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Numéro 0 Gratuit

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Numéro 0 du Cafard Hérétique

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Édito

Édito en deux parties. Ici et puis là-bas, à la fin, un poème éditorial pour finir. Pour conclure ce numéro 0, cette entrée en matière, ce préliminaire, qu'on peut voir comme la caresse d'une inconnue sur un sexe gonflé de vie.

C'est parti ! Quoi de mieux qu'une nouvelle revue pour dire d'effrayer un peu tous les pouvoirs en place. Pour dire de créer un nouvel ordre de folie. Pour dire d'imprimer son empreinte sur le monde et voir le chaos et la morale s'inverser. Allons-y, pas de blabla, du texte, de la création, du sang, des tripes, des larmes, etc. De la beauté sale. On se fout à poil et on hurle comme un ivrogne qui meurt. Comme un papillon qui saigne. On joue le jeu, on a peur de rien, on se dévoile à la populace, on montre ce qu'on a dans le calbutte. On déballe le colosse en pleine civilisation. Les auteurs du Cafard auront des choses à dire, autant être prévenu. Alors mes bellos, en route, en selle, on se laisse aller, on lâche les grands chevaux fous et advienne que pourra.

En avant ! Hue !

Mike Kasprzak

Textes de mon frère mort, Duno.

Je me lance. Je suis écrivain avec une réputation sulfureuse, agressive, un écrivain qui tache et qui éructe… Et pourtant, je n’ai jamais vraiment parlé de moi, mon intimité, ma vie. On fait rarement de beaux livres en blablatant sur ses petits malheurs, ses fêlures, ses petites bistouquettes rabougries criant famine. Il y a quelques années, j’ai pourtant vécu un événement qui bouleversa ma vie. J’ai

appris que j’avais eu un frère… C’était un choc. Mais comme si ça ne suffisait pas, j’appris que ce frère avait été une vedette rock, le chanteur d’un groupe célèbre… J’appris enfin que ce frère, au prénom de Duno, était mort quelques années plus tôt.

J’ai évidemment posé beaucoup de questions sur ce type. J’ai aussi demandé des comptes, la raison pour laquelle on me l’avait caché. J’ai obtenu quelques réponses que je tairai… Cependant, comme pour me demander d’excuser ce vaste mensonge, on me donna un gros carton rempli de cahiers noircis par la main de Duno. Jour après jour et durant des années, il raconta son existence. J’ai alors commencé à vivre avec cet inconnu si célèbre et découvris un être hors-norme, souvent infect, toujours sensible et clairvoyant. Comme pour accepter cette rencontre échouée, j’ai décidé de retranscrire ces cahiers au format Word. Vous lirez ici quelques extraits de ces cahiers…

Un texte de Duno, dans son

cahier n° 5 du 11 avril 1994 « On vend tout dans cet Occident à la

con. On vend des maisons, des appartements à des affamés, on vend des disques, de l'huile d'olive, des lubrifiants pour l'anus, des 4x4. On vend. En Occident, on vend des vacances, des séjours tout compris, des pensions complètes, des maisons sur plan, des morceaux de Tour Eiffel, de mur de Berlin, des boîtes de Zyklon B, des Durex périmées, des vacances sociales, solidaires. On vend en Occident. Des enfants d'Orient, des enfants d'Afrique, des matières fissiles aux dictateurs/néant/encore vivants du XXe

siècle, en Irak, en Iran, en Occident. Aussi.

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En Occident, on vend du féminisme, de la liberté de la presse, de l'égalitarisme, de l'homophilie, de l'islamophobie... On vend. Aussi. On vend des voyages dans l'espace, des porte-clefs de gorille qui bande quand on presse son bide, de l'alcool moins cher que des jus de fruit, des contrats d'assurance pour tout et tout le temps. En Occident, on vend le savoir, on vend les idées, on brade les luttes, on spécule sur l'ignorance des plus pauvres. En Occident on vend les âmes pour empêcher Dieu, on vend Dieu pour empêcher les poètes. On vend pour que rien, plus rien ne soit gratis.

Les mecs ne bandent plus s'ils voient une jambe mal épilée, une lèvre pas peinturlurée, une chatte mal rasée... Alors on vend des crèmes d'épilation, des rasoirs jetables, des parfums chimiques, des maquillages, des magazines sur les régimes, des chaussures fabriquées dans les prisons, des capotes multi-formats, multi-goûts, des fringues, des modes, des périodes de soldes, des vigiles à l'entrée, des parkings payants, des campagnes onéreuses, des autoroutes à péage, des nuits en boîte de nuit, des jours au centre commercial, des yaourts comme faisait mémé mais au prix triplé.

On vend. On veut que l'on vende. Que l'on achète pour vendre. Que l'on travaille pour acheter. Que l'on achète pour que d'autres puissent vendre...

On vend des œuvres d'art dénuées de sens et de talent, on vend des livres qui racontent des histoires, des histoires de gens qui vendent, qui achètent pour que d'autres vendent. On vend des scènes de meurtre, de baise, de viol dans des films. On vend des chansons mièvres, des chanteurs moribonds de 20 ans, des Kurt Cobain et des Elvis Presley morts.

En Occident, on doit acheter la guérison de son âme en achetant des heures chez le

psy, en partant trois semaines en thalassothérapie, en tapant 36 15, tapez « psychiatrie »...

Et puis en Occident, on te vend des stages et des journaux pour t'aider à trouver du travail. On te vend des contrats pour que quand tu meurs, et bah, ça sera bien. On vend... Tout, partout, tout le temps. On vend parce qu'on n'a rien à donner à personne, rien à offrir. Parce qu'à force de vendre, on est simplement devenus les zombies acheteurs, les assoiffés de biens compensatoires.

Quand je dis ça, ben je suis banal, crétin, je rabâche. Tout le monde sait ça. Blablabla. Un jour, je n'ai pas acheté. Je n'ai rien vendu. En montant les escaliers, je n'étais pas bien. Je me disais (je me rappelle de ça comme si c'était hier) qu'il n'y avait pas d'espoir. Que je ne comprenais pas pourquoi je ne parvenais à écrire que des trucs bien sombres. Que je ne faisais que faillir dès que je songeais à voir, analyser le monde avec un regard positif. Je ne savais pas pourquoi des gens voient, ou semblent voir tout en rose, malgré des conditions terribles, et pourquoi d'autres n'étaient capables que de voir tout en noir. Je me disais que penser de cette manière-là, c'était nul... J'avais ce quelque chose du petit garçon que j'avais été. Le petit couillon qui s'imagine qu'un jour il aura une belle vie, avec plein de bonheurs, plein de voyages, plus de misère, plus de pauvres, plus de méchants.

Arrivé devant la porte de l'appartement, j'ai hésité, puis j'ai sonné. Puis j'ai attendu. Puis j'ai sonné de nouveau. Puis j'ai attendu. Puis je suis entré. La porte était ouverte (J'ai senti que c'était un acte volontaire). Et j'ai crié : « Sofiane ?! » Pas de réponse. Et pour cause, il était étendu sur le lit. Le corps entièrement nu, tordu, pas serein. Pas net. Il avait une

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peau très brune, douce. Imberbe. Il était mort. Il était sans doute mort après avoir été pris par de violentes convulsions... Se tuer au détergent, c'est chercher à voir, à regarder sa propre mort en face. Moi ça m'a fait réfléchir, ce quatrième suicide de pote.

Ça m'a fait penser que je pouvais tout aussi bien m'adonner à mon activité enivrée préférée... J'ai appelé les flics avec son téléphone. Je leur ai dit que j'étais un de ses potes qu'ils aillent se faire foutre pour connaître mon nom. Que le plus important, c'était qu'ils viennent s'occuper du cadavre avec tout le vomi et les veines qui ressortent sur le visage tout le bordel simplement...

En picolant un whisky de merde, le soir, j'ai demandé à Elo d'arrêter de me sucer comme une truie. Je pensais déjà que ce pourrait être jouissif de m'éventrer un jour, un truc dans le genre... »

Je ne suis pas inspiré ce matin. Je trouvais ça bien de simplement retranscrire ce texte de mon frangin mort : Duno.

Léonel Houssam

Je vis avec un passeport en cours de validité à portée de main car cela me rassure de croire à la possibilité d’une fuite

Lorsque j’étais jeune, je croyais qu’écrire

me rapporterait des femmes, de l’amour, du respect, de l’argent,

la liberté

je me voyais déjà assis sur le siège en cuir

de voitures coûteuses conduites par des filles de riches ou

des éditrices, des productrices, des critiques d’art, des antiquaires

parisiennes, des photographes new-yorkaises, des top-modèles russes

des starlettes de cinéma… Toutessoucieuses de savourer ma queue de

génie littéraireavec toute la vigueurde leurs lèvres peintes tandis que je

profiterais d’elles en laissant flotter sur mon visage

l’arrogant sourirede l’arnaqueur qui sait qu’il est en train

de tromper son monde mais je sais aujourd’hui qu‘écrire, c’est

juste côtoyerla folie et se noyer dans son sang, c’est

un putainde chemin à parcourir les tripes à l’air et

cellesqui sucent la bite de l’écrivain sont le

plus souventaussi dérangées et seules qu’il l’est parce

que la puanteur de la vie faitque le fou se lie au fou et mes nuits sont

solitaires ou dingues et je vis avec un passeport en cours de

validitéà portée de main car cela me rassurede croire à la possibilitéd’une fuite

les trous dans mon âme ne laissent pas passer la lumière

mais, quelle que soit l’obscurité, écrire me permet d’envisager

la vie

Vincent

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Journal d'un travailleur français en Bolchevie

Prologue

Je viens d'écraser ma cendrine roulée dans une conserve de champignons « bons et pas cher » pendant que les pâtes cuisent. On ne voit pas le ciel depuis la fenêtre de l'appartement dans lequel je claque 300 euros par mois ; juste un mur, en face, un putain de mur que je connais déjà par cœur depuis un mois que je suis là. J'ai séché le boulot hier pour me payer une grasse matinée après avoir lu toute la nuit dernière. Je leur ai dit que j'étais malade. Il vaut mieux qu'ils s'y habituent : ça ne sera sûrement pas la dernière. J'ai passé la soirée à lire, encore ; et puis j'en ai eu assez et j'ai essayé de pieuter. Pas moyen. Après m'être retourné pendant quelques heures, j'ai préféré passer la nuit à attendre. Et voilà – il est cinq heures. Mon appartement se compose de deux pièces, dont une salle de bains. L'autre pièce, dans laquelle je passe le plus sombre de mon temps (je dois allumer l'halogène à partir de seize heures, puisque la lumière ne pénètre alors plus ma chambre, vu l'orientation – et à cause du mur) contient un bureau, une armoire, le lit le plus dur que j'ai connu – et j'ai pieuté plus d'une fois par terre ou sur des chaises de stations-service dans ma vie, c'est dire – et un coin cuisine, incluant un lavabo sans cesse bouché et qui relâche quelque chose qui ressemble à du vieux vomi, odeur en prime. Je suis loin de mon amoureuse, loin de mes amis, loin de tout, dans une petite ville d'Allemagne dont on a fait largement le tour en trois semaines ; je touche 800 euros par mois (mais le fric est en retard) à ne presque rien foutre – « assister » des élèves de collège et de lycée – pour une

dizaine d'heures dans la semaine – et je gaspille ma vie en traversant ce que le premier imbécile venu appelle ainsi, puisqu'il n'a rien connu d'autre – la vie. Les pâtes sont cuites ; je les recouvre d'ail, de curry et de fromage râpé. Je ne mange que ça, avec des pommes de terre frites, aussi. Les patates et les pâtes sont encore les aliments qui ont l'air le plus naturels ; et encore, surtout les patates. Ce qu'on appelle fromage est un crime contre le goût : rien, absolument rien qui ne refoule pas l'usine et le pesticide. Du caoutchouc. De la semelle. J'avais arrêté l'alcool en constatant subitement que la bière même suintait le synthétique ; mais je crois que je vais m'y remettre dès demain. Tout plutôt que cedit fromage. Je ne dis pas tout ça pour l'Allemagne : mais pour n'importe où. La vérité, mes bons amis, c'est que les gens de ma génération sont les premiers à n'avoir jamais rien connu d'autre que cette dénaturation totale de la boustifaille ; mais ce n'est qu'un signe de la falsification intégrale de nosdites vies. Il n'y a plus de vrai fromage, plus de vrai pain, plus de vrai bifteck élevé sans chimie – ou alors beaucoup plus cher, pour les riches – plus de vraie vie pour nous. Oh, on nous le fait accroire. Mais en vérité je vous le dis – notre nourriture de masse est dégueulasse. Notredite vie de masse est dégueulasse. Je n'ai plus même envie d'écrire avec effort, recherche et joliesse pour imaginer autre chose. Cette fois, je ferai l'autopsie du mensonge à partir de ce que je sens – et je ne sens rien d'autre que du dégueulis dans ce monde-là. J'ai presque tout mon temps, et le séchage de travail facile ; et il se passe encore moins de moments de vraie vie qu'à l'ordinaire. Sur la vraie vie, j'ai beaucoup écrit ces derniers mois, depuis que j'ai largué université et le turbin – il fallait bien essayer, pour voir ce que ça donnait : la même merde, en conclusion –

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et exploitation en dite « restauration » rapide (je reviendrai là-dessus : c'est l'occasion – même si tout cela est violemment indigne de l'art – mais peut-être pas d'un coup de scalpel). J'ai voyagé sans savoir où je dormirais, ni où je serais le lendemain : j'ai vécu des instants magnifiques, que j'ai racontés dans mes dernières nouvelles, et qui ne sont rien d'autre que la vraie vie, celle d'un humain libre, tissée de surprises et de merveilles. Un ami m'a accueilli pendant quelques mois : et nous avons vécu – et cela reste à écrire, aussi. Mais il a fallu retrouver du fric pour grailler. J'ai cru – naïvement – que l'emploi proposé ici ne dévorerait pas toute ma vie ; conneries ! La moindre heure de travail te contraint à sacrifier toute ton existence, qui ne peut plus que pivoter autour de celui-ci, incessamment, ne serait-ce que par l'obligation de te fixer dans les environs. Il n'y a plus de liberté pour celui qui travaille : il ne peut plus décider, subitement, de partir. C'est la liberté absolue – la seule véritable liberté – que je désire, en tant qu'être humain. C'est mon droit ; j'en ferai usage. Je choisis mon vingt-cinquième anniversaire comme limite à ma servitude ; et au-delà, je nierai absolument leur pouvoir de me dicter quoi que ce soit en n'importe quelle matière et me proposerai de résister jusqu'à la dernière extrémité. Vingt-cinq ans : cela me laisse deux ans encore pour parachever ma haine et mon dégoût – avant le jeu.

Comte Saltykov

PHALLOCRATE

bonsoir vous pourriez enlever la capuche a pardon je croyais qu’on se connaissait vous avez une idée des tarifs eh ben c’est

soixante l’amour quarante la pipe oui eh bien on y va c’est par là j’te dirais oui par ici l’ascenseur comment tu t’appelles comment ? a ça c’est joli moi c’est betty il est de Paris Lillian ? oui d’ailleurs tout le monde est de Paris moi je suis une provinciale je suis du Midi ça va mon cœur t’as l’air tout déprimé t’inquiètes pas ça va bien se passer quand on est déprimé c’est normal de chercher de la compagnie y a rien de mieux que de se faire câliner un peu tu vas voir mais détends-toi hein mon cœur fais-moi un sourire tiens là tu peux poser les vêtements ça a vraiment pas l’air d’aller t’as pas de copine ah les histoires de couple a merci mon cœur mais si tu veux rajouter un petit plus te faire caresser un peu plus longuement hein un petit plus mon cœur merci tu travailles ? ah bah voilà vous remontez le moral des gens mais vous qui est-ce qui vous remonte le vôtre hein note tu sais quoi nous autres on fait un peu le même boulot ouais des fois y en a qui montent juste pour discuter un peu tu sais allez vas-y installe-toi et regarde-toi baiser ah ben justement j’allais te le dire t’as une main qui sert à rien voilà détends toi tu peux me caresser la chatte mais tu mets pas les doigts oh c’est bon ça tu viens sur moi a pardon je croyais que tu disais ça pour qu’on passe à autre chose tu viens sur moi ou tu préfères te faire sucer debout bon d’accord je continue encore un peu allez chéri tu viens sur moi non en levrette il faut rajouter un petit supplément t’es sûr tu peux pas rajouter un supplément bon tant pis en levrette allez c’est cadeau tiens mets-toi au bord du lit attends baisse un peu attends là je crois que t’as débandé c’est pas grave viens sur moi tu vas voir ça va être bon là comme ça nonon ça va aller lààà allez vas-y non tu m’écrases pas t’es mignon là tu vois non ça va pas prendre plus de temps a mais ça c’était

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pour te caresser les coucouilles attends là je te serre mieux comme ça vas-y donne-moi tout eh ben voilà on se sent mieux après on est vidé et le diable avec attends non non attends chéri je vais le faire j’ai tout ce qu’il faut tu vois tiens du papier essuie-tout là regarde j’ai tout une technique pour qu’il touche rien

Lillian Fornaud

Rien de spécial

pas de cérémonie pas de champagnerien de spécialtous les néons de l'horizon grésillent en

même tempsà travers des halos à travers des trucs

vertsà travers les canines de l'air caniculaireet l'orage grogne comme un ivrogne

philosopheet l'orage gronde comme un ogre en

guerreon dirait que Dieu en personne va sortir

ses poubellesles couilles à l'air en bas résille et porte-

jarretelles pas de cérémonie pas de champagnerien de spécialla pluie parle plusieurs langues mortesla pluie lave les ailes des oiseauxla pluie lave les cheveux des chevauxla pluie remplit tous les trous de la terreet le ciel vomit des morceauxet le ciel lance des couteauxla plaine en est pleinela plaine est pleine de plaiesla plaine est pleine de peinespas de cérémonie pas de champagnerien de spécial les journées sont des schémasles semaines sont toutes pareillesma bagnole c'est ma cabane

ma famille c'est de la merdej'ai un nouveau téléphonemais personne à qui téléphonerexception faite de ma psyqui ressemble à une bouteille de whiskymais motus pas de publicitépas de cérémonie pas de champagnerien de spécialj'ai prévu de ne rien prévoiret c'est tout un programmeque de jubiler sans joieen bronzant sous la grisailleje me fais des frondes avec mes fluideset je tente le tout et je vise le vide

Heptanes Fraxion

Dans la cuisine

Depuis plusieurs mois ça pétait de tous les côtés avec partout des coups de feu, des morts, des règlements de compte et des flashs info spéciaux qui m'éloignaient de mes programmes favoris.

Le dernier Schwarzenneger m'avait laissé dubitatif, trop de zones d'ombres, j'observais des scénarios de plus en plus alambiqués, valait mieux que je reste au chaud dans ma cuisine. Je préparais la poudre, tranquillement, et les clients affluaient. Les cailloux partaient comme des chips si bien que je montais un vrai petit commerce dans mon appartement au dernier étage et, ayant un peu touché au marketing pendant mes études, j'avais pu mettre en place un vrai système de fidélisation du client, ça marchait à fond de balle. Mon père disait que chacun avait une destinée bien établie dès le départ. Moi, je savais depuis le début que mon âme était celle d'un cordon bleu.

Le principe était simple : une carte de

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fidélité, au bout de dix cailloux achetés, c'est à dire dix cases remplies, un caillou offert, au bout de vingt, un caillou offert et une place de ciné, au bout de trente, un caillou et un ticket resto, ma mère me filait ses trucs et ça me permettait de me faire un nom parmi ceux des meilleurs cuisiniers de la ville. Ouais, la concurrence se faisait de plus en plus rude, de plus en plus de types tentaient leur chance et se détournaient des circuits classiques, les trous dans le CV, ils s'en battaient les couilles, tout ce qu'ils voulaient c'était de quoi se financer dans la vie de tous les jours, ça devenait de plus en plus dur à cause de l'appauvrissement, de la fuite des riches qui rendait les pauvres plus pauvres encore et des besoins de plus en plus prégnants, de plus en plus incontestables.

La société se divisait alors en deux catégories : ceux qui vendaient les cailloux et ceux qui les fumaient. Au départ, ma clientèle était plutôt homogène, pas très élevée socialement, j'avais même pas mal de cas sociaux, des mecs à la rue, des dégueulasses ou des espèces de marginaux qui avaient même la flemme de toucher le RSA. Pas facile de débuter dans le milieu surtout quand on fait partie de la vague de ceux qui s'engagent sur l'autoroute deux minutes avant l'embouteillage, alors je ratissais large là ou je pouvais, dans les bas-fonds, du coup je recevais pas que du beau monde mais peu à peu, ça a changé. Les mecs qui venaient étaient de plus en plus respectable, j'ai même eu des mecs très classieux et même des bourges qui me prenaient des cailloux parce que c'était la mode.

En bon philanthrope, je découvrais les joies d'une profession qui alliait à la fois

une dimension sociale, psychologique et médicale et cela pour mon plus grand plaisir ; ce que j'avais raté lamentablement à la fac, notamment parce que j'y allais pas, je le réussissais en freelance, sans personne pour me guider, avec pour seul modèle des séries et des chansons de cuistots. Pas besoin de manuel pour ce genre de taf, suffit de tendre un peu l'oreille !

J'adorais parler, rentrer dans l'esprit des gens, les cerner, m'adapter à eux et parfois même, si c'est pas trop présomptueux de le dire comme ça, les conseiller. J'étais donc pas seulement réputé pour la qualité de mes cailloux et les tickets restos mais aussi pour la qualité de mes mots. L'engouement pour mes services a pris de telles proportions qu'un jour, un mec a frappé à ma porte, pas n'importe qui.

Un mec important ! Bourru, gueule un peu rouge, sourire vorace, gonflé, a priori, le mec était tout sauf végétarien ! Homme politique chevronné, il avait gravi les échelons en claquant des doigts, à peine deux ans d'études après son bac, même pas obtenu le diplôme ! Très conservateur, il avait foutu des caméras partout dans sa ville, l'une des villes les plus blindées du coin, il avait liké la page du bijoutier et de son propre aveu la légitime défense, ça éviterait pas mal d'emmerdes à pas mal de gens.

Quand il a pénétré dans ma cuisine, j'ai reconnu sa silhouette épaisse dans l’entrebâillement. Les stores étaient baissés et quelques lueurs gigotaient sous les interstices. Je lui ai dit de s'approcher et quand il s'est assis, la chaise a grincé. J'ai allumé la lampe qui pendait au-dessus de la table et ses traits porcins m'ont direct tapé dans l’œil. Merde, c'était lui.

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« Hé mais vous seriez pas...- Si c'est moi, dit-il en balayant l'air

chargé de poussière d'ange, pas la peine d'en faire un plat, hein, je suis un humain comme vous, j'ai le droit de me camer la gueule si j'ai envie, pas vrai ?

- Ah ben j'ai pas dit le contraire mais bon quand même, enfin, je veux dire, vous êtes quand même maire, quoi, enfin...

- Ne me jugez pas, s'il vous plaît.- Ah non, non, surtout pas...- On m'a dit que vous ne jugiez pas, c'est

bien pour ça que je viens vous voir.- Ah oui, oui. »

Comme je vous le disais, tout le monde venait me voir, des pères de famille, des clochards, mais des maires, j'en avais encore jamais vu ici ! Surtout celui-là, comment j'aurais pu m'y attendre ? Habitué des médias, il prenait un malin plaisir à insulter les journalistes, les présentatrices télé, les élus de la majorité, les arabes, les noirs, tout le monde, en fait ! Mais je n'avais pas d'opinion à proprement parler et puis bon, ça fait toujours plaisir de rencontrer des sommités !

Son gros ventre l'éloignait sensiblement de la table et le col de sa chemise pullulait de taches de gras, tout comme sa cravate qu'il avait desserrée parce que son cou semblait prêt à exploser, presque violacé. Il posa son chapeau de cow-boy sur la table, exhibant une chevelure vénitienne et fort clairsemée. Son front luisait d'anxiété, il promenait ses yeux dans la cuisine et sembla étonné par la propreté des lieux. C'est vrai que je prenais soin de recevoir mes clients dans un cadre correct ; un bon cuistot se doit de concocter sa tambouille dans un environnement sain !

« Alors, dis-je en appliquant une lotion

sur mes mains, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

- Je voudrais goûter l'un de vos cailloux, on m'a dit que vous étiez l'un des meilleurs cuistots de la ville.

- C'est pas faux, avouai-je sans modestie. Vous savez le faire, ou...

- Nan, c'est bon, laisse. »

Il attrapa la pipe, le caillou d'essai, bourra la cheminée et après m'avoir demandé du feu, l'alluma. Il toussa et rougit encore plus, son teint cramoisi le faisait plus ressembler au démon de la bouffe qu'à un goret.

« Ouais, ouais, fit-il en dodelinant, c'est de la bonne, putain, wahou ! »

Il mit un temps à s'en remettre, tira une nouvelle bouffée et déboutonna la chemise sans pouvoir refréner une quinte de toux qui s'étala sur cinq bonnes minutes.

« Bordel de merde »

J'étais un peu mal à l'aise. Robert Forde, là, dans mon salon, défoncé, savourant mes cailloux avec savoir-faire comme s'il les fréquentait depuis sa plus tendre enfance. Quand il retrouva l'usage de la parole, après m'avoir demandé une bière, il me dit :

« Écoute gamin, je suis pas seulement venu pour tes cailloux, tu sais.

- Qu'est-ce que vous voulez ?- Tu peux me tutoyer, hein.- C'est difficile.- Appelle-moi juste Rob.- Ok, Rob. »

Je hochai la tête comme un gosse devant son prof, ouais, le mec était autoritaire, mine de rien ! Difficile de lui refuser quelque chose, surtout pas un conseil. Et

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c'était ce qu'il voulait. Il sortit un rouleau de son veston, le déplia sur la table, coinça les quatre coins avec des cendriers, des spatules et des fourchettes. Intrigué, je penchai ma tête, sans trop comprendre de quoi il s'agissait.

« C'est un terrain de basket.- Ah, euh, ouais, effectivement.- Les associations me réclament ce truc,

ils veulent pas me lâcher et à force de me presser les couilles, j'ai fini par craquer, qu'est-ce que tu veux que je fasse ? »

Et toi, qu'est-ce que tu veux que je te réponde ? J'suis pas maire, Porky.

« ...Alors voilà, j'ai trouvé un endroit pour le construire, un seul et forcément ça gueule dans le quartier voisin parce que c'est des vieux et qu'ils aiment pas le boucan et qu'un terrain de basket, forcément ça fait du boucan et les ballons, ça casse des vitres tu vois.

- Mmh, mmh, je vois, dis-je en passant ma main sous mon menton pour simuler la réflexion.

- Le problème, c'est que les vieux, c'est mon fonds de commerce tu vois, ils veulent un type comme moi, avec une bonne paire, tu vois...

- Ouais, ouais. »

La casserole cria sur le feu. J'y ajoutais un peu d'ammoniaque pendant que, debout, les deux mains appuyées sur la table, Robert Forde scrutait le sachet de poudre tout fumant sur le plan de travail. Il reprit une bouffée.

« Alors, baragouina-t-il, qu'est-ce que j'dois faire ?

- Un projet d'autoroute, improvisai-je, ou un aéroport.

- Hein ?

- Bah ouais ! Si un terrain de basket c'est déjà chiant, dis leur que tu vas construire une autoroute pas loin ou un truc bruyant, encore pire, comme ça ils vont s'énerver et toi, t'en profites pour glisser le terrain de basket, ils y verront que du feu ! »

Le maire resta bloqué un instant, gueule ouverte, yeux explosés, filets de bave, comme s'il tentait vainement de remettre mes mots dans l'ordre. Il méditait.

« Un projet d'autoroute... »

Pour finir, il lâcha un billet de cent balles et me quitta, un peu hagard en fourrant le sachet de cailloux dans la poche de son pantalon.

Deux ans plus tard, on inaugurait l'autoroute.

Yugo Drillski

La danse de la mort

« Elle est là, les gars ! Elle est là, la vie ! »

Mike sautait de type en type, la main en sang, les yeux injectés de folie, comme un diable sur ressort fanfaronnant au paradis. Il agrippait les gars qui suaient de trouille et leur disait sans arrêt :

« Vous voyez, c'est comme ça ! C'est comme ça qu'on vit. »

Il venait de mettre une raclée à John. Une bonne vieille raclée, une qui ne laisse aucun espoir. John avait commencé à le chambrer en disant qu'il inventait un mythe sur son talent. Son talent à mettre des roustes. Paraissait qu'il n’avait jamais perdu un combat. Tous à mains nues. Tous gagnés par KO. Ça l'a rendu fou. Pourtant il n’était pas venu pour se battre. Mais dès

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que l'ivresse d'une baston bien saignante l'attrape, il devient habité. Il aurait fait un bon boxeur sans aucun doute. Il ne frappait pas, il assommait. Il ne bougeait pas, il se volatilisait. Ses coups semblaient partir comme la détente d'un colt rudement remonté. Sans l'ombre d'un doute. Transperçant l'air et la chair du type en face. Ses poings n'étaient plus que massue. Et il était intouchable. Vif. Un colibri mortel. Le baiser de la mort qu'il donnait à chaque fois. Il aurait pu boxer en pro. Mais l'entrainement, la rigueur du boxeur, ce n’était pas son truc. Ça manquait de mouvement, d'instinct, de hasard. Et le risque n'était pas le même. Dans une bagarre de soirée, comme ça, on peut y laisser sa peau. À chaque fois. Suffit que le type ne soit pas réglo. Qu'il appelle du renfort, qu'il sorte un couteau ou un flingue et c'en est fini. Mais c'est ce qu'il voulait, Mike, de l'action, du danger, comme jouer avec la morsure d'un cobra.

Et John s'en était pris une vilaine. Ça n'avait pas trainé. Les deux étaient saouls, mais quand il faut se battre, Mike change d'univers, l'alcool ne l'atteint plus, la nuit ne le touche plus, plus rien n'existe sinon le sang, les coups et le visage du type en face qu'il faut démolir.

« Vous voyez comment on fait. Shhttt. Shttt. Bammm. »

Il mimait deux feintes au corps et un crochet du droit au visage. La danse de la Mort.

Personne ne réagissait. Ça puait la frousse. Après le spectacle qu'ils venaient de voir, tout le monde était refroidi. Si bien qu'ils avaient tous envie d'en finir rapidement, choper une gonzesse, la baiser dans un coin, et dormir loin de la peur et du sang.

« Putain, mais vous êtes tous morts ou quoi ? Oh ? Y en a qui veulent se battre ou pas ? »

Fallait qu'il en ait encore plus à se mettre sous la dent.

Nico, le seul gars qui pouvait lui parler sans s'en manger une, est venu lui souffler deux mots :

« Mike, lâche l'affaire. Y a personne qui veut se battre. T'as fait peur à tout le monde là avec John. Ils ont dû l'amener à l'hôpital tellement que tu l'as amoché. T'as détruit l'ambiance là.

- Tas de morts, s'est contenté de répondre Mike. »

Ensuite, il a cherché Sonia, qui était plus ou moins sa petite amie. Une mignonne petite blonde, bien roulée comme il faut, la seule femme qui pouvait l'adoucir, autant qu'on peut adoucir un type aussi bouillonnant.

« Oh Sonia, viens là, on va se caser, on ira baiser chez moi. J'ai envie de baiser là. Je vais tout donner.

- Écoute Mike, le prends pas mal, mais... je sais pas si je vais venir. Tu me fais peur avec toutes tes bagarres là... Et puis, je crois que je suis amoureuse d'un autre mec. »

Il l'a regardée pendant quelques secondes, comme s'il venait de se fracturer le crâne contre un miroir, des éclats partout, la gueule en miettes, les reflets fissurant l'image d'une chair vidée.

« Vous êtes tous des morts, il s'est contenté de répondre. »

Le lendemain, les pompiers ramassaient des bouts de son corps, de sa tête et de tout le reste un peu partout sur le chemin de fer. La vie l'avait eu. Il avait foutu le camp tout seul, et s'était foutu en l'air, toute son énergie joueuse, sa force et sa violence éteintes, comme un guerrier éternel qui n'aurait plus personne pour lutter, plus de but, plus à rien à faire parmi des simulacres d'êtres vivants, parmi tout un tas de morts. Comme un homme qui aurait perdu toute illusion et qui n'aurait

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plus sa place dans un monde qui n'aurait plus rien à lui confronter.

Mike Kasprzak

En toi

… je décide que c'est fortje décide que tu es là

mes mains t'apprennentet en gardent le souvenir

je t'embrasse longuementton braston épaule

je sens ta chaleur

je me rapproche de ta chaleur

tu t'es endormi en me serrant contre toiil y a comme une absenceun espace videentre ce que tu faiset ce que je peux percevoir de toi

un espace manquantun creux

c'est pour cela que je te dessinesouventavec le regard vide

comme tu es direct quand tu discomme ça sort vite !

j'ai l'impressionque je ne suis pas à toipar ce manquecet espace vide

parce que la paroleest loin du geste

est loin de la pensée

parce que tu es loinquand tu es en chair

parce que tu me mets à distancemême dans le « tu »

même dans le « tu » le plus proche

… mais tu te trompes...

tu te trompes souvent. tu n'imagines pasdans quel mensonge mentalje m'oblige à penser

...

là je voudraisme transporterdans ton corpset bouger avec toi...

et que tu ne le sentes pas

je suis à côtéet je dis « je suis à côté »NE PAS ETRE DEDANS

NE PAS AVOIR LA TÊTE DEDANS

que je laisse faireque je me laisse faireet que je me laisse faire des chosescomme un massage de la vie…

Je prendrai dans ma main ton sexeje le caresserai très doucementpuis je le tiendrai fort en t'embrassant

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et je me pencherai le prendre dans ma bouche

longtemps

Maria la goutte

Errance esthétique d'un petit barbare

Et qu'est-ce que la beauté vient foutre là-dedans ? hein ? Dans les rues, c'est rempli d'or. Incroyable. Que des rivières de Pactole qui enjolivent le monde absurde qu'on s'est créé. Je sors, je vais en chercher un peu, en revenant, je vous raconte. Je vais essayer de pas tout dénaturer.

J'ai cherché la beauté. Les rues étaient fraîches comme de l'eau bouillante, et sur les pavés liquides de reflets j'ai croisé mes semblables. C'était bon d'être parmi eux quelques instants, de croiser le fer des sourires, d'entremêler les caressants tentacules de nos yeux. J'ai cherché la beauté.

Une place. Une place avec des tas d'abribus, des chicanes de bitume, des platanes disgracieux, leur pollen tourbillonnant, des clochardes enjouées et deux témoins de Jehovah qui se laissaient mastiquer la cervelle par un zonard à moitié dingue en treillis. Je cherchais la beauté, alors pourquoi pas là-bas ? Contre un abribus, mais pas en dessous, derrière, j'ai vu une couverture étalée, orange et blanche, la couche abandonnée d'un SDF. Sa puanteur est devenue tout l'univers quand je suis passé à côté. Plus rien d'autre n'existait. Dans cet espace, c'est ce qui s'approchait le plus de la beauté. Mais ce n'était pas encore assez. J'ai continué de

marcher, je n'ai pas abandonné ma quête. Je suis allé au bout de la place : il n'y avait pas d'océan. J'ai fait demi-tour, je suis revenu sur mes pas, et la magie avait cessé, cette couverture ne valait plus grand chose ; ce n'était décidément pas encore LA beauté. Je devais continuer. Un vent lascif nous enveloppait, une sorte d'harmattan exténué mais encore chaud, encore sablonneux, pas agressif ; ce vent était chargé de sensations lointaines, de nostalgies, de mélancolie. Les gens n'étaient pas nus, allant pour la plupart tout seuls et cherchant je ne sais quoi. Vraiment, j'aurais aimé savoir. Moi je cherchais la beauté, mais eux?

Sur la route que je m'étais choisie, il y avait un square aux bancs verts sur lesquels juchaient de jeunes pétasses qui sûrement séchaient les cours. Le souffle de l'air soulevait poussivement la poussière blanche au sol. Au milieu du square, un magnolia immense, aux branches très basses et très longues, à l'écorce sombre, et dans l'ombre de cette magnifique araignée végétale, un fou, statique, protégé du monde uniquement par une chemise bleue. Il contemplait un abysse sans aucune expression sur son visage. Il était fiché là, détaché de tout, absent, sensible à des choses qui me dépassaient. Peut-être qu'il la voyait lui, la beauté, mais sans rien laisser s'échapper de lui, reclus dans une totale autarcie. Je l'ai dépassé. J'ai continué ma route. Un peu plus loin, toujours dans le square, une autre folle, une vieille folle, complètement brisée. Elle, en général, elle cherche quoi manger. Entendons-nous bien, elle ne fait pas l'aumône, elle ne manque même peut-être pas d'argent, non, sa quête à elle c'est de trouver l'idée de ce qu'elle pourrait bien manger. Alors elle demande leur avis aux passants : « vous allez manger quoi ce soir

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? ». Voilà son problème. Elle ne sait jamais quoi manger, c'est un choix qu'elle ne peut faire toute seule, une équation trop dure à réduire dans la solitude de son esprit. Elle a besoin de conseils. Mais si vous répondez, par exemple, « du poulet », ou « des petits pois », elle vous regarde avec une moue suspicieuse et pose alors le second problème : « vous croyez que c'est bon ça ? ». Les questionnements s'ajoutent aux questionnements, les problèmes aux problèmes, les doutes surgissent de l'abîme. Rien n'est simple. Cette femme manquait d'affection, de présence humaine, de paroles, d'échanges avec ses semblables. Bien sûr, elle s'y prenait bizarrement. Effrayant. Je suis passé devant elle. Je suis sorti du square. Je cherchais toujours la beauté, en marchant tout doucement pour être certain de ne pas la manquer si je passais tout près.

Cloître Saint-Louis, exposition d'art. Pourquoi pas. C'était pas si idiot. J'ai monté les escaliers. J'ai pénétré dans la salle. J'ai eu une nausée blanche. Une nausée de vide, comme au sommet de la bosse, lancé à pleine vitesse quand le cœur se décroche et se retrouve en apesanteur dans la poitrine. Je suis sorti. J'ai redescendu les marches. La caresse tiède de l'air m'a fait du bien. Un petit bien tout minuscule, mais c'était déjà ça, c'était assez pour reprendre ma pérégrination.

Le fleuve ! Le Rhône gris, nauséabond, sourd et épais, ça c'était une idée ! J'en ai pris la direction, toujours aussi lentement, déterminé.

Ce Rhône-là, une fois qu'on a risqué sa vie en traversant la nationale, s'aborde par un sentier frais où il fait bon courir, ou simplement s'asseoir. Je me suis simplement assis. Ma quête ne touchait

pas à sa fin. Je contemplais seulement un fleuve muet, huileux, une profonde fosse remplie d'eau sale et jonchée d'énormes péniches. Je repensais tout à coup à un rêve fait des mois plus tôt. Dans ce rêve j'étais en compagnie d'un être très cher, très sensible et très intelligent. Nous étions sur un belvédère face à la nature, face à des collines verdoyantes. Mon être cher m'avait déclaré ceci :

« Je cherche la fille de la poésie ».

L'expression d'une certaine beauté eut été de pleurer à ce moment précis. Mais j'en étais incapable. Je me suis relevé.

OÙ SE TROUVE LA BEAUTÉ, BORDEL ??!!

EST-CE MOI QUI SUIS AVEUGLE ?

Deux voitures vrombirent juste derrière moi, en passant au moins à cent kilomètres heure. Bande de tarés. Sûr que la beauté, vous, vous rouleriez dessus, crétins homicides, articides. Moi, je ne vaux peut-être pas grand chose, mais au moins je cherche.

Me voici de nouveau à la marche, sur les quais du Rhône, parmi des joggeurs couverts de sueur, parmi des vieilles et leurs caniches, parmi les buveurs de bière qui s'esclaffent affalés sur l'herbe, entre les voitures agressives et le fleuve impassible.

Je cherchais la beauté. La plus vive émotion. Je sentais bien qu'une mécanique étrange s'était rouillée en moi, que tout le magnifique du monde me laissait de marbre. Oh, bien sûr, je pouvais faire semblant. Aborder n'importe quelle fille, n'importe quel canard qui joue sur la rive, simuler un transport face aux reflets de l'eau brouillés par les remous.

Il faut trouver la force de voir la beauté. Je devais en puiser quelque part. Derrière

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la Palais des Papes il y a une petite descente de pelouse, toujours bercée par une brise fraîche, car le Rhône y court en contrebas. C'est un endroit privilégié pour la contemplation.

Je retraversai la ville dans la noria oppressante de mes contemporains. Moi qui suis si bravache d'ordinaire, si présomptueux, si sûr de ma force, je me retenais de ne pas fuir comme le premier agoraphobe venu. Je suais. Bien entendu que c'était à cause de la température, tout le monde certainement suait aussi. Incapable de soutenir un regard. Et je tombai même au beau milieu d'une fanfare ! Heureusement que les armes ne sont pas en vente libre.

Enfin je pouvais poser mon cul sur l'herbe, à l'ombre, au milieu des mouches et moustiques dont la compagnie me désobligeait moins que celle des humains. Sous un grand pin. Un pin je sais pas quoi, je suis nul en arbres. Les jeunes nommaient cet endroit « le coin des amoureux ». On a le droit d'y venir seul quand même.

« Casse-toi sale pute ! »

Ouais, il a raison ce jeune débile, « casse-toi sale pute », cassez-vous tous sales putes. Un petit groupe de jeunes filles me lorgna un moment, je fis de même sans éclairer ma face d'une quelconque invitation. On en resta là.

Une nana me draguait par texto, ce qui coupait intempestivement la musique que j'écoutais depuis mon portable. Fâcheux. Je répondais mollement à ses avances. Grâce à Dieu elle finit par se lasser. Enfin quand je dis "Dieu", vous voyez ce que je veux dire.

"Deux corbeaux en coupleviennent traîner leur noirceursur les pierres creuses.L'âme ne s'élève pasdans le coin des amoureux."

J'avais appris le matin même comment composer un tanka. J'étais à mon maximum là. Il paraît que dans le Japon traditionnel on m'aurait buté pour en avoir écrit un, qu'il fût bon ou pas terrible, cet art étant réservé à la Cour Impériale.

Bon, j'avais vu deux corbeaux. Ok. Mignon. Pas non plus LA beauté, pas de quoi chialer. Pour l'instant ce qui s'en rapprochait le plus, c'était cette couverture puante, c'est sur elle que j'aurais dû écrire un tanka. Je convins avec mon âme qu'il était temps de rentrer.

Comme j'avais faim je me suis préparé une salade grecque : tomates, concombres, olives, fêta et oignon.

En coupant l'oignon, j'ai pleuré.

Brice Haziza

MI AMOR OU MIS À MORT?

Je n’aime pas les gens qui font abstraction…

La ligne est mince entre l’amour et la nausée… Je déteste aussi qu’on me dise : « Tu ne pourrais pas être plus humain parfois ? » Pire, j’ai la fâcheuse habitude de sous-estimer la violente et hypocrite façon qu’a la vie en général à me tordre, à me baiser et à m’écorcher à vif.

Crève salope, ta vie n’vaut pas cent balles…

Dans mon foutoir, j’écoute Métal Urbain à fond… Y a ma voisine Ouzbek qui ne peut plus supporter ; elle tape, avec ses

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poings prolétaires, sur les murs de sa chambre. Elle crie des insanités… J’avais le goût de me branler mais ça ira à demain. Je monte le son de la stéréo et m’assure que le disque tournera en boucle, puis je sors sans barrer la porte…

Le bar, en bas de chez moi, est fréquenté par les pédés ; ils boivent de petits drinks roses. Perso, ça ne me dérange pas, faut juste éviter d’aller pisser pour ne pas tomber sur les mecs qui se sucent… Je commande un verre de vinaigre russe ; les paumés comme moi, ne boivent pas d’alcools fins, ça nous ferait des gentillesses dans le bas-ventre. Au comptoir, à deux bancs de moi, est assis un crasseux, les cheveux longs et la barbe jaunie par le tabac, qui boit, lui aussi, du vinaigre. Il me regarde.

- Je n’ai jamais voulu faire la guerre…Je prends une gorgée, renifle un coup et

serre le poing…- Ben moi, que je lui réponds, je n’ai

jamais voulu faire l’amour…- Et à l’amour, on vous y a forcé…?Je verse une larme, sans savoir pourquoi

et termine mon verre d’un coup.- Va te faire foutre, la guerre ça se refuse,

dans le pire des cas tu te fous l’arme dans la gueule et tu tires… L’amour ça ne se refuse pas, ça te bouffe de l’intérieur pire que le cancer, ça te détruit, ça te mine, ça t’étouffe et quand tu tentes de le refuser, ça t’achève…

Je prends mon verre et lui balance à la figure… Y a plus un pédé qui danse, ils me regardent tous… Je sais qu’ils sont amoureux. Ils me montrent la porte.

Je sors sur le boulevard, il fait froid et il pleut à verse; ma température favorite. Je vais marcher longtemps, jusqu’à en mourir p’t’être…

Crève salope, ta vie n’vaut pas cent balles…

Berriganovitch

Pourquoi

Elle a voulu que je lui expliquepourquoipourquoi tant de noirceurpourquoi la perversitépourquoi la hainepourquoi la rageet la solitude et la souffranceetje lui ai ditquand tu descends vraimentdans les abimesquand tu t'y engouffres profondémentet que ça sentla peur la merde la douleur le chaos et le

vicequand tu te trouvesdans les boyaux des ténèbresdans le noir le plus salealorsle moindre éclatla moindre lueurla moindre lumièrescintillecomme un soleil dansant

et c'est d'une beauté

Mike Kasprzak

FINabonnement disponible sur le site :http://www.lecafardheretique.fr3 mois : 12 euros (frais de port inclus) – 6 numéros6 mois : 21 euros (fdp inclus) – 12 numéros1 an : 40 euros (fdp inclus) – 24 numéros

parution tous les 15 jours – 1,50 euro l'unité

auteurs : appel à textes permanent

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