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Michaël Andrieu [ ] Parcours autour du quatuor à cordes 2011 2012

Parcours Autour Du Quatuor a Cordes

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Michaël Andrieu

[ ]Parcours autour du quatuor à cordes

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Parcours autour du quatuor à cordes

Michaël Andrieu

Remerciements

Anaëlle Riou, qui a été à l’origine du projet ainsi que Baptiste Clément qui a veillé à son développement,

Bernard Fournier pour le temps précieux qu’il a pu nous offrir,

Laurence Lardereau pour sa relecture attentive,

Marie-Christine et Brice pour tout le reste…

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Sommaire

Présentation de l’ouvrage 5

Premier parcours : Les instruments du quatuor 7

Le violon 12 L’alto 14 Le violoncelle 15 L’archet 16 Principaux modes de jeux 17

Deuxième parcours : Petite histoire du quatuor à cordes 19

La période baroque : constructions 20 Le classicisme : premier âge d’or 21 La révolution Beethoven 23 Et après Beethoven ? Le romantisme 25 Le passage d’un siècle à l’autre… à la française 28 Le début du XXe siècle 30 Le quatuor à l’ère contemporaine 32 Tableau chronologique de quelques quatuors 33

Troisième parcours : Le quatuor à cordes est un terrain d’explorations… 35

Quatrième parcours : Zoom sur quelques œuvres… 41

Haydn – Quatuor « L’empereur » opus 76 n°3 42 Mozart – Quatuor « Les dissonances » K465 44 Beethoven – Grande fugue opus 133 47 Schubert – Quatuor « La jeune fille et la mort » 53 Smetana – Quatuor « De ma vie » 60 Debussy – Quatuor opus 10 66 Bartók – Quatuor n°3 71

Grille d’écoute 76

Bibliographie sélective 77

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Présentation de l’ouvrage   Aborder le quatuor à cordes, c’est souvent plus qu’aborder une œuvre. C’est ouvrir une fenêtre sur un genre riche et parfois compliqué. Aussi, nous avons souhaité que cet ouvrage puisse avoir plusieurs lectures. Chacun pourra choisir, en fonction de ses capacités musicales et son appétit culturel, l’un des parcours proposés. Chaque parcours est matérialisé par une couleur différente. La mise en page tend à proposer des fiches permettant de synthétiser une époque, un instrument, une œuvre… Le premier parcours « Les instruments du quatuor » propose d’abord quelques textes qui sont comme des visions ou des avis sur le quatuor à cordes. Ils ont été écrits dans des époques différentes et peuvent être soumis à bien des jugements… Après ces textes, une présentation historique et technique de chacun des instruments sera proposée. Ainsi, il sera plus aisé à un élève non musicien d’avoir quelques clés lorsqu’il sera en présence d’un quatuor à cordes. Le deuxième parcours, « Petite histoire du quatuor à cordes » permet de comprendre, sans passer par la technique instrumentale, comment est né le quatuor à cordes et comment il a évolué en fonction des époques, du classicisme au XXe siècle. Les noms des compositeurs sont écrits en caractère gras et peuvent être la base de recherches annexes. Certains paragraphes sont agrémentés de renvois nommés « Zoom sur… ». Il s’agit de quatuors analysés dans le quatrième parcours. Un tableau chronologique vient clore cette section Le troisième parcours, « Le quatuor à cordes est un terrain d’explorations », s’adresse à tous. Son ambition est de penser le quatuor à cordes de façon spécifique en posant quelques questions sur les motivations des compositeurs ou les enjeux des interprètes. Si, au détour d’un concert, vous rencontrez des musiciens jouant en quatuor à cordes, ce chapitre vous permettra d’y voir un peu plus clair… Le quatrième parcours, « Zoom sur quelques œuvres » est plus technique. Il s’agit de proposer des pistes d’analyses de quelques grands quatuors à cordes. Ce chapitre est directement destiné aux élèves d’écoles de musiques et aux enseignants qui pourront guider leurs élèves dans l’écoute des œuvres. Une grille d’écoute, construite spécifiquement pour l’analyse auditive de quatuors, vient clore cette section.

Écoutez, ressentez, analysez, contextualisez… Et entrez dans l’univers du quatuor à cordes !

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Premier parcours Les instruments du quatuor

La définition d’un quatuor à cordes est : « ensemble instrumental composé de quatre instruments : le violon 1, le violon 2, l’alto et le violoncelle… » Certes… Mais quelle est l’histoire de ces instruments ? De quelle façon en joue-t-on ? Comment s’appellent les différentes parties ? Et à quoi servent-elles ? Qu’est-ce qu’un archet ? Quelles sont les différentes façons de jouer avec ces instruments ?

Avant de plonger dans le fonctionnement technique des instruments du quatuor, nous vous proposons un détour par trois textes :

- Le premier date de 1640 et est transcrit dans le langage de l’époque. Vous verrez que le violon n’a pas encore ses lettres de noblesse…

- Le deuxième est plus récent. Il traite des instruments à cordes frottées et

aux images qu’ils renvoient.

- Le dernier texte date de l’époque romantique. Écrit par le compositeur Berlioz, il montre l’intérêt des instruments à cordes frottées dans un ensemble plus vaste : l’orchestre.

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Du violon, de la Poche et du Rebec J’açoit que la forme du violon et de la viole soit presque semblable ; je trouve néantmoins de la différence entre ces deux instruments : premierement en ce que la viole a le ventre un peu plus creux et plus profond que le violon ; secondement en ce que le violon n’est jamais garni que de quatre chordes, qui se montent par quintes, et la viole en toujours davantage, qui s’accordent par quartes. Tiercement, le violon n’a point de touches marquées sur son manche, et la viole en a ordinairement sept. D’ailleurs la manière d’en jouer est aussi fort diverse, car ceux qui sonnent de la viole la tiennent couchée sur leurs genoux, et les traits d’archet vont au contraire de ceux des violons parce que les grosses chordes des violes sont du costé de la main droite qui tient l’archet, lequel il faut pousser vers la chanterelle : mais il en est autrement du violon ; car on le tient appuié contre l’espaule gauche, et l’on pousse l’archet vers la plus grosse chorde, sauf en cellui qui sert pour la basse. La tablature des uns et des autres s’exprime tant par notes de musique que par lettres : mais quand on la donne par lettres, celles de joueurs de violon est tousjours renversée et tout au rebours de l’autre, d’autant que la chanterelle est prinse par les uns pour la premiere chorde, et les autres la content la derniere. Au reste le violon et la viole sont grandement conformes : car, outre la similitude du manche, de la teste, et des ouies, ces deux instruments ont vers le bas un chevalet courbe et relevé, lequel estant posé a plomb sur la table superieure, la presse par le force des chordes qui sont estendues sur elle, et attachées par derriere le chevalet a une quette de bois, qui va respondre a un bouton ou tirant fiché pres du bout de la mesme table et au dessoubs d’icelle. Davantage, tant pour le violon que pour la viole, on se sert d’un archet garni de mesme façon de poil de cheval roidement tendu, lequel, estant froté de colophane, par son agitation et battement, faict resonner les chordes, la grosseur desquelles doibt tousjours s’augmenter despuis la chanterelle jusques au bourdon. Les violons sont principalement destinés pour les danses, bals, balets, mascarades, sérénades, aubades, festins et autres joyeux passetemps, ayant esté jugés plus propres pour ces exercices de recréation qu’aucune autre sorte d’instruments. Il y a une sorte de violon, qui est le moindre de tous, que l’on nomme vulgairement poche, à cause que l’on le tient dans une poche de cuir pour le conserver. La fabrication d’icellui ne consiste le plus souvent qu’en deux pieces de bois seulement collées ensemble, dont l’une sert pour le fonds, pour les costés, pour le manche et pour la teste, et l’autre sert de table, estant mise par dessus pour couvrir le corps (…)

Pierre Trichet, Traité des instruments de musique, 1640, folio 109

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Les instruments à cordes Corps mou actif – corps mou passif vibrant (…) Le corps des instruments à cordes est une véritable évocation du corps humain. Galbe-ouies-col-tête-hanches… Jusqu’à la nudité du bois pudiquement revêtu d’un vernis, et accessoirement, par ce bois, la plante qui n’est pas tout à fait oubliée car elle établit le lien végétal-animal. Les producteurs de son sont : le crin issu de la bête, tissu cutané le plus tenace qui persiste longtemps au-delà de la mort et le boyau qui est le plus fragile et le premier à périr. L’un d’origine interne, l’autre d’origine externe, font par leur rencontre une reconstitution de la sensibilité. L’être est présent dans sa chair. Le boyau sorti du corps, mis à vif, tendu à crier, offre sa vulnérabilité à la raideur du cheveu qui, lui, n’est pas extensible. Mieux ! Pour sceller leur rencontre, une colle également animale soude l’un à l’autre par événement successifs extrêmement brefs pour émaner une vibration subtile et éphémère. La vie est là, coupée de ses sources mais témoin biologique et timide mémoire, sollicitant le grand pavillon auriculaire du bois ou, peut-être, un poumon qui respire, halète, sanglote, éternue, hoquette et « timbre » un tremblement qui, sans lui, ne serait sans doute qu’une mécanique douloureuse et stérile. (…)

Patrice Sciortino, Mythologie de la lutherie,

L’Harmattan, pages 29-30

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Dans l’orchestre… Les instruments à archet, dont la réunion forme ce qu’on appelle assez improprement le quatuor, sont la base, l’élément constitutif de tout orchestre. A eux se trouve dévolue la plus grande puissance expressive, et une incontestable variété de timbres. Les violons surtout peuvent se prêter à une foule de nuances en apparence inconciliables. Ils ont la force, la légèreté, la grâce, les accents sombres et joyeux, la rêverie et la passion. Il ne s’agit que de savoir les faire parler (…). Les mélodies tendres et lentes, confiées trop souvent à des instruments à vent, ne sont pourtant jamais mieux rendues que par une masse de violons. Rien n’égale la douceur pénétrante d’une vingtaine de chanterelles mises en vibration par vingt archets bien exercés. C’est la vraie voix féminine de l’orchestre, voix passionnée et chaste en même temps, déchirante et douce, qui pleure et crie et se lamente, ou chante et prie et rêve, ou éclate en accents joyeux, comme nulle autre pourrait le faire (…). De tous les instruments de l’orchestre, celui dont les excellentes qualités ont été le plus longtemps méconnues, c’est l’alto. Il est aussi agile que le violon, le son de ses cordes graves a un mordant particulier, ses notes aiguës brillent par leur accent tristement passionné, et son timbre en général, d’une mélancolie profonde, diffère de celui des autres instruments à archet. Il a été longtemps inoccupé cependant, ou appliqué à l’emploi obscur autant qu’inutile, le plus souvent, de doubler à l’octave supérieure la partie de basse. Il y a plusieurs causes à l’injuste servage de ce noble instrument. D’abord la plupart des maîtres du siècle dernier, dessinant rarement quatre parties réelles, ne savaient qu’en faire; et quand ils ne trouvaient pas tout de suite à lui donner quelques notes de remplissage dans les accords, ils se hâtaient d’écrire le fatal col basso, avec tant d’inattention quelquefois, qu’il en résultait un redoublement à l’octave des basses, inconciliable, soit avec l’harmonie, soit avec la mélodie, soit avec toutes les deux ensemble. Ensuite il était malheureusement impossible d’écrire alors pour les altos des choses saillantes exigeant un talent ordinaire d’exécution. Les joueurs de viole (ancien nom de l’alto) étaient toujours pris dans les rebuts des violonistes (…). Les violoncelles unis au nombre de huit ou dix, sont essentiellement chanteurs, les timbres sur les deux cordes supérieures, est un des plus expressifs de l’orchestre. Rien n’est plus voluptueusement mélancolique et plus propre à bien rendre les thèmes tendres et langoureux qu’une masse de violoncelles jouant à l’unisson sur la chanterelle. Ils sont excellents aussi pour les chants d’un caractère religieux; c’est alors au compositeur à choisir la corde sur lesquelles la phrase sera exécutée.

Hector Berlioz, Traité d’instrumentation

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Caricature de Berlioz dirigeant un orchestre en 1846

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Le violon Le violon apparaît vraisemblablement au XVIe siècle, mais on semble plus jouer de la viole. Certains écrits sur l’instrument montrent qu’il est difficile à utiliser : « Il est proprement impossible de l’accorder ou d’en enseigner le maniement » (Virdung en 1528) ; « Peu de personne en use, sinon ceux qui en vivent par leur labeur » (Philibert Jambe-de-Fer en 1556). En fait, il semble qu’il soit très compliqué de jouer du violon, que l’on laisse aux pauvres qui ont le temps de travailler l’instrument. Et c’est ainsi que le violon se retrouve être joué à la sortie des églises ! En fait, cela permettait aux « riches » sortant de l’église de distinguer le pauvre oisif (à qui l’on ne donnait pas d’argent) du pauvre besogneux qui méritait d’être aidé… Regardons ce qui se passe aujourd’hui dans le métro parisien, on n’agit guère différemment ! Ce n’est qu’au XVIIe siècle que l’on s’est rendu compte des réelles capacités de l’instrument… On ne parle alors plus de son, mais de sonorité ! On doit à Balthasar de Beaujoyeux la diffusion de l’instrument : il compose la première partition pour violon en 1585. Peu après, en 1607, dans son opéra Orféo, Claudio Monteverdi propose de faire entendre différents modes de jeux de l’instrument (pizzicato, tremolo). Dès 1626 se crée les 24 violons du roi, groupe de violonistes à la cours de France, qui saura influencer la musique de Jean-Baptiste Lully. A partir de 1650, Bologne devient le centre mondial du violon : des interprètes, de grands compositeurs ou des maîtres de la lutherie donnent ses lettres de noblesse à l’instrument. De cette époque datent les célèbres violons Stradivarius. Après un développement conséquent à Venise (avec Antonio Vivaldi), l’instrument trouve toute sa place en Allemagne (où Jean-Sébastien Bach compose ses célèbres Sonates et partitas pour violon seul) et s’impose dans toute l’Europe occidentale. Mais aussi au-delà : les musiques tziganes, irlandaises, maghrébines ou indiennes ont adopté l’instrument, parfois en changeant la façon de le tenir ou l’accord des cordes. Les récents violons électriques permettent encore à l’instrument de se développer et de s’insérer dans des styles musicaux forts différents. Il n’existe certainement aucun compositeur qui n’ait écrit aucune note pour cet instrument. Le violon joue en utilisant la clé de sol

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Volute Chevilles Sillet Touche Manche Table Filet Ouïe Chevalet Tendeur Cordier Mentonnière

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L’alto Le mot a été emprunté au latin haltus qui veut dire « haut ». Historiquement, il s’agit de la voix d’hommes la plus haute. Mais attention, le violon alto n’est pas plus haut (plus aigu) que le violon, il est plus aigu que le violoncelle ! Lorsqu’il apparaît (au XVIe siècle en Italie), il n’a pas de taille définie, il est parfois nommé haute-contre ou quinte de viole. D’ailleurs, un autre instrument, le Tenore Viola, un peu plus grand, disparaîtra un siècle plus tard tant il est lourd et peu maniable. Durant la période baroque, l’instrument est très utilisé, parfois comme soliste, parfois dans de petits ensembles. Mais, le classicisme (où la mélodie domine) ne propose que peu de pièces pour l’alto, lui préférant le violon. L’instrument reste pourtant utilisé dans le quatuor à cordes, les petits ensembles de chambre ou l’orchestre. Rarement soliste… Il faut vraiment attendre que quelques compositeurs osent lui donner une place centrale dans une œuvre pour qu’il retrouve sa place. Nous pensons ici à Hector Berlioz qui, après avoir écrit Harold en Italie en 1834, saisira le problème de l’instrument : il a souvent été déconsidéré par les compositeurs et les interprètes. Le compositeur écrit : « Quand un musicien se trouvait incapable de remplir convenablement une place de violon, il se mettait à l’alto. D’où il résultait que les violistes ne savaient jouer ni du violon ni de la viole. Je dois même avouer que de notre temps, ce préjugé contre la partie d’alto n’est pas entièrement détruit, et qu’il y a encore, dans les meilleurs orchestres, des joueurs d’alto qui ne possèdent pas mieux l’art de l’alto que celui du violon. Mais on sent de jour en jour davantage l’inconvénient qui résulte de cette tolérance à leur égard, et peu à peu l’alto comme les autres instruments ne sera plus confié qu’à des mains habiles. Son timbre attire et captive tellement l’attention qu’il n’est pas nécessaire d’en avoir dans les orchestres un nombre tout à fait égal à celui des seconds violons, et les qualités expressives de ce timbre sont si saillantes que, dans les très rares occasions où les anciens compositeurs le mirent en évidence, il n’a jamais manqué de répondre à leur attente. » Le XXe siècle, à la recherche de sonorités encore peu explorées, a permis à l’alto de voir son répertoire s’étoffer : de Benjamin Britten (Concerto pour violon et alto, Lachrymae, elegy for unaccompanied viola, …) à Paul Hindemith (nombreuses sonates pour alto seul), en passant par Darius Milhaud (deux concertos pour alto, des sonates et sonatines…).

L’alto joue en utilisant principalement la clé d’ut 3e ligne

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Le violoncelle Vers 1530, en Italie, on utilise un instrument un peu plus grave que la viole, juste accordé une quinte en dessous. On l’appelle la Basse de viole. Cet instrument à trois cordes va vite se voir attribuer une quatrième corde et voir sa taille augmenter. Cet instrument servait essentiellement à accompagner, rarement à jouer seul. Il permettait d’accentuer les notes graves du clavecin qui n’était pas très sonore… Philibert Jambe-de-Fer précise dans un écrit datant de 1556 qu’il y avait, derrière l’instrument, un anneau de fer qui servait à accrocher une courroie attachée au musicien qui pouvait ainsi en jouer debout (si la cour du roi dansait, tout le monde était debout, les musiciens n’avaient alors pas le droit d’être assis !). L’instrument était gros et lourd, alors très vite, on a tenté de l’alléger et de le modifier légèrement. C’est ainsi que le violoncelle a remplacé la Basse de viole. Mais, certains ont longtemps cherché à conserver la Basse de viole et à refuser le violoncelle. Hubert Le Blanc a même publié un ouvrage en 1740, intitulé « La défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle ». Tout un programme ! C’est avec la période baroque que le violoncelle va prendre une place différente : les musiciens qui accompagnaient dans le grave ont commencé à faire des ornementations et à s’imposer comme solistes. Cette idée initiée par Vandini (musicien de Corelli) a permis aux premiers solistes de défendre le violoncelle : Bononcini, Franciscello, Gabrielli… D’ailleurs, c’est aussi en Italie que le mot « violoncello » a vu le jour en 1660. Des compositeurs ont alors commencé à écrire des morceaux spécifiquement pour cet instrument : Degl’Antonii (Ricercare pour violoncelle et clavecin en 1687) et Domenico Gabrielli (Ricercari pour violoncelle seul en 1689). Stradivari, célèbre facteur d’instrument, a continué à fabriquer des basses de viole jusqu’en 1701, mais s’est ensuite résigné à fabriquer des violoncelles. Le premier est sorti de son atelier en 1707. Un peu plus tard, en France, Jean-Pierre Duport interprète les quatuors de Mozart et compose des sonates pour violoncelle, tandis que son frère Jean-Louis écrit une méthode pour l’instrument (Essai sur le doigté en 1806), permettant au violoncelle de prendre une place plus importante dans la musique française. Au milieu du XIXe siècle, on ajoute une pique sous l’instrument pour supporter son poids, et libérer la main gauche du musicien qui n’a plus à maintenir l’instrument (il est plus libre pour jouer). Les compositions pour violoncelle ont pris de plus en plus de place, de Boccherini à Haydn (Concerto en ré), de Dvorak (Concerto pour violoncelle) à Fauré (Elégie), de Britten (3 suites pour violoncelle seul) à Kodaly (Sonate pour violoncelle seul). Le violoncelle joue en utilisant principalement la clé de fa

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Pointe Baguette Mèche Talon Vis

L’archet

Étymologiquement, c’est un « petit arc » ! Il est constitué d’une baguette de bois qui est chauffée pour être recourbée. Autrefois, la courbure était vers l’extérieur, mais c’était sans compter sur les recherches de François-Xavier Tourte ! C’est lui qui a trouvé que le Pernambouc (bois brésilien) était le matériau idéal, et qui a courbé ce bois vers l’intérieur pour lui donner plus de nervosité. L’extrémité pointue de cette baguette s’appelle la pointe, le côté plus carré se nomme le talon. On peut pousser ou tirer l’archet. Entre la pointe et le talon se trouve la mèche, qui est faite de crin de cheval mâle (la femelle abîme le crin de sa queue avec son urine… !). On l’insère la mèche dans le talon qui est muni d’une vis permettant de tendre au maximum le crin. Si la mèche n’est pas tendue, elle ne pourra pas frotter les cordes. Sur cette mèche, on applique de la colophane. Il s’agit d’une résine dure avec laquelle on frotte la mèche. Du dépôt s’y pose. Ce sont ces petites particules de colophane qui vont venir attraper la corde (et donc la mettre en vibration) lorsque l’archet va passer dessus. Aujourd’hui, à cause de la déforestation, le bois de Pernambouc est de plus en plus rare. Les archetiers se sont même regroupés pour défendre ce bois et inciter les pouvoirs publics à prendre des mesures pour le conserver !

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Principaux modes de jeux La main gauche est sur la touche, la main droite tient l’archet La main gauche :

Les doigts viennent appuyer sur les cordes. Du coup, l’espace entre le chevalet et le haut de la corde varie, ce qui change la hauteur de la note.

La main peut rester dans une position (son emplacement est statique) ou elle peut se déplacer sur le manche (c’est le démanché).

Lorsque le doigt effleure la corde sans l’appuyer contre la touche, le violon produit des sons harmoniques, aux couleurs différentes. C’est une sonorité très spéciale.

Le poignet peut bouger, ce qui fait bouger le doigt et vibrer la corde. Cela s’appelle le vibrato.

Le doigt peut ne pas s’arrêter sur un endroit précis et glisser le long de la corde, c’est le glissando.

Enfin, il est possible de jouer plusieurs cordes à la fois (on n’a pas qu’un doigt sur notre main gauche !)

La main droite :

En fonction de la position de l’archet sur la corde, le son est différent. On peut jouer au centre de la corde pour avoir un son rond, habituel. On peut rapprocher l’archet du chevalet pour avoir plus de puissance, mais on peut aussi carrément jouer sur le chevalet pour produire un son chétif et nasillard (on nomme ce mode de jeu sul ponticello).

Il est possible d’enchaîner les notes de façon à faire un son fluide. C’est le legato. C’est le mode de jeu le plus courant.

Il est aussi possible de ne donner que des petites impulsions avec l’archet, cela fait des petites notes piquées, que l’on nomme staccato.

L’archet peut rebondir sur les cordes, c’est le ricochet ou spiccato. Lorsque l’archet joue très rapidement sur une corde, tellement vite que l’on

n’entend plus le nombre de sons précis, c’est un tremolo. Certains compositeurs ont aussi écrit des pièces dans lesquelles ce n’était pas

le crin qui frottait les cordes, mais la baguette. En fait, c’est plus un petit coup de baguette sur la corde qu’un réel frottement. On appelle cela col legno.

Il est aussi possible de ne pas utiliser l’archet. Dans ce cas, on pince directement la corde avec le doigt. C’est le pizzicato.

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Deuxième parcours Petite histoire du quatuor à cordes

Les œuvres, qu’elles soient musicales, picturales ou autres, ne naissent pas de nulle part. Chacune d’elles est la pierre d’un grand édifice. Il faut connaître les œuvres précédentes pour composer une pièce nouvelle. Le quatuor à cordes a une histoire bien particulière tant il est un exercice spécifique qui a connu une lente maturation, un âge d’or (l’époque classique), un sommet (les œuvres de Beethoven) puis une avancée plus timide jusqu’à l’aube du XXe siècle. Il serait conséquent d’écrire toute l’histoire du quatuor à cordes. Cela dépasserait le cadre de cet ouvrage. D’autres l’ont fait de façon très précise1. Nous nous bornerons ici à en tracer les grandes lignes. Cette histoire est incomplète car nous avons opéré des choix nécessaires, mais avons tenu à citer plusieurs compositeurs par période afin que les plus curieux puissent continuer leurs recherches. Quelques portraits sont même inclus au texte. Plusieurs renvois au dernier parcours sont suggérés, et un tableau chronologique termine le parcours.

1 Voir la bibliographie sélective à la fin de l’ouvrage.

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La période baroque : constructions… Martin Agricola publie un ouvrage en 1528, qui s’intitule Musica Instrumentalis Deutsch. Il y parle de la musique luthérienne et des pratiques musicales de son époque, mais il fait surtout mention du « quatuor de violes ». Ce type d’ensemble musical vient directement de ce que l’on appelle le Consort of viols, ensemble de violes que l’on trouve essentiellement en Angleterre. L’idée du Consort of viols n’est pas spécialement de placer quatre instruments ensemble, c’est surtout regrouper, dans un même morceau, des instruments de musique ayant des tessitures différentes mais ayant une unité de timbre. Cela s’oppose à ce que l’on nommait alors le Concert brisé où se trouvaient des instruments dont les timbres pouvaient s’opposer. L’opposition entre un ensemble où les instruments sont liés par la notion d’unité et d’un ensemble fondé, au contraire, sur la différence de timbres va s’atténuer avec la période baroque. C’est que, durant ce cent-cinquantenaire de musique, l’intérêt n’est plus vraiment dans le dialogue ou l’unité des timbres : il est dans le dialogue ou l’unité des voix extrêmes du morceau. La basse et le dessus prennent toute l’attention de la composition, il n’y a plus de stricte égalité entre les voix ! Certes, il reste le concerto grosso, qui donne l’unité de timbre au groupe de solistes, mais le concerto grosso va aussi s’estomper pour laisser toute la place au concerto de soliste… Il va falloir que 3 éléments se juxtaposent pour que se crée le quatuor à cordes tel que nous le connaissons :

- La facture instrumentale va se préciser : s’il existait, au début de l’époque baroque, une quantité importante de types de violons, seuls trois instruments vont prendre le dessus, éclipsant tous les autres. Le violon, l’alto et le violoncelle s’imposent comme seuls représentants de la famille des cordes à archet.

- La virtuosité des interprètes est grandissante : les premiers grands solistes installent leur notoriété dans différents pays, essentiellement au violon et au violoncelle.

- Le public se spécialise : de l’Archiduc Rodolphe au prince Lichnowsky, de Frédéric II aux membres de la famille Esterhazy, des personnalités influentes se passionnent pour la musique et associent leur renommée à certaines pièces musicales qui leurs sont dédiées.

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Le classicisme : premier âge d’or Conjointement aux compositions pour quatuor de Gossec en France qui a écrit 6 symphonies dont les trois dernières sont en quatuor (1762), l’école de Mannheim, en Allemagne, développe des symphonies à 4 voix (avec des compositeurs comme Stamitz ou Richter). Tous ces compositeurs annoncent les trois compositeurs classiques majeurs pour le quatuor : Boccherini, Haydn, Mozart.

- Boccherini a composé plus de 300 œuvres, dont 110 quatuors à cordes. Mais, à y regarder de plus prêt, si l’on adjoint un violoncelle au quatuor à cordes, il faut ajouter 112 quintettes avec 2 violoncelles ! Ce qui représente 222 œuvres pour quatuor à cordes ou dérivé… Soit les ¾ de la production de Boccherini. Et n’allez pas croire que Boccherini se contente de donner de jolis thèmes à ses quatuors, car il va bien plus loin : il multiplie les techniques de jeu, les notes sur le chevalet, les ambiances créées par les harmoniques…

- Haydn a composé 76 quatuors, mais pas de façon régulière, plutôt au cours

de différentes phases de sa vie. On trouve d’abord, entre 1755 et 1771 (opus 9 et 17), 18 Symphonies pour 2 violons, alto et basse ce qui, dans notre langage actuel, équivaut au quatuor à cordes ! En fait, Haydn se rend compte que l’esprit donné a ses premiers quatuors à cordes est toujours identique : élément joyeux, thème aux contours populaires, esprit du divertimento. Dans les quatuors n°31 à 36, Haydn tente bien d’utiliser le contrepoint, mais sans grand succès : la fugue est trop contraignante pour conserver la jovialité du quatuor. Un long silence de 10 ans suit cette période. Haydn compose beaucoup de symphonies, mais plus aucun quatuor. C’est pourtant grâce à son travail symphonique qu’il va pouvoir revenir vers la forme du quatuor à cordes. En effet, le développement thématique qu’il utilise dans ses symphonies pourrait très bien être exploité dans ses quatuors ! Il applique cette idée à ses quatuors n°37 à 42. Certains diront que c’est à ce moment précis que le quatuor est vraiment né.

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Les quatuors des années 1793 à 1803 qui vont marquer les esprits : avec les Quatuors londoniens, l’œuvre de Haydn est portée par un grand interprète, le violoniste Salomon, qui va faire connaître le travail du compositeur au grand public. Les thèmes paraissent alors plus simples, les introductions viennent apporter un écrin à la musique qui va être jouée, les finals sont souvent virtuoses et laissent le public médusé. C’est aussi l’époque du quatuor L’empereur.

[ Zoom sur le quatuor L’empereur (Haydn) - p.42 ]

- Mozart a composé 27 quatuors, dont trois dans lesquels il remplace le premier violon par une flûte, et un dans lequel ce rôle est confié au hautbois. Clairement, Mozart est influencé par Haydn, son ami proche. Souvent, le compositeur s’amuse à raconter des histoires dans ses quatuors (le 4e, par exemple, s’intitule La chasse et est basé sur les notes que joue le cor de chasse), ou à évoquer des univers, tel que celui de la Franc-maçonnerie pour le quatuor Les dissonances. Indéniablement, les quatuors de Mozart tendent à donner un maximum de structure aux différents mouvements, à donner à chacun une couleur propre et, souvent, à donner un maximum de virtuosité et d’assise aux premiers et quatrièmes mouvements.

[ Zoom sur le quatuor Les dissonances (Mozart) - p.44 ]

Un compositeur va venir modifier non seulement l’intérêt porté au quatuor à cordes, mais aussi la structure même de l’expression du quatuor. Il s’agit de Ludwig van Beethoven.

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La révolution Beethoven

« Le message que Beethoven a laissé au monde dans ses quatuors compte parmi les plus grands trésors en matière musicale. Aucune forme artistique n’a sans doute jamais connu un tel développement et un tel enrichissement que le quatuor à cordes sous la plume de Beethoven »2

Les 6 premiers quatuors : Au cours de l’automne 1798, le prince Lobkowitz propose à Haydn, et à son élève Beethoven, de composer chacun 6 quatuors. Haydn composera son opus 79 et Beethoven son Opus 18. C’était une occasion pour Beethoven de se confronter aux grands compositeurs de quatuor. Il a donc travaillé énormément, reprenant ses esquisses maintes fois, afin de ne pas simplement « reproduire » une musique pour quatuor, mais pour proposer quelque chose de nouveau. Ainsi, dans le 2e quatuor, le mouvement lent est brusquement interrompu par une partie rapide, ce qui ne s’était jamais fait. Dans le 6e, il n’y a pas que le deuxième mouvement qui soit lent : Beethoven ajoute une partie lente avant le quatrième mouvement. Et puis, son idée n’est pas de composer une mélodie qui sera la base du mouvement, c’est plutôt de mettre en place des petites cellules rythmiques ou mélodiques, sur lesquelles se basera la suite de la composition du mouvement. Néanmoins, lorsque cet ensemble de 6 quatuors est publié en 1801, les musiciens sont face à une œuvre qui, bien que novatrice, rappelle le style de Haydn (dans le 2e quatuor essentiellement) et celui de Mozart (dans le 5e quatuor, qui se base d’ailleurs sur le Quatuor en la majeur K 464 de Mozart). La deuxième période : trois quatuors opus 59 Cette fois, c’est le comte Rasumovsky qui aurait proposé à Beethoven de composer des quatuors. Le compositeur est en pleine période créatrice : Symphonie héroïque, Sonate Appassionata, Sonate à Kreuzer, Triple concerto… S’il travaillera très vite sur ces trois quatuors, certainement durant l’été 1806, c’est parce qu’il avait déjà pensé depuis longtemps à réécrire des quatuors à cordes et que ses idées musicales étaient quasiment prêtes. Du coup, ces quatuors sont de véritables symphonies, et empreints de nouvelles sonorités. Pour trouver ces sonorités inouïes, Beethoven a décidé d’employer un matériau musical qu’il n’avait alors jamais exploité : les thèmes populaires russes. Et puisque le prince Rasumovsky est d’origine russe, cela ne pose aucun souci… Si Beethoven utilise une musique populaire, ce n’est aucunement pour en faire quelque chose de populaire, ni quelque chose de simple. Au contraire ! Les couleurs étrangères de ces mélodies de base apportent davantage 2 Walter Willson Cobbett, Dictionnaire encyclopédique de la musique de chambre, éditions de l’université d’Oxford, page 1153

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d’eau au moulin du compositeur, permettent davantage de possibilités sonores… La quasi-totalité des mouvements est basée sur la forme sonate, qu’il prend comme principe de base à exploiter tout le long des quatuors. Du coup, lorsque la partition est publiée à la fin de l’année 1807, les musiciens sont dans un grand désarroi : on raconte que certains auraient été pris de crises de rires tant les partitions étaient injouables, d’autres ont cru à une plaisanterie du compositeur, certains ont écrit des lettres pour décrire le temps qu’ils passaient à tenter de jouer ces quatuors, en vain… Attention, ce n’est pas simplement pour une virtuosité gratuite que Beethoven a composé ces quatuors, c’est parce qu’il a tenté de développer davantage son style personnel, son langage musical tout comme sa vision des possibilités offerte par le groupe des cordes. Le quatuor opus 74, sous-titré Les Harpes (1809), ainsi que celui de l’Opus 95 (1814) font aussi partie de cette période créatrice. Les 5 derniers quatuors Attention, s’il s’agit des quatuors 12 à 16, ils n’ont pas été composés dans cet ordre. En fait, l’ordre est : 12-15-13-14-16. Et puis, Beethoven a extrait le final du 13e quatuor pour en faire une œuvre isolée : La grande fugue. Durant l’été 1822, l’éditeur Peters, basé à Leipzig, adresse une lettre à Beethoven, dans laquelle il lui signifie qu’il aimerait publier de nouvelles œuvres, des quatuors si possibles. Mais les honoraires de Beethoven sont trop chers… Celui qui aura réussi à convaincre le compositeur est en fait le prince Galitzin, qui fait jouer beaucoup de musique de chambre, et qui est violoncelliste à ses heures perdues. Le prince fait la demande en janvier 1823, et Beethoven répond qu’il pourra remettre les partitions dès le mois de mars. C’est que, une fois de plus, Beethoven avait envie de composer des quatuors et que la plupart des éléments étaient déjà esquissés. Pourtant, il ne livrera les quatuors qu’en 1825 ! Entre temps, il a travaillé sur sa Neuvième symphonie et, malgré ses esquisses, il s’est donné un défi musical trop compliqué à relever : renouveler complètement le matériau musical du quatuor à cordes et, surtout, sa forme. Si le quatuor n°12 possède bien 4 mouvements, il fait précéder chacun par un moment introductif durant lequel chaque musicien du quatuor ne fait plus qu’un avec les autres : les gestes sont identiques, ils partent sur la même note… Le quatuor devient alors le centre de la pensée de Beethoven qui y trouve un terrain d’exploration important pour développer son langage. Du coup, à peine les 3 quatuors Galitzin terminés, et sans que personne ne lui ait commandé quoi que ce soit, le compositeur entreprend l’opus 130 et l’opus 135. Après cela, il ne composera plus que le début d’un quintette à cordes avant de mourir. Beaucoup voient dans ces derniers quatuors un véritable testament musical.

[ Zoom sur le quatuor La grande fugue (Beethoven) - p.47 ]

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Et après Beethoven ? Le romantisme Durant la période romantique, les mentalités changent : le public est attiré par les grands spectacles, les symphonies et les opéras (en témoignent les compositions de Berlioz). Du coup, le quatuor à cordes devient un moyen de développer la musique de chambre et prend davantage sa place dans les salons aristocratiques, loin des foules se pressant aux spectacles. Clairement, il y a deux courants distincts : d’un côté les compositeurs qui suivent les références classiques de Haydn et Mozart (Spohr, Onslow, Weber, Cherubini…), de l’autre, ceux qui prolongent les recherches menées par Beethoven (Schubert, Schumann, Brahms…)

- Schubert Certes, le compositeur vit dans la même ville et durant le même temps que Beethoven. Mais ils ne se fréquentent pas : Beethoven est au milieu de l’aristocratie viennoise tandis que Schubert fait partie d’une petite bourgeoisie composée d’artistes, de professeurs… Il existe deux phases dans l’œuvre pour quatuor de Schubert : les onze premiers sont composés entre 1812 (le compositeur a 15 ans) et 1819, et sont très imprégnés de la musique de Haydn ou de Mozart. C’est avec le quintette La truite, en 1819, que la musique pour petit ensemble de Schubert va prendre une autre dimension. L’influence de son travail sur les Lieder va permettre au compositeur de développer une écriture mettant l’individu au centre. Si Beethoven avait de grandes idées universelles, Schubert, lui, se centre sur l’individu. Et puis, contrairement à Beethoven qui reprenait cent fois ses esquisses, Schubert n’hésite pas à réutiliser certaines de ses mélodies pour les mettre au cœur d’un mouvement. On retrouve l’entracte de Rosamonde dans l’andante du quatuor en la et le lied Les dieux de la Grèce dans le menuet du même quatuor. En 1824, il réutilise un lied nommé La jeune fille et la mort et l’insère dans un quatuor portant le même nom. Le sens du tragique venant entrechoquer la gaieté affirmée de certaines mélodies reste la signature de ce compositeur, premier grand représentant de l’époque romantique.

[ Zoom sur le quatuor La jeune fille et la mort (Schubert) - p.53 ]

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- Schumann et Brahms

Schumann a deux véritables passions : la voix et le piano. Il a passé sa vie à développer ses recherches musicales suivant ces deux axes délaissant souvent les autres genres musicaux. En fait, il n’a composé que 3 quatuors à cordes, en 1842.

De même, Brahms aura mis 20 ans à mûrir et construire ses trois quatuors à cordes, qui sont publiés en 1873.

Si, malgré leurs intensités et intérêts, les quatuors à cordes de ces deux compositeurs sont si peu nombreux, c’est certainement parce

qu’ils se sont, l’un comme l’autre, tournés vers des ensembles alliant le quatuor avec des timbres complémentaires : sextuors à cordes, quatuors ou quintette avec piano, quintette avec clarinette…

- Parmi les héritiers romantiques de la musique occidentale, nous pourrions aussi citer Verdi qui n’a composé qu’un quatuor à cordes ou Rubinstein, dont les compositions pour quatuor restent dans la lignée de celles de Haydn.

Un souffle nouveau va venir grâce aux compositeurs qui ne sont pas dans la lignée de la musique romantique et qui tiennent à asseoir leur nationalisme :

- Du côté tchèque, Smetana a une démarche identitaire : les thèmes populaires de son pays sont les bases de ses deux quatuors. D’ailleurs, le plus célèbre s’intitule De ma vie et a été composé en même temps que le troisième (et dernier) quatuor de Brahms. Dans cette pièce, Smetana se base sur un texte autobiographique qu’il mêle à des petites cellules musicales sensées rappeler les musiques qui ont jalonné sa vie. Il était rare que ce soit un texte (et non un poème) qui soit la base d’un quatuor, comme si le quatuor à cordes pouvait, lui aussi, être rapproché de la Musique à programme…

[ Zoom sur le quatuor « De ma vie » (Smetana) - p.60 ]

Dans le même pays, Dvorak nous a laissé 12 quatuors à cordes. Ses premiers quatuors sont de véritables hymnes à la musique de son pays : on y trouve des danses, des rythmes empruntés à la musique populaire, mais aussi une forte influence des chants slaves lors des mouvements lents. Dvorak, devenu directeur du conservatoire de New-York, s’est éloigné de ses racines.

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Pourtant, le Quatuor américain nous montre que Dvorak a toujours vu dans le quatuor un témoignage des musiques d’un peuple : on y retrouve des rythmes et des couleurs du nouveau continent, et même un thème indien.

- Quelques compositeurs russes pourraient aussi être mentionnés :

o trois quatuors à cordes pour Tchaïkovski, o cinq pour Glazounov, o deux pour Borodine…

Malgré la beauté de certains morceaux, il apparaît clairement que la préoccupation majeure de la période romantique n’a pas été une recherche autour du quatuor à cordes, que nul n’a eu l’envie de supplanter Beethoven, de renouveler la forme, de remettre en question les équilibres hérités de la fin du classicisme…

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Le passage d’un siècle à l’autre… à la française ! C’est avec César Franck qu’il faut ouvrir ce chapitre. Ce compositeur, souvent reconnu pour ses symphonies, a beaucoup composé pour la musique de chambre. Des trios avec piano, un quintette avec piano… Mais, étrangement, un seul quatuor à cordes, qui a vu le jour à la fin de la vie du compositeur, à un moment où il a eu besoin de se replonger dans les partitions de Beethoven et Brahms. Moins d’un an avant la mort du compositeur, ce quatuor a été son véritable triomphe, tant par le fait qu’il corresponde à un aboutissement de ses recherches musicales que par le succès qu’il a connu auprès du grand public. Dès le premier mouvement, sensé être rapide, Franck joue avec les tempi et la forme lied pour renouveler ce que l’on attend du premier mouvement. Son deuxième mouvement peut paraître tout aussi déroutant : il se sert d’un motif qu’il développe simultanément dans chaque voix et qu’il stoppe brusquement (avec une mesure de silence par exemple) avant de lui faire reprendre vie. Dans la même logique, le troisième mouvement n’a rien de comparable avec ce qui pouvait exister dans un troisième mouvement de quatuor : il s’agit juste de 34 mesures, sans contraste, sans reprise, comme un seul souffle continu. Fidèle à César Franck, Vincent d’Indy a composé trois quatuors à cordes. De son maître, l’élève a gardé le goût pour une recherche mélodique importante, mais il a aussi osé (dans son 3e quatuor notamment) puiser dans des musiques populaires, aux accents parfois plus « faciles ». D’autres compositeurs, peu abondants dans le genre du quatuor à cordes, seront marqués par Franck : Chausson (un quatuor inachevé), Roussel (un seul quatuor à cordes)… Un compositeur atypique a ouvert la voix vers la musique moderne en France, il s’agit de Claude Debussy. Ce n’est pas un successeur de Franck ni de Fauré, il dit ne pas être influencé par Wagner. Il s’intéresse beaucoup aux musiques d’ailleurs, qu’il écoute lors de l’exposition universelle de 1889 ou lors de ses voyages en Russie. Il n’a composé qu’un quatuor, mais, à l’inverse de beaucoup de compositeurs, il l’a composé au début de sa vie, en 1893. Il est en accord avec la tradition du quatuor en donnant 4 mouvements à son œuvre, mais utilise un langage libre, sans contrainte formelle apparente. Il se détache des termes italiens et en affirme que cette œuvre est typique de la musique française, sans, pour autant, avoir recours au moindre thème populaire.

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Il se sert néanmoins d’un motif récurrent qui sert de base à la composition. Cet élément générateur vient s’affronter avec la tonalité : Debussy n’est pas le compositeur chez qui la tonalité est importante mais là, il impose une tonalité (sol mineur). Or, les notes de son thème viennent se placer en contradiction avec la tonalité.

[ Zoom sur le quatuor Opus 10 (Debussy) - p.66 ] Tout comme Debussy, Maurice Ravel n’a composé qu’un seul quatuor. Et lui aussi l’a composé au début de sa vie, en 1904 alors qu’il n’a que 27 ans. Chez lui, l’envie d’abandon de la tonalité est claire : il aime les chromatismes, les dissonances, il ajoute des notes étrangères aux accords… Il développe deux idées musicales dès le premier mouvement, qui serviront de trame de fond au reste de l’œuvre : en pizzicato dans le Scherzo, comme un ressouvenir dans l’Andante, variées dans le Final. À l’inverse de Debussy, Ravel structure sa pensée selon des logiques formelles strictes. Gabriel Fauré a attendu la toute fin de sa vie pour composer un quatuor. C’est que l’héritage de Beethoven est encore présent… Il écrit d’ailleurs à sa femme : « J’ai entrepris un quatuor pour instruments à cordes, sans piano. C’est un genre que Beethoven a particulièrement illustré, ce qui fait que tous ceux qui ne sont pas Beethoven en ont la frousse ! Saint-Saëns en a eu peur toujours et ne s’y est essayé que vers la fin de sa vie. Il n’y a pas réussi comme dans d’autres genres de composition. Alors tu peux penser si j’ai peur à mon tour. Je n’en ai parlé à personne. Je n’en dirai rien tant que je ne serais pas près du but, près de la fin… »3. Sa partition date de 1925, c’est bien longtemps après Ravel… Fauré, qui est sourd depuis plusieurs années et qui tombe malade durant l’écriture de cette œuvre, ne laisse rien transparaître de ses tourments. Il construit son quatuor en trois mouvements à qui il donne un nom de mouvement en italien. Il renoue donc avec une longue tradition et montre qu’il plonge ses racines dans la période du début du romantisme : les thèmes sont simples, carrés, rythmiquement clairs, faciles à chanter. Nulle volonté donc de se placer comme un compositeur du XXe siècle aux harmonies dissonantes. Certains jugeront d’ailleurs cette musique comme trop douce, trop « molle », sans suffisamment de relief ou de vigueur. Il faut plutôt y voir des couleurs, des lumières données par le dialogue entre les instruments et le consensus sonore des quatre musiciens. 3 Cité par Jean Roy dans « Les quatuors de Fauré, Debussy, Ravel et Roussel » dans Le quatuor à cordes en France de 1750 à nos jours, édition AFPM, 1995, page 130.

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Le début du XXe siècle Nous avons vu que, durant la période romantique et dans le moment qui a fait évoluer le langage musical jusqu’aux couleurs modernes et contemporaines, les compositeurs ont un peu délaissé le quatuor à cordes. Aucun n’a été aussi prolifique que les compositeurs du classicisme. Le XXe siècle va chercher de nouvelles sources d’inspiration musicale. Parmi elles, nous nous attacherons à la musique folklorique (Bartók), la déconstruction de la tonalité (Schönberg) et la vision du quatuor depuis l’extérieur de l’Europe (Villa-Lobos). À l’inverse des compositeurs de la période précédente, Bela Bartók va placer le quatuor à cordes comme un élément fondamental de son langage : il en composera 6, toujours à des moments clés de son évolution artistique. On écrit souvent que Bartók puise dans la musique folklorique de son pays. Mais il ne la transcrit pas directement, il s’en inspire simplement. Dans ses quatuors, il est souvent difficile d’identifier un thème populaire, par contre, on y retrouve une énergie rythmique, des tournures mélodiques, des répétitions constantes (directement issues des danses). Ses phrases musicales ne sont plus des mélodies lyriques, mais des constructions sur des cellules courtes, aux ambitus restreints. Ce qui est parfois difficile dans l’écoute des quatuors de Bartók, c’est qu’il est très difficile de comprendre quels sont les moments où règne l’harmonie et ceux qui sont construits sur une écriture horizontale. Et puis, l’extrême complexité technique imposée aux instrumentistes peut prendre plus de place, à l’écoute, que la compréhension de l’unité de l’œuvre : chaque interprète joue avec toutes les possibilités offertes par son instrument. Néanmoins, il ne faut pas ignorer la recherche d’unité de chacun des quatuors du compositeur hongrois, comme si chacune de ces pièces était une synthèse de ses recherches artistiques, un témoignage d’un moment musical particulier.

[ Zoom sur le quatuor n°3 (Bartók) - p.71 ] Peut-être encore plus difficiles à écouter, les quatuors composés par Arnold Schoenberg. La base de son langage est la gamme chromatique de 12 sons, ajustée, sérialisée, transposée, etc. de façon à ce qu’il y ait une égalité entre certains éléments sonores. Plus de pôle, de modulation ou de carrure préétablis. Pourtant, dans ses deux quatuors, Arnold Schoenberg n’est pas jusqu’au-boutiste : ses séries sont courtes, facilement identifiables lorsqu’elles existent. Tout comme Alban Berg, le compositeur joue avec les timbres qui fusionnent ou qui s’opposent, les cellules thématiques qui se répondent, comme si le quatuor était autant un lieu d’expérimentation que d’affirmation de leur langage.

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Dans son troisième quatuor, le Quatuor opus 30, écrit en quelques semaines, Schoenberg ne cherche pas à développer les questions de forme (ce quatuor renoue avec les 4 mouvements traditionnels, chacun ayant un nom de mouvement en italien). Au contraire, il les intègre pour que son quatuor ne soit pas en rupture avec les œuvres du passé, mais une composition s’affirmant résolument moderne. La série n’est pas utilisée comme le serait un thème : il ne faut pas la comprendre comme un élément musical qui va se transformer pour aller quelque part, mais comme un élément venant engendrer différents moments sonores, différents les uns des autres, et pas nécessairement reliés les uns aux autres. À l’oreille, et malgré l’ostinato passant de voix en voix dès le début du premier mouvement, les transformations de la série ne sont pas évidentes à entendre. Ce quatuor s’impose donc comme une pièce dans laquelle la sensation de l’écoute peut se déconnecter de l’analyse intellectuelle de la partition. Il revient donc aux interprètes du quatuor d’être missionnaires : de comprendre l’œuvre pour donner à entendre aussi bien son unité que ses micro-contrastes constants. D’autres compositeurs du XXe siècle issus de différents pays, ont composé d’importants quatuors :

- En république tchèque, Bohuslav Martinu a composé 7 quatuors à cordes. Le premier reste dans la tradition des quatuors post-romantiques (il comporte même le sous-titre « français »). Les suivants conservent un langage néo-tonal : une cadence virtuose au violon dans le 2e quatuor, des dénominations de « concerto da camera » pour les quatuors 4 et 7. Ainsi, les quatuors de Martinu symbolisent une idée de la musique du XXe siècle dont le langage ne fait pas rupture avec le passé, mais intègre nombre de courants (de la musique baroque à la musique folklorique).

- En Russie, Sergeï Prokofiev compose 2 quatuors : le Final du premier est étonnant car il s’agit d’un mouvement lent, qui donne une intensité et beaucoup d’émotion aux éléments mélodiques ; le second laisse une place importante aux influences populaires, mises en avant par une diversité de mode de jeux qui rappelle des sonorités d’ailleurs… Dmitri Chostakovitch, autre compositeur russe, a été prolifique quant au quatuor à cordes : il en a composé 15 entre 1938 et 1974. Initialement, il voulait en composer 24 pour aborder chaque tonalité, à l’image du Clavier bien tempéré de Bach. Comme dans le reste de l’œuvre de Chostakovitch, l’influence du régime soviétique est importante : le premier est gai pour répondre à la demande officielle, le 3e est censuré car jugé pessimiste, le 4e n’a pas pu être joué tant que Staline était en vie, il peut enfin composer plus à sa guise à compter du 6e et laisser ses émotions personnelles (voir même les moments de sa vie) prendre place dans ses compositions.

- Le quatuor sort des frontières européennes avec, entre autres, Heitor Villa-Lobos, compositeur brésilien, qui en écrit 17.

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Le quatuor à l’ère contemporaine Il n’est pas forcément évident d’avoir le recul nécessaire pour juger ce que les pièces des 4 ou 5 dernières décennies apportent au quatuor à cordes. Néanmoins, le genre musical reste très vivant : du Quatuor pour la fin du temps (qui n’est pas un quatuor « à cordes » à proprement parler) composé par Olivier Messiaen durant la guerre et popularisé juste après sa libération, jusqu’au Livre pour quatuors à cordes composé en 1948 par Pierre Boulez, la littérature continue à se renouveler. Il apparaît clairement que la composition d’un quatuor à cordes devient synonyme d’affirmation d’un savoir technique et artistique. György Ligeti n’a composé que deux quatuors à cordes. Si le premier (1953-1954) est dans la lignée claire de ceux composés par Bela Bartók, le second (composé en 1958) adopte un langage typique au compositeur : les notions de répétitions et de déphasage amorcées dans son célèbre Poème symphonique pour 100 métronomes. Dans la même logique, les cinq quatuors composés par Eliott Carter depuis 1951 permettent de plonger, œuvre après œuvre, dans les recherches rythmiques spécifiques du compositeur et ses positionnements fluctuants par rapport aux motifs mélodiques et aux architectures sonores. Au-delà d’une revendication d’un langage musical singulier, nombre de compositeurs poursuivent la longue tradition consistant à utiliser le quatuor à cordes comme un terrain d’expérimentations : Helmut Lachenmann utilisant le bruitisme ou le réinvestissement du passé (contours de musiques populaires, accords classés…) en tendant à construire de nouveaux liens entre la conduite de phrases et la notion d’immédiateté. Brian Ferneyhough cherche, depuis les années 1980, à inventer de nouveaux liens entre la forme et le sens : la recherche du silence est au centre de son 2e quatuor, la confrontation de l’écriture des époques anciennes et des constructions actuelles dans sonatas pour quatuor à cordes… Mais le tout est tellement dense que nombre d’auditeurs ont du mal à prendre le temps de pénétrer ses œuvres. Philippe Hersant, grâce à ses trois quatuors à cordes (si l’on considère Élégie comme l’un d’eux), continue à questionner le patrimoine musical et les liens entre les voix. De son côté, Jean-Jacques Werner distingue nettement ses cinq quatuors à cordes du reste de sa production de musique de chambre : si cette dernière est synonyme de convivialité, la composition pour quatuors à cordes reste une épreuve de vérité, complexe, où les éléments générateurs se développent dans des systèmes à la fois stricts et mus par des sous-entendus lyriques.

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Tableau chronologique de quelques quatuors

Année Compositeur – Nom du quatuor 1741 Locatelli – 6 concerti a 4 (op. 7) 1757 Haydn – Quatuors Fürnberg 1761 Boccherini – Opus 2 1771 Gossec – 12 quatuors (op. 14) 1782 Mozart – 6 quatuors à Haydn (K387-465) 1797 Haydn – Quatuors Opus 76 (les quintes, l’empereur) 1801 Beethoven – 6 quatuors (op. 18) 1808 Beethoven – Quatuors Razumowsky (op. 59) 1812 Schubert – Premier quatuor 1819 Schubert – Quintette « La Truite » 1824 Schubert – Quintette « La jeune fille et la mort » 1827 Beethoven – Quatuors 12 à 16 (op. 127, 132, 130, 133, 141, 135) 1838 Mendelssohn – 3 quatuors (op. 44) 1842 Schumann – 3 quatuors 1855 Rubinstein – 3 quatuors (op. 17) 1872 Tchaïkovski – 1er quatuor (op. 11) 1873 Brahms – 2 quatuors (op. 25-26) / Verdi – Quatuor à cordes 1876 Smetana – Quatuor « De ma vie » 1879 Borodine – Premier quatuor 1890 Franck – Quatuor 1893 Dvorak – Quatuor Opus 96 / Debussy - Quatuor 1897 D’Indy – 2e quatuor 1904 Ravel – Quatuor 1905 Schoenberg – 1er Quatuor 1809 Bartók – 1er Quatuor 1915 Villa-Lobos – Quatuors n°1 et 2 1918 Milhaud – Quatuor n°4 / Kodaly – Quatuor n°2 1925 Fauré – Quatuor / Martinu – Quatuor n°2 1935 Chostakovitch – Quatuor n°1 1948 Boulez – Livre pour quatuor à cordes 1958 Ligeti – Quatuor n°2 1980 Werner – Quatuor n°3 « Pour le temps de la passion » 1985 Hersant – Quatuor n°1 1989 Ferneyhough – Quatuor n°4 avec voix 2001 Lachenmann – Grido, 3e quatuor à cordes

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Troisième parcours Le quatuor à cordes est un terrain

d’explorations…

Ce chapitre a été écrit avec la complicité de Bernard Fournier. Après 40 ans en tant que violoniste dans des quatuors, Bernard Fournier est venu à la musicologie pour faire partager sa passion. Déjà au lycée il organisait des séances chez lui, avec ses amis, pour leur raconter ce que l’on

pouvait entendre dans un quatuor à cordes. Plus tard, il a fait une thèse sur « Beethoven et la modernité » à l’Université Paris 8, sous la direction du philosophe Daniel Charles puis d’Évelyne Andréani. Depuis, il a écrit de nombreux ouvrages traitant du quatuor à cordes qui sont aujourd’hui la « bible » de ceux qui travaillent sur le sujet… Nous avons lu ses ouvrages et nous sommes permis d’aller déranger le spécialiste pour développer certains points… Nous proposons donc, durant ce quatrième parcours, d’analyser comment le quatuor à cordes s’est imposé aux compositeurs comme un terreau fertile pour la composition, quels sont les rapports entre les compositeurs et ce genre musical spécifique et enfin quels sont les enjeux des musiciens jouant ensemble en quatuor…

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Le quatuor à cordes : du bon terreau ! Le quatuor à cordes est un ensemble de quatre instruments homogènes. Parce qu’il est par définition homogène, le quatuor peut introduire des éléments hétérogènes et jouer sur la différence homogène/hétérogène. À la différence d’un quatuor avec flûte qui restera hétérogène (il y a différents types de sons), ou d’un piano qui restera homogène, le quatuor à cordes peut proposer des modes de jeu différents pour chaque instrument, tout en cherchant une homogénéité. Chez Berg, par exemple, on aura des modes de jeux opposés créant des différences radicales entre les voix, mais le tout avec des instruments semblables, presque identiques. Notre oreille oscille entre la personnalisation des voix et l’indifférenciation liée au fait que les instruments soient quasiment identiques. Il y a parfois un côté « facile » à l’introduction d’un instrument avec une sonorité différente pour créer de l’hétérogénéité. C’est autrement plus difficile avec le quatuor. C’est donc dans ce sens que le quatuor impose au compositeur une recherche poussée lui permettant, uniquement par le développement de son langage musical, de trouver des solutions avec une simple petite palette d’instruments semblables… Dans la musique contemporaine, pour explorer la micro tonalité par exemple, les instruments du quatuor à cordes sont idéaux : ce ne sont pas des instruments tempérés, et nul besoin de créer des instruments spéciaux pour pouvoir jouer des micro intervalles (il suffit de décaler légèrement son doigt… ). De même, il est possible de mêler des sons agréables et des sons « laids ». On peut jouer sur la touche, le chevalet, offrir des harmoniques cristallines, créer des bruits (nous pensons ici au 6e quatuor de Bartók dans lequel le compositeur utilise des sons « laids » pour symboliser la société violente et déshumanisée ; ou aux quatuors de Lachenmann qui utilise des « sons-bruits »). Une exploration dans la composition… Il y a des tempéraments de compositeurs différents mais, quels qu’ils soient, ils ont trouvé dans le quatuor à cordes une façon d’assouvir leurs envies de recherches. L’évolution musicale a souvent été liée au quatuor : Les dissonances chez Mozart, le quatuor opus 76 numéro 6 de Haydn n’a pas d’armure tellement il module, La grande fugue de Beethoven qui brouille la tonalité… Dès le début, les compositeurs ont bien senti que travailler l’harmonie classique ne suffisait pas au quatuor, qu’il fallait aller plus loin.

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Prenons quelques exemples pour retracer l’histoire de ces explorations :

- Haydn était un explorateur né. Dans chacune de ses séries de quatuors, il se pose des questions différentes, il cherche des solutions sonores nouvelles. Ainsi, chez lui, chaque groupe de quatuors est une progression sur le groupe précédent.

- À la même époque, Mozart n’utilise pas le quatuor pour expérimenter : lui, il veut s’exprimer. Il laisse donc à Haydn les expérimentations sur la forme (les quatuors de Mozart sont tous quasiment identiques, ou du moins sortent-ils du même moule), pour s’attacher à l’harmonie : dans le quatuor K428, 2e mouvement, on entend presque les harmonies de Wagner, même si ce n’est pas délibéré. Pourtant…

- Si Haydn était expérimentateur, son travail reste celui d’un artisan, d’un « honnête homme », sans vouloir révolutionner le monde. A l’inverse, Beethoven est dans la recherche systématique du nouveau : il est hors de question, pour lui, de composer deux fois la même chose. Derrière les expérimentations de Beethoven se cache une véritable idéologie : la notion de progrès. Chaque œuvre est vraiment personnalisée, les quatuors qui se succèdent sont tous vraiment différents. On dit souvent que Beethoven est le successeur de Haydn, mais il est aussi le successeur de Mozart, à qui il emprunte le génie mélodique. Au début de sa vie, il utilise beaucoup de petits motifs mais, plus il compose, plus la mélodie s’impose. Dans son quatuor opus 135, il arrive à une légèreté très mozartienne, mais qu’il arrive à développer après avoir acquis la gravité. Beethoven a exploré tous les genres musicaux, puis il s’est centré sur le piano puis sur le quatuor. Les deux dernières années de sa vie, il n’a écrit que du quatuor. Son désir d’avancer dans ses expérimentations l’a poussé à se centrer sur ce genre musical.. C’est dans ses quatuors, plus que dans ses symphonies ou sonates, qu’il a apporté du nouveau, que ce soit dans la forme, dans le matériau ou du point de vue expressif. Il y explore le temps, l’espace mais surtout les différentes énergies possibles.

- Durant la fin du romantisme, au moment où l’on commence à se détourner de l’harmonie, le quatuor redevient un terrain de prédilection pour chercher des sonorités nouvelles : chez Hugo Wolf ou, plus tard, Max Reger, l’harmonie est vacillante. On sent dans leurs quatuors que l’édifice tonal s’effrite et annonce Schoenberg, qui ira au bout du processus.

- La musique atonale s’est vraiment imposée avec le quatuor à cordes : c’est dans le 2e quatuor de Schoenberg que, pour la première fois, la tonalité est suspendue.

- Le rôle de la 2e école de Vienne a été important pour le développement des modes de jeux, chez Berg notamment. Ce compositeur sera d’ailleurs repris par Bartók qui ira plus loin (notamment dans l’utilisation des glissandos). Ce

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type de démarche a influencé les compositeurs contemporains qui ont utilisé le mode de jeu comme matériau de base : ils ont abandonné la mélodie ou le motif pour ne garder que les modes de jeux.

Au début du quatuor, à l’époque de Haydn, la musique était très mélodique : chez les classiques, l’harmonie et la mélodie priment. Petit à petit, la mélodie devient motif, puis intervalle. Ce motif se raréfie et se minimalise. Les quatuors jouent alors plutôt avec la notion d’intervalle, puis de pointillisme musical (chez Webern entre autres). La dernière étape est de travailler sur le son, pour ses qualités physiques (dans les cinq quatuors de Scelsi notamment). Morton Feldman va encore plus loin car il suspend le son : son 2e quatuor dure 5 heures ! Les interprètes ont même dû se munir de couches lors de la création ! Le public pouvait marcher, dormir… Ce n’est plus un quatuor qui est composé sur le principe du contraste (comme chez Beethoven ou Bartók où les éléments thématiques viennent se rencontrer). C’est plutôt, à l’image des quatuors minimalistes américains où cela bouge très peu, l’arrivée d’une impression d’hypnose, de fascination… Et cela rencontre un certain succès auprès des gens très différents : les concerts de quatuors à cordes jouant de la musique minimaliste attirent beaucoup de jeunes ! Quand on explore d’autres musiques et que des compositeurs décident de mêler des éléments musicaux d’origines différentes, comme cela est fréquent dans la musique contemporaine, cela oblige à faire un choix : il y a ceux qui regardent ailleurs pour créer un langage nouveau, et ceux qui décident d’intégrer les musiques nouvelles (le rock par exemple) dans le quatuor. L’esprit est tout autre, mais force est de constater que le quatuor peut absorber tout cela !

Certains compositeurs n’ont jamais composé de quatuors. D’autres en ont composé puis les ont détruits, comme Poulenc (en photo ci-contre) qui adorait les quatuors4 et en a écrit deux qu’il a détruits, jugeant qu’ils n’étaient pas au niveau. Brahms, avant de composer ses 3 quatuors, en avait composé une vingtaine qu’il a tous détruits.

Liszt, lui, n’a jamais composé de quatuor, mais il a conseillé à tous les jeunes compositeurs venant le voir d’en composer ! Quand Schumann a vu Liszt, ce dernier lui a fortement recommandé d’écrire des quatuors. Schumann, qui n’avait écrit que

4 Quand la première intégrale des quatuors de Bartók est parue en France, c’est Poulenc qui a écrit le texte de la pochette du disque

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de la musique pour piano, s’était alors intéressé au quatuor comme musicologue, a joué les quatuors de Mozart et Haydn à 4 mains au piano avec sa femme Clara, a relu les quatuors de Beethoven, a composé 2 quatuors qu’il n’a pas achevés puis s’est enfin mis à composer ses trois quatuors, en deux mois ! Une exploration humaine : dialogue à 5 voix. Le piano propose un jeu solitaire où l’interprète tient toutes les rênes. À l’inverse, l’orchestre propose un jeu collectif où l’interprète ne peut pas tout écouter mais doit suivre un chef qui écoute pour lui. Mais le quatuor exige de tisser des liens car il faut se mettre d’accord à quatre. Historiquement, le quatuor était dirigé par le premier violon. Le quatuor Baillot, qui a créé les quatuors de Beethoven en France, plaçait le premier violon (Pierre Baillot) debout, tandis que les trois autres musiciens restaient assis. D’ailleurs, pendant longtemps, les quatuors portaient souvent le nom du premier violon. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui. Certes, comme dans tout groupe humain, il peut y avoir un leader, mais cela a plus à voir avec la personnalité de celui qui mène qu’avec son instrument ou son niveau technique. Se mettre d’accord en étant quatre suppose des relations étroites entre les musiciens qui doivent apprendre à s’écouter. Ils peuvent jouer ensemble sans, pour autant, être ensemble : si chacun joue sa partie sans entendre ce que fait l’autre, ça ne marche pas. Quand on travaille en quatuor, chacun doit savoir ce que les autres font. Il faut commencer par mettre des coups d’archet cohérents pour les quatre, ce qui est parfois difficile à régler et peut être un sujet de conflit. La devise doit être : « Tous pour un, tous pour la compréhension de la partition » ou bien encore « s’effacer devant le tout ». Cette mise en retrait des caractéristiques personnelles est l’opposé de la formation des musiciens où l’on cherche constamment sa propre interprétation d’une œuvre. Quand on répète à quatre, on se dispute. Dans un duo pour piano et violon, le pianiste a souvent un avis limité sur le violon, et inversement. Dans le quatuor, par le simple fait que les quatre instruments sont quasiment identiques, chacun peut avoir un avis très poussé sur le jeu des trois autres. On ne peut pas mentir en disant « je ne peux pas faire ceci ou cela » puisque les autres savent ce qui est possible ou non. Les quatre musiciens sont sur le même terrain. Il faut être capable de gérer les relations conflictuelles de quatre ego réunis. Si l’un veut imposer sa vision, cela ne peut pas marcher. Respecter l’autre, l’écouter et… ne pas tirer des conséquences dramatiques des coups d’éclat inévitables ! Certains quatuors voient des musiciens changer, certains ne se supportent plus… ce n’est pas évident. Certains quatuors voient de tels conflits entre les musiciens qu’ils se quittent. Si l’affect ne circule pas bien, la musique ne circule pas bien non plus… Un

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des musiciens du quatuor Juilliard disait à ce propos : « À la répétition, on peut s’être tout dit, mais au concert on doit tout s’être pardonné ». C’est aussi une discipline humaine : il ne suffit pas de mettre quatre musiciens ensemble et une partition sur un pupitre pour que cela fonctionne. Il faut travailler longuement pour trouver le son homogène. L’exemple canonique est certainement celui du quatuor Amadeus qui a travaillé pendant cinq ans avant de donner son premier concert. Même quatre solistes très brillants réunis ne formeront pas un bon quatuor tant il faut, avant de jouer correctement, que se crée « l’esprit » du quatuor. Mais il n’y a pas que les quatre musiciens, le compositeur est là aussi… ! Le quatuor Schuppanzigh (mené par Ignaz Schuppanzigh représenté ci-contre) a été un élément important sur la création des quatuors de Beethoven qui lui faisait confiance. Certes, il n’y a pas eu de co-création entre Beethoven et ce quatuor (certainement parce qu’il était inconcevable pour Beethoven de se laisser dicter quoi que ce soit !). Par contre, Janacek, qui n’était pas un musicien rompu à la composition pour les instruments à cordes, a travaillé vraiment avec les musiciens d’un quatuor (et même essentiellement avec l’altiste) pour trouver un équilibre sonore. Aujourd’hui encore, beaucoup de compositeurs contemporains travaillent en osmose avec des quatuors. Mais pour cela, il faut trouver le quatuor qui comprend l’écriture du compositeur, son évolution, son langage, ses innovations. Même quand le compositeur est mort, il est là au moment des choix faits par les quatre instrumentistes. Son ombre est toujours en train de planer au-dessus des musiciens. Quand un quatuor joue un compositeur, il ne lui suffit pas de connaître ses compositions pour quatuors, mais aussi les corrélations entre ses quatuors et ses autres œuvres. Le fait de connaître d’autres œuvres donnent des clés pour l’interprétation des quatuors.

Un quatuor à cordes est donc une expérience à cinq. Une expérience humaine très difficile, mais tellement stimulante…

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Quatrième parcours Zoom sur quelques œuvres…

Vous êtes passionnés d’analyse musicale ? Vous avez envie de découvrir certaines œuvres « de l’intérieur » ? Vos élèves vous en redemandent ? Ce parcours est fait pour vous… Mais attention, une analyse n’englobe jamais toutes les facettes d’une œuvre ! Nous proposons plutôt de donner ici des pistes qui pourront être des guides d’écoutes ou de repères dans la partition. Certaines œuvres sont justes éclairées, d’autres sont analysées dans le détail. L’intérêt premier reste de comprendre la construction de chaque pièce pour mieux la comparer avec les autres… Autant que possible, nous avons indiqué des « préliminaires pédagogiques », sorte d’éléments adjacents à l’étude pouvant apporter des pistes complémentaires pour la compréhension. De même, nous nous sommes souvent permis quelques mots introductifs pour présenter très succinctement l’œuvre. Certaines analyses nécessitent vraiment d’avoir la partition sous la main et un enregistrement dans les oreilles !

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HAYDN – Quatuor « L’Empereur » opus 76 n°3 Préliminaires pédagogiques : Les formes :

- La forme sonate - Le thème et variations - Le menuet

En 1787, Haydn est fier de son thème Gott erhalte Franz den Kaiser (Que Dieu protège l’empereur François), qu’il vient de composer pour l’empereur. Il est en pleine période créatrice (La création, série de 6 quatuors…) et a beaucoup travaillé sur la symphonie dont il a une grande maîtrise (104 écrites à cette époque). 1er mouvement :

Ce mouvement est en forme sonate. Le thème est joyeux et tous les instruments participent à cette joie dans un même élan (ils ont tous le même rythme et chantent ensemble). Un motif ascendant en rythmes pointés vient ajouter du dynamisme au thème et permet d’offrir un lien intéressant entre les voix (il passe de l’une à l’autre). Haydn aborde ensuite un léger contrepoint du thème pour jouer avec les imitations. Le deuxième thème n’est autre qu’une réinterprétation du premier, qu’une variante du thème initial. Le développement, qui joue sur le motif ascendant en rythmes pointés tout autant que sur la progression tonale, laisse une place importante à la notion de texture : des groupements d’instruments deux par deux aux moments où tous sont ensemble, le compositeur joue avec les possibilités du quatuor. Si la réexposition est quasiment fidèle, l’intérêt se trouve dans la coda où Haydn redéploie le thème, comme s’il pouvait de nouveau s’amuser à le développer.

2e mouvement :

Ce mouvement est un thème et variations. Ce mouvement est le plus long du quatuor, comme c’est le cas pour les 6 quatuors de l’opus 76. Haydn prend le temps de méditer, de dessiner des contours précis, de faire entrer l’auditeur dans l’émotion.

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Haydn utilise son hymne Gott erhalte Franz den Kaiser à qui il fait subir des variations :

o Variation 1 : le thème est donné au violon 2, tandis que le violon 1 joue un contrepoint ininterrompu en double-croches

o Variation 2 : le thème est confié au violoncelle, le violon 2 venant le colorer à la tierce. Tandis que le violon 1 expose un contre-chant, l’alto vient compléter les logiques harmoniques

o Variation 3 : l’alto prend le thème tandis que les autres instruments basent leurs discours sur des contre-chants rythmiques (syncopes, double-croches apportant de nouvelles énergies…)

o Variation 4 : Haydn revient au caractère hymnique de ce mouvement. L’écriture est parfois proche du choral (avec ses notes de passages et son caractère harmonique), ce qui donne un caractère solennel et résolument posé à la fin de ce mouvement.

3e mouvement :

Ce mouvement est un menuet. De facture traditionnelle, ce mouvement laisse toute sa place à la mélodie. Les interactions entre les voix sont peu nombreuses afin que le thème puisse occuper la majeure partie du champ sonore. Notons tout de même le passage en mode mineur au moment du trio, ce qui est rare dans la musique pour quatuors de Haydn.

4e mouvement :

Ce mouvement est en forme sonate. Si les trois premiers mouvements sont en mode majeur (do majeur, sol majeur et do majeur), le final est en mode mineur (do mineur). Habituellement, le final vient clore l’œuvre de façon ludique, avec plus de légèreté que les mouvements précédents. Ici, Haydn propose plus de tensions et s’amuse comme jamais avec les notions de tension/détente en offrant des points culminants qui ont tendance à s’étirer.

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MOZART – Quatuor « Les dissonances » K465 Préliminaires pédagogiques : L’intervalle de triton - La forme sonate – Transformations d’un thème Composé en 1785, ce quatuor a pris son surnom « les dissonances » simplement à cause de ses 22 premières mesures. Mais, en dehors de ce passage, rien de bien dissonant ! Au contraire, il est dans la lignée des quatuors classiques. Il se décompose en quatre mouvements. 1er mouvement : Il est composé par la « fameuse » introduction, puis il suit la forme sonate. Introduction :

- Les 9 premières mesures offrent un départ étonnant : les instruments commencent à un temps de différence, ce qui nous empêche de nous placer dans une carrure. La batterie de violoncelle n’apporte pas plus de stabilité. Le premier violon entre avec un intervalle de triton, venant aussi déstabiliser l’affirmation d’une harmonie. Les deux phrases constituant ces 9 premières mesures sont de même facture : on s’installe sans bruit (nuance piano) pour offrir un crescendo douloureux.

- Mesures 9 à 22 : malgré l’instabilité, ce passage semble moins douloureux que le premier, comme si le doute n’était pas si angoissant… Un petit passage fugué jusqu’à la mesure 16 relie les voix : si elles sont différenciées et ont chacune leur discours au début de ce passage, elles concluent ensemble dans la mesure 16. Le violoncelle pousse encore quelques notes plaintives qui s’élèvent contre l’harmonie (sforzando des mesures 16, 17 et 18), mais la tendance globale est à la réconciliation des voix, qui viennent conclure ce passage sur un accord de septième de dominante qui, s’il a l’habitude d’être synonyme de tension, s’avère ici être libérateur : on y sent poindre le retour à la tonalité.

Certains musicologues ont vu dans cette introduction l’expression du rite initiatique à la franc-maçonnerie, que Mozart venait de passer. Allegro : Cet allegro est en forme sonate. Exposition :

- Si le violoncelle débutait l’introduction qui n’arrivait pas à s’étirer dans les aigus, il est absent de l’exposition du thème : il en va de la logique de contraste ! Le thème est clair, résolument joyeux, ses contours sont bien

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définis et notre oreille distingue clairement la place de chacun des instruments. C’est le soleil après le brouillard !

- Il reprend son thème (mesures 31 à 39), montrant dès ce moment que l’on pourra jouer avec les variations, puis (ce qui n’est pas commun), il expose une troisième fois son idée musicale (mesures 44 à 49) en lui adjoignant quelques imitations.

- La transition entre les deux thèmes est longue : certes, on passe dans la tonalité de la dominante (sol majeur), mais Mozart propose un clin d’œil à la mineur, des déplacements en double-croches… il n’expose pas immédiatement son deuxième thème, qui semble se faire attendre…

- Deuxième thème (mesures 72 à 79) tout aussi heureux que le premier avec, d’emblée, une couleur harmonieuse donnée par les deux violons à la tierce, et un dialogue entre les voix clair (souligné par les nuances).

Développement :

La construction du développement est une progression par blocs distincts : une vision calme du thème où vient s’interposer un motif plus intrigant (au violon 2) est comme un questionnement, et forme le premier bloc. S’ensuit alors un bloc de nuance forte, très sombre et proche d’un moment de tension sorti tout droit d’un opéra. Ce bloc n’est lui-même exacerbé que pour mieux contraster avec le retour de l’exposition.

Réexposition :

Les modifications des présentations du thème sont plus apparentes que celles que l’on entend d’habitude chez Mozart : deux violons à la sixte au lieu d’un seul, des imitations, l’absence de la troisième exposition du thème… Une coda assez contrastante vient clore le premier mouvement : l’aspect éclatant du thème est une lumière quasi aveuglante qui ferait presque oublier les ténèbres de l’introduction…

2e mouvement : Ce mouvement est en forme sonate sans développement. Exposition (mesures 1 à 44) :

- Mesures 1 à 12 : premier thème caractérisé par sa retenue… - Mesures 13 à 25 : pont d’une importance considérable tant il devient un

élément à part entière dans le matériau thématique utilisé par Mozart. - Mesures 25 à 39 : deuxième thème. Le bourdonnement du violoncelle entraîne

le reste du quatuor vers le grave. L’alto, puis le violon 2 et le violon 1 sont en canon sur un petit motif simple, reconnaissable à son articulation. Ce motif revient, mais en homophonie cette fois, apportant plus de stabilité au discours, et permettant au premier violon de prendre son envol.

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- Mesures 40 à 44 : quelques mesures conclusives pour clore l’exposition, qui ne se basent ni sur le premier, ni sur le second thème, mais qui sont directement inspirées du pont.

Réexposition (mesures 45 à 100) Coda (mesures 100 à 114) :

Le motif inspiré par le pont, tel que Mozart l’a utilisé dans la partie conclusive de l’exposition (mesures 40 à 44) est couplé à un nouveau thème joué par le premier violon. L’énoncé du thème est posé, sa reprise à l’aigu le fait vivre avec plus d’insistance avant de le voir mourir, retourner dans les graves.

3e mouvement : Ce mouvement est un menuet, dans la plus pure tradition de cette forme. Seul le trio, en mineur, apporte des couleurs plus intimes, de la passion et s’éloigne des habitudes liées à la danse d’origine.

- Menuet : premier thème (mesures 1 à 20), deuxième thème (mesures 21 à 63) - Trio : premier thème (mesures 64 à 79), deuxième thème (mesures 80 à 103) - Menuet da capo

4e mouvement : Ce mouvement est en forme sonate. Exposition (mesures 1 à 136) :

- La première partie (mesures 1 à 69) est vive et guillerette. Malgré tout, quelques passages en mineur (pont, mesure 35) et une écriture en imitation tendent à montrer que, derrière la joie, se profilent des contrastes.

- Deuxième partie : un deuxième thème (mesures 70 à 86), plus qu’enjoué, est presque inquiétant par les double-croches haletantes qu’il propose, malgré les moments de répit qu’il offre (mesures 89 à 109 par exemple)

Développement (mesures 143 à 199) :

- Première partie (mesures 147 à 162) plus étrange, où les jeux thématiques s’éloignent considérablement de l’euphorie du début

- Partie centrale (mesures 162 à 180) où s’exprime le style propre à Mozart, ses techniques d’écriture qui permettent de donner un nouveau relief au thème principal.

- Troisième partie où le silence semble contrebalancer les enchaînements de double-croches du deuxième thème.

Réexposition (mesures 300 à 371) Coda (mesure 372 à 419)

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BEETHOVEN – Grande fugue opus 133 Préliminaires pédagogiques : Rechercher et présenter ce qu’est une fugue. Prendre quelques exemples, chez Bach entre autres… Faire le parcours tonal de chaque fugue et des variations. Cette fugue, qui était initialement le final de l’Opus 130, est à elle seule un morceau assez long (proche de 20 minutes en fonction des versions). Il faut vraiment la penser par partie avant de comprendre sa structure entière. Il existe plusieurs découpages de cette œuvre, et de nombreux ouvrages ont proposé des analyses parfois fort différentes. Nous proposons la vision la moins complexe de l’œuvre, l’idée étant d’en comprendre le découpage pour permettre au lecteur de ressentir par lui-même l’utilisation que Beethoven fait des liens entre les instruments du quatuor. Le découpage formel choisi se rapproche de la forme sonate, construction chère à Beethoven et aux compositeurs de son époque. Il est indispensable, pour suivre les éléments d’analyse proposés ci-dessous, de se munir d’un enregistrement, mais surtout de la partition (aisément trouvable…) Introduction : Durant 30 mesures, Beethoven expose 2 fragments constitués d’éléments distincts séparés par des points d’orgue. Le premier fragment est constitué par :

- un grand sol joué en doubles cordes, forte, pour imposer le début du morceau - une cellule en valeurs longues : une seconde mineure exposée 4 fois (2

descendantes, 2 ascendantes) et un grand intervalle (sixte et septième). - la même cellule en valeurs courtes, une fois en sol, une autre fois en do.

Le deuxième comprend :

- un thème (en fa mineur), cette fois-ci avec une liaison et une nuance piano, exposé d’abord au violon, puis au violoncelle.

- le retour de la cellule du premier fragment, pianissimo, en croches liées.

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Une première fugue et trois variations (mesures 31 à 158) Exposition de la fugue (mesure 31 à 57) : Tout est fortissimo, sans autre vraie nuance. Il y a 5 entrées du sujet :

o Violon 1, mesure 31 o Violon 2, mesure 35 o Alto, mesure 39 o Violoncelle, mesure 43 o Violon, mesure 50. Cette exposition est l’occasion de quelques

chromatismes déroutants. Logiquement, on trouve 2 réponses à la dominante et un élément de contre-sujet sur les temps forts à compter de la mesure 39. Première variation (mesures 58 à 108) : La première variation voit apparaître des triolets joués staccato qui passent de voix en voix : violon 1, violon 2, violoncelle, violon 2, alto… On reconnaît néanmoins le sujet sur deux périodes :

- Violoncelle (mesure 62) et alto (mesure 68) - Alto (mesure 78), violoncelle (mesure 82) et 2nd violon (mesure 89). Entre ces deux périodes, Beethoven développe son sujet (mesure 72 au violon 1) où l’on peut reconnaître la cellule issue du premier fragment de l’introduction. Après ces deux périodes, il fait disparaître les triolets pour faire entendre un nouveau développement de la cellule du premier fragment. Le compositeur conclut sa première variation avec une nouvelle exposition (violon 1, mesure 101) qui, cette fois, voit des accords redoublés, augmentés d’un sf. Deuxième variation (mesures 109 à 138) : - Les entrées de la fugue sont plus rapprochées (toutes les 3 mesures au lieu de

4) - Beethoven ajoute de l’énergie avec de nouvelles idées rythmiques aussi bien

dans l’accompagnement (deux doubles / croche) que dans la présentation du contre-sujet, en syncopes (voir violon 1, mesures 111 ou violoncelle, mesure 117)

Troisième variation (mesures 139 à 158) : Beethoven va donner aux triolets de la première variation une nouvelle fonction : ils ne sont plus là simplement pour donner de l’entrain à la fugue, ils s’accaparent les notes du sujet. Du coup, nous avons une vraie impression d’accélération, renforcée par l’instabilité provenant des rythmes syncopés du développement du contre-sujet.

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Le sujet apparaît une dernière fois, mesure 153, sans les triolets, comme une ultime coda qui vient ralentir la course effrénée : on y trouve même deux blanches et un diminuendo.

Deuxième fugue et trois variations

Exposition de la fugue (mesures 159 à 232) : On s’éloigne de la première fugue, tant par les nuances (pp) que par le rythme ou le caractère général. La fugue ne s’installe pas tout de suite, elle est précédée par une introduction (mesures 159 à 167) où l’on peut entendre les notes du motif présenté dès l’introduction, de caractère legato cette fois-ci, et soutenu par des notes en batterie. Le sujet apparaît ensuite plusieurs fois :

o Alto, mesure 167 o Violon 2, mesure 171 o Violoncelle, mesure 183 o Violon 1, mesure 187

Ces présentations sont parfois entrecoupées d’un retour au calme (batterie sur une note et présentation en double-croches legato). À partir de la mesure 193, Beethoven ne présente plus vraiment une fugue, mais plutôt un canon. Une première fois entre le violoncelle et le 1er violon, une deuxième fois entre le violon 2 et l’alto. L’accompagnement en double-croches apporte un sentiment « circulaire » où les choses tournoient. Pour bien montrer à quel point cette fugue est éloignée de la première, le compositeur nous offre un moment suspendu, aérien : il expose le sujet et son accompagnement dans des registres très aigus, comme dépouillé de tout superflu (violon 1 et violoncelle aux mesures 209 à 216). Une pédale de violoncelle annonce la coda de cette deuxième fugue : on n’y expose plus que le contre-sujet, mais plus du tout dans le cadre d’une fugue ! De plus, comme pour s’opposer au moment aérien des mesures 209 et suivantes, une grande descente vers le grave vient conclure cette présentation. Première variation (mesures 233 à 272) : Changement de chiffrage de mesure : passage au ternaire. Le retour du rythme iambique (croche-noire), d’abord forte puis piano, apporte de la légèreté et offre une occasion de revenir à un jeu de quatuor dans lequel les voix se répondent, comme un moment de pause permettant de respirer avant d’entamer la deuxième variation

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Deuxième variation (mesures 273 à 350) : En blanches pointées, le sujet s’expose du grave à l’aigu :

o Violoncelle, mesure 273 o Alto, mesure 280 o Violon 2, mesure 288 o Violon 1, mesure 296

S’ensuit alors un jeu autour des 2 notes chromatiques du sujet, dont la dernière est accompagnée d’un trille. Beethoven propose dans un premier temps de faire dialoguer les deux violons (mesures 304 à 309), puis expose une combinaison entre la tête du sujet et le motif rythmique présent depuis le début de cette variation (croche-noire, rythme iambique), avant de revenir aux trilles qui, cette fois, ne sont plus en alternances, mais simultanés entre deux voix (violon 1 et violoncelle ou violon 2 et alto). Troisième variation (mesures 351 à 412) : Dès la dernière mesure de la 2e variation, comme pour lier les éléments de son œuvre, Beethoven présente un motif rythmique de trois croches régulières détachées. Cet élément rythmique continu s’amplifie à partir de la mesure 359 lorsque les deux violons s’en emparent. Le sujet est réduit à sa plus simple expression : deux groupes de deux notes chromatiques : une longue qui se termine par une courte, et deux brèves. Il est exposé d’abord à l’alto (mesures 351 à 354), puis au violon 2 (mesure 354), de nouveau à l’alto (mesure 358). La dernière partie est basée sur les trilles qui rappellent la deuxième variation mais qui n’ont plus la fonction joyeuse qu’elles occupaient : ils servent dorénavant à perdre l’auditeur : on ne reconnaît plus le sujet que partiellement, lorsque l’un des instruments tente de l’énoncer de force (violon 1, mesure 370 par exemple), le tissu continu de croches se déséquilibre (apparition de liaisons de phrasé, de notes piquées puis présentation discontinue par groupes de 3 croches au lieu de 6…), même les intervalles empêchent toute notion mélodique. Beethoven tend ici à « perdre » l’auditeur tant sa composition est riche.

Développement : Troisième fugue (mesure 414 à 452) :

Après une courte introduction (mesures 414-415), Beethoven expose un nouveau motif thématique (violon 1, mesures 416 à 420). Ce motif est un dérivé de motifs ayant déjà été proposés dans les fugues précédentes, ce qui confère à cette partie le terme de « développement ». Cet élément est ensuite proposé à l’alto, au violoncelle puis au violon 2). D’emblée, il transforme son motif mélodique et le fait de nouveau entendre aux quatre voix (violon 1, mesures 432 à 436, violon 2, mesures 436 à 440, alto, mesures 440 à 444, violoncelle, mesures 444 à 448).

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Il conclue par une cadence claire où les temps sont bien marqués et le registre est large (violon 1 très aigu, violon 2 et alto en double cordes). Deuxième développement (mesures 453 à 492) : Le sujet n’est plus entier, Beethoven n’en garde que ses 3 premières notes (violoncelle, mesures 453 à 456). La réponse (alto, mesures 455 à 458) est le renversement du sujet. À compter de la mesure 461, les valeurs longues dominent : de nombreuses blanches pointées, liées entre elles, forment un chant qui sert de base aux différents éléments qui se présentent de façon complémentaire, sans aucune dissonance. Les mesures 477 à 492 offrent un jeu très intéressant : chaque voix est l’expression d’un motif déjà entendu dans la première partie de l’œuvre, que ce soit le renversement du sujet (violon 1), un développement du motif de la première fugue (violon 2), un développement de la variation de la 2e fugue (alto) ou le contre-sujet de la première fugue (violoncelle). Troisième développement (mesures 493 à 510) : Beethoven centre ce développement sur la deuxième fugue : c’est en elle qu’il puise la plupart des éléments qui constituent cette partie. Il ajoute néanmoins quelques renversements du sujet et modifie des intervalles pour les amplifier davantage. Le développement du sujet est d’abord présenté au premier violon, dans un registre très aigu (mesures 493 à 501) puis descend au violoncelle (mesures 501 à 510). Beethoven conclue son développement avec une coda (mesures 511 à 532). On passe d’une nuance forte à une nuance pianissimo grâce à 6 accords consonants aérés par des mesures de silences. Seuls les trilles du violoncelle apportent un léger mouvement à cette coda.

Reprise des éléments fugués :

Le compositeur commence (mesures 533 à 564) par une reprise quasiment identique des mesures 273 à 350 (soit de la 2e variation de la 2e fugue). Mais, à la fin de celle-ci, il entame un jeu rythmique liant les instruments par deux : d’un côté les deux violons, de l’autre l’alto et le violoncelle (mesures 265 à 269). Les instruments sont ensuite par trois (mesures 573 à 576), puis de nouveau par deux avant de terminer dans l’aigu sur une note piano. Ce sont ensuite les textures qui sont en jeu : violoncelle et alto avancent conjointement, les violons venant prendre le relais dans l’aigu, comme si chaque instrument était dans son registre le plus probant pour servir la phrase musicale. (mesures 581 à 595). Quelques pizz. à l’alto et au violoncelle ponctuent ce moment « rêveur » qui prépare le retour du sujet, confié au premier violon dans son registre aigu

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(mesure 610). Le temps en est suspendu, comme en témoignent les mesures de silences, l’homophonie revient : les instruments sont liés par des accords brefs, forte, rappelant le classicisme de l’époque de Beethoven. Mais le compositeur ne se sert pas de ces accords pour développer ou réexposer une idée, il replonge l’auditeur dans les jeux rythmiques d’où la présentation du sujet l’avait tiré (mesure 637). Tout pourrait s’arrêter sur le point d’orgue de la mesure 557, mais les thèmes des deux fugues initiales réapparaissent furtivement, comme un vague souvenir.

Coda :

Plus de conflit, plus d’écriture complexe, les voix s’unissent dans un même mouvement : toutes ont le même rythme, le même phrasé, les mêmes notes. On y entend aussi bien les éléments générateurs du sujet, exposés dès le début de l’œuvre, mais de façon plus simple, plus « nue ». De même, les trilles, dialogues entre les groupes de voix ou les ponctuations de croches formant un tapis sonore viennent compléter cette synthèse : les instruments qui se disputaient les sujets, contre-sujets, motifs rythmiques et toutes autres parties du discours s’harmonisent, se complètent s’assagissent.

Pour aller plus loin… L’éditeur Artaria a demandé à Anton Halm de réécrire cette fugue pour piano à 4 mains. Beethoven en personne a retouché la partition mais, malgré les corrections du compositeur, les sonorités du piano et la conduite des voix imposées par l’instrument n’ont pas convaincu Beethoven, ni les grands interprètes. À vous de comparer (auditivement ou sur partition) ces deux versions…

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SCHUBERT – Quatuor « La jeune fille et la mort » Avant tout, un titre accrocheur. Arrêtons-nous dessus. En français, on dit « la jeune fille et la mort ». Mais en autrichien, dans la langue de Schubert, c’est « der Tod und das Mädchen ». Remarquez une petite chose : jeune fille et mort sont deux mots féminins en français, ils ont le même genre. Par contre, ils sont de genres différents en autrichien. Du coup, attirances, répulsions… Tout un monde imaginaire s’ouvre grâce à cette opposition de genre… Le quatuor a été publié après la mort du compositeur, jugé négativement lors de sa création et refusé par l’éditeur. Ceci nous paraît étonnant aujourd’hui tant ce quatuor fait partie des morceaux les plus connus du grand public. Il est indispensable, pour suivre les éléments d’analyse proposés ci-dessous, de se munir d’un enregistrement, mais surtout de la partition (aisément trouvable…) 1er mouvement : Ce mouvement est en forme sonate. Exposition :

- Premier thème (mesures 1 à 4) : d’emblée, sur une nuance fortissimo, une cellule rythmique frappe l’oreille, sur un ré obsessionnel au violoncelle. Ce rythme perdure après le premier thème (on retrouve ce triolet constamment), mais il est accompagné de mouvements contraires (violon / violoncelle aux mesures 5 à 14). Le premier point d’orgue vient nous poser une question : est-ce le premier thème ou une introduction ?

- Mesure 15 : une sorte de choral, menée par le premier violon, vient contraster avec l’élément rythmique qui, au lieu d’être évacué, se trouve tout de même dans chaque mesure, comme s’il annonçait sa persistance malgré tout ce qui peut se passer autour de lui. La reprise de ce choral à l’octave supérieure (mesures 20 à 24) vient augmenter l’intensité dramatique. Peu à peu s’installe un dialogue en élargissement entre les parties extrêmes (mesures 25 à 40) qui aboutit (mesure 41) à une deuxième exposition du thème qui, au lieu d’être morcelé par des silences, s’enrichit de motifs ascendants.

- Mesures 45 à 60 : un conduit nous éloigne du premier thème en apportant de nouvelles couleurs tonales (Ré Majeur, Fa Majeur…). Un arrêt brusque sur la dominante de Fa Majeur annonce le deuxième thème.

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- Deuxième thème (mesures 61) : introduit par l’alto en valeurs égales et le violoncelle en quintes à vide (qui rappelle le bourdon de la musique populaire), il est très bref, chantant et harmonieux (énoncé à la tierce entre les deux violons). Son aspect résolument binaire vient tourmenter le ternaire installé par l’alto.

- À compter de la mesure 67, Schubert joue avec les octaves et évite les cadences. Logiquement, la fin de cette partie se trouve à la mesure 83 quand arrive enfin la cadence parfaite. L’introduction des double-croches (mesure 83), venant remplacer les triolets accélère alors le rythme et propose d’exposer à nouveau le deuxième thème en jouant avec les instruments du quatuor (alto mesure 83, violoncelle mesure 84, violon 2 mesure 85, etc.).

- Tonalité éloignée de ré mineur, la mineur devient un nouveau pôle : on se place sur la dominante (mesures 97 à 101) pour suspendre le discours. Lorsque la détente arrive (mesure 102), le ton homonyme est proposé, soit la dominante de la tonalité principale (La Majeur). Cela nous emmène à la coda de l’exposition.

- Coda (mesure 102) : les deux thèmes s’affrontent, défendus chacun par des instruments spécifiques (alto pour le premier thème, violon 2 et violoncelle pour le deuxième). L’écriture en contrepoint est enrichie par les double-croches du premier violon qui, peu à peu, prennent le pas sur le reste et rassemblent tous les instruments du quatuor (mesures 112 à 114). Ce point culminant permet de faire revenir le second thème qui va aboutir, après des glissements chromatiques dans chaque voix (mesure 124 et suivantes), à une cadence parfaite en la mineur (mesures 133-134). Une pédale de tonique vient définitivement clore l’exposition.

Transition (mesures 141 à 152) : basé sur les motifs thématiques du deuxième thème. Développement :

- Tandis que le violon 1 développe le deuxième thème, le violoncelle s’occupe du premier. Le violon 2 et l’alto, quant à eux, sont en analogie avec un motif déjà entendu au début, dans la mesure 15.

- Suit alors (mesures 156 à 186) de longs jeux exclusivement basés sur le second thème : transpositions, jeux entre les tessitures (mesures 176 à 179 par exemple)…

- Revenant dans une nuance piano, comme un écho qui se fait de plus en plus présent, le premier thème revient à la surface à l’aide de marches ascendantes (mesures 188 à 197) qui ne peuvent aboutir qu’à la réexposition.

Réexposition :

- Mesure 198 : retour de l’exposition, utilisée à partir de sa 41e mesure simplement.

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- Du mineur, on passe au majeur (flagrant par le changement d’armure de la mesure 209), nous conduisant à la réexposition du deuxième thème majorisé (mesure 218). Certaines voix s’inversent par rapport à l’exposition (violon2/alto).

- L’arrivée des double-croches, à l’image de la mesure 83, permet de nouveaux changements de registres et une continuité entre les deux violons.

Coda :

- À partir de la mesure 299, Schubert propose une coda qui démarre dans une nuance pianissimo qui utilise allégrement l’élément thématique que nous avions qualifié de « choral » dans l’exposition.

- Le retour au tempo initial (mesure 326) vient achever la course de ce premier mouvement.

2e mouvement : Ce mouvement est un thème et variations Thème :

- Première partie (mesures 1 à 8) : hymne lent, aux harmonies claires (uniquement tonique et dominante), il offre un chant à l’ambitus restreint et aux notes conjointes. Nous sommes dans une atmosphère de recueillement.

- Deuxième partie (mesures 9 à 24) : deux fois plus long que la première partie, il utilise les nuances de façon très expressive et ouvre aussi bien l’ambitus que le champ harmonique. Il reste néanmoins en homophonie et de caractère intime.

Variations :

- Variation 1 : le thème est confié au violon 2, les autres instruments ne faisant que le magnifier : le violoncelle dépouille l’harmonie, l’alto vient compléter les accords tandis que le premier violon offre un contre chant évitant soigneusement les appuis sur les premiers temps (où se trouvent les notes du thème).

- Variation 2 : le violoncelle porte le thème et joue en clé d’ut 4e, au-dessus de

l’alto qui se charge des basses de l’harmonie. Les deux violons proposent un accompagnement continu dans lequel ils se complètent.

- Variation 3 : plus de nuance piano, plus d’aspect intérieur, cette variation

démarre au contraire fortissimo sur un rythme nouveau (croche – deux double-croches) qui donne un caractère massif au passage. Dans la deuxième partie du thème, ce caractère puissant se manifeste par des accords occupant tout le registre du quatuor (violon 1 et violoncelle).

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- Variation 4 : en mode majeur, cette variation permet de revenir au calme. Le

violoncelle (qui vient de nouveau croiser les hauteurs de l’alto) énonce le thème, relayé par l’alto et le violon 2, comme si ces trois instruments s’entraidaient dans l’énoncé thématique. Le violon 1, lui, reste dans le registre aigu avec des triolets continus joués legato. Cela adoucit l’ensemble et donne un caractère céleste et serein.

- Variation 5 : elle commence par une pédale de sol au violoncelle sur laquelle

vient se poser le violon 2 et l’alto qui développent le thème. Le premier violon génère alors une série de double-croches ininterrompues qui deviendront la base de la deuxième partie de la variation : violon 1, violon 2 et alto s’emparent de ce rythme constant et laissent le thème au violoncelle. À partir de la mesure 145, Schubert nous ramène vers le calme imposé par le thème : les triolets vont se ralentir en croches, la nuance pianissimo va devenir pianississimo.

- Coda (mesures 161 à 172) : l’apaisement est retrouvé grâce à l’écriture en

homophonie, éclairée par la tonalité qui devient majeure et les respirations calmes imposées par les demi-pauses.

3e mouvement : Ce mouvement est un scherzo. Scherzo :

- Caractérisé par ses deux premières mesures, très rythmiques (liaison de l’anacrouse accentuée, noire pointée – croche – noire) renforcé par les notes sforzando de l’alto et du violoncelle. Ce thème rythmique traverse le registre du quatuor (il passe au violon 2, au violoncelle, à l’alto, revient au violon 2).

- La deuxième partie se base sur le même thème qui est traité avec une marche, entrecoupé de séquences cadencielles, change de tonalité, se voit agrémenté de secondes augmentées…

Trio :

- On retrouve, certes, le rythme énoncé dans le thème du scherzo, mais les couleurs sonores sont plus simples, et la sixte majeure ascendante propulse le thème dans une dimension plus légère. Après l’énonciation au violon 1, c’est l’alto qui reprend le thème

- La deuxième partie du trio (mesure 101 et suivantes) ajoute une pédale intermédiaire de sol à l’alto, ajoutant à la stabilité sonore du passage. Schubert achève cette deuxième partie par le retour en ré mineur.

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- La reprise du thème du trio (mesure 117 et suivante) apporte des harmonies différentes (septièmes diminuées) et multiplie les voix (utilisation de double cordes).

4e mouvement Ce mouvement est de forme rondo-sonate. Exposition des motifs thématiques :

- A1 (mesures 1 à 16) constitué de deux parties : l’une concluant en Fa majeur, l’autre en Si bémol Majeur

- A2 (mesures 17 à 32) : parent de A1 (par le rythme de tarentelle continu), il offre plus de jeux entre les instruments (alto et violoncelle entre les mesures 17 et 24) ainsi qu’une pédale de dominante en crescendo qui vient se conclure sur un motif fortissimo en croches régulières et à l’unisson (ou l’octave) entre les voix.

o Les mesures 33 à 62 proposent des jeux sur le matériau thématique A en utilisant le canon, jouant sur les accents et les notes piquées en nuance piano et pianissimo avant d’exposer un A’ (mesure 43 et suivantes) allant parfois frôler la tonalité homonyme.

o Les mesures 63 à 87 jouent le rôle de conduit en s’intéressant au motif en croches régulières présentées à la fin de A2

- Thème B : il arrive con forza et impose la tonalité relative (Fa Majeur). Ce thème semble moins marqué rythmiquement (présence de valeurs longues), mais conserve l’aspect vigoureux et énergique du début du mouvement, comme en témoignent les continuels sforzando. Notons quelques moments intéressants : le choix de la dominante de ré mineur et non de la tonique de fa majeur à la mesure 101, la cadence parfaite en ré majeur et non en ré mineur à la mesure 104 ou les glissements chromatiques des mesures 106 et suivantes.

- B2 (mesures 110 et suivantes) : sur un tapis de croches obsessionnelles qui s’élèvent (violoncelle puis alto), les deux violons entament un chant directement dérivé de B1, entraînant le quatuor dans les aigus. Dès ce moment, nous ne sommes plus directement dans une exposition des thèmes mais déjà dans une sorte de transformation des thèmes. Si ce n’est pas strictement le début d’une série de variations ou un développement au sens strict, la partie B2 est le premier virage vers d’autres présentations des thèmes exposés précédemment.

Jeux sur les thèmes :

La forme rondo-sonate joue autant sur la reconnaissance des thèmes que sur les développements que le compositeur leur fait subir. C’est pourquoi nous présentons les différentes parties de cette section non comme un développement, mais comme une succession de jeux sonores qui se juxtaposent.

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- Le retour à un rythme obsessionnel, démarrant sur un accord de 7e de dominante (à l’état de premier renversement), ajouté au retour d’une écriture en homophonie (mesures 123 à 129) présente un travail sur le motif B d’où vient s’extraire le tapis continu de croches (mesures 129 et suivantes). Schubert présente cette fois les croches continues au violon 1, tandis qu’il confie le thème au violon 2.

- Les mesures 155 à 172 sont à concevoir comme un conduit basé sur l’harmonie : dominantes de dominantes, cadences évitées…

- Toute la partie précédente (mesures 131 à 172) est reprise transposée (avec un passage d’emprunts en do majeur et un autre en la mineur). Cette partie se conclut par une cadence parfaite en la mineur à la mesure 210.

- Une écriture en canon venant épaissir la texture du quatuor (violon 1 puis violon 2 et alto) en développant le motif en croche qui vient conclure les phrases du matériau thématique A. Les différences entre les voix seront néanmoins de courte durée puisque, dès la mesure 223, l’homophonie reprend sa place et l’on retrouve le sforzando caractéristique de ce mouvement.

- La longue pédale de tonique en la (mesures 252 à 283) permet des jeux sur les modes majeurs et mineurs, apporte un élément statique autour duquel le compositeur fait tourner les développements des motifs thématiques.

- Mesure 283 et suivantes : des écritures en imitations semblent se limiter à des portions thématiques finissant en suspension. Malgré la perte de l’intensité de la texture du quatuor, l’énergie est conservée grâce à un jeu sur les registres.

- Les mesures 300 à 317 servent de transition. Réexposition :

- Mesures 318 à 630, Schubert réexpose les motifs thématiques. On y trouve A1 (mesure 318), A2 (mesure 334), un passage modulant en Fa Majeur (mesures 378 et suivantes), une pédale de sol (mesures 391 à 396), un resserrement du discours (mesures 423 et suivantes), le thème B (mesure 446)…

- À l’inverse de la mesure 275, Schubert reste en Ré Majeur à la mesure 630. Il agrémente ensuite le rythme obsessionnel de tarentelle avec un mouvement contraire proposé aux parties extrêmes (violon 1 et violoncelle aux mesures 639 à 646).

- Un retour exact au début de l’œuvre (A1) à la mesure 652, suivi de B2 (mesure 668) rapproche les deux éléments thématiques du mouvement. La symétrie avec le thème s’achève à la mesure 690 où Schubert propose une marche descendante agrémentée d’un crescendo pour conclure l’œuvre

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Coda : - Le Prestissimo de la mesure 707 marque le début de cette coda où l’on

retrouve des éléments exacts déjà exposés (similitude entre les mesures 712 et suivantes, et les mesures 55 et suivantes). Cette coda vient faire exploser le langage : chromatismes (mesures 728 et suivantes), double cordes à plusieurs voix simultanément (créant des accords de 6 à 16 sons), jeux en canons etc. La fin fortissimo vient clore l’œuvre avec brio.

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SMETANA – Quatuor « De ma vie » Préliminaires pédagogiques : Utilisation de thèmes folkloriques dans la musique savante Instruments à cordes imitant d’autres instruments Composé en 1876, ce premier des deux quatuors du compositeur tchèque a un sous-titre important : depuis deux ans, Smetana est atteint de surdité. Il trouve dans le quatuor à cordes un terrain important pour traduire ses émotions. Dans une lettre datée de 1879, il explique le sous-titre en précisant que le premier mouvement est l’appel du destin (le compositeur est né dans le romantisme, c’est comme ça…), le deuxième mouvement correspond aux racines du compositeur (les danses de sa patrie natale), le troisième mouvement est l’écho de son sentiment amoureux lors de la rencontre avec sa première femme. Le quatrième mouvement symbolise tout autant la volonté d’inscrire le nationalisme musical de Smetana comme un courant musical à part entière, que la surdité qui détruit tout lien au monde sonore… Il est indispensable, pour suivre les éléments d’analyse proposés ci-dessous, de se munir d’un enregistrement, mais surtout de la partition (aisément trouvable…) 1er mouvement : Ce mouvement est en forme sonate Exposition :

- D’emblée, la tonalité de mi mineur s’impose avec un accord de tonique comprenant 10 sons et joué sff. Puis, sur un tapis de croches soutenu par une pédale de tonique au violoncelle, entre le thème A. Il est confié à l’alto, ce qui est peu commun. De la mesure 5 à la mesure 17, l’alto construit le thème à partir d’une cellule qui s’enrichit, développe son énergie et impose ses appuis. Ce thème est immédiatement réexposé à un intervalle de demi-ton. (mesures 21 à 31). Un conduit, reprenant une cellule de 3 notes présente dans le thème permet aux violons de s’imposer. Logiquement, ce sont ces deux instruments qui exécutent la troisième exposition du thème (mesure 37 et suivantes), soutenus par l’alto et le violoncelle qui dessinent à leur tour le tapis de croches initial.

- Le pont commence à la mesure 50 et ne dure qu’une vingtaine de mesures. En fait, Smetana utilise l’incipit du thème A, qu’il colore de façon nouvelle : d’abord avec des croches jouées legato et dolce par les deux premiers violons,

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puis avec une atmosphère posée, chantante et en valeurs longues. En cela, ce pont rempli sa fonction habituelle : passer d’un climat à un autre.

- Le thème B arrive à son tour (mesure 71). Dans la plus stricte habitude de la forme sonate, il est en Sol majeur, tonalité relative. Il est nettement mois fougueux que le thème A et, au contraire, plus « en arrondis », presque songeur. Les valeurs longues accompagnées de façon simple, permettent à l’oreille non seulement de suivre les volutes de ce thème, mais aussi d’entendre les textures que Smetana propose au quatuor : des réponses entre les instruments, des tenues, des moments plus harmoniques...

- Le forte de la mesure 97 apporte une nouvelle énergie, appuyée par le rythme des croches et la montée progressive du premier violon vers les aigus. Nous allons vers une conclusion de l’exposition. L’étirement du temps à la fin de cette partie (ritenuto, meno allegro, rall. entre les mesures 110 et 118) nous fait comprendre qu’une section de l’oeuvre se termine et laisse la place au développement. Smetana ne fait pas de reprise de son exposition.

Développement :

- Le compositeur décide de ne pas développer les deux thèmes. Il se concentre surtout sur le thème A, dont on retrouve la cellule initiale au violon ou au violoncelle. Cette cellule prend des couleurs dramatiques grâce aux teintes nouvelles du tapis de croches, qui devient même tapis de triolets (mesure 137 et suivantes, où le jeu entre le binaire du violon 1 et du violoncelle, et le ternaire du violon 2 et de l’alto est source d’instabilité).

- Après des jeux sur le thème A, Smetana ne joue pas avec le thème B, mais avec le pont (mesures 165 à 180).

Réexposition :

Un changement d’armure vient marquer le début de cette nouvelle partie : de mi mineur, on passe à Mi Majeur. Étrangement, cette réexposition ne commence pas avec le thème A, mais avec le thème B. En fait, puisque le développement s’est centré sur A, il devenait intéressant de ne pas faire réécouter ce thème d’emblée. C’est pourquoi Smetana ne fera que des allusions à ce thème (à la partie d’alto, mesure 189 par exemple). Si, dans le développement, les jeux sonores se bornaient à l’utilisation du thème A et du pont, c’est le thème B et la conclusion de l’exposition (mesures 217 à 225) qui sont utilisés pour cette réexposition.

Coda :

Le retour à la tonalité de mi mineur à la mesure 226 marque le début de la coda. On y retrouve les thèmes A et B mélangés ou juxtaposés. Parfois, ce ne sont que des cellules de ces thèmes qui servent de base à la composition (le tapis de croches, ou l’intervalle initial par exemple). Cette coda se termine

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dans une nuance de plus en plus piano (allant jusqu’à utiliser les pizz. pour que les notes ne soient plus qu’effleurées et non tenues).

2e mouvement : Ce mouvement est une alternance entre une polka (en deux parties) et un trio. Un peu comme si le compositeur revisitait la forme scherzo. Introduction :

Les 6 premières mesures en double-croches donnent une énergie et invitent à la danse. Un peu comme un appel à se lever pour aller se trémousser sur les polkas à venir !

Polka :

- Le rythme sautillant (deux double-croches, croche), ajouté au staccato et aux nuances subtiles (parfois sur 2 ou 3 notes à peine), donnent un caractère populaire au thème de danse (mesures 9 à 30), comme s’il venait tout droit d’une mélodie tchèque chère à Smetana (souvenons-nous du titre du quatuor...).

- Mesure 31 : le retour des double-croches de l’introduction vient ponctuer la danse, un peu comme s’il fallait changer de cavalier !

- La danse se poursuit alors (mesure 39 et suivantes), en gardant son rythme initial, mais agrémenté de deux couleurs demandant au quatuor de plonger davantage ses racines dans la musique traditionnelle : d’un côté, le violoncelle tient une quinte à vide (sorte de bourdon), de l’autre, l’alto puis le violon 2 doivent jouer comme s’ils étaient des cuivres (indication Solo quasi tromba sur la partition). Le fait que le thème, confié à l’alto puis au violon 2, ne se joue que sur une corde amplifie le caractère populaire.

- Le retour de l’introduction (mesure 67) vient clore ce premier moment. Trio :

- À la mesure 85, l’indication Meno mosso (qui vient alléger le tempo) alliée au changement de tonalité (passage en ré bémol majeur) indiquent une nouvelle partie. Au thème très présent de la danse précédente se substitue un simple jeu rythmique : on retrouve l’association des deux double-croches suivies d’une croche, mais leur position est tantôt sur le temps (pour l’alto), tantôt à contre-temps (pour le violoncelle).

- Le balancement provoqué par les deux violons posant des accords à contre-temps apporte une panoplie de couleurs différentes (l’étude de ces accords montre qu’ils créent des harmonies sans cesse renouvelées, ce qui fait avancer le discours). Le point d’orgue, agrémenté de l’indication lunga pausa, à la mesure 136, vient clore cette section.

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Polka da capo : - La mesure 137 réintroduit le motif de la première danse. En fait, Smetana

commence par un court développement de la danse (jusqu’à la mesure 152), permettant d’explorer plusieurs tonalités.

- Enfin, à la mesure 153, la danse initiale réapparaît. Le compositeur exclut pourtant certains des passages en double-croches (issus de l’introduction), comme s’il n’était plus question de changer de cavalier, mais que le rythme dansant pouvait faire virevolter les pas jusqu’à l'enivrement !

Une brève coda (mesures 231 à 250) vient faire entendre une dernière fois les éléments thématiques énoncés dans les polkas. 3e mouvement : Ce mouvement est simplement une introduction, suivie de deux thèmes qui seront réexposés.

- Ce mouvement débute avec une lente introduction, interprétée par le violoncelle seul, jouant espressivo et avec de multiples indications de nuances.

- Le premier thème (mesures 7 à 34) se construit sur des textures liant les instruments : de nombreuses homorythmies, des nuances égales à tous, des rythmes permettant aux instruments de se compléter (mesures 15 à 18 notamment), le tout sur des harmonies claires, expressément dictées par le violoncelle qui conserve des notes tenues.

- Suite à l’exposition du thème A, Smetana entame un très court

développement (mesures 34 à 45) faisant s’entremêler les inflexions chantantes de l’introduction et les motifs présentés dans le thème A.

- À la mesure 46 apparaît le thème B qui, à l’inverse de nos habitudes auditives,

ne s’oppose pas au thème A, mais semble en être une continuité. Au minimum peut-on dire que ce nouveau thème puise ses sources dans le thème A, que les racines de ces deux éléments sont proches. Certes, les intervalles utilisés dans le thème B sont plus grands et les pizz. du violoncelle apportent une nouvelle couleur sonore, il n’en reste pas moins qu’il est construit, tout comme le thème A, sur des résurgences rythmiques de l’introduction jouée au violoncelle.

- Après une courte transition (mesures 57 à 68), Smetana réexpose strictement

ses deux thèmes avant de nous offrir une courte coda (mesures 84 à 97), qualifiée de tranquillo.

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4e mouvement : Ce mouvement est en forme sonate. Exposition :

- Thème A (mesures 1 à 36) : Malgré le chiffrage de mesure binaire (2/4), c’est bien une impression de ternaire qui s’impose, avec l’appui insistant sur la première des trois croches des triolets. On retrouve d’emblée l’inspiration populaire que Smetana évoquait déjà dans le deuxième mouvement. Ce thème se construit en trois parties : une idée mélodico-rytmique (avec une impression de tournoiement sur deux notes) entre les mesures 1 et 8 (que nous nommerons A1), puis un moment d’agrégation progressive (tous les instruments ponctuent le début de la mesure mais le deuxième temps est confié d’abord à l’alto, puis à l’alto et au violon 2, puis à l’alto, au violon 2 et au violon 1, puis aux quatre instruments) que nous nommerons A2. La première idée mélodico-rythmique est ensuite reprise.

- Thème B (mesures 37 à 76) :

Il s’agit d’une mélodie chantante, accompagnée par des accords en pizz. (rappelant la guitare populaire) et de double-croches continues venant apporter les couleurs harmoniques. Ce thème, énoncé deux fois au violon 1, est ensuite réinvesti par le violon 2 avant de se conclure en utilisant le principe de composition du thème A2 (mais sans l’aspect agrégatif).

Développement :

Il débute à la mesure 77, en prolongeant la partie issue du thème A2, ce même motif qui était venu conclure le thème B. Le passage de l’exposition au développement se fait donc sans rupture. La plus grande partie du développement se base sur A2, que Smetana agrémente de nuances, de légers contrechants réduits à des mouvements conjoints, avant d’imposer de massifs accords joués sforzando, comme un point culminant duquel on redescend progressivement avant de développer le thème B (en lui adjoignant la résurgence de A2). Il faut attendre la mesure 127 pour entendre un développement du thème A1, dont la fonction est de lier le développement à la réexposition à venir.

Réexposition :

À la mesure 139, le changement d’armure (retour en Mi majeur) indique le début de la réexposition. Fidèle à l’exposition, cette section apporte néanmoins quelques couleurs harmoniques nouvelles, nous montrant une fois de plus l’habileté du

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compositeur pour habiller un thème aux sonorités populaires avec de nouvelles teintes.

Coda :

Nulle question de quelques petites mesures de conclusion ! Il s’agit d’un moment à part entière dans l'œuvre. Déjà parce que cette coda est longue (mesures 195 à 285, soit plus que les deux thèmes et la moitié du développement réunis). Mais surtout parce que Smetana nous offre encore de nouvelles couleurs : après un moment de silence, l’accord de triton (mesure 222) assombrit la fin de l'œuvre et donne un aspect inquiétant. Les tremolos renforcent cette sensation. Le temps se ralenti alors (Moderato, mesure 256, qui se conclut par un point d’orgue) et les éléments semblent n’être plus que bribes : on retrouve les thèmes A1 et B incomplets, comme disloqués. De longs silences viennent entrecouper leurs apparitions qui, de plus, se limitent à quelques instruments et sont loin de revêtir le caractère initialement présenté dans l’exposition. La surdité du compositeur est là…

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DEBUSSY – Quatuor opus 10 Préliminaires pédagogiques : Les modes L’harmonie La forme Lied On connaît peu de choses de la création et de la révision de cette œuvre. Ce que l’on sait est l’époque de la composition : 1892 est le moment où Debussy entame son unique opéra, Pelléas et Mélisande et qu’il travaille au Prélude à l’après-midi d’un faune, sa première grande œuvre symphonique. La création s’est tenue le 29 décembre 1893 à Paris (Salle Pleyel). 1er mouvement : Ce mouvement est proche de la forme sonate… Exposition :

- Thème A (mesures 1 à 12) : en fait, le premier thème ne fait que 3 mesures, suivies par une mesure qui sert de conduit. Revient alors ce thème, mais l’homophonie fait place à une construction harmonique qui vient colorer le discours autrement. Le troisième retour du thème (mesure 8 et suivantes) propose encore de nouvelles couleurs harmoniques. Ce thème est clairement en sol, mais utilise le mode phrygien, ce qui permet à Debussy de montrer comment sortir des pôles traditionnels constitués par les chemins dictés par l’enchaînement de degrés. De plus, les liaisons et les attaques détournent l’oreille du chiffrage à 4 temps inscrite au début de l’œuvre.

- Le pont est caractérisé par le tapis de double-croches venant soutenir un thème « expressif et soutenu » proposé au violon 1. Ce court thème est ensuite repris au violoncelle, dans le registre aigu de l’instrument. Le compositeur joue alors avec les motifs thématiques et les double-croches en changeant les registres et les voix.

- Plutôt que d’exposer le thème B, Debussy reprend le thème A (mesure 26 et suivantes).

- Thème B (mesure 39 et suivantes) : autre mode (mode de mi sur sib). Il n’y a donc plus d’opposition entre tonique et dominante ou entre mineur et relatif comme cela est habituellement le cas dans la construction des deux thèmes de la forme sonate. De même, la notion de « thème accompagné » perd son sens par la distribution des instruments. La succession de triolets vient aussi augmenter la différence entre les deux thèmes.

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Développement (mesure 63 à 137) : - Après une courte introduction, Debussy expose un nouveau thème et, pour

bien trancher avec l’exposition, il décide de lui attribuer une tonalité. Le compositeur va alors jouer sur l’étirement temporel : ce troisième thème est présenté en augmentation (mesure 69 et suivantes), avant de jouer avec le thème A (mesures 75 à 87). De nouveau apparaît le troisième thème (mesures 88) qui se déploiera et prendra place dans les différentes voix. Le tempo rubato entre les mesures 103 et 106 offre un moment durant lequel les quatre instrumentistes doivent vivre une communion sonore pour réussir à être fidèle à la partition.

- La présence constante de triolets, sur lesquels se placent les croches et les appuis binaires, caractérise ce développement. Tout naturellement, cette section s’achève lorsque s’achèvent les triolets (mesure 137).

Réexposition :

Le retour au tempo initial et l’aspect imposant donné par le forte et les double cordes sonnent le retour de l’exposition. Pourtant, ce n’est pas l’exposition exacte : le pont disparaît au profit d’une présentation du thème A en augmentation au violoncelle se concluant par un long trille. Et puis, le troisième thème (présenté à partir du développement) vient prendre la place du thème B (mesure 164 et suivantes). Debussy oppose le violon 1 et le violoncelle par des triolets en mouvements contraires tandis que le violon 2 et l’alto, à l’octave, présentent ce troisième thème en lui offrant une couleur nouvelle.

Coda :

À compter de la mesure 171, une accélération progressive du tempo, alliée à un long crescendo, nous fait courir vers la fin du mouvement. Les triolets deviennent groupes de croches dans un tempo très animé où le chiffrage 6/4 impose 2 temps ternaires aux mesures. Le troisième thème, encore présent dans la coda (mesures 175 à 180) est coupé par cette accélération et l’appui des notes. Enfin, les jeux de nuances apportent une impression sonore étonnante, comme des vagues qui viendraient se briser.

2e mouvement : Ce mouvement peut s’apparenter à un thème et variations. Après 2 mesures d’introduction, Debussy présente le premier thème, apparenté au premier thème du premier mouvement.

- Thème A (mesure 3 à 53) : il se présente à l’alto, mais n’est jamais développé. Il tourne en effet sur lui-même, se répète indéfiniment et devient une base sur laquelle se posent d’autres motifs :

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o Un motif thématique répondant au thème A (violon 1, mesure 9 et suivantes)

o Un motif rythmique constitué par la combinaison du violon 2 et du violoncelle.

Le jeu en pizzicati donne à cette exposition du thème des accents extra-européens et une légèreté que, même les sforzando en double, triple ou quadruple cordes ne viennent pas ôter. L’arrivée du jeu avec archet (violoncelle, mesure 47) assure la transition sonore avec la suite du mouvement.

- Thème B (mesure 54 à 85) : il est caractérisé par la succession ininterrompue

de double-croches soit au violon 2 et à l’alto (mesures 55 à 63), soit entre les deux violons (mesures 64 à 67). Le thème n’est autre qu’une transformation du thème A, qui s’étire dans le temps et propose des couleurs nouvelles. En fait, Debussy expose ce moment B (mesures 56 à 63), conclut ce moment (mesures 64 à 67) avant de faire une reprise des mesures 54 à 67 en proposant quelques modifications de notes dans les double-croches. Ce n’est pas le thème qui se modifie, c’est son accompagnement.

- Variation de A (mesures 86 à 107) : c’est l’alto qui reprend le thème A, mais

arco cette fois-ci. Les triolets utilisant les intervalles d’octaves (défaisant la sensation du ternaire) ajoutés aux figures du violoncelle (sur le temps ou en duolets) n’est qu’une nouvelle présentation des combinaisons rythmiques accompagnant le thème A.

- Variation de B (mesures 108 à 147) : de nouveau, la trame de double-croches

continues prend place et vient soutenir un motif mélodique apparenté à B. Tout comme dans l’exposition de cette partie, la notion de reprise est importante (mesures 108 à 115 et 116 à 123). Le développement du thème B est plus clair aux mesures 124 et suivantes : on y retrouve les notes, contrariées par l’apparition de duolets. Lors de la reprise de cet élément (mesures 132 et suivantes), les duolets laissent place à des double-croches régulières, jouées à l’octave, qui offrent un jeu de timbre pour conclure cette variation : violons 1 et 2 (mesure 140) puis alto et violoncelle (mesure 141).

- Dernière variation de A (mesures 148 à 177) : le chiffrage de mesures (à 15/8)

offre un balancement rappelant l’accompagnement initial. Or, la présence du thème n’est pas évidente à déceler. Au mieux en entend-on sa place ou en devine-t-on ses contours. Comme si tout le travail thématique n’était qu’accessoire tant le langage de Debussy s’appuie sur les couleurs et les appuis constituant l’accompagnement, l’écrin devenant plus important que le bijou.

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3e mouvement : Ce mouvement est en forme lied.

- Partie A (mesures 1 à 27) : le calme revient, les sonorités sont tamisées (par l’emploi des sourdines), le discours se pose (notre oreille se stabilise dans une tonalité : ré bémol majeur). Le rythme stable et posé, ainsi que les nuances claires, amènent à suivre les couleurs harmoniques : malgré le lyrisme du thème, c’est bel et bien les couleurs accompagnant ce thème qui s’imposent.

- Partie B (mesures 28 à 106) : par un léger changement de tempo, Debussy

propose une partie contrastante. Cette partie est elle-même constituée de 3 moments :

o Un chant à l’alto, ponctué par les autres instruments du quatuor jouant des quintes à vide dans une nuance pianissimo.

o Une longue montée dans laquelle la sourdine n’a plus de raison d’être : une atmosphère se met en place entre les deux violons, rejoints par l’alto puis le violoncelle, maintenant un certain lyrisme. La montée en puissance s’intensifie grâce aux triolets de double-croches qui densifient la texture. Le forte expressif amorcé à la mesure 76 marque le début du point culminant.

o Le retour au chant initial (mesure 95 et suivantes) nous replonge dans un moment de rêverie minutieusement orchestré par le violon 1 et l’alto.

- Retour de la partie A (mesures 107 à 123) : fidèle à la première exposition, les

couleurs tendent toutefois à s’évaporer, pour finir « aussi pp que possible »… 4e mouvement : Ce mouvement s’apparente à une forme sonate précédée par une introduction. Introduction :

Les 30 premières mesures constituent une introduction formée d’un motif exposé au violoncelle auquel répond l’ensemble du quatuor, avant que le violon 1 ne reprenne ce motif, motivant à son tour une réponse du quatuor, en écho de la première. On a l’impression de se réveiller lentement du mouvement précédent. Dans un deuxième temps (mesures 15 à 30), l’éveil est encore plus évident : le violoncelle amorce l’élan auquel viennent s’adjoindre successivement l’alto puis les deux violons. La trame vibrante qui suit (trilles et double-croches) apporte la suspension nécessaire au relâchement apporté par le retour du motif thématique amorcé par le violoncelle à la mesure 15. Dans un mouvement opposé, l’élan retombe : le quatuor entier, puis le duo alto-violoncelle, puis le violoncelle seul.

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Exposition : - Partie A (mesures 31 à 124) : Debussy joue avec les complémentarités des

instruments du quatuor : o L’alto « lance » une idée, le violon 1 se joint à lui et tout le quatuor

vient ponctuer (mesures 31 à 38). o Le violon 1 propose un thème (mesures 45-46), repris par le violon 2,

avant que le violon 1 ne s’en empare à nouveau. Le quatuor dans son ensemble ponctue par un travail chromatique (mesures 53-54).

o Une longue descente sonore s’engage alors : le violon 1 octavie un motif (mesures 55-56 puis 57-58) dont la deuxième partie sert de prétexte à l’alto pour entamer une chute vers le grave (mesures 63 à 68).

o Le motif rythmique de la descente de l’alto perdure dans un jeu entre les deux violons, interrompu par un autre jeu rythmique (triolets de noires sur deux notes) initié par le violoncelle et repris par l’alto.

o Ces éléments se combinent ensuite (mesure 86 et suivantes) pour ne laisser place qu’à la trame continue de croches venant soutenir plusieurs résurgences des motifs qui ont servi les jeux sonores précédents.

- Partie B (mesures 125 à 140) : le retour au tempo initial et la présence de

pédales graves apportent une couleur nouvelle. Un chant doux et expressif est un thème aux teintes sonores jusqu’alors inouïes.

Développement (mesures 141 à 215) :

Plus d’opposition frontale entre les instruments du quatuor, plus de recherche d’équilibre entre les propositions thématiques et les quatre instruments. Au lieu de cela, Debussy développe les couleurs issues de ces recherches d’équilibres : modes de jeux complémentaires, nuances multipliées, souffle collectif…

Réexposition (mesures 216 à 345) :

Le motif thématique ayant servi à la construction de la partie A revient et, avec lui, les sous-motifs thématiques. Pourtant, il n’est pas question d’entendre de nouveau l’exposition : celle-ci est enrichie par les élans communs du quatuor, explorés dans le développement. Une fois de plus, c’est la couleur qui prend le pas sur la notion de

thème. Il est pertinent de comparer les différentes parties de A avec la réexposition afin de comprendre comment Debussy amplifie le

matériau thématique pour répondre à ses aspirations coloristes.

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BARTOK – Quatuor n°3 Préliminaires pédagogiques : Modes de jeux des instruments à cordes Polyrythmie Polytonalité Ce quatuor très court a été composé en 1927. 10 ans le sépare du quatuor précédent. Entre temps, le langage de Bartók a évolué et ses multiples voyages lui ont permis de renouveler sa verve mélodique. D’ailleurs, ce quatuor a été créé aux États-Unis (il est même dédié à la Musical Fund de Philadelphie) avant d’être joué à Budapest. Même si, à l’écoute, nous n’entendons qu’une seule partie, Bartók a décomposé son quatuor en 4 mouvements qui s’enchaînent les uns aux autres. Nous avons choisi de concentrer notre analyse sur les deux premiers mouvements, les deux derniers en étant des prolongements. 1er mouvement : Introduction (mesures 1 à 6) :

Le violoncelle, l’alto et le violon 2 entrent successivement et posent un accord dissonant (avec des frottements entre le mi et le ré#, le re# et le do#...). Cet accord de base, tenu durant toute l’introduction, est joué avec la sourdine. Au-dessus de cet accord, et sans sourdine, le premier violon propose un court thème. Usant des chromatismes avec abondance, les notes utilisées viennent compléter celles de l’accord présenté aux trois autres instruments : on trouve dans ces quelques mesures tous les sons de la gamme chromatique.

Exposition (mesures 7 à 53) :

- Premier moment (mesures 7 à 34). Ce n’est pas vraiment un thème, mais une région aux couleurs spécifiques. Il faut distinguer 3 parties :

o Mesures 7 à 20 : tout commence par un trio (où l’alto est absent) construit sur des motifs dérivés de l’introduction. La discrète arrivée de l’alto permet d’épaissir la structure sonore et de créer des jeux entre les trois instruments graves qui servent de socle à un déploiement du premier violon allant (enfin) explorer le registre aigu.

o Mesures 21 à 27 : le tempo ralentit et la distribution des places change. Les trois instruments graves forment des harmonies et ont des rythmes similaires (à part quelques parties de violoncelle). Au-dessus d’eux, le premier violon entame un thème qui s’ouvre doucement. On y reconnaît des cellules de l’introduction tout autant que la délicatesse du thème des mesures 12 à 20.

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o Mesures 28 à 34 : le violoncelle reste répétitif sur une cellule de trois notes (ré, la, sol), le violon 2 maintient des trilles au demi-ton (sol – la bémol), ce qui permet au violon 1 et à l’alto de donner à entendre une nouvelle transformation de cellules extraites de l’introduction.

Une mesure de silence vient clore ce premier moment.

- Deuxième moment :

Lui aussi est composé de 3 parties : o Mesures 35 à 42 : de nouveau, le tempo ralentit. Le violoncelle et l’alto

forment une trame répétitive sur des motifs de 3 notes qui se répètent en boucle. Au-dessus de cette trame, les deux violons « jettent » des cellules brèves, parfois ensembles, parfois en imitation. Ces deux instruments jouent sul ponticello.

o Mesures 43 à 46 : un bref moment de canon se fait entendre. D’un côté les deux violons, de l’autre l’alto et le violoncelle. Sans sourdine et avec un crescendo, cette partie apporte un point culminant qui sera la base de la troisième section.

o Mesures 47 à 53 : l’écriture en imitation s’intensifie et toutes les voix sont construites sur des motifs descendants. Un grand accord final de 14 notes, joué fortissimo vient clore ce deuxième moment.

Développement (mesures 54 à 86) : Il se construit en 4 sections.

- Section 1 (mesures 54 à 64) : Bartók joue avec deux éléments sonores distincts. D’un côté de violents accords joués fortissimo, de l’autre des lignes mélodiques brèves jouées en crescendo. Horizontal contre vertical. Harmonique contre mélodique. Et tout s’amplifie : la ligne mélodique jouée d’abord par deux instruments réapparaît avec 3 puis 4 instruments, tandis que les accords offrent des couleurs polytonales de plus en plus différentes.

- Section 2 (mesures 65 à 76) : l’écriture en imitation prend de nouveau toute sa place. D’abord avec une cellule de 4 notes qui se déploie du violon 1 au violoncelle et permet de faire entendre les 12 sons de la gamme chromatique (mesures 65 à 68). Ensuite, l’imitation se limite à un intervalle descendant abrupte qui se fait entendre aux quatre voix.

− Section 3 (mesures 76 à 83) : le principe de la première section est repris. Il s’agit, une fois de plus, de jouer sur la dualité horizontal-vertical. C’est par un agrégat joué fortissimo que s’ouvre cette section dans laquelle les motifs mélodiques se complètent pour arriver sur des accords dissonants. En ralentissant le tempo, Bartók martèle un motif formé de notes conjointes interprété en double-croches, qui n’est qu’un prétexte pour créer (entre les deux violons) de nouvelles harmonies.

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− Section 4 (mesures 84 à 86) : trois mesures pour un nouveau tempo. Un moment Lento au milieu des accords et motifs abrupts proposés dans ce développement. Les glissandos ascendants ouvrant chaque note de départ des motifs énoncés apportent des couleurs nouvelles, mais la tendance générale est un retour au registre grave et à l’extinction progressive des 4 voix du quatuor.

Réexposition (mesures 87 à 112) :

On est loin de la réexposition traditionnelle ! Bartók nous propose plutôt un ressouvenir des éléments musicaux de l’exposition. Il redistribue les sonorités entre les instruments et apporte quelques notes pédales qui permettent d’entendre comment les divers éléments peuvent être reliés entre eux. Après les trilles au violoncelle et au violon 1, Bartók dissout les motifs et offre ainsi une transition vers le 2e mouvement.

2e mouvement : C’est un mouvement assez long, le cœur du quatuor. Il est composé de deux parties, un peu comme si Bartók exposait des idées thématiques dans un premier temps, avant d’en développer certains aspects. Exposition (mesures 1 à 181) :

- Premier moment (mesures 1 à 25) : le sforzando dissonant (ré-mi bémol) donne naissance à un trille au violon 2 sous lequel les éléments mélodiques vont s’installer. D’abord un chromatisme quasi glissando à l’alto, puis une gamme ascendante et descendante au violoncelle, formée par des accords à 3 sons en pizz. Ces chromatismes et « accords-gammes » se déplacent alors aux autres instruments pour ouvrir la tessiture et enrichir la texture.

- Deuxième moment (mesures 26 à 80) : si le trille continue, un thème vient enrichir le discours. Formé de cellules qui rappellent directement les traditions populaires, son rythme (distribué dans des mesures alternant le 3/8 et le 5/8) apporte une instabilité. La note mi bémol est centrale : elle attire le thème, se répand entre les voix, devient un repère. De puissants accords (formés de 13 sons) viennent contredire les mélodies des deux violons (mesures 58 et suivantes).

- Troisième moment (mesures 81 à 135) : un nouveau thème joué en double-cordes à l’alto et à l’octave inférieur au violoncelle. Constitué de notes conjointes ascendantes puis descendantes, il semble lourd, pesant, comme s’il était compliqué à danser. Aux instruments graves répondent les violons, qui reprennent ce thème de façon plus légère (mesures 95 et suivantes). Mais, peu à peu, la notion de thème s’éclipse derrière un travail d’imitation : à compter de la mesure 112, les instruments dessinent des motifs ascendants et descendants en contrepoint.

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- Quatrième moment (mesures 135 à 182) : le rythme s’accélère, les double-croches prennent une place croissante, d’abord aux violons, puis pour chacun des instruments du quatuor. Dans la continuité du moment précédent, les jeux d’imitation s’accroissent et les dessins s’affirment (il n’y a plus que des enchaînements de figures en ogives ou en vagues). Les sforzando se multiplient et les accords fortissimo (mesures 175 et suivantes) nous emmènent vers la fin de cette exposition.

Développement (mesures 182 à 417) :

- Premier moment (mesures 182 à 241) : le retour du mi bémol en tant que note polaire s’affirme avec les double-croches des violons. Les éléments mélodiques repris de différentes sections de l’exposition tournent autour de cette note tandis que quelques accords percussifs viennent imposer des (in)stabilités rythmiques. Les jeux de nuances apportent un relief qui permet de relier les différents éléments. Lorsque le mi bémol s’estompe (mesure 211), des jeux entre les instruments construisent une autre énergie : les deux violons imposent des mouvements mélodiques complémentaires tandis que l’alto et le violoncelle impose un parcours harmonique houleux, imposant peu à peu leurs aspects percussifs aux autres instruments (mesures 229 et suivantes), dans un accelerando.

- Deuxième moment (mesures 242 à 283) : un allègement soudain, mené par des nuances piano et pianissimo, permet à Bartók de construire une fugue. Les instruments ne viennent plus contraster les uns avec les autres, mais se compléter, unifier leurs mouvements et leurs énergies. Grâce au contre-sujet utilisant le pizzicato, l’oreille de l’auditeur arrive à identifier les éléments de construction et peut plus aisément intégrer les évolutions de la fugue.

- Troisième moment (mesures 284 à 328) : de la fugue rigoureusement construite, la composition passe à une dislocation progressive des éléments. Il n’y a plus de sujets et contre-sujets, mais simplement des imitations. Il n’y a plus de nuances légères et communes, mais des contrastes entre les éléments mélodiques et les accords percussifs (en pizz. et avec des nuances forte). Même le rythme n’est plus un élément unificateur : l’alto passe en 3/4 tandis que les autres instruments conservent leur 2/4, offrant un passage polyrythmique (mesures 291 à 298). Néanmoins, la déconstruction ne cherche pas à atteindre l'extrémisme puisque le retour progressif de l’union des instruments du quatuor (retour des imitations mesures 316 et suivantes par exemple) entraîne une nouvelle clarté qui permet la multiplication des voix (6 voix distinctes à la fin de ce moment).

- Quatrième moment (mesures 329 à 375) : Bartók réduit son langage musical aux éléments essentiels, que sont les notes répétées et les syncopes. Cette restructuration du langage aux principes de bases met en valeur l’arrivée d’un nouvel élément : le glissando. Une couleur nouvelle qui se présente

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instantanément dans les quatre voix permet à l’auditeur de ressentir une texture inédite dans l’évolution des liens entre les instruments composant le quatuor.

- Cinquième moment (mesures 376 à 417) : les termes martellato et marcatissimo présents dès le début de ce moment sont explicites. Les motifs percussifs présents constamment durant tout le développement prennent de l’ampleur et s’imposent enfin au grand jour. La fin de ce moment (mesures 401 et suivantes) désagrège la texture sonore, et le violoncelle termine seul par une ligne mélodique en valeurs longues, comme s’il était le premier à indiquer qu’un autre horizon était possible...

3e mouvement : Avec le titre Ricapitulazione della prima parte, Bartók donne le ton : voici 70 mesures qui ont pour but de nous replonger dans le premier mouvement. Si certains mouvements de quatuor font référence à des aspects appartenant aux mouvements antérieurs, rares sont ceux qui indiquent leur démarche de façon si explicite. En fait, le compositeur ne cherche pas à recopier le premier mouvement. Il préfère nous offrir une « révision » du mouvement primitif, éclairé par les apports de textures, d’unité, de contrastes et de modes de jeux du deuxième mouvement. Les éléments thématiques sont exacerbés, synthétisés et parfois, malgré le titre, remis en questions. 4e mouvement : Coda Le titre Coda devrait nous faire penser à la volonté de Bartók d’offrir une synthèse. Il n’en est aucunement question. En fait, le compositeur vacille entre une réexposition du deuxième mouvement et la volonté de pousser à l'extrême la plupart des éléments thématiques qu’il a présentés jusqu’alors. Si l’on retrouve bien certains pôles (le mi bémol par exemple), la dislocation des mouvements mélodiques (réduits à l'extrême) nous fait osciller entre les éléments reconnaissables et ceux que le compositeur tente de rendre impalpables. Une longue nuance crescendo caractérise cette section tandis que, dans le même temps, l’élimination progressive des thèmes fait passer le langage de la notion de motifs à celle de texture (la fin de la coda n’est plus qu’un vaste travail sur la couleur).

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Grille d’écoute Ressenti Quelles images je mettrais sur cette musique ? Quels sont les adjectifs que je pourrais employer pour qualifier cette musique ?

Modes de jeux (pizz, glissando, tremolo...)

Jeux d’équilibres L’un des quatre instruments domine-t-il les autres ? Comment se répondent les instruments ?

Intensité Comment sont distribuées les nuances ? Sont-elles par parties ou évolutives ? Rupture ou continuité ?

Temps La musique est-elle mesurée ou non ? Quel est le tempo ? Y a-t-il des ruptures ? Trouve-t-on des rythmes caractéristiques ?

Thème Comment se décompose le thème ? Que devient-il ? Y en a-t-il plusieurs ?

Harmonie Consonante ou dissonante ? Quel est le rôle de l’accompagnement ?

Forme Structure, répétitions, longueur des parties, variations…

Repères culturels Comment utilise-t-on les instruments du quatuor ?Que peut-on dire du contexte, de l’époque, du style… ?

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Bibliographie sélective

- Blum, David, L'Art du quatuor à cordes : conversations avec le quatuor Guarnieri, Actes Sud, 1991, 372 pages.

- Cobbett, Walter Wilson, Dictionnaire encyclopédique de la musique de chambre, 2

volumes, Robert Laffont, 1999, 1627 pages.

- Collectif, Le Quatuor à cordes en France de 1750 à nos jours, Association française pour le patrimoine musical, 1995, 318 pages.

- Fournier, Bernard, L'Esthétique du quatuor à cordes, Fayard, 1999, 706 pages.

- Fournier, Bernard, L'Histoire du quatuor à cordes, I. De Haydn à Brahms, (Fayard,

2000, 1206 pages) - II. De 1870 à l'entre-deux-guerres, (Fayard, 2004, 1292 pages) - III. De l'entre-deux-guerres au XXIe siècle (Fayard, 2010, 1548 pages).

- Lonchampt, Jacques, Les Quatuors de Beethoven : guide d'audition, Fayard, 1987,

198 pages.

- Pincherle, Marc, Les instruments du quatuor, PUF, 1970, 126 pages.

- Milliot, Sylvette, Le quatuor, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, 127 pages.

- Tranchefort, François-René (dir), Guide de la musique de chambre, Fayard, 1993,

995 pages.

- Goldet, Stéphane, Quatuors du 20e siècle, Ircam-Actes Sud, 1989, 125 pages

- Vuibert, Francis, Répertoire universel du quatuor à cordes, Éditions ProQuartet, 2009, 317 pages.

addm 53 Centre administratif Jean Monnet25, rue de la Maillarderie - BP 142953014 Laval cedex

Tél. : 02 43 59 96 50 Fax : 02 43 59 96 49Email : [email protected]/ADDM53

[ ]Le quatuor à cordes est plus qu’une formation. C’est un monde aux multiples facettes qui a tenu une place particulière dans le champ de la composition musicale.

Ce dossier propose quatre parcours pour découvrir (ou redécouvrir) les caractéristiques de cet ensemble : le premier parcours est organologique, le deuxième historique, le troisième considère le quatuor comme un terrain d’exploration, tandis que le dernier propose des analyses d’œuvres.

Cet ouvrage offre aux enseignants des classes de musique, tout autant qu’aux curieux, des ressources et des jalons permettant d’écouter les œuvres composées pour quatuor à cordes.

Michaël Andrieu est docteur en musicologie. Diplômé en piano, formation musicale, écriture, histoire de la musique et orchestration, il a enseigné en conservatoire ainsi qu’à l’université avant de prendre la direction du conservatoire de Nogent-sur-Marne.