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FERNANDPELLOUTI ER(1867-1901)

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https://[email protected]

2020/08-03-2020

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Il y a eu dix ans le 13 mars dernier quemon ami Fernand Pelloutier est mort. Sonsouvenir vit en moi et son œuvre resteinoubliable et féconde pour tous.Après une longue et terrible maladie, il

s’ éteignit, terrassé par une laryngite tu-berculeuse. Il mourut bien modestement,après une vie de misère matérielle et phy-sique, cachant jusqu’à la fin tout ce qu’ ilsouffrait d’un lupus tuberculeux qui, aprèslui avoir ravagé une partie du visage, luiatteignit le larynx. Devant sa volonté devivre et d’ agir il fallut que la Mort le prît àla gorge pour en venir à bout.Dans le monde ouvrier, dans le mou-

vement syndical, la disparition de Pel-

La Revue Anarchiste, 1924 - n°30

Fernand PelloutierLa magnifique étude de Georges Yvetot que nous publions ici a déjà

paru dans la Vie Ouvrière... oui dans la VO, du temps où, loin d’êtrel’organe d’un parti politique, elle défendait, au contraire, courageusementl’anarchisme syndicaliste. Mais cela se passait en mai 1911...Aujourd’hui, nous sommes restés fidèles aux idées que défendait alors

Pierre Monatte. Georges Yvetot, lui non plus, n’a pas changé son fusild’épaule. Aussi, nous saura-t-il gré d’avoir placé cette étude à sa vraie

place — en l’extrayant de la Vie Ouvrière,qui en renie les termes, pour l’insérerdans la Revue Anarchiste.

Fernand Pelloutier (dessin: Ariside Delannoy)

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loutier a creusé un grand vide. Dix ansdéjà, depuis le jour où, très rares,quelques amis conduisirent au petit ci-metière des Bruyères-de-Sèvres, celuiqui restera toujours pour nous un modèlede courage, de volonté et de désintéres-sement.Il mourut à trente-trois ans, dans une

maisonnette des bois de Bellevue, oùson médecin l’ avait obligé de se réfugierdans l’ espoir de prolonger un peu sesjours.Quelle abondante tâche cet homme

perpétuellement souffrant sut accomplir,pressentant sa fin prochaineR ! Et cepauvre ami, si courageux, s’ il eut unsentiment de regret au moment de quit-ter la vie matériellement si laide pourlui, ce fut moins de laisser ce qu’ il affec-tionnait le plusR : sa, famille et ses livres,que de laisser inachevée la rude besogned’éducation et d’organisation du proléta-riatR ; car c’ était à l’ émancipation ou-vrière qu’ il s’ était voué tout entier etc’ est pour elle qu’ il égrena sans regretses jours.Cependant, il laissait derrière lui,

prospère et devenu indispensable aumonde syndicaliste, un organisme ou-vrier dont il fut l’ âme après en avoir étéle créateurR : la Fédération des Boursesdu Travail de France et des Colonies.II laissait aussi un bel ouvrage auquel

son frère Maurice collaboraR : la Vie Ou-vrière en France et le manuscrit d’une

Histoire des Bourses du Travail queMaurice édita après la mort de son frère.Ces livres sont devenus comme le

bréviaire du militant sérieux qui veut sa-voir ce que fut le mouvement ouvrier àla fin du siècle dernier.

*LA FÉDÉRATIONDES BOURSES

Fernand Pelloutier s’ est révélé dansson œuvre d’ éducation mieux qu’unprécurseur il fut le premier militant syn-dicaliste révolutionnaire.C’ est lui qui, d’une façon admirable-

ment pratique, fraya le chemin au mou-vement présent, tenta la premièrecoordination de ce qui est aujourd’hui laConfédération Générale du Travail.Au début de la préface qu’ il écrivait

en tête de l’Histoire des Bourses du Tra-vail, voici ce que disait de lui un homme,Georges Sorel, qui avait su apprécier sesprofondes qualitésR :«V Dans les dernières années de sa vie,

Fernand Pelloutier avait conçu le projet defaire profiter ses camarades de la grandeexpérience qu’il avait acquise dans sapratique des organisations ouvrièresV ; ilaurait voulu leur montrer ce qu’ellespeuvent quand elles sont bien pénétrées dela portée de leur véritable missionV ; il es-pérait convaincre les travailleurs qu’ils

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trouveront facilement parmi eux leshommes capables de diriger leurs institu-tions, le jour où ils cesseront d’être hypno-tisés par les utopies politiques. Apprendreau prolétariat à vouloir, l’instruire parl’action et lui révéler sa propre capacité,voilà tout le secret de l’éducation socialistedu peuple. Pelloutier ne songeait pas à ap-porter une nouvelle dogmatiqueV ; il n’avaitaucune prétention à devenir un théoriciendu socialismeV ; il estimait qu’il y avait déjàtrop de dogmes et trop de théoriciens. Tousceux qui ont fréquenté ce grand serviteurdu peuple savent qu’il apportait dans l’ac-complissement de ses fonctions un instinctsingulièrement avisé des affaires et qu’ilétait vraiment l’homme qui convenait à laplace que la confiance des Bourses duTravail lui avait assignée. . . V »Mais Pelloutier lui-même justifiait

bien cette appréciation quand, à l’occa-sion du Premier mai 1896, il lançait aunom des quarante-et-une Bourses duTravail fédérées la déclaration suivanteR :«V Volontairement confinées jusqu’à ce

jour dans le rôle d’organisatrices du prolé-tariat, les Bourses du Travail de Franceentrent désormais dans la lutte économique,et à cette date du 1er mai, choisie depuisquelques années par le socialisme interna-tional pour formuler les volontés de laclasse ouvrière, viennent exposer ce qu’ellespensent et le but qu’elles poursuivent.Convaincues qu’au mal social les insti-

tutions ont plus de part que les hommes,

parce que ces institutions, en conservant etaccumulant les fautes des générations,font les hommes vivants prisonniers desfautes de leurs prédécesseurs, les Boursesdu Travail déclarent la guerre à tout cequi constitue, soutient et fortifie l’orga-nisme social. Confidentes des souffranceset des plaintes du prolétariat, elles saventque le travailleur aspire, non pas àprendre la place de la bourgeoisie, à créerun État “V ouvrierV ”, mais à égaliser lesconditions et à donner à chaque être lasatisfaction qu’exigent ses besoins. Aussiméditent-elles, avec tous les socialistes, desubstituer à la propriété individuelle et àson effroyable cortège de misère et d’ini-quités, la vie libre sur la terre libreV !

Georges Sorel

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Dans ce but, et sachant que la virilitéde l’homme se proportionne à la sommede son bien-être, elles s’associent à toutesles revendications susceptibles, —V en amé-liorant, si peu que ce soit, la condition im-médiate du prolétariatV— de le libérer dessoucis démoralisants du pain quotidien etd’augmenter, par suite, sa part contribu-tive à l’œuvre commune d’émancipation.Elles réclament la réduction de la durée

du travail, la fixation d’un minimum de sa-laire, le respect du droit de résistance àl’exploitation patronale, la concession gra-tuite des choses indispensables à l’existenceV :pain, logement, instruction, remèdesV ; elless’efforceront de soustraire leurs membres

aux angoisses du chômage et aux inquiétudesde la vieillesse en arrachant au Capital ladîme inique qu’il prélève sur le Travail.Mais elles savent que rien de tout cela

n’est capable de résoudre le problème so-cialV ; que jamais le prolétariat ne sortiraittriomphant de luttes où il n’opposerait à laformidable puissance de l’argent quel’endurance acquise, hélas ! par dessiècles de privations et de servitude. Aussiadjurent-elles, les travailleurs demeurésjusqu’à ce jour isolés de venir à elles, deleur apporter l’appoint de leur nombre etde leurs énergies. Le jour (et il n’est paséloigné) où le prolétariat aura constituéune gigantesque association, consciente de

Congrès de la salle d’Arras, à Paris, le 20 octobre 1876.

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ses intérêts et du moyen d’en assurer letriomphe, ce jour-là, il n’y aura plus decapital, plus de misère, plus de classes,plus de haines. La Révolution sociale seraaccomplie !V »La vaste association de tous les tra-

vailleurs, rêvée par l’ Internationale, c’ estPelloutier qui l’ a mise en route par lacréation de la Fédération des Bourses.Mais pour comprendre l’ importance de

la tâche accomplie par Pelloutier, il faut serappeler quelles luttes se poursuivaiententre les militants des différentes écolessocialistes se disputant la direction dumouvement ouvrier avant qu’ existât laFédération des Bourses du Travail deFrance. Pelloutier, dans son Histoire desBourses du Travail, nous en donne uneidée.C’ est en 1876 que se tint à Paris le

premier Congrès ouvrier.La classe ouvrière était encore épuisée

de la saignée de la guerre et de laCommune. L’ esprit qui animait les ou-vriers délégués à ce Congrès était loin del’ esprit de l’ Internationale et de celui denotre CGTR ! Qu’on en juge Le rapport quifut adopté sur la représentation directe duprolétariat au Parlement disait entreautresR :«VMontrons aux classes dirigeantes que

nous saurons trouver parmi nous descitoyens capables de défendre, par laparole ou par la plume, au sein duParlement ; les intérêts des travailleurs,

comme ils sauraient au besoin défendrepar les armes la République si elle était enpéril, la patrie si elle était en danger.Nous arriverons ainsi, soyez-en convain-

cus, citoyens, à établir sur des bases in-ébranlables le seul . gouvernement dignede la FranceV : la République démocratiqueet sociale !V »Il suffit de rapprocher de la déclara-

tion des Bourses du Travail au PremierMai 1896 cette déclaration unanimementapprouvée par le Congrès de 1876 pourse faire une idée du chemin parcouru envingt ans.Retraçons rapidement les luttes qui

durent être engagées au sein même de laclasse ouvrière pour marquer une si fortedifférence d’ idées, tant sur les revendi-cations ouvrières que sur les moyens àemployer pour les faire aboutir.Pendant les deux années d’ intervalle

(1876-1878) séparant le Congrès de Pa-ris du Congrès de Lyon, les syndicats semultiplièrentR ; et comme la propagandequ’y faisaient les ouvriers intelligents,tout active qu’ elle fût, était silencieuse etn’ éveillait point l’ attention publiqueR ;comme, d’autre part, les événementspolitiques absorbaient toute l’ attentiondes «R sphères officiellesR », ainsi qu’ondisait alors, les idées socialistes allèrentse propageant de jour en jour, jusqu’ausecond Congrès ouvrier.«V A ce moment, quelques hommes qui

avaient joué un rôle dans l’Internationale,

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mais qui, n’ayant pris au mouvementcommunaliste qu’une part effacée,avaient échappé à la répression, tentaient

d’organiser, en dehors des chambres syn-dicales, un parti socialiste. De ceshommes, qui s’appelaient Guesde, La-fargue, Chabert, Paulard, Deynaud, cer-tains étaient en relations de famille oud’amitié avec Karl Marx, Engels et les dé-bris du conseil de l’Internationale, disper-sés après le congrès de La Haye (1872).La propagande qu’ils avaient faite pen-dant les mois précédents avait porté de telsfruits qu’ils avaient pu manifester l’inten-tion de tenir à Paris, pendant l’Exposition,un congrès socialiste international. Ceprojet était prématuré, et les protecteurs ducongrès furent poursuivis en police correc-tionnelle.

C’est alors que leurs amis, malgrél’aversion que professaient les socialistesrévolutionnaires pour les ouvriers syndi-qués, songèrent à profiter de la tenue ducongrès mutuelliste de Lyon pour catéchi-ser les travailleurs qui devaient s’y rendre.Leur petit nombre, il est vrai, les empê-

cha de modifier le caractère du congrèsV ;mais ils firent d’intéressantes déclarationssur lesquelles il est nécessaire de s’appe-santir pour montrer d’abord quelles théo-ries professaient à cette époque lescollectivistes. . . (qui, depuis. . . ) et, en secondlieu, pour faire comprendre les événementsqui allaient creuser un infranchissablefossé entre les partisans de la conquête dupouvoir et les partisans de l’action écono-mique et corporative. V » [1 ]Et Pelloutier cite le discours de Cal-

vinhac, parlant de l’État et s’ exprimantainsi :«V Ah ! apprenons à nous passer de cet

élément à l’égal de la bourgeoisie, dont legouvernementalisme est un idéal. Il estnotre ennemi. Dans nos affaires il ne peutarriver que pour réglementer, et soyez sûrsque la réglementation, il la fera toujoursau profit des dirigeants. Demandonsseulement la liberté complète, et noustrouverons la réalisation de nos rêvesquand nous serons décidés à faire nosaffaires nous-mêmes. V »V [2]Ce n’ est plus le langage du Congrès

de 1876, évoqué plus haut. HélasR ! ce nefut même pas longtemps le langage des

Edme Charles Chabert

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hommes qui le tinrent à cette époquedevant les travailleurs, dont ils devaient,quelques années plus tard, solliciter lessuffrages, mendier les voix.Un autre beau discours fut celui de

Ballivet, des mécaniciens de Lyon,contre la participation des travailleursaux luttes électorales [3] .Mais, pendant que ces révolutionnaires

obscurs du groupe collectiviste faisaientde telles déclarations contre l’État, laconquête du Pouvoir et la Participation auxluttes électorales, les chefs du Parti socia-liste naissant avaient déjà modifié leursprincipes et leur tactique en sens contraire.

[1] Histoire des Bourses du

Travail, pp. 44 et 45.

[2] Histoire des Bourses du Tra-

vail, pp. 47 et 48.

[3] Id. , pp. 46 et 47. La Vie Ou-

vrière a reproduit in extenso le dis-

cours de Ballivet dans son numéro

du 5 mai 1910.

Au Congrès de Marseille (1879) futconstitué le Parti ouvrier avec un doubleprogramme politique et économique.«V Ce programme émanant d’hommes in-telligents et instruits était, dit Pelloutier,d’une simplicité peu commune il étaitmême d’une antiquité respectable, la plu-part de ses articles ayant déjà fait la for-tune des diverses fractions républicaines

Jules Guesde(dessin: Ariside

Delannoy)

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qui, tour à tour, et depuis 1848, avaientbrigué le pouvoir. V »Mais comme sa réalisation était su-

bordonnée à la prise du pouvoir poli-tique et que pour cela il fallait un grandnombre de voix socialistes, il n’y avaitplus qu’à organiser le prolétariat en Partipolitique distinct, parti de classe, donttous ceux qui ne sont pas la classe duprolétariat deviendraient les chefs et lesélus. C’ était simple.On conçoit qu’un tel programme ait

ouvert carrière à tous les astucieux, àtous les ambitieux, à tous les bons ba-gouts, leaders des tréteaux populaires.Mais, bien entendu, la division se mitparmi ces dirigeantsR ; ils tirèrent chacunde leur côté, entraînant leurs fidèles etconstituèrent ainsi autant de partis.Il y eut donc en France, à cette

époque, plusieurs partis socialistes ou,pour mieux dire, un Parti socialiste divi-sé en plusieurs sectes distinctes et anta-gonistes. Ce furent :Le Comité révolutionnaire central ;Le Parti ouvrier socialiste révolution-

naire ;La Fédération des travailleurs socia-

listes de France ;Le Parti ouvrier français ;Les socialistes indépendants.Ce sont les membres ouvriers de ces

différents partis qui essayèrent, chacunpour leur secte, d’ accaparer l’organisa-tion syndicale.

Cependant, les hommes de bonne foi deces partis en changeaient continuellement.Ils changeaient de secte, allant toujoursvers le clan qui leur paraissait le plus ré-volutionnaire, d’où ils sortaient encorepour s’ adonner enfin à l’ unique actionéconomique. Ils laissaient ainsi place netteaux petits bourgeois se sentant des apti-tudes pour duper les masses, masses en-core trop aveugles et trop confiantes pourqu’ elles ne pussent aider à réaliser le rêveintéressé de ces petits bourgeois.Sans doute, l’ intrusion d’ éléments

socialistes au sein de l’organisation syn-dicale si timide, si mutualiste, si légalisteet ayant une certaine croyance à l’ en-tente possible du Capital et du TravailR ;eut une heureuse influence, mais ce fut àcondition qu’à son tour l’ élément poli-tique disparût du syndicalisme naissant,du mouvement ouvrier renaissant.C’ est ce qui eut lieu, lentement

d’abord, puis rapidement le jour où na-quit la Fédération des Bourses.Trop soucieux des questions électo-

rales, les socialistes se préoccupaient peudes événements ouvriers et des progrèslents, mais constants, du syndicalisme.Depuis leur Congrès de Saint-Étienne

(1882) les socialistes, divisés jusqu’àl’ émiettement révélaient leur impuis-sance réformatrice.Pourtant, vers 1886, quelques hom-

mes, membres du Parti et membres d’as-sociations ouvrières, comprirent que les

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syndicats constituaient tout de même uneforce qu’ il était puéril de dédaigner. Ilsrêvèrent de constituer une vaste associa-tion nationale groupant tous les syndicats.«R La Fédération des Syndicats et

Groupes corporatifs ouvriers de FranceR »fut créée.Mais cette filiale du Parti Ouvrier

Français, cette organisation syndicale derecrutement d’ électeurs socialistes, n’ avaitni les bases ni les principes économiquesnécessaires à la vitalité d’une organisationcorporative. Elle était vouée à la dissolu-tion.Pendant ce temps, un peu partout, se

créaient des Bourses de Travail. Si jen’ avais crainte d’allonger démesurémentcette étude, je résumerais les chapitres

où Fernand Pelloutier décrit cette nais-sance des Bourses du Travail et pro-clame l’ espoir qu’ il met en elles.Je suis persuadé pourtant que s’ il eût

vécu, Pelloutier eût vu, comme nous,l’ inconvénient et le danger de cesBourses du Travail subventionnées ettoujours sous la menace d’ être ferméesaux moindres velléités de propagandevirile et d’ action énergique. Commenous, il en eût souhaité la transformationen Unions locales ou, départementales.Il n’ eût considéré, ainsi que nous le fai-sons, les Bourses du Travail que commede simples immeubles devant bientôtfaire place à de véritables Maisons duPeuple, indépendantes, édifiées par leprolétariat lui-même.

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Les Bourses du Travail naissant partout,le besoin se fit naturellement sentir bientôtde les relier entre elles. L’année même oùnaissait la Bourse du Travail de Paris, laFédération des Bourses se constituait.C’ est la Bourse du Travail de Paris qui enpatronna l’ idée et la soumit au Congrès deSaint-Étienne, qui l’ adopta.C’ était en 1892. Voici donc deux or-

ganisations centrales, s’opposant l’ une àl’ autre la Fédération des Syndicats et laFédération des Bourses.Comme l’ a dit Pelloutier, la Fédération

des Syndicats n’ avait pas de programme.Rien chez elle ne pouvait vraiment inté-resser les syndicats. En dehors de sesCongrès auxquels assistaient les syndicatsparce qu’ il n’y en avait pas d’autres, la Fé-dération ne donnait aucun signe de vie. LaFédération des Bourses, au contraire, pré-senta de suite une vitalité remarquable.Reposant sur le principe fédéraliste ets’ interdisant toute action politique, elleoffrait tous les éléments d’ action utile.Aussi prospéra-t-elle.Mais elle prospéra grâce au souffle

qui l’ animaitR : je veux dire grâce àl’ initiative de Fernand Pelloutier qui,d’ abord pour rien, ensuite pour 25francs par mois, puis pour 50 francs etenfin pour 100 francs par mois, fournitpour elle un travail méthodique etacharné.A son début, en 1892, la Fédération

comprenait 14 Bourses du Travail. Sous

l’ impulsion de son secrétaire, aussi bienque sous celle des événements, «V enmême temps que s’élaborait le pacte fédé-ratif qui allait, deux ans plus tard(Congrès de Nantes, 1894), déterminer larupture totale et définitive entre le Partisocialiste politique et l’organisation socia-liste économique, les Bourses se décla-rèrent résolues (déclaration qui n’est pointrestée platonique) à repousser, sousquelque forme qu’elle se déguisât l’ingé-rence dans leur administration des autori-tés gouvernementales et communalesV »V [1 ] .Alors, les Bourses du Travail se mul-

tiplientR : 34 en 1895 avec 606 syndicats,46 en 1896 avec 362 syndicats, 51 en1898 avec 947 syndicats, 57 en 1900avec 1 065 syndicats.Ce qui aida beaucoup à la propagande

des Bourses du Travail, ce fut, sous leministère Dupuy, la fermeture brutale dela Bourse du Travail de Paris et les mul-tiples tracasseries et vexations infligéesaux Bourses du Travail de province.Dans le rapport du Comité fédéral auCongrès de Nîmes, Pelloutier signalaitquelques abus de pouvoir contre lesBourses «V diminution de subvention etmenace de fermeture à LyonV ; blâme sé-vère parce que la Bourse du Travail dePerpignan acquiert pour sa bibliothèqueles œuvres de Benoît Malon. Ce rapportserait interminable, ajoutait-il, s’il fallait

[1] Histoire des Bourses du Travail, p. 76.

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signaler tous les pièges tendus, toutes lesviolences infligées aux BoursesV ». On levoit, de ce côté, les difficultés déjà nemanquaient pas. Depuis, elles n’ont faitque croître et multiplier.Les deux organisations centrales te-

naient leurs Congrès distinctement.Elles avaient aussi une vue bien diffé-rente sur la plupart des questions. Ainsila Fédération des Bourses ne s’occupaitnullement des revendications parlemen-taires, question bien chère à la Fédéra-tion des Syndicats. En revanche, laFédération des Syndicats était avecacharnement contre l’ idée de grève gé-nérale, dont les militants de la Fédéra-tion des Bourses étaient presque touspartisans et dont Pelloutier fut l’ un despremiers et des plus persuasifs apôtres.

Certains se plaisent à rappeler que Pel-loutier connut Briand et qu’ ensemble ilsbataillèrent pour l’ idée de grève géné-rale. En effet, l’ ambitieux avocat deSaint-Nazaire, qui avait eu déjà l’occa-sion de se servir de lui, d’ exploiter sesqualités de polémiste, sut s’ adapter àcette idée de Pelloutier et en deveniraussitôt le plus éloquent propagateur.Mais si Fernand Pelloutier voyait enl’ idée de grève générale ce que nous necessons d’y voir nous-mêmes, syndica-listes révolutionnaires convaincusR : lemoyen d’affranchissement par excellence,le cynique arriviste — il l’ avoua publi-quement plus tard — n’y vit jamais qu’unmoyen avantageux pour lui de combattre

et de ruiner l’ influence duParti Ouvrier Français parmila classe ouvrière.

Dessin de Théophile Alexandre Steinlenpour Le Mirliton n°10, du 9 mars 1894 (hebdomadaire dirigé par Aristide Bruant).

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Fernand Pelloutier dans les milieuxsyndicaux, Aristide Briand dans les mi-lieux politiques des divers partis socia-listes, firent pour cette idée de grèvegénérale une propagande suivie qui por-ta ses fruits, puisque, aujourd’hui même,malgré l’ apostasie de Briand, le mondeouvrier qui s’ enthousiasme encore et quin’ a pas perdu l’ espoir d’une transforma-tion économique, voit dans la grève gé-nérale la première phase, le premier actede la Révolution sociale.C’ est sur la discussion de cette idée

au Congrès de Nantes 1894, sixième etdernier Congrès de la Fédération desSyndicats, que mourut cette organisationplus politique que syndicale.Écoutons M. Léon de Seilhac, qui

n’ est pourtant pas des nôtres :«V La Fédération des Syndicats avait vé-

cu.La jeune Fédération des Bourses sor-

tait de l’ombre et prenait la place de savieille rivale déchue. C’est alors que semanifesta celui qui devait porter la Fédé-ration des Bourses à son apogée et quiréalisa le rêve de l’Union ouvrière par laConfédération Générale du Travail. V »La Fédération des Bourses restait

donc la seule organisation vivante. Il n’yavait plus qu’ elle comme organismecentral des forces ouvrières en France,jusqu’au jour où, à son tour, une autreorganisation centrale essaierait de lasupplanter. Celle-ci devait prendre le

nom de Confédération Générale duTravail, sans l’ être aucunement. Elle nedevait le devenir vraiment que parl’ application statutaire mais tardive desdécisions du Congrès de Toulouse(1897), plusieurs années après, — unefois Pelloutier disparu.

Il n’ est peut-être pas inutile, enpassant, de détruire une légende certainmilitant, beau parleur, ayant longtempsfabriqué des cours sur les idées desautres, se donne, peut-être de bonne foi,comme le père de l’Unité ouvrière. C’ està Pelloutier encore qu’on doit attribuerl’Unité Ouvrière. En effet, sans discoursétudié et sans tableau noir épateur, trèssimplement, Fernand Pelloutier avait sudéfinir la Confédération Générale duTravail :«V A la base, le syndicat, d’où part toute

décisionV ; puis, d’un autre côté, l’Uniondes syndicats du même métier ou des

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métiers similairesV ; les diverses unions sefédérant en un conseil national corpora-tifV ; d’autre part, les syndicats de toutes lesprofessions groupées localement dans lesBourses du Travail, et l’ensemble de cesBourses ou Unions de syndicats diversconstituant la Fédération des Bourses duTravail avec son comité fédéral composédes représentants de ces BoursesV ; ausommetV ; enfin, l’Union du Conseilcorporatif et celui des Bourses du Travail,c’est-à-dire la Confédération Générale duTravail. V »Alors, dira-t-on, pourquoi cette Unité

ne se fit-elle pas plus tôtR ?Elle ne se fit pas plus tôt, parce que la

Fédération des Bourses, jalouse de sonautonomie, fière de son unité, de ses ré-sultats, ne se souciait guère d’absorberune organisation faible, débile, inexis-tante ou de paraître se faire absorber parelle. Elle ne se fit pas, parce que les mi-litants de la Confédération Générale duTravail fantôme étaient des centralistes àoutrance, et, pour la plupart, des parle-mentaires en attente d’ emploi, tandisque la Fédération des Bourses étaitcomposée de délégués de Bourses duTravail qui appartenaient à toutes lesfractions politiques, mais qui étaientnéanmoins absolument d’avis de nes’occuper que de questions écono-miques. C’ est pourquoi les libertairesqui étaient au Comité des Bourses firentassez bon ménage avec leurs camarades

affiliés aux divers partis socialistes. Oùprédomine le souci de la lutte et del’organisation purement syndicales setaisent les haines et les partis-prispolitiques.Enfin, quand la CGT fut unifiée par

ses deux sections actuelles, c’ est que deshommes nouveaux avaient infusé unetactique et des idées nouvelles à laConfédération impuissante d’antan.C’est aussi qu’un accord tacite s’ étaitétabli entre les militants des deux orga-nisations qui, ayant mêmes principesfédéralistes, même mépris de la politiqueet même dédain des influences étran-gères à l’ action ouvrière, devaient fata-lement s’ entendre et s’ unir. Cela avecd’autant plus de facilité que le même es-prit engendrait les mêmes résultats laConfédération maintenant existait. Ellereprésentait réellement quelque chose.Voilà ce qui fit l’Unité Ouvrière.Quant au prétendu père de cette Unité

Ouvrière, je suis fâché de lui déplaire,mais il servit tout juste à encouragerl’ ambition de ceux qui voulaient décon-sidérer, abaisser un peu l’ influence de laFédération des Bourses en lui donnantun rôle secondaire. Si Pelloutier eût étélà, il n’ en eût pas été ainsi. D’ailleurs, jeconnais des personnalités qui, devantlui, seraient peut-être restées dansl’ombre. Je dois reconnaître que ce n’ estpas moi qui pouvais à cette époqueprétendre le remplacer en cette occasion.

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Donc, plutôt que de voir ajourner unefois de plus son génial (! ) projet, leprétendu père de l’Unité Ouvrièreaccepta tout ce que de plus intelligentslui imposèrent comme conditions à laCommission désignée pour élaborer leprojet définitif.C’ est ainsi que la Fédération des

Bourses, devenant Section des Bourses,n’ aurait plus de congrès, mais desimples conférences.C’ est ainsi que le secrétaire de la

Section des Fédérations deviendrait lesecrétaire général de la ConfédérationGénérale du Travail, tandis que lesecrétaire de la Section des Boursesparaîtrait ainsi l’ inférieur du général.Où fut donc le souci de légitime

égalité dans ce soin de hiérarchiser lesfonctionnaires des deux sections quidevaient être les deux moitiés, égalesvaleurs, d’un tout ?On le sent, il y avait chez quelques

militants, en même temps que le besoinde profiter de l’occasion qui seprésentait de sortir de l’ombre cetteConfédération qui voulait vivre ets’ épanouir, un sentiment d’orgueil quiles rendait illogiques et injustes enverscette Fédération des Bourses qu’ ilseussent dû mettre sur un pied d’absolueégalité, égalité qu’ elle a su conquérirdepuis.Quant au titre de secrétaire général, ni

Griffuelhes, ni Jouhaux n’ont fait cas de

façon imbécile et vaniteuse de cettefaute contre l’ égalité.Faut-il le dire, il y eut aussi chez

quelques militants qui élaborèrent lesstatuts de l’Unité Ouvrière, le malinplaisir de rouler dans sa vanité l’or-gueilleux qui les rasa admirablement deses discours sur l’Unité et qui nes’ aperçut même pas combien il étaitjoué. N’espérait-il pas, d’ ailleurs, êtreun jour ce secrétaire généralR ? Nepensait-il pas que cela lui revenait dedroitR ? Et ne devait-il pas, n’ importecomment, mené par les oies, arriver à ceCapitole, d’où la roche Tarpéienne étaitsi procheR ! . . . N’ insistons pas.D’elle-même, j ’ en suis persuadé, la

CGT en l’un de ses Congrès ou l’ une deses conférences prochaines, effacera deson histoire ces bêtises hiérarchiques qui

Victor Griffuelhes (Dessin: A. Delannoy)

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ne s’harmonisent guère avec sesprincipes d’ égalité. Peut-être même celasera-t-il l’occasion de proclamer unesorte d’anonymat des fonctionnairesconfédéraux. Peut-être décidera-t-on quesecrétaires, trésoriers et adjoints ontégale utilité et n’ont d’ importance quepar la CGT, et, en conséquence,proclamera-t-on que tout ce qui sera fait,tout ce qui émanera de l’ un ou de toussera également signé le Bureauconfédéral. Une seule chose est àrevendiquer par les membres du Bureau,c’ est la responsabilité quand il y a desrisques de perdre sa liberté au derecevoir des coups. Mais le Bureau toutentier y doit avoir aussi sa part. Voilàl’ égalité que nous vaudront les petitesfautes commises lors de la constitutionde la CGT.C’est ainsi, j ’ en suis certain, que

Pelloutier eût compris l’Unité Ouvrière,l’ eût acceptée, l’ eût défendue, si commenous il l’ avait vue possible et utilecomme il est indéniable qu’ elle l’ estaujourd’hui.A moins d’ être ignorant, aveugle ou

de mauvaise foi, qui donc pourrait direque la section des Bourses est diminuéedans la Confédération ?J’ose dire que la section des Bourses

est, pour longtemps encore, indispen-sable à la Confédération !Au point de vue syndical présent, elle

com-pense par son esprit fédéraliste, la

centralisation obligatoire de certainesfédérations, en lutte constante avec unpatronat organisé.La vouloir dissoudre serait insensé

elle renaîtrait d’ elle-même tant elles’ impose !Tout cela semble nous éloigner de la

personnalité de Pelloutier. Pourtant,c’ est au contraire pour arriver à dire quePelloutier se serait réjoui de voir lasection des Bourses remplissant son rôled’organisation, d’ éducation et d’ actioncomme il l’ avait souhaité.Je sais que la section des Bourses a

des détracteurs. Je sais qu’ il en estmême — oh ! de très rares ! — quiréclament sa suppression. Mais cela n’aaucune importance. Pelloutier n’ eut-ilpas des détracteurs ?.. . Il eut même desinsulteurs. Néanmoins, la Fédération desBourses vécut et prospéra comme lasection des Bourses vit et prospère par etpour la Confédération, malgré sesdétracteurs.D’ailleurs, nous pourrions démontrer

que si ce ne sont plus les mêmeshommes qui s’ acharnent après une telleœuvre, ce sont les mêmes pauvres idées,le même esprit rétrograde ou le mêmetriste parti-pris politique qui s’ étalent.Cet homme constamment souffrant

possédait un vrai tempérament de com-batR ; ce qu’ il croyait utile au mouvement,il le disait, il le faisait, sans craindre lescriailleries et les calomnies.

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Chose curieuse, les hommes qui l’ontle plus attaqué ont généralement fait unedrôle de fin.Les premiers secrétaires de la

Confédération, Lagailse et Copigneaux,furent les plus acharnés de ses adver-saires. Au comité d’action de la Verrerieouvrière, il batailla âprement contre lesbateleurs et les profiteurs du coopéra-tisme. Mais il n’ est pas de polémiquequi l’ ait plus affecté que celle quis’ engagea vers la fin de sa vie autour deson acceptation d’une place d’ enquêteurà l’Office du Travail.Retraçons à grands traits ces diverses

polémiques.Je pourrais citer textuellement les dis-

cussions passionnées, méchantes, ducongrès de Rennes. Ce serait peut-êtretrop long. Abréger à ma fantaisie, paraî-trait suspect. Empruntons, voulez-vous,au livre d’un bourgeois le résumé desdiscussions entre Pelloutier et Lagailse.Voici ce que déclare Léon deSeilhacR [1 ] R :«V Le congrès confédéral de Rennes,

qui succéda immédiatement au congrèsdes Bourses, débuta par un rapportviolent et rempli d’acrimonie dusecrétaire général de la Confédération,M. Lagailse, contre le secrétaire généralde la Fédération des Bourses, M. V Pellou-

tier, et les autres membres du comité decette Fédération.Ceux-là étaient nettement traités

d’anarchistesV ; M. Lagailse leur reprochait— non sans raison — leur mépris del’action politique.“R Plus d’un organisateur de syndicat,

écrivait-il dans son rapport, en arrive ànier l’ action politique, ne pensant pasque, si son avis prédominait, le pro-létariat resterait désarmé devant lecapitalisme maître du pouvoir, SUR LECHAMP DE BATAILLE OU ILIMPORTE LE PLUS DE VAINCRE,car c’ est là qu’ il conquerra son émanci-pation. R ”C’était la lutte ouverte entre les

socialistes de la Confédération et lesanarchistes de la Fédération. Cette lutte nedevait prendre fin que par l’entréevictorieuse des anarchistes des Bourses auComité confédéral. Cela ne devait pastarder. Déjà, M. Delesalle, collaborateuraux Temps Nouveaux de Jean Grave,avait réussi à se faire nommer secrétairegénéral adjoint de la Confédération.Pelloutier, au dire de M. Lagailse,

aurait redouté l’accaparement de toutesles organisations cotisantes par laConfédération et vu dans ce fait un gravedanger polir son traitement. Si toutes cesorganisations étaient acceptées isolémentpar la Confédération et y passaient avecarmes et bagages, la Fédération desBourses n’avait plus de raison d’exister et

[1] Les Congrès ouvriers, par Léon deSeilhac, pp. 86 et 87.

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les gros émoluments du secrétaire (100francs par mois) ne pourraient être payés.

Les séances de la Confédération neréunissaient que trois ou quatre membres.“R Voyez cette GUEUSERIE, dit M. V Lagailse.Voyant qu’on n’avait pu se faireMAITRE dans la place, les délégués dela Fédération des Bourses ne viennentplus aux séances du Comité confédéral. R ”Et, à la suite, M. Lagailse adresse à

Pelloutier les aménités les plus choisies.“R Citoyen Pelloutier, vous avez menti ! . . .Depuis le jour où toutes vos saletés ontété mises à découvert, vous auriez dûvous terrer ! . . . R ” R »

Les saletés dont il s’ agit dans labouche d’un Lagailse, on se doute cequ’ elles purent être de la part dePelloutier. En tout cas, Pelloutier ne seterra jamais. On sait ce qu’ il fut ; on saitce qu’ il devint.On n’en pourrait pas dire autant de ce

fameux Lagailse, employé de chemin defer aux bons appointements, qui setrouvait toujours en délégation pour lesyndicat, qui se trouvait dans tous lescongrès avec des permissions régulièresjamais contestées, qui fut ouvertementsecrétaire de la CGT fœtus. Mais ceLagailse disparut subitement et complè-tement en 1898, au lendemain de l’ essaide grève générale des chemins de fer,soupçonné unanimement d’avoir étél’ homme qui informa le Ministre del’ Intérieur du lancement de l’ordre degrève et de la clef des adresses.Pourtant, personne ne put absolumentprouver que Lagailse fut le traître quivendit ses frères. Guérard, lui-même,alors réputé révolutionnaire, ne pronon-ça jamais son nom ; pourtant. . .Enfin, l’ histoire du syndicalisme de la

fin du siècle dernier et du commen-cement de celui-ci nous dira peut-être lavérité là-dessus.Copigneaux succéda à Lagailse, dont

il était l’ adjoint, comme secrétaire de laConfédération.De celui-là, employé de la Ville, on

n’ entend plus parler. Mais on sait quels

Paul Delesalle

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gages de modération, de sagesse, ildonna à ses patrons et quelles saletés ildéversa sur les révolutionnaires de laBourse du Travail. Il fut comme lapréface de l’œuvre de Lajarrige. MaisPelloutier était mort au moment où cepersonnage commença à prendre l’ im-portance néfaste qui lui valut de monteren grade dans la hiérarchie des employésde M. de Selves. N’en parlons plus.

*LA VERRERIEOUVRIÈRE

C’est lors de la fondation de laVerrerie ouvrière que j ’ ai commencé àfréquenter Pelloutier. Comme repré-sentant d’une petite coopérative duquartier où j ’ habite, je fis partie ducomité d’ initiative et ensuite du comitéd’action de la Verrerie ouvrière d’Albi.Que de souvenirs plutôt douloureux il

y aurait à rappeler sur elle et sur soncomité d’action !Ayant lu plusieurs articles de Pellou-

tier, je lui vouai de suite une sympathieréelle, qui devint une amitié solidequand j ’ eus le bonheur de le mieuxconnaître et de l’ apprécier.Un soir, j ’ arrivai assez tard, vers les

10 heures, au comité d’action. Dès l’ en-trée, j ’ eus l’ impression que la discussionétait chaude.

— Enfin, demandait Pelloutier aucitoyen Hamelin, vous avez bien écrit àAlbi : «V Surveillez nos anarchistes, noussurveillons les nôtresV ».— Oui, répondit cyniquement ce

politicien.. .— Eh bien, m’écriai-je à la face de

mon confrère Hamelin, que je neconnaissais que depuis ma participationà la même œuvre, dans ce cas, vous êtesun mouchard !Alors, jouant l’ indignation, suppliant

qu’on le retienne — pour qu’ il ne me tuepas sans doute — il s’ avança vers moitout rouge : Ah ! répète-le ? répète-le ?Et je répétai : «V Si mouchard te vexe, tu

as fait œuvre de policier !. . . V »

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Là-dessus, mêlée générale. Monconfrère Hamelin, qui voulait me frap-per, n’y réussit pas et, peut-être par moi,peut-être par d’autres, il fut bousculé ets’ en fut s’ asseoir sur les genoux de notreconfrère Mangeot.Pendant ce temps, je reçus un sérieux

coup de poing d’un ami d’Hamelin, uncostaud, qui tint pendant un temps assezcourt sa place dans le Parti et dans laCoopération, d’où il s’ est retiré aprèsfortune faite, dit-on.Ce vaillant qui, pendant qu’on me sé-

parait d’Hamelin, avait appliqué sansdanger un môle coup de poing sur mapauvre face de militant chétif mais har-gneux, s’ appelait le citoyen Raymond.Physiquement, c’ est tout ce que j ’ ai

souffert pour mon ami Pelloutier. Aumoral, j ’ eus souvent l’ atroce tourmentde le voir d’ abord manquant de tout, ruedes Deux-Ponts, et plus tard couché,presque mourant, sous les arbres desBruyères-de-Sèvres. Il y était soigné parle dévouement admirable de sa com-pagne, secondé dans ses travaux par sonfrère Maurice, entouré de l’ affection im-puissante d’amis qui, comme moi, nepouvaient rien ou qui, comme GeorgesSorel, ne pouvaient qu’ intercéder au-près de leurs amis plus puissants.C’ est Georges Sorel, en effet, qui

essaya de tirer Pelloutier du grosembarras où l’ avait mis la déconfituredu Journal du Peuple, où, tous les

collaborateurs ne furent pas régulière-ment Payés.. . et pour cause : la chute dece journal était procheR ! . . . Mais le bou-langer présentait et représentait sa note.. .Et ce n’ était pas les appointements deson frère, employé à l’Hôtel-de-Ville,ayant des charges de famille, qui pou-vaient y suffire.Il faut avoir vu et connu la situation

— fièrement cachée — de Pelloutier,dans les dernières années de sa vie, ilfaut l’ avoir vu travailler à la traductionde rapports techniques en anglais, touten se soignant ; il faut l’ avoir vu rédiger,composer, corriger et expédier à l’ im-primerie son Ouvrier des Deux-Mondes,pour savoir quel courage stoïque étaitcelui de ce militant, qui n’ aurait euqu’un mot à dire, une démarche à faire,pour obtenir aisance et tranquillité.Mais si Pelloutier avait jadis fréquen-

té la sinistre crapule de Saint-Nazaire, ilen était vraiment le contre-piedR ; inca-pable de la moindre bassesse, incapablede s’ approprier le travail et le mérite desautres, incapable de déguiser ses haineset de démentir ses convictions.Bien méchante également fut l’ accu-

sation, bien coupable le soupçon portécontre Pelloutier au congrès de Paris, en1900, pour lui le dernier des congrès,celui auquel il voulait absolument assis-ter. Ah ! ceux qui se rappellent Pelloutierà la tribune de la salle Bondy, se défen-dant contre les insinuations venues de

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différents côtés et dont ceux qui les por-tèrent à la discussion ne furent pas lesplus coupables, doivent réfléchir sur lavaleur des calomnies lancées aujourd’huiencore contre d’autres militants !Il faut l’ avoir vu, ce moribond au

front large, aux yeux humides sous lesverres du binocle, brillant de fièvre, ar-rêté à chaque pas par l’ essoufflement, àchaque mot par la toux, ne pouvant direà voix basse plus de quatre paroles sansabsorber le morceau de glace que je luipréparais pour retarder l’ hémorragie re-doutée.Les militants qui assistaient à ce

congrès de 1900 savent dans quel si-lence d’anxiété, de pitié, de curiosité etd’ admiration nous écoutions ce pauvreami, se défendant une dernière foiscontre des adversaires qui ne lui pardon-naient pas de rester le même et d’ enmourir.Laissons le compte rendu de ce

congrès des Bourses de 1900 (pp. 87 à91 ) nous donner une juste idée de cettediscussion. On verra ainsi quel hommeétait Pelloutier et comment, vivant de lavie ouvrière, il avait au moins le droit decroire qu’on ne devait pas suspecter savie, mettre en doute sa conviction, soup-çonner sa sincérité.«V LYON. — Je désirerais dire quelques

mots concernant là situation du secrétairefédéral, qu’il vaudrait mieux éclaircir toutde suite. Les deux questions sont liées. Si

nous sommes réunis aujourd’hui, c’estpour avoir des renseignements précis. Onnous a dit, à Lyon, que le secrétaire fédé-ral appartenait à l’Office du Travail, qu’ilavait 1 800 francs, et on m’a donnémandat de dire que les deux situationsétaient incompatibles, qu’il fallait que lesecrétaire de la Fédération des Boursespossède ses coudées absolument francheset qu’il ne pouvait appartenir à aucuneadministration, à part le travail qu’ilpourrait faire ailleurs, de comptabilité ettoute autre chose. Lyon prétend que les si-tuations ne peuvent pas aller ensemble.

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Nous ne sommes pas très bien renseignéssur le travail du secrétaire fédéral, et voicice que j’ai dit quand la question a été po-sée. Le secrétaire fédéral touche 100francs par mois du Comité fédéral, qui nepeuvent pas le faire vivre, et alors le se-crétaire de la Fédération des Boursespourra-t-il vivre en s’arrangeant d’unautre côtéV ? On m’a réponduV : si le secré-taire fédéral n’est pas assez payé, qu’iltrouve une situation de 1 V 800 francsailleurs et on pourra trouver pour le Co-mité fédéral un autre camarade à Paris,qui pourra, par demi-journée et pour1 V 200 francs, faire le travail du secrétairefédéral (Protestations.)On a dit à Lyon qu’on voulait savoir ce

qui se passait, car on est très grincheuxsur ces questions. Je ne parle pas contre lesecrétaire fédéral, c’est une question deprincipe purement et simplement au pointde vue fédéralV ; il s’agirait d’un autre quelui, la question serait la même.Je vous prierai de nous donner les ren-

seignements que nous n’avons pas et quenous devons nous donner réciproquement.Nous ne discutons pas de parti prisV ; j’es-time qu’entre militants nous n’avons pas àfaire de discours, mais nous avons à nousdire franchement ce que nous savons.Lorsque nous avons créé des Syndicats aupoint de vue politique, faisant de l’actioncontre le gouvernement, contre les capita-listes, nous nous sommes méfiés justementde ceux qui sont entrés dans nos rangs. . .

(je laisse la situation du secrétaire fédéralde côté) pour faire des rapports à diffé-rents gouvernements. A Lyon, nous avonsun procès sur le dos de 84 syndicats, assi-gnés par un employé de la Bourse quenous avons chassé il y a trois ans.En somme, on a jeté un peu la suspi-

cion à Lyon sur le secrétaire fédéral, jeme suis élevé contre cette tendance,connaissant les opinions philosophiquesdu secrétaire fédéral. Personnellement,j’ai confiance en lui, mais malgré cela onm’a dit : “R Nous te donnons pour missiond’avoir dei renseignements et d’ indiquernotre manière de voir. R ” A Lyon, noussommes payés pour être méfiants, il n’y apas un endroit où les syndicats soient tanttraqués par la police et où on ait eu tantde reproches à faire même à des mili-tants. Le Comité exécutif de Lyon m’a ditjeudi dernierV : “R Dis au secrétaire fédéralqu’ il faut qu’ il choisisse entre les deuxsituations, car autrement, à Lyon, celapourrait diviser les syndicats. Il fautqu’ il trouve un moyen de rester à la Fé-dération des Bourses — vous voyezqu’on n’ est pas contre lui — et s’ iltrouve un autre travail à côté pour par-faire son salaire, qu’ il le prenne, maisqu’ il ne reste pas à l’Office du Travailqui paraît être un service trop gouverne-mental. R ”Maintenant, le secrétaire fédéral nous

fournira les renseignements dont nousavons besoin. . . Je dois dire que malheu-

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reusement ce sont même des collègues deParis qui ont montré le plus d’acrimoniecontre le secrétaire fédéral que je défen-dais.Lorsqu’on a un camarade qui, au point

de vue politique n’est pas de votre opinion,il ne s’agit pas de déblatérer contre lui,c’est ce qu’entre militants nous devrionséviter. Nous devons nous soutenir entrenous et ne pas dire du mal les uns desautres, surtout quand nous nous connais-sons et que nous appartenons à la mêmelocalité ! (Applaudissements.)Je considère, ainsi que tous les cama-

rades de Lyon, qu’à quelque école poli-tique que nous appartenions, lorsque noussommes dans le domaine économique,nous luttons tous pour l’affranchissementhumain et nous devons rester unis. MaisLyon, sur la question que j’ai indiquée, semontre très strict et désire des explicationssur la situation du camarade Pelloutier.NÎME — Il faudrait envisager cette ques-tion avec le plus d’indépendance pos-sible. . . Lyon nous a dit quelque chose quinous fait un peu deviner d’où peut prove-nir sa proposition, quand il a dit : ce sontdes camarades de Paris qui justementétaient à Lyon, qui nous ont mis-au cou-rant de ce qui se passait. Rien que celadoit nous faire à peu près comprendre cedont il s’agit.Ensuite, on reproche au camarade Pel-

loutier d’avoir accepté une autre fonction,mais le Comité fédéral des Bourses du

Travail n’avait qu’à assurer à son secré-taire de quoi vivre et alors il aurait eu ledroit de lui reprocher d’avoir pris une telleplace. (Applaudissements, bruit.)LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL —En prenant la

parole, je déclare tout de suite que je n’en-tends pas me placer sur le terrain de l’in-dulgence, comme vient de le faire lecamarade de Nîmes. Je donnerai la preuvequ’à aucun point de vue, ni par le genre detravail auquel je suis astreint à l’Office duTravail, ni par mon indépendance, qui estassez connue, je n’ai manqué à aucun demes devoirs de révolutionnaire, en accep-tant cette situation.Je commence par expliquer ce que c’est

que l’Office du Travail, car on paraitl’ignorer totalementV ; j’avoue que moi-même avant d’y être, je ne savais pas tropce que c’étaitV ; aujourd’hui, je le saismieux, et je vais vous l’expliquer.A l’Office du Travail on n’est pas em-

ployé du Ministère du Commerce, on estenquêteur temporaire, c’est-à-dire quevous êtes chargé d’une mission et quevotre nomination par le Ministre doit êtrerenouvelée tous les trois mois, de sorte quetous les trois mois l’on peut dire au Direc-teur de l’Office du TravailV : Vous vouspasserez des services de monsieur un tel,et il est évident que le jour où le ministèreactuel sera changé, le ministre suivantréalisera la crainte que j’indique.Quel est le but de l’Office du TravailV ?

C’est d’abord d’éditer un Bulletin de l’Of-

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fice. . . Il est tendancieux, nous sommesd’accord, et n’a pas pour but d’être utileaux organisations ouvrières, bien qu’il aitcette prétention, mais, en définitive, au-cune appréciation politique, aucune théo-rie n’y est émise, il n’y a que des chiffreset des renseignements statistiques ; c’est untravail que nous pourrions faire, nous,tout aussi bien que l’Office du Travail,que nous aurions dû même faire depuislongtemps.En second lieu, l’Office du Travail a

pour mission de publier chaque année unvolume intitulé Statistique des grèves etdes recours à l’ arbitrage pendant l’ an-née V ; cette statistique des grèves, ce sont leschiffres qui concernent les grèves, à sa-voir le nombre d’ouvriers grévistes, etc. ,plus les procès-verbaux des comités d’ar-bitrage qui ont eu lieu devant le juge depaix, à la demande soit des ouvriers, soitdes patrons.Enfin, le troisième but de l’Office du

Travail, c’est de publier des monographiesd’associations ouvrières, et toutes lesBourses du Travail, je crois, sont en pos-session du premier volume qui a parul’année dernière, intituléV : Les Associa-tions ouvrières, dans lequel figurent lamonographie des Travailleurs du Livre etquelques autres. Cet ouvrage doit êtrecontinué et c’est surtout à lui que je suisoccupé ainsi qu’a la statistique des grèves.En tout cas, vous constatez tout de suite

que le genre de travail que je suis chargé

de faire ne peut soulever aucune dé-fiance de la part des organisations ou-vrière, c’ est le même exactement quecelui que j ’ ai fait pour moi pendantquelques années, et que je viens de pu-blier sous le titre : La Vie ouvrière, pasautre chose, c’ est du document pur.Maintenant, je suis entré à l’Office du

Travail dans des circonstances bien mal-heureuses pour moiV ; l’année dernière,j’étais atteint d’une hémorragie. J’étaiscouché et presque mourant. C’est alorsqu’un ami commun, Georges Sorel, le pu-bliciste bien connu, alla trouver Jaurès etlui dit : Ne pourriez-vous pas trouver unesituation à PelloutierV ?. . . Le Journal duPeuple venait de tomber, j’étais sans si-tuation, très gravement maladeV ; il fallaitme tirer d’embarras. Jaurès alla trouverMillerand et on me donna cette placed’enquêteur, place nouvelle, car à l’Officedu Travail, légalement, il ne peut, y avoirque deux enquêteurs permanents, lesautres ne sont que temporaires.Je le répète, vous voyez que la situation

que j’occupe dans cet Office du Travailne peut soulever aucune suspicion.J’ajoute que je ne croyais pas que mes

opinions, qui sont connues, et les servicesque j’ai rendus et que je suis prêt à rendre,puissent permettre le moindre soupçon,sauf à ceux qui, depuis des années, m’onttoujours combattu, parce que j’ai, autantque possible, cherché à maintenir toujoursla Fédération sur le terrain économique.

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Je croyais qu’après avoir donné lespreuves que j’ai données, on ne soulève-rait pas de questions contre moi. . . Remar-quez qu’il y a, au Comité fédéral, descamarades appartenant à toutes lesécoles, allemanistes, blanquistes. . . Je metrompe : il n’y a plus de guesdistes, et c’estpeut-être à eux que faisait allusion tout àl’heure le camarade de Lyon. . .LYON. —Non, ce ne sont pas eux.LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL. — Eh bienV !

les blanquistes n’ont jamais fait lamoindre observation, cependant, ils nesont pas suspects de ministérialisme. Ilsauraient été les premiers, s’ils avaientcru que cette situation fût dangereuse, àme prier de me retirer, comme secrétairede la FédérationV ; ils ne l’ont pas fait.Depuis que je suis à cet Office, j’ai four-ni la preuve que je suis resté, non pasantiministériel, car je suis anarchiste,mais antigouvernemental, comme je l’ aitoujours été V ; le rapport et l’ordre dujour contre le projet de loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats profession-nels, c’est moi qui en suis l’auteurV ; demême pour la résolution adoptée contrele projet Guieysse sur les retraites ou-vrières. Je combattrai encore demaintoutes propositions émanées du gouver-nement qui me paraîtront entraîner lestravailleurs sur la voie du parlementa-risme.Je demande donc au congrès de me

continuer sa confiance, non pas seulement

d’une façon vague, mais en disant que lepassé que j’ai garanti l’avenir et quejusqu’à ce que j’aie failli — car touthomme peut faillir — la Fédération memaintient sa confiance. (Applaudisse-ments.)LYON. — Ce que je retiens, c’est que

vous n’êtes pas permanent. . .LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL. — Les enquê-

teurs de l’Office n’ont même pas de bu-reau.LYON. — Les renseignements que nous

avions étaient faux.LE SECRÉTAIRE FÉDÉRAL. — J’ajoute

quelque-mots. C’est que ma nomination aparu pendant que j’étais encore malade.Je ne l’ai connue que trois semaines aprèsqu’elle était signée. J’ai seulement vu unefois le citoyen Millerand pour le remer-cier. Mais je répète que nous n’avons pasde bureau au ministère.PARIS. — Je suis à Paris délégué de la

Bourse de CarcassonneV ; Carcassonnem’avait demandé d’aller chercher des vo-lumes pour sa bibliothèque au ministèreV ;j’ai demandé le secrétaire fédéral, on m’aréponduV : “R Nous ne le connaissons pas,nous ne l’ avons jamais vu.. . R ” Cela ex-plique sa situation.LYON. — Devant les explications du se-

crétaire fédéral, je retire ma déclaration.LE PRÉSIDENT. — La discussion est

close, dans ces conditions.LE MANS. — Il me semble que le secré-

taire du Comité fédéral se trouve dans la

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même situation qu’un secrétaire généralde Bourse du Travail, c’est-à-dire quetous ses actes, toutes les opérations qu’ildoit assurer auprès des organisations qu’ilreprésente, doivent être contrôlés par tousles délégués des Bourses du Travail quiforment ce Conseil fédéral, comme leConseil d’administration d’une Bourse duTravail contrôle tous les actes du secré-taire général.Or, je demande s’il y a des Bourses du

Travail qui, par l’intermédiaire de leursdélégués, aient transmis des plaintesconcernant les nouvelles fonctions — sion peut appeler cela fonctions — dusecrétaire fédéral.PARIS. —Non.LE MANS. — Je regrette donc qu’une

discussion ait été soulevée à l’instigationde citoyens qui ne sont peut-être même pasattachés à une Bourse du Travail et qui,dans certains milieux, en province, ontprésenté la situation du secrétaire fédéralsous un jour qui n’est pas le vrai. (Ap-plaudissements.)CLERMONT. — Étant données les

explications fournies par le secrétairefédéral sur la question pressante de notrecamarade de Lyon, et la déclaration decelui-ci qu’il se trouve satisfait, jedemande que le Congrès vote desfélicitations au secrétaire et lui maintiennesa confiance. (Approbation.)LE PRÉSIDENT. — J’ai reçu l’ordre du

jour suivant :

“R Le Congrès, après avoir entendu lesdéclarations du secrétaire fédéral, luimaintient sa confiance et déclare que lasituation qu’ il occupe à l’Office du Tra-vail n’ est pas incompatible avec sesfonctions de secrétaire fédéral. R ”ALBI. — Je me rallie à la proposition

de Clermont.NÎMES. — En principe, dans nos

Congrès, nous ne devons pas nous donnerles uns aux autres de l’eau béniteV ; je suiscontre tout vote de félicitations. A la suitede la question posée par le camarade deLyon, le secrétaire fédéral nous a fait desdéclarationsV ; nous devons nous déclarersatisfaitsV ; c’est le plus beau vote deconfiance que nous puissions lui adresser.(Approbation.)

*PELLOUTIERÉCRIVAIN

Je ne m’explique pas qu’aucun ca-marade disposant de loisirs, ayant l’ ha-bitude de fouiller dans les bibliothèques,ne soit attaché à rechercher par quel la-borieux effort de pensée Pelloutierréussit à se dégager du radicalisme, puisdu socialisme politique, pour arriver ausocialisme économique, au syndicalisme.Il y a là une belle étude pour ceux de noscamarades intellectuels qui veulent serendre utiles. Suivre l’ évolution de la

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pensée de Pelloulier et montrer la partqu’ il prit à l’ action ouvrière, seraitmontrer un côté important du mouve-ment des idées dans les dix dernièresannées du siècle passé.Ce n’ est pas cette étude que je veux

aborder ici. Je n’ ai pas le temps defouiller dans les journaux de l’ époque etde rechercher tous les articles écrits parnotre ami. Je suis donc obligé de m’entenir à ses deux livres et aux brochuresque j ’ ai eu le bonheur de conserver.Le premier livre de Fernand Pelloutier,

le seul qu’ il eut vraiment la joie de voirimprimer, fut la Vie ouvrière en France,écrit en collaboration avec son frère Mau-rice. Il contient une masse de documents

sur la situation des ouvriers français del’ époque salaires, conditions d’ existence,longueur de la journée de travail, exploi-tation des femmes et des enfants. Œuvrenon pas de, statistique pure, mais encored’ explication, de recherche des causes.Les deux frères y travaillaient depuis1893. Le livre parut en 1900R : cependant,on peut trouver dans la collection del’Ouvrier des Deux Mondes (1 er février1807-juillet 1899) une première rédactiondes principaux chapitres du livre.Il y a plus de dix ans que le travail a

été publiéR ; s’ il avait vécu, Pelloutiern’ aurait pas manqué de tenir ces rensei-gnements à jour. Mais tel quel, l’ouvrageest précieux. En dix ans, la condition des

Le travail des fillettes 1896 (Dessin Jules Grandjouan)

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ouvriers n’ a pas tellement changé et c’ estavec profit que l’on relira aujourd’hui ceque notre ami écrivait sur la mortalitéprofessionnelle, sur le renchérissementde l’ alimentation, des loyers, sur laréduction des heures de travail.Quant à l’Histoire des Bourses du Tra-

vail, parue après sa mort, elle est encorede beaucoup la meilleure histoire des ef-forts de la classe ouvrière depuis laCommune pour se donner une organisa-tion autonome, pour se forger des armeset des organisations capables d’opposerà la concentration des forces patronalesla concentration des travailleurs.Un autre ouvrage de Pelloutier reste à

publier, c’ est le recueil des études impor-tante qu’ il écrivit de droite et de gauchedans de revues, dans des journaux.D’après les projets de son frère Mau-

rice, ce nouveau livre posthume auraitcompris notamment des chapitres sur leslois ouvrières, sur la guerre, l’ unionlibre, l’ art, la grève générale, etc. Onvoit que c’ aurait été de véritables « mé-langes d’histoire et de critique sociale »,titre sous lequel ce livre devait paraître.Il n’ est pas encore paru. Paraîtra-t-il

bientôt ? Nous le souhaitons vivement.Je me souviens aussi que Pelloutier

m’avait dit posséder sur certains hommespolitiques, dont il pressentait l’ évolution,des dossiers particuliers qui ne seraientpoint sans actualité, j ’ en suis sûr. Briandavait-il le sienR ? Je ne sais. En tout cas,

Pelloutier, sur la fin de ses jours, avaitsenti le gaillard.En 1894, avec H. Girard, il publiait

une brochureR : Qu’est-ce que la grève gé-néraleV ? En 1895, il donnait aux TempsNouveaux une remarquable série d’ ar-ticles. En juin 1895, il produisait, aucongrès de Nîmes de la Fédération desBourses, deux rapports, dont l’ un, tout enaffirmant les théories libertaires, professeque le succès de la Révolution nécessitetemporairement la concentration desforces ouvrières.En 1896, l’Art social publie de lui deux

brochuresR : l’Art et la Révolte et l’Organi-sation corporative et l’Anarchie.C’ est en 1897, enfin, qu’ il fonde l’Ou-

vrier des Deux Mondes, revue mensuelled’ économie sociale, qui devait devenir,après le congrès de Toulouse (septembre1897), l’organe de la Fédération desBourses, et disparaître en juillet 1899,malgré ses efforts tenaces. L’Ouvrier desDeux Mondes est, sans contredit, le pèrede notre Vie Ouvrière et si nous avonsconnu moins de difficultés, cela tient,sans aucun doute à ce que Pelloutier avaitindiqué, voilà, dix ans, ce que devait êtreune revue pour les militants ouvriers et àce que, aussi, le mouvement syndicaliste,dont Pelloutier n’ a connu que les peinesdu défrichement, a fait du chemin depuis.Monatte ne me contredira pas, lui qui achoisi cette phrase de la Lettre aux anar-chistes de Pelloutier comme devise de la

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Vie Ouvrière R : «V Nous voulons poursuivreplus activement, plus méthodiquement etplus obstinément que jamais l’œuvre d’ad-ministration morale, administrative ettechnique nécessaire pour rendre viableune société d’hommes libres. V »

*Pelloutier était d’une souche bour-

geoise, il était un intellectuel. Mais dequelle espèce rare d’ intellectuelsR ! Sapensée, son amour de la justice,l’ avaient conduit dans les rangs dupeupleR ; il en a vécu toute la vie doulou-reuseR : il s’ est fait naturaliser prolétaireR ;il est devenu ouvrier, prenant le compos-teur pour composer l’Ouvrier des DeuxMondes. S’ il se mêla aux travailleurs, cene fut ni pour les conduire, ni pour lesdiriger, mais pour lutter avec eux àl’ émancipation commune.Cependant, sans prétention, Pelloutier

fit profiter les autres de son savoir. S’ ilavait goût d’ écrire, s’ il avait coquetteriede forme, élégance de style, ce ne fut ja-mais pour dire des insignifiances ou par-ler de choses inutiles. Toujours sa plumefut servante fidèle de sa pensée, commecelle-ci l’ était de ses idées et de sesconvictions.Rien des idées essentielles de Pelloutier

n’ est à rejeter aujourd’hui. Au contraire,on les comprend de mieux en mieux et,dans certaines grandes fédérations à tac-tique révolutionnaire, comme celles du

Bâtiment et des Métaux, on tend de plusen plus à les mettre en pratique.Il n’y a, pour s’ en convaincre, qu’à lire

les magnifiques Annuaires du Bâtiment(celui de 1910 et celui de 1911 ). Il n’y aqu’à suivre le travail colossal de docu-mentation du camarade Merrheim sur lesmanœuvres patronales, sur les bénéficesde nos maîtres. Tout ce qu’on peut regret-ter, c’ est que Pelloutier ne soit plus là pourpoursuivre et amplifier un tel travail.Pelloutier est resté la bête noire des

guesdistesR ; qui ne lui pardonnent pasd’avoir travaillé avec succès à rendre l’or-ganisation syndicale indépendante despartis politiques et d’ avoir montré auxanarchistes qu’ ils pouvaient garder leursaspirations et participer à l’œuvre dessyndicats :«V Nous voulons que toute la fonction so-

ciale se réduise à la satisfaction de nos be-soinsV ; l’union corporative le veut aussi, c’estson but, et, de plus, elle s’affranchit de lacroyance en la nécessité des gouvernementsV ;nous voulons l’entente libre des hommesV ;l’union corporative (elle le discerne mieuxchaque jour) ne peut être qu’à condition debannir de son sein toute autorité et toutecontrainteV ; nous voulons que l’émancipationdu peuple soit l’œuvre du peuple lui-mêmeV ;l’union corporative le veut encore ; de plusen plus, on y sent la nécessité, on y éprouvele besoin de gérer soi-même ses intérêtsV ; legoût de l’indépendance et l’appétit de la ré!volte y germentV ; on y rêve des ateliers

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libres, où l’autorité aurait fait place ausentiment personnel du devoirV ; on y émet,sur le rôle des travailleurs dans une socié-té harmonique, des indications d’une lar-geur d’esprit étonnante et fournies par lestravailleurs mêmes. Bref, les ouvriers,après s’être crus si longtemps condamnésau rôle d’outil, veulent devenir des intelli-gences pour être en même temps les inven-teurs et les créateurs de leurs œuvres.Qu’ils élargissent donc le champ

d’étude ouvert ainsi devant eux. Que,comprenant qu’ils ont entre leurs mainstoute la vie sociale, ils s’habituent à nepuiser qu’en eux l’obligation du devoir, àdétester et briser toute autorité étrangère.C’est leur rôle, c’est aussi le but de l’anar-chie !V »Détester et briser toute autorité étran-

gère, ne vouloir ni être commandé nicommander, avoir souci de sa dignitépersonnelle et faire peu de cas des fla-gorneurs intéressés du peuple et desconseillers ignorants, prétentieux et né-fastes de la classe ouvrière, c’ est à quoinous nous appliquons. Si l’ouvrier,quelque jour, est dupe de quelqu’un,c’ est qu’ il ne nous aura pas entendu oune nous aura pas compris et qu’ il seraencore tombé sous l’ influence de gensqui ne sont moralement ni matérielle-ment de sa classe.Assez longtemps, le peuple fut l’ ins-

trument des révolutions politiques ouiservirent à d’autres qu’à lui-même. S’ il

veut ne plus l’ être, qu’ il lise et qu’ ilconnaisse l’œuvre de Pelloutier, ce tra-vailleur acharné, ce militant désintéres-sé. Il y puisera du réconfort et de la foidans les destinées de la classe ouvrière.Certes, les gens que gène une propa-

gande comme celle de Fernand Pellou-tier parmi les masses ouvrièrespenseront que ce précurseur est un deces morts qu’ il faut qu’on tue. Mais nousn’aurons pas de peine à le faire vivre enimitant sa vie, en continuant son œuvre.N’est-ce pas le plus bel hommage quenous puissions rendre à sa mémoireR ?N’est-ce pas le plus ému souvenir d’ ad-miration que nous puissions donner àson oeuvre ?

Georges YVETOT

Georges Yvetot (Dessin: A Delannoy)

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« R La magnifique étude de Georges Yvetot que nous publions

ici a déjà paru dans la Vie Ouvrière. . . oui dans la VO, du temps

où, loin d’être l’organe d’un parti politique, elle défendait, au

contraire, courageusement l’anarchisme syndicaliste. Mais cela

se passait en mai 1911. . . R »

C’est ainsi que la Revue Anarchiste présentait, dans son

numéro 30 de décembre 1924, ce texte de Georges Yvetot, qui

succéda à Pelloutier au secrétariat des Bourses du Travail.

PARTAGE NOIR - 2020

La Revue anarchiste, 1924 - n°30

Fernand Pelloutier