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Oger Kaboré Paroles de femmes (Moose, Burkina Faso) In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 117-131. Résumé Cet article tente d'analyser la conception de la parole féminine chez les Moose du Burkina Faso. La société moaga décrit la parole de la femme comme essentiellement dangereuse et destructrice, à l'opposé de celle de l'homme dont elle s'efforce de légitimer le caractère raisonnable et constructif. Pourtant, à l'analyse, on perçoit une reconnaissance implicite des mérites et de la valeur socio-religieuse de cette parole féminine dans certaines circonstances où elle s'avère précisément plus efficace ; éducation, consolidation du foyer, bénédiction, paix, réconciliation, « documentation », constituent les résultats heureux de l'entreprise verbale des femmes responsables. En définitive, la femme étant le champ de convergence des forces cosmiques, elle possède tout naturellement un verbe puissant et fécond. L'homme, conscient de sa faiblesse devant elle, s'abrite derrière les institutions coutumières qu'il utilise comme moyen d'endiguer cette force verbale féminine dans le cadre de l'ordre ancestral établi. Abstract Mossi society describes women's speech as dangerous and destructive, unlike that of men, which is justified as being reasonable and constructive. At a closer look however, the social as well as religious value of women's speech is implicitly recognized as being more effective in certain circumstances, namely : education, consolidation of the household, blessings, peace, reconciliation and « documentation ». Since women are the point on which cosmic forces converge, they naturally possess a fertile, powerful speech. Conscious of their relative weakness, men take shelter in customary institutions, which they use to contain women's verbal force within the established ancestral order. Citer ce document / Cite this document : Kaboré Oger. Paroles de femmes (Moose, Burkina Faso). In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 117- 131. doi : 10.3406/jafr.1987.2166 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2166

Paroles de femmes (Moose, Burkina Faso)

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Oger Kaboré

Paroles de femmes (Moose, Burkina Faso)In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 117-131.

RésuméCet article tente d'analyser la conception de la parole féminine chez les Moose du Burkina Faso. La société moaga décrit laparole de la femme comme essentiellement dangereuse et destructrice, à l'opposé de celle de l'homme dont elle s'efforce delégitimer le caractère raisonnable et constructif. Pourtant, à l'analyse, on perçoit une reconnaissance implicite des mérites et dela valeur socio-religieuse de cette parole féminine dans certaines circonstances où elle s'avère précisément plus efficace ;éducation, consolidation du foyer, bénédiction, paix, réconciliation, « documentation », constituent les résultats heureux del'entreprise verbale des femmes responsables. En définitive, la femme étant le champ de convergence des forces cosmiques,elle possède tout naturellement un verbe puissant et fécond. L'homme, conscient de sa faiblesse devant elle, s'abrite derrière lesinstitutions coutumières qu'il utilise comme moyen d'endiguer cette force verbale féminine dans le cadre de l'ordre ancestralétabli.

AbstractMossi society describes women's speech as dangerous and destructive, unlike that of men, which is justified as being reasonableand constructive. At a closer look however, the social as well as religious value of women's speech is implicitly recognized asbeing more effective in certain circumstances, namely : education, consolidation of the household, blessings, peace,reconciliation and « documentation ». Since women are the point on which cosmic forces converge, they naturally possess afertile, powerful speech. Conscious of their relative weakness, men take shelter in customary institutions, which they use tocontain women's verbal force within the established ancestral order.

Citer ce document / Cite this document :

Kaboré Oger. Paroles de femmes (Moose, Burkina Faso). In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 117-131.

doi : 10.3406/jafr.1987.2166

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2166

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OGER KABORÉ

Paroles de femmes

Dans une recherche antérieure (1985), j'avais tenté, en suivant la démarche de G. Calame-Griaule, une analyse de la conception de la parole chez les Moose. En ébauchant sommairement l'examen des catégories de paroles telles qu'elles existent dans cette société, je ne faisais que proposer, pour moi-même comme pour d'autres chercheurs s'intéressant à la question, des axes pour des recherches ultérieures plus approfondies.

Le présent article me permet donc de revenir sur la parole de la femme chez les Moose. Il n'est pas question d'étudier ici la physiologie de la parole féminine avec ses mécanismes et ses effets sur ses destinataires (choses déjà connues dans la généralité), mais d'examiner la qualité de la parole dite en situation et le jugement que la société (en particulier les hommes) tient sur le discours féminin.

Cependant, pour une meilleure compréhension de mon propos, il est important de rappeler que les Moose ainsi que d'autres sociétés africaines conçoivent la parole comme un phénomène mystérieux, une entité vivante qui prend sa source dans le domaine métaphysique. Cette haute conception de la parole influence toute la vision du monde et le système de pensée des sociétés africaines. Cette parole est « conçue, au niveau divin, comme créatrice, et au niveau humain, comme fécondante » (Calame-Griaule 1985 : 1 071). Elle est immatérielle mais, puisqu'elle se manifeste à travers l'homme physique, elle puise sa substance dans les quatre éléments fondamentaux de la nature : l'eau, l'air, la terre et le feu. Elle prend naissance dans le cœur de l'homme, suit un chemin anatomique à travers divers organes qui l'élaborent, lui donnent force, avant de l'expulser au dehors par la bouche pour accomplir une mission précise. Selon l'état d'âme et le degré de maîtrise de la personne qui parle, on peut entendre de bonnes ou de mauvaises paroles avec les effets correspondants chez leur destinataire.

Comme toute parole, celle de la femme offre un caractère ambivalent, c'est-à-dire qu'elle oscille entre deux pôles : positif et négatif. Selon les causes ou les intentions qui président à sa manifestation, il faut s'attendre à des paroles amènes qui font plaisir à l'interlocuteur, fécondent les relations et contribuent à la cohésion de la communauté, ou au contraire à des paroles coléreuses, amè- res et destructrices entraînant l'inimitié et la désintégration de cette même communauté, qu'elle soit de nature institutionnelle, familiale ou villageoise. Mais la société moaaga (essentiellement les hommes, mais parfois les femmes elles- mêmes le reconnaissent) conçoit la parole féminine comme surtout négative et dangereuse, à l'opposé de celle de l'homme, même si elle lui reconnaît quelque

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côté positif. Nous aurons l'occasion de voir plus loin les raisons de cette conception apparemment partiale.

Il semble donc indiqué de suivre simplement cette logique du discours moaaga c'est-à-dire de partir du pôle négatif pour déboucher sur le pôle positif dont nous verrons qu'il est plus important qu'il n'y paraît d'abord.

LA « MAUVAISE BOUCHE » DE LA FEMME (PAG NO BEEDO)

De multiples expériences vécues par les hommes ont poussé ceux-ci à conclure que la parole de la femme dans beaucoup de circonstances a des effets négatifs. Quelques cas allant des plus simples aux plus marquants peuvent servir à illustrer cette considération.

La femme n 'est pas maîtresse de sa bouche

II n'est peut-être pas nécessaire de trop insister ici sur le caractère prolixe du verbe féminin. Cette idée est très répandue dans les sociétés africaines : chez les Moose, on pense que la femme est congénitalement incapable de contrôler sa parole (« pouvoir sa bouche », tôog-a nooré). Elle saisit la moindre situation malencontreuse pour laisser libre cours à ses paroles désor

données, dont les conséquences peuvent être imprévisibles. C'est pourquoi la liberté d'expression de la femme est scrupuleusement codifiée et même restreinte par la société des hommes lorsqu'il s'agit d'affaires sérieuses à traiter. Des règles et des interdits sont autant de garde-fous qui obligent la femme à un usage plus modéré de sa parole1.

Les hommes pensent que le cœur de la femme est « accroupi » (sïiura rôba me), toujours prêt à bondir, contrairement à celui de l'homme qui est « couché », favorisant donc la réflexion et la modération2.

Une vieille femme reconnaît sur le ton de la plaisanterie — mais cela est admirable et significatif — que la femme étant privée de la pomme d'Adam (kokor yodre, « nœud de la gorge »), elle est incapable de retenir ses paroles ; aucun obstacle ne les freine au niveau de la gorge pour lui laisser le temps de réfléchir ! C'est pour cela, affirme-t-elle, que la femme profère parfois des paroles blessantes, voire des injures graves, et regrette par la suite de les avoir laissées s'échapper. Or les Moose comparent la parole à l'eau : une fois versée, on ne peut plus la ramasser. Les oreilles absorbent la parole proférée

1. G. Calame-Griaule rapporte que « la femme, qui par nature est, dit-on, bavarbe, indiscrète, querelleuse, reçoit dès son enfance des parures qui, tout en contribuant à l'embellir, l'aident à acquérir la maîtrise de son verbe : anneaux (ou tatouages) de lèvres qui " surveillent " la sortie des paroles, anneaux d'oreilles qui empêchent ses propos nocifs d'être écoutés » (1985 : 1 072-73). D. Zahan signale les mêmes pratiques chez les Bambara visant à assurer le contrôle de la parole de la femme (1963 : 45).

2. Pour les Moose la parole germe dans le cœur. Quand celui-ci est secoué par la colère ou par des ments d'animosité, ce sont des paroles de feu qui sortent si aucun contrôle ne leur barre la route.

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comme la terre absorbe l'eau versée. On emploie souvent l'idéophone hâra- rara, pour caractériser cette parole bruyante et incontrôlée de la femme.

C'est pour cela que la parole de la femme en colère est dangereuse. Elle n'arrive plus à la maîtriser, elle « sort tout ce qu'elle a dans le cœur » sans penser aux effets nocifs qu'elle provoque chez le destinataire, « sans penser à demain », selon l'expression moaaga.

« La femme ne parle pas droit » (pag ka gomn Urg ye)

Les vieux Moose disent souvent que la parole de la femme n'est ni droite ni sûre, mais tortueuse, maladroite, hésitante. Quand on le constate, la prudence recommande de lui accorder peu de crédit. On ne peut donc se fonder sur ses propos pour prendre une décision importante.

On compare la parole de la femme au chemin qu'elle emprunte et ne suit jamais jusqu'à destination sans dévier3. Un de nos grands-pères portait comme nom significatif à cet égard pag sor ko n kieng Urga, litt. : « la route de la femme ne se marche pas droit ».

La parole de la femme est, par conséquent, trompeuse car elle serpente, biaise et est susceptible de conduire à l'erreur : pag gomde toe n kïèes f la weoogo, « la parole d'une femme peut t'introduire dans la brousse ». La femme elle-même se cache dans sa parole, elle la tisse comme une araignée tisse sa toile ; gare à l'homme qui, telle une mouche imprudente, s'y fera prendre !

« La bouche de la femme est son carquois » (pag noor Га loko)

Cet aphorisme illustre le rapport de force entre l'homme et la femme en général et plus précisément entre mari et épouse. A la supériorité de la force physique de son mari la femme oppose la violence verbale quand éclate un conflit conjugal. Le foyer peut se transformer en un véritable enfer si la malchance a destiné à l'homme une épouse acariâtre. A la moindre remontrance, elle foule au pied les principes de respect mutuel prescrits par la société : elle tutoie son mari, l'appelle par son prénom4 et profère des paroles insultantes à son égard.

Le ton montant de part et d'autre, l'homme bat sa femme, mais celle- ci, même à terre, continue à « décocher des flèches » sur son mari. C'est ici qu'intervient la sagesse moaaga qui prescrit à l'homme de se détourner de la parole féminine, car « si tu écoutes les paroles d'une telle femme, tu risques de la tuer pour rien ! ».

3. Allusion aux femmes adultères qui, prétendant rendre des visites à leurs parents, passent d'abord chez leurs amants. Mais on dit aussi que la femme au moment d'agir a toujours deux décisions contradictoires. D'où des hésitations dans ses paroles.

4. On tutoie une personne en disant foom ou fo (« tu » ou « toi »), ces deux formes pouvant être utilisées comme sujet ou complément. Cela suppose que l'on se place à un niveau d'âge et/ou de responsabilité égal ou supérieur à celui de l'intéressé. Sur les interdits relatifs au tutoiement du mari, cf. Pageard 1969, I : 141.

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De nos jours, avec l'évolution des mentalités, les occasions de battre sa femme sont devenues moins fréquentes. Mais dans le passé, des hommes rendus fous furieux par les paroles injurieuses de leurs épouses les battaient et allaient jusqu'à les traîner par la jambe ; mais elles ne modifiaient en rien leurs propos. Car, dit-on, ce comportement est caractéristique de la femme au mauvais caractère. Les nommes la comparent même à un serpent venimeux ; sa parole agit comme un poison dans l'organisme de son interlocuteur, en l'occurrence son mari, et l'on pense qu'elle est même capable de causer sa mort précoce5.

« La femme n'a pas de ventre ! » (pag ka be pvv ye)

Une idée communément partagée dans le milieu masculin est qu'il ne faut jamais faire totalement confiance à la femme car elle ne peut garder longtemps un secret. Les vieux affirment que « si tu prends ton ventre pour le donner à une femme, tu t'es vendu car elle te trahira un jour ». Autrement dit, quelle que soit l'intensité de l'amour que l'on porte à une femme, il est déconseillé de lui confier un secret parce qu'elle ne pourra pas s'empêcher de le divulguer tôt ou tard. Les Dogon pensent exactement la même chose à travers leur proverbe « la parole qui est au fond de ton ventre, ne le dis pas à une femme » (Calame-Griaule 1965 : 277).

Une femme irréfléchie ne manquera pas, suite à un différend conjugal, de révéler allègrement à l'une de ses amies, qui les répercutera inévitablement ailleurs, les secrets et les faiblesses de son mari. On dira que, dans ce cas, « la femme a mis à nu la verge incirconcise de son mari » (pag luk 'a sid baongo6).

Contes, anecdotes et faits divers regorgent d'illustrations confirmant l'appréhension des hommes face à l'indiscrétion des femmes, et la nécessité de s'en méfier. Dans un conte anecdotique souvent cité, un homme obtient d'un vieux sage une formule magique dont la profération aide sa femme à prendre sa revanche sur les femmes du village qui la terrassaient et la dénudaient publiquement (au marigot, au marché...). Sur les conseils du sage, l'homme ne révèle à sa femme que la moitié de la formule dont elle use efficacement contre ses adversaires (femmes ou hommes). L'autre moitié constituant une sorte d'antidote qui servira au mari de moyen de défense lorsque sa

5. Un vieillard avance ceci : « Si tu veux écouter les mauvaises paroles de ta femme il n'y aura pas de foyer ; car ou tu la tues par ta force physique ou elle te tue par le venin de sa bouche (sa parole). Cela t'empoisonne le cœur, tu deviens malheureux, cela te donne des maladies et tu meurs avant que ton jour n'arrive ! »

6. Baongo signifie initiation. Adapté du songay (bangu), selon le R.P. Prost, il désigne la verge non concise dont la vue notamment par une femme couvre de honte son propriétaire. Tout Moaaga incirconcis est victime de la risée publique car il est moins qu'un homme. Ainsi, « les Mossi ont développé toute une série d'expressions touchant aii secret qu'on doit garder vis-à-vis des choses du parc à circoncis (raison de la langue secrète) comme Iwe baôgo, garder un secret, lofce baôgo, dévoiler le secret, et, de là, même une acception de baôgo pour signifier la verge non circoncise » (Prost 1966 : 472).

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femme, ingrate et grisée par son succès, provoquera sciemment une scène de ménage pour se mesurer à lui.

A l'opposé de la femme, l'homme, dit-on, possède la maîtrise de sa parole ; il contrôle son cœur et réfléchit avant de parler. On le qualifie de sutoog soaba, « celui qui peut son cœur ». En général, on admet que l'homme, même si l'âge ne l'a pas encore assagi, même s'il est encore immature (yàaga), surpasse la femme dans la prise de conscience des responsabilités. Il adopte le comportement d'un homme mûr et raisonnable {bikasenga, « enfant grand »)7. L'homme se préoccupe toujours du contenu de sa parole et aussi de sa forme ; il contrôle ses mots et ses tournures dans le souci d'éviter l'irréparable.

« La mauvaise bouche de la femme peut casser une maison » (pag no-beedo tôe n wâ zaka)

Par son comportement, mais surtout par sa mauvaise parole, la femme a le pouvoir de briser l'union et la solidarité dans la famille de son mari (patri- lignage). Les Moose, pour traduire cette ambivalence du sexe féminin, disent que « c'est la femme qui construit la maison, c'est elle qui détruit la maison » (pag n meed zaka, pag n waad zaka).

En dépit des relations de plaisanterie qui existent entre les femmes et les collatéraux de son mari, il peut arriver que l'atmosphère se détériore entre une jeune femme et l'un de ses beaux-frères. Pour créer la discorde, il suffit — et le cas se produit occasionnellement — qu'elle prétende que celui-ci lui fait des avances. Des phrases subtiles et dangereuses telles que « je ne peux pas balayer la case de deux hommes à la fois dans une famille »8 proférées indirectement à l'intention du mari suffisent à éveiller ses soupçons. Quels que soient les arguments déployés par le malheureux ainsi faussement accusé, il court le risque d'une sanction majeure : le bannissement de la famille (buud yiisgu) prononcée par le doyen du lignage9. Or, quand les calomnies d'une femme contre une homme portent sur le domaine sexuel, tout le monde y accorde foi car elle saura toujours conférer à son histoire une force convaincante.

De tels événements, et tant d'autres similaires qui engendrent la mésentente chez les membres du buudu permettent de qualifier la bouche de la femme de destructrice et elle-même de ten-wâasa, « casseuse de village », d'élément étranger venu détruire la famille par sa parole nocive10.

7. Un homme s'est doté d'un nom allusif qui illustre cette pensée : pag zugpelgre ko n bah yàadre, « la tête de la femme blanchit mais elle ne laisse pas l'immaturité (l'enfance) ».

8. « Balayer la case d'un homme » est un euphémisme pour signifier : « avoir des relations sexuelles avec lui ». 9. Cf. Pageard, 1969 : 98, pour les causes d'exclusion : « Des agissements coupables, apparemment intérieurs

au budu, tels que des rapports avec une belle-sœur ou la fiancée d'un frère, peuvent également être sanctionnés par le bannissement, car ils obligent la victime ou la complice à se retirer dans son budu d'origine, donnant ainsi une certaine publicité à l'infamie. »

10. La femme est véritablement considérée comme une étrangère dans la famille de son mari et généralement tenue à l'écart des secrets de celle-ci jusqu'à ce qu'elle donne la preuve de son attachement au groupe par sa conduite irréprochable et une nombreuse progéniture.

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Le neere ou « la case des insultes »

La femme dispose toujours de sa parole pour relever le défi que lui pose la volonté de domination de son mari ou les provocations d'une coépouse. Dans le cas des polygames, le mari et la (les) coépouse(s) sont souvent les cibles de ses « petites paroles » (gombi)x\ lorsqu'il ne s'agit pas encore de querelle ouverte. La littérature orale en offre de nombreux exemples. Le chant est particulièrement utilisé par les femmes comme moyen d'expression quand elles estiment, à tort ou à raison, que leurs droits sont bafoués. Les berceuses et les chants pour moudre le mil leur permettent ainsi de se défouler.

C'est pourquoi, quand les hommes ont fini de refaire la toiture de la case à meule (neere), ils plaisantent entre eux d'un air entendu en disant que « la case des insultes (twd-roogo) a été couverte », car c'est là le domaine réservé à la femme, le lieu où elle peut légitimement libérer sa parole, proférer des critiques acerbes ou des insultes voilées à l'adresse de son mari ou de sa coépouse12. C'est là également que, jeune fille encore, elle peut déjà traduire par le chant son mécontentement et son désaccord contre son père lorsque celui-ci décide autoritairement de son avenir matrimonial13.

Un de nos grands-pères avait, dit-on, lancé cette affirmation énigmati- que : « c'est le pénis de l'homme qui l'insulte ! » (ned yoor n tvusd'a). Cette manière de personnifier le sexe humain « lui donnant une ampleur inattendue, prenant la partie pour le tout » (Griaule 1938 : 21) est un procédé assez fréquent. La phrase signifie simplement que lorsque la femme est fâchée contre son mari sans toutefois trouver un prétexte pour lui parler directement, elle déverse sous le moindre prétexte un torrent d'insultes sur ses enfants. Ceux- ci appartenant au père, selon le droit coutumier moaaga, les insultes qu'ils reçoivent de leur mère sont en réalité adressées au géniteur et à son sexe14.

On voit donc que la mère peut user de la force de sa parole même contre ses propres enfants. Nous allons voir que cette force peut devenir terrible lorsqu'elle est véritablement offensée par l'un d'eux.

La « bouche » de la mère (ma noore)

« Si ta mère te met la bouche, c'est mauvais ! » (fo ma sa n ning font noore ka soma ye !). Il arrive — rarement il est vrai — qu'une mère subisse les

11. Paroles amères, critiques ou insultes murmurées indirectement à l'adresse d'une personne qui s'y reconnaît toujours sans ambiguïté.

12. La rivalité entre coépouses (pogtaare) donnent souvent naissance à des chansons aussi pittoresques que savoureuses pour écraser le mil ou pour danser ; en voici deux exemples :

« — Si ma coépouse me devance dans la case à meule ou au marigot, je serai contente, mais si elle me devance dans la case de mon mari c'est ma bouche qu'elle cherche [me provoque !].

— Si je reviens de mon voyage, je n'ai pas besoin de la salutation de ma coépouse, pourvu que mon mari me salue. La nuque de ma coépouse est comme une écuelle ! ».

13. Sur ce point cf. Kaboré 1985, chap. V, 3 et VI, 2. 14. Quand il n'y a pas encore d'enfants dans le foyer ce sont les animaux domestiques qui servent de

roie de transmission de ces insultes dont le véritable destinataire est le mari.

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affronts de sa progéniture et que son fils, par exemple, lui adresse des insultes humiliantes ou même, cas extrême, la batte comme il le ferait pour sa propre femme.

Des situations de ce genre, qui ont été malheureusement enregistrées, entraînent presque inévitablement la « mise de la bouche » (malédiction) de la mère sur celui qui Га ainsi maltraitée. Il semble y avoir des degrés de gravité dans la malédiction d'une mère. Même si elle ne dit rien, des paroles de feu naissent dans son cœur ; elle peut proférer des menaces ; mais il semble que le plus grave soit la malédiction accompagnée d'un geste qui consiste à lever le bout de son sein (gauche) vers le ciel comme pour prendre le créateur ou les forces cosmiques à témoin15. Injurier ou, pire, battre sa mère constitue, chez les Moose, un acte sacrilège pour lequel la malédiction maternelle se réalise infailliblement. C'est pourquoi toute personne essaie d'éviter de parler durement à sa pogyaanga16 et se soustrait aux discussions avec elle.

LA « BONNE BOUCHE » DE LA FEMME (PAG NO-NOOGO)

Nous venons de faire l'inventaire et l'analyse de quelques contextes dans lesquels la parole de la femme proférée sous la pulsion de la colère est qualifiée de négative, dangereuse et donc capable de produire les effets les plus funestes. Compte tenu de l'ambivalence qui caractérise toute parole, il est tout à fait logique d'examiner, afin de rétablir un tant soit peu l'équilibre, le pôle positif de la parole féminine.

La parole positive de la femme produit des effets bénéfiques. Dans maints domaines de la vie sociale et culturelle, elle peut être sollicitée parce que, précisément, c'est d'une parole de femme qu'on a besoin.

La parole éducative

Pag n gvvnd a bipugla : « c'est la femme qui éduque sa fille ». Fidèle au devoir d'éducatrice qui lui échoit dans la société moaaga, la mère suit de près l'évolution physique et psychologique de sa fille. Patiemment, elle lui inculque les rudiments de connaissance indispensables pour sa formation de future femme ; parole de jour pour les travaux de ménage et parole de nuit dite au fond de la case pour ce qui est du comportement à adopter dans le domaine sexuel, incombent à la mère. D'une mère dont la fille a un mauvais caractère on dit qu'elle a failli à son devoir et qu'elle « ne parle pas » à sa fille.

Il existe dans les villages des vieilles femmes très estimées dont les conseils sont recherchés par les mères en difficulté dans l'éducation de leurs filles et les épouses ayant des problèmes d'ordre conjugal. Les mères obtiennent que ces vieilles femmes sages convoquent leurs enfants pour essayer de les rendre

15. Ce geste a la même signification chez les Dogon (Calame-Griaule 196S : 341). 16. Pogyàanga signifie « vieille femme », mais ce terme désigne de manière imagée la mère. Quel que soit

son âge, elle entre dans la catégorie des personnes qui méritent le respect des fils.

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raisonnables ; les épouses reçoivent d'elles les normes de conduite à adopter pour maintenir la paix dans leur foyer. Assurément, la parole de ces femmes est éminemment positive et constructive17.

La parole de bénédiction

La parole de bénédiction des vieilles personnes est tacitement sollicitée par les jeunes gens bien éduqués qui en connaissent l'efficacité. Il est bien connu chez les Moose, et ailleurs chez de nombreuses populations africaines, que la bonne parole d'une vieille femme est bénéfique pour qui la reçoit. On la qualifie de « bonne bouche » (no-noogo) ou de « bonne langue » (zilem noogo).

Des vieilles femmes ont contribué à la naissance et à l'éducation de nombreux enfants dans le village : assistance constante à leurs mères pendant leur grossesse, accouchement, soins divers. On affirme que si ces enfants devenus adultes rendent des services à ces « grands-mères » qui, plus d'une fois, leur ont sauvé la vie (don de bois, de condiments, de vivres, de pagne ou de couverture ; mieux encore, réfection du toit de leur maison), ils retireront d'énormes bénéfices de leur « bonne bouche » (remerciements émus appuyés par des bénédictions). Les Moose assurent que dans ce genre de situation, « les intéressés ont conservé pour aller reprendre » bing n U nke, c'est-à-dire qu'un bienfait n'est jamais perdu.

Généralement ces bénédictions se composent de souhaits de santé, de longévité, d'exemption de l'infortune et des revers de la vie, de mariage heureux et fécond, et surtout de « bonne fin » (baas neere)1*.

La « bonne parole » des vieilles femmes est sollicitée également dans de nombreuses coutumes qu'il serait fastidieux de citer dans le cadre de ce bref travail. Suzanne Lallemand (1977 : 162) note, par exemple, que lors d'un mariage, la plus vieille femme du lignage accueille la nouvelle mariée dès son arrivée dans le buudu du mari et prononce rituellement des bénédictions dans la case sacrée des ancêtres (kums roogo). C'est également la doyenne des femmes qui accueille l'initiée kindga à son retour des soins thérapeutiques et verse de l'eau devant sa case en débitant des paroles propitiatoires pour solliciter des ancêtres une suite favorable de l'initiation ainsi que la guérison19.

17. Parlant du rôle spirituel et social de la femme dans la société soudanaise traditionnelle, Geneviève Calame- Griaule fait justement les observations suivantes : « La femme joue aussi un rôle caché, mais important, dans l'éducation des enfants, spécialement des filles. La mère et les vieilles femmes leur dispensent un enseignement secret, peu connu des hommes, sur tout ce qui concerne le mariage, l'enfantement, les rapports familiaux et sociaux. Ce sont les femmes qui transmettent, avec l'art culinaire, la littérature orale qui sert de véhicule à la connaissance traditionnelle et dont le sens symbolique profond sera révélé plus tard aux jeunes gens » (1962 : 89). Cf. aussi, sur l'éducation de la fille par l'usage du chant, Kaboré 1985 : 180 et 239-40.

18. Les Moose attachent une importance particulière à la façon dont la vie d'un individu s'achève car elle est un indice des bonnes ou mauvaises actions qu'il a commises pendant sa vie. Mener une vie heureuse et paisible, mourir d'une mort tranquille et respectable signifie que la somme des bonnes actions l'emporte. Aussi formule-t-on souvent à un bienfaiteur le souhait suivant en guise de remerciement : « Que Dieu te finisse d'une bonne fin ! » (wen na baas f baas neere).

19. Pour de plus amples informations sur le Kindri, rite de possession, cf. Kaboré (1981).

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La parole des femmes influentes

On note des circonstances particulières où la parole d'une femme s'avère plus efficace, plus constructive que celle d'un homme et est comme telle très recherchée. Cet aspect positif de la parole féminine demeure alors, semble-t-il, lié à la diplomatie propre à certaines femmes qui les rend capables de débrouiller par leur verbe des situations délicates et complexes là où des hommes ne réussiraient pas.

On cite des cas de situations difficiles, inextricables, explosives mêmes (touchant notamment la vie politique traditionnelle, les jugements des cours devant les rois) où des femmes ayant une grande influence ont « mis la parole de leur bouche » (ning noor gomde) et ont réussi contre toute attente.

Ceci est particulièrement remarquable chez les femmes auxquelles les institutions ont conféré une forte personnalité ou qui, par leurs qualités morales et leur rayonnement social, sont devenues influentes dans la société masculine. Il est intéressant d'examiner surtout le cas de la pogkièema (femme aînée) qui représente, symboliquement, il est vrai, mais aussi dans les faits, le fondement même du foyer polygame chez les Moose. Elle n'est pas toujours la plus âgée des femmes mais plutôt celle venue la première dans le foyer selon les normes coutumières20.

Le statut et le rôle de la pogkièema tant dans la cour d'un taïga (sujet) que dans celle d'un naaba (chef, roi) sont tellement valorisés par la société que sa parole s'en trouve sublimée21. C'est elle qui s'occupe du foyer pendant l'absence du mari, reçoit et transmet officiellement à ce dernier ou au doyen de lignage (buud kasma) les messages et les nouvelles importantes. Elle conseille également son mari sur certaines questions et règle conjointement avec lui les problèmes familiaux, sociaux ou religieux relevant de la compétence féminine. Beaucoup d'hommes cherchent à gagner sa confiance pour user de son influence sur son mari.

Ainsi, dans les cours royales notamment, \ъ pogkïëema joue un rôle décisif parmi toutes les femmes du gynécée. Ceux qui s'adressent à elle pour des causes justes ou des questions graves peuvent compter sur sa parole convaincante auprès du naaba : mariage, jugement, nomination à la chefferie, etc.22

20. D'autres femmes obtenues par le mari suite à ses aventures amoureuses ou par le système du lévirat jouiront, sur le plan des institutions matrimoniales, d'égards moins importants que la première, même si celle-ci est plus jeune. Cf. aussi Pageard (1969 : 64) pour le rôle religieux et les responsabilités morales de cette femme.

21. Elle est le deuxième personnage de la maison et agit au même niveau de responsabilité que le mari. Tout étranger s'adresse à elle pendant l'absence de celui-ci. Mais en réalité, au plan symbolique et religieux, elle représente la première personnalité garante de la stabilité de la maison. Lors de l'installation d'une nouvelle maison, on trace d'abord les fondations de la case de la pogkièema avant celles des cases du mari et des autres femmes. Et c'est sur ces premières fondations que le chef de terre sacrifie aux génies et aux esprits des lieux pour solliciter la paix pour le ménage.

22. C'est ainsi que, selon l'histoire des royaumes moose, un prince bissa trop pauvre pour se battre contre des concurrents qui voulaient l'écarter d'un pouvoir légitime, monta sur le trône de son père défunt à la surprise générale, grâce à la diplomatie et à la « parole » de la pogkièema du Moogo Naaba, au service de laquelle il s'était humblement mis pendant la période de l'interrègne.

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126 PAROLES DE FEMMES

Le champ d'utilisation de la parole positive de la femme couvre de nombreux domaines et on ne peut, dans le cadre de cet article, que se limiter à quelques illustrations tirées des coutumes moose.

La parole de paix et de réconciliation

Dans le foyer, la parole de la favorite (pogrvmde)11 sauve bien des situations en tirant d'embarras le mari polygame. Souvent confronté à des difficultés dans sa vie sociale ou économique, c'est auprès de cette femme qu'il espère trouver la compréhension et le réconfort. A l'opposé de la femme de mauvais caractère qui dénigre publiquement son mari « faisant découvrir sa verge incirconcise » (voir supra), la pogrvmde déploie tous ses efforts en vue de la « bander » (loe baongo), c'est-à-dire de préserver son mari de la honte et de la risée publique.

Cette femme jouit de la confiance et de l'estime de son mari parce qu'elle sait l'écouter, lui parler et l'apaiser à ses moments d'inquiétude (ngome n gàlg a yam, « parler pour coucher son esprit »). Elle sait consoler véritablement son homme à ses moments d'épreuves par sa parole douce et se sacrifie même parfois économiquement pour l'aider à résoudre certains problèmes matériels au profit de toute la famille.

Un autre type de femme possède un statut important qui donne du poids et une valeur particulière à sa parole dans les coutumes familiales : c'est la pogtâo24 (femme-sœur), sœur des oncles et tante paternelle de Ego. Des litiges familiaux sont fréquemment réglés grâce à l'intervention modératrice de cette femme, surtout en ce qui concerne le domaine féminin et la question des enfants.

On peut citer l'exemple d'une cérémonie de réconciliation dans laquelle elle assume des responsabilités décisives. Lorsqu'une fille exclue de sa famille pour refus d'obéissance au doyen du lignage qui veut la donner en mariage, décide, finalement d'optempérer afin de réintégrer sa famille, elle recourt d'abord à sa tante qui essaie de persuader ses frères, en particulier le doyen du lignage, qui composent le conseil de famille. Si le principe est accepté, on fait appel à un petit-fils qui vient sacrifier un poulet blanc afin de demander solennellement le pardon des ancêtres pour la fautive.

Dans ce cas, la parole de la pogtâo est fortement fécondante car elle favorise, avec l'approbation des ancêtres, la réconciliation et la cohésion de trois générations : celle des géniteurs, celle de leurs descendants immédiats et celle de leurs petits-fils.

C'est également la pogtâo qui règle nombre de questions matrimoniales concernant le mariage des filles du lignage. Elle est redoutée pour cela par

23. Pogrvmde : Femme la plus aimée par opposition à la moins aimée (pogbeoogo). Contrairement à ce qu'on croit généralement, ce n'est pas la nouvelle venue ou la plus belle des femmes d'un homme qui jouit de ce privilège, mais celle qui se montre la plus attentive aux problèmes de son mari, la plus intelligente, la plus comprehensive et la plus active aussi. Il arrive que cette femme soit en même temps la pogkièema.

24. Cf. Pageard (1969 : t. 1) et Lallemand (1977) pour des détails sur le rôle de cette femme.

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la belle-famille car sa parole en la matière est tranchante et ses décisions parfois déconcertantes ; mais cela entre dans le cadre des coutumes du reemdo25.

Lorsque la nouvelle femme d'un de ses neveux (fils de l'un de ses collatéraux) manifeste les signes de sa première grossesse, c'est encore elle qui procède au rite d'aspersion de l'eau (pug puusgu). A l'aube, pendant que la jeune femme dort, la pogtao va asperger son ventre d'eau fraîche, discrètement et rapidement jetée à la main, en proférant des paroles de bénédiction, consacrant ainsi la reconnaissance officielle de la grossesse par le lignage.

A la naissance de l'enfant, elle sera chargée d'annoncer la bonne nouvelle aux hommes rassemblés hors de la concession. En outre, elle gardera souvent le privilège d'être la première à attribuer publiquement un nom significatif au nouveau-né26.

Nous voyons à travers ces quelques exemples que la « bouche » de cette femme représente la bonne parole par excellence, dont les familles moose se prévalent pour résoudre certains problèmes coutumiers importants qui requièrent la présence d'une femme responsable.

La parole édifiante de la roog-ma27

Dans le cadre de cette coutume, un jeune homme choisit pour « mère » une femme d'âge mûr et celle-ci le prend pour son « enfant ». Cette alliance affective, soutenue par des relations d'amitié entre les deux familles, se traduit par de multiples services que le fils rend à sa roog-ma : culture de son champ, réfection de son toit, cadeaux divers. En retour, elle lui témoigne beaucoup d'affection et de bienveillance, le soutient, le conseille dans ses entreprises et ses projets, notamment matrimoniaux.

Nombre de jeunes gens des campagnes trouvent encore aujourd'hui, par ce biais, la voie de leur épanouissement et de la réalisation de leurs projets, les conseils subtils, les bénédictions ainsi que l'aide morale et matérielle de celles qui les traitent comme leurs fils n'ayant souvent pas de commune mesure avec ce que leurs mères réelles peuvent pour eux. On note dans ce type de relation un esprit de confiance très bénéfique, qui favorise l'exercice de la parole chez les deux personnes. Pour le jeune homme, la parole de sa mère par alliance possède un poids incontestable.

25. Alliance matrimoniale entre deux familles, animée lors de certaines coutumes par des plaisanteries aigres- douces échangées entre les membres des deux camps.

26. On sait que le nom est une parole puissante qu'on manipule avec beaucoup de prudence. Elle réfléchit et formule un nom dont la valeur sociale et/ou religieuse sera capable de protéger le bébé contre les mauvaises influences. Cf. Houis (1965).

27. Roogo-maamdo : case-maternité, le fait d'être mère de case. Alliance parentale artificielle entre une femme et un jeune homme. La roog-ma devient une mère par adoption et le garçon s'occupe essentiellement de refaire le toit de sa case. D'où le sens de l'expression « case-mère ».

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128 PAROLES DE FEMMES

La parole de délivrance

Nous allons maintenant voir comment la parole de la femme, sollicitée et proférée à des moments critiques, se révèle d'une efficacité spectaculaire. L'un des exemples les plus connus est le rite de la confession publique de la parturiente en difficulté. On pense que la période de travail expose la femme à des risques de souffrances terribles et même à la mort, si elle est coupable de quelque faute grave commise pendant sa grossesse28.

Le rite de la confession publique lui permet d'avouer, devant toutes les femmes (vieilles accoucheuses et voisines) venues l'assister, les fautes dont elle s'estime coupable : injures, mésententes, adultère ou, plus grave encore, offense aux ancêtres du lignage marital, etc. Les expériences vécues ont permis à beaucoup de femmes d'affirmer qu'à la suite de cette confession appuyée d'une demande de pardon aux victimes de sa bouche ou de son comportement, l'accouchement intervient avec une facilité surprenante.

Ce rite se matérialise, dans les cas de mauvaises paroles proférées à rencontre des personnes citées, par la purification de la bouche, la femme absorbe de l'eau et la crache quatre fois. Désormais c'est la nouvelle parole de réconciliation, de pardon et de paix qui prévaut et agit, fécondante et libératrice29.

Quelques vieilles femmes semblent particulièrement exceller dans l'aide aux femmes en travail. On a remarqué par exemple qu'une vieille centenaire morte récemment possédait ce don exceptionnel : sa parole ou sa simple voix entendues par une parturiente déclanchait la délivrance. Il suffisait en effet qu'elle signalât son arrivée par un kabr' kabre30 suffisamment sonore pour que sa voix fût entendue par la parturiente, pour que, dans les secondes qui suivaient, l'accouchement se produisît.

A ce stade où il ne s'agit plus de la parole de n'importe quelle femme, une valeur en quelque sorte religieuse est reconnue à la parole féminine lorsque sa puissance et son efficacité sont si évidentes. Elle procède de la personne même qui parle dont, sans doute, la pureté morale, à travers les vibrations de sa voix, agit positivement sur l'auditrice en difficulté.

La parole féminine, recours ultime des hommes

A propos des coutumes, nous avons vu, grâce à quelques exemples, la part active qu'y prennent certaines femmes d'âge avancé et quel crédit on accorde à leur parole selon leur statut. Mariage, enfantement, éducation, funé-

28. Les Moose pensent que la femme enceinte « porte son nez (sa vie) » et qu'au moment de ment elle est entre la vie et la mort. La pureté morale tout aussi bien que la propreté physique lui sont recommandées. Tout comportement reprehensible pendant sa grossesse peut induire des conséquences imprévisibles au moment crucial de l'accouchement (cf. Badini 1978 : 111).

29. Ceci rappelle quelque peu le rite de « réparation de la mauvaise parole » chez les Dogon (Calame-Griaule 1965 : 282).

30. Kabre kabre : « pardon pardon ! », formule de politesse qu'on prononce à l'entrée d'une cour voisine ou étrangère. Généralement, on répond de l'intérieur : kabsed kië, « que celui qui se signale entre ! »

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railles sont, entre autres, les circonstances qui permettent aux femmes de libérer leur parole constructive. Constamment sollicitées lors de ces événements, elles en savent finalement plus que la plupart des vieillards. C'est pourquoi les hommes reconnaissent eux-mêmes que « les coutumes appartiennent d'abord à la femme et ensuite au vieillard ». Certaines vieilles femmes particulièrement douées d'intelligence et de mémoire sont les vraies détentrices de la connaissance traditionnelle. Dans certaines situations confuses, le conseil des sages et même le chef du village que la mémoire abandonne ont parfois recours à elles et les convoquent. Elles viennent s'accroupir devant eux et aux questions qui leur sont posées (sur certains faits passés ou sur les relations parentales interindividuelles ou interfamiliales), elles apportent des réponses claires et sûres permettant ainsi aux instances coutumières de prendre des décisions.

En examinant le problème de la parole féminine, j'ai essayé d'adopter la position de l'observateur impartial et de me départir des jugements de valeur personnels pour restituer le vécu.

Bien entendu, tout ne pouvait être dit dans un domaine aussi vaste. L'essentiel était de trouver des éléments d'illustration de l'ambiguïté de la nature de la femme et de l'embarras dans lequel elle introduit l'homme quand celui- ci tente de la comprendre.

La femme a toujours été une énigme dans l'esprit des sociétés traditionnelles et cela se vérifie à travers certains rites et interdits liés au sexe féminin. Il n'est donc pas surprenant qu'un produit de son expression intime tel que la parole soit l'objet d'un jugement mitigé de la part de la société des hommes. Le caractère mystérieux de la femme et la qualité à la fois dangereuse et bénéfique de sa parole sont très largement reconnus par la société masculine qui vit cet état de chose comme une fatalité. Une explication ontologique souvent donnée par les hommes implique les desseins divins : « C'est Dieu qui a créé la femme ainsi ! » Certaines populations africaines comme les Dogon font aussi remonter ce phénomène aux origines mythiques de la création du monde ; selon l'apologue que rapporte Geneviève Calame-Griaule, Amrna, Dieu créateur, convient avec l'hyène que « c'est par la femme que viennent tout le bien et tout le mal dans le monde » (1962 : 81).

La femme est perçue, sur le plan social, d'une part, comme source de bien, de fécondité, de richesse et, d'autre part, comme la cause du mal, du désordre, de l'impureté originelle en référence à ses menstrues. L'homme qui se dit exempt de ces « tares » féminines, maître des institutions et garant de la stabilité sociale laisse, en fait, transparaître dans son discours sur la femme sa faiblesse, son sentiment d'insécurité permanente face à elle et sa peur de la voir bouleverser, par sa maladresse congénitale, l'ordre établi.

Mais même si sa parole est dangereuse, l'homme ne peut évidemment se passer de la femme. Dans la réalité, beaucoup d'hommes, dans un élan de sincérité, avouent lui reconnaître des qualités exceptionnelles au-delà des « péchés du monde » dont on l'accuse. Elle est respectée en tant que mère

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perpétuant l'humanité, souffrant pour la survie de ses enfants, en tant qu'épouse « donnant l'eau » et préparant la nourriture pour son mari, et aussi en tant qu'auxiliaire infatigable de celui-ci.

Mais, ces qualités, les hommes n'en font pas toujours étalage en toutes circonstances car, là aussi, la sagesse populaire leur conseille prudence et réserve : « la femme est comme l'enfant, on ne doit pas dire trop de bien d'elle à ses yeux » (c'est-à-dire en sa présence) ; cela de peur qu'elle ne prenne ses aises et adopte des comportements excessifs.

L'homme moaaga reconnaît que toutes les femmes n'ont pas mauvais caractère et que toutes ne profèrent pas des paroles nocives. Il note qu'il existe des hommes dont la « langue » est pire que celle des femmes. Il est même indulgent dans son jugement à l'égard de femmes, au demeurant irréprochables, mais dont le langage accuse passagèrement quelques excès lors des différends conjugaux.

Cependant, le discours officiel tenu par les hommes n'abonde pas en développements sur les mérites de la femme. Il faut les rechercher au plan symbolique dans les relations qu'établit la société entre la femme et la nature avec ses différentes composantes. C'est ce que traduit cette analyse de Geneviève Calame-Griaule (1965 : 287).

« En rapport symbolique avec les forces végétales, la graine, l'eau, la lumière, la femme est une image de la fécondité cosmique. Sur le plan phénoménologique, on constate qu'elle est l'objet d'une " quête " continuelle de la part des hommes. Obtenir toujours davantage de femmes pour avoir plus d'enfants est le but apparent ou caché de la plupart des manifestations sociales et des démarches individuelles. Considérée de ce point de vue, la " parole " féminine est foncièrement bonne, fécondante, humide, en rapport avec la sai

son des cultures et des récoltes, avec la terre fécondée et productive ; elle est " douce ", " patiente ", en opposition avec la parole mâle, " sèche ", " dure ", associée aux activités de la saison sèche, à la stérilité et à la colère ».

Ainsi, la femme semble être le point de convergence de multiples forces de la nature, le lieu choisi où elles s'harmonisent pour donner la vie. Par conséquent, elle est puissante et garde d'énormes avantages sur l'homme qui lui voue en silence un respect mêlé de crainte et de méfiance. Cette attitude colore son appréciation globale de la parole féminine dont il tente de contrôler et de canaliser la force. Car la femme est plus apte que l'homme à manier la parole avec une aisance et une efficacité dont elle seule possède le secret. L'homme, impuissant devant la verve féminine, trouve donc refuge dans des institutions et des pratiques dont l'un des objectifs est de contrôler la femme dans l'usage de sa parole.

En ce qui concerne les hommes moose du milieu traditionnel, une certaine résignation à l'égard de la femme et de sa parole transparaît dans cette maxime : « Qu'est-ce qu'une femme ? Un être étrange. Bouche-toi les oreilles. Ferme la bouche et garde-la ! »

Chargé de recherche à l'IRSSH, Centre national de la recherche scientifique et technologique, Ouagadougou

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PAROLES DE FEMMES (MOSSI, BURKINA FASO) O. Kaboré

Cet article tente d'analyser la conception de la parole féminine chez les Moose du Burkina Faso. La société moaga décrit la parole de la femme comme essentiellement dangereuse et destructrice, à l'opposé de celle de l'homme dont elle s'efforce de légitimer le caractère raisonnable et constructif. Pourtant, à l'analyse, on perçoit une reconnaissance implicite des mérites et de la valeur socio-religieuse de cette parole féminine dans certaines circonstances où elle s'avère précisément plus efficace ; éducation, consolidation du foyer, bénédiction, paix, réconciliation, « documentation », constituent les résultats heureux de l'entreprise verbale des femmes responsables. En définitive, la femme étant le champ de convergence des forces cosmiques, elle possède tout naturellement un verbe puissant et fécond. L'homme, conscient de sa faiblesse devant elle, s'abrite derrière les institutions coutumières qu'il utilise comme moyen d'endiguer cette force verbale féminine dans le cadre de l'ordre ancestral établi.

WOMEN'S SPEECH (MOSSI, BURKINA FASO) O. Kaboré

Mossi society describes women's speech as dangerous and destructive, unlike that of men, which is justified as being reasonable and constructive. At a closer look however, the social as well as religious value of women's speech is implicitly recognized as being more effective in certain circumstances, namely : education, consolidation of the household, blessings, peace, reconciliation and « documentation ». Since women are the point on which cosmic forces converge, they naturally possess a fertile, powerful speech. Conscious of their relative weakness, men take shelter in customary institutions, which they use to contain women's verbal force within the established ancestral order.