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LE PAYSAGE : UN ART ANClEN ET MODERNE POIESIS ET CONTEMPLATION par Raffaele Milani Gn pourrait aborder la question du paysage en tant qu'art a partir de considérations d'actualité concemant l'agonie de la nature et ses dra- matiques mutations. Gn entend beaucoup parler aujourd'hui de la sau- vegarde de la terre, du contraste inquiétant entre techno-sphere et biosphere, de la répartition des espaces pour I'exploitation des ressour- ces, de la possibilité d'harmoniser le développement et la conserva- tion, de I'opposition entre compétition et coopération. Cependant le soutien et la protection de l' environnement ne feront pas l' objet des ré- flexions qui suivent. Il s'agira de la découverte ou, plus exactement, de l'invention du paysage. C'est ainsi que nous pouvons, des son appari- tion dans les catégories de la pensée et du goilt aux XVIIIe et XIxe sie- eles, entrevoir la possibilité d'un art du paysage. C'est au xvrn e sieele que nous notons, pour la premiere fois, la prise de conscience d'une situation culturelle nouvelle : la naissance du paysage cornrne idéal artistique et esthétique. Le modele de I'époque des Lumieres puis celui du courant romantique, ou celui qui en dérive, sont a I'origine de toute notre réflexion, que ce soit sur le passé ou sur le futuro Expression de la plasticité du monde environnant, des beautés naturelles et artistiques, depuis les modeles de la tradition jusqu'a ceux du moder- nisme, de I'action et de la perception, le paysage émerge dans notre ana- lyse dans un rayonnement disciplinaire, dans un jeu changeant d'inter- prétations, de lectures et de solutions techniques, tel un cristal aux reflets multicolores. Aujourd'hui tout le monde s'accorde sur la nécessité d'insister sur la valeur incontestable, historique et humaine, du paysage. Parallelement, beaucoup d'auteurs considerent ce terme cornrne prati- UN ART ANClEN ET MODERNE 29 quement en opposition avec d'autres termes, cornrne ter- ritoire ou milieu, a cause de son irnrnense connotation perceptive, senti- mentale, représentative, créative, évocatrice. Différents aspects de la civilisation et du savoir s'y confrontent : le mythe, l'identité des lieux, leur conservation, leur destruction, leur éventuelle restauration. Dans cette optique, le paysage est a la fois un art et une catégorie de la pensée et de l'activité humaine, dessinant une architecture complexe de l'activité et de l'imagination. C'est a partir du theme du dédoublement et de l'énigme, que nait la variété de perceptions et de sentiments qui est a la base de ces observa- tions, pour laisser entrevoir a I'esprit les images de ce qui apparait réel, représenté, symbolique. C'est un theme qui avait déja été évoqué par Leopardi : Pour l'homme sensible et imaginatif qui vit comme j'ai longtemps vé- cu, sans cesser de sentir et d'imaginer, le monde et ses objets sont en quelque sorte doubles. Lorsque ses yeux voient une tour, un paysage, lorsque ses oreilles entendent le son d'une cloche, il yerra en meme temps, en imagination, une autre tour, un autre paysage, il entendra une autre cloche, un autre son. C'est dans cette seconde catégorie d'objets que réside toute la beauté, I'agrément des choses. Triste est la vie - si cornmune cependant - qui ne voit, n'entend, ne pen;:oit que de simples objets, ceux-Ia dont seuls les yeux, les oreilles et les autres sens re<;:oi- vent l'impression ; mais c·est la vie la plus commune 1 . Une deuxieme image apparait alors, capable d'ouvrir des horizons plus amples, plus profonds. Au cours des siecles, surtout au xxe sieele, l'aspect du territoire et la représentation du paysage ont beaucoup changé. Con observe de grands changements en relation avec les pro- fondes mutations de la sensibilité et de la connaissance. Mutations dans la culture et dans I'histoire, dans les images du symbole et de la critique, dans les valeurs de la tradition et de l'évolution. La théorie et l' expérience se sont fondues a l' époque des transformations et des mé- moires. Cependant, c'est toujours cette deuxieme image qui s'affirme dans un dessein de vérité. Dans les merveilles du jardin comme paysage et du paysage com-

paysage et modernité

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  • LE PAYSAGE : UN ART ANClEN ET MODERNE POIESIS ET CONTEMPLATION

    par Raffaele Milani

    Gn pourrait aborder la question du paysage en tant qu'art a partir de considrations d'actualit concemant l'agonie de la nature et ses dramatiques mutations. Gn entend beaucoup parler aujourd'hui de la sauvegarde de la terre, du contraste inquitant entre techno-sphere et biosphere, de la rpartition des espaces pour I'exploitation des ressources, de la possibilit d'harmoniser le dveloppement et la conservation, de I'opposition entre comptition et coopration. Cependant le soutien et la protection de l'environnement ne feront pas l'objet des rflexions qui suivent. Il s'agira de la dcouverte ou, plus exactement, de l'invention du paysage. C'est ainsi que nous pouvons, des son apparition dans les catgories de la pense et du goilt aux XVIIIe et XIxe sieeles, entrevoir la possibilit d'un art du paysage.

    C'est au xvrne sieele que nous notons, pour la premiere fois, la prise de conscience d'une situation culturelle nouvelle : la naissance du paysage cornrne idal artistique et esthtique. Le modele de I'poque des Lumieres puis celui du courant romantique, ou celui qui en drive, sont a I'origine de toute notre rflexion, que ce soit sur le pass ou sur le futuro Expression de la plasticit du monde environnant, des beauts naturelles et artistiques, depuis les modeles de la tradition jusqu'a ceux du modernisme, de I'action et de la perception, le paysage merge dans notre analyse dans un rayonnement disciplinaire, dans un jeu changeant d'interprtations, de lectures et de solutions techniques, tel un cristal aux reflets multicolores. Aujourd'hui tout le monde s'accorde sur la ncessit d'insister sur la valeur incontestable, historique et humaine, du paysage. Parallelement, beaucoup d'auteurs considerent ce terme cornrne prati-

    UN ART ANClEN ET MODERNE 29

    quement irrempla~able, en opposition avec d'autres termes, cornrne territoire ou milieu, a cause de son irnrnense connotation perceptive, sentimentale, reprsentative, crative, vocatrice.

    Diffrents aspects de la civilisation et du savoir s'y confrontent : le mythe, l'identit des lieux, leur conservation, leur destruction, leur ventuelle restauration. Dans cette optique, le paysage est a la fois un art et une catgorie de la pense et de l'activit humaine, dessinant une architecture complexe de l'activit et de l'imagination.

    C'est a partir du theme du ddoublement et de l'nigme, que nait la varit de perceptions et de sentiments qui est a la base de ces observations, pour laisser entrevoir a I'esprit les images de ce qui apparait rel, reprsent, symbolique. C'est un theme qui avait dja t voqu par Leopardi :

    Pour l'homme sensible et imaginatif qui vit comme j'ai longtemps vcu, sans cesser de sentir et d'imaginer, le monde et ses objets sont en quelque sorte doubles. Lorsque ses yeux voient une tour, un paysage, lorsque ses oreilles entendent le son d'une cloche, il yerra en meme temps, en imagination, une autre tour, un autre paysage, il entendra une autre cloche, un autre son. C'est dans cette seconde catgorie d'objets que rside toute la beaut, I'agrment des choses. Triste est la vie - si cornmune cependant - qui ne voit, n'entend, ne pen;:oit que de simples objets, ceux-Ia dont seuls les yeux, les oreilles et les autres sens re

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    me jardin, selon l'expression de Rosario Assunto2, l'hornme a redessin les formes de la ralit environnante pour faire naitre une image et une exprience de cohsion sociale. Au-dela de la polmique qui oppose la technique et la nature, apparait une catgorie dynamique, polyphonique et transculturelle. De 1'lnde antique a la Grece classique, et ainsi de suite jusqu'au XVIIIe siecle quand le paysage devient idal esthtique , la contemplation et le travail de la terre donnent lieu a une reprsentation unique. La thorie et l'exprience se sont fondues dans le processus des transformations et des mmoires.

    Ethos affectif

    Ce dont il faut prendre conscience, c'est que le paysage existe en soi, avant et apres l'criture, indpendarnment aussi de sa reprsentation. De meme, il faut comprendre que le paysage n'est pas seulement une question modeme, mais ancienne et modeme a la fois.

    Le paysage, dfini ici comme un art, entend valoriser les formes dans lesquelles s'exprime la nature en tant que telle. C'est un point de vue diffrent de celui qu'adopte Kenneth Clark a propos du paysage

    3 reprsent . Dans la perspective de cette tude, le probleme du paysa

    ge ne provient pas de la transfiguration artistique, le paysage dans la peinture, mais se situe sur le plan du travail de l'hornme (poiesis) et ainsi de la vision, de l'imagination et de la contemplation. 11 s'agit de comprendre le paysage Cornme catgorie esthtique dans le domaine de la sensibilit humaine, sous le signe de la ralit, de la valeur, du symbole, claire par la manifestation multiple des choses qui nous en

    tourent et par leur transfiguration dans l'art et dans la littrature. Grike a un rseau d'impressions, de sentiments et de jugements, l'exprience des formes s'offre cornme un certain projet de connaissance. La catgorie esthtique vise a rvler la structure meme des objets et des phnomenes, en se situant entre l'intention humaine et la nature intime du monde. Dans ce parcours, la vrit de la beaut du paysage naturel et du paysage construit est apprhende prcisment dans l'optique d'un art qui est le rsultat du travail, du sentiment et de l'imaginaire. 11 nous

    UN ART ANClEN ET MDERNE

    est facile de comprendre la signification et la valeur du paysage en tant que catgorie esthtique tout au long du processus de la civilisation4 .

    C'est un gofit qui volue au cours des siecles et qui s'organise, dans le domaine de la sensibilit humaine, a partir de rflexions complexes a propos de la multiplicit des manifestations de la nature. Le paysage exprime d'habitude a la fois une image qui dessine des formes, une raction sentimentale et une exigence d'abstraction. 11 s'agit d'une catgorie de l'objet et du sujet. Gnralement on parle d'un art du paysage quand ce demier est con~u et per~u dans l'optique du regard pictural, de la vue, de la thatralisation de la nature, des suggestions visuelles. Mais, si nous voulons l'envisager vritablement comme un art originel qui appartient a notre pass mythologique, un art qui prexiste a la reproduction dans l'art figuratif, il nous apparait alors bien plus largement et profondment uni a un ensemble d'aspects qui situent l'homme entre la nature, l'histoire et le mythe. Ce demier sera par la suite un instrument particulierement important pour comprendre et transmettre le mystere, l'inexplicable, l'invisible. Dans cette perspective, les objets naturels, meme s'ils semblent indpendants d'un travail de production de l'homme, peuvent aussi appartenir a l'expression de l'art sur la base de la valorisation que l'homme lui-meme, de fa~on plus intentionnelle, assigne a l'exprience esthtique du monde.

    L'art du paysage est donc un ensemble de formes et de donnes perceptives, un produit de l'activit et de l'imagination. L'homme modele les territoires par la culture, amliore l'amnagement des lieux, soigne la ralisation des jardins, poursuit le reve de sites non contamins par sa prsence, fournit ou invente des images du monde, labore un univers d'impressions. 11 reprsente ces donnes selon sa perception pour les traduire dans la reconnaissance des formes, puis dans leur vocation, jusqu'a en laborer une interprtation vivante et une annulation cathartique5. .

    Le paysage, dans son statut morphologique, ne possede ni canons ni techniques ; ce n'est pas une activit, mais il s'emploie a rvler des formes en relation avec l'intervention matrielle et irnmatrielle de l'hornrne. Nous y retrouvons une fusion entre l'esprit et la matiere. Pour citer Dufrenne, nous pourrions dire, par exemple, qu'un certain coin de

  • nigme

    paysage peut etre considr comme une reuvre d'art dans le sens d'une rflexion sur la nature naturans et sur la nature naturata6; car les lieux sont des objets a la fois culturels et naturels, relations de donnes objectives et crations de l'hornme, ayant cornme finalit un change entre le naturel et l'artificiel. L'hornme, en imitant la nature, agit en tant que nature naturante, grike au gnie de celle-ci que les hornmes ont intriorise. Dans cette acception et dans cette direction du gOllt, on peut ainsi affirmer que l'art et la catgorie esthtique sont ici corrlatifs.

    ,

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    33UN ART ANClEN ET MDERNE

    noplatoniciennes, et dans la thorie d'un Caros, quand ce dernier parle des images de la vie terrestre pour une ame, celle de l'artiste, purifie par l'lment suprasensible de la beaut naturelle. Les images d'une vision de la nature si leve sont d~'Ofr~es afin de parvenir a un art de la vie terrestre (Erdenlebendkunst) 10. Le paysage; . au moment ou il exprime, selon une interprtation romantique, l'irnmen \ sit absolue, semble etre une nigme, car il nous met en prsence d'une \ ~anit, d'une distance et en meme temps d'une proximit, d'une ..J fusion ; il nous fait prouver un sentiment que nous pourrions qualifier d'inhumain ou de surhumain. Ainsi sornmes-nous pousss du visible vers l'invisible, du matriel au spirituel, parce que tous les paysages v~ne extase visionnaire et p';'~e que nous, contemplateurs, nous cherchons a nous garer parmi les domaines de la perception et de la se~ , sation. Turner, cornme l'a dclar John Ruskin ll , a t le seul a savoir \ rendre dans sa peinture cette extase visionnaire qui brise les formes ~ une coule de couleurs et de tonalits. La dimension concrete de toute la donne matrielle devient comme une onde IDlIsicale gui faj disparaltre les lments objectifs dans leur a arence reconnaissable et les fait reapp re ans une extase du regard . On voit Turner clbrer l'encffiiliLemem el 1 lVIesse de I'tat onginel qui provient de la vision du monde. Turner, seIon Ruskin, parvient a l'idal naturaliste fond sur l~ principe de l'imagination associative, de la relation entre sensations et lois du cosmos. L'reuvre de Turner, d'apres Ruskin, accede a la vrit d cel, de l'eau, de la terre, de la vgtation. Mais le regard, ce regard provenant de l' nigme de la distance et de la proximit, appartient a une tradition ancienne, cornme on vient de le voir.

    Pour les Grecs, la Nature dominait, tel un immense etre humain vivant et intelligent, selon une explication vitaliste et animiste. lIs la concevaient comme un miracle, comme une magie. lIs vivaient dans un monde symbolique. Jusqu'au Roman de la Rose, la nature continue a etre magique. Ce sont les Grecs qui, d'abord, nous ont duqus a ce jeu de l'admiration pour le monde environnant. II s'agissait d'un regard allant de haut en bas, contrairement a l' ascese chrtienne. C'tait un regard horizontal, capable d'embrasser aussi bien le dtail que l'infini. On se rfere ici au th1itre, au theatron, au verbe theastai,

    -,_.~..... ,,~.---""'--'- """-~" ' .,

    Raffaele MILANI32

    procher le paysage signifie donc saisir par les sens ce que la alit nous dvoile ou rvele par l'intermdiaire des images de la chose

    elle-meme. Dans une acception phnomnologique de notre sujet, ous pensons a certaines rflexions de Merleau-Ponty7, de Dufrenne8\

    e Straus9 , et nous pouvons affirmer que toute perception est en meme temps une projection sur la chose per~ue. Percevoir est une maniere de se projeter sur une certaine ralit, de la synthtiser et de la reprsenter dans l'espace et dans le temps. Toute perception est, par consquent, intentionnelle et fondatrice. Dans l'exprience esthtique, le paysage devient un art, grace a l'extension et a l'intensification de l' acte intentionnel.

    Dans l'reuvre littraire ou picturale, nous trouvons plutat, au sujet de la beaut du paysage rel, 1'illusion de matrialiser la ralit intime de l'objet. Entre l'impression de l'observateur et l'expression de l'artiste, il existe un registre de changements qui concerne la morphologie, la structure gographique et la sphere motive. Il s'agit d'un processus d'incorporation et d'introjection qui correspond a un change entre le sujet et l'objet, entre l'intriorit et l'extriorit. Drer (1471-1528), artiste dont le gnie se situe au dbut de la valorisation esthtique moderne du paysage, disait que l'art vritable se cache dans la nature et que seul celui qui russit a l'en extraire le possede vraiment. C'est la une considration qui sera interprte diffrernment, surtout aux xvme et XIXe siecles, dans la vision par exemple d'un Goethe avec ses rminiscences

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    ----'\'''. . ..-.__.(~r, contemIJ~~ Sur la base de cette considration, l'on peut dplacf t'"atkItion des actes humains vers les faits naturels et affirmer que ce qui se passe dans la tragdie, en un certain paralllisme, nous le retrouvons dans la contemplation de la nature. Nous pouvons remarquer une source psychologique identique : la catharsis. Schopenhauer a delar : Cornme la nature est esthtique ! , en faisant ensuite un parallele gnial avec la musique. Une belle vue devait en substance se considrer comme une catharsis de l'esprit , cornme la musique l'tait pour l'ame, pour Aristote12. Ainsi, l'on voit l'hornme vivre a l'abri de tout danger, habilement djou ; ce n'est pas une victime, mais il regarde de fa~on dtache, loin des malheurs humains, et des catastrophes naturelles : ruptions, inondations, tempetes ... Il se libere

    ---des vnements et s'leve au-dessus de la simple peur. Depuis les origines du tragique et du sublime, jusqu'a leur ultime

    volution, le principe de la mise a distance est repris dans un concept esthtique. D'Aristote a Lucrece, jusqu'a David Hume, du Pseudo Longin a Kant, l'hornme assiste, en spectateur mu, au drame de la vie

    ___ et de la nature. La nature peut des lors nous apparatre comme un vritable spectacle qui exige une participation vivante ou attentive, cornme un hiroglyphe d'interprtation difficile, une criture code, une nigme aux proportions gigantesques. Il en merge une vritable rhtorique

    . de 1'ineffable , pour reprendre une expression de Stafot5fris~-'-'-"'-"'7~ Avec l'volution des arts et de la pense de ces trois derniers sie

    eles, grace aussi a la relecture des auteurs de l'Antiquit, la nature peut s'accorder au paysage, comme idal d'une spontanit perdue ; entre l'un et l'autre, il y a un jeu de transferts continus par le biais de ces stratgies du gout reprsentes par les catgories esthtiques du pittoresque, du sublime, du beau, du retour du gothique, de la grace... Face a la nature libre, face a la multitude de ses facettes (de l'arbre au torrent, du champ de tournesols a l'tendue des collines), en dfinitive devant sa ph.l!.i0nomie spirit}}.elle correspondant a la garnme de nos sensations les plus intimes, nous sornmes convaincus qu'il existe quelque chose au-dela de ce panorama tendu et si riche en lments diffrents. Ce quelque chose, dans notre conscience, revet une configuration totale qui nous enveloppe et nous pnetre, tel un flux ininter-

    UN ART ANClEN ET MODERNE

    rompu d'motions et de sensations, comme un rayonnement sentimental. Ce quelque chose est le paysage. Il est davantage que la sornme de ses parties, des diffrents fragments de notre regard disperss au fil du temps de la sensibilit, davantage que l'attraction des processus psychiques : c'est l'ame d'un enchanement infini de formes. Il se dveloppe dans 1'histoire, mais aussi chez l'hornme, par des effets spatiotemporels unis dans le rythme des lignes et des surfaces que 1'hornme sait composer cornme par instinct.

    Visions

    ~sage est une forme spw1l.lSillJqui unit vision et cratiVit~ parce que chaque regard cre un paysage idal dans notre esprit. ~~ primitifs, les Anciens, tous ceux qui nous ont prcds, ont transform notre capacit de voir et de sentir a partir d'une prise de conscience commune : I}Ran!~ip!ion1l..1a vie du lU.OIlde. Il s'agit d'un processus ps),---. chique unificateur de l'exprience esthtique, quelque chose qui apparat \

    ,--tout de suite, aussi bien cornme exprience sensorielle que cornme exp-I rience intrieure. Sirnmel14 a dnornm cette tonalit spirituelle gnrale,

    Stimmung du paysage, laquelle, bien que consonante a la sensibilit de ~ ~ poque, semble etre a la fois ancienne et moderne. En effet, le pay~ sage est une invention moderne. Pour parvenir a la comprhension de cette tonalit complexe, profonde, irnmdiate, il faut entrer en cornmu

    nion avec le paysage a la fois rel et idal, et non pas seulement avec le paysage reprsent dans la peinture et dans d'autres techniques visuelles. Depuis toujours, nous admirons la beaut du cosmos et la beaut de sa reprsentation ; ceci sans nier l'importance de la rvolution optique qui peut comporter, cornme le prvoyaitAssunto, la lgitimit d'une critique du paysage, paralleIe a la critique d'art. Dans cette perspective, l'hom

    me, l'observateur, devient artiste, a partir du moment ou il con~oit la nature dans un dessein de contemplation et d'imagination. Nous pou

    vons comprendre tout cela a partir de Sirnmel : Le paysage est la nature qui se rvele esthtiquement . La nature-en tant qu'infinie relation entre les choses, volution des formes, se manifeste esthtiquement dans le

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    paysage, bien avant toute expression artistique, a travers une sorte de rvlation. C'est une ide partage par de nombreux philosophes qui ont examin la question au XXe siec1e.

    Comme on vient de le voir, un seul acte de la sensibilit et de la vision unit profondment paysage naturel et paysage artistique. Il intervient cornme instinct et non pas seulement cornme intuition. Cassirer, analysant la perception esthtique du paysage, avait soulign le charme qu'il exerce sur nous et qui nous introduit dans un nouveau royaume, non plus celui des choses existantes, mais celui des formes vivantes . L'homme, une fois abandonne la ralit immdiate des choses, grace a un brusque changement spirituel, se transforme en artiste vivant au rythme des formes spatiales, lumineuses et chromatiques l5 . De cette fafon, la dcouverte esthtique du paysage prcede l'expression picturale et potique. C'est grace a cette dcouverte que, cornme l'a expliqu

    l6Assunto , on transforme en objet esthtique ce qui n'tait auparavant qu'une chose naturelle. La constitution du paysage naturel en objet esthtique est l'reuvre de l'hornme et de son histoire. C'est l'hornme qui transforme le paysage en lui attribuant une valeur esthtique. De la meme fafon, ce que nous pouvons appeler l'art du paysage est l'reuvre de l'homme, ou bien une image, un reve de l'hornme. C'est pour ces raisons qu'il faut refuser toute altration morphologique du paysage : en effet, c'est une mutilation irrparable de la nature devenue objet esthtique. Car chaque paysage renvoie a une mmoire mythologique, historique, culturelle. De meme, toute blessure, dans ses valeurs formelles, implique une modification du lieu. Dtruire un paysage revient a dtruire tout ce qui a t dit sur lui par la posie, et tout ce qui a t fait pour lui par la culture, 1'art et la civilisation.

    Dans la rencontre entre l'reil physique et l'image mentale, avec l'ventuelle adaptation du paysage a l'idal de l'art figuratif, nous dcouvrons, au cours des derniers siec1es, les plaisirs du promeneur dot d'un gofit pour le pittoresque, ou sous l'effet du sublime. C'est un parcours qui arrive, meme dfigur,jusqu'a nous. Toutefois les racines sont anciennes. La contemplation libre de toute la nature, a partir de la Grece antique, est le domaine de la philosophie, mais au fil du temps cette totalit, lie au concept de cosmos, s'estompe. Le paysage se

    . UN ART ANClEN ET MODERNE

    spare de la thorie du cosmos et, dans la reprsentation mentale de l'homme, la nature est perfue a travers celui-ci, dans sa reproduction artistique. C'est une perte sous le signe du dchirement et du regret qui a color de nombreuses potiques romantiques.

    Le paysage, a partir de ce moment-la, est vcu comme substitut ou invention de la nature dont la beaut, expression d'un art du visible et de l'invisible, se fragmente en une varit de dterminations esthtiques dont l'volution est imprvisible.

    Les formes reconnaissables d'un paysage rvelent des pages d'une longue histoire, de la tradition ala modernit, en un profil esthtique, entre l' art de la cration humaine, la qualit de la contemplation, le statut morphologique de la nature. Nous sentons alors que le paysage est moderne et ancien ala fois. Paysage et culture composent une relation insparable. Les techniques et les connaissances forment le systeme des savoirs traditionnels, dans lequel et pour lequel vit cette nostalgie du Paradis dont parlait Mircea Eliade17 , dans le sens d'un retour archtypique vers le centre symbolique du monde, afin que I'hornme y trouve place. Le paysage serait alors transfr dans une ontologie et une thologie du jardin origine!. Cependant, ce n'est pas tant dans l'aura du jardin des dbuts que dans le signe de la mmoire et du mythe que nous pouvons analyser notre sujet. En tenant compte de l'intentionnalit et de la poiesis, nous voulons atteindre le sentiment qui suscite notre motion premiere.

    Quelle est done l'origine du sentiment du paysage, et ou pouvonsnous le trouver ? Nous pouvons dire qu'il vit aux racines de la pense antique, ala lumiere de la mmoire cornme enchantement de la posie et du mythe.

    Mmoire

    Qu'est-ce que la mmoire d'un paysage ? C'est une condition affective de l' ame humaine au moment ou elle se dcide a vouloir transmettre des cognitions dtermines comme s'il s'agissait de secrets c1airs par la crativit et l'motion. Conserver voudra donc dire

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    passer a travers un stade de bouleversement, une exprience meme de profondes souffrances, cornme le dsarroi procur par I'industrialisation sauvage, par la dgradation des villes et des campagnes. La mmoire n'est pas une rptition, mais un ethos affectif qui s'leve comme un cri dans le marasme. De cette fa~on, sur ces voies de la nostalgie,on s'empare du souvenir, de sa valeur intrinseque et de son abandon : qu'est-ce qui a t oubli, effac dans les lieux du temps et de I'histoire, et dans quelle Proportion ?

    La mmoire est la capacit de conserver des informations dtermines en les rflchissant dans un ensemble de fonctions psychiques, a l'aide desquelles elle est en mesure de ressusciter des impressions ou des faits du pass. Mais c'est surtout l'aura du pass qui vit dans les beauts de la mmoire, qu'elle soit paisible ou tourmente. Ce n'est pas un itinraire de bonheur, mais une aura de puissance, d'motion, de tmoignage. Pour les Grecs, Mnmosyne, Mere de toutes les Muses, ramene les hornmes aux Gestes , a la posie ; elle les reprsente comme des hros. Le poete est possd par la mmoire, il s'inspire des temps lointains, de l'age des origines, des mysteres de l'au-dela. La posie est identifie avec la mmoire et fait de celle-ci un savoir et une science, une sophia : versifier, pour Homere, c'est se rappeler. La mmoire apparaJI cornme un don initiatique. Elle tait source d 'irnmortalit chez les pythagoriciens. De cette maniere, la mmoire erre entre le champ de la cosmologie et celui de I'eschatologie, entre les signes de l'histoire et ceux de son loignement. Meme l'image du paysage se situe entre le temps de l'histoire et l'idal d'un temps absolu. Notre gout esthtique et notre imagination nous restituent I'art du paysage, entre lieux et reprsentation des Iieux. La raison, la sensibilit, l'imagination sont les SOurces joyeuses d'une rflexion esthtique possible.

    L'univers des catgories esthtiques, le patrimoine des motions et des sensations, la production d'images cres par analogie a travers l'ducation esthtique constituent les canons d'une esthtique du paysage. Nous observons qu'une multiplicit de potiques volue au sein d'une thorie complexe. Quel est le degr de mmoire du jardin et du paysage ? Naturellement ils doivent etre vus ensemble. Leur mmoire est une mmoire de la beaut et de la grace.

    UN ART ANClEN ET MDERNE 39

    Nous pouvons comprendre comment I'artifice ou I'illusion des jardins peut s 'unir a un sentiment authentique de la nature. La vrit, meme quand elle semble loin de la falsification, parait toujours lie a une ruse de l'imagination.

    Sous le signe de la mmoire et du mythe apparaissent la poiesis et le sentiment. On pourrait dire, cornme le soutient Fran~ois Jullien1B , que le motif de la posie grco-Iatine est domin par le pathos et la phantasia, par un monde symbolique, par l'ide de vision et de reprsentation (Homere, Platon, Aristote, Virgile, Horace, Quintilien...). Le poete grec, dans son vocation des choses, ne peut manquer de se retrouver au niveau de l'expression et des figures (celui de la lexis). On passe ainsi de I'image cornme reprsentation mentale (phantasia) a l'image cornme expression linguistique d'une analogie (ou de se mettre sous les yeux du poete visualisant la scene) ... C'est la maniere ancienne de faire tableau , une maniere de duplication dont parle Leopardi.

    Le paysage est histoire, culture, transformation. Mais anthropologie et ontologie aiment a se conjuguer. On pourrait envisager le paysage comme une articulation des modalits de la vision et de la production, de la thorie et de I'activit humaine qui, aux sources de la pense occidentale, rvele sa voix la plus authentique dans I'tonnement. Posie et philosophie se fondent en un seul et unique chant des origines et de la mmoire. En ce sens, nous apprhendons le paysage cornme une catgorie esthtique, a la fois universelle et subjective, une constance de structures et d'aspects a partir d'expriences multiples le long d'un parcours de changements.

    Dans le cours de Heidegger sur la question de la vrit, donn a Fribourg pendant l'hiver 1937-1938, le penseur allemand rflchit sur l'ide d'tonnement19 Ce sujet sera repris successivement a plusieurs reprises. L'tonnement exprime la ncessit de la pense des origines. Dans ces pages de Heidegger, la ncessit qui est nonce dtermine (bestimmt) l'homme en le dterminant motionnellement (durchstimmt). L'hornme se situe au milieu d'unjeu entre l'espace et le temps, se sentant partie prenante d'une tonalit motive fondamentale.

    Les penseurs grecs cornmencent par I'tonnement (das Er-staunen ; to thaumazein), qui caractrise la maniere mythique de raliser une ex

  • 40 Raffaele MILANI

    prience en y voyant une forme particuliere d'exprience vcue, irrationnelle habite par la crainte (aidas) et la grace (charis). Ce n'est qu'ainsi, de I'exprience de l'enchantement et de la mmoire, de l'tonnement dans un parcours entre technique et nature, que nous pouvons comprendre ce que disait Hraclite : La nature aime ase cacher .

    Le regard originel dans l'acte de l'merveillement, susceptible de contenir philosophie et posie (l'art en gnral) peut nous aider, comme le suggrait Rosario Assunto, aenvisager une rfiexion sur la pense antrieure comme pense uitrieure, en convertissant l'Antiquit en avemr.

    NOTES

    I Giacomo LEOPARDI, Zibaldone, trad. Bertrand Schefer, Allia, 2004, p. 2015. 2 Rosario ASSUNTO, II Paesaggio e l'estetica [1973], Novecento, Palenne,

    1994. 3 Kenneth CLARK, Landscape into Art [1949], 2me d. J. Murray, 1976

    (trad. frse, L'Art du paysage, G. Monfort, Saint Pierre de Saleme, 1988). 4 Sur le sentiment de la nature chez les Anciens, voir Dario DEL CORNO,

    L'Uomo e la natura nel mondo greco, dans L'Uomo antico e la natura, sous la direction de R. UGLIONE, d. Celid, Turin, 1997, p. 93-104. Au sujet de la nature habite par les hommes et les dieux de l'Antiquit, voir Emst RobertCURTIUS, La Littrature europenne et le Moyen Age latin, PUF, 1956, p. 211 et passim.

    5 Voir Arthur SCHOPENHAUER, Die Welt als Wille und Vorstellung, 2me dition, F. A. Brockhaus, Leipzig, 1844 ; Le Monde comme volont et comme reprsentation, traduction d'A. Burdeau revue par R. Roos, PUF, 1966 (Supplments).

    6 Mikel DUFRENNE, Arte e natura , dans Mikel DUFRENNE et Dino FORMAGGIO, Trattato di estetica, Mondadori, Milan, 1981,2 volumes, p. 25-48.

    7 Maurice MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception, Gallimard, 1945.

    8 Mikel DUFRENNE, op. cit. 9 Erwin STRAUS, Vom Sinne der Sinne. Ein Beitrag zur Grundlegung der

    Psychologie, Springer, Berlin, 1956/2 (trad.frse : Du Sens des sens, J. Millon, Grenoble, 1989).

    10 Carl Gustav CARUS, Neuf Lettres sur la peinture de paysage, trad. frse, Klincksieck, 1988.

    11 John RUSKIN, Modern Painters, repris dans The Work of John Ruskin,

    41 UN ART ANClEN ET MODERNE

    d. tablie par E. T. Cook et A. Wedderbum, Library Edition, Londres, 19031912 (trad.frse: Les Peintres modernes, H. Laurens, 1914).

    12 Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme volont et comme reprsenta

    tion, op. cit.13 Jean STAROBINSKI, Paysages orients dans II Paesaggio. Dalla per

    cez alla diserizione, dition de Renzo Zorzi, Marsilio, Venise, 1999. ione

    14 Georg SIMMEL, Philosophie der Landschaft [1912-1913], traduction fran,;aise : Philosophie du paysage dans La Tragdie de la culture et autres es

    sais,Payot-Rivages, 1988. 15 Emst CASSIRER, An Essay on Man (trad. frse : Essai sur l'homme, Mi

    nuit, 1975). 16 Rosario ASSUNTO, II Paesaggio e l'estetica, op. cit. 17 Mirca ELIADE, Trait d'histoire des religions, Payot,1948, 10. 18 Fran,;ois JULLlEN, Le Dtour et l'acces. Stratgies du sens en Chine, en

    Grece, Grasset, 1995. 19 Martin HEIDEGGER, Grundfragen der Philosophie. Ausgewiihlte Pro

    bleme der Logik , Klostennann, Frankfurt am Main, 1984.

  • COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    par Augustin Berque

    Le sentiment, par le got,jait la beaut Chose obscure avant qu'on la dise

    Xie Lingyun

    Monde, Univers et paysage

    Ayant expos sa conception de l'Etre et du Monde - son ontocosmologie, l'une allant avec l'autre -, Platon tennine le Time sur ces mots :

    El mainlenanl dclarons que nous avons atteinl le lenne de nolre discours (ton logon hemin) sur le TOUI (peri tou Pantos). Ayanl admis en lui-meme lous les elreS vivanls mortels el immortels el entierement rempli de la sorte, Vivanl visible qui enveloppe (periechon) lous les vivanls visibles, Dieu sensible fonn ala ressemblance du Dieu intelligible, tres grand, tres bon, tres beau el tres accompli (megistos kai aristos kallistos te kai teletatos) , le Monde (ho Kosmos) est n : c'est le Ciel, qui esl un (heis Ouranos) el seul de sa race (monogenes)l.

    Ainsi le Monde est-il cens possd.e1':-~Ae.r qualts concevables ; il est suprememen singulier : un et seul de sa race .

    Tel n'est pas l'Univers de la modernit. Symboliquement depuis la rvolution copernicienne, et factuellement depuis l'instauration, au xvne siecle, du paradigme dualiste de la science moderne, celui-ci est dpourvu de qualits. Il est objectal, gomtrique, mcanique, purement quantitatif, et pour cette raison justement universel : c'est 1'Uni vers ! Qui n'est pas rapport anotre discours mais alui-meme, et dont

    43COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    les cosmologues ne sauraient affirmer qu'il est un et seul de sa race ; eertains avancent meme de bonnes raisons de croire qu'il ne 1'est pas.

    S'il est facile de sehmatiser ainsi 1'opposition entre monde ptolmen et monde copernicien - pour reprendre les expressions de Joachim Ritter2 -, autrement dit entre vision du monde traditionnelle et vision du monde moderne, ill'est beaueoup moins de comprendre quel len ce changement peut avoir eu avec l'apparition de la notion de paysage en Europe, a l'aube des Temps Modernes. La these de Ritter est que le paysage aurait combl, par l'esthtique, le manque ontologique entrain par le dualsme et par la pure quantitativit de l'Univers moderne. n aurait maintenu l'unit ce que, par ailleurs, la scienee divisait : le u t o la vrit. Plausible voire vidente apremiere vue, eette these est en ralit grossicrement anachronique ; en effet, les dbuts de la reprsentation du paysage dans la peinture europenne sont antrieurs de plus d'un siecle ala publication du De Revolutionis orbium caelestium (1543), et de plus de deux au fameux Eppur, si muove de Galile (1633), lui-meme apeu pres contemporain du Discours de la mthode de Descartes (1637). A tout le moins, il s'impose donc d'examiner plus attentivement le rapport entr~ l'onto

    cosmologie moderne et la naissance du paysage en Europe. '.\ ~\

    "~ ~~t "1' I'v"-\;\J

    Paysage et prservation du sensible

    Modemit , eomme on le sait, peut s'entendre de diverses manieres, certaines contredisant les autres. le m'en tiens pour ma part a une dfinition qui le directement cette notion 11 la rvolution scienti

    fique du xvue siecle, laquelle a instaur ce qu'on p~t appeler le paradigme occidental moderneclassique ( POMC ). Celui-ci suppose d'Une pan, onrntogiquemem, te-~en, e'est-a-dire la dichotomie entre sujet (le monde intrieur de la res cogitans) et objet (le monde extrieur de la res extensa) ; et d'autre part, cOSmOlOgiQUe0 ment, l'espace et le temps absolus postuls par Newton dans ses Philosophiae naturalis prircipia'nthematica (1687). Pour ce qui nous con cerne ici le plus directement, le POMC a instaur le principe d'un

  • 44 Augustin BERQUE

    espace homogene, isotrope et infini ; l'espace purement quantitatif des coordonnes cartsiennes, qui est par essence tranger a l'espace du monde sensible que nous percevons dans le paysage. En effet, le paysage livre tout au contraire a nos sens un espace htrogene, orient,

    - ~ ......li~~n. La git le pourquoi de l'hypofhse de Ritter, avec on apparente eVldence : dans la socit modeme, l'esthtique aurait

    t 1' organe qui a prserv cet espace-la, que disqualifiait par ailleurs la raison cope~nne.G

    HormisPanachronisme que 1'0n a vu, cette hypothese peche intrinsequement sur un autre point ; c'est qu'elle s'inscrit entierement dans la mtaphysique platonicienne, OU le monde sensible (kosmos aisthe-OS) est ontologiquement distinct du monde intelligible (to noton). Or

    dans une telle structure, le paysage, qui releve du sensible (l'aisthesis) , ne peut strictement pas combler le foss (chorismos) instaur par GPlaton entre le sensible et l'intelligible, et ne peut donc en rien prserver 1'unit de l'etre. De plus, la mtaphysique platonicienne ayant t relaye et renforce par le christianisme, rien ne peut ici expliquer 1'avenement historique du paysage ; pourquoi celui-ci se produit-il a la Renaissance, plutat qu'a l'poque de Platon ?

    L'on pourrait certes arguer que la technologie qui dcoula de la physique galilenne (non pas du renversement copemicien, qui reste symbolique) introduisit justement dans la gestion du monde sensible le regne de 1'intelligible, jusque-Ia bom a la spculation mtaphysique ; ce qui y entraina structurellement la ncessit d 'un organe prservant le sensible - le sentiment tant reconnu par Descartes, dans les Principia philosophiae (1644), comme notre vie elle-meme . On retombe la cependant, a fortiori, dans la trappe de l' anachronisme ; car ce regne de l'intelligible dans le monde sensible n'tant autre que l'in

    dustrie modeme, qui se dveloppe au XIxe siecle, il resterait a expli

    quer pourquoi l'avenement du paysage en peinture lui est antrieur de

    quatre siecles.

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE 45

    Paysage et cosmophanie

    11 est certes un moyen ais de rsoudre ce probleme ; c'est de le noyer en considrant que la fibre esthtique existe de tout temps chez tout etre humain, notamment quant a l'apprciation de l'environnement, et que par consquent le got du paysage est aussi vieux que l'humanit. Cette fa~on de voir ne releve pas seulement du sens commun, elle est rpandue aussi chez les auteurs les plus rudits. Par exemple, dans un livre rcent3, Raffaele Milani carte l' ide qu' il fail1e distinguer les socits qui ont la notion du paysage de celles qui De l'ont pas : Reprsentation rcente, le paysage est en ralit une tres ancienne ide attache au sentiment d'merveillement qui rsu1te de la contemplation4 . Et de multiplier les citations de littrature aneiennede l'voeation de I'He d'Ogygie dans I'Odysse a tel passage fame du Phedre de Platon - qui, selon lui, prouveraient cette universalit anhistorique du sens paysager.

    le professe au eontraire l'ide que le paysage est non seulement historique, mais coumnal, e'est-a-dire qu'il dpend de la maniere dont s'tablit sur Terre le milieu existentiel propre atelle Ol! telJe liecit5.Le paysage n'est donc pas universel ; il est contingent eornrne l'histoire et eoncret eomme l'eoumene (la relation de l'humanit a l'tendue terrestre). Pour saisir la singularit d'une histoire et de son milieu, il est neessaire de relativiser l'universalit putative des fa~ons de voir qui sont propres a notre socit, a notre poque ; autrement dit, de se dfier de l'ethnocentrisme et de l'anachronisme. Pour cela, il n'est d'autre recette que la mthode comparative, avec des eriteres preis. En 1'affaire, j'en ai adopt cinq. Par ordre de discrimination deroissante, on ne peuo selon moi parler de paysage au sens propre que si : 1 existe une rf1exion explicite sur le paysage en tant que tel ; 2 existent un ou plusieurs mots pour dire paysage ; 3 existe une reprsentation picturale du paysage ; 4 existent des jardins d'agrment ; 5 existe une littrture (crite ou orale) chantant l'amnit de l'environnement.

    De ee point de vue, parler comme Milani de se tourner vers la nature en tant que paysag a propos d'Ulysse, de Soerate et meme encore de Ptrarque releve d'une eoneeption trop large, qui noie le pro

  • 47

    Augustin BERQUE46

    bleme. Or probleme il y a, et c'est un problemeCQ!ltocosmologique : celui de la ralit meme. Il rside justement dans 1;P~ I'impossibilit, d'crire abon droit en tant que paysage 0 Ni Homere, ni Platon, ni meme Ptrarque ne remplissent tous les criteres susdits ; et cela veut dire qu'ils apprhendaient leur environnement non pas en tant que paysage , mais en tant qu'autre chose.

    Cet en tant que est le mode ontologique instaur par la relation coumnale entre deux termes, dont I'un est une base ncessaire et universelle : la Terre, ou la nature, et I'autre le Monde, ou la culture, comme interprtation contingente et singuliere de ceHe base. Ce mode ontologique, l'en-tant-que coumnal, est inhrent a la ralit. ~ la ralit ; ce qui peut se reprsenter par la formule suivant~ dans laquelle r est la ralit, S le sujet (ce qui est prdiqu, c'est-a-dire interprt) et PIe prdicat (c'est-a-dire les termes de cette interprtation), et qui se lit : S en tant que P.

    Le prdicat en question, autrement dit le Monde - en grec ho Kosmos - est la o, nt nous apparait S. C'est la cosmophanie (du

    grecp~l!~i~paraitre de cette base universelle et ~c~ss~i;~ qu'est~ la Terre, ou 'hM1aire ; mais elle n'est ni universelle, ni ncessaire : elle dpend de ce que Platon,dans le Time, appelle ton logon hmin, c'esta-dire de l'histoire que nous racontons a propos de S. Cette histoire n 'est pas tout ; elle n'est qu'apropos du Tout (peri tou Pantos). Entre le Tout (S), autrement dit l'Univers, et les termes (P) dans lesquels cette histoire le relate, s'tablit cette relation contingente et singuliere qu' est une certaine cosmophanie (SIP), propre a telle ou telle socit, a telle ou telle poque de l'histoire.

    ~~~it possede ses propres termes pour exprimcr sa propre osmophani,., autrement dit sa marre ralit. Le devoir premier des

    setences h(maines est done de saisir la singularit de ces termes (P), en vitant de l' absorber dans la putative universalit de la cosmophanie propre aI'observateur lui-memeo Telle est la raison pour laquelle ji est essentiel de comprendre pourquoi le terme paysage est apparu a une certaine poque de l'histoire et non aune autre, dans tel monde et non dans tel autre. En effet, ce terme est par excellence le rvlateur de notre propre cosmophanie : anous autres (hemin), c'est en tant que

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    paysage que le Monde apparait. Mais qu'en est-il des mondes qui ne

    sont pas le notre ?

    De monde animal en vision du monde

    Si le Monde (P) es!.contingent et singulier, le principe de la cosmophanie (SIP) est en revanche universel et ncessaire, du moment non seulement gu'existe l'humanit, mais qu'existe la vieo En effet, tout erre vivant interp~ - prdillue - son entoura~e (S) en termes propres a son espece,.:!...cette prdication co~~t~.~.Q.'nonde (P). Tell'exempIe fameux de la hque tte ~

    Cet animal, priv d'yeux, trouve le chemin de son poste de garde a l'aide d'une sensibilit gnralc de la l::au ala l~~ Ce brigand de grand chemin, aveugle et sourd, pery01t i approc e de ses proies par son adorat. L' odeur de l'acide butyrique, que dgagent les follicules sbacs de tous les mammiferes, agit sur lui cornme un signal qui le fait ~

    " ./" quitter son poste de garde et se lacher en direction de sa proie. S'il tombe "-~. sur quelque chose de chaud (ce que dcele pour lui un sens affin de la

    ~ temprature), il a atteint sa proie, l'animal a sang chaud, et n'a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place aussi dpourvue de poils que possible, et s'enfoncer jusqu'a la t~te dans le tissu cutan de ceHe-ci. Il aspire alors lentement alui un flot de sang chaud.

    On a, a I'aide de membranes artificieHes et de liquides imitant 10 sang, fait des essais qui dmontrent que la tique n'a pas le sens du gofit ; en effet, apres perforation de la membrane, elle absorbe tout liquide qui a la bonne temprature. ( ...1

    La richesse du monde qui entoure la ~ dis~arat et se rduit a une ~orme p~uvre qu~ consis~e pour I'e~s~nt!el'e--trQis c~~~t~res Mr- ~ ceptlfs et trols caracteres actLfS - son rrulleu7 . ) "::, ., .. "f?L~ \. 1~

    Les travaux d'UexkIl devaient inspirer aHeidegger l'ide que 1 l'animal est Rauvre en monde (weltarm) - et la pierre, quant aelle, ''/ tout bonnement sans mOn!e' (weltlos) -, tandis que l'humain, lui, est formateur de monde (weltbildend)8 oCette mondanit (Weltlichkeit), o tesait, marque kDaseino Heidegger, cependant, n'a pas pour

  • )1[1

    J suivi ces perspectives - qui eussent corrobor son +tolOgie par les sciences de la nature, Uexkll ayant quant a lui fray le chemin de l'thologie - dans ce qu'il devait plus tard crire a propos du litige (Streit) entre le Monde et la Terre. Or, du point de vue coumnal, ce qui s'bauche avec la tique, ai!!..i.~la . en gnral, n'est autre que ce litige ; a savoir la smophanie SIP. apport Erde/Welt chez Heidegger est en effet analogue au rapport UmgebunglUmwelt chez Uexkll ; c'est-a-dire que l'ceuvre humaine ouvre un monde a partir de la terre de la meme maniere que la vie de la tique ouvre son propre milieu a partir de l'environnement ; et que l' coumene s'est ouverte a partir de la biosphere de la meme maniere que celle-ci s'est ouverte a partir de la planete : par la ~et&~liered'une

    i: base universelle et ncessaire9. l \ "D'autre'Part'~qiia:ritIfa'~ondanit, Heidegger n' a pas tir parti de ce que ses nombreux contacts avec des philosophes japonais lui ont sans doute pourtant fait connatre lO ; a savoir l'ide nishidienne que le monde est un prdicat (jutsugo)lI. Sans adopter a d'autres gards la perspective de Nishida,je considere qu'un tel rapprochement et t capital. En

    /' effet, ce qui se passe dans l'en-tant-que coumnal, autrement dit dans // le dploiement de l'coumene a partir de la biosphere, c'est 1'0uverture ' I - la cosmophanie - du monde humain a partir de la Terre : par cette .\ ceuvre humaine, c'est-a-dire par les sens, par la pense, par les mots, par \\ l'action, le substrat (S = hupokeimenenon = subjectum = substantia)

    qu'est s n demeu de l'etre proprement humain Itdevient coumene: oikoumen g, a terreh~

    Si c'est bien le meme~SIP:-oiiTeITe -, , 1 opere aussi bien au niveau ontologiquede1a:iriosphere(parrappot a la planete) qu'a celui de l'coumene (par rapport ala biosphere), en revanche le degr de prdicativit des mondes que dploie ce rapport est sans cornmune mesure entre l'humain et l'animal. Acet gard, ni l'argumentation de Heidegger ni celle de Nishida ne me paraissent convaincantes, car elles sont dconnectes de l'apport des sciences positives. Or le passage des mondes animaux au monde humain s'claire dcisivement si on le rapproche du processus d'mergence de l'espece Homo sa~ns, et spcialement de 1'interprtation qu'en a faite Leroi-Gourhan12 Jar l'extriori

    49

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    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    sation des fonctions du corps animal en systemes techniques et symboliques, processus ou s'est form ce que Leroi-Gourhan appelle notre corps social (extrieur donc a notre corps animal), c'est tout bonnement 1' etre-au-dehors-de-soi (Ausser-sich-sein), 1' etre-dans-lemonde (/;;:er-We7t-sin), etc., autrement dit l'etre-le} (Da-sein) propre

    a~e humaine cornme fstaEJ, qui s'est constitu. 11 y a effectivement un saut ontologique entre les systemes de

    signaux du monde vivant13 , ou la signification reste indissociable de la prsence physique, et les systemes symboliques propres au monde humain, ou le principe de reprsentation l'en affranchit. Des lors en effet, la mondanit peut se dployer incommensurablement, car elle se libere deSos(feTa-matr~i: autrement dit du principe d'identit (A est A) ; c'est au'cofririre"ie'l*'incipe de mtaphore (A devient B), autrement dit l'en-tant-que coumnal (S en tant que P), qui devient la regle. Insub \1 stantiel, le monde comme prdicat14 ne connat plus le.. s. limoi.t~trons d.e la SU5sfae:u'1r-tl'aatre trorizon que celui que, dap~ la.~ontingence de nmtoire, lui assigne la concrtude de l'coumenel5 .

    La se fondelaIio~Tfriaie,et corrlativement l'impossibilit radi-) cale d'universaliser une vision du monde, tout cornrne de dduire la cul . ture de la nature : par rapport a celle-ci, qui en est la base universelle (S), celle-la (P) est toujours contingente et singuliere. iamais pcessaire. En -effet, contingent et singulier des le niveau on.tologique du vivant -le mi )

    lieu (SIP = Umwelt) de la tique n'estjlliS.J,;elulu.rat,.bien.qu'ils vivent tous deux dans le meme environnement (S =Umgebung) -, le rapport SIP l'est incornrn~eiplus a p1itir du moment ou P accede au principe de reprsentation, c'est-a-dire a la mtaphore. Alors le monde humain, propre a l'espece Homo sapiens, se dmultiplie au cours d~~, I'histoire en autant de mondes qu'il y a de cultures; c'est-a-dire que, de \

    \ par le principe de reprsentation qui fonde les visions du monde, se multi .....j plient indfiniment I~~.59"Ql.2Eh3.l?-i.l?~.d_:_~~~haniesI6.

    lv t"c r ~. (l..

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    e) ) ~')Augustin BERQUE 48

  • ~ ..-+oute cosmophanie humaine est ainsi ncessairement au second#~... -:'\ (gegr )c'est la prdication, contingente et singuliere, de ce qui est le ! j5teacat (le monde) propre a l'espece Homo sapiens, lui-meme dja l, contingent et singulier comme celui de toute espece animale. Par

    exemple, l'reil humain pen;oit la couleur rouge (contrairement aux bovins), mais il ne pen;oit pas les ultra-violets (contrairement aux

    , .papillons). Nonobstant si, dans un environnement diurne, le corps animal l, de tous les humains - sauf dficience physique _ perc;oit le rouge, dans Ji. l'existence relle de chaque personne humaine (ce qui comprend aussi 1ncessairement Son corps social), il n'est de rouge qu'investi des significations propres a son milieu. Par exemple, en Europe, une marie ne s'habille pas en rouge, comme le fait en revanche une marie japonaise. Et en Espagne, bien que cette couleur soit indiscemable aux taureaux, les muletas ne peuvent qu'etre carlates ...

    C'est ainsi que, pour un etre humain, l'environnement n'existe qu'en tant qu'il est prdiqu en un milieu selon les termes propres asa culture. Ce n'est pas la, contrairement a l'illusion rductionniste, une convention superpose arbitrairement a la ralit ; c'est la ralit meme. Donnons-en deux exemples.

    Le premier sera celui d'une socit dont le milieu ne prsente aucun des cinq criteres que j'ai retenus plus haut pour que l'on puisse parler de paysage : les Kukatja, qui vivent dans le Centre Rouge de l'Australie

    17 . Dans la cosmophanie qui leur est propre, l'environne

    ment n'existe pas en tant que paysage ; il existe en tant que manifestation de ce qu'ils appellent le Tjukurrpa. Les anthr o ccidentaux traduisent habituellement ~e par Temps du Reve , ou tout simplement par le Reve . Une telle traduction c orcment a penser qu'il s'agit la d'une illusion mythique ; mais dans le milieu des Kukatja, le Tjukurrpa n'est autre que laralit. C'est en tant que cela que leur apparalt leur environnement ; et cela n'a rien a voir avec ce que nous appelons paysage . Depuis que, dans les annes soixante-dix, nous avons appris a connaitre les images de ce qui fut appel le Mouvement acrylique18 - par exemple dans une reuvre comme

    Les gens du Kangourou et du Bouclier au lac McKay, de Timmy Japangardi -, nous avons un peu moins de mal a imaginer que cette ralit n'a rien de paysager ; car cela nous apparait comme de l'art abstrait. Cela n'a rien a y voir: pour un Kukatja, cela prolonge concretement et explicitement la manifestation du Tjukurrpa dans l' environnement. Sinon au prix d'un humble et patient travail d'hermneutique, tel celui de l'anthropologue Sylvie Poirier, cette cosmophanie reste totalement inaccessible a notre capacit de reprsentation ; c'est-a-dire anotre propriooe:----.-.. .. .. -. ' ....- ......

    'ooLe-sc'ndl~xemplesera au contraire celui de la socit ou, pour la premiere fois dans l'histoire humaine, l'environnement est apparu en . .

    1 :...... I~, '- .

    ~an~ que paysage : la ~hine d,u ~ud ~ l'poque des Six ?ynasties.; ~':S!-;, . '., \/, a-dlre au moment meme ou, a l'mverse, l'orthodoxle augustImenne . ..,. . allait pour mille ans dtoumer le regard europen de l' amnit du monde extrieur. On peut en effet dater de la premiere moiti du IVe siecle l'mergence du paysage comme tel ; et le Hua shanshui xu ~-tion a la peintu.Cf!.-.de.[lay.sage) de Zong Bing, premier trait sur ce theme:~~~nsdoute t crit vers 44019 . Le terme shanshui (paysage) est form des deux mots shan (m.?ntag~.Jh&-jl)l ri"i8r.e?o. Pris sparment, chacun de ces deux mots a videmment une tres ancienne origine. On les trouve composs en shanshui a partir du lIle siecle ay. J.-C., avec le sens de les eaux de la montagne , sans rapport avec l'esthtique. Zuo Si (c. 250-305) sera le premier a employer ce terme en posie ; comme dans ce vers : shanshui you qing yin, ce qui peut se traduire par les eaux de la montagne ont un son cristallin . Ce n'est pas encore le paysage, bien que celui-ci s'annonce dans le sentimeni\ suscit; l'on est dsormais clairement dans la dimension esthtique,/ L' avenement du paysage comme tel se produit au cours des quelques dcennies qui suivent. Dans l'anthologie des Lanting shi (Poemes du Pavillon des orchides, 353), shanshui a dja indubitablement, dans plusieurs cas, le sens de paysage ; tels ces deux vers de Sun Tong :

    51

    Le matre des lieux observe le paysage Levant la tete et cherchant les traces de l'ermite

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    Dizhu guan shanshui Yang xun you ren zong

    Augustin BERQUE 50

    De l'Australie ala Chine

  • La dcosmisation moderne

    Le genre paysager s'affirme peu apres en posie, dans l'reuvre de Xie Lingyun (385-443), qui est exactement contemporain du peintre Zong Bing (375-443) et qui, cornme lui, tmoigne d'une vritable rflexion sur le theme du paysage ; tels ces vers21 :

    53COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    Dans ces vers clebres de Tao Yuanming (365-427)23 se lit une cosrnicit intgrale, ou sont en harmonie le choix de vie du poete (retourner a la campagne), les tropismes des animaux, le souffle de la montagne et le cours du solei1. Tout cela ici meme (ci zhong) : dans le paysage. Mais si cela se peut, c'est parce que le paysage a la chinoise, des 1'0rigine, a t pos comme dpassant les limites de la substance. Dans les premiers mots de son trait, Zong Bing affirme en effet ceci : Quant au paysage, tout en ayan!...~lt.~s:~jl1e!lsl ve.~~"~,spt:i! (Zhi yu shanshui, zhi you er qu ling). Dans la scene vesprale qu'voquent les vers de Tao Yuanming, la cosmicit en question ne rduit pas l'humain aux lois d'une nature brute ; c'est, a l'inverse, l'reuvre personnelle du poete qui porte la nature a la/sa vrit.

    Je vois pour ma part, dans le principe de Zong Bing, une prfiguration de l'ide que la ralit d'une chose ne se borne pas a l'identit de son topos aristotlicien, qui la limiterait a sa substance, mais, tout en possdant celle-ci, la dploie dans la chOTa d'un "lieu existentiel, c'est-a-dire dans le :~~.p_F-:'~15atif d'un,ert3n monde24 . La peinture f i .() cl'llnolse. expnme. cett.e pu~ssan.ce par ,leJ::~r, ce . blanc excde~~ 1 que le pmceau lalsse a la libre mte retatlOI d'autrul nt pour ainsi dire a dessein le loiel)lent de la Terre (S) en Monde (P). 9.1' \.\J t/V\-v....

    Or, au temps ou elle dcouvre le paysag~ne,) ti quant a elle, ignore le yubai ; elle s'vertue au contraire a rendre exhaustivement son sujet (S). C'est vers la meme poque aussi qu'elle tatonne en direction de ce qui deviendra la perspective, cet imparable \ moyen de bornerles, choses au topos de l'objet (S), comme plus tard le confirmera l'apparelilage physlco-chmuque de la photographie. Il n'y a la rien qui soit une consquence du POMC ; tout a l'inverse, par cette I investigation de la substance mesurable, objectale, c'est la peinture qui \ annonce le POMC.

    Voila bien pourquoi l'invention du paysage est antrieure a la rvolution copernicienne, comme a fortiori al'tendue cartsienne ; mais cela ne dit pas pourquoi la Renaissance, a son tour, a imagin ce prdicat: l'en-tant-que-paysage ; ni pourquoi ce prdicat, d'emble, a prsent le caractere essentiel de la modernit : rduire l'etre a la localit de la substance, prfigurant ainsi du meme coup ce que j'appelle le

    Augustin BERQUE

    Le sentiment, par le gout, fait la beaut Chose obscure avant qu'on la dise Oubliant asa vue les soucis mondains L'avoir saisie vous motive

    ~ AU loin longuement je vois le mont Sud \ 11 exhale un accord au soleil couchant 1, Des vols d'oiseaux ensemble s'en retournent j)En ceci est l'authenticit

    Qing yong shang wei mei Shi mei jing shei bian Guan ci yi wu l l7 wu de suo qian

    52

    'ou Tan jian Nanshan Shan qi Ti xi jia Fei niao xiang yu huan Ci zhong you zhen yi

    Le gofit paysager, tel celui d'un Xie Lingyun, est effectivement n d 'une rupture, par laquelle une lite lettre s'est retire du monde pour faire retraite a la campagne ou a la montagne, et ce faisant y a dcouvert la nature sous un autre' r les mas ses paysannes. S'il a des origines anciennes, ce anachortis a Connu un essor sans prcdent apres la chute de l'empire n (220 ap. J.-C.)22. Mais en Chine, rejeter la poussiere mondaine (chen) ne pouvait revenir a se dbarrasser

    -==!iy sublunaire pour s'abimer dans la contemplation des Ides ; au r . contraire, c'est le spectac1e meme du paysage qui indiquait le sens \ supreme de la ralit cosmique : \

    ou l'on ?ourr~ voir l'ancetr~ de la thorie d~~lisati~d'~n ~ain Roger; a saVOlf que la beaute n'est pas dans 1enVlf(511nelfient lm-meme, mais dans un rapport (le paysage) qui implique l'apprciation humaine : c'est au moyen du goOt (yong shang) que le sentiment (qing) le rend beau (wei mei). Et ce goOt (shang), Xie Lingyun le revendique en tant que le sien propre ; il ne l'hrite pas de la nuit des temps.

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    Augustin BERQUE

    ' topos ontologique moderne (TOM)25 : l'identit corps animal: per( sonne individuelle . Certes, les peintres qui inventerent le paysage n'ont pas dit cela; mais ils ont dessin le champ _ la chOra _ 011 cela, plus tard, a pu etre rig en un paradigme explicite: le POMC.

    Il faut en effet, a cet gard, souligner une diffrence essentielle par rapport a la Chine ; c'est qu'en Europe, on a peint le paysage avant de pouvoir le dsigner comme tel, tandis qu'en Chine, le shanshui a d'abord t dit par les poetes, puis reprsent cornme tel par les peintres (avec du reste un dcalage peu significatif, s'agissant du meme pinceau de lettrs, voire des memes auteurs). En Europe, la notion de paysage n'appara dans le vocabulaire que plus d'un siecle26 apres les premieres peintures de cette ralit, innornme encore sinon par l'appellation de ses divers lments - de meme qu'en Chine, on a longtemps parl des eaux de la montagne aVant que cela ne devint le paysage . Cela n'est pas anodin ; cela veut dire que l'Europe a pein longuement a concevoir la relation paysagere, et cela justement parce que c'est une relation qui excede 1'identit de la substance individuelle. Un paysage en effet, ce n 'est pas . , tIa tension existentielle (le qu selon Zong Bing) qui, dploya t S en P, integre dans ce champ-la.

    Autre manifestatio ng travail qui fut ncessaire a cet enfantement, le paysage a mis quelque deux siecles a se rpandre dans 1'usage des peintres europens, apres certains hapax dont le plus connu est l'reuvre d'Ambrogio Lorenzetti, Les Effets du bon gouvernement (c. 1340). Une telle inertie a de quoi nouITr les theses de ceux qui pensent que ces hapax fUrent inspirs par l'exemple de peintures chinoises, que la paix mongole aurait transportes au bout du monde occidental mais qui s'y seraient perdues, faute d'acclimatation27.

    Certes, l'hrsie plagienne - clbrer l'excellence du monde, en mant ..le pch originel - avait depuis bien longtemps t mtabolise, dans le .

    ,courant franciscain, en une orthodoxe rconciliation de l'esprit humain 28 ~~ec les etres de la nature ; mais il s'en fallait que cela entraint un bascu

    lement subit de la vision du monde europenne. SaintFram;ois (1l81-1226) est antrieur de trois siecles a Patinir (c. 1475-1524), que l'on considere habituellement cornme le premier vritable paysagiste en Europe.

    Avec l'apparition du terme paysage29 et la vogue en peinture de

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    ce que Dominique Allard a pu nornmer le ~ge cosmique , c'esta-dire une contemplatio mundi proprement paysagere30 , ce n'est ainsi qu'au XVle siecle que l'Europe devient ce que j'ai appel, une civilisa~ t}f;:! paysagere ; soit douze siecles apres la Chine. C'est l'poque 011 vivait Copernic (1473-1543) ; mais il n'y a sans doute de la aucune infrence a tirer. Le paysage est apparu dans une cosmophanie trangere a ce qui allait devenir le monde copernicien. Dans une telle cosmo-~ phanie, on aurait pu encore affirrner, cornme Platon, que le Monde (Kosmos), c'est l'Univers (Ouranos) , qu'il est donc un (heis) , et qu'il est a la fois tres beau (kallistos) et tres accompli (teleotatos), car il comprend tous les etres.

    Or c'est justement cela que la modernit allait dfaire : l'Univers newtonien est dcosmis, car il a divorc du monde sensible (kosmos aisthetos) , cornrne l'Opticks devait eipporter la preuve, mals en 1704 seulement. Des 10rs la ralit, en Occident, ne fut plus une; elle tait dsorrnais divise par ce dualisme entre Monde et Univers, qui renvoie le paysage a l'illusion des sens. IlIusion effectivement, car il allait devenir de plus en plus vident que la ralit que nous pouvons percevoir est fort incomplete : dans le POMC, l'Univers recele incommensurablement plus d'objets rels que n'en comporte notre monde extrieur (celui .q..ue nou.s po ..etqgant a no.tr.e m.o.. .. u. v.o.ns percevoir) ; .. ... nd.e_ int~rieU~r, il n'a plus rien a voir avec ces objets-la, qui sont ce qu'ils sont, indpendarriffiet're iotteregard. ..- ..,.... ---.... ... .. _....

    "-_.,~"' .." ,_._..,.,..,""",~''''-''''

    De la raction romantique au dpassement de la modernit >~

    Le POMC dcoule d'un mythe particulier, dont l'origine est platonicienne : a savoir que la raison calcu1ante pourrait atteindre al' absolu d'un Rel transcendant la ralit mondaine, au prix d'une abstraction de l'existence. Dans cette vision, l'objet scientifique n'est autre que le sujet logique pur, la substance vierge de toute prdication ; ce qui peut se forrnuler cornrne suit : S = R.

    Mythe il y a, car aussi bien logiquement qu'en pratique, du moment que nous existons, S est ncessairement prdiqu par notre' exist~ce.

  • ncessairement tout S en P par les sens, par la pense, par les mots, par l'action.

    Cette abolition est l'essence du dualisme, qui institue l'objet en soi, c'est-a-dire l'absolutise en un S sans P, tout en mettant hors-monde (hors-jeu) la personne humaine, refoule dans son TM (topos ontologique modeme) et dans la transcendance corrlative du je pense individuel, dont le discours a moi (logos emoi) est le juste pendant de ce discours de personne qu'est la science pureo Certes, c'est la une profession de foi et une absurdit, puisque c'est nous-memes qui la profmns ; mais c'est aussi davantage, car le mythe modeme, par la technologie que la rvolution scientifique rendit possible, a effectivement plaqu sur le monde les expressions concretes de cette universion acosmique et inhumaine par essence33 . La modemit, en effet, a cot de ses bienfaits, a non seulement produit des machines de mort sans cornmune mesure avec celles qui les avaient prcdes, mais elle a tendu plus gnralement a rduire toute ralit, c 'est-a-dire toute relation SIP, aux substances premieres d\~ans P: ;namigue prdicative (la cosmisation) qui, dans l'histoire de l'Univers, avait d'abord34 dploy la vie a partir de la matiere, la biosphere apartir de la planete, puis l'humain a partir du vivant, l'coumene a partir de la biosphere ; autrement dit, le poeme du monde (le carmen mundi qui dploiffinrp).JIl tend au contraire a l'abolition de toute cosmophanie, c'e~ramener le Monde a la Terre qui le porte (P a S) ; mais le principe de cette dcosmisation - de cette WeltlOsung'"':s je pl1is risquer un jeu de mots germanique35 n'a rien d'abstrait ni surtout de mtaphorique (au contraire) : il s'exprime sensiblement dans notre monde, et ce, dans tous les domaines de l'existence. En termes de sciences de la nature, sa manifestation la plus gnrale est le ravage de la biodiversit, lequel tend afaire retourner la biosphere a la planete nue (S sans P). En termes de sciences humaines, on a parl de mort du paysage 36. Quoique sans rapport avec le prsent argument, cette expression rvele ce dont il s'agit : dcosmiser tout territoire en une tendue seme d'objets individuelS(S,~strait de P, rpudiant la ~a1'lU\1SmttOirtCSn~. -"

    Un tel parti n'a pas manqu de susciter des refus. La plupart se

    56 Augustin BERQUE

    ( L'absolu R (le Rel) ne peut jamais s'abstraire de la relativit d 'un r (la ralit) ncessairement mondanis par un prdicat : il est toujours SIP, ~c'est-a-dire saisi en tant que quelque chose.

    Toutefois, ce mythe n'est pareil a nul autre ; car tous les autres mythes - GeS paroles sans auteur que disent les choses memes - absolutisent au co';rtrarre leursp~i~~ termes, lls res sacralisent, en affirmant que P = R ; ce qui est pure mtaphore. L'exemple le plus clair en est cette religion qui enseigna que l'absolu n'est autre que la parole meme, dans un trope singulier OU l'au-sujet-du-Tout (peri tou Pantos) qu'est le

    0iscours cornmunautaire, cette parole a nous (logos hmin) ,devient le Tout lui-meme (to Pan). Autrement dit : Dieu, cette mtaphore supreme ou le prdicat pur (le Verbe) devient substance absolue. Autre diffrence entre le mythe modeme et tous les autres mythes, c'est que celui-ci, dans son essence meme, dtruit la prdication mondaine ; car illa dsacralise radicalement, rendant impossible la mtaphore P =R. Cela commence par le sive sacrilege d'un Deus sive natu

    1M ra ce qui pose en principe la possibilit de la permutation E,ieu Q!l. ~ bien la nature (P ou bien S), mais affirme en ait la nature (i.e. permute effectivement P en S tout seul) ; et cela se paracheve par le constat dsabus que la parole n'aura jamais que la vacuit d'un au-sujet-de-l'objet (un P a propos de S), sans jamais atteindre a son etre (S) :

    le ne puis que nommer les objets. Les signes les reprsentent. le ne . puis qu'en parler, je ne peux pas les prononcer. Une proposition ne peut que dire cornment est une chose, pas ce qu'elle est3! ; ce qui est l'arret de mort de toute cosmicit. L'Univers (to Pan)32 est la dfinitivement, absolument, dconnect de la parole, c'est-a-dire de la mond~peri tou Pantos. ~_.o' o,.

    Telle fut l'altemative modeme : vous avez a choisir entre la vrit du Rel ou la fausset mondaine. Il est clair aujourd'hui que cette altemative est non seulement abstraite, mais qu'elle ment, puisque nous existons et ne pouvons pas abstraire nos objets de science (S) de cette essentielle relativit (SIP) ; mais - et c'est la une troisieme diffrence avec tous les autres mythes - le mythe modeme s'est expressment donn pour fin d'abolir son auteur, l'existence humaine, et pas seulement de le cacher (comme les autres mythes) ; car celle-ci prdique

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE 57

  • 59 58 Augustin BERQUE

    situent au niveau de ses expressions formelles. On dplorera par exempIe, des les dbuts de la rvo1ution industrielle, que le paysage devienne laid, puis que les principes de la composition architecturale se soient perdus dans nos villes, etc. ; de la des ractions telles que la protection des sites ou la sanctification des formes anciennes, remedes qui n'en sont pas car ils ont au contraire cornme effet pervers I'inflation de l'inauthentique et l'aggravation de l'incohrence du paysage. De monde, celui-ci devient im-monde.

    Dans certains cas cependant, c'est une remise en cause radicale du POMC qui s'est faitjour. Citons-en deux manifestations.

    I

    La plus remarquable en Europe fut la Naturphilosophie allemande37 , apparue des la fin du XVIIIe siecle et dont Schelling fut le maitre a penser. Ce courant marque le romantisme allemand, qui, contrairement aux autres pays d'Europe, fut loin de n'etre qu'un mouvement littraire et artistique ; il s'tendit galement a la science, cornme les travaux de Goethe sur la perception des couleurs devaient notamment l'illustrer38. C'est bien cornme science (Wissenschaft) que Schelling la prsenta dans son ouvrage tendard de 1797 : Ideen zu einer Philosophie der Natur als Einleitung in das Studium dieser Wissenschajt39. En opposition directe a l'option dual' trialis t mcaniste du POMC, il s'agissait la proprement d'un ecosmisation. t de fait, Humboldt, qui reconnaissait avoir t inspir par c elling, devait intituler son grand reuvre Kosmos (1844). Cornme le rsume Georges Gusdorf;

    La Naturphilosophie est le fondement de la vision du monde romantique. La vision du monde n'est pas le regard de l'observateur qui glisse sur la surface des choses ; ce n'est pas non plus le regard de l'artiste, du poete, qui prend acte des significations latentes du paysage, consonances et dissonances, pour en oprer dans son reuvre la Commutation et transmutation selon les affinits de Son etre avec la ralit globale. La vision du monde est prsence au monde, conscience de l'homme et prsence du monde dans le fait fondamental de l'tablissement e la ralit humaine au sein de 1'univers ou elle fait rsidence. Cette

    alliance originaire commmore une prise de terre et ensemble une prise d'etre, apartir d~ laquelle divergeront les modalits diverses de la possession de l'univers40 . '---_.._...____D4..--"

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    Le second exemple est celui de I'cole philosophique de Kyoto (Kyto gakuha), centre sur la grande figure de Nishida (1870-1945). Cette cole revendiqua explicitement un dpassement de la modernit (kindai n hkoku) , a partir de la substitution, par Nishida, d'une ( logique du prdicat > (jutsugo no ronri) ou logique du lieu (basho no ronri) a a oglque aristotlicienne de I'identit du sujet41. Celle-ci fonde, cornme on le sait, les infrences de la logique occidentale, notamment celles de la science modeme. Elle conduit donc a la dcosmisation. Nishida, au contr~tendait montrer que la ralit du monde est prdicative, et qu'ell~ans un champ plus originaire ce que la mOder-,{\ nit a divis: le sujet et l'objet, la matiere et l'esprit, le moi et I'univers, etc. Plus: ultimement, ce champ prdicatif qu'est le monde est un nant absolu ; lequel, se niant lui-meme, engendre I'etre. Ainsi la prcdence accorde a l'etre, qui, depuis Parmnide, avait guid le substantialisme occidental, se trouvait retoume en une pure existentialit. Cornme Nishida l'crit dans son reuvre demiere, LgliJUe rm lieu et vision religieuse du monde (Bashoteki ronri to shkyteki sekaikan, 1945) :

    Le monde (... ) cela ne veut pas dire un monde qui s'oppose a notre moi. Il n'est autre que ce qui veut exprimer l'etre-en-son-lieu absolu (zettai no bashoteki u), c'est pourquoi l'on peut dire que c'est l'absolu.

    Qu'il comprenne indfiniment cette auto-ngation (jiko hitei), c'est justement pour cette raison que le monde existe de par lui-meme, qu'i! se meut de par lui-meme, et qu'on peut le considrer comme existence absolue (zettaiteki jitsuzai)42.

    L' etre-en-son-lieu (bashoteki u) de Nishida voque de pres le Dasein heideggrien ; mais i1 procede videmment de la logique du lieu propre a la vision nishidienne. La ressemblance n'en est que PlUS) parlante: il s'agit d'un meme rejet de I'acosmicit du topos ontologique modeme.

  • 61 60 Augustin BERQUE

    Conclusion : Au-delit du paysage moderne }}

    le reprends ici le titre d'un coIloque, programmatique en son empst 43. Un long chemin a t parcouru depuis dans la thorie du paysage. Quant a moi, je l'ai comprise au sein d'une problmatique de l'coumene - la demeure de l'etre humain sur la Terre44 _, dont j'ai ici employ le prihcipe : r ~p. Il ne s 'agit ni de verser dans 1'irrationnalisme fumeux ou sombra la Naturphilosophie, ni, comme Nishida, d'inverser le mythe modeme (S = R) en son nantiomere (R = P). Du point de vue coumnal, il n'est pas question d'absolutiser la mondanit (P), comme le fit l'cole de Kyto ; mais il;;~~question no;pl~'s-craosorutiSi1~:l:ommele fit la modemit. Il y a ncessairement cosmophanie (SIP m's cela ncessairement a partir d'un substrat (S). TeIle est la ( prise de te dont parle Gusdorf : celle qui nous situe au sein de l'Umvers ; et de la aussi divergeront les cosmophanies, qui nous donnent la libert.

    Quant a savoir l'origine de cette prdication,j'en laisse le soin aux faux prophetes et aux vrais poetes. Pour ma part,je prfere regarder la lUne au-dessus des bois :

    Fuyu no kuroi ki Les arbres noirs de l'hiver kage tatare cessent leurs ombres longues:

    tanizoko no kiri i au fond du vallon, la brome tsuki wo nomu avale le clair de lune

    NOTES

    1 PLATN, Time, 92 c, traduction Albert Rivaud (1925), Les Belles Lettres, 1985, p. 228, lgerement modifie (Rivaud traduit tou Pantos par le Monde >~Pa1" tres parfait ).

    oachim RI~~aysage. Fonction de l'esthtique dans la socit moderne, ~ :Imprimeur, Besanr;on, 1997 (Landschaft. Zur Funktion der IEsthetischen in der modernen Gesellschaft, 1963).

    3~ Esthtiques du paysage. Art et contemplation, Actes Sud, ArIes, 2005 (L'Arte del paesaggio, 2001).

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    4 Op. cit., p. 62. Voir aussi ici meme, p. 30 et 40. 5 Position argumente progressivement dans mes livres, Le Sauvage et

    l'artifice. Les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986, 1997), Mdiance. De milieux en paysages (RecIus/Belin, 1990,2000), Les Raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthese (Hazan, 1995) et coumene. Introduction ii l'tude des milieux humains (Belin, 2000).

    6 RaffaeIe MILANI, op. cit., p. 59. 7 Jacob von UEXKLL, Mondes animaux et monde humain, Pocket, 2004

    (Streifzge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934), p. 18 et 26. Dans cette traduction de Philippe Muller (publie initialement en 1965 chez Denoel), qui suit a cet gard les quivalences proposes par Henri Piron, la terminologie de von Uexkll est rendue comme suit : Umwelt : milieu ; Umgebung : entourage (c'est-a-dire l'environnement objectif) ; Merkwelt: monde de la perception ; Merkmaltriiger : caracteres perceptifs (du milieu, agissant sur les rcepteurs du sujet animal) ; Wirkmaltriiger : caracteres actifs (du milieu, subissant la raction des effecteurs du sujet animal). Les caracteres perceptifs sont porteurs de signification (bedeutungstriiger), comme von Uexkll le prcise dans La Thorie de la signification (Bedeutungslehre, incIus dans le meme volume).

    8 Sur ces rapports entre Heidegger et Uexkll, v . Giorgio AGAMBEN, L:fl.uvert. De l'homme et de l'animal, Payot et Rivages, 2002 perto. uomo et l'ammale, 2002). On trouve du reste dja chez Uexkll le principe que Al'animal simple correspond un milieu simple, a I'animal complexe un milieu richement articul (op. cit., p. 24). Celui-ci, remarquons-le en passant, montre l'absurdit du rductionnisme naturalisant, tels le behaviorisme, la sociobiologie ou le dterminisme gographique.

    9 Sur ces processus, voir coumene, op. cit. La notion de monde est aujourd'hui commune en thologie ; voir par exemple HIDAKA Toshitaka, Dbutsu to ningen no sekai ninshiki (La Cognition de monde chez les animaux et chez 1'Homme) , Chikuma, Tokyo, 2003.

    !O Contacts analyss (mais dans une autre perspective) par Reinhard MAY, Ex oriente lux : Heidegger sWerk unter ostasiatischem Einflufl (De l'Orient la lumiere : l'influence de l'Asie orientale dans l'(Euvre heideggrienne), Steiner VerIag, Stuttgart, 1989.

    11 Sur ce theme, voir coumene, op. cit. 12 Prcisons que la these de Leroi-Gourhan (telle qu'elle est expose no

    tarnment dans Le Geste et la parole) ne se rapporte en rien a I'ontologie heideggrienne ; et c'est justement ce qui fait qu'elle la corrobore, a la maniere d'une exprience en double aveugle. Ace sujet, voir coumene, op. cit.

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    13 Ace sujet voir Jesper HOFFMEYER, Signs 01 meaning in the universe, Indiana University Press, Bloomington & Indianapolis, 1996 (1993). Hoffmeyer, le fondateur de la biosmiotique, y montre que la smiospbere est coextensive a la vie : La smiospbere est une spbere tout cornme l'atmospbere,l'hydrospbere, et la biospbere. Elle pnetre dans tous les recoins ces autres spberes, en incorporant toutes les formes de la cornmunication : sons, odeurs, mouvements, couleurs, formes, champs lectriques, radiations thermiques, ondes de toute espece, signaux chimiques, toucher, etc. Bref, des signes de vie (p. VII). On remarquera que dans tous les cas il s'agit la de vecteurs physiques de la signification ; la reprsentation proprement dite (qui transcende la localit de son vecteur par la mtaphore, autrement dit par le corps social selon Leroi-Gourhan) n'y est pas enjeu.

    14 L'ide que le prdicat est insubstantiel (ce n'est pas l'ousia qu'est en revanche le sujet, hupokeimenon) se trouve dja chez Aristote (a ce sujet, voir Robert BLANCH et Jacques DUBUCS, La Logique et son histoire, Armand Colin, 1996, p. 35). Nishida devait radicaliser ce principe en faisant du monde un nant.

    15 Insistons sur cette concrtude : contre ce que j'appelle le mtabasisme d'un Nishida ou d'un Derrida, il n'est pas question de mon point de vue que P puisse etre absolutis, autrement dit qu'il puisse se passer de la Terre (S). P n'est P que de S, le signe n'est signe que de quelque chose. Sur ces questions, voir coumene, op. cit.

    16 Ce qui n'altere pas le principe S/P : par rapport au prdicat suprieur qui le prdique en P de P (ou p2), P est en position de S. I1 en est le sujet. Par exemple, un tableau de paysage, qui est un prdicat, c'est-a-dire une interpr

    tation de l'environnement (lequel est son hupokeimenon) , peut etre prdiqu a son tour par le discours du critique d'art, dont il est le sujet (l'hupokeimenon). L'image est insubstantielle par rapport al'environnement, mais elle est sub

    stantielle par rapport au discours du critique d'art ; et ainsi de suite. En ce sens, l'ekphrasis est analogue au dploiement de I'existence (ekstasis) dans le litige Terre/Monde.

    17 Pour ce qui suit, je m'appuie sur la tbese de Sylvie POIRIER, Les Jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le dsert occidental australien, LIT Verlag, Mnster, 1996. Voir aussi mon artic1e Cosmophanie ou paysage, p. 741-744 dans Dominique GUILLAUD, Maorie SEYSSET et Annie WALTER (dir.) Le Voyage inachev. AJoiR Bonnemaison, ORSTOM, 1998.

    18 Ace sujet, voir Geoffrey BARDON, Papunya Tula. Art 01 the Western Desert. Ringwood, McPhee Gribble, Ringwood (Victoria), 1991. Bardon fut le catalyseur du Mouvement acrylique.

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    19 Sur le Hua shanshui xu, voir Hubert DELAHAYE, Les Premieres Peintuns de paysage en Chine. Aspects religieux, cole fran~aise d'Extreme-Orient, 1981.

    20 Pour l'histoire de ce terme, je me rfere aGoTo Alcinobu et MATSUMOTO Hajime (dir.), Shigo no imji. Toshi wo yomu tame ni (Les Images du vocabulaire potique. Pour lire la posie Tang) , Toho Shoten, Tokyo, 2000, p. 75 et suivantes.

    21 Cits p. 114-115 dans OBI Koichi, Sha Reiun, kodoku no sansui shijin (Xie Lingyun, le poete solitaire du paysage) , Kyiko Shoin, Tokyo,1983.

    22 Ace sujet, voir KAGURAOKA Masatoshi, ChUgoku ni okeru in'itsu shiso no kenky (Recherches sur la pense anachortique en Chine) ,Perikansha, Tokyo, 1993.

    23 Extraits de Boisson V (Yinjiu wu), reproduit dans MATSUDA Shigeo et WADA Takeshi, To Enmei zenshU ((Euvres completes de Tao Yuanming), Iwanami, 1990, vol. 11, Tokyo, p. 142-143.

    24 Sur ce rapport topos/chOra, voir coumene, op. cit. Dans la Physique (212 a 20), Aristote dfinit le lieu (topos) COrnme la limite immobile irnmdiate de l'enveloppe [de la chose] (to tou periechontos peras akinton proton). C'est la bomer la substance asa propre identit. Au contraire, la chOra (champ, milieu) dont Platon parle dans le Time apparait irrductible ala substance, mais sans l'exc1ure. Ni on (etre absolu) ni gensis (etre relatiD, c'est un troisieme et autre genre (triton alZo genos, 48 e 3), qu'on ne peut saisir que par un raisonnement btard (logismo tini nothO, 52 b 2).

    25 Mnmotechniquement, ce TOM peut aussi se lire territoire d'outremer ,c'est-a-dire le hors-monde de l'individu modeme (voir plus loin).

    26 Voire pres de deux millnaires, si l'on prend en compte les fresques hellnistiques (que les Romains poursuivirent a Pompi). Celles-ci sont composes de motifs picturaux (topia, au pluriel) drivs de motifs jardiniers, qui ne sont pas synonymes des amoenia de l'environnement, et les uns et les autres encore moins intgrs daos un concept de paysage. C'est bien plus tard que le grec modeme fera de topio une traduction de paysage . Je me spare sur ce point de l'interprtation de mon ami Alain ROGER dans son article La naissance du paysage en Occident , p. 33-39 dans Heliana ANGOTTI SALGUEIRO (dir.) Paisagem e arte, Comite Brasileiro de Histria de Arte, Sao Paulo, 2000, ou il juge que Rome a t la premiere socit paysagere daos l'histoire de l'humanit (p. 34). Je pense pour ma part que Rome ne prsente que les trois derniers criteres de l'existence du paysage, et en tout cas certainement pas le premier.

    27 Tbeses discutes dans MIYAZAKI Ichisada, Toyo no renesansu to Seiyo no renesansu (La Renaissance en Orient et en Occident), Iwanarni, Tokyo,

  • 65 64 Augustin BERQUE

    1995. TANAKA Hidemichi a notamment analys sous cet aogle Les Effets du bon gouvernement dans La Ville insoutenable, sous la dircction d'A. BERQUE, Ph. BONNIN et C. GHORRA-GOBIN, Belin, 2006, p. 251-256.

    28 Voir a ce sujet Henri de LUBAC, La Postrit spirituelle de Joachim de Fiore, l. De Joachim aSchelling, Le Sycomore, 1978.

    29 Par suffixation dans les langues latines (avec l'ajout de -age, -aggio, -aje etc. a pays, paese, pas etc.), par connotation dans les langues germaniques, Ol! un terme dsignant initialement une organisation territorialc (Landschaft, landschap etc.) en est venu a prendre le sens de paysage. En outre _ c'est une diffrence tres importante - ce terme, dans les langues latines, a d'abord dsign I'image d'un territoire, tandis que dans les langues germaniques il a d'abord dsign le territoire lui-meme. Cette diffrence n'est pas trangere a la propcnsion des cultures germaniques a naturaliser le sens du paysage, et celle des cultures latines a le culturaliser.

    30 Dominique ALLARD, Contemplatio mundi. Le paysage cosmique a la Renaissance , dans Paisagem e arte, op. cit., p. 65-72.

    31 Die Gegenstiinde kann ich nur nennen. Zeichen vertreten sie.lch kann nur von ihnen sprechen, sie aussprechen kann ich nicht. Ein Satz kann nur sagen, wie ein Ding ist, nicht was es ist. . Ludwig Josef WITTGENSIEIN, Tractatus logico-philosophicus, 3.221. Cit par Andr CORET, L'A-prhension du rel. La physique en questions, OPA, Amsterdam, 1997, p. 124. Le wie (cornment) de Wittgenstein quivaut a ce que j'appelle ici prdication (le rapport S/P) : c'est-a-dire la saisie de l'objet (S) en tan! que quelque chose (P) ; mais on aura compris que j'en tire des perspectives trangeres a la philosophie analytique.

    32 Adistinguer en principe de ho Pan, le dieu Pan avec ses pieds de chevre. 33 J'analyse cette universion daos coumene, op. cit. 34 Laissons les p(r)o(ph)etes nous dire l'origine de la matiere elle-meme. 35 Soit le tlescopage de weltlos (sans monde, comme les pierres) et de Lo

    sung (dissolution). Ce nologisme (si c'en est un) signifie a la lettre dissolution du monde , c'est-a-dire retoumer au niveau ontologique de la pierre (le physico-chimique de la pure matiere). Autres noms de ce meme principe : la logique de l'identit du sujet (Ol! S n'est jamais que S) et le mcanicisme (Ol! les memes causes produisent tcmellement les memes effets, comme dans le moteur a piston). Rappelons-nous la phrasologie mcanistique d'un Le Corbusier. La rvolution industrielle, qui introduisit dans le monde la srialisation du meme, fut la concrtisation dcisive de ce principe.

    36 Fran~ois DAGOGNET (dir.), Mort du paysage ? Philosophie et esthtique du paysage, Champ Vallon, Seyssel, 1982.

    37 Sur ce qui suit, je me rrere aGcorges GUSDORF, Le Savoir romantique de la nature, Payot, 1985.

    COSMOPHANIE ET PAYSAGE MODERNE

    38 Zur Farbenlehre (Pour une thorie des couleurs, 1810) est une rfutation de I'optique purement gomtrique de Newton, dont Goethe juge qu'elle ne rend pas compte de la ralit de la perception humaine.

    39 Ides pour une philosophie de la nature en introduction al'tude de cette science .

    40 Georges GUSDORF, op. cit., p. 20. 41 Sur ces questions, voir Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dpas

    sement de la modernit, Bruxelles, Ousia, Bruxelles, 2000, 2 volumes ; et plus spciaIement mon article La logique du Iieu dpasse+elle la modemit ? , p. 41-52 dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pense japonaise au XXe siec/e, Presses de l'Universit de Montral, 2002.

    42 Nishida Kitar zensha ((Euvres completes de Nishida Kitar), Iwanami, Tokyo, 1966, vol. XI, p. 403 et 457.

    43 Textes colligs daos Le Dbat, n 65,1991. 44 Voir Augustin BERQUE, Etre humains sur la Terre. Principes d'thique

    de l'coumene, Gallimard, 1996 ; et plus particulierement coumene, op. cit.

  • 156 John Dixon HUNT

    19 [bid., p. 152. 20 [bid., p. 151. 21 [bid., p. 152. 22 A comparer avec ce que dit aussi le marquis de Girardin, qui parle

    d' un inlret de composition qui puisse occuper l'esprit et I'imagination , dans De la Composition des Paysages (1777), Champ Vallon, Seyssel, 1979, p. 11.

    23 Voir HEELY, Letters on the Beauties ofThe Leasowes, Hagley and Enville (1777), Garland Press, New York, 1982 ; et mes cornmentaires sur ces lettres dans mon livre, The Afterlife ofGardens (Reaklion Books, Londres, 2004).

    24 The Art ofMemory, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1966. 25 ;:oir le numro spcial des Studies in the History of Gardens and Desi

    gned Landscapes, XXII 3 & 4 (2001). 26 Mark LAIRD, The Flowering of the English Landscape Garden. English

    Pleasure Grounds 1720-1800, Penn Studies in Landscape Architecture. Universily of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1999.

    27 Voir Bemard LASSUS, The Landscape Approach, Penn Sludies in Landscape Architecture, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1998.

    28 Marc TREIB, Constructing significance , Landscape Australia, 6 (1994), p. 31.

    29 Hans Georg GADAMER, Vrit et mthode. Seuil, 1976, chapitre 2, seclion B, n.

    30 Voir David DILLON, The FDR Memorial. Designed by Lawrence Halprin, D.C: Spacemaker Press, Washington, 1998.

    31 Tous les deux sonl exposs et illustrs dans le livre d'Udo WEILACHER, [n Gardens. Profiles of Contemporary European Landscape Architecture, Birkhauser, Basel, Berlin el Boston, 2005, p. 28-33 (pour Little Sparta) et 147-151 (pour le projet de Brgi). Il existe aussi une dition allemande de ce livre.

    32 The Origin of German Tragic Drama, Editions Verso, New York, 1977, p.45.

    LE CONCEPT DE STIMMUNG CHEZ CARL GUSTAV CARUS (1789-1869)

    \

    par Alain Deligne

    Devant un site, l'Allemand dit souvent pour dterminer l'effet produit : stimmungsvoll ! (quelle ambiance !). 11 dit Hi srem~nt

    ."

    quelque chose de juste, mais qui reste cependant imprci~_I,.a Stim~ mung (ambiance) P~~.!1!~.!EL~.f[e!JJ;W..1e.~-!~tE~!ct~stiq~es de'p00jet naturel : i~~es~~ite~;:,~abili~,_htro~~~Tt'1I faut donc prendre en compte la ralit composite"ae fii "Stimmung~s comment des lors analyser notre rapport au monde par l'intermdiaire de la Stimmung, cette part chappe ? Son caractere vague apparaitra encare mieux si 1'on oppose par exemple la Stimmungslandschaft (paysage...atooospbri'lwe) ala Symbollandschaft

  • 159 158 Alain DELlGNE

    du paysage. Le paysage existe en effet a la fa~on d'une entit une, alors que chaque lment vivant occupe en elle un lieu irrempla~able. On s'approchera convenablement de ce probleme de composition si l'on se dcide a voir dans le paysage un tout relationnel, organique, une totalisation au sens actif du terme. Chaque lment s'y trouve alors reconnu dans sa diffrence sur fond de totalit.

    Un deuxieme probleme tient au fait que, s'il est difficile de cerner la notion de paysage, c'est en partie pour des raisons d'ordre perspectiviste. Nanmoins, l'on sait suffisarnrnent ce qu'est le paysage pour pouvoir affirmer qu'il ne se rvele que s'il est apprhend a la bonne distance, ni de trop pres - auquel cas c'est le dtail dcontextualis que l'on per~oit alors - ni de trop loin, ou un survollui rendrait encore moins justice en le dpouillant de son autonomie2.

    Et troisiemement, par analogie avec la querelle des Universaux dont les gens se demandaient au Moyen ge s' ils se situaient in re, ante rem ou post rem, il faut poser le probleme du lieu du paysage. Ou est-il en effet: in re, in mente, inpictura (elle-meme fixe ou mobile) ou encore in verbis ? Poser la question revient a tablir la diffrence entre paysage rel (naturel, ou artificiel comme l'art des jardins), mental, peint-dessin-grav-film ou encore crit. C'est rappeler aussi que la matiere premiere du paysagiste est l'espace naturel et formuler, indirectement, la question complexe du statut de 1'image3 .

    Apres cette approche problmatique du paysage, j'en viens au phnomene de la Stimmung.

    Tentative de conceptualisation de la Stimmung

    L'imprcision de la notion avait dja frapp K.-P. Moritz (175.71793), qui la faisait driver de I,]J..r!!J!Jjfl!lung (sensation), la Stimmun.f; tant a ses yeux une sensation (~ trange.}

  • Finalit et motivation

    161 LE CONCEPT DE STIMMUNG CHEZ CARUS

    Eprouvement de la nature

    Or, cette conception de la nature oi! macrocosme et microcosme se rpondent trouve son fondement dans le passage suivant :

    Gravis le sommet des montagnes, contemple de la-haut [...) le spectacle glorieux qui s'ouvre devant toi ! Que1s sentiments s'emparebt alors de toi ? Tu te recueilles dans le silence, tu te perds toi-mme d~s l'infinit de l'espace, tu ~))Sle ca1meJimpide et]-puret envahir ~on tre, tu oublies ton moi. ~ n'es den, Di~!!~U.t::.J

    Le paysage se constitue atravers les cinq sens du sujet, lequel, dans 1'acte de voi!z.E.'eTl.!~pdre~ _, " ~ et de,humer, s'identifie a r5j.ll s'agit de osture polysesorfa'voque par Alain Corbin10 . Un sentiment de-prseIice'reeI dfinit 1'exprience unitive (Erlebnis) que 1'on fait de 1'espace. Mais ce n'est pas pour autant du panthisme. Carus a diffrenci ce terrne jug trop statique de 1' enthisme (terme employ al'poque, par exemple par Hegel et Schelling dans le dbat sur le spinozisme). A1'ide d'enthisme (ou encore"",..... sr de panenthisme) est le cene d'apparition du divin dans le temps ; seule une reconstruction gntique peut nouS Y sensibiliser. Pour dcrire le