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1 Poincaré versus Russell sur le rôle de la logique dans les mathématiques Michael Detlefsen 1/ Introduction Poincaré et Russell furent engagés dans un célèbre débat concernant la nature des mathématiques (et, en particulier, la nature du raisonnement mathématique) dans les premières années du XXème siècle) 1 . Poincaré, en kantien déclaré, soulignait sans surprise le caractère synthétique et intuitif du raisonnement mathématique 2 . Ceci, bien évidemment, rendait son opposition générale à la conception logiciste du raisonnement mathématique inévitable, dans la mesure où les logicistes voyaient ce type de raisonnement comme une succession d’étapes de même nature que celles du raisonnement logique – étapes que Kant aurait décrites comme étant de nature analytique. Frege lui aussi considérait l’inférence logique comme étant de nature analytique, et ainsi, en plaidant pour le caractère logique du raisonnement mathématique, il se considérait lui-même comme partisan d’une approche fortement anti-kantienne. De fait, réfuter Kant sur précisément ce point constituait la partie principale du crédo logiciste 3 . En conséquence, Poincaré voyait juste lorsqu’il considérait que sa conception kantienne du raisonnement mathématique constituait le point focal de son désaccord avec les logicistes. Il y a cependant quelque chose d’étrange dans l’échange entre Russell et Poincaré, et c’est par cette étrangeté que nous allons débuter notre enquête. L’étrangeté consiste en ceci qu’il y a un apparent manque d’engagement des deux côtés. Russell attaquait les conceptions kantiennes en se fondant sur le fait que les développements modernes en mathématiques et en logique manifestaient l’invraisemblance d’un tel point de vue 4 . Mais, suggérer que Poincaré, un des plus grands esprits mathématiques de tous les temps, ignorait ces développements (spécialement le travail de Dedekind et de Weierstrass en analyse !) ou qu’il n’avait pas réussi à percevoir leur potentiel réductionniste, défie toute vraisemblance. De fait, il est clair que ce n’était pas le cas. Il semble donc que Poincaré et Russell étaient simplement en désaccord sur la manière appropriée d’évaluer la portée de ces développements pour la philosophie kantienne des mathématiques. De plus, comme nous le montrerons plus bas, ce désaccord semble avoir été basé sur un désaccord plus fondamental portant sur ce qui est requis pour réfuter la conception kantienne. Ce qui est étrange, c’est qu’il semble que cela n’ait jamais été identifié comme étant le point focal de leur désaccord -- ce qui a eu pour conséquence que Poincaré et Russell ne parvinrent jamais à pointer les différences qui les séparaient aussi clairement qu’ils auraient pu le faire. Une autre étrangeté du même genre est la divergence non explicitée de leurs interprétations de la notion clé du synthétique. Poincaré, de façon cohérente, développait son objection contre Russell en faisant valoir le caractère synthétique du raisonnement mathématique, suggérant par là que Russell défendait une conception analytique de l’inférence mathématique. Ce que tout le monde bien entendu sait, c’est que Russell lui-même affirmait (y compris dans le compte rendu de Poincaré 1 Les œuvres dans lesquelles ce débat a pris place sont, du côté de Poincaré, [1906a], [1906b] et [1909]. Du côté de Russell, elles incluent [1905], [1906a], [1906b] et [1910]. 2 Cf. Poincaré [1908], livre II, chap. 3, section 1. 3 Cf. Russell [1903], pp. 4, 158, 259, 454, 456-61. Cf. également Poincaré [1908], livre II, chap. 3, section 1. 4 Cf. [1903], pp. 4, 456-61 pour un jugement sur l’importance du progrès en logique et pp. 158, 259 pour une appréciation de l’importance des progrès dans « l’arithmétisation » des mathématiques en ce qui concerne la réfutation du point de vue kantien.

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    Poincar versus Russell sur le rle de la logique dans les mathmatiques

    Michael Detlefsen

    1/ Introduction

    Poincar et Russell furent engags dans un clbre dbat concernant la nature des mathmatiques (et, en particulier, la nature du raisonnement mathmatique) dans les premires annes du XXme sicle)1. Poincar, en kantien dclar, soulignait sans surprise le caractre synthtique et intuitif du raisonnement mathmatique2. Ceci, bien videmment, rendait son opposition gnrale la conception logiciste du raisonnement mathmatique invitable, dans la mesure o les logicistes voyaient ce type de raisonnement comme une succession dtapes de mme nature que celles du raisonnement logique tapes que Kant aurait dcrites comme tant de nature analytique. Frege lui aussi considrait linfrence logique comme tant de nature analytique, et ainsi, en plaidant pour le caractre logique du raisonnement mathmatique, il se considrait lui-mme comme partisan dune approche fortement anti-kantienne. De fait, rfuter Kant sur prcisment ce point constituait la partie principale du crdo logiciste3. En consquence, Poincar voyait juste lorsquil considrait que sa conception kantienne du raisonnement mathmatique constituait le point focal de son dsaccord avec les logicistes.

    Il y a cependant quelque chose dtrange dans lchange entre Russell et Poincar, et cest par cette tranget que nous allons dbuter notre enqute. Ltranget consiste en ceci quil y a un apparent manque dengagement des deux cts. Russell attaquait les conceptions kantiennes en se fondant sur le fait que les dveloppements modernes en mathmatiques et en logique manifestaient linvraisemblance dun tel point de vue4. Mais, suggrer que Poincar, un des plus grands esprits mathmatiques de tous les temps, ignorait ces dveloppements (spcialement le travail de Dedekind et de Weierstrass en analyse !) ou quil navait pas russi percevoir leur potentiel rductionniste, dfie toute vraisemblance. De fait, il est clair que ce ntait pas le cas. Il semble donc que Poincar et Russell taient simplement en dsaccord sur la manire approprie dvaluer la porte de ces dveloppements pour la philosophie kantienne des mathmatiques. De plus, comme nous le montrerons plus bas, ce dsaccord semble avoir t bas sur un dsaccord plus fondamental portant sur ce qui est requis pour rfuter la conception kantienne. Ce qui est trange, cest quil semble que cela nait jamais t identifi comme tant le point focal de leur dsaccord -- ce qui a eu pour consquence que Poincar et Russell ne parvinrent jamais pointer les diffrences qui les sparaient aussi clairement quils auraient pu le faire.

    Une autre tranget du mme genre est la divergence non explicite de leurs interprtations de la notion cl du synthtique. Poincar, de faon cohrente, dveloppait son objection contre Russell en faisant valoir le caractre synthtique du raisonnement mathmatique, suggrant par l que Russell dfendait une conception analytique de linfrence mathmatique. Ce que tout le monde bien entendu sait, cest que Russell lui-mme affirmait (y compris dans le compte rendu de Poincar

    1 Les uvres dans lesquelles ce dbat a pris place sont, du ct de Poincar, [1906a], [1906b] et [1909]. Du ct de Russell, elles incluent [1905], [1906a], [1906b] et [1910]. 2 Cf. Poincar [1908], livre II, chap. 3, section 1. 3 Cf. Russell [1903], pp. 4, 158, 259, 454, 456-61. Cf. galement Poincar [1908], livre II, chap. 3, section 1. 4 Cf. [1903], pp. 4, 456-61 pour un jugement sur limportance du progrs en logique et pp. 158, 259 pour une apprciation de limportance des progrs dans larithmtisation des mathmatiques en ce qui concerne la rfutation du point de vue kantien.