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La grand' garde Sainte-Marie PÉGUY DEVANT METZ par M. André BELLARD Il aurait voulu de tout son coeur que chacun de ses pas retentît dans Fhistoire, comme résonne dans Vhistoire chacun des pas des soldats de la Grande Armée ; que chacun de ses pas laissât un souvenir dans la mémoire des routes et des hommes. J. et J. THARAUD, Notre cher Péguy. Quiconque emprunte la route n° 57 — la voie nationale de Metz à Besançon traverse Jouy-aux-Arches et se dirige vers Corny, ne tarde pas à voir se profiler au second plan, vers la droite de la vallée de Moselle, une haute croupe boisée aux contours arrondis en chapeau de gendarme, que l'on distingue mieux encore en franchissant la rivière sur le pont de Novéant ou quand, sortant du village en laissant sur la droite le parc repose Maurice de Brem, le compagnon de Barrés, on se porte vers l'ancienne fron- tière aux confins d'Arnaville. On se trouvera avoir parcouru de la sorte bonne part de ce val de Metz que Péguy scruta du regard, jusqu'au Saint-Quentin, dans la journée du 21 août 1914 qui devait marquer son extrême avance de soldat en direction de Metz. Accompagné d'une dizaine de volontaires, il était allé reconnaître cette croupe — le Châtillon de Vandières puis la doter d'un petit poste ; les cartes lui assignent des cotes variables, qui papil- lonnent de 327 à 332 m d'altitude \ 1. Le Châtillon de Vandières, planté maintenant de bosquets environnant des fri- ches, porte, en son point culminant, les ruines d'un blockhaus allemand édifié dans les temps qui suivirent la chute de Saint-Mihiel et qui se trouve marquer l'emplacement même d'où Péguy observa la vallée ; une embrasure béante surveille toujours les lisières nord du Bois-le-Prêtre de tragique mémoire. 1

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La grand' garde Sainte-Marie

PÉGUY DEVANT METZ

par

M. André B E L L A R D

Il aurait voulu de tout son cœur que chacun

de ses pas retentît dans Fhistoire, comme résonne

dans Vhistoire chacun des pas des soldats de la

Grande Armée ; que chacun de ses pas laissât

un souvenir dans la mémoire des routes et des

hommes.

J. et J. THARAUD, Notre cher Péguy.

Quiconque emprunte la route n° 57 — la voie nationale de Metz à Besançon — traverse Jouy-aux-Arches et se dirige vers Corny, ne tarde pas à voir se profiler au second plan, vers la droite de la vallée de Moselle, une haute croupe boisée aux contours arrondis en chapeau de gendarme, que l'on distingue mieux encore en franchissant la rivière sur le pont de Novéant ou quand, sortant du village en laissant sur la droite le parc où repose Maurice de Brem, le compagnon de Barrés, on se porte vers l'ancienne fron­tière aux confins d'Arnaville. On se trouvera avoir parcouru de la sorte bonne part de ce val de Metz que Péguy scruta du regard, jusqu'au Saint-Quentin, dans la journée du 21 août 1914 qui devait marquer son extrême avance de soldat en direction de Metz. Accompagné d'une dizaine de volontaires, il était allé reconnaître cette croupe — le Châtillon de Vandières — puis la doter d'un petit poste ; les cartes lui assignent des cotes variables, qui papil­lonnent de 327 à 332 m d'altitude \

1. Le Châtillon de Vandières, planté maintenant de bosquets environnant des fri­ches, porte, en son point culminant, les ruines d'un blockhaus allemand édifié dans les temps qui suivirent la chute de Saint-Mihiel et qui se trouve marquer l'emplacement même d'où Péguy observa la vallée ; une embrasure béante surveille toujours les lisières nord du Bois-le-Prêtre de tragique mémoire.

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Il y avait dix jours que, débarquant à Saint-Mihiel, le 11 août, le lieutenant Péguy avait exposé à ses hommes la mission du corps d'armée de Lamaze, à qui incombait la défense du secteur Saint-Mihiel—Commercy, précisant qu'il lui appartiendrait «. de parti­ciper vraisemblablement aux opérations du siège de Metz » ; nous devons la connaissance de ces propos à Victor Boudon, qui dès 1916 fit paraître ses mémoires « Avec Charles Péguy de la Lor­raine à la Marne », honorés d'une admirable préface de Barrés, et sans lesquels nous aurions toujours ignoré comment ce fut sous le ciel de Lorraine que Péguy vécut la plus grande partie de la campagne qui allait le conduire à sa fin héroïque, et comment il s'y montra hanté par l'idée et l'espoir d'une participation directe à la délivrance de Metz 2.

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Les sentiments que Péguy professait, dans le fond du cœur, à l'égard des provinces perdues, il les gardait en soi avec une ombra­geuse réserve — et qui nous dira pourquoi Emmanuel Mounier, son propre fils Marcel Péguy, Georges Izard publiant chez Pion en 1931 leur commune étude de « La pensée de Péguy », n'ont fait mention ni de la Lorraine ni de l'Alsace dans une table analytique qu'on pouvait imaginer exhaustive — à cause de quoi, sans doute, on trouvera en 1949, sous la plume de Jérôme et Jean Tharaud, qui pourtant les ont bien connus tous les deux, ces lignes écrites « Pour les fidèles de Péguy » et qui semblent opposer les espé­rances de Barrés à celles de Péguy :

« ...je pense que le patriotisme de Barrés a surtout eu pour subs­tance une idée de revanche et de revendication d'un territoire perdu. Rien de pareil dans Péguy. Trouverait-on seulement dans les «Cahiers» le mot d'Alsace-Lorraine ? »

2. Péguy appartint effectivement, et pour toute la durée de celle-ci, à l'armée de Lorraine, constituée sous le commandement du général Maunoury en fonction de l'instruction générale n° 1 de Joffre, en date du 8 août 1914. Nous rappellerons que cette dernière confiait à la l r e armée (général Dubail) l'attaque en direction Baccarat—Sarrebourg—Sarreguemines pour appuyer au Rhin le dispositif général ; à la 2e armée (général de Castelnau) l'attaque en direction Château-Salins—Sarre-bruck, et à la 3e armée (général Ruffey) la liaison entre les actions projetées sur la rive droite de la Moselle d'une part et au nord de la ligne Verdun—Metz d'au­tre part. Sous ce nom d'Armée de Lorraine avait été rassemblé en Woëvre un ensemble de divisions de réserve ayant pour expresse mission d'affranchir la 3e armée de tout souci du côté de Metz ; son commandant en chef, Maunoury, atteint le 27 décembre 1912 par la limite d'âge mais rappelé à la déclaration de

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Paroles imprudentes — et pourtant « felix culpa » qui nous amènera à tirer en pleine lumière la pensée de Péguy sur ce sujet, telle qu'on la trouve énergiquement formulée dans le 9e cahier de la 14e série des « Cahiers de la Quinzaine », intitulé « l'Argent (suite) » et qui parut en date du mardi 22 avril 1913, quelque quinze mois avant la guerre. Péguy s'y trouvait secouer vertement un brelan de beaux esprits qui, empressés à défendre, au moins en paroles, les peuples opprimés et notamment les nègres du Congo, avaient proféré qu' « il n'y a pas une question de l'Alsace-Lor-raine ». Oh certes ! il n'y aura nulle place pour la moindre équi­voque dans la véhémente prise de position de Péguy :

« ...je dirai toute ma pensée. Moi non plus je n'aime pas parle* des Alsaciens-Lorrains (ça se voit assez dans mes œuvres complètes), et je n'aime pas qu'on m'en parle. Quand on a vendu son frère, il vaut mieux ne pas en parler.

» Il y a dans les familles dq ces secrets honteux. » Et alors il vaut mieux se taire. » Ce n'est déjà, pas si brillant, ce que nous avons fait avec eux,

ce que nous avons fait d'eux. Et il n'y a pas à en être fier.

» Le fond de ma pensée, sur la question d'Alsace-Lorraine, c'est que je n'en veux pas aux Prussiens de les avoir pris. J'en veux à ces misérables Français qui les ont lâchés. Les Prussiens n'étaient que des soldats, des vainqueurs et des conquérants. Ils ont fait jouer la force, la force de la guerre, de la victoire, de la conquête. Mais je méprise et je hais, mais j 'en veux à ces misérables Français qui, pour avoir la paix, ont vendu deux provinces et ensuite sont allés pleurer à l'Assemblée de Bordeaux...

» Au lieu de continuer la guerre. Ce n'était pas seulement le droit, et le devoir, de continuer la guerre ; et une nécessité de pacte plus forte que tout. Nous savons aujourd'hui, nous savons très bien, et les historiens mêmes, les derniers informés, avouent que les Prus­siens étaient) épuisés et que c'était la victoire.

» Et nous savons aussi que c'était l'économie, que c'était l'épar­gne, ce qui revenait le moins cher et en hommes et en argent. On y épargnait d'abord une guerre civile, les trente mille hommes, les trente mille morts de la Commune ; et si on avait dépensé contre l'ennemi commun d'abord tout ce que ces deux moitiés de la France

guerre, avait prie à cœur, par un geste éloquent, d'accrocher à son dolman la médaille au| ruban vert et noir de deuil et d'espérance des combattants malheu­reux de 1870. L'Armée de Lorraine fut dissoute le 27 août 1914 — au jour même où Péguy a repassé la Meuse — et lei général Maunoury prit le commandement de la 6e armée : on y retrouvait la 55e division, où comptait le 276e.

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dépensèrent l'une contre l'autre ! Et on y épargnait ces quarante années de paix armée et de dénatalité.

» ...Autant! il est permis, autant il est beau, autant il est profond de demander par la prière le couronnement de fortune et ce sort des batailles qui ne réside que dans l'événement, autant il est stupide, et il est de désobéissance de vouloir que le bon Dieu travaille à notre place et d'avoir le toupet de le lui demander. Demander la victoire et n'avoir pas envie de se battre, je trouve que c'est mal élevé.

» ...J'ai horreur du lyrisme et du romantisme toujours. J'en ai encore plus horreur quand il s'agit de l'Alsace-Lorraine. Je ne com­prends même pasi que l'on ose en parler. Je ne comprends même pas que ΐοη puisse en parler. Il y a quelque chose de honteux à parler toujours de ces malheureux que nous avons abandonnés. La question n'est pas d'en parler, mais de les libérer. Ou puisqu'on a eu le cou­rage de les livrer et puisqu'on n'a pas eu le courage de les libérer, il vaut mieux se taire.

» ...J'ai horreur de l'éloquence toujours. Mais que dire de ceux qui font de l'éloquence dans cette malheureuse affaire où tout le monde est coupable et certainement criminel, dans cette malheureuse affaire où à l'origine il s'agissait uniquement de prendre les armes ou de ne pas les prendre.

» ...Sur ce que j 'a i dit de cette pudeur que nous devons avoir de parler dq l'Alsace-Lorraine, il n'y a rien de si odieux que ces pièces de théâtre que l'on se met à faire, où d'excellents comédiens maquillés en soldats reprennent les provinces annexées. »

Péguy avait déjà effleuré la question d'Alsace-Lorraine dans un « Cahier » précédent ; il le fit en ces termes :

« Le système de la paix à tout prix est essentiellement le système où l'honneur est moins cher que le jour. Il est pour le Droit contre1

la Force, quand la Force n'est pas forte. Si c'est un système de la peur, mon Dieu, je veux bien, mais qu'on le dise. Qu'on dise : Il n'y a pas de question d'Alsace-Lorraine parce que nous avons peur de l'Allemagne, de la force allemande. Et il y a une question de nègres de l'Angola, parce que nous n'avons pas peur de la force portugaise ! »

Cette fois-ci, il en était resté à l'ironie : on a vu avec quelle colère il en vint à considérer la brûlante question d'Alsace-Lorraine.

Mais, au reste, les «. Cahiers de la Quinzaine » n'ont-ils pas publié, de Georges Delahache, « la Carte au liseré vert », et du même auteur, « l'Exode », dont le bon à tirer fut donné par Péguy

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le 17 février 1914 et dont le chapitre consacré à Metz n'est pas riche de moins de vingt-sept pages au texte compact ?

Sept mois ne se seront pas écoulés que Péguy aura scellé de son sang la longue profession de sa fidélité.

Péguy est né en 1873. Son enfance s'est déroulée en ce climat de patriotisme blessé qui perdurait d'ailleurs, nous pouvons l'at­tester, aux premiers temps du XXe siècle. Sa mère, veuve depuis l'année même de la naissance du petit Charles, a rappelé avec quelle ferveur et combien souvent l'enfant aimait relire certaine lettre du 12 septembre 1870 dans laquelle son père, parti pour Paris dans les rangs des mobiles du Loiret, assurait voir s'ouvrir « le tombeau de la Prusse ». Et puis, il n'était pas loin de son berceau, ce champ de bataille de Coulmiers où, le 9 novembre suivant, la Fortune avait effectivement souri aux drapeaux de d'Aurelle de Paladines.

Retrouvons Péguy au dimanche 2 août 1914. « Il avait déjà revêtu — content Jérôme et Jean Tharaud — cet extraordinaire uniforme de lieutenant d'infanterie, que je lui ai vu quelquefois, et qu'il sortait tous les deux ans du poivre et de la naphtaline, pour le livrer pendant vingt-huit jours au soleil et à la pluie des manœu­vres 3. Sous ce harnais fatigué, défraîchi, dédoré, avec sa barbe et ses lorgnons, cet homme, qui était un soldat-né, avait un air si peu guerrier que dans sa compagnie on l'appelait le pion. L'esprit méticuleux qu'il apportait au service expliquait aussi ce surnom qu'on lui donnait sans défaveur, car les hommes, avec leur instinct rapide, ne se trompaient pas sur lui ».

Les hommes de sa chère 19e compagnie ! Ses hommes ! Comme il s'était affectionné à eux de son côté : « un tiers Parisiens, deux

3. C'est au cours des manœuvres de 1913 que fut prise la photographie tien connue qui nous montre Péguy à un an de sa mort — pantalon rouge et dolman noir — dans ce même uniforme qu'ont décrit les Tharaud et avec lequel il sera enseveli. Victor Boudon la révéla le premier en frontispice de son émouvant ouvrage, et l'illustration de la page précédente en a été tirée par montage sur la vue remar­quable de Sainte-Marie-aux-Bois due à l'obligeance et au talent de Maurice Ney.

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tiers Briards et Seine-et-Marnois ; je les connais tous de mes précé­dentes périodes », écrit-il le 7 août.

C'est trois jours auparavant qu'il les avait retrouvés à Cou-lommiers, et les Tharaud ont rapporté son départ de Paris en quelques mots qui font image : « Il regarda l'heure à sa montre. Toujours sa même montre d'argent (sa bonne grosse montre d'ar­gent que je lui connaissais depuis le temps de Sainte-Barbe), car il n'avait pas eu de quoi s'en acheter une en nickel. Il boucla son ceinturon, auquel pendait, je m'en souviens, un sabre de sous-officier ». Probablement quelque relique : le sabre modèle 1845, la plus belle lame de l'armée de terre, destituée par la République et affectée aux adjudants et aux sergents-majors après avoir été, jusqu'à l'effondrement du Second Empire, l'arme blanche des offi­ciers subalternes de l'infanterie.

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Le 276e régiment d'infanterie, son régiment, après un court arrêt à Bar-le-Duc, était donc arrivé, on le sait, le 11 août à Saint-Mihiel, après un harassant voyage de trente heures, et traversa la charmante petite cité sous les acclamations. Mais le premier regard de Péguy a été pour la Meuse, le fleuve johannique qu'il aura tant aimé, la Meuse qui longe ici précisément la voie ferrée :

Je m en vais m'essayer à de nouveaux travaux. Je πι en vais commencer là-bas les tâches neuves.

S'il fut hanté par cette réminiscence et combien opportune, nul ici-bas ne pourra le savoir. Tout aussitôt, c'est la marche vers Loupmont, à quatorze kilomètres vers l'est, qui se trouve affecté en cantonnement au bataillon de Péguy et ne sera atteint que vers le soir, après une marche pénible par une température écrasante, où Péguy se révèle : « Cet infatigable petit homme — écrit Victor Boudon — ne paraît pas sentir les morsures de la chaleur. Un mouchoir en guise de couvre-nuque, le képi rejeté en arrière décou­vrant son visage ruisselant de sueur, la pèlerine accrochée à son bras, son col de tunique dégrafé, une inséparable carte à la main, la carte de la frontière d'Alsace-Lorraine et d'Allemagne, Péguy marche de son pas saccadé et presque automatique, allant de la tête à la queue de la colonne, faisant deux fois le chemin ; il

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exhorte tout le monde de la voix, une voix aux intonations vibrantes et comme métallique, qui s'entend d'un bout à l'autre de la com­pagnie : « Allons, allons, les amis, un coup de collier, nous arri­vons ! ».

Le cantonnement à Loupmont durera cinq jours, cinq jours qui auront marqué dans la vie de Péguy de façon déterminante. En toile de fond, les menues servitudes familières aux soldats, selon le rituel ordinaire de garde des issues que barrent des charrettes, de patrouilles, excitantes en ceci que des uhlans ont été signalés battant l'estrade. Mais c'est de Loupmont que Péguy écrira : « Je vous dirai peut-être un jour dans quelle paroisse j 'ai entendu la messe de l'Assomption » — et le lendemain : « Un des meilleurs soldats de ma compagnie est un jeune capucin maigre accouru d'Italie à la première nouvelle de la mobilisation ; je le nomme aumônier de la compagnie et mon chapelain particulier». Victor Boudon nous apprendra d'autre part que « Loupmont possède un curé qui est bien le plus brave homme et le plus dévoué qui se puisse trouver. Vieillard courbé par le poids des ans, aimé à juste titre de tous les habitants, nous le rencontrons fréquement, dès l'aube, la hotte au dos, la binette sur l'épaule, allant cultiver les champs de ceux de ses paroissiens qui sont partis pour la guerre » 4.

Loupmont garde son mystère, scellé irrévocablement par la mort de Péguy — mais Marcel, son fils, pourra écrire : « La ques­tion de savoir si Péguy s'est confessé et a communié ne peut être historiquement résolue ; personnellement, j 'y vois de grandes vrai­semblances ».

Le jeune capucin, le « chapelain particulier » ? Les survi­vants de la section Péguy que j 'ai pu contacter n'avaient pu retrou­ver la trace du soldat Roussel, « de ce brave moine qui fut blessé près de Péguy, le 5 septembre 1914, à Villeroy » —»a bien voulu me faire savoir Victor Boudon, m'écrivant tant en son nom qu'en

4. Le voyageur qui, se rendant de Metz à Paris par voie ferrée, utilise le « raccourci de Lérouville », distingue facilement sur la droite dès la petite station de Rambu-court, et à quelque, cinq kilomètres à vol d'oiseau, le village de Loupmont, qui s'étire en plein midi au pied du « Mont », à moins de quatre kilomètres à la gauche de l'imposant mémorial américain du Montsec. Le village actuel, ravagé par deux guerres, n'a pas gardé intact le visage que lui connut Péguy ; nous avons toute­fois la chance de le retrouver dans un excellent document photographique : c'est, prise depuis Liouville par le Service géographique de l'Armée, la vue de Loup­mont et du Montsec encore chauve, qui constitue la première planche de l'album consacré par l'illustre géographe Emmanuel de Martonne aux Marches de l'Est, dans la série des dix Grandes régions de la France éditée par Payot en 1927.

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celui de son frère d'armes Tellier, et qui précise au sujet de Roussel : « Celui-ci était en effet frère capucin et nous le revoyons encore par la pensée, arrivant au Theil en costume de bure ; nous ne savons s'il était ordonné prêtre, mais je crois plutôt pour ma part qu'il était simple frère ». « Il s'agirait probablement du Frère Marc », me fit-on connaître de la Curie provinciale de Lyon, en s'excusant de ne pouvoir donner rien de plus que ces renseigne­ments vagues. J'ai dû en rester là.

*

Le 16 août, la 55e division fait à nouveau mouvement « pour se porter en avant, dans la direction de Metz dont il semble de plus en plus que nous allons entreprendre le siège », indique Victor Boudon. Par Varnéville et Woinville, le bataillon atteint Nonsard sous la pluie ; le chroniqueur observe que « la région est infestée d'espions » pour la plupart « fermiers établis dans le pays depuis des années et qui ne cachent nullement leur origine alle­mande », auprès desquels « dans leurs fermes perdues au milieu

Pris en Meurthe-et-Moselle par le photographe allemand Bensemann, établi à Mets (à qui incombe aussi la mention manuscrite), ce document manifeste la joie candide

avec laquelle s'effectuait, en août 1914, le « revoir » des envahisseurs avec leurs compatriotes précédemment installés en France.

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des bois, les uhlans » qui patrouillent trouvent éventuellement le vivre, le couvert et des renseignements. La température monte, et les gardes de nuit s'agrémentent de coups de feu...

Le 18, ordre de pousser de l'avant ; ayant quitté Nonsard, les quatre compagnies se rassemblent à Pannes d'où, toujours dans la perspective de progresser vers Metz, elles se dirigent sur Beney et de là atteignent Thiaucourt. Franchi le Rupt-de-Mad, on se porte à Viéville-en-Haye ; c'est de là que Péguy mènera son peloton à la Cabane forestière en lisière ouest de la forêt des Venchères. La journée du 19 s'y passe dans l'attente, l'oreille dressée au gron­dement lointain de la canonnade, car c'est pour nous Morhange en sa phase offensive... Dans la soirée, le peloton Péguy regagne le cantonnement de Viéville-en-Haye. C'est là qu'avant l'aube du 20 août l'atteint l'ordre d'aller occuper la ferme Sainte-Marie, qu'il gagne avec ses deux sections. La ferme est à l'abandon, les fermiers, des Allemands, l'ayant quittée précipitamment, et les chasseurs du 26e bataillon l'ayant mise à sac en représailles de ce que cette fuite a laissé supposer. Péguy y installe sa grand' garde et essaime des petits postes entre Viéville, Vilcey-sur-Trey, Prény et la Moselle, au-delà du cours de laquelle les Allemands occupent Vittonville et Champey.

La grand' garde Sainte-Marie ! La ferme n'est autre que l'an­tique et vénérable abbaye de Sainte-Marie-aux-Bois — Sancta Maria de Ν emore — fondée l'an 1126 par le duc de Lorraine Simon Yv

après qu'il eût reçu en son château de Prény saint Norbert en personne. Elle est odieusement profanée ; des porcs sont à l'engrais dans l'admirable nef du xne siècle ravalée de partout à des emplois sordides, et la petite chapelle latérale, sa cadette de quelque trois cents ans, n'est guère mieux traitée. De grands viviers maintenant asséchés évoquent le souvenir des austères moines blancs dont l'abs­tinence est perpétuelle, ces Prémontrés que saint Norbert a institués en 1120. Chose étrange, on se trouve là en terre messine, Sainte-Marie-aux-Bois ayant été édifiée sur une possession des abbayes de Saint-Pierre-aux-Nonnains et de Sainte-Glossinde de Metz.

Décidément, signes et intersignes se croisent et se nouent en ces lieux autour de Péguy qui, à deux semaines de sa mort, en sa grand' garde Sainte-Marie, se trouve vivre ici sa suprême retraite, « Péguy, pour qui le saint du calendrier était un personnage qui

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donnait à la journée sa couleur » au jugement des frères Tharaud. Péguy a reçu l'ordre de gagner Sainte-Marie à l'aube du 20 août. Et le 20 août, c'est la fête de saint Bernard, le héraut de la dévotion mariale à quoi tant de vers parmi les plus beaux ont attesté la ferveur personnelle de Péguy. Sa carte, son « inséparable carte » a bien suffi à lui révéler sous quel signe l'obéissance mil/aire vient de le placer ; la beauté de la façade romane lui en dit davantage, et le monogramme mariai qui orne le portillon de la grille du chœur et le devant d'autel de la petite chapelle achève de le fixer :

Nous arrivons vers vous du lointain Parisis

O reine voici donc après la longue route Avant de repartir par ce même chemin Le seul asile ouvert au creux de votre main Et le jardin secret où Fame s ouvre toute.

Ce qui partout ailleurs est la route suivie N'est ici qu'un paisible et fort détachement Et dans un calme temple et loin d'un plat tourment L'attente d'une mort plus vivante que vie.

Péguy, bien sûr, est aussitôt tout à son devoir d'état. Victor Boudon nous fait vivre les activités des deux sections, affairées au nettoyage du cantonnement, à l'installation des cuisines assurant

La petite chapelle de Sainte-Marie-aux-Bois (1955), que Péguy connut à peu près intacte.

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la nourriture de la grand' garde et des petits postes, établissant les divers services de surveillance dont un cordon de sentinelles, et sous la direction de Péguy creusant une ligne de tranchées. «En dehors des rondes et patrouilles — note Victor Boudon — les jours passés à la ferme s'écoulent, pour Péguy et les hommes du détachement, dans une douce quiétude et le repos bienfaisant des grands bois dont le silence n'est troublé que par le sourd et conti­nuel bourdon du canon ». Un émouvant graffite demeure, gravé soigneusement en capitales, à hauteur d'homme, au milieu de l'ar-cature gauche de la façade de l'abbatiale et que j 'y ai découvert le 7 août 1955, témoin des jours passés dans « une douce quié­tude » 5 :

P. M A R O T PARIS 1914

De Péguy, personne ne nous aura fait savoir si, selon le capi­taine Claude Casimir-Périer, il eut le geste qu'il aura la veille de sa· mort, dans le vieux couvent des bois de Saint-Witz, de « passer sa nuit à accumuler des fleurs au pied de l'autel de la Vierge »...

Mais sevré de nouvelles, et il en souffre, Péguy prodigue les courts billets qui sont dans sa manière à sa femme, à sa mère,

6. Dans sa lettre datée du 25 août 1955, le maire de Villeroy, auprès de qui je cher­chais des renseignements en vue du présent travail, me faisait connaître que « parmi les soldats du 276e inhumés à la grande tombe de Villeroy-Neufmontiers se trouve bien Marot L. et non P., même tombe que celle où repose Ch. Péguy, combat du 5 sept. 14 ». Et de son côté, Victor Boudon me marquait le 19 sep­tembre : « En ce qui concerne le soldat Marot, nous n'avons, ni Tellier ni moi, aucun souvenir d'un soldat de ce nom à la 19e Cie du 276e. Il est vrai que 41 ans d'éloignement effacent bien des souvenirs, mais néanmoins nous n'avons pu nous rappeler un camarade de ce nom. Peut-être était-il à une autre Cie du 276e ou même à une autre section que la nôtre. » On sait, par une lettre de Péguy à sa femme, publiée par Victor Boudon, qu'il avait en effet deux sections sous ses ordres à Sainte-Marie-aux-Bois : « ...j'y commande en chef depuis mardi un pelo­ton de 120 hommes ; nous sommes en petit poste gTand' garde au milieu des bois. » Quant à la divergence d'initiales de prénom, la plaque d'identité et toutes pièces officielles, très souvent, se trouvent ratifier une priorité d'état civil sans égard au prénom usuel. On peut rêver que Péguy aurai vu — et pris plaisir à voir — un soldat de son peloton graver ainsi, et « corner » à la date de son passage, la carte au p.p.c. de Paris, « ... ville de France la plus française, la plus profondément, la plus essen­tiellement, la plus authentiquement, la plus traditionnellement française ; une province à elle toute seule, une vieille province française » en visite en Lorraine un certain jour d'août.

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à ses amis — Mme Geneviève Favre 6, Mme Marcel Bernard, le pas­teur Roberty, Louis Boîtier. Il y respecte la consigne :

« Nous n'avons pas le droit de dire où nous sommes ; ces me­sures sont fort sages », et il marque seulement que ses hommes et lui se trouvent « cantonnés dans une grande ferme rectangu­laire au milieu des bois ». Par contre, en leitmotiv : « Vivons dans une sorte de grande paix » ; « une immense paix » ; « im­mense paix dans grande ferme abandonnée » ; puis « Nous sommes dans la main de Dieu » :

Nous voici parvenus sur la haute terrasse Où rieri ne cache plus Vhomme de devant Dieu Où nul déguisement ni du temps ni du lieu Ne pourra nous sauvere Seigneur, de votre chasse.

Que n'aurions-nous donné pour connaître le carnet de cam­pagne qu'on ne retrouva point sur le corps de Péguy, et sur lequel au témoignage du sergent Marouteau et de Victor Boudon « il écrivait chaque jour et régulièrement un compte rendu de sa jour­née, accumulant notes sur notes » ; quel parti n'avait-il pas dû tirer, en pareil temps et pareil lieu, de cette « immense paix »...

Le 21 août, Péguy prend en personne le commandement de la reconnaissance qu'il a ordre de pousser en direction de Pagny ; tâche non dénuée de péril puisqu'elle court le risque d'un affron­tement, à l'improviste, avec les forces adverses. Il la compose d'une dizaine de volontaires, sous-officiers et hommes de troupe, et alertant au passage le petit poste des « Quatre Chemins », il la mène au merveilleux belvédère du Châtillon de Vandières. Ce sera sa plus profonde avancée en direction de Metz. Metz dont il a tant

6. A celle-ci, Péguy marque d'autre part : « Il s'en est fallu d'un train que je ren­contre Ernest. Croyez-vous que le monde est petit. » Ernest, c'était Ernest Psi-chari, à qui — le billet est daté du 21 août — il reste alors un jour à vivre. Une vingtaine de mois auparavant, en décembre 1912, en tête de « D'appel des Armes », le lieutenant d'artillerie coloniale Psichari imprimait cette dédicace : « A celui dont l'esprit m'accompagnait dans les solitudes de l'Afrique, à cet autre solitaire en qui vit aujourd'hui l'âme de la France et dont l'œuvre a comblé d'amour notre jeunesse, à notre maître Charles Péguy ce livre de notre grandeur et de notre misère. » Psichari, petit-fils d'Ernest Renan dont il reçut le prénom, fut abattu sur sa pièce, son chapelet enroulé autour du poignet, le 22 août 1914 au combat de Saint-Vincent-Rossignol, près de Virton.

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rêvé, et entre autres choses berceau de ce Verlaine auquel il sait devoir tant : n'est-ce pas à la lecture que lui fit de « Sagesse » Simone Casimir-Périer, un soir de l'été 1911, qu'il fut soudaine­ment conquis par le mètre et les rimes de l'enchanteur messin, s'y essaya séance tenante et les adopta à jamais dans son œuvre à venir — la Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc, la Tapisserie de Notre-Dame et le grand poème Eve ?

Metz est là-bas, toutefois invisible au fond de sa vallée. Jumelles au poing, Péguy scrute les lointains de la Terre promise étendue au grand soleil d'été au-delà du trait éclatant de blancheur que forme le pont neuf de Novéant-Corny. Les vers de Verlaine lui remontent à l'esprit :

Patiente un peu, ma bonne ville.

Et, tout autour de lui, quel prodigieux spectacle : « Sur la Moselle — comme écrira Grosdidier de Matons, et nulle part aussi bien que du Châtillon de Vandières on ne les saurait contempler — deux ruines se font face, qui contiennent notre histoire : Mousson et Prény... Mousson c'est le berceau de la maison de Bar, Prény, principale résidence des ducs de Lorraine avant Nancy... »

Mais Mousson, en ce temps-là, c'est aussi l'effigie de « cette dame qu'il connaissait bien, qu'il avait toujours vue près de lui, la Pucelle d'Orléans » — nous ont dit les Tharand : Jeanne d'Arc haut dressée sur la tour de la chapelle castrale 7, et qui se profile dans le ciel, avec pour arrière-plan la longue croupe qui porte le village de Sainte-Geneviève. Quel rapprochement ; quelle tapisse­rie ! Jeanne d'Arc, sainte Geneviève, ses grandes amies :

L'autre est morte un matin et le trente dé mai Dans Vhêsitation et la stupeur publiques. Une forêt d'horreur, de haches et de piques La tenaient circonscrite en un cercle fermé

Et l'une est morte ainsi d'une mort solennelle Sur ses quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-douze ans Et les durs villageois, et les durs paysans La regardant vieillir Γ avaient crue éternelle...

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Au soir venu, Péguy fera occuper le Châtillon de Vandières 8

par un solide petit poste de dix hommes sous le commandement d'un sergent. C'est le 23 août qu'aura lieu la relève, UIÏ dimanche, et durant lequel « le canon tonne en rafales qui ébranlent l'air et font trembler le sol », écrit Victor Boudon. Je sais. C'est toute l'artillerie que Foch a rassemblée sur la rive gauche de la Meurthe à l'amont de Saint-Nicolas-de-Port. Elle m'a assourdi ; nous étions en soutien d'artillerie devant une batterie, non la moins enragée. Le futur vainqueur de la guerre prenait sa première revanche du coup dur de Morhange en écrasant les formations bavaroises aventurées sur le Rembêtant.

Sur le soir, un ordre est arrivé à la grand' garde ; le bataillon va se regrouper pour se porter sur Pont-à-Mousson. Il s'y rendra par Fey-en-Haye 9; la petite garnison du Châtillon de Vandières et le petit poste des « Quatre Chemins » l'ont rejoint en gagnant Vilcey-sur-Trey à travers bois ; Péguy et ses hommes, de leur côté, ont quitté Sainte-Marie, non sans regret.

7. L'album de Martonne, en sa planche 8, donne une excellente vue prise d'avion de la butte de Mousson, et qui met en valeur la chapelle à la tour surmontée de la statue de Jeanne· d'Arc par la duchesse d'Uzès, érigée en 1895 sur la tour de la chapelle castrale ; après avoir défié de 1914 à 1918 les tirs de l'artillerie allemande, elle fut atteinte et abattue lors des suprêmes engagements de 1944.

8. Victor Boudon notera que « cette heureuse décision a pour principal effet, en ras­surant les habitants de Vandières restés dans la petite ville, d'arrêter les quoti­diennes incursions des uhlans ». Les va-et-vient des 18 au 23 août dans le secteur de Villers-sous-Prény et Vandières n'auront que trop rendu aux habitants une confiance qui survivra à l'occupation par le 65e régiment d'infanterie bavaroise. Le 28 septembre 1914, les petits valets de la ferme de la Tuile —. deux enfants : les jeunes Périllat et Poussardin — leur compagnon Georges Dozard, 16 ans, de Villers-sous-Prény, qui ont cru pouvoir sourire devant l'embarras d'artilleurs embourbés, sont appréhendés ainsi que l'abbé Jules Mamias, curé de Vandières, et deux de ses paroissiens : le vigneron Henri Fayon et le cultivateur François Durand. Les six malheureux, par Pagny et Arnaville, seront emmenés sous pré­texte d'un transfert à Metz, puis entraînés dans la vallée du Rupt-de-Mad et, aux confins de Bayonville, en contre-bas du vieux chemin de Novéant, abattus le 29 septembre dans un petit verger de mirabelliers où un monument sobre et digne conserve la mémoire des « fusillés du Rupt-de-Mad ».

9. Au point précis où, ayant dépassé Fey-en-Haye, le bataillon mit le cap sur Pont-à-Mousson, s'élève l'auberge Saint-Pierre. C'est là que, trois semaines plus tard, le 14 septembre, un jeune lieutenant du 12e dragons engagera avec des uhlans un combat homérique au cours duquel, la poitrine traversée d'un coup de lance mais vainqueur de ses adversaires, il gagnera son premier grade dans la Légion d'hon­neur : c'était le futur maréchal de Lattre de Tassigny. Et à Pont-à-Mousson, Péguy aura mis ses pas dans les pas d'un autre lieutenant, du 4e hussards celui-là, et qui dans les années 1879-1880 avait scandalisé la petite ville par une « vie de désordre et d'excentricités » : Charles de Foucauld,. le futur et saint ermite de Tamanrasset, appelé à mourir lui aussi de la mort du soldat le 1e r décembre 1916.

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Dès le cours de la nuit, Pont-à-Mousson sera quittée à son tour, à marches forcées, par Montauville, Regniéville-en-Haye, Thiaucourt — que les Allemands occuperont sur les talons de la troupe en retraite — Beney, Saint-Benoît-en-Woëvre glorieuse encore des splendides bâtiments de sa célèbre abbaye 10, et où a lieu la grand' halte, Haumont, Lachaussée, Hadonville, enfin Jon-ville atteinte après une marche de près de 40 kilomètres et qui regorge de blessés frappés dans les contacts de la région d'Etain. Le 276e s'attend à être engagé dès le lendemain dans les opéra­tions vers lesquelles il se dirige avec un allant superbe, mais la division se replie non sans emmener quelques prisonniers. « Péguy comme nous tous, depuis la veille — note Victor Boudon — marche vaillamment de son pas régulier et cadencé ; il ne semble pas sentir la fatigue ; trempé de pluie et couvert de boue, il assure son dur service de surveillance, encourageant tout le monde par la parole et par l'exemple ; c'est merveille de voir l'entrain de cet homme ; il a plus de quarante ans cependant, et beaucoup d'entre nous, les jeunes, envient son endurance ».

Il reste à Péguy dix jours à vivre. Pour lui, ce n'est pas seu­lement sa campagne de Lorraine qui s'achève ; il n'est pas besoin de nombres astronomiques pour chiffrer celui des pulsations dont pourra battre encore ce cœur généreux avant le coup fatal qui va atteindre Péguy en plein front, en fin d'après-midi, le 5 septembre aux approches de Villeroy. Mais à l'aube de la victoire de la Marne.

10. Fondée à une date imprécise par les Bénédictins, auxquels les Cisterciens succé­dèrent vers l'an 1130, l'abbaye de Saint-Benoît-en-Woëvre avait été reconstruite sur plans nouveaux au XVIIIe siècle, dom Coli enei étant prieur, par les architectes Antoine Malbert et Jean Gautier. Les religieux furent dispersés par la Révolution, mais lorsque la grand' halte du 24 août 1914 donnera à Péguy l'occasion d'admirer l'abbaye, elle faisait encore « très grande figure avec sa majestueuse construction, ses communs demeurés à peu près intacts, ses jardins où l'on remarque les débris d'une ancienne splendeur ». Classée monument historique le 3 mai 1913, l'abbaye allait survivre dans son gros œuvre aux opérations de 1918, puis connaître une destruction prosque totale lors de celles de 1944. Le souvenir de ses splendeurs, restaurées assidûment depuis le Second Empire par ses propriétaires, se trouve conservé dans la belle étude qu'Henry Poulet a consacrée, entre autres vieilles abbayes de Lorraine, à Saint-Benoît en Woëvre dans le no 13 de la Revue Lorraine illustrée de 1912. Enfant du pays, né à Thiaucourt en 1874 (il mourra à Paris en 1941), Henry Poulet avait dans la même revue consacré une autre étude à Sainte-Marie-aux-Bois.

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C'est le 27 août, après avoir pris une nuit de repos à Saint-Maurice-sous-les-Côtes, que la 55* division, par la trouée de Spada, retrouve Saint-Mihiel, d'où après avoir pris cantonnement à Bislée elle ira s'embarquer en gare de Lérouville le 28 n .

De Bislée jusqu'à Lérouville elle longeait la Meuse...

Meuse, adieu, fai déjà commencé ma partance En des pays nouveaux où tu ne coules pas

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux Je ferai la bataille et passerai les fleuves

Quand nous reverrons-nous9 et nous rev errons-nous ?

11. Moins d'un mois plus tard, la poussée de puissantes formations allemandes parties notamment de Metz allait réaliser, du 20 au 24 septembre, la fameuse « hernie de Saint-Mihiel », mettant au pouvoir de l'ennemi la trentaine de localités qui avaient jalonné la campagne lorraine de Péguy. Il leur faudra attendre quatre ans la libération sous l'irrésistible offensive de septembre 1918, conçue par Foch et qui a peuplé de ses héros l'immense nécropole américaine de Thiaucourt. Le jour même où Péguy mourait à Villeroy, il avait fallu détruire trois arches du pont de Pont-à-Mousson pour entraver une progression allemande menaçant les approches nord de Nancy et que le bataillon de Montlebert acheva de stopper sur les hauteurs de Sainte-Geneviève.

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