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CRAI 2012, II (avril-juin), p. 1147-1157 1. Ce texte est la version abrégée d’un article qui sera inséré dans la publication des contribu- tions présentées à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, lors de la journée d’études consa- crée à « Quelques aspects de la production artistique de l’Égypte tardive », le 15 juin 2012. 2. Cf. K. Bosse, Die menschliche Figur in der Rundplastik der ägyptischen Spätzeit von der XXII. bis zur XXX. Dynastie (ÄgForsch 1), Glückstädt-Hambourg-New York, 1936, p. 7 ; B. V. Bothmer, Egyptian Sculpture of the Late Period 700 B.C. to A.D. 100 (cat. d’exp. Brooklyn, 18 octobre 1960-9 janvier 1961), Brooklyn, 1960, p. XXXV-XXXVII ; O. Perdu, Les statues privées de la fin de l’Égypte pharaonique (musée du Louvre), I, Paris, 2012, p. 23. 3. Voir notamment les cinq stéléphores signalées dans la note suivante, dont les textes et/ou les représentations mettent le propriétaire en situation d’orant, ainsi que la sistrophore évoquée infra, p. 1149. COMMUNICATION DES STATUES D’ORANTS DANS LES TEMPLES AUX ÉPOQUES TARDIVES, PAR M. OLIVIER PERDU Les statues privées livrées par les temples aux époques tardives sont non seulement nombreuses mais variées 1 . Si la façon dont nous les classons rend parfaitement compte de la diversité de leurs atti- tudes 2 , elle est en revanche incapable de nous informer sur le sens que les Égyptiens attribuaient à ces différentes poses et, au-delà, sur le rôle qu’ils entendaient grâce à elles donner à leurs effigies. Le cas des statues d’orants est à cet égard significatif. Il est en effet impos- sible d’en soupçonner l’existence à travers nos catégories statuaires, tant leur définition tient plus d’une approche descriptive qu’analy- tique des œuvres. Des effigies représentant leur propriétaire en adoration sont pourtant repérables ; aux indices livrés par leur aspect s’ajoutent ceux tirés de leurs inscriptions qui nous prouvent qu’elles étaient bien considérées comme telles à l’origine. Leur inventaire s’inscrit dans la suite de quelques exemples relevés au Nouvel Empire 3 , contribuant ainsi à mettre en lumière un aspect jusqu’à présent méconnu des statues privées de temples. Statues stéléphores Nos témoignages comprennent un certain nombre de statues stéléphores. Ces monuments, avant de faire leur entrée dans les

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Statues orants

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CRAI 2012, II (avril-juin), p. 1147-1157

1. Ce texte est la version abrégée d’un article qui sera inséré dans la publication des contribu-tions présentées à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, lors de la journée d’études consa-crée à « Quelques aspects de la production artistique de l’Égypte tardive », le 15 juin 2012.

2. Cf. K. Bosse, Die menschliche Figur in der Rundplastik der ägyptischen Spätzeit von der XXII. bis zur XXX. Dynastie (ÄgForsch 1), Glückstädt-Hambourg-New York, 1936, p. 7 ; B. V. Bothmer, Egyptian Sculpture of the Late Period 700 B.C. to A.D. 100 (cat. d’exp. Brooklyn, 18 octobre 1960-9 janvier 1961), Brooklyn, 1960, p. XXXV-XXXVII ; O. Perdu, Les statues privées de la fin de l’Égypte pharaonique (musée du Louvre), I, Paris, 2012, p. 23.

3. Voir notamment les cinq stéléphores signalées dans la note suivante, dont les textes et/ou les représentations mettent le propriétaire en situation d’orant, ainsi que la sistrophore évoquée infra, p. 1149.

COMMUNICATION

DES STATUES D’ORANTS DANS LES TEMPLES AUX ÉPOQUES TARDIVES,

PAR M. OLIVIER PERDU

Les statues privées livrées par les temples aux époques tardives sont non seulement nombreuses mais variées1. Si la façon dont nous les classons rend parfaitement compte de la diversité de leurs atti-tudes2, elle est en revanche incapable de nous informer sur le sens que les Égyptiens attribuaient à ces différentes poses et, au-delà, sur le rôle qu’ils entendaient grâce à elles donner à leurs effigies. Le cas des statues d’orants est à cet égard significatif. Il est en effet impos-sible d’en soupçonner l’existence à travers nos catégories statuaires, tant leur définition tient plus d’une approche descriptive qu’analy-tique des œuvres. Des effigies représentant leur propriétaire en adoration sont pourtant repérables ; aux indices livrés par leur aspect s’ajoutent ceux tirés de leurs inscriptions qui nous prouvent qu’elles étaient bien considérées comme telles à l’origine. Leur inventaire s’inscrit dans la suite de quelques exemples relevés au Nouvel Empire3, contribuant ainsi à mettre en lumière un aspect jusqu’à présent méconnu des statues privées de temples.

Statues stéléphores

Nos témoignages comprennent un certain nombre de statues stéléphores. Ces monuments, avant de faire leur entrée dans les

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1148 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

4. Voir G. Legrain, Statues et statuettes de rois et de particuliers (CGC), I, Le Caire, 1906, p. 68-71 et pl. LXX-LXXI, no 42120 et 42121, et T. Säve-Söderbergh, Four Eighteenth Dynasty Tombs (Private Tombs at Thebes 1), Oxford, 1957, p. 35 et pl. LXIX-LXX.

5. Voir J. Vandier, Manuel d’archéologie égyptienne, III, Paris, 1958, p. 471-474, P.N.E. XVII, et, en dernier lieu, H. Wilbrink, dans Proceedings of the Ninth International Congress of Egyptologists, Grenoble, 6-12 septembre 2004, II, J.-Cl. Goyon – Chr. Cardin éd., (OLA 150), Louvain-Paris-Dudley, 2007, p. 1951-1957, indépendamment des multiples contributions où des exemples sont publiés.

6. Voir K. Jansen-Winkeln, Ägyptische Biographien der 22. und 23. Dynastie (ÄAT 8), Wiesbaden, 1985, p. 44-62, 452-461 et pl. 12-14, doc. A 4 ; H. Brandl, Untersuchungen zur stein-ernen Privatplastik der Dritten Zwischenzeit : Typologie, Ikonographie, Stilistik, Berlin, 2008, p. 56-57 et pl. 20, doc. O-3.2.

7. Voir K. Jansen-Winkeln, op. cit. (n. 6), p. 205-209, 552-555 et pl. 54-57, doc. A 18 ; H. Brandl, op. cit. (n. 6), p. 60-61 et pl. 24, doc. O-3.4.

8. Voir J. Leclant, Montouemhat, quatrième prophète d’Amon, prince de la Ville (BdE 35), Le Caire, 1961, p. 32-38 et pl. VI, doc. 5.

9. Monument dont la publication est prévue dans la prochaine livraison de mon catalogue consacré aux Statues privées de la fin de l’Égypte pharaonique du Louvre.

10. Voir M. Benson – J. Gourlay, The Temple of Mut in Asher, Londres, 1899, p. 360, XXVIII, et pl. XXVII, 4 ; L. Borchardt, Statuen und Statuetten von Königen und Privatleuten (CGC), IV, Berlin, 1934, p. 29.

temples dès la deuxième moitié de la XVIIIe dynastie4, sont précisé-ment apparus au début du Nouvel Empire pour immortaliser dans les tombes l’image du défunt levant les mains pour rendre hommage au soleil tout au long de son périple quotidien5. Avec la transformation de la plaque reliant les bras en stèle, cet aspect n’a cependant pas tardé à devenir moins perceptible, suivant une évolution dans laquelle prennent place nos exemples, qui n’en demeurent pas moins d’authentiques représentations d’orants. Ceux-ci se limitent à cinq, mais ils se répartissent sur l’ensemble des époques tardives :

– Période libyenne1. Statue du prêtre Nakhtefmout (Caire CG 42208)6

2. Statue du vizir Nakhtefmout (Caire CG 42229)7

– XXVe/XXVIe dynastie3. Statue du gouverneur Montouemhat (Caire CG 42237)8

4. Statue du prêtre Bentehhor (Louvre A 83)9 – Époque ptolémaïque5. Statue du prêtre Serdjéhouty (Caire CG 1020)10

Dans tous ces exemples, les membres supérieurs ne se contentent pas de soutenir la stèle placée devant le sujet. En la maintenant avec les mains tendues vers son sommet et non plaquées contre ses côtés, ils esquissent aussi le geste de l’adoration. Abstraction faite de la stèle, la statue peut ainsi passer pour une représentation d’orant, ce qui est d’autant plus net quand les mains ne la touchent que du bout des doigts (1 et 3-5). À une exception près, la volonté de montrer le

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DES STATUES D’ORANTS DANS LES TEMPLES 1149

11. Monument au moins présenté avec des illustrations dans E. R. Russmann (éd.), Eternal Egypt: Masterworks of Ancient Art from the British Museum (cat. d’exp. itinérante aux États-Unis, 1er mars 2001-4 janvier 2004), Londres-New York, 2001, p. 234 et 236-237, no 129.

12. Publiée par M. Marciniak, BIFAO 63 (1965), p. 201-207 et pl. XXI-XXIII, qui n’a cepen-dant pas relevé cet aspect.

propriétaire en train d’adorer est confirmée par le contenu des inscriptions. Si les textes ne mentionnent pas un hymne en lui en attribuant la récitation (1-3), ils insèrent au moins une allusion au fait qu’il est occupé à vénérer (5). Dans un cas (4), c’est le décor de la stèle qui vient expliciter la nature d’orant du sujet. Quand il s’agit de montrer le propriétaire tel qu’il est statufié, cet exemple choisit en effet de le représenter sous la forme d’un personnage avec les mains levées en adoration.

Statues présentant une figure divine

éventuellement dans un naos

Parmi les multiples statues théophores et naophores, certaines se distinguent par le fait que le sujet est représenté sous un double aspect : à l’image du personnage présentant une figure divine s’ajoute désormais celle de l’orant.

Statue du vizir Nespakachouty (Londres, British Museum EA 1132 + 1225)11

C’est d’abord le cas d’une statue du début de la XXVIe dynastie où la divinité est représentée par son symbole, en l’occurrence un emblème hathorique. Le plus remarquable reste néanmoins la façon dont cet élément se combine avec le personnage. Celui-ci ne le tient pas entre les mains mais se contente d’en effleurer le haut du bout des doigts. Ses membres supérieurs, légèrement levés avec les mains ouvertes vers le bas, adoptent ainsi une position qui fait surtout penser à un personnage en adoration. La perspective d’une effigie alliant à l’image du théophore celle de l’orant est confortée par l’appel aux passants gravé sur la partie antérieure de la base, le propriétaire du monument y étant présenté comme un « serviteur » – autrement dit comme un « adorateur » – de la divinité dont il frôle l’emblème. Cette interprétation peut en outre s’appuyer sur un précédent rencontré au Nouvel Empire, une autre sistrophore dont l’aspect et les textes démontrent déjà l’intention de figurer le proprié-taire autant en orant qu’en théophore12.

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1150 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

13. Voir Chr. Zivie-Coche, Statues et autobiographies de dignitaires : Tanis à l’époque ptolémaïque (Tanis, Travaux récents sur le tell Sân el-Hagar 3), Paris, 2004, p. 242-248 et 264-267.

14. Présentation, bibliographie et couverture photographique disponibles sur internet en se connectant à http://www.ifao.egnet.net/bases/cachette/?id=668.

Statue du gouverneur Panémérit (tête Caire CG 27493 + torse Louvre E 15683)13

Cette statue ptolémaïque (fig. 1), malgré son état très fragmen-taire, peut être rapprochée d’une série d’effigies en métal (fig. 2), ce qui permet d’avoir une idée précise de son attitude qui est en fait curieusement empruntée à cet ensemble. Comme on pouvait le supposer, la main gauche était ramenée contre le bas du torse pour soutenir la figure divine plaquée contre lui, alors que l’autre, suivant ce qu’indique le rapprochement, devait être levée en adoration. On retrouve ainsi l’image du personnage jouant à la fois le rôle d’orant et celui de théophore, même si les mains se répartissent cette fois ces deux fonctions au lieu de les assumer conjointement. Dans le cas présent, le thème de l’adoration apparaît d’autant plus important qu’il est celui sur lequel revient l’inscription de l’appui dorsal en commençant par prêter au propriétaire la volonté de vénérer la divi-nité dont il tient la représentation.

Statue récupérée aux époques tardives (Caire JE 38602)14

Le troisième et dernier témoignage de cette série est une statue du Nouvel Empire remployée probablement au début de l’époque ptolémaïque. Initialement, il s’agit d’une simple statue d’orant semblable aux premières stéléphores de tombes, où le sujet appa-raissait clairement avec les mains levées en adoration, sans que la perception de ce détail soit perturbée par l’insertion d’une stèle. C’est seulement au moment de sa récupération que le monument a pris son aspect actuel. À cette occasion, la réserve de matière aménagée entre les membres supérieurs pour les renforcer a en effet été mise à profit pour y creuser une niche abritant une image d’Osiris en haut relief, ce qui lui a donné l’apparence d’un naos. La statue est ainsi devenue une sorte de compromis entre l’orant et le naophore, suivant un processus confirmant la possibilité d’associer ces deux aspects sur un même support.

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FIG. 1. – Torse Louvre E 15683 (photo de l’auteur).

FIG. 2. – Statuette en métal Bruxelles, MRAH E.6824 (d’après B. Hornemann, Types of Ancient Egyptian Statuary, II, Munksgaard, 1957, fiche 325).

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1152 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

15. Cf. J. J. Clère, dans Artibus Aegypti : Studia in Honorem Bernardi V. Bothmer a Collegis Amicis Discipulis Conscripta, H. De Meulenaere et L. Limme éd., Bruxelles, 1983, p. 30-31.

16. Voir e. g. E. A. E. Reymond, From the Records of a Priestly Family from Memphis (ÄgAbh 38), Wiesbaden, 1981, p. 139 et pl. X.

17. Inédit seulement signalé dans O. Perdu, op. cit. (n. 2), p. 270 et 271, n. 25, qui est mainte-nant passé dans une collection privée.

18. Cf. Ph. Derchain, Les impondérables de l’hellénisation (MRE 7), Turnhout, 2000, p. 43 et 107, citant une inscription gravée sur une statue de temple où le locuteur, s’adressant à la divinité locale, dit : « j’ai érigé une effigie de mon père et une image de ma mère en bronze en train de t’adorer ».

Statues agenouillées avec les mains à plat sur les cuisses

Cette fois, il ne s’agit plus de cas particuliers mais de toute une catégorie statuaire correspondant aux effigies agenouillées avec les mains à plat sur les cuisses. Si banale que leur attitude puisse paraître tant elle est simple, elles ne se sont multipliées qu’à la XXVIe dynastie et durant le court moment où cette période a plus tard inspiré la production artistique. En se fondant sur des scènes où cette pose est réservée à des personnes confrontées à une autorité comme un roi ou une divinité, on a proposé de voir dans de telles statues des représentations exprimant « l’adoration dans une crainte respec-tueuse »15. Cette éventualité peut désormais être admise dans la mesure où nous disposons d’exemples où le personnage ainsi figuré est accompagné d’une légende précisant qu’il est censé « adorer le dieu quatre fois »16. Dans la statuaire, il existe en outre un exemple où la pose agenouillée avec les mains à plat sur les cuisses est asso-ciée à la représentation d’un personnage auquel ses inscriptions attribuent la récitation d’un hymne17.

Au terme de cet inventaire, on peut admettre que les témoignages, à défaut d’être plus nombreux, ont au moins le mérite d’être très significatifs. Ce qu’ils nous disent sur la présence dans les temples de statues devant être perçues comme des représentations d’orants est d’autant moins douteux que les textes égyptiens s’en font eux-mêmes l’écho18. Par ailleurs, nous devons aussi reconnaître que si nos statues sont limitées en nombre, elles ne sont pas pour autant les seules où le propriétaire apparaît comme un adorateur de la divinité locale. À ces véritables effigies d’orants, qui expriment l’adoration à travers la ronde-bosse, il faut en effet joindre celles autrement plus nombreuses qui pourraient être définies, afin de les distinguer des précédentes, comme des représentations virtuelles d’orants. Ce sont toutes ces statues qui font de leur propriétaire un orant par le biais de leur décor et/ou de leurs inscriptions, qu’elles insèrent un tableau le

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19. Voir M. el-Saghir, Das Statuenversteck im Luxortempel (Zaberns Bildbände zur Archäologie 6), Mayence, 1992, p. 35-40.

montrant en adoration ou un hymne dont elles lui imputent la récita-tion. Il s’agit donc d’un ensemble assez important dont la nature permet de faire un rapprochement avec une autre catégorie d’objets consacrés par les particuliers dans les sanctuaires, celle des figures de dévots entrant dans la composition de groupes, confrontées à des figures divines. L’intérêt d’une telle comparaison n’est pas moindre dans la mesure où, en aidant à clarifier le sens des attitudes adoptées par les statues privées de temples, elle conduit à revoir la manière dont nous les percevons.

ANNEXE CONCERNANT LE PROCÉDÉ DU RETOURNEMENT

Les travaux menés indépendamment par M. Christophe Barbotin sur la statuaire du Nouvel Empire et par M. Olivier Perdu sur celle des époques tardives se sont rejoints sur l’identification d’un procédé surtout employé dans la grande ronde-bosse en pierre qui explique certaines statues réunissant deux sujets tournés dans la même direc-tion. Comme on pourrait être tenté de l’invoquer pour expliquer les orants présentant une figure divine de même n’importe quelle théo-phore ou naophore, il importe de faire une mise au point sur l’oppor-tunité d’une telle éventualité.

Ce qui peut être défini comme le procédé du retournement concerne les représentations confrontant une figure à une autre, le cas le plus typique étant celui réunissant un vivant (roi ou particu-lier) et une divinité. La statuaire pharaonique compte des exemples de face à face parmi les grandes effigies en pierre, l’un des plus spectaculaires étant ce groupe récemment découvert dans la cachette de Louxor où Horemheb offre deux pots nou à Atoum, l’un étant agenouillé et l’autre assis sur un trône19. De tels monuments restent néanmoins assez rares, ce qui s’explique non seulement par les diffi-cultés posées par leur réalisation, mais aussi par les problèmes de solidité occasionnés par leur aspect. Ce sont précisément ces incon-vénients qui ont conduit les Égyptiens à concevoir le procédé du retournement, qui relève en fait d’une convention admettant qu’on représente deux sujets se faisant face en abolissant l’espace qui les sépare, ce qui permet d’aboutir à un ensemble à la fois plus simple à

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20. D’où précisément un risque de confusions entre les statues qui relèvent du procédé du retournement et celles qui n’ont aucun rapport avec lui. On a ainsi, à côté de vraies dyades, d’autres qui correspondent en fait à un face à face.

21. Voir M. Jørgensen, Catalogue Egypt II (1550-1080 B.C.) Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague, 1998, p. 80-81, no 20.

22. Néanmoins, cette interprétation mériterait au moins d’être formulée différemment si le personnage en tenue sacerdotale devait être identifié – comme l’a envisagé M. Jørgensen, op. cit. (n. 21), p. 80 – au fils du propriétaire, un prêtre d’Hathor présenté sur le devant de la base comme le dédicant du monument.

23. Voir B. V. Bothmer, Musée d’art égyptien ancien de Louxor : Catalogue (BdE 95), Le Caire, 1985, p. 42-43 et fig. 62-64, no 107.

24. Cf. H. Brunner, Die südlichen Räume des Tempels von Luxor (AVDAIK 18), Mayence, 1977, pl. 107.

25. Voir M. Hill, dans L’art égyptien au temps des pyramides (cat. d’exp. Paris-New York-Toronto, 6 avril 1999-22 mai 2000), Paris, 1999, p. 269-271, no 108.

26. Voir M. Seidel, Die königlichen Statuengruppen, I, Die Denkmäler vom Alten Reich bis zum Ende der 18. Dynastie (HÄB 42), Hildesheim, 1996, p. 92-93 et pl. 27, doc. 40.

exécuter et assez compact pour mieux résister. Pratiquement, cela revient à retourner l’un des deux sujets – généralement de 180° – et à le rapprocher de l’autre en le plaçant soit à côté de lui, soit devant lui, suivant des dispositions respectivement empruntées aux dyades et aux statues présentant des figures divines éventuellement dans un naos20.

Venue en complément de la communication de M. Olivier Perdu, celle de M. Christophe Barbotin a permis d’attirer l’attention sur quelques applications de ce procédé antérieures aux époques tardives. Elles concernent aussi bien des monuments privés que royaux, qui datent pour la plupart du Nouvel Empire. On a notamment le cas d’une statue-cube à l’avant de laquelle sont disposés un bassin et une table d’offrandes (Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek AEIN 661)21. Devant la représentation du propriétaire est plaquée celle d’un homme debout vêtu de la peau de panthère caractéristique des prêtres. Bien que celui-ci lui tourne le dos, nous pouvons en effet l’imaginer face à lui dans la mesure où il peut être perçu comme l’officiant assurant son culte posthume22. Après cet exemple où les partenaires du face à face sont l’un derrière l’autre, il est possible d’en mentionner un où ils sont cette fois l’un à côté de l’autre. Il s’agit d’une dyade (Louxor, J. 155)23 représentant Sobek, assis sur un trône, tendant le symbole de la vie à Amenhotep III debout à sa gauche, qui est la transposition en ronde bosse d’une scène où le roi serait confronté au dieu24. De cet exemple, on peut par ailleurs rapprocher un premier groupe associant à Sahouré la personnifica-tion de la province de Coptos (New York, MMA 18.2.4)25, et un second réunissant Sésostris Ier et Hathor (Caire CG 42008)26, qui révèlent l’ancienneté et la permanence du procédé.

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Les applications du retournement relevées par M. Olivier Perdu aux périodes tardives s’inscrivent dans le prolongement de celles des époques précédentes, même si elles sont un peu plus variées. On peut notamment évoquer le cas, lui aussi très significatif, d’une représentation du taureau Apis devant laquelle est agenouillé un porteur de table d’offrandes lui tournant le dos (Caire CG 683)27. Elle traduit en effet dans la statuaire le face à face illustré par une scène occupant le haut d’une stèle du Sérapéum (Louvre IM 3039)28, où un dévot à genoux devant ce même dieu lui tend des aliments entassés sur une table d’offrandes.

Néanmoins, les époques tardives apportent aussi des témoignages qui dissuadent de tenir pour des illustrations du procédé du retourne-ment les orants présentant une figure divine et, plus généralement, l’ensemble des théophores et des naophores. Il s’agit de groupes en métal qui confrontent des représentations de ce type à celle d’une divinité29, ce qui prouve que le partenaire du dévot n’est pas la figure divine qu’il porte mais bien la divinité devant laquelle il se tient. Cette conclusion est d’ailleurs en accord avec ce que les inscriptions des théophores ou des naophores nous disent de leur aspect en nous précisant qu’elles représentent leur propriétaire entourant de sa protection une image divine, sans qu’il soit question de face à face30.

** *

Le Président Jean-Pierre MAHÉ présente les observations suivantes :

M. Christophe Barbotin, après M. Olivier Perdu, vient de nous éclairer sur les origines et les raisons profondes de cette étrange transposition représentative, le « procédé du retournement ». Tout se passe comme si l’on voulait rendre à la représentation tridimen-sionnelle la même globalité qu’à l’image en deux dimensions, de telle façon que l’observateur, voyant de face tous les personnages, saisisse d’un seul regard la totalité de la scène.

27. Voir L. Borchardt, Statuen und Statuetten von Königen und Privatleuten (CGC), III, Berlin, 1930, p. 28 et pl. 125.

28. Voir J.-L. Bovot (éd.), Rendre visite aux Dieux : Pèlerinage au temps de l’Égypte pharao-nique (cat. d’exp. Puy-en-Velay, 6 juillet-11 novembre 2013), p. 98, no 44.

29. Voir e. g. H. W. Müller, ZÄS 94 (1967), p. 125-128 et pl. VI. 30. Comme cela a déjà été observé par H. Bonnet, MDAIK 17 (1961), p. 91-98.

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1156 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Puisqu’il s’agit surtout, dans ce colloque, des époques tardives, je me risquerai à rappeler ici la perception contrastée que les Grecs ont des hiéroglyphes et de leur propre écriture. Plotin (V, 8, 6) observe à ce sujet que « pour désigner les choses avec exactitude, les sages de l’Égypte n’usent pas de lettres dessinées qui se développent en discours et en propositions représentant des sons et des paroles ; ils tracent des images dont chacune est celle d’une chose distincte ; ils les gravent dans les temples pour désigner tous les détails de cette chose ; chaque signe gravé est donc une science, une sagesse, une chose réelle, saisie d’un seul coup, et non une suite de pensées comme un raisonnement ou une délibération ! C’est ensuite que, de cette sagesse où tout est ensemble, vient une image qui est en autre chose, toute déroulée, se formulant en une suite de pensées, qui découvre les causes pour lesquelles les choses sont ce qu’elles sont et fait admirer la beauté d’une pareille disposition ».

Au contraire du Logos des Grecs, qui se déploie en propositions successives, le signe hiéroglyphique révèle instantanément l’essence et l’idée de la chose. En cela, il s’adresse au Noûs, c’est-à-dire à l’intellect, l’intuition supérieure de l’esprit. En effet, comme l’écrit Hermès Trismégiste (Corpus Hermeticum XVI, 1), à qui M. Dietrich Wildung a fait allusion au début de sa communi-cation, « le logos (la raison discursive) ne s’avance pas jusqu’à la vérité. Mais le noûs est puissant (…) ; il embrasse d’une même vue tous les êtres ».

Voilà pourquoi, selon les Définitions d’Asclépius au roi Ammon, la composition originale des livres d’Hermès-Thot est « toute simple et claire », alors qu’une fois traduits en grec, ces livres deviennent tout à fait obscurs. Car « les Grecs n’ont que des discours vides, bons à produire des démonstrations : et c’est bien là toute la philosophie des Grecs, un vain bruit de mots. Quant à nous, nous n’usons pas de simples mots, mais de sons tout remplis d’effi-cace » (CH XVI, 1).

Philippe Derchain avait jadis attiré l’attention sur l’importance de ces textes, que j’eus aussi la chance, il y a trente-cinq ans, d’entendre commenter par Jan Zandee et Torgny Säve-Söderbergh. Leur mérite est de nous donner une interprétation (hermeneïa) hellénistique, c’est-à-dire une adaptation pédagogique de la culture égyptienne. Ils rendent ainsi accessibles au profane, dans un langage explicite, toutes sortes de données qui demeurent généralement implicites.

Il me semble que ce que Christophe Barbotin et Olivier Perdu nous ont exposé sur le « procédé de retournement » transpose à la statuaire

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ce que les philosophes grecs expliquent sur les hiéroglyphes. Je serais tenté de qualifier ces sculptures de « hiéroglyphes en relief ».

MM. Nicolas GRIMAL et Olivier PICARD, membres de l’Aca-démie interviennent également après cette communication.