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Jean-Marc Offner Le développement des réseaux techniques : un modèle générique In: Flux n°13-14, 1993. pp. 11-18. Résumé Le développement des réseaux techniques peut se schématiser à travers sept phases : la naissance, dans une situation de complémentarité avec un réseau antérieur ; le développement initial, où apparaissent des concurrences entre réseaux ; la transformation, au cours de laquelle les usages du réseau se modifient ; le redéploiement, qui implique un accroissement extensif ou intensif du réseau ; la maturité ; le déclin et éventuellement la disparition, compte tenu de l'apparition de nouveaux réseaux. Cette approche des mutations techniques tente d'articuler une vision exogène des changements, qui privilégie les interférences entre le réseau et son environnement, et une prise en compte des spécificités de la transformation endogène des réseaux dans la longue durée. Abstract The development of a technical system or network can be broken down schematically into seven phases: birth, in the context of complementary, in which there is usually a preexisting network; initial development, during which appears competition among networks; transformation, during which the uses of the network change; redevelopment, which usually implies extensive or intensive growth of the network; maturity; decline and eventually, disappearance, taking into account the birth of new networks. This approach, through technical mutations, attempts to clarity an exogenous vision of the changes involved, giving more importance to interferences between the network and its environment, and a taking into account of the specificities of long term endogenous transformations of networks. Citer ce document / Cite this document : Offner Jean-Marc. Le développement des réseaux techniques : un modèle générique. In: Flux n°13-14, 1993. pp. 11-18. doi : 10.3406/flux.1993.960 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flux_1154-2721_1993_num_9_13_960

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Jean-Marc Offner

Le développement des réseaux techniques : un modèlegénériqueIn: Flux n°13-14, 1993. pp. 11-18.

RésuméLe développement des réseaux techniques peut se schématiser à travers sept phases : la naissance, dans une situation decomplémentarité avec un réseau antérieur ; le développement initial, où apparaissent des concurrences entre réseaux ; latransformation, au cours de laquelle les usages du réseau se modifient ; le redéploiement, qui implique un accroissementextensif ou intensif du réseau ; la maturité ; le déclin et éventuellement la disparition, compte tenu de l'apparition de nouveauxréseaux. Cette approche des mutations techniques tente d'articuler une vision exogène des changements, qui privilégie lesinterférences entre le réseau et son environnement, et une prise en compte des spécificités de la transformation endogène desréseaux dans la longue durée.

AbstractThe development of a technical system or network can be broken down schematically into seven phases: birth, in the context ofcomplementary, in which there is usually a preexisting network; initial development, during which appears competition amongnetworks; transformation, during which the uses of the network change; redevelopment, which usually implies extensive orintensive growth of the network; maturity; decline and eventually, disappearance, taking into account the birth of new networks.This approach, through technical mutations, attempts to clarity an exogenous vision of the changes involved, giving moreimportance to interferences between the network and its environment, and a taking into account of the specificities of long termendogenous transformations of networks.

Citer ce document / Cite this document :

Offner Jean-Marc. Le développement des réseaux techniques : un modèle générique. In: Flux n°13-14, 1993. pp. 11-18.

doi : 10.3406/flux.1993.960

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flux_1154-2721_1993_num_9_13_960

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Le développement des

réseaux techniques :

un modèle générique

JEAN-MARC OFFNER

Jean-Marc OFFNER dirige le Groupement de recherche "Réseaux" du CNRS. Directeur de recherche de l'INRETS (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité), il anime au sein du LATTS (Laboratoire Techniques-Territoires-Sociétés, Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, Université de Paris-Val-de-Marne) l'équipe "Réseaux-Institutions- Territoires".

LA notion de réseau, en France tout du moins, a environ deux cents ans. Par delà les métaphores textiles ou organicistes, c'est d'abord chez les

militaires du génie qu'elle prend naissance (Guillerme, 1991). Les saint-simo- niens en feront un concept opératoire à partir des années 1830, alors que se développent réseaux ferroviaires et réseaux de distribution d'eau (Ribeill, 1988). La révolution industrielle conférera ensuite à l'échange, au flux, à la mobilité, de multiples vertus économiques (Roncayolo, 1989). La ville hauss- manienne sera celle des réseaux, où la voirie relie les divers équipements de la ville et permet le passage de nombreuses infrastructures techniques : tuyaux d'eau, égoûts, canalisations de gaz, lignes électriques, rails de tramway, tubes pneumatiques, liaisons télégraphiques...

Le réseau est alors à la fois machine circulatoire et instrument de territo- rialisation. Plus tard, le réseau apparaîtra au contraire comme destructeur des territoires, bousculant les références spatio-temporelles, brouillant les échelles géographiques, avec l'avènement des grandes vitesses et la diffusion des télécommunications. Dernier avatar, le réseau devient désormais synonyme non plus de maillage de flux, non plus de topologie relationnelle, mais de modalités spécifiques de transactions entre individus ou organisations.

On n'introduira pas ici la réflexion épistémologique qui permettrait de préciser la pertinence des diverses acceptions du terme réseau, les filières notionnelles en jeu, en se contentant de définir notre sujet d'étude comme l'ensemble des services collectifs matériellement organisés par une infrastructure technique spatialement agencée en réseau, c'est-à-dire sous forme d'un « ensemble de lignes, de bandes, etc., entrelacées ou entrecroisées plus ou moins régulièrement » (définition du Robert).

Comment ces réseaux naissent-ils, se développent-ils et, éventuellement, disparaissent-ils ? Le présent texte tente de formaliser les modalités de croissance des réseaux. Il ne s'interroge en revanche pas sur le pourquoi de la création et de l'extension des réseaux, redoutable interrogation sur les causes de la "mise en réseau" progressive des activités économiques et sociales modernes, probablement à référer à la spécialisation toujours plus poussée des activités humaines (c'est parce que l'espace est hétérogène qu'il y a réseau).

Bâtir un modèle descriptif de l'évolution des réseaux suppose d'abord de s'affranchir de la thèse du développement endogène. Il sera ensuite possible de

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FLUX n°13 /14 Juillet - Décembre 1993

proposer un phasage de l'histoire des réseaux, grille d'analyse utilisable rétrospectivement autant que pros- pectivement.

LE DEVELOPPEMENT ENDOGENE : UNE THÈSE REFUTABLE

La recherche de lois d'évolution des réseaux techniques, dans une démarche qualifiable ď « internalis- te », est une constante de la réflexion scientifique, selon des formes plus ou moins sophistiquées.

On rencontre ainsi souvent l'idée d'une aptitude intrinsèque du réseau à croître sans soucis de quelconques obstacles. Les observations quantitatives sur les premiers temps des réseaux appuient cette opinion, tant s'avère rapide leur développement : en 1850, le réseau ferroviaire français comprend 1 931 km ; en 1860, 4 100 km ; en 1870, 17 400 ; en 1880, 23 600 (Gokalp, 1983).

La plupart des réseaux présentent de telles courbes ď « irrésistible » croissance (Figure 1).

Il paraît dès lors tentant de proposer des modèles simples de diffusion des réseaux : des tronçons au réseau (exemple des autoroutes), des lignes au réseau (exemple du téléphone), du réseau connexe au réseau

connectif, c'est-à-dire avec un maillage plus fin (exemple des transports collectifs urbains). W. Garrisson a proposé une semblable modélisation du développement du réseau ferroviaire irlandais : à partir d'un état donné du réseau, le premier nouveau tronçon à construire est celui qui rejoint la plus grande ville non encore desservie (Garrison, 1990).

La théorie des fractales, fort à la mode depuis quelques années, est également censée permettre de prévoir l'état futur d'un réseau, qu'il s'agisse d'assainissement (Thibault, 1991) ou de transport urbain (Frank- hauser, 1991).

Ce « pouvoir génétique» des réseaux heurte des sensibilités moins attachées à l'autonomie du technique. Dominique Larroque souligne par exemple, à propos des transports en région parisienne, l'importance du contexte, apport essentiel « qui suscite des interférences de tous les instants tant et si bien que transparaît (...) la réalité d'un réseau fondamentalement non autonome, en prise directe avec des événements de conjonction générale d'ordre économique, politique ou socio-culturel » (Larroque, 1990).

Si l'on veut bien admettre, avec Gabriel Dupuy, qu'un réseau permet le fonctionnement d'un système territorial, le solidarise (Dupuy, 1985), alors il semble effectivement vain de rechercher des lois propres d'évo-

100%

1850 60 70 80 90 1900 10 20 30 40 1950 60 70 80 1990

Eau Assainissement Transport en commun Gaz

Electricité Automobile Téléphone Télévision

Figure 1 : L'extension des réseaux techniques urbains : schéma tendanciel (in Dupuy, 1991)

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Offner - Le développement des réseaux techniques

lution des réseaux. Plus radicalement encore, c'est d'ailleurs la notion même d'effet structurant - en tant que formalisation d'un rapport causal entre transformation du réseau et mutation territoriale - qu'il convient de remettre en cause (Offner, 1993).

LA « LONGUE DUREE » DES RESEAUX

Le regard empirique l'illustre suffisamment : c'est à l'échelle séculaire que perdurent les réseaux techniques, avec la même dénomination : métro parisien, réseau ferroviaire, système d'assainissement haussmanien... Et sous les rues et routes d'Europe, n'observe-t-on pas souvent en filigrane les voies de l'empire romain ?

La puissance de l'ancrage territorial des réseaux d'une part, leur forte intensité capitalistique d'autre part, en font des équipements conçus et exploités à l'aune des décennies et des siècles. Mais s'agit-il, tout compte fait, des mêmes réseaux ?

Car un réseau possède plusieurs dimensions : une morphologie (un « tracé »), une infrastructure (« réseau- support »), une fonctionnalité (des « réseaux-services » autorisant des usages), un mode de régulation (un « réseau de commande » ou réseau-dual, assurant en particulier la coordination entre réseau-support et réseaux- servites), une territorialité (la topologie des points reliés par le réseau).

Or, chacun de ces aspects du réseau est susceptible de se transformer sans que les autres se modifient. Depuis 1900, le métro parisien n'a peu ou pas évolué dans sa morphologie, dans son infrastructure ou dans son utilisation. Les techniques d'exploitation (la régulation) se sont en revanche modernisées. Surtout, sa territorialité s'est bouleversée, puisqu'il s'inscrit maintenant comme sous-ensemble du réseau de transport d'une agglomération de 10 millions d'habitants.

D'où cette impression de changement dans la continuité, phénomène paradoxal où « la pérennité de certains invariants constitutifs des réseaux se marie avec "l'évolution permanente" par modifications successives d'éléments qui relèvent tant de la morphologie que de la fonctionnalité ou des représentations des réseaux » (Dupuy, 1988).

Dès lors, ce processus d'évolution incrémental doit être compris dans la « longue durée » chère à F. Braudel,

afin que la multiplication de ces changements partiels prenne sens comme facteurs d'évolution globale (Scherrer, 1992).

DES MONOGRAPHIES AU MODÈLE

Depuis quelques années, l'on dispose d'un corpus conséquent de monographies historiques concernant des réseaux techniques.

Cette passion récente s'alimente à plusieurs sources scientifiques. Aux Etats-Unis, il faut souligner la vitalité de l'histoire des technologies urbaines (Tarr, Rose, Konvitz, 1991). En France, la discipline originale que constitue « l'histoire du temps présent » est également friande de technique. Enfin, plus récemment encore, l'histoire des entreprises a acquis droit de cité (Beltran et Williot, 1992; Griset, 1991). Parallèlement, les approches « S.T.S. » (Science-Technologie-Société) ont accru l'intérêt pour la sociologie et l'économie de l'innovation, tandis que les traditionnelles histoires « techniciennes » se renforçaient d'une épaisseur socio- économique bienvenue : tel est tout particulièrement le cas des histoires du transport ferroviaire et des télécommunications (Flichy, 1991).

L'importance quantitative des terrains étudiés autorise et légitime une démarche inductive. Des multiples exemples passés en revue se dégage en effet un modèle simple de développement des réseaux, que la Figure 2 formalise. Ces sept phases méritent quelques commentaires.

LA NAISSANCE : DES INNOVATIONS PEU DESTRUCTRICES

Certains réseaux naissent par souci de rationalisation, d'optimisation technico-économique. D'autres répondent à des visées stratégiques. D'autres, encore, ne sont créés que par le bon vouloir de la puissance publique ou de quelques précurseurs, qui anticipent des « effets de réseaux » inexistants durant les premiers temps de l'équipement (Turpin, 1992). Et la stratégie de France-Télécom distribuant gratuitement des Minitels ne diffère aucunement, à cet égard, de celle de la Compagnie Parisienne de Chauffage et d'Eclairage procurant également sans frais aux abonnés qui en font la demande un fourneau à gaz, à la fin du XIXe siècle (Mustar, 1987).

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Réseau A'

1 Y

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Réseau A

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Développement initial l Y Transformation 1 i Figure 2 : Modèle de développement des réseaux techniques

Contentons-nous ici, au-delà de ces aspects d'économie politique, de remarquer qu'un réseau est très généralement engendré par un réseau préexistant, qu'il soit matériel ou immatériel, réseau-support ou réseau-service, réseau de points ou réseau de lignes.

Cette espèce d'autogamie se traduit par l'avènement d'un nouveau réseau, concurrent ou complémentaire du réseau antérieur.

En situation de complémentarité, c'est par exemple le cas du service pneumatique du courrier à Paris, d'abord créé (en 1866) pour pallier la congestion du télégraphe électrique (Poujol, 1989). Le TGV Paris- Lyon, amorce du réseau français puis européen de train à grande vitesse, répond également à un problème de saturation d'un tronçon du réseau ferroviaire traditionnel (Fourniau, 1989).

Des complémentarités se construisent en outre entre secteurs techniques différents. Ainsi, l'essor de la télégraphie électrique en France fut parallèle à celui des

chemins de fer (Benoît, Caron, 1991). Aujourd'hui, le réseau japonais de fibres optiques utilise les plates- formes ferroviaires, superposition à l'évidence non neutre en termes d'organisation de l'espace.

Les situations concurrentielles sont plus visibles sans doute : électricité contre gaz pour l'approvisionnement en énergie domestique (Beltran, 1989), câble contre réseau hertzien pour la fourniture de programmes télévisés, etc.

De nombreux cas présentent en fait le double processus de concurrence et de complémentarité, simultanément ou successivement. Exemples des câbles transocéaniques et de la radio pour les télécommunications internationales (Griset, 1988) ; des voies d'eau, des lignes ferroviaires et de la route pour les réseaux de transports (Plassard, 1989).

L'histoire de la distribution d'eau constitue, pour sa part, un véritable paradigme : d'abord, réseau de points (sources, cours d'eau, puits...), naturels ou artificiels ;

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Offner - Le développement des réseaux techniques

puis réseau-service de lignes (les porteurs d'eau) ; puis réseau technique des canalisations, aujourd'hui suspecté de délivrer de l'eau tout juste potable et peu agréable au goût. D'où un nouveau réseau de points (les commerces où l'on va acheter ses bouteilles d'eau minérale) ; puis un réseau- service (la distribution à domicile par camion de réservoirs d'eau minérale) ; et bientôt, peut-être, un réseau spécifique de canalisation (idée de double réseau, l'un pour l'eau « courante », l'autre pour l'eau à boire)...

Pour Schumpeter, l'innovation est une destruction créatrice. En ce qui concerne les réseaux, l'arrivée d'un nouveau venu n'est que rarement synonyme d'éviction pour les réseaux antérieurs. Il y a plutôt adaptation, reconfiguration des positions. Le téléphone ne se substitue pas au transport, ni le fax à la lettre.

LE DEVELOPPEMENT INITIAL : UN PREMIER ÉQUILIBRE

On a précédemment mis en évidence la rapidité de croissance de certains réseaux. Ce n'est pas une vérité historique généralisable. Un contre-exemple bien connu est celui du faible développement du téléphone en France, depuis son apparition en 1880 jusqu'en ... 1974 (Bertho, 1981; Martin, 1987).

En vérité, en l'absence de modification des conditions de création du réseau, celui-ci se développe jusqu'à atteindre un premier équilibre entre offre et demande : équilibre du point de vue de la rentabilité économique (tels les chemins de fer initialement financés par des investisseurs privés) ; équilibre du point de vue de la taille du « club » (les économistes parlent d'effet de club) connecté au réseau, comme pour le téléphone ; équilibre du point de vue de « l'échelle » optimale de gestion, comme pour les réseaux électriques.

Tout cela, on le voit, reste affaire d'économiste. Le sociologue trouve en revanche son mot à dire dans l'interprétation de la troisième phase de croissance des réseaux.

LA TRANSFORMATION : UNE LOGIQUE DE L'USAGE

A son origine, le téléphone devait être essentiellement, dans l'esprit de ses promoteurs, un « théâtro-

phone », sorte de T.S.F. avant la lettre. Il s'est ensuite élargi à certaines activités professionnelles. Mais l'idée de la conversation téléphonique, de l'usage du téléphone à des fins de relations privées interpersonnelles, n'apparaît qu'après-coup (Fischer, 1990). L'innovation technique se voit progressivement appropriée par le corps social, et la flexibilité du réseau rend possible cette véritable subversion d'usage.

Rappelons, dans un tout autre registre, que le réseau d'assainissement parisien, conçu par Belgrand et les ingénieurs municipaux d'Haussman dans les années 1850, n'est pas à l'origine un « tout-à-1'égout ». Il a d'abord pour usage prioritaire l'évacuation des eaux pluviales et des eaux de nettoyage de la voirie. Ce n'est que progressivement que les eaux ménagères, puis les liquides de vidange des fosses, seront admises. La loi promulguant la généralisation du tout-à-1'égout à Paris date du 10 juin 1894. Elle clôt plusieurs décennies de polémiques scientifiques, techniciennes et politiques (Mauguen, 1989).

Il est aujourd'hui étonnant de prendre connaissance des projets d'extension des services rendus par le câble, en particulier lorsqu'il s'agit d'équipements en fibre optique. On parle non plus seulement télévision mais aussi domotique : télégestion (chauffage, lumière), télésurveillance, télécontrôle, etc. Les télésystèmes deviennent de possibles sauveurs des grands ensembles dont sont soulignées « leurs excellentes possibilités de connexion face à de nouveaux réseaux télématiques dont les capacités de transformation des usages collectifs et résidentiels commencent à faire leurs preuves » (Vayssière, 1988).

LE REDÉPLOIEMENT : EXTENSIF-INTENSIF

En concomitance à cette phase de transformation du réseau, un nouveau développement se poursuit, dans une recherche de second équilibre.

Cette croissance peut s'effectuer par connexion topologique de réseaux similaires : mode extensif. Ou par regroupement de flux, dans un processus d'homogénéisation : mode intensif.

La première modalité est synonyme de coordination territoriale. On « interconnecte » les réseaux de transport de la RATP et de la SNCF, les réseaux électriques de la France et de l'Espagne, les réseaux de chaleur de Paris

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FLUX n° 13 I U Juillet - Décembre 1993

et de sa banlieue, etc. Ces processus d'interconnexion - fondateurs de la notion de réseau - mériteraient de longs commentaires (Dupuy, Gély, Offner, 1990). Retenons seulement ici que la mise en « compatibilité » - qui soulève des enjeux techniques, institutionnels, économiques - concerne des flux de même nature : des voyageurs, de l'eau, etc.

La seconde modalité, en revanche, vise à homogénéiser des flux a priori différents. C'est ce à quoi s'attache Samuel Insull à la fin du XIXe siècle à Chicago lorsqu'il s'avise de réunir en un même réseau - invention des transformateurs et des compteurs aidant — les multiples réseaux spécialisés dans la fourniture d'électricité, aux particuliers, à la ville pour l'éclairage public, aux industriels, aux compagnies de tramway, en courant alternatif ou continu et selon des tensions diverses (Simon, 1991).

Toutes choses égales par ailleurs, la mise en place du réseau numeris en France (réseau numérique à intégration de services) procède du même esprit. La digitalisation des données permet de faire circuler dans un même fil de la voix, des informations graphiques, des données informatiques, etc. Les projets américains ď « autoroutes multimédia » sont similaires.

D'autres développements « intensifs » restent à faire. Ainsi, les dispositifs organisationnels et techniques n'ont été que bien partiellement inventés, qui permettront de passer d'une série de réseaux de transport (automobile, transport collectif, deux-roues, piétons...) plus ou moins bien articulés entre eux à un réseau unifié de déplacements.

Rentre là en ligne de compte la notion d'opérateur de réseau, qui supposerait aussi quelques éclaircissements (Offner, 1990).

LA MATURITE : UN JEU DE CONGRUENCES

même de comprendre comment l'irruption de nouveaux réseaux - dans les modalités déjà évoquées de concurrence et de complémentarité - met en danger la survie du réseau, au-delà de la seule confrontation entre techniques.

Ainsi, la disparition des réseaux de tramway en France, jusqu'aux années 1960, ne saurait s'interpréter à travers la seule concurrence des autobus. Des aspects financiers et réglementaires, mais aussi les caractéristiques des mutations résidentielles, doivent être intégrés dans l'analyse (Offner, 1988).

DU DECLIN A LA DISPARITION

Rares sont les réseaux qui disparaissent . . . sans laisser de trace. En premier lieu, il arrive qu'ils trouvent un deuxième, ou plutôt un troisième souffle en se modifiant et se redéployant à nouveau. Les câbles sous-marins, que les télécommunications par satellites devaient rendre obsolètes, ont été sauvés par la fibre optique qui multiplie leur capacité de transmission.

En second lieu, le déclin des réseaux s'effectue en général très progressivement, selon une succession de micro-décisions (idée d'incrémentalisme) aboutissant au constat a posteriori de la réduction de l'emprise territoriale (les lignes régionales de la SNCF) ou sectorielle (les réseaux d'air comprimé à Paris) du réseau. Conservant le vocabulaire précédent, on parlera de décroissance extensive ou intensive.

La disparition, stricto sensu, semble bien improbable. Les canaux à petit gabarit se recyclent dans le tourisme fluvial. Malgré la télécopie, le télex conserve l'avantage de la preuve juridique qu'il garantit. Dans un mouvement dialectique de spécialisation/ universalisme, chaque réseau trouve sa place dans un contexte socio- économique et technique donné.

C'est sans doute durant cette phase que l'analyse des interdépendances entre un réseau et son environnement, en particulier le système territorial qu'il dessert, s'avère le plus aisé et le plus significatif.

Les notions ď interrelation, de causalité circulaire, de synergie ou de congruence paraissent utiles à une meilleure compréhension de ces situations de stabilisation de la croissance des réseaux. Elles permettent de

LAMARCK ET LES DINOSAURES

La tentation est grande de théoriser le modèle de l'évolution des réseaux ici proposé en termes de transformisme : les réseaux s'adaptent à leur milieu, modifiant certaines de leurs caractéristiques en fonction de la demande. Certains disparaissent, par incompatibilité avec leur environnement.

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Offner - Le développement des réseaux techniques

Cette vision du changement rompt heureusement avec les modèles internalistes, déjà critiqués en introduction. Trop contextualiste, elle fait néanmoins fi de certains facteurs de transformation : induction de la demande par l'offre, irréversibilité de certaines normes de fonctionnement et d'usage définies par le hasard des choix de standard initiaux... Les facteurs de changement endogènes jouent également leur rôle, à l'évidence.

Cette esquisse de débat mérite approfondissement. Faut-il théoriser un lamarckisme des réseaux, qui comprendrait leur évolution à travers un double mouvement de réaction à des éléments externes et de tendance spontanée à la complexification ?

Spécialiste des « macro-systèmes techniques », Alain Gras (1993) insiste pour sa part sur la logique

interne d'un développement propre au Large Technical System cher à T. Hughes. Il met l'accent sur la façon qu'a le MST de s'isoler de son milieu, sur son propre « circuit idéologique », sur la consolidation interne qui résulte de sa confrontation avec l'environnement. Cette thèse s'applique-t-elle aux organisations en réseaux, ou ne concerne-t-elle que le « Grand », les « dinosaures technologiques » ?

Autant d'interrogations qui trouveraient probablement une partie de leurs réponses dans une spatialisa- tion du modèle biographique des réseaux ici présenté ; travail en cours sur la morphogénèse des réseaux, qui veut réintroduire le territoire trop souvent absent des analyses de systèmes sociotechniques pourtant toujours liés à des dynamiques spatiales.

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