă©tait aux Tuileries, dans le cercle de famille, le retentissement de ces succĂšs que jamais lĂ  Reine ne manquait Ă  la distribution du Grand Concours. Les deux prix de rhĂ©torique mĂ©ritaient plus ; le Roi vint Ă  la Sorbonne pour voir couronner son fils.

Les Ă©tudes achevĂ©es, la carriĂšre militaire s’ouvrait. Entre le collĂšge et la vie nouvelle, le Roi ne laissa pas s’écouler une heure. Le laurĂ©at qui avait Ă©tĂ© acclamĂ© le 20 aoĂ»t au collĂšge Ă©tait nommĂ© le 21 aoĂ»t capitaine d’infanterie et recevait l’ordre de rejoindre dans les vingt-quatre heures au camp de Fontainebleau le 4e rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre dans lequel il Ă©tait incorporĂ©.

Le travail et la vie des camps, telle qu’on la menait alors, ressemblait assez aux manƓuvres d’automne au cours desquelles l’armĂ©e actuelle apprend Ă  supporter les fatigues de la guerre. Mis sur le mĂȘme pied que ses compagnons d’armes, chargĂ© de soixante-quinze hommes dont il avait la responsabilitĂ©, le nouveau capitaine prit part Ă  toutes les marches, ne fut dispensĂ© d’aucun exercice et ne tarda pas Ă  faire comprendre Ă  tous qu’il prenait au sĂ©rieux le mĂ©tier. Il n’obĂ©issait pas seulement Ă  un goĂ»t trĂšs profond de la discipline et du devoir ; il se sentait entraĂźnĂ© par un attrait de nature « pour la guerre, pour cette vieille passion de ses pĂšres qui avait conquis son Ăąme ». « Vois-tu, Ă©crivait-il Ă  un ami, je ne le dis qu’à toi, parce que, toi seul, tu ne me trouveras ni vain ni ridicule ; quand, confondu dans le rang, j’entends tonner le canon, quand mes naseaux s’ouvrent Ă  l’odeur de la poudre, j’oublie que nous jouons la comĂ©die, une sorte de dĂ©lire s’empare de moi ; il me semble que j’aurais dans les batailles cette fiĂšvre qui fait rĂ©ussir et je reste en extase, jusqu’à ce que la voix monotone du chef de bataillon me rappelle Ă  la rĂ©alitĂ©. » (29 septembre 1889.)

Quand le camp fut levĂ©, au milieu d’octobre, un mois et demi passĂ© en plein air, les nuits sous la tente l’avaient rompu aux intempĂ©ries, il regrettait le camp et ne se consolait qu’en se plongeant dans les Ă©tudes militaires, prĂ©lude de plus rudes campagnes.

Dix ans de luttes glorieuses avaient tournĂ© vers la terre d’Afrique toutes les pensĂ©es des hommes de guerre. Si la conquĂȘte totale ou l’occupation restreinte avaient divisĂ© les

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politiques, les militaires n’avaient jamais hĂ©sitĂ© ; Ă  leur tĂȘte, le duc d’OrlĂ©ans s’était Ă©pris de l’AlgĂ©rie ; brĂ»lant d’agir, il y avait trouvĂ© les champs de bataille que l’Europe lui refusait. Il apprĂ©ciait depuis longtemps les qualitĂ©s de son jeune frĂšre ; il se sentit attirĂ© par une sympathie bien autrement vive, lorsqu’il vit Ă©clater en lui la vocation militaire. Une expĂ©dition Ă©tait nĂ©cessaire pour repousser les incursions des Arabes. Au printemps de 1840, il partit pour la troisiĂšme fois, emmenant le duc d’Aumale comme officier d’ordonnance.

Son voyage, le dĂ©barquement Ă  Alger, l’entrĂ©e en campagne furent, un enchantement. Tout ce que ses frĂšres lui avaient dit de l’Afrique Ă©tait dĂ©passĂ©. Le journal qu’il tient chaque soir, et qu’il avait conservĂ© parmi ses manuscrits les plus intimes, est prĂ©cis, Ă©crit d’un style sobre, nullement pompeux ; mais Ă  travers les faits, quel pĂ©tillement d’idĂ©es ! quels Ă©lans ! et, dĂšs le dĂ©but, quelle sĂ»retĂ© de jugement ! L’hĂ©sitation du commandement l’inquiĂšte : il signale de bons officiers, d’excellents colonels, mais ne voit personne pour conduire. Enfin, l’expĂ©dition est dĂ©cidĂ©e : le marĂ©chal ValĂ©e a donnĂ© Ă  la division que commande le duc d’OrlĂ©ans l’ordre de marcher : dĂšs la premiĂšre Ă©tape, Ă  Bouffarick, un spectacle nouveau l’attendait : « Nous avons trouvĂ©, Ă©crit-il, LamoriciĂšre qui arrivait de RolĂ©ah avec un bataillon de zouaves. Le cƓur m’a battu quand j’ai vu ces visages bronzĂ©s par le soleil, ces figures martiales oĂč la gravitĂ© du soldat Ă©prouvĂ© se mĂȘlait Ă  la gaietĂ© française ; mon frĂšre me serrait le bras, en me disant : Je nage dans la joie. Le soir, j’ai beaucoup causĂ© avec LamoriciĂšre. C’est un homme bien remarquable. » Le lendemain et les jours suivants, on attend des ordres qui n’arrivent pas ; pour prendre patience, il interroge ; « nous avons ici, dit-il, des hommes de mĂ©rite prĂšs desquels je cherche Ă  m’instruire de tout ce qui a Ă©tĂ© fait et de ce qu’il faudrait faire dans ce pays ». Les ordres si longtemps espĂ©rĂ©s parviennent. « VoilĂ  le bon moment enfin arrivĂ©. » La colonne gagne Blidah et le dĂ©passe ; on franchit la Chiffa ; aprĂšs douze heures de marche, on s’arrĂȘte ; hommes et chevaux sont extĂ©nuĂ©s ; il est trois heures ; on ne rencontrera pas l’ennemi avant le lendemain ; on commençait Ă  camper, lorsqu’on signale Ă  l’horizon trois ou quatre mille burnous blancs au milieu desquels flotte le drapeau rouge du bey de Milianah. Le clairon retentit : on court aux faisceaux. « LĂ , Ă©crit le jeune officier d’ordonnance, je vis avec admiration cette poignĂ©e de braves gens, harassĂ©s par une longue marche et par une nuit sans sommeil, secouer leur fatigue en prĂ©sence de l’ennemi et courir aux armes avec une ardeur, une gaietĂ© qui faisait battre le cƓur ! »

Quelques instants aprĂšs, le combat Ă©tait engagĂ© et le prince recevait le baptĂȘme du feu. La cavalerie devait jouer le rĂŽle principal ; elle gagnait au trot le point dĂ©cisif, lorsque le duc d’OrlĂ©ans, qui suivait le mouvement, s’écria : « Allez dire au colonel Bourjolly qu’il marche en avant ! C’était Ă  moi de porter l’ordre. Je ne me le fis pas dire deux fois ; quand j’arrivai aux chasseurs, ils marchaient en bataille au galop. Je cherchai le colonel ; je ne le vis pas. La charge commençait. Ma foi ! je ne pouvais, ni ne voulais m’en aller ; je poussai mon cheval et je tĂąchai d’aller de mon mieux. C’était magnifique ; tous les hommes, l’Ɠil en feu, le sabre Ă  la main, couchĂ©s sur leurs chevaux ; devant nous, Ă  cinq ou six pas, les burnous blancs des Arabes qui se retournaient pour nous tirer des coups de fusil ou de pistolet. La charge fut trĂšs brillante. On l’arrĂȘta au moment oĂč nous allions tenter le passage de la riviĂšre. Je trouvai derriĂšre moi Jouve, sous-lieutenant de spahis qui avait cherchĂ© Ă  m’arrĂȘter et qui m’avait constamment suivi, Jamin, un peu aprĂšs GĂ©rard, Montguyon, toute la compagnie que mon frĂšre avait mise Ă  mes trousses. Je revins alors Ă  mon poste oĂč je n’eus pas de peine Ă  me disculper. »

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Le duc d’OrlĂ©ans avait Ă©tĂ© trĂšs inquiet, mais il se sentait trĂšs fier : il reconnaissait son sang. Le duc d’Aumale avait conquis au combat de l’Affroun, sans que personne y vĂźt une faveur, sa premiĂšre citation Ă  l’ordre du jour.

En mĂȘme temps qu’il s’éprend de la vie militaire, aucune des scĂšnes d’Afrique ne le laisse insensible. Ébloui par le soleil des pays chauds, il est Ă©merveillĂ© des hommes, des costumes, des bĂątiments ; il se plaĂźt aux couleurs et aux jeux de lumiĂšre. Il regrette de n’avoir pas amenĂ© Decamps. Ses descriptions de paysages ont la prĂ©cision d’un officier d’état-major et la poĂ©sie d’un artiste. Les couchers de soleil lui causent le plus vif enthousiasme ; au milieu d’une action militaire qui le passionne, « l’Atlas d’un bleu foncĂ© se dessinant sur un ciel de pourpre », un vieil aqueduc jetĂ© entre deux coteaux du Sahel, Ă©clairĂ© par le soleil couchant et laissant voir la mer entre ses arceaux ruinĂ©s, sont peints avec la vigueur d’un coloriste ; sous sa plume, toute action devient un tableau.

Parmi les faits de guerre qui devaient se graver dans sa mĂ©moire, il en est peu qui aient eu plus d’éclat que l’enlĂšvement du col de MouzaĂŻa. Entre Blidah et MĂ©dĂ©ah s’élĂšvent des montagnes qu’occupait avec toutes ses forces l’émir Abd-el-Kader. Il ne fallait pas songer Ă  s’établir Ă  MĂ©dĂ©ah sans dĂ©loger les Arabes d’une position qui commandait la plaine ; on disait qu’ils l’avaient rendue inexpugnable. Deux redoutes y avaient Ă©tĂ© construites, des retranchements sur toute la montagne, dĂ©fendus par six piĂšces de canon, et par l’émir en personne, commandant 5 000 fantassins. Dans la nuit du 12 mai 1840, le duc d’OrlĂ©ans avait placĂ© chaque corps au point oĂč devait commencer l’attaque ; aux premiers feux du jour, le signal fut donnĂ©. « On fit poser les sacs et nos admirables soldats partirent pleins de joie, bondissant comme des chĂšvres, avec une ardeur qu’on ne peut dĂ©crire mais qu’on n’oublie pas. A peine Ă©taient-ils lancĂ©s dans la montagne qu’une fusillade Ă©pouvantable se fit entendre sur le pic de MouzaĂŻa et en levant la tĂȘte, nous vĂźmes la brigade Duvivier s’avancer au pas de course au milieu d’un nuage de fumĂ©e. » Un instant on crut l’attaque compromise ; on ne voyait plus nos troupes ; mais la fusillade continuait derriĂšre un pli de terrain ; le feu plongeant de l’artillerie et de la mousqueterie arabes infligeait des pertes cruelles Ă  nos soldats, mais n’arrĂȘtait pas leur Ă©lan. On les vit reparaĂźtre. « On battit la marche du 23e et nos petits fantassins dĂ©bouchĂšrent grandis par le danger, plus droits qu’à la parade, l’Ɠil en feu, le jarret tendu, comme s’ils allaient Ă  la fĂȘte. » Quand on arriva Ă  la montĂ©e la plus raide, le 2e bataillon monta tout droit au milieu des broussailles ; les tambours et les clairons battaient la charge et les derniers coups de feu leur servaient de basse : c’était superbe. Je trouvai Gueswiller Ă©puisĂ©, assis par terre, sans pouvoir avancer ; je me jetai Ă  bas de mon cheval, je le forçai d’y monter, et, me fiant Ă  mes jambes de 18 ans, je rejoignis Ă  la course les grenadiers qui marchaient en avant des tambours. J’arrivai au moment oĂč l’on plantait sur la position le drapeau du 23e ; l’autre colonne dĂ©bouchait en mĂȘme temps par la gauche. »

« Quand je vis ces braves soldats de tous les rĂ©giments confondus, courant encore pour lancer quelques derniers coups de feu aux ennemis qui s’enfuyaient, quand je vis avec cela cette scĂšne imposante de la nature Ă©clairĂ©e par le soleil couchant, le dĂ©lire me prit comme les autres
 »

« J’assistai alors Ă  une scĂšne magnifique. LamoriciĂšre, Duvivier, Changarnier arrivaient Ă  pied, dĂ©braillĂ©s, sans col, couverts de sueur et de poussiĂšre, leurs habits criblĂ©s de balles,

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pĂȘle-mĂȘle avec des soldats de toutes armes. DĂšs qu’ils virent mon frĂšre, ils fondirent en larmes et pendant cinq minutes : Vive le Roi ! Vive le Duc d’OrlĂ©ans ! fut tout ce qu’on put tirer d’eux. On Ă©changea alors quelques paroles brĂšves et franches comme on en dit dans ces grandes circonstances. Ce sont de ces Ă©motions qu’on n’oublie jamais. »

A dater de ce jour, le duc d’Aumale appartenait corps et Ăąme Ă  l’AlgĂ©rie. Il Ă©tait un soldat de cette armĂ©e d’Afrique qui devait achever la conquĂȘte. En revenant Ă  Paris, en recevant des mains du roi la croix de la LĂ©gion d’honneur qu’avait rĂ©clamĂ©e pour lui le marĂ©chal ValĂ©e, il n’avait qu’une pensĂ©e : retourner au milieu des soldats qu’il avait admirĂ©s, pour partager leurs fatigues et leurs dangers.

L’attachement qui le portait vers son frĂšre aĂźnĂ© Ă©tait devenu, au cours de la campagne, une profonde admiration ; il lui avait vu, dans les heures difficiles, le sang-froid et le coup d’Ɠil d’un chef. A l’autoritĂ© que lui donnait son rang et que confirmait son mĂ©rite supĂ©rieur, il joignait « toutes les grĂąces de l’esprit et toutes les dĂ©licatesses du cƓur »( Duc D’AUMALE, Notice sur M. Cuvillier-Fleury, Ă©crite pour le Livre du Centenaire du Journal des DĂ©bats, p. 223.). Ce qu’un artiste a saisi en un moment d’inspiration, cette attitude gracieuse et confiante du jeune officier d’ordonnance appuyĂ© sur le cheval de son gĂ©nĂ©ral et attendant un ordre, c’est l’image vivante de cette intimitĂ© qu’avait scellĂ©e la campagne de 1840. Le duc d’OrlĂ©ans initiait ses frĂšres Ă  toutes ses pensĂ©es. De retour Ă  Paris, il entretint le duc d’Aumale des moyens de perfectionner le tir des fantassins et le chargea de prĂ©parer tout un plan. Le nouveau lieutenant-colonel passa son Ă©tĂ© Ă  rĂ©diger des mĂ©moires sur l’organisation des chasseurs Ă  pied. « Les feux de l’infanterie sont nuls, Ă©crit-il, le marĂ©chal de Saxe s’en plaignait dĂ©jĂ  ; je dirigerai une Ă©cole spĂ©ciale ; je passerai mon hiver Ă  Vincennes et Ă  Saint-Omer. C’est un peu moins divertissant que le pavĂ© de Paris ; mais c’est plus utile pour un jeune homme qui commence sa carriĂšre ; on dit qu’on n’a jamais qu’une seule passion dominante ; or, moi, j’en ai deux : la guerre et la patrie. »

Et quelques mois aprĂšs, quand il est installĂ© Ă  Vincennes, dirigeant les exercices : « Je suis plus heureux que jamais en travaillant, Ă©crit-il ; dĂ©cidĂ©ment je ne me croyais pas d’une nature aussi laborieuse : Fleury en est Ă©merveillĂ©. » Mais de son cabinet du donjon de Vincennes, il n’a pas d’autre rĂȘve que l’Afrique. Y passer quelques semaines ne suffit pas. Il veut y sĂ©journer dix-huit mois, ne revenir que dans l’étĂ© de 1842. « Je serai alors mĂ»ri par les dangers, les misĂšres et la fatigue. » « Je t’ennuyerais, Ă©crit-il Ă  un ami, si je te contais tous les rĂȘves que je forme pour les mois dĂ©licieux que je vais passer de l’autre cĂŽtĂ© de la mer : avoir deux ou trois belles affaires, soutenir une arriĂšre-garde avec le brave 17e, crever de faim et de misĂšre pendant quelques mois Ă  MĂ©dĂ©ah ou Ă  Milianah, puis revenir montrer aux Parisiens les fronts basanĂ©s de « mes enfants » et leur faire voir ce qu’ils ne connaissent plus : de vrais soldats. »

Jamais rĂȘve ne fut plus exactement rĂ©alisĂ©. La campagne, il est vrai, fut plus courte qu’il ne l’aurait souhaitĂ©e, mais il ravitailla MĂ©dĂ©ah en avril, Milianah en mai, prit part Ă  de brillants combats comme lieutenant-colonel du 24e de ligne, conquit son grade de colonel et fut appelĂ© comme il l’espĂ©rait au commandement du 17e lĂ©ger, Ă  cĂŽtĂ© duquel il avait combattu et qu’il proclamait « le plus ancien, le plus solide, le plus glorieux rĂ©giment de l’armĂ©e d’Afrique ». Le jour vint oĂč, aprĂšs avoir traversĂ© toute la France, Ă  petites Ă©tapes, recevant les ovations, le colonel du 17e lĂ©ger entra dans Paris, Ă  la tĂȘte de

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1 600 hommes bronzĂ©s par le soleil d’Afrique. Nul de ceux qui, nous ayant prĂ©cĂ©dĂ© dans la vie, ont assistĂ© Ă  ce spectacle ne l’a oubliĂ© ; le contraste entre l’enthousiasme d’une foule en fĂȘte et l’attentat d’un assassin voulant tuer le prince Ă©tait bien fait pour fixer cette journĂ©e dans toutes les mĂ©moires.

« On m’a saluĂ©, Ă©crit-il, deux jours aprĂšs, d’un coup de pistolet pour mon arrivĂ©e Ă  Paris. Je ne m’en plains pas ; mon orgueil en a mĂȘme Ă©tĂ© plus flattĂ© que de toutes les ovations qu’on m’a faites. On ne cherche Ă  tuer que ceux qui en valent la peine. »

On avait tirĂ© plusieurs fois sur Louis-Philippe. NavrĂ© de la haine contre un tel roi, le duc d’Aumale, au lendemain d’un nouvel attentat, exprimait avec douleur son indignation : « Quand je vois, Ă©crivait-il, sa poitrine exposĂ©e Ă  la rage des fanatiques, j’admire son dĂ©vouement si grand et si simple et je suis heureux d’ĂȘtre entraĂźnĂ© dans sa destinĂ©e. Je suis heureux d’appartenir Ă  cette famille de parias qu’on isole de plus en plus chaque jour, que tous les partis veulent s’offrir en holocauste, mais Ă  qui ils n’îteront jamais sa puretĂ© et son courage. »

II n’avait pas vingt ans ; ses Ă©tats de service comptaient deux campagnes, des mises Ă  l’ordre du jour, et l’envie ne trouvait rien Ă  dire contre ce colonel qui avait su mĂ©riter Ă  force de vaillance et de bonne grĂące, l’estime de ses chefs, l’affection de ses camarades et l’amour de ses soldats. Il y a des heures oĂč la popularitĂ© risque d’éclater trop bruyamment ; le duc d’Aumale s’enferma dans ses devoirs militaires ; il avait beaucoup Ă  apprendre ; il alla habitera Courbevoie une maisonnette toute voisine de la caserne, partageant son temps entre l’étude, les exercices du rĂ©giment qu’il rĂ©organisait, puis terminant sa journĂ©e aux Tuileries ou Ă  Neuilly, oĂč il retrouvait, avec la vie de famille qu’il aimait, la direction et l’influence du frĂšre aĂźnĂ© qui Ă©tait de plus en plus son guide et qui lui reprĂ©sentait l’avenir de la France.

La mort du duc d’OrlĂ©ans fut un coup de foudre ; elle lui apprit ce qu’était la douleur. Son frĂšre aĂźnĂ© Ă©tait l’ñme de sa vie. Il se plaisait Ă  dire qu’il n’était que son bras. Sans lui, il ne se sentait plus ni pensĂ©e ni volontĂ©.

Quand il put reprendre goĂ»t Ă  l’action, c’est encore vers l’Afrique qu’il se tourna. « La vie sĂ©dentaire, Ă©crit-il, empoisonnĂ©e parle chagrin, sans distraction et sans intĂ©rieur, me tue. » Le prince de Joinville allait partir pour une croisiĂšre ; promu marĂ©chal-de-camp, le duc d’Aumale obtint de s’embarquer avec lui Ă  Brest. La frĂ©gate le dĂ©poserait Ă  Lisbonne, d’oĂč il gagnerait Oran, par Cadix. Son voyage en Portugal et en Espagne fut trĂšs rapide ; son but Ă©tait Alger ; son idĂ©e fixe, arriver Ă  temps pour prendre part Ă  une expĂ©dition. Le vaisseau n’avait pas jetĂ© l’ancre, qu’un canot s’approchait. Le gĂ©nĂ©ral Bugeaud Ă©tait Ă  l’avant : de sa voix de stentor, il crie au prince : « Je pars demain, Monseigneur, venez-vous ? — AssurĂ©ment ! » rĂ©pond le duc d’Aumale et le lendemain il entrait dans Blidah avec la colonne expĂ©ditionnaire. Il est Ă©bloui de la conversation du gouverneur gĂ©nĂ©ral, Ă©merveillĂ© de ce qui a Ă©tĂ© fait en une annĂ©e. Blidah est mĂ©connaissable ; dans les plaines oĂč il avait rencontrĂ© l’ennemi, les Arabes labourent ; des routes sont construites ; le progrĂšs est partout ; il ne croit pas que tout soit fini ; du moins « il entrevoit pour la premiĂšre fois, dans le problĂšme d’AlgĂ©rie, une solution digne de la grandeur de la France ».

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ChargĂ© du commandement de MĂ©dĂ©ah et de Milianah, il multiplie tout l’hiver les expĂ©ditions, mais il tient Ă  leur donner un but politique et se montre sĂ©vĂšre pour les coups de main qui se bornent Ă  remplir les greniers et les coffres. « Je ne comprends la razzia, Ă©crit-il, que comme opĂ©ration de guerre et je ne me considĂšre pas du tout comme un chef de brigands au service de l’État. » Ce mot dit tout. Sous l’uniforme, on devine l’administrateur qui a hĂąte de pacifier aprĂšs avoir vaincu.

Ce qu’il veut, c’est de trouver la tĂȘte et de la frapper. L’ambition qui le possĂšde est d’atteindre Abd-el-Kader. On rĂ©pĂšte qu’il a accumulĂ© des trĂ©sors, groupĂ© un peuple de serviteurs, rĂ©uni autour de lui une sorte de cour, dans une ville nomade dont les Arabes dĂ©crivent les splendeurs. Comment peut-il se dĂ©placer, fuir aussi rapide que le vent du dĂ©sert ?

Au commencement de mai 1843, le commandant de MĂ©dĂ©ah prĂ©parait une expĂ©dition, quand des bruits plus prĂ©cis lui parviennent ; on assure que le camp ennemi passe Ă  quelques journĂ©es de distance. Il part, se dirige droit vers le sud, doublant les Ă©tapes ; on marche vingt heures de suite ; le lendemain, on ne trouve ni guide, ni indications ; nĂ©anmoins, il fait presser le pas ; les provisions sont lourdes, il les laisse en arriĂšre ; l’infanterie retarde la marche, il dĂ©tache la cavalerie et se lance Ă  sa tĂȘte ; le chef seul n’hĂ©site pas ; il croit avoir observĂ© sur le sol les traces du passage ; mais l’eau manque, les chevaux sont las, les hommes Ă©puisĂ©s. Si on continue la marche en avant, la retraite sera un dĂ©sastre. Ceux qui doutaient avaient oubliĂ© que le calcul servi par l’audace permettent tout Ă  un gĂ©nĂ©ral de 21 ans.

Que se passe-t-il ? les Ă©claireurs reviennent Ă  toute bride. DerriĂšre un pli de terrain, la Smalah d’Abd-el-Kader est lĂ , couvrant la plaine ; on l’a vue, Ă  portĂ©e de fusil ; ce n’est pas un camp, c’est une ville entiĂšre. Les avis se croisent ; Yussuf, Morris se pressent autour du prince : pour l’assaillir, il faut toutes nos forces ; ne doit-on pas attendre l’infanterie ? OĂč retourner la chercher ? Les chefs arabes, nos alliĂ©s, supplient le prince de ne pas tenter l’impossible. — « Je ne suis pas d’une race oĂč on recule, rĂ©plique le duc d’Aumale. En selle et en avant ! » Les 500 chasseurs et les spahis, divisĂ©s en trois pelotons, se lancent au galop et font irruption au milieu des Arabes ; la surprise empĂȘche toute formation, prĂ©vient toute rĂ©sistance. Au milieu des cris d’épouvante, les coups de feu sont isolĂ©s. Partout des combats Ă  l’arme blanche ; les chasseurs d’Afrique galopent et tournoient, leur nombre est multipliĂ© par la rapiditĂ© de leurs mouvements. En une heure, tout Ă©tait soumis, les Arabes dĂ©sarmĂ©s, et les zouaves arrivaient pour achever de mettre l’ordre dans cette foule de 10 000 hommes armĂ©s, de 60 000 tĂȘtes de bĂ©tail qui tombait en nos mains avec les tentes, les plus grandes familles alliĂ©es Ă  l’émir, ses ministres et ses trĂ©sors.

Ce coup de tĂ©mĂ©ritĂ© avait rĂ©ussi au delĂ  de toute espĂ©rance. « La dĂ©cision, l’impĂ©tuositĂ© d’à-propos, voilĂ  ce qui constitue le vrai guerrier », disait Bugeaud, en recevant la nouvelle (Le gĂ©nĂ©ral Bugeaud au duc d’Aumale, le 23 mai 1843.). Le duc d’Aumale gagnait en prestige sur les tribus arabes tout ce qu’avait perdu Abd-el-Kader, et il achevait d’enlever le cƓur des troupes en proclamant partout que s’il y avait quelque gloire en ce fait d’armes, elle appartenait aux braves dont la vigueur et l’intrĂ©piditĂ© lui avaient permis de saisir l’occasion que Dieu lui envoyait.

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Il Ă©tait plus dĂ©cidĂ© que jamais Ă  s’attacher Ă  l’AlgĂ©rie. Il ne revint pendant trois mois d’étĂ© en France que pour .repartir au commencement d’octobre 1843, regagnant son poste par Turin, Florence, Rome, Naples et Malte, habitant les palais, parce qu’il y Ă©tait forcĂ©, frĂ©quentant les cours sans s’y plaire, visitant avec passion les musĂ©es et laissant sous le charme princes et princesses.

Le suivre pas Ă  pas en Afrique serait reproduire, en le rĂ©sumant, le rĂ©cit de la conquĂȘte, tracĂ© par un maĂźtre en l’art d’écrire l’histoire, son confrĂšre de l’AcadĂ©mie, qui avait prĂ©cieusement recueilli les tĂ©moignages du prince (M. Camille Roussel. Par un singulier rapprochement, dans la composition d’histoire au concours gĂ©nĂ©ral de 1839, en rhĂ©torique, M. Camille Roussel avait eu le premier prix et le duc d’Aumale le second.). Que pourrions-nous ajouter sur la campagne de 1844, la prise de Biskara, et cette organisation des bureaux arabes, exagĂ©rĂ©e et dĂ©tournĂ©e de son but, mais si sage dans son principe, si bien conçue par le duc d’Aumale et le marĂ©chal Bugeaud et si fĂ©conde entre les mains de Cavaignac, de Bedeau, de Saint-Arnaud qui en ont Ă©tĂ© les premiers et vaillants titulaires ? Quand il prit le commandement de la province de Constantine en 1843, elle Ă©tait gouvernĂ©e Ă  la turque, c’est-Ă -dire qu’elle ne l’était pas. L’anarchie et l’oppression Ă©taient extrĂȘmes. Il employa plusieurs officiers Ă  Ă©tablir l’assiette de l’impĂŽt et au redressement des torts. En quelques mois, il se fit une transformation soudaine : la sĂ©curitĂ© Ă©tait complĂšte et la prospĂ©ritĂ© dĂ©passait toute prĂ©vision. De cet heureux essai dĂ©veloppĂ© par le gouverneur gĂ©nĂ©ral sortit la direction des affaires arabes, jusque-lĂ  livrĂ©es Ă  l’aventure (Lettre au prince Albert de Broglie, 17 mai 1860. Le duc d’Aumale prĂ©ludait, dans ce long sĂ©jour d’une annĂ©e en Afrique, Ă  la seconde partie de sa tĂąche, moins frappante pour l’imagination, mais qui rĂ©vĂ©lait des qualitĂ©s de gouvernement bien rares chez un chef de vingt ans, qualitĂ©s qui n’étaient pas le fruit de l’expĂ©rience, mais un don de nature.). Il prĂ©ludait, dans ce long sĂ©jour d’une annĂ©e en Afrique, aux efforts d’organisation qu’il avait dessein d’accomplir.

Son mariage avec la fille du prince de Salerne, frĂšre de la reine Marie-AmĂ©lie, le rappela en France, puis Ă  Naples. CĂ©lĂ©brĂ©e en novembre 1844, cette union fut accomplie au milieu des fĂȘtes les plus brillantes ; n’était-ce pas l’image de la vie qui semblait attendre les deux Ă©poux ? Qui aurait prĂ©vu que la jeune et brillante princesse verrait crouler deux trĂŽnes, qu’elle aurait Ă  supporter les plus rudes secousses et Ă  multiplier autour d’elle les consolations si nĂ©cessaires Ă  ceux que frappent les douleurs publiques ?

Le duc d’Aumale n’aimait vraiment que la vie de famille et la vie militaire. Entre Saint-Cloud, Neuilly, la forĂȘt d’Eu, Chantilly, oĂč il commençait Ă  aller chasser et oĂč il remettait en Ă©tat le chĂątelet, aussi bien qu’au milieu des camps de manƓuvres, les inspections militaires et les voyages officiels, sa vie Ă©tait pleine, mais sa pensĂ©e franchissait les limites de cet horizon un peu monotone. Son esprit avait d’autres besoins. Ceux qui l’approchaient Ă©taient frappĂ©s de sa conversation, de la hauteur de ses vues, de la profondeur de ses rĂ©flexions ; il n’aimait pas parler de la politique ; il Ă©vitait ce sujet avec soin ; ses amis disaient tout bas qu’il s’effrayait du long ministĂšre et que son silence, si rarement rompu, recouvrait une respectueuse dĂ©sapprobation. Le cabinet en Ă©tait prĂ©occupĂ©, sans vouloir le montrer ; il n’y avait pas de lutte, encore moins d’hostilitĂ© manifeste, mais on sentait une gĂȘne rĂ©ciproque. Le marĂ©chal Bugeaud Ă©tait fatiguĂ© et demandait du repos. La popularitĂ© du vainqueur de la Smalah Ă©tait faite pour remplacer celle du vainqueur de l’Isly. Le ministĂšre, en nommant le duc d’Aumale gouverneur

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gĂ©nĂ©ral, satisfaisait tout le monde : il faisait sa cour au roi, Ă©cartait un censeur d’autant plus fort qu’il Ă©tait plus rĂ©servĂ© et donnait au prince ce qu’il souhaitait le plus : un champ d’action sans limites oĂč, loin des petitesses de Paris, il pourrait enfin faire de grandes choses.

Le duc d’Aumale arrivait Ă  Alger au dĂ©but d’octobre. Jamais gouverneur ne fut reçu de la sorte. Il semblait que l’AlgĂ©rie dĂ»t accomplir vers la prospĂ©ritĂ© des progrĂšs Ă©clatants sous l’impulsion si jeune d’un chef auquel la fortune souriait. La duchesse d’Aumale vint le rejoindre. C’était donc un Ă©tablissement de longue durĂ©e. Autour de lui se groupaient, avec respect, tout ce qui avait acquis la gloire dans notre Afrique française : LamoriciĂšre et Bedeau, Changarnier et Cavaignac. En quelques semaines, les ordres acquirent plus d’unitĂ© : le prince voulait en finir avec la guerre, et, pour la terminer, frapper un dernier coup.

Abd-el-Kader, en pleine lutte avec nous, n’avait pas craint de dĂ©clarer la guerre au Maroc. Resserrant de plus en plus le rĂ©seau qui entourait l’ennemi, le gouverneur gĂ©nĂ©ral se transporta dans la province d’Oran ; ses calculs Ă©taient justes : le 22 dĂ©cembre, l’émir se rendit au gĂ©nĂ©ral de LamoriciĂšre, il fut amenĂ© le lendemain au duc d’Aumale. Le fatalisme, inexplicable dans l’action, est une parure de dignitĂ© qui convient au malheur. Entre ces deux chefs en lutte depuis sept ans l’entrevue fut solennelle ; le prince n’avait cessĂ© d’admirer l’homme ; il fut frappĂ© de la grandeur du vaincu ; il l’exprima dans ses rapports, sans dire la part qui lui revenait dans ce dernier acte de la conquĂȘte. Il rentrait dans Alger, aprĂšs ce nouveau succĂšs, pour commencer vĂ©ritablement son rĂšgne de vice-roi pacifique.

MalgrĂ© sa passion pour l’AlgĂ©rie, ses regards se dirigeaient sans cesse du cĂŽtĂ© de Paris. Il ne pouvait Ă©chapper aux prĂ©occupations que lui causait l’état des affaires en France et en Europe. La guerre en Italie, l’intervention armĂ©e de la France absorbe sa pensĂ©e : il calcule qu’il peut dĂ©tacher 15 000 hommes de l’armĂ©e d’occupation et les jeter, sans Ă©veiller l’attention, sur tel point dĂ©signĂ© de la pĂ©ninsule ; il supplie le duc de Nemours de songer Ă  lui pour une division d’avant-garde. Il ne veut pas penser aux crises intĂ©rieures et termine sa lettre par ce mot qui aurait pu ĂȘtre sa devise : Je suis soldat avant tout.

Un mois aprĂšs cette lettre, il s’éloignait d’Alger qu’il ne devait plus revoir. Le vaisseau ne le portait pas vers l’Italie avec une armĂ©e, mais l’arrachait Ă  l’Afrique, Ă  son Ɠuvre, Ă  son gouvernement en pleine popularitĂ©, pour le mener en exil. Aurait-il pu rĂ©sister, couper en deux l’armĂ©e d’occupation, tenter avec quelques rĂ©giments de reconquĂ©rir la France ? Il ne se posa pas mĂȘme ces questions ; pour lui, le devoir Ă©tait simple, l’attachement au drapeau sans Ă©quivoque ; lancer des rĂ©giments français les uns contre les autres, c’était Ă  ses yeux un crime contre la patrie.

Au milieu de mars, la frĂ©gate française le ramenait en Angleterre : en la quittant, il saluait les couleurs nationales qu’il ne devait plus revoir que vingt-deux ans aprĂšs. L’exil allait peser sur lui de tout son poids, ne lui laissant qu’un seul des biens qu’il avait connus : cette union de famille, qui avait Ă©tĂ© la gloire des siens dans les jours heureux et qui devait survivre Ă  la mauvaise fortune. Ses amis lui parlaient de retour prochain ; il connaissait trop l’histoire pour ĂȘtre le jouet de ces illusions. Il savait que pour lui le temps de l’action Ă©tait passĂ© : il avait dĂ©sormais besoin d’une autre vertu : la patience. Il

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inscrivit, au-dessous de son Ă©pĂ©e suspendue, cette devise qu’il s’imposa comme une consigne : « J’attendrai ! ».

Douloureuse attente qui, lorsqu’elle agit dans le vide, use les facultĂ©s, les tend vers une pensĂ©e unique, Ă©mousse l’intelligence et aigrit le jugement. Pour Ă©chapper Ă  ce pĂ©ril, le duc d’Aumale prit, dĂšs le dĂ©but, la rĂ©solution de se crĂ©er une vie trĂšs pleine. Il s’efforce de chasser les souvenirs qui l’obsĂšdent. Sans perdre un moment, il s’attache au projet de former une bibliothĂšque de livres d’étude et de les rĂ©unir autour de lui ; sa correspondance avec ceux qui disputent ses biens au sĂ©questre en est toute remplie : il veut travailler, Ă©crire ; c’est la seule forme d’action qui lui reste ; il rĂ©clame l’envoi des catalogues de vente ; il les annote, expĂ©die des ordres, effraye par ses prodigalitĂ©s le prĂ©sident La Plagne-Barris, qui depuis vingt ans administre si sagement sa fortune, et lui promet que l’acquisition qu’il inĂ©dite « sera sa derniĂšre folie ».

LĂ  encore, le soldat prĂ©cĂšde le bibliophile. L’histoire militaire, les rĂ©cits de siĂšge, entrent les premiers dans ses rayons ; les cartes de tous les champs de bataille depuis trois siĂšcles sont demandĂ©es en Italie, en Allemagne ; elles sont rĂ©unies avec soin ; ce sera la base mĂȘme de tout travail. Le Grand CondĂ©, qui est presque chez lui, et Vauban sont les premiers hĂŽtes et c’est eux qui recevront tout le XVIIe siĂšcle. La littĂ©rature et l’histoire viennent peu Ă  peu occuper la place. Tout ce qui a pensĂ©, tout ce qui a Ă©crit, tout ce qui a honorĂ© notre langue depuis la fin du XVe siĂšcle est reprĂ©sentĂ© dans cette collection. Le duc d’Aumale ne peut franchir la frontiĂšre ; il veut attirer la France et la retenir autour de lui ; dans ce pavillon de Twickenham qu’il a choisi, parce que son pĂšre l’a habitĂ© en 1810 et que ce sĂ©jour lui rappelle que les exils ont un terme, il a fait construire une galerie consacrĂ©e Ă  sa collection ; elle s’enrichit chaque jour. Il a rĂ©sistĂ© quelque temps, puis il s’abandonne Ă  la passion des livres. Son goĂ»t pour tout ce qui est beau l’entraĂźne ; ses acquisitions faites avec autant de discernement que de suite, rĂ©pandaient au loin la rĂ©putation d’une bibliothĂšque bientĂŽt sans rivale. Il s’attachait Ă  rĂ©unir ainsi toutes les gloires de l’intelligence française ; il leur Ă©levait un monument, mettant son orgueil Ă  le faire admirer aux Ă©trangers, et trouvant sa consolation Ă  en jouir pour lui-mĂȘme. Il n’avait appris tout ce qu’il savait ni au collĂšge, ni en Afrique ; c’est donc en Angleterre, de 1848 Ă  1855, dans les annĂ©es oĂč il multipliait ses acquisitions, qu’il nourrit de lectures et d’études une mĂ©moire qui n’oubliait rien. Le travail qu’il accomplit alors fut prodigieux, quoiqu’il ne se mesure ni en livres, ni en publications d’aucune sorte. Ses amis qui franchissaient la Manche pour faire le pĂšlerinage de leurs souvenirs revenaient Ă©mus de Claremont oĂč ils avaient saluĂ© la Reine et charmĂ©s de Twickenham oĂč ils trouvaient l’esprit le plus vif au service d’une intelligence dont l’épanouissement les Ă©merveillait.

Ses lectures Ă©taient considĂ©rables : elles portaient sur tout : l’antiquitĂ©, l’histoire d’Angleterre, la littĂ©rature ancienne et contemporaine ; il avait l’habitude de copier les passages qui le frappaient, et dans le choix de ces notes on retrouve non seulement le reflet, mais l’image prĂ©cise des pensĂ©es qui l’agitaient. C’est en vain que l’homme chassĂ© de sa patrie s’absorbe en un travail pour y chercher l’oubli. Les rĂ©flexions des penseurs, les remarques des historiens, tout le ramĂšne Ă  la cause de ses maux et rĂ©veille ses souffrances : tantĂŽt c’est une page de Macaulay sur les douleurs de l’exil et les pernicieux conseils qu’il inspire ; tantĂŽt c’est un cri de dĂ©sespoir que Shakespeare fait pousser Ă  RomĂ©o lorsqu’il apprend que l’arrĂȘt de mort est commuĂ© en bannissement, peine cent fois plus cruelle que la mort ; puis, c’est une page, lue, relue et transcrite, dans laquelle

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CicĂ©ron raconte pourquoi, au moment de son exil, il se refusa Ă  exciter la guerre civile ; c’est Platon invoquĂ© par CicĂ©ron et dĂ©clarant que contre un pĂšre et contre la patrie la violence n’est jamais permise. Ainsi toutes les rĂ©flexions, tous les souvenirs se groupent et se fixent pour rĂ©pondre aux pensĂ©es qui l’obsĂšdent. Il se dit, avec le Dante, qu’il n’y a pire souffrance que de se rappeler les temps heureux.

Il se trompait : il y avait pour un cƓur de soldat une torture pire que l’exil. On allait se battre en CrimĂ©e, et son Ă©pĂ©e demeurerait clouĂ©e au fourreau ; il verrait ses camarades courir au feu sans qu’il lui fĂ»t permis d’ĂȘtre au milieu d’eux. « Je suis fort triste, Ă©crit-il ; mon vieux fonds de gaietĂ© naturelle est Ă©puisĂ©. La guerre faite sans nous est toujours ce que j’ai redoutĂ© le plus depuis la RĂ©volution de FĂ©vrier. Je ne me fais pas Ă  cela et la pensĂ©e que d’autres n’ont pas pris la place que nous occupions dans les rangs de l’armĂ©e n’est qu’une bien faible consolation. Cependant je travaille pour tĂącher de prendre patience, mais je n’y rĂ©ussis guĂšre (2 aoĂ»t 1855. Lettre Ă  M. Charles Bocher. V. Lettres et rĂ©cits militaires. Paris, 1897, p. 244.). »

Comment continuer Ă  vivre clans le XVIe siĂšcle, quand le drapeau français Ă©tait engagĂ© ? « L’armĂ©e, la guerre, la CrimĂ©e Ă©taient ses constantes, ses uniques prĂ©occupations. » En apprenant l’hĂ©roĂŻque conduite de nos troupes algĂ©riennes Ă  l’Aima, il ferma ses vieux livres, rassembla ses souvenirs et raconta l’origine des Zouaves et des Chasseurs Ă  pied. Avec quel entrain, quelle ardeur de style, quel mouvement ! vous vous en souvenez. C’était le plus brillant dĂ©but. L’auteur donnait en raccourci un aperçu de l’histoire de l’infanterie française. Rien n’était oubliĂ©, ni les choses, ni les personnes. Tous les hĂ©ros d’Afrique y avaient leur place. Le rĂŽle du duc d’OrlĂ©ans Ă©tait mis en pleine lumiĂšre. Seul, le commandant de l’école de tir de Vincennes n’avait pas une ligne. Cette omission dĂ©celait l’auteur anonyme aux yeux de tous les militaires. Le livre eut un grand succĂšs. PrĂšs d’un demi-siĂšcle a passĂ© sur ces pages sans en refroidir l’ardeur : cet Ă©loquent hommage Ă  la valeur de nos soldats fait vivre au milieu des premiĂšres campagnes de la conquĂȘte d’AlgĂ©rie, entre l’assaut de Constantine et les combats livrĂ©s sur les pentes de l’Atlas ; on sent Ă  le lire l’odeur et l’enivrement de la poudre.

Il eut, du moins, jusqu’à la fin de la guerre de CrimĂ©e, la joie d’apprendre le triomphe de nos armes et d’entendre, dans le pays qu’il avait choisi pour asile, tous les militaires qui revenaient d’Orient s’incliner devant la vaillance des troupes françaises. C’est en Ă©coutant l’écho de nos succĂšs qu’il reprit la grande Ɠuvre un instant interrompue Ă  laquelle il consacrait tout son temps. Possesseur des archives lĂ©guĂ©es par l’hĂ©ritier des CondĂ©, il avait, dĂšs le dĂ©but de son sĂ©jour en Angleterre, assignĂ© pour but Ă  ses efforts l’histoire des princes de cette maison.

Il avait commencĂ© Ă  Ă©crire vers 1852, et peu de semaines aprĂšs l’apparition des Zouaves, il avait pu communiquer, Ă  ses amis les plus intimes, les premiers chapitres. Les meilleurs juges y avaient trouvĂ© « une sobriĂ©tĂ© de style et une simplicitĂ© forte » qui les avaient frappĂ©s. « C’est ainsi, disaient-ils, qu’écrivent ceux qui ont fait la guerre, administrĂ© et gouvernĂ©. »

Des voyages en Italie, d’autres Ă©tudes le dĂ©tournĂšrent parfois du XVIe siĂšcle. Est-ce aprĂšs l’acquisition de l’exemplaire des Commentaires annotĂ©s par Montaigne ou bien en relisant les campagnes de CĂ©sar avec son fils aĂźnĂ©, le prince de CondĂ©, dont il suivait de

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trĂšs prĂšs les Ă©tudes, qu’il s’éprit du problĂšme fort discutĂ© de l’emplacement d’AlĂ©sia ? Ce qui est certain, c’est qu’à la fin de 1867, il rĂ©clamait des documents, faisait lever des plans, rassemblait tout ce qui avait paru en Franche-ComtĂ© et en Bourgogne sur le souvenir historique que se disputaient les deux provinces. « Il me semble, Ă©crivait M. Cuvillier-Fleury, que vous prenez au Grand CondĂ© le temps que vous donnez Ă  CĂ©sar. Ils sont frĂšres d’armes et peuvent se partager vos soins, mais charitĂ© bien ordonnĂ©e commence par soi-mĂȘme. Je doute que le vainqueur de Rocroy vous sache au fond trĂšs bon grĂ© de le planter lĂ  pour la plus grande gloire de CĂ©sar parmi les ruines problĂ©matiques d’AlĂ©sia. »

L’infidĂ©litĂ© fut de courte durĂ©e ; il en rĂ©sulta une Ɠuvre solide, Ă©crite avec compĂ©tence et talent, qui constitua un jugement dĂ©finitif. D’autres historiens de CĂ©sar en purent concevoir quelque humeur, mais la sentence ne fut point rĂ©formĂ©e. Elle Ă©tait irrĂ©futable et, ce qui est rare, elle mit fin Ă  la querelle.

Avec une extrĂȘme facilitĂ© de travail, le duc d’Aumale Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre pour lui-mĂȘme, il hĂ©sitait Ă  dĂ©clarer son Ɠuvre achevĂ©e. Il n’aurait pas voulu chercher des prĂ©textes pour la retarder, mais il les saisissait au vol. Il retrouvait un jour, parmi ses livres, les traces des premiers bibliophiles, et il publiait des « Notes sur deux petites bibliothĂšques françaises du XVe siĂšcle » ; des piĂšces inĂ©dites relatives Ă  un roi dont les malheurs ont laissĂ© la postĂ©ritĂ© indiffĂ©rente, passent sous ses yeux ; il les rĂ©unit sous le titre assez modeste de « Notes et documents relatifs Ă  Jean, roi de France » ; il s’attache Ă  ce prince, dĂ©couvre de nouveaux documents et ajoute un second volume. Ses archives contiennent une description de la plus belle collection du XVIIe siĂšcle : il ne peut rĂ©sister au plaisir de la faire visiter par les curieux de son temps, et il publie l’« Inventaire des meubles du cardinal Mazarin ». Une exposition de beaux-arts a lieu Ă  Londres ; il veut y prendre part sans se dessaisir de ses trĂ©sors, et il a l’idĂ©e de faire une description qu’il exĂ©cute lui-mĂȘme des raretĂ©s rĂ©unies sous son toit.

Il avait besoin de ces distractions de l’esprit. Le supplice de la CrimĂ©e venait de se renouveler. Le drapeau français avait Ă©tĂ© engagĂ© de nouveau, et ce n’était pas seulement la vue de ses compagnons ou les nouvelles de Magenta et de Solferino qui ranimaient ses impatiences d’agir, c’était la cause elle-mĂȘme qui, rĂ©veillant toutes les Ă©motions les plus lointaines de sa vie, lui faisait battre le cƓur. L’indĂ©pendance de l’Italie Ă©tait une de nos passions nationales : l’Europe avait vu se prolonger, depuis 1815, le joug de l’Autriche ; il se trouvait, dans les cabinets, des sages qui parlaient de prescription ; mais, en France, le temps ne couvre pas l’injustice. Le duc d’Aumale avait rĂȘvĂ©, dans ses songes de jeunesse, qu’il contribuerait Ă  affranchir Milan et Venise ; sa seule consolation fut de penser que, dans les rangs de nos alliĂ©s, figurait, pour ses dĂ©buts, un des plus vaillants rejetons de sa race, et qu’un des fils du duc d’OrlĂ©ans, fidĂšle au testament de son pĂšre, combattait pour une cause libĂ©rale Ă  cĂŽtĂ© de l’armĂ©e française.

Il se sentait frĂ©mir jusqu’au fond de l’ñme lorsqu’il faisait un retour sur lui-mĂȘme, sur son impuissance, sur sa vie brisĂ©e, sur ce que son cƓur contenait d’action sans but, de force sans emploi. Il accomplissait un perpĂ©tuel et douloureux effort pour refouler les sentiments qui grondaient en lui. Un jour vint oĂč il lui fut impossible de se contenir. A la tribune du Luxembourg, un prince, hĂŽte de passage du Palais-Royal, oĂč le duc d’Aumale Ă©tait nĂ©, avait insultĂ© la famille d’OrlĂ©ans. La rĂ©plique ne se fit pas attendre. Peu aprĂšs

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l’attaque, un matin, dans Paris, parut, signĂ©e « Henri d’OrlĂ©ans », la leçon d’histoire la plus brillante. En deux heures, elle fut dans toutes les mains ; Paris l’avait lue, et l’édition Ă©tait Ă©puisĂ©e quand la police arriva pour la saisir. « La lettre sur l’Histoire de France » est un chef-d’Ɠuvre de colĂšre contenue ; jamais leçon n’avait Ă©tĂ© donnĂ©e avec une hauteur plus dĂ©daigneuse, et, dans un temps oĂč l’allusion, fort cultivĂ©e dans la presse, Ă©tait portĂ©e ici mĂȘme Ă  une rare perfection, on jugeait qu’avec plus de libertĂ© que nos meilleurs polĂ©mistes, et non moins d’esprit, le duc d’Aumale avait Ă©crit une brochure politique qui demeurerait un modĂšle du genre. Le lecteur français, privĂ© depuis dix. ans de la libertĂ© de la presse, avait perdu l’habitude de la parole libre ; il se sentit secouĂ© par cette sonnerie de clairon, qui lui rappelait un nom jadis populaire.

Quel que fĂ»t le succĂšs de ce coup de tĂȘte, qui avait rĂ©ussi comme un coup d’éclat, le duc d’Aumale Ă©tait rĂ©solu Ă  ne pas le renouveler. Il n’entendait pas descendre dans l’arĂšne de la polĂ©mique et tenait Ă  demeurer historien. Les deux premiers volumes de sa grande histoire Ă©taient enfin terminĂ©s et imprimĂ©s. La mise en vente allait ĂȘtre faite Ă  Paris, quand il apprit que l’édition entiĂšre avait Ă©tĂ© saisie chez le brocheur et portĂ©e Ă  la PrĂ©fecture de police. Contre cet acte arbitraire, les protestations se manifestĂšrent partout oĂč on recommençait Ă  Ă©lever la voix ; une instance judiciaire fut intentĂ©e ; de tous les barreaux de France affluĂšrent les adhĂ©sions ; malgrĂ© l’autoritĂ© des jurisconsultes, l’éloquence de puissants orateurs, au premier rang desquels retentissait la voix de M. Dufaure, que l’AcadĂ©mie française allait appeler dans son sein, les juges se dĂ©clarĂšrent incompĂ©tents ; repoussĂ© au tribunal et Ă  la cour d’appel, interrogeant en vain toutes les juridictions, l’auteur aurait pu publier les deux volumes en Angleterre ; il s’y refusa ; obstinĂ© dans ses rĂ©clamations, le duc d’Aumale sentait quelque orgueil Ă  se porter en France le champion du droit ; il lutta pendant six annĂ©es, jusqu’au jour oĂč fut opĂ©rĂ©e la restitution, rendue nĂ©cessaire, non par un arrĂȘt de justice, mais par la voix indĂ©pendante d’un jeune maĂźtre des requĂȘtes proclamant en plein Conseil d’Etat qu’en une question de propriĂ©tĂ© les juges ordinaires Ă©taient seuls compĂ©tents (Conclusions donnĂ©es par M. Aucoc, Commissaire du gouvernement prĂšs la Section du Contentieux, le 9 mai 1867.)

Le public s’aperçut avec stupĂ©faction que les deux volumes autour desquels on avait menĂ© tant de bruit Ă©taient de l’histoire la plus sĂ©vĂšre. En face de ce livre, qui ne contenait pas une allusion au temps prĂ©sent, la violation des lois, toujours odieuse, devenait presque ridicule. Il Ă©tait clair qu’une seule ligne, qu’un seul mot Ă©tait redoutĂ© : le nom de l’auteur. C’était pour le supprimer, pour essayer de le faire oublier que, pendant six annĂ©es, les caves de la PrĂ©fecture de police avaient gardĂ© quelques milliers de feuilles Ă  demi brochĂ©es. Ce n’était pas le moyen de le faire sortir des mĂ©moires.

Dans une noble race, et chez un grand esprit, l’étude du passĂ© rattache Ă  l’avenir. En Ă©crivant l’histoire des anciens CondĂ©, le duc d’Aumale pensait sans cesse Ă  celui qui en devait relever le nom. Il aurait voulu lui donner ce qui devait Ă  son pĂšre : une Ă©ducation libĂ©rale et française. Il ne put trouver, Ă  l’étranger, de collĂšge qui le satisfĂźt. Il chercha en Suisse, « le seul pays oĂč il eĂ»t le dĂ©sir de placer son fils », des cours littĂ©raires et militaires assez voisins du mouvement français pour que le jeune prince, dĂ©jĂ  ĂągĂ© de seize ans, demeurĂąt en communion d’idĂ©es avec son pays. A Lausanne, il suivit les cours de l’AcadĂ©mie pendant que des officiers supĂ©rieurs de l’armĂ©e helvĂ©tique Ă©taient chargĂ©s de son instruction militaire. Au printemps de 1863, le duc d’Aumale vint Ă 

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Lausanne passer l’inspection de l’élĂšve ; il y demeura quelque temps, et aussi bien pour remercier les deux colonels et les professeurs que pour l’instruction de son fils, il eut l’idĂ©e de les rĂ©unir pour leur exposer, en quelques leçons, l’histoire de l’AlgĂ©rie depuis la conquĂȘte. Le rĂ©sumĂ© Ă©tait prĂ©cis et brillant ; il n’y manquait, si l’on en croit les notes du cours conservĂ©es par le professeur, que le rĂŽle, effacĂ© Ă  dessein, du vainqueur de la Smalah. Le duc d’Aumale n’était un fidĂšle historien que pour les autres. Nul ne savait moins se vanter que celui qui, dans ses lettres de jeunesse, aimait Ă  s’appeler un « Cadet de Gascogne ».

De toutes les leçons militaires, il estimait que les voyages Ă©taient les plus efficaces. Ce n’est pas en vain que le langage et le bon sens font du coup d’Ɠil la premiĂšre qualitĂ© d’un chef d’armĂ©e. Le duc d’Aumale avait le don fort rare de bien voir et de tout voir. DĂšs son arrivĂ©e en Afrique, ses descriptions de paysages sont des modĂšles. Sans effort et comme par un attrait naturel de son esprit, il peint Ă  la fois en paysagiste et en stratĂ©giste ; il saisit les couleurs, marque leurs effets et, en mĂȘme temps, note les hauteurs d’oĂč l’on domine, les pentes qui y accĂšdent, les plaines que peut balayer la cavalerie, le cours d’eau qui l’arrĂȘtera, les positions faibles et les positions fortes. Son regard y Ă©tait tellement accoutumĂ© qu’il ne peut s’en dĂ©fendre, mĂȘme en Angleterre ; dans une description de chasse dans les Highlands d’Ecosse, se retrouve tout d’un coup la pensĂ©e du tacticien.

Aussi ses courses en Europe l’avaient-elles toujours ramenĂ© vers les champs de bataille. Il avait suivi pas Ă  pas le grand CondĂ© dans ses campagnes. Ne pouvant franchir la frontiĂšre, il l’avait cĂŽtoyĂ©e, Ă©tudiant en PiĂ©mont les campagnes de Bonaparte, remontant vers la Suisse, passant de Marengo Ă  Fribourg, ne dĂ©robant Ă  ses grands capitaines que de rares journĂ©es ; s’il monte parfois vers des sommets trop Ă©levĂ©s pour que des armĂ©es les aient franchis, c’est pour apercevoir la France, c’est pour aspirer l’air qui vient des plaines de Franche-ComtĂ©, de Bourgogne ou d’Alsace ; mais il ne veut pas que les amertumes le dĂ©tournent de ses enquĂȘtes : il n’est pas venu lĂ  pour penser Ă  l’exil ; dans le cadre immobile d’une nature en silence, son imagination fait revivre, au milieu des fumĂ©es de la poudre, un des drames militaires qui ont rĂ©glĂ© le sort d’une nation et disposĂ© de sa fortune.

Ainsi, chaque voyage avec le prince de CondĂ© est un pĂšlerinage vers l’une de nos gloires nationales. En se rendant en Orient, il se dĂ©tourne entre Maestricht et Mayence pour aller voir Tolbiac. L’Allemagne lui offre les campagnes de NapolĂ©on. Au retour des manƓuvres fĂ©dĂ©rales qui ont retenu son fils au camp de Thune et oĂč il a eu la joie de retrouver le bivouac, il passe par Schaffhouse et se rend au monument de Turenne : sur place, il Ă©voque le passĂ©, il relit tous les rĂ©cits des contemporains, il assiste Ă  la mort du marĂ©chal ; sa pensĂ©e ne s’en dĂ©tache que pour suivre la campagne de Moreau en 1797 et, le soir, tout enflammĂ© de ses souvenirs, il Ă©crit une lettre oĂč dĂ©borde son enthousiasme militaire.

AprĂšs ces courses rapides sur le continent, il reprenait, tout chargĂ© de souvenirs, le chemin de sa maison d’exil. « J’ai fait, Ă©crivait-il (du dehors, hĂ©las !) le tour de la terre promise. La nostalgie me dĂ©vore (Lettre Ă  M. Cuvillier-Fleury, le 25 aoĂ»t 1869.). » En rentrant en Angleterre, il se sentait de plus en plus triste. Des vides cruels s’étaient faits dans cette famille dont il Ă©tait si fier. Celle qui en Ă©tait le centre, sa mĂšre, le respect de sa

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vie, avait disparu. Le fils, sur lequel il portait ses ambitions, dont il s’était sĂ©parĂ© avec dĂ©chirement pour un voyage autour du monde, mourait loin de lui en arrivant Ă  Sydney, et la duchesse d’Aumale, frappĂ©e au cƓur, ne tardait pas Ă  dĂ©cliner et Ă  suivre le prince de CondĂ©. Son cƓur Ă©tait brisĂ© ; son Ăąme le soutenait. Il sentait ces deuils avec le cƓur le plus tendre, mais il luttait pour ne montrer au dehors qu’une Ăąme de soldat. Il a le courage de rouvrir les Commentaires de CĂ©sar pour les expliquer au duc de Guise, le seul survivant de huit enfants. Il reprend, avec toutes ses espĂ©rances brisĂ©es, une nouvelle Ă©ducation ; mais il ne veut pas paraĂźtre abattu ; il saura, Ă  force d’activitĂ©, se rendre maĂźtre du chagrin qui le ronge. Le mouvement de sa vie, au lieu de se ralentir, s’accĂ©lĂšre. Aux chasses qu’il suit Ă  cheval, pendant des journĂ©es entiĂšres et qui sont un besoin de sa santĂ©, il joint une correspondance rĂ©guliĂšre, s’occupe en dĂ©tail de l’administration de ses biens, ne demeure indiffĂ©rent aux ventes de tableaux ni en France, ni en Allemagne, ni en Angleterre ; les acquisitions de livres et d’objets d’art remplissent de longues lettres. Ce n’est plus une mission, c’est un ministĂšre, , Ă©crivait M. Cuvillier-Fleury, en parlant de l’achat des livres, et il n’était pas seul Ă  recevoir les ordres d’un bibliophile aussi dĂ©licat qu’insatiable. Le duc d’Aumale ouvrait sa porte Ă  tous les visiteurs ; son accueil les charmait, et sous ce tourbillon de vie animĂ©e qui semblait le bonheur, les plus intimes pouvaient seuls mesurer sa tristesse.

Les Ă©vĂ©nements qui se pressaient en Europe n’étaient pas faits pour la diminuer. L’Angleterre est un observatoire d’oĂč le regard voit s’amonceler les nuages et se prĂ©parer les tempĂȘtes. La crise de 1870 Ă©tait prĂ©vue et annoncĂ©e Ă  Londres par tous les politiques, alors qu’en France l’opinion publique tenait les rares clairvoyants pour des prophĂštes de malheur. DĂšs 1866, le duc d’Aumale voyait la guerre inĂ©vitable ; il se rendait sur les marches d’Autriche pour Ă©tudier le champ de bataille de Sadowa, il se faisait rendre compte des armements, ne pensait qu’à la lutte prochaine, Ă©crivait sur les Institutions militaires de la France un livre dans lequel les noms de Louvois, de Carnot et de Gouvion Saint-Cyr Ă©taient une Ă©vocation de l’histoire destinĂ©e Ă  stimuler les contemporains. Il multipliait dans ses lettres les avertissements, et plus d’une fois il sentait, Ă  la surprise de ses correspondants, qu’il leur paraissait repris de sa vieille fiĂšvre de chauvinisme ; il n’était pas disposĂ© Ă  s’en guĂ©rir. Qui sait, combien de fois, il lui arriva de jeter un livre ouvert pour dĂ©plier une carte du Rhin et se plonger dans des combinaisons qui Ă©taient moins des souvenirs que des espĂ©rances ?

L’heure de la lutte suprĂȘme sonna et il ne lui fut pas permis d’y prendre part. Il souffrit bien autrement que du temps de la CrimĂ©e ou de la Lombardie. Les revers se multipliaient : la frontiĂšre Ă©tait franchie : c’était une nouvelle campagne de France. Le 9 aoĂ»t, il offrit son Ă©pĂ©e ; il rĂ©clama le droit de combattre Ă  l’heure oĂč on appelait tous les Français Ă  repousser l’invasion. Un refus inexorable le cloua Ă  Bruxelles. Il y partagea toutes nos douleurs. Qui lui aurait dit pendant ses vingt-deux ans d’exil que la rĂ©volution qui y mettrait un terme ne lui arracherait pas un cri de joie, tant seraient cruelles les souffrances qui, ce jour-lĂ , dĂ©chireraient son Ăąme de Français !

L’ennemi s’avançait. Comment ne serait-il pas lĂ  pour dĂ©fendre la ligne des Vosges ? Son pĂšre n’était-il pas en 1792 aux premiers rangs des armĂ©es de la RĂ©publique ? Lui refuserait-on une place, alors qu’on accueillait tous les volontaires, sans distinction d’origine ou de nation ? Il n’envoya pas de lettre ; il la porta lui-mĂȘme, volant vers Paris. La raison d’État se dressa devant lui, implacable ; elle fit appel Ă  son patriotisme et lui

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demanda de se sacrifier Ă  l’union. Il s’inclina dĂ©sespĂ©rĂ© et rentra dans sa triste demeure, devenue plus que jamais une prison.

Les semaines se succĂšdent ; les heures passent lourdes sur son esprit ; il vit au milieu d’une agitation que rien ne calme, ne pensant qu’aux nouvelles de France, au siĂšge de Paris, aux mouvements des armĂ©es crĂ©Ă©es pour la dĂ©fense nationale. Il multiplie les tentatives. Gambetta, qu’il avait reçu Ă  Twickenham peu d’annĂ©es auparavant, refuse comme les autres. Il ne peut pas, ainsi qu’un jeune homme, passer inaperçu, cacher, comme un des siens, son nom sous le nom d’un ancĂȘtre, et avoir l’honneur de se battre dans les rangs des mobiles. Tous ses efforts sont stĂ©riles ; toutes ses combinaisons Ă©chouent.

Enfin la guerre est terminĂ©e. Ce sont les Ă©lecteurs de l’Oise qui mettent un terme Ă  la torture, en envoyant Ă  l’AssemblĂ©e Nationale le propriĂ©taire de Chantilly. Le 13 fĂ©vrier, il apprend son Ă©lection ; le 15, il dĂ©barque Ă  Saint-Malo, avec son frĂšre, le prince de Joinville, Ă©lu Ă  Cherbourg et dans la Haute-Marne ; va-t-il aller jusqu’à Bordeaux ? Si la guerre Ă©trangĂšre est terminĂ©e, les partis politiques sont lĂ , faisant le dĂ©nombrement de leurs troupes pour la lutte ajournĂ©e, mais qui paraĂźt inĂ©vitable. Vous savez comment un homme d’État qui vous a appartenu relevait alors du champ de dĂ©faite la grande blessĂ©e, quels Ă©taient ses efforts d’apaisement, son appel Ă  tous les partis pour oublier l’esprit de parti. Les princes s’associĂšrent sans rĂ©serve Ă  cette politique patriotique. Pas plus en France que du fond de l’exil, ils n’étaient prĂȘts Ă  entrer dans des intrigues. Jouer un rĂŽle politique, rĂ©unir et multiplier ses amis, leur donner l’impulsion, n’offrait au duc d’Aumale aucun attrait ; il avait trop prĂ©sentes Ă  l’esprit les crises de la Fronde pour tolĂ©rer quelque chose de semblable. Lui, si prompt Ă  diriger une action militaire, douĂ© du coup d’Ɠil, et sachant se dĂ©cider, ressentait une profonde rĂ©pugnance pour la stratĂ©gie politique. Il estimait trĂšs haut la discussion des idĂ©es dans les Chambres ; il voyait dans les dĂ©bats parlementaires la garantie des libertĂ©s publiques ; il les voulait en pleine lumiĂšre et en pleine loyautĂ©, sans rĂ©ticences ; mais autant il respectait la tribune, autant il mĂ©prisait les couloirs.

Il avait deux passions : l’intelligence et la discipline. Les discussions d’un pays libre plaisaient Ă  son intelligence. Les tiraillements des hommes politiques auxquels ne pouvait mettre un terme un ordre de marche blessaient son esprit de discipline. Il aimait le droit comme un vieux jurisconsulte, parce qu’il y voyait la garantie de la libertĂ©, la discipline des lois.

L’abrogation des lois d’exil, votĂ©e par les reprĂ©sentants de la France, lui rendait lĂ©galement sa patrie. Il rentrait dĂ©sormais la tĂȘte haute Ă  Chantilly, qu’il avait pu conserver, grĂące Ă  une vente simulĂ©e. Il allait achever sur place l’étude des projets qu’il avait conçus en exil, reconstruire enfin le chĂąteau qu’il avait rĂȘvĂ©. Il ne cachait pas sa hĂąte ; parmi ses amis, ses collĂšgues de l’AssemblĂ©e, plus d’un s’effrayait de si grandes dĂ©cisions prises avant que le sol fĂ»t raffermi. Pour toute rĂ©ponse, il pressait le retour de ses tableaux d’Angleterre et montrait aux plus timides sa merveilleuse galerie dĂ©posĂ©e dans la salle du Jeu de Paume en attendant que l’Ɠuvre de M. Daumet fĂ»t achevĂ©e. Livres, objets d’art, souvenirs de famille, tout ce qu’il aimait, il entendait, dĂšs lors, le confier Ă  la France. Il Ă©tait convaincu qu’on appelait la foudre en semblant la redouter. Il Ă©tait rĂ©solu Ă  crĂ©er un Ă©tablissement qui dĂ©fiĂąt les rĂ©volutions.

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Il jouissait de retrouver le sol natal, mais bien plus encore de se sentir au milieu des Français. Certes, les esprits d’élite traversaient la Manche pour aller jusqu’à lui ; mais que d’hommes distinguĂ©s ne pouvaient venir ! aussi avec quelle satisfaction attirait-il Ă  Paris, autour de lui, les littĂ©rateurs et les artistes, les Ă©rudits et les poĂštes ! De leur part, il n’y eut ni hĂ©sitation, ni froideur : ils sentaient tous qu’il y avait en lui un lettrĂ© de la meilleure trempe, et le plus fin des amateurs. Le duc d’Aumale leur appartenait ; ses Ă©crits avaient fait trop de bruit ; son style faisait trop d’honneur Ă  notre langue pour que l’AcadĂ©mie française ne fĂ»t pas la premiĂšre Ă  lui ouvrir ses rangs. En l’attirant, elle lui faisait sentir qu’il rentrait parmi les siens. L’annĂ©e 1871 ne s’acheva pas sans qu’à la presque unanimitĂ©, la succession du comte de Montalembert lui eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©volue. Par une dĂ©licate attention, c’est Ă  M. Cuvillier-Fleury, choisi pour Directeur, qu’échut la mission de recevoir son Ă©lĂšve. Qui ne se souvient ici de cette sĂ©ance de rĂ©ception, l’une des fĂȘtes de l’Institut, oĂč le rĂ©cipiendaire, ayant Ă  ses cĂŽtĂ©s, pour parrains, deux anciens ministres de son pĂšre, le prĂ©sident de la RĂ©publique et M. Guizot, se levait pour raconter la vie de son prĂ©dĂ©cesseur avec un Ă©clat qui charmait l’assistance ? Du dĂ©but Ă  la fin, rĂ©gnait dans ce discours un entrain martial qui emportait les auditeurs ; la salle de l’Institut entendait un homme de guerre parler la langue de nos meilleurs Ă©crivains ; le costume lui-mĂȘme, notre sĂ©vĂšre costume, Ă©tait modifiĂ©, et ceux qui ne laissaient Ă©chapper aucun dĂ©tail signalaient l’épĂ©e de gĂ©nĂ©ral retenue par la dragonne d’ordonnance.

Il y a, dans les heures les plus troublĂ©es, des instants de calme oĂč l’esprit se repose. Qui aurait pu croire, au milieu de cette sĂ©ance qui prĂ©sentait l’image de la rĂ©conciliation et de la paix, que quelques mois auparavant, en face de tentatives faites pour imposer Ă  la France le drapeau blanc, les esprits Ă©taient Ă  ce point divisĂ©s que le duc d’Aumale. en adressant, du haut de la tribune, une invocation au drapeau chĂ©ri sons lequel il avait combattu, s’était trouvĂ© accomplir un acte de rare courage ? Qui aurait prĂ©vu que peu de jours aprĂšs, le vainqueur de la Commune, l’homme d’État le plus haĂŻ des rĂ©volutionnaires allait ĂȘtre renversĂ© ? Mais ne rĂ©veillons pas les discordes civiles. Celui dont nous parlons en avait horreur. Il sut le montrer en des termes qui ne s’oublient pas.

Il semblait que la guerre nous eĂ»t abreuvĂ©s de toutes les amertumes en nous laissant la dĂ©faite et la guerre civile. Nous n’étions pas au terme de nos souffrances. De nos deux armĂ©es de vieilles troupes, la derniĂšre debout, et non la moins vaillante, avait Ă©tĂ© paralysĂ©e, en aoĂ»t et septembre 1870, par une volontĂ© mystĂ©rieuse : le mot de trahison Ă©tait prononcĂ©. Ceux qui savent les injustices d’un peuple vaincu persistaient Ă  douter ; mais les preuves s’amoncelaient, l’accusation devenait terrible. Un conseil de guerre fut assemblĂ© et le gĂ©nĂ©ral auquel on n’avait pas permis de se battre, reçut l’ordre de juger. On le pressait de se rĂ©cuser : le duc d’Aumale avait au plus haut degrĂ© le respect de la justice : il obĂ©it et prĂ©sida. Ceux qui ont assistĂ© au dĂ©bat, dans la salle de Trianon, n’ont pu oublier cette longue enquĂȘte militaire, conduite avec autant de science que d’autoritĂ©. Le prĂ©sident avait tout Ă©tudiĂ© en soldat et en historien : un seul document lui manquait : il aurait voulu, suivant sa coutume, voir le terrain, comprendre sur place les mouvements de notre admirable armĂ©e de Metz. Les possesseurs du champ de bataille de Gravelotte et de Saint-Privat lui en avaient interdit l’approche. Le souvenir et comme l’image de nos provinces conquises faisait de ce procĂšs un drame terrible, qui pesait sur les esprits comme une obsession et sur les consciences comme un remords. Ils Ă©taient lĂ , tous ceux qui s’étaient battus, qui avaient Ă©tĂ© blessĂ©s ou qui avaient souffert une longue captivitĂ©, tous ceux qui, le cƓur brisĂ©, avaient dĂ©chirĂ© ou brĂ»lĂ© leurs drapeaux pour Ă©viter qu’ils servissent Ă  jamais de trophĂ©es. En face de ces martyrs du patriotisme, on

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entendait pour toute dĂ©fense un effort continuel pour obscurcir le devoir en y mĂȘlant les combinaisons politiques. « L’empire Ă©tait dĂ©truit, disait l’accusĂ©, il n’y avait plus de SĂ©nat, plus de Corps lĂ©gislatif, plus de gouvernement, il n’existait plus rien ! » « La France existait toujours ! » reprit le PrĂ©sident. Tout le procĂšs Ă©tait dans ce seul mot. Aux intrigues de Metz, avait rĂ©pondu le cri de la patrie mutilĂ©e !

Le devoir achevĂ© jusqu’au bout, dans sa sĂ©vĂ©ritĂ©, aussi bien que dans sa clĂ©mence, le duc d’Aumale reçut la mission d’aller commander un corps d’armĂ©e ; ce n’était pas seulement, Ă  cette Ă©poque, une rĂ©organisation qui Ă©tait confiĂ©e Ă  celui qui, Ă  la tribune, au cours de la discussion militaire, avait fait sentir Ă  tous sa compĂ©tence, c’était sur le point le plus menacĂ©, Ă  la frontiĂšre ouverte, de Belfort Ă  Besançon qu’il s’agissait de garder nos avant-postes, en prĂ©parant une armĂ©e de premiĂšre ligne. La tĂąche Ă©tait considĂ©rable. C’était la seule qui lui convĂźnt. Il la prit au sĂ©rieux, comme tout ce qu’il faisait et s’y appliqua passionnĂ©ment. Vingt-cinq ans sans commandement n’avaient ni refroidi ses goĂ»ts, ni troublĂ© ses notions les plus prĂ©cises : il avait suivi les moindres changements : il Ă©tait au courant de tout. Entrant dans les plus minutieux dĂ©tails, comme Ă  Constantine, ou Ă  Alger, il rĂ©organisait son corps d’armĂ©e, rĂ©giment par rĂ©giment, multipliant les revues, les inspections, examinant de prĂšs les hommes, songeant au matĂ©riel, armant Belfort, et visitant la frontiĂšre pour la rendre inattaquable.

Pendant six annĂ©es, il s’absorba dans cette Ɠuvre de reconstitution : il avait Ă©puisĂ© toutes les douleurs ; la mort du duc de Guise avait « Ă©teint la derniĂšre flamme de son foyer domestique ».

Chantilly occupait de plus en plus sa pensĂ©e. Les projets qu’il avait depuis si longtemps Ă©tudiĂ©s s’étaient exĂ©cutĂ©s. Pour la foule inattentive et mal informĂ©e, il reconstruisait le vieux chĂąteau. Ceux qui avaient vu les dessins de l’ancienne demeure des CondĂ©, telle que la RĂ©volution l’avait trouvĂ©e et dĂ©truite, ne regrettaient rien du passĂ©, en voyant s’élever un superbe Ă©difice du style le plus pur ; aux lignes prĂ©cises de la renaissance française, une heureuse collaboration de l’architecte et du prince avait ajoutĂ© les dispositions les plus imprĂ©vues. Quand on dĂ©bouchait de la forĂȘt, les Ă©curies du duc de Bourbon, grandioses et disproportionnĂ©es, n’attiraient plus seules le regard, et dans le fond, sur le vieux rocher qui avait servi de dĂ©fense au moyen Ăąge, , qui Ă©tait devenu la retraite des Montmorency et qu’avait illustrĂ© la vieillesse du grand CondĂ©, l’Ɠil dominait un mĂ©lange de bĂątiments, de tours et de flĂšches qui dĂ©passait toute attente. Que dire de l’intĂ©rieur ? vous avez vu cet escalier, chef-d’Ɠuvre d’un de vos confrĂšres, le musĂ©e et ses trĂ©sors, la galerie d’Écouen, la galerie des batailles, et la bibliothĂšque. Vous avez tous parcouru ces salles. Et avec quel guide ! Quels souvenirs ne laissaient pas chacune de ses rĂ©flexions, de ses anecdotes, de tout ce que mĂȘlait dans sa pensĂ©e le respect de l’art et de l’histoire ! Il n’y a pas de crĂ©ation qui ne rende l’esprit qui l’a inspirĂ©e. Le constructeur d’un chĂąteau se peint, dans son Ɠuvre. Quand il ouvrit Chantilly, qui n’en fut frappĂ© ? Le duc d’Aumale Ă©tait lĂ  tout entier, avec tous ses goĂ»ts d’artiste et de lettrĂ©, avec toutes ses passions militaires. Il avait en lui le sentiment innĂ© du beau. Dans ce MusĂ©e dont il Ă©tait l’ñme, parmi les merveilles qu’il s’était plu Ă  rĂ©unir, sa figure Ă©voquait l’image de ces princes de la Renaissance passant leur vie Ă  rassembler des chefs-d’Ɠuvre pour les lĂ©guer Ă  leur patrie. La largeur de son jugement Ă©tait Ă©crite sur les murs : des trophĂ©es de Rocroy aux gloires de l’empire, tout Ă©tait reprĂ©sentĂ©. Il ne voulut pas bannir un seul temps de nos annales quand il pouvait y trouver une idĂ©e gĂ©nĂ©reuse, un dĂ©vouement, un

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sacrifice. Lui qui n’avait rien d’un Ă©migrĂ©, ne voila aucun des souvenirs de l’armĂ©e de CondĂ©. Il avait fait sa place au gĂ©nie de tous les temps. RaphaĂ«l et TĂ©niers, Ingres et Meissonier, Scheffer et Delaroche, MoliĂšre et Bonaparte Ă©taient rĂ©unis non loin de la Jeanne d’Arc de Chapu et de la PsychĂ© de Baudry. L’arrangement de ce musĂ©e Ă©tait un modĂšle ; aucun encombrement, tout Ă  son jour et Ă  sa place, et nul visiteur ne sentait de fatigue quand il Ă©tait ramenĂ© vers la bibliothĂšque.

Dans la galerie des livres, tout Ă©tait fait pour le travail et pour la pensĂ©e : au milieu, de longues tables attendaient les estampes ou le dĂ©ploiement des cartes. Tout autour, des vitrines renfermaient les exemplaires les plus rares, depuis les incunables jusqu’aux premiĂšres Ă©ditions des maĂźtres de tous les temps. Cette collection ne ressemblait en rien Ă  celles que forme un acheteur riche, en quĂȘte du plus intelligent des luxes ; comme les bibliophiles de premiĂšre marque et plus qu’aucun d’eux, il connaissait tous ses livres, il les aimait, il savait leur place aussi bien dans ses rayons que dans la littĂ©rature de leur siĂšcle. Les anecdotes qui avaient enchantĂ© le promeneur dans la galerie de tableaux, il ne les prodiguait pas en face de’ ses livres ; mais qu’un vĂ©ritable amateur, qu’un de ses collĂšgues de la SociĂ©tĂ© des Bibliophiles, qu’un lettrĂ© vĂźnt le visiter, les vitrines soigneusement fermĂ©es s’ouvraient, la conversation changeait de tour, et apparaissait l’érudit le plus prĂ©cis, trĂšs informĂ© et trĂšs interrogateur.

LĂ  s’arrĂȘtaient les visiteurs. Mais, dans ce chĂąteau, combien d’autres merveilles ! Dans les parties basses, Ă  l’abri d’épaisses murailles, fermĂ©es par des portes de fer, Ă©taient gardĂ©es les archives des CondĂ©. RassemblĂ©es en un vaste amas avant la RĂ©volution, confisquĂ©es puis rendues, elles avaient Ă©tĂ© mises en ordre, classĂ©es et reliĂ©es par ses soins. Sur le XVIe et le XVIIe siĂšcle, elles contenaient des trĂ©sors. Des mĂ©moires prĂ©cieux, des papiers de toutes sortes, depuis les ordres de bataille du Grand CondĂ©, et surtout une suite de correspondances incomparables, tout Ă©tait fait pour tenter un Ă©crivain. Dans sa jeunesse dĂ©pensĂ©e en Afrique, il n’avait pas eu le temps de les voir. Quand elles lui parvinrent en Angleterre, il sentit qu’elles lui apportaient la seule consolation de l’exil. Il en fit une Ă©tude attentive, s’appliqua Ă  rĂ©unir dans sa bibliothĂšque tous les imprimĂ©s qui pouvaient l’éclairer, fit copier dans les archives de France et d’Autriche, au dĂ©pĂŽt de la Guerre, aux Affaires Ă©trangĂšres, tout ce qui lui permettait de combler les lacunes, et ne crut pouvoir Ă©crire l’histoire des princes de GondĂ© qu’aprĂšs avoir achevĂ© cette enquĂȘte. Ses recherches avaient Ă©tĂ© considĂ©rables. Avec un esprit trĂšs large et aimant Ă  voir de haut, il avait ce qui est le premier mĂ©rite d’un historien, une conscience minutieuse : il voulait tout savoir et tout approfondir. La crainte de n’avoir pas tout vĂ©rifiĂ© qui est la prĂ©occupation constante de l’écrivain, devient, loin de la patrie, une angoisse et un supplice. Les documents sans prix qu’il possĂ©dait n’étaient Ă  ses yeux qu’une partie de la vĂ©ritĂ© ; il voulait la connaĂźtre sans rĂ©serve ; pour y parvenir, aucun effort ne lui coĂ»tait. Qu’il eĂ»t Ă  parler des campagnes de CĂ©sar ou de celles des Bourbons, qu’il traitĂąt de l’origine des zouaves ou des rĂ©formes de Gouvion Saint-Cyr, la mĂ©thode Ă©tait la mĂȘme. Le lecteur ne voit que le chapitre Ă©crit avec verve, il ne sait pas avec quelle patience les moindres faits, les dates, les lieux, les personnages ont Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©s. Si les recherches Ă©taient laborieuses, la composition est trĂšs simple. L’ordonnance sort du sujet ; elle est si bien enchaĂźnĂ©e qu’on n’aperçoit pas l’art, et l’on est tentĂ© de croire que le rĂ©cit ne pouvait ĂȘtre autrement menĂ©.

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Dans les tableaux de bataille, le style prend une merveilleuse allure. Tout s’y trouve : ceux qui s’effrayent le plus des dĂ©tails stratĂ©giques sont charmĂ©s par l’éclat des peintures et emportĂ©s par l’action, et la sobriĂ©tĂ© est telle qu’on demeure frappĂ© des effets produits en si peu de mots. Son style a parfois l’originalitĂ© des Ă©crivains du XVIe siĂšcle et presque toujours la concision de ceux du XVIIe. Qu’on lise la bataille de Rocroy, ou les combats du faubourg Saint-Antoine qui demeurent des morceaux achevĂ©s, on n’y trouvera pas une phrase Ă  effet ni un mot Ă  retrancher. Tout est utile ; tout est mis Ă  sa place et tout est simple.

L’auteur (qui ne le sait ?) aimait Ă  raconter ; sa mĂ©moire Ă©tait pleine d’anecdotes, il ne s’en permet pas une, par respect de l’histoire ; il se maintient Ă  une Ă©lĂ©vation d’oĂč rien ne lui Ă©chappe ; il le fait deviner ; on sent qu’il voit tout, que ses jugements sont appuyĂ©s, mais que volontairement il les rĂ©sume.

Il est sans exemple qu’un historien connaissant Ă  ce point les biographies ne se laisse point aller Ă  les mĂȘler au rĂ©cit. Dans sa marche sĂ©vĂšre et rapide, l’auteur des CondĂ© n’admet ni digressions ni entraves. Le texte fait comprendre le dessein des gĂ©nĂ©raux, le mouvement des armĂ©es, l’action des politiques, et mĂšne droit au but.

A cette part supĂ©rieure de l’histoire qui est le rĂ©cit et le jugement, le duc d’Aumale a voulu ajouter la vie ; il connaissait chaque personnage comme s’il avait Ă©tĂ© leur contemporain, sachant en perfection leur visage, leur port, leurs dĂ©fauts physiques, les traits qui les distinguaient aussi bien que leurs goĂ»ts, leurs vertus et leurs vices. Il a voulu les prĂ©senter au lecteur. Ses notes sont un modĂšle de briĂšvetĂ© et elles font tout entendre.

Aussi bien informĂ© que s’il avait vĂ©cu parmi les compagnons de GondĂ©, concevant la guerre en soldat, la reconstituant en Ă©crivain, il raconte cette longue suite de guerres en portant sur chaque action des jugements qui resteront les arrĂȘts de l’histoire ; c’en est assez pour mettre cette Ɠuvre au premier rang.

Il y travailla peu pendant les annĂ©es actives de son commandement. Sa charge l’absorbait. Lorsque, en 1879, il eut Ă©tĂ© nommĂ© Inspecteur gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e, il revint habiter plus longuement Chantilly et se remit au travail. Il profitait de ses voyages pour aller revoir Rocroy, pour visiter Thionville, suivant pas Ă  pas le Grand CondĂ©, mais ne rĂ©sistant pas au dĂ©sir d’entrer Ă  Metz, assailli de souvenirs autrement rĂ©cents, parcourant des champs de bataille oĂč s’était dĂ©ployĂ©e une valeur impuissante, sentant, au contact de ces douleurs, l’impĂ©rieux besoin de revenir Ă  l’étude des gloires passĂ©es. Il Ă©crivait au retour le siĂšge de Thionville et cherchait Ă  oublier le prĂ©sent.

Le spectacle de la politique le navrait. Une Ă©cole s’était formĂ©e qui n’avait pas craint de soutenir que les maux de la dĂ©mocratie ne pouvaient ĂȘtre guĂ©ris que par la popularitĂ© d’un soldat de fortune. Il tenait ces maximes pour des sophismes Ă  l’usage d’ambitieux subalternes. Cet historien qui avait vĂ©cu au XVIe et au XVIIe siĂšcle, dĂ©testait l’esprit de faction, qu’il fĂ»t au service des passions populaires ou des charlatans qui les exploitent. Il n’était pas de la race des aventuriers.

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Lui qui vivait dans la retraite, au milieu des archives et des livres, aussi Ă©loignĂ© des rĂ©bellions que des intrigues, regardant parfois son Ă©pĂ©e et se demandant quand elle servirait pour ramener sous nos drapeaux la victoire, apprit un jour qu’il Ă©tait rayĂ© des cadres de l’armĂ©e. Trois ans auparavant, il avait Ă©tĂ© mis en non-activitĂ©. .C’en Ă©tait trop. Lui arracher son grade, c’était lui enlever la moitiĂ© de son nom. Aucune autoritĂ© n’en avait le pouvoir. Cette fois encore il rĂ©sisterait au nom du droit : en dĂ©pit de l’arbitraire, il Ă©tait et il resterait le gĂ©nĂ©ral Henri d’OrlĂ©ans. Cette fiĂšre rĂ©ponse fut tenue pour un dĂ©fi. L’exil en fut la peine.

Ainsi se rouvrait pour lui, inopinĂ©ment, la route de l’étranger. L’injustice devait remplir son cƓur d’amertume ; mais il ne s’en prenait pas Ă  sa patrie ; il l’aimait trop. Entre elle et lui, il aurait voulu Ă©tablir un lien que la passion des hommes eĂ»t Ă©tĂ© impuissante Ă  briser. S’éloigner, sans rien laisser derriĂšre lui que des souvenirs qui s’effaceraient et des Ă©paves que disperserait le temps, n’était-ce pas la sortie banale de tout prĂ©tendant Ă©conduit ? Il aimait Ă  le rĂ©pĂ©ter : « Nous ne sommes pas de ceux qui Ă©migrent ! » Il cherchait comment il pourrait montrer que l’injustice des hommes n’altĂ©rait pas ce qu’il avait au cƓur pour son pays. Pourquoi ne rĂ©aliserait-il pas Ă  l’heure mĂȘme le grand dessein qu’il avait tenu secret ? Dans le wagon qui l’emportait, avant de franchir la frontiĂšre, sa rĂ©solution fut prise. Ce qu’il avait crĂ©Ă©, les collections qu’il avait faites, Chantilly, avec son histoire, son passĂ© et ses trĂ©sors, il le donnerait Ă  ce qu’il aimait le plus au monde, Ă  la France qu’il aurait voulu servir de son sang et de sa vie.

Qui n’a souvenir de cette lettre oĂč, s’adressant Ă  de fidĂšles amis (Lettre adressĂ©e le 29 aoĂ»t 1886 Ă  MM. Edouard Bocher, Edmond Rousse et Denormandie.), il leur faisait connaĂźtre le testament de 1884, par lequel il lĂ©guait Chantilly Ă  l’Institut de France, et leur donnait pouvoir de faire, en son nom, une donation dĂ©finitive ? Le projet Ă©tait arrĂȘtĂ© depuis deux ans. Il n’y avait de nouveau que le caractĂšre irrĂ©vocable de la libĂ©ralitĂ©. C’est ainsi qu’il lui convenait de rĂ©pondre Ă  la sentence d’exil !

Partout oĂč battait un cƓur capable de sentir ce qui est noble, l’émotion fut profonde. Dans un temps oĂč les pessimistes ne voient que corruptions et petitesses, s’accomplissait un acte dont nul ne pouvait contester la grandeur. Le pĂšre avait donnĂ© Versailles Ă  la France ; le fils lui consacrait Chantilly. Vous Ă©tiez fiers d’avoir Ă©tĂ© choisis pour exĂ©cuteurs d’une si haute mission.

En abordant le sol anglais, le proscrit sentait ses douleurs devenir plus poignantes. « Il me semble, disait-il Ă  un ami, que je rentre dans ma cage. » II dĂ©cida qu’il partagerait sa vie entre Londres, Bruxelles et le domaine de chasse oĂč il trouverait l’exercice physique dont il avait besoin. Ses livres et ses tableaux Ă©taient ses amis des bons et des mauvais jours. Il y transporterait ses chefs-d’Ɠuvre et une partie des archives, et lĂ , de nouveau, au milieu de ses travaux continuĂ©s, comme pendant le premier exil, il attendrait.

Les visites Ă©taient plus nombreuses que jadis. Le duc d’Aumale avait tenu trop de place, son absence laissait trop de vide, pour qu’il ne fĂ»t pas entourĂ© de ceux qu’il avait reçus en France. Ses confrĂšres de l’AcadĂ©mie française et de l’AcadĂ©mie des Beaux-Arts faisaient des dĂ©marches pour obtenir son rappel ; ils ne perdaient pas une occasion de montrer quel Français on avait banni. On promettait de le rappeler, mais les mois

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s’écoulaient ; prĂšs de deux annĂ©es Ă©taient dĂ©jĂ  passĂ©es depuis son dĂ©part. « On ne cherchait plus, disait-on, qu’un prĂ©texte. »

Vous vous souvenez, Messieurs, que vous eĂ»tes l’honneur de le donner. Une vacance s’étant produite dans la section d’histoire de notre AcadĂ©mie, nous n’hĂ©sitĂąmes pas Ă  penser que nous devions ouvrir nos rangs Ă  l’historien des CondĂ©. Le secrĂ©taire perpĂ©tuel, qui nous reprĂ©sentait avec une si haute autoritĂ©, renouvela les efforts qu’il n’avait cessĂ© de faire en annonçant officieusement au gouvernement les intentions prochaines de l’AcadĂ©mie. C’était une mise en demeure ; sous une forme parfaitement correcte, le gouvernement fut informĂ© qu’il aurait Ă  approuver avant peu l’élection d’un proscrit. Il n’hĂ©sita plus Ă  rapporter le dĂ©cret d’exil.

Quelques jours aprĂšs sa rentrĂ©e Ă  Chantilly, le duc d’Aumale Ă©tait Ă©lu, sans compĂ©titeur, Ă  la place laissĂ©e vacante par notre confrĂšre, M. Rosseeuw Saint-Hilaire. Il fut reçu dans les trois AcadĂ©mies avec des manifestations qui le touchĂšrent vivement. En peu de mois, il reprit possession de la vie qu’il aimait ; les tableaux et les livres retrouvĂšrent Ă  Chantilly la place qu’ils ne devaient plus quitter. Il fit de nouvelles acquisitions, c’est-Ă -dire de nouveaux dons, achetant les Cuirassiers, de Meissonier, dont il aimait tant Ă  faire apprĂ©cier l’attitude martiale, courant Ă  Londres, oĂč il se plaisait quand il y allait librement, pour voir les dessins du XVIe siĂšcle qu’offrait de lui vendre lord Carlyle, et qui faisaient entrer dans les galeries l’image de tous les contemporains du ConnĂ©table, puis il rentrait afin de recevoir Ă  Chantilly toute notre Compagnie, au-devant de laquelle, vous vous en souvenez, il vint Ă  cheval jusqu’au milieu de la pelouse, repartant, entre deux sĂ©ances de l’Institut, pour Arras, oĂč il allait Ă©tudier sur le terrain la retraite de 1654, puis nous lisant, dans les six mois de son Ă©lection, avec la ponctualitĂ© qu’il mettait Ă  toutes choses, une notice aussi ferme que brillante sur M. Rosseeuw Saint-Hilaire. Cette lecture eut un grand succĂšs.

Il se plaisait parmi vous. Il aimait Ă  retrouver, dans la Section d’histoire et Ă  l’AcadĂ©mie, son ancien maĂźtre. La belle tĂȘte de M. Duruy prenait une expression de tendresse respectueuse lorsque entrait son brillant Ă©lĂšve de 1887 ; les souvenirs du lycĂ©e Henri IV et de Neuilly les rajeunissaient l’un et l’autre. Avant et aprĂšs la sĂ©ance, on se groupait autour d’eux pour les Ă©couter ; nul ne se plaignait qu’ils fussent intarissables. Les lectures commencĂ©es, il n’y avait pas d’auditeur plus silencieux ni plus attentif. Il aimait le travail de la pensĂ©e et le respectait. Il s’intĂ©ressait Ă  tout. On Ă©tait surpris de l’entendre, longtemps aprĂšs, citer un mĂ©moire sur le droit ou un rapport sur la philosophie qui l’avait frappĂ©.

Sa vie trĂšs ordonnĂ©e lui permettait de rĂ©server beaucoup de temps au travail. Les derniers volumes consacrĂ©s Ă  la vie du Grand CondĂ© furent rĂ©digĂ©s en six ans, de 1888 Ă  1894. Il lisait avec mĂ©thode les manuscrits, prenait des notes qui se gravaient dans son Ă©tonnante mĂ©moire, dormait peu, mĂ©ditait longuement et dictait un chapitre comme s’il l’avait prĂ©parĂ© et appris par cƓur. Sans nĂ©gliger aucune des actions du hĂ©ros, il le montre avec une prĂ©dilection marquĂ©e dans sa retraite de Chantilly, appelant autour de lui Racine et Boileau, La Fontaine et La BruyĂšre, se plaisant aux entretiens de Bossuet, invitant Malebranche et FĂ©nelon, recevant tous les hommes de guerre se rendant Ă  l’armĂ©e ; l’Europe entiĂšre y passait ; les Ă©trangers y affluaient ; aimant fort le thĂ©Ăątre, il avait distinguĂ© MoliĂšre, l’appelait avec sa troupe, l’y retenait, et se portait, aux heures

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critiques, son dĂ©fenseur. Le duc d’Aumale aimait Ă  retrouver dans cette antique demeure les traditions d’une grande Ăąme ouverte Ă  toutes les manifestations de l’esprit. « Les anciens adversaires, Ă©crit-il, s’y mĂȘlent aux vieux amis, les huguenots y coudoient les catholiques, les cartĂ©siens conversent avec les esprits forts, chacun respirant Ă  l’aise l’air libre de cette maison hospitaliĂšre. »

Il traçait ainsi le tableau d’un autre temps. Chantilly avait retrouvĂ© ses grands jours. Ce n’était plus les renommĂ©es du siĂšcle de Louis XIV ; mais tous les hommes distinguĂ©s que compte un temps moins fertile en gĂ©nies Ă©taient reçus comme des hĂŽtes attendus ; parmi les souvenirs d’un passĂ© glorieux, les jeunes intelligences qui devaient perpĂ©tuer les traditions de l’art et de la littĂ©rature, rencontraient l’ancienne France.

C’est lĂ  qu’au milieu d’un cercle, celui qui avait su rĂ©unir les livres elles Ă©crivains, les tableaux et les artistes, les objets et les hommes, accueillait tout ce qui avait un nom, tout ce qui semblait attirer les premiers rayons de la renommĂ©e ; il leur parlait avec tant de mouvement et d’esprit, leur montrait ses collections avec une telle variĂ©tĂ© de souvenirs, ses entretiens sur le passĂ© qu’il respectait et sur le prĂ©sent qu’il comprenait Ă©taient si brillants, que ses auditeurs, entraĂźnĂ©s, repartaient sous le charme. Combien d’entre eux, sĂ©parĂ©s par tout ce qui divise, hĂ©las ! nos contemporains, Ă©taient tout surpris, en revenant Ă  Paris, d’avoir Ă©tĂ© mis d’accord et comme unis par l’expression d’un sentiment de commune admiration !

En l’entendant, ses amis se hasardaient parfois Ă  lui demander de rĂ©diger ses mĂ©moires. Ceux qui eurent cette hardiesse ne revinrent pas Ă  la charge. Il les repoussait vivement. SincĂšrement et simplement modeste, il n’avait jamais su se faire valoir.

Sa distraction prĂ©fĂ©rĂ©e Ă©tait la prĂ©paration du Catalogue de ses collections. Il passait des heures entiĂšres Ă  Ă©tudier une origine, rectifiant une attribution, identifiant telle Ă©criture, et, suivant la prĂ©sence des collaborateurs qu’il avait dĂ©signĂ©s, allant d’un tableau Ă  une estampe, d’un bijou Ă  un livre. Quant aux manuscrits, il s’en Ă©tait rĂ©servĂ© le soin : leur description avait Ă©tĂ© faite par lui, ou sous ses yeux ; il l’avait achevĂ©e et avait Ă©crit tout rĂ©cemment l’introduction qui Ă©tait destinĂ©e Ă  la prĂ©cĂ©der. Il avait conçu tout un plan : les catalogues devaient former un monument, ce serait le Livre de Chantilly ; il parlait d’écrire l’histoire du chĂąteau, qui aurait rempli le premier volume.

Un autre projet occupait bien plus profondĂ©ment son cƓur. Plus il avançait dans la vie et plus il regardait en arriĂšre, Ă©tudiant le rĂšgne et la vie de son pĂšre. Il Ă©tait convaincu qu’aprĂšs les brillantes esquisses qui avaient Ă©tĂ© tracĂ©es, le portrait du roi Louis-Philippe Ă©tait Ă  faire ; cette Ă©poque dĂ©jĂ  distante d’un demi-siĂšcle est Ă  peine sur le seuil de l’histoire, il mĂ©ditait de l’y-faire entrer ; tĂ©moin respectueux dans sa jeunesse, il pensait qu’il Ă©tait peut-ĂȘtre le dernier, le seul qui pĂ»t interroger les papiers de son pĂšre en donnant Ă  sa physionomie le relief et la puretĂ© que les calomnies politiques ont tentĂ© de ternir. Le poĂšte a raison : le prestige ne va pas aux monarques qui pardonnent. Ouvrez l’histoire, Ă  chaque page : les bienfaits s’oublient, les chĂątiments terribles demeurent. Qui se souvient dans les provinces rhĂ©nanes des actes de clĂ©mence qui ont fait bĂ©nir le nom de CondĂ© ? Qui a oubliĂ© dans le Palatinat le nom de Turenne ? Le duc d’Aumale voulait vouer ses derniers labeurs Ă  publier les fragments de mĂ©moires qu’avait laissĂ©s son pĂšre, Ă  le montrer fidĂšle Ă  ses convictions libĂ©rales, combattant dĂšs sa jeunesse sous

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le drapeau tricolore, fier de le servir et de sauver, en 1830, sa patrie des rĂ©actions qui, soirs la forme de l’anarchie ou du despotisme, auraient Ă©tĂ©, dix-huit ans plus tĂŽt, Ă©galement fatales Ă  la libertĂ©.

C’était l’ambition de ses derniers jours. Se sentait-il atteint ? Avait-il reçu d’une indisposition soudaine une sorte d’avertissement ? Sans rien changer Ă  sa vie, il n’interrompait plus ses lectures ; les papiers du roi ne le quittaient pas. Il prenait des notes, et l’ordonnance de son travail se formait peu Ă  peu dans son esprit. En relisant les feuillets sur lesquels, chaque soir, le roi Ă©crivait, comme un examen de conscience, les motifs qui lui avaient fait commuer une peine capitale ou les raisons qui avaient dĂ©terminĂ© ses ministres Ă  insister pour l’exĂ©cution, le duc d’Aumale sentit se dĂ©gager de ces pages une telle impression de respect, qu’il voulut dĂ©tacher de son futur livre un chapitre. Il le lut Ă  l’AcadĂ©mie française, et son Ă©motion fut profonde en rendant hommage Ă  ce roi philosophe qui avait laissĂ© la France agrandie et respectĂ©e.

Son esprit Ă©tait tellement rempli de ses lectures qu’aprĂšs la sĂ©ance du 3 avril, la derniĂšre Ă  laquelle il ait assistĂ©, il nous en parlait dans un groupe mĂȘlant les souvenirs de son pĂšre aux projets de son sĂ©jour en Sicile.

Il partait quelques jours plus tard, emportant prĂ©cieusement les manuscrits du roi, se promettant de rĂ©server au travail une partie de ses journĂ©es et de les disputer aux entraĂźnements des courses Ă  cheval, Ă  cet attrait incomparable du printemps lorsqu’il Ă©clate sous le feu du soleil de Palerme. Jamais il n’avait Ă©tĂ© plus heureux de ce voyage, se faisant une fĂȘte de recevoir une sƓur bien-aimĂ©e, de lui montrer le ciel du Midi et de la ramĂšner Ă  Chantilly, oĂč la date de son retour Ă©tait dĂ©jĂ  fixĂ©e.

Les 5 et 6 mai ce calme fut troublĂ© par des nouvelles funĂšbres arrivant de Paris. Les dĂ©pĂȘches se succĂ©daient d’heure en heure, apportant de nouveaux deuils : c’étaient des amies d’ancienne date, des jeunes filles qui Ă©gayaient de leur jeunesse, trois semaines auparavant, la galerie de Chantilly, c’était enfin sa niĂšce qui avait pĂ©ri au milieu de la catastrophe ; les Ă©motions furent cruelles ; il s’efforça de les cacher, mais elles avaient fait leur Ɠuvre : le cƓur Ă©tait depuis longtemps atteint ; six mois auparavant, une premiĂšre crise s’était dĂ©clarĂ©e, et il avait montrĂ© comment il recevrait la mort en soldat et en chrĂ©tien ; au milieu de la nuit du 7 mai 1897, Ă  la suite d’une syncope prolongĂ©e, le cƓur cessa de battre.

Ainsi mourut le duc d’Aumale : il avait passĂ© sa vie Ă  dĂ©sirer une mort glorieuse sur le champ de bataille. Jeune, il l’avait cherchĂ©e en Afrique ; dans l’ñge mĂ»r, il l’avait souhaitĂ©e partout oĂč combattait l’armĂ©e française ; qui peut dire, lorsqu’il montait chaque jour Ă  cheval, qu’aux approches mĂȘme de la vieillesse, il ne l’ait pas rĂȘvĂ©e encore sur d’autres champs de bataille, comme le suprĂȘme couronnement de sa vie ? Il avait Ă©tĂ© Ă©crivain, il avait aimĂ© les arts, il n’avait eu de passion que pour l’armĂ©e, parce que de sa puissance pouvait renaĂźtre la grandeur de la France.

Le drapeau aux trois couleurs qu’il avait servi et aimĂ©, ce drapeau qu’il avait hissĂ© sur sa maison d’exil, qu’il faisait dĂ©ployer en signe de fĂȘte sur le chĂąteau de Chantilly, qui Ă©tait le symbole de ses convictions les plus chĂšres, enveloppa sa dĂ©pouille de Palerme Ă  Paris.

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A cet illustre soldat, on fil de dignes funĂ©railles. L’armĂ©e et l’Institut tout entier Ă©taient lĂ , Ă  ses cĂŽtĂ©s, se tenant auprĂšs du cercueil, sur les marches du temple.

AprĂšs les priĂšres, on vit dĂ©filer les rangs pressĂ©s des fantassins, les escadrons de cavalerie et les batteries de canons de l’armĂ©e de Paris. C’étaient les vraies obsĂšques d’un gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e.

Qui ne sentit Ă  cette vue, aux accents des marches militaires, en se rappelant l’AlgĂ©rie et la Smalah, payĂ©s par deux longs exils, Chantilly dĂ©sormais silencieux, tant d’intelligence, de si beaux livres, un tel amour de son pays, qui ne sentit un frisson intĂ©rieur fait de regrets et de compassion ? Il avait Ă©tĂ© un des esprits les plus rares de son temps. N’aurait-il pas dĂ» ĂȘtre un des instruments de l’histoire pour la grandeur durable de notre patrie ? S’il ne lui a pas Ă©tĂ© donnĂ© de remplir toute sa destinĂ©e, c’est Ă  ses confrĂšres, c’est Ă  ceux qui l’ont connu et aimĂ© qu’il appartient, comme un devoir suprĂȘme, de rendre hommage Ă  ce vaillant homme de guerre qui, ne pouvant agrandir le territoire de la France, a tenu du moins Ă  accroĂźtre son patrimoine, Ă  ce prince qui a voulu que de sa vie se dĂ©gageĂąt une leçon aux coureurs d’aventures, en montrant aux agitĂ©s qu’il n’y a de vraie grandeur que dans le respect scrupuleux des lois, Ă  ce fils de roi qui, fier de sa naissance, a tenu Ă  honneur d’ĂȘtre partout et avant tout, pour les tĂ©moins de sa vie comme pour la postĂ©ritĂ©, le modĂšle du vrai Français n’ayant d’autre passion que la gloire de la France.