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Numéro 13 : Mars/Avril 2008 §8. The Critic as Artist Avis critique par Valérie Fehlbaum Salomé à la Comédie de Genève ©Hélène Tobler/Lausanne uel meilleur début pour une année que l’évènement qui vient de se passer à Genève on seulement on a pu y voir la pièce de Wilde, Salomé, montée dans sa versio riginale à la Comédie sous la direction admirable d’Anne Bisang, mais assister auss plusieurs rencontres publiques avec la metteure en scène et les acteurs. En mêm emps la Comédie expose une série de très belles photographies prises par Hélèn obler pendant la création de la pièce où, pour une fois, les vedettes ne sont pa es comédiens, mais les artistes en tous genres: des techniciens du bois, du tissu u matériel électronique etc… tous ceux qui œuvrent derrière la scène. En outr

Numéro 13 : Mars/Avril 2008 - oscholars.files.wordpress.com  · Web viewMalgré la chorégraphie souvent inspirée du jeune espagnol Cisco Aznar, la danse des sept voiles n’éveille

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Numéro 13 : Mars/Avril 2008

§8. The critic as artist

Avis critique par Valérie Fehlbaum

Salomé à la Comédie de Genève

©Hélène Tobler/Lausanne

Quel meilleur début pour une année que l’évènement qui vient de se passer à Genève ! Non seulement on a pu y voir la pièce de Wilde, Salomé, montée dans sa version originale à la Comédie sous la direction admirable d’Anne Bisang, mais assister aussi à plusieurs rencontres publiques avec la metteure en scène et les acteurs. En même temps la Comédie expose une série de très belles photographies prises par Hélène Tobler pendant la création de la pièce où, pour une fois, les vedettes ne sont pas les comédiens, mais les artistes en tous genres: des techniciens du bois, du tissu, du matériel électronique etc… tous ceux qui œuvrent derrière la scène. En outre Sylviane Messerli, à la Fondation Martin Bodmer, a mis sur pied une magnifique exposition temporaire, qui contient parmi d’autres trésors fin-de-siècle le petit carnet dans lequel Oscar Wilde a écrit la pièce (voir photo), d’un trait, selon la légende. Ces deux expositions ont été inaugurées par Charles Méla, directeur de la Fondation Martin Bodmer, et Martin Leer, enseignant à l’Université de Genève. De tels liens entre des différentes institutions de la ville et de ses citoyens sont à applaudir et à renforcer.

Il y a aussi exactement soixante ans que Salomé a été mise en scène par Peter Brook à Covent Garden avec les célèbres décors de Dali. Ici, à la Comédie de Genève, la scène est bien plus dépouillée, et cachée au début derrière un rideau de voile qui se lève seulement quand Salomé apparaît. Un énorme cube noir légèrement en biais se trouve sur le côté gauche, d’où sortira un grand escalier en plastique rouge, comme une sorte de langue, pour laisser entrer le Tétrarque, et qui laisse le spectateur imaginer ce qui se passe à l’intérieur. Une petite muraille en demi-cercle dotée d’une sorte de fourrure blanche sur le côté droit indique les limites de la terrasse où tout se joue, et au milieu, comme il se doit, la lune est suspendue, majestueuse et omniprésente. Les surfaces du cube et de la lune servent aussi d’écran pour des projections en tous genres : des images, des mots (une manière de laisser Wilde s’exprimer directement, selon Anne Bisang), symboliquement, complètement brouillés quand Iokanaan parle.

©Hélène Tobler/Lausanne

Tout comme la pièce à ses débuts, la mise en scène d’Anne Bisang interpelle – et justement, mais sûrement pour des raisons différentes des années 1890. D’abord, ce que se réfère à la Bible touche peu de personnes, même dans la cité de Calvin, et l’idée que Jean le Baptiste pourrait éveiller, non la spiritualité mais les passions charnelles, laisse assez indifférent. Ce qui scandalisait le plus à l’époque, l’évocation du désir et de la sexualité des femmes, a perdu son pouvoir de scandale. Bien au contraire: la sexualité des femmes, même des très jeunes filles, s’est presque banalisée, et à notre époque où elle s’étale partout dans notre société moderne, la sexualité frise souvent la pornographie, laissant peu de place à l’érotique et à l’imaginaire. Et ceci rend la célèbre danse de Salomé fort problématique. Malgré la chorégraphie souvent inspirée du jeune espagnol Cisco Aznar, la danse des sept voiles n’éveille guère aujourd’hui les frissons d’antan.

Au contraire, les antagonismes entre les générations restent tout aussi âpres, voire peut-être plus, et les luttes entre les pouvoirs n’ont peut-être jamais été aussi durs. On ne peut s’empêcher de penser que Wilde envoyait des dards à peine déguisés à ses contemporains, des dards qui trouvent toujours leur cible ; le pouvoir patriarcal, le pouvoir étatique, à la fois fragilisé et ridicule, mais en même temps hautement dangereux, ce que Wilde allait découvrir à ses propres dépens. On dirait qu’Anne Bisang accentue ces conflits – et Salomé paraît ainsi une adolescente rebelle, impulsive et volontaire, qui ne mesure pas les conséquences de ses actes, plutôt qu’une femme sensuelle. Hérode et Hérodias, à ce moment-là, ressemblent à bien des familles actuelles, recomposées, dépassées par leurs enfants, et essayant désespérément d’imposer leurs volontés. Sur un niveau plus large, ce qui reste absolument intact après plus d’un siècle, c’est la force destructrice et l’aveuglement du désir, le caractère obsessionnel d’une passion qui est au-delà du bien et du mal. Il est bien difficile là encore de ne pas établir de liens entre la pièce et son créateur.

Bien sûr, même aujourd’hui, avant toute représentation, Wilde arrive précédé de sa réputation, et l’on s’attend invariablement à des références homosexuelles, ce qui explique peut-être en partie quelques costumes et gestes qui évoquent les pratiques sado-maso. Tout comme l’humour de Wilde, généralement moins associé à Salomé qu’à ses pièces plus souvent jouées, tel que L’Importance d’être Constant. Dans un entretien, Anne Bisang mentionnait son désir d’accentuer le rire, de décrisper le public archi-sérieux du théâtre. Surtout dans le jeu des personnages mineurs qui agissent comme une sorte de chœur grec, le spectateur sent l’influence des films muets, des musicaux, du burlesque. Par exemple les deux soldats font un duo à la Laurel et Hardy, un petit chauve et un grand maigre à qui on a infligé des bégaiements qui donnent lieu à des jeux de mots formidables, sans faire rire un public qui n’ose pas montrer son amusement.

Naturellement, dans toute mise en scène certains choix restent discutables, mais sûrement le théâtre doit rester un lieu privilégié d’interrogation aussi bien qu’un divertissement. En général Anne Bisang est très bien servie par ses comédiens, et, au-dessus de tout, la beauté du texte profondément poétique de Wilde résonne longtemps après que le rideau est tombé.

La pièce se joue du 19-27 février au Théâtre Kléber-Méleau à Lausanne et les 15 et 16 mars au Théâtre du Passage à Neuchâtel, accompagnée par les photographies d’Hélène Tobler.

L’auteur tient spécialement à remercier Anne Bisang, Stéphanie Chassot, Sylviane Messerli et Hélène Tobler pour leur générosité et leur soutien.

· Valérie Fehlbaum a fait des études de langue et de littérature anglaise à Oxford. Elle a préparé un DEA à l’Université de Genève et un doctorat à Aberystwyth sous l'égide de Lyn Pykett. Son livre sur Ella Hepworth Dixon est sorti chez Ashgate en 2005. Elle enseigne actuellement dans le département d’anglais de l’Université de Genève.

Manuscrit original de “Salomé” – Fondation Martin Bodmer – Genève

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