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Épisode 3 : Un chant de Noël - Eklablogekladata.com/.../Ensemble-Layla-Episode-3-Anne-Rossi.pdfÉpisode 3 : Un chant de Noël La dernière note fila vers les étoiles, puis la tête

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  • Épisode 3 : Un chant de Noël

    La dernière note fila vers les étoiles, puis la tête du chanteur se reposa sur son bras. Nathandemeura immobile tandis que les applaudissements déferlaient. Le plancher sentait la poussière et lacraie. Comme chaque soir depuis la grande première, une semaine plus tôt, son personnage mouraitsur scène. Et comme chaque soir, il avait l’impression qu’un peu de lui-même mourait avec. « Tuprends tout cela trop à cœur », lui répétait Molly. Elle avait peut-être raison. Les réalisateurs luiavaient écrit un rôle sur mesure. « Personne d’autre que toi n’aurait pu l’incarner », avait dit Andy.Nathan doutait encore que ce fût un compliment. Boyd, son personnage, était trop à vif, tropémotionnellement perturbé pour qu’une personne saine d’esprit puisse s’identifier à lui. D’un autrecôté, Nathan n’avait jamais prétendu être sain d’esprit. Et de l’avis général, son interprétation étaitmagistrale. Comme aurait dit Molly, « tu transformes en or tout ce que tu touches ». Quand on savaitcomment avait fini le roi Midas, ce n’était pas forcément un sort souhaitable.

    Il se releva en entendant le rideau se fermer.– Où vas-tu ? lança Jacinda, sa partenaire à la scène, dans son dos.– Toilettes, répondit-il sans se retourner.Il allait manquer le premier rappel, mais tant pis. Personne n’oserait rien lui dire, de toute

    façon. Il portait le spectacle sur ses épaules, cela lui autorisait bien quelques caprices. La porte de laloge claqua derrière lui. Il la verrouilla avant de sortir son smartphone de son sac. 22 heures à NewYork, 4 heures à Paris. Le site de Link annonçait pourtant la sortie du premier extrait de leur nouvelalbum « en fin de journée », mais au début du spectacle, quatre heures plus tôt, rien n’était encore enligne. Les Français avaient une conception du temps bien à eux !

    Le téléphone s’alluma de lui-même sur la page du groupe. Nathan se retrouvait dans la positiondu fan, une étrange expérience. Son cœur accéléra quand il vit s’afficher l’icône du single. Enfin !Layla avait-elle choisi l’un des titres qu’ils avaient travaillés ensemble ? « So, You Can Dance »serait parfait pour un lancement. Mais le titre lui était inconnu. « I Remember ». Il se gratta le bout dunez. Cela ne lui disait absolument rien. L’index au-dessus du clavier, il hésita. L’écran du téléphoneétait trop petit pour lui permettre de regarder le clip dans de bonnes conditions. Mieux valait attendred’être rentré chez lui. Un tonnerre d’applaudissements lui parvint de la salle. Zut, les médias luitomberaient sur le dos s’il manquait les deux rappels. Sans parler d’Andy. Il cliqua rapidement surl’icône.

    La voix chaude de la jeune chanteuse monta du téléphone. Captivé, Nathan ne prit tout d’abordpas garde aux paroles. Ce n’est qu’après le premier refrain qu’il décida de recommencer du début.

  • Non. Il avait dû mal comprendre. Le téléphone lui échappa des mains. Recroquevillé sur lui-même, ilécouta la chanson parler d’une salle au néon rouge, de musique sans paroles, d’une guitare au vernisbleu, des cerisiers en fleurs, de la neige sur la ville et d’un ours en peluche rose.

    – Tu te souviens, chuchota-t-il.Pourquoi maintenant, près d’un an plus tard ? La mémoire lui était-elle revenue ? Ou avait-elle

    menti en prétendant avoir oublié ? Non, elle était sincère, il en aurait mis sa main au feu. Sinon, ellel’aurait confronté à son mensonge, quand il avait affirmé qu’ils n’avaient jamais chanté ensembleauparavant. Mais alors… Il secoua la tête. La pièce se mit soudain à tourner autour de lui. La fatigue,l’alcool, les médicaments, l’empêchaient de réfléchir. Des coups résonnèrent à sa porte. Secondrappel. Il avait encore un rôle à tenir. Encore un peu, avant de pouvoir rentrer dans son terrier, lécherses plaies comme un animal blessé. Et tâcher de comprendre quelque chose à cette histoire insensée.

    ***

    Un rayon de soleil filtrait à travers les volets. Layla leva une main pour le chasser, en vain. Ellese retourna, enfouit sa tête sous l’oreiller et s’efforça de rattraper le sommeil qui s’échappait. Troptard. Une délicieuse odeur s’infiltrait sous la porte de sa chambre. Layla détestait le goût du café,bien trop amer à son gré, mais son parfum constituait le meilleur des réveille-matin. Elle s’extirpa desous sa couette et faillit tomber de son lit. Quand ils avaient emménagé, elle avait insisté pour avoirun lit mezzanine – un caprice de petite fille. Mais au réveil, elle oubliait régulièrement où elle setrouvait, ce qui lui avait déjà occasionné quelques chutes. Elle parvint tant bien que mal à trouver laporte, tira sur le bas du T-shirt XXL qui lui tenait lieu de chemise de nuit, glissa le long de l’escalieret vint s’échouer tel un cachalot à la table de l’espace commun.

    – Salut, marmotte ! lança Noura de derrière le comptoir de la cuisine américaine.Layla agita vaguement un bras dans sa direction, le front posé sur le bois verni. Les gens

    capables de se lever frais et dispos après trois heures de sommeil étaient des extraterrestres. La roberouge vif de sa meilleure amie la moulait comme une seconde peau, nul cerne ne soulignait ses yeuxartistiquement maquillés et ses boucles noires rebondissaient sur ses épaules nues avec leur entrainhabituel.

    – Déjà dix mille écoutes depuis minuit, commenta Kassi d’une voix éraillée.Lui ne s’était sans doute carrément pas couché. Son T-shirt tire-bouchonnait sur son ventre plat

    et son treillis militaire avait glissé un peu plus bas que ne l’autorisait la mode, mais en dehors de ça,il paraissait prêt à entamer une nouvelle journée. Layla soupira. Seul Ilan était humain dans cettemaison. Layla voulut relever la tête pour lui répondre quelque chose du genre « tu vois que j’avaisraison », mais elle n’en avait pas l’énergie. Pas avant d’avoir avalé son demi-litre de théréglementaire. Elle entrouvrit les paupières juste assez pour laisser son regard errer sur le loft.Celui-ci avait englouti une bonne partie de son héritage. Mais il en valait la peine : une grandesurface rénovée aux portes de Paris qui leur avait enfin permis de prendre leur indépendance. En casde coup dur, elle pourrait toujours le revendre. Mais pour l’instant, le destin leur souriait. L’autrepartie de l’héritage avait servi à l’enregistrement de leur nouvel album – un double album, en réalité :d’un côté, les chansons anglaises, travaillées durant son séjour aux États-Unis, de l’autre, denouvelles chansons françaises et quelques reprises, pour plaire aux fans du premier album. Et aussi,

  • parce que le travail sur la partie anglaise s’était révélé bien plus difficile que ce à quoi elle s’étaitattendue.

    Ses doigts se refermèrent sur l’émail chaud de la tasse que Noura venait de glisser dans sa main.Un an, bordel ! Un an pour sortir « I Remember » ! Déjà, il avait fallu qu’elle aille le chercher dansses tripes. Ensuite, qu’elle se mette d’accord avec les frangins sur l’accompagnement. Et là… Pourdire la vérité, elle s’était montrée odieuse. Elle trouvait à redire sur tout, le rythme, la mélodie,l’interprétation. Son attitude avait jeté un sérieux froid sur les débuts de leur cohabitation. Jusqu’aujour où Noura s’était décidée à la prendre entre quatre yeux pour leur expliquer qu’ils n’étaient pasNoah et qu’elle ne pouvait attendre d’eux qu’ils travaillent exactement de la même façon.

    Oui, Noah. Elle n’avait parlé de Nathan à personne. Selon la version qu’elle leur avait servie,elle avait travaillé avec Noah. Comme aucun des frangins n’entretenait de contacts directs avec leNew-Yorkais, le mensonge était passé comme une lettre à la poste. Et donc elle avait fini paradmettre qu’elle leur en voulait de ne pas être Noah. Enfin, Nathan. La magie n’était pas la mêmequand ils travaillaient ensemble. Elle devait expliquer ce qu’elle voulait, les convaincre parfois. Ilsn’étaient pas toujours d’accord sur tout. Et Ilan, cet âne bâté, refusait tout net d’interpréter des duosavec elle. Il avait pourtant une voix magnifique. S’il avait voulu chanter, elle n’aurait plus eu qu’àreprendre sa guitare. Mais il préférait se contenter de gratter sa basse plutôt que d’occuper le devantde la scène. Bref. L’un dans l’autre, ils avaient donc accumulé les retards. Au final, ce n’était pasforcément une mauvaise chose. L’album avait eu le temps de mûrir. Ils l’avaient dévoilé peu à peulors de leurs concerts, attisant la curiosité des fans. Petit à petit, ils se faisaient un nom. Pas moins detrois propositions de contrat étaient tombées dans l’année, toutes refusées. Pour Kassi, vendre sesdroits revenait à vendre son âme.

    Mais cela faisait aussi un an, pensa Layla en avalant sa première gorgée de thé, qu’elle n’avaitpas eu de nouvelles de Nathan. Un an de perdu, quand elle aurait aimé courir le retrouver et se jeterdans ses bras, comme si elle était encore la petite fille de l’aéroport de La Guardia. Un an durantlequel elle avait eu l’impression de n’être que la moitié d’elle-même. Les derniers mots qu’il luiavait lancés étaient restés gravés en lettres de feu dans sa mémoire. « Pars ! » Si ça se trouvait, iln’écouterait jamais « I Remember ». Voilà pourquoi elle avait mis en place un plan B : des vacancesaméricaines pour tout le monde. Direction New York, but avoué : tourisme entre copains, but caché :retrouver Nathan. Link touchait bientôt au but : les concerts leur rapportaient de plus en plus d’argent.Avec les chiffres de vente de Side A/Face B, ils pourraient prendre la décision de se consacrerentièrement à la musique. Adieu études, petits boulots, futurs bureaux, bonjour rock’n’roll. Si Nicolese moquait complètement de l’avenir de sa fille, la nouvelle n’allait pas passer sans mal auprès desparents de Kassi, encore moins auprès de ceux d’Ilan. Voilà qui méritait bien de prendre un peu derecul avant de faire le grand saut, non ?

    En attendant, Nathan jouait dans le spectacle musical de Broadway le plus en vogue du moment,des records d’affluence après seulement une semaine d’exploitation. L’histoire avait l’air assezglauque, à ce qu’elle en avait lu, fortement inspirée du film Blade Runner. Le personnage de Nathanmourait à la fin. Les chansons extraites du spectacle étaient toutes du genre à vous donner envie desauter du premier pont venu. Alors pourquoi Nathan était-il allé se fourvoyer là-dedans ? Lescritiques encensaient son interprétation, et la prise de risque que ce changement représentait pour lechanteur, mais Layla était persuadée, pour sa part, qu’un rôle aussi sombre ne pouvait avoir qu’unimpact négatif sur le moral de son interprète.

  • Elle tendit la main pour chaparder un morceau du pain perdu que Noura venait de poser sur latable. Habiter avec une personne aussi douée pour la cuisine était une bénédiction. Même si celaimpliquait de s’occuper du ménage en échange. Layla souffla sur son morceau pour ne pas se brûlerla langue – il s’agissait quand même de son outil de travail – et laissa ses pensées vagabonder denouveau. Elle avait beaucoup réfléchi au traumatisme causé par sa séparation d’avec Nathan. À8 ans, elle avait eu peur pour elle, bien sûr : il était la seule personne stable dans son monde et ellel’aimait d’un amour absolu. Il avait remplacé dans son cœur Nicole – dont elle devinait déjàl’irresponsabilité –, le père qu’elle n’avait jamais connu, les frères et sœurs qu’elle n’avait pas euset même ses copains de l’école. Elle savait que sans lui, sa mère ferait de leurs vies à toutes deux unenfer. Mais elle avait aussi eu peur pour lui. Même à son âge, elle avait été capable de sentir lesfailles dans sa personnalité. Il veillait sur elle et elle veillait sur lui. Jamais ils n’auraient dû êtreséparés.

    – Layla !Elle sursauta. Le reste du pain perdu plongea dans sa tasse de thé.– Quoi ?– Je te parle.– Euh… Oui ?– Et tu n’écoutes pas.– Mais si.Kassi posa les coudes sur la table, le menton sur ses mains croisées. Il avait chaussé ses

    lunettes, seul signe apparent de fatigue chez lui. Les verres rectangulaires adoucissaient son image degros dur, lui donnant l’air de l’avocat que ses parents rêvaient de le voir devenir. Il la fixait par-dessus la monture. Layla se tortilla sur sa chaise. Ce genre de regard n’annonçait jamais rien de bon.

    – À quoi tu penses ?– Euh, à rien. Je suis pas bien réveillée.– Le succès de « I Remember » ne t’intéresse pas ?– Si bien sûr. Pourquoi tu dis ça ?Mais en même temps qu’elle prononçait les mots, Layla savait qu’elle mentait. Elle avait

    composé cette chanson pour une seule personne, et seule la réaction de cette personne lui importait.– Tu n’as plus autant la niaque, concernant le groupe. Tout le monde le sent.Layla croisa les bras en un geste de défense. Se sentant prise en faute, elle contre-attaqua :– Tu dis que l’album est mauvais ?– Non. Je suis sûr qu’il va cartonner. C’est toi qui m’inquiètes. Quand on fait ce genre de job, il

    faut y être à cent pour cent, OK ? Si tu ne t’éclates plus à chanter, autant arrêter tout de suite les frais.Kassi et sa psychologie de comptoir ! Layla glissa un regard noir à Noura. Ces deux-là avaient

    certainement comploté ce guet-apens ensemble. La batteuse n’avait eu de cesse de la convaincred’aller consulter un psychologue après son retour. « Tu as souffert d’une putain d’amnésie, pas de lagrippe ! Tu as besoin de voir un pro. » Mais pour quoi faire ? Si elle n’avait pas parlé de Nathan àses meilleurs amis, elle n’allait certainement pas se livrer à un inconnu.

    – C’est quoi ton problème ? attaqua-t-elle. Tout va bien, non ? Link devient ce que nous avonstoujours rêvé qu’il soit !

    – C’est-à-dire ?– Ben…

  • Bon, d’accord, avant New York, elle n’avait pas pour ambition de se hisser au niveau de BlueBell. Mais il fallait bien qu’elle rappelle son existence à Nathan !

    Nathan…Layla fixa le fond de sa tasse. Imbibé de thé, le pain perdu y formait une masse gélatineuse. En

    réaction, son estomac se gonfla. Kassi avait raison. Il avait raison, bordel ! Elle avait toujoursproclamé qu’elle chantait parce qu’elle aimait ça. Que même s’ils devaient rester un petit groupeinconnu, ce n’était pas grave tant qu’ils y prenaient du plaisir. Or, chacune de ses actions depuis sonretour de New York avait tendu vers un seul but : donner à Link le maximum de visibilité. Elle avaitremanié l’album pour mettre en avant les chansons les plus susceptibles de plaire à Nathan – et aussi,il fallait le reconnaître, de correspondre aux critères américains. En gros, tout ce qu’elle avait juré àThomas qu’elle ne ferait jamais parce qu’elle n’était pas comme lui. La tasse lui échappa des mainset alla se fracasser sur le sol de la cuisine.

    – Layla ?En un clin d’œil, Kassi avait repoussé sa chaise pour passer un bras autour de ses épaules. Elle

    appuya sa tête contre sa poitrine.– Tu as raison.– De quoi, princesse ?– Je suis comme eux. Tout pareil !– Comme qui ?– Thomas. Et même Nicole. Je ne voulais pas, je croyais que je valais mieux qu’eux, mais c’est

    vrai, au fond, je fais pareil.Les larmes montaient comme un torrent. Layla sentait leur brûlure derrière ses yeux. Elle appuya

    ses mains de toutes ses forces sur ses paupières.– Layla…, répéta Kassi, inquiet.Elle se tortilla pour échapper à son étreinte. Depuis son départ des États-Unis, dix ans plus tôt,

    elle n’avait plus pleuré. Cela ne servait à rien. Si elle cédait, elle redeviendrait ce paquet de nerfssanglotant, qui avait préféré effacer sa mémoire plutôt que d’affronter la douleur de la séparation.Plus jamais elle ne serait réduite à pareille impuissance.

    – C’est bon, dit-elle d’une voix sèche, haletante. Tu as raison. J’ai déconné.– Ce n’est pas ce que je voulais…– Si, c’est vrai ! Je dois… Je dois réfléchir.– Tu devrais surtout consulter un psychologue, commenta Noura en jetant les débris dans la

    poubelle.Toujours le même refrain ! Noura croyait que les docteurs étaient des sortes de magiciens.

    Qu’ils pouvaient effacer d’un coup de baguette magique l’absence d’une mère ou la perte d’un grandamour. Qu’aurait fait un psychologue pour elle ? L’écouter raconter ses souvenirs ? Non merci.Mettre des mots sur sa relation avec Nathan réduirait leur lien à pas grand-chose. Layla serra lespoings. Nathan était sa poussière de fée. Il était la raison pour laquelle elle aimait chanter en premierlieu. Elle ne voulait pas s’entendre dire que les fées n’existaient pas. Kassi et Noura ne pouvaient pasle comprendre. Elle s’éloigna de la table du salon et grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier.

    – Reviens ! cria Kassi. Où tu vas ?– Réfléchir.

  • Sa chambre se trouvait au fond du couloir. Au lieu d’y entrer pourtant, elle s’arrêta devant celled’Ilan. Aucun rai de lumière ne filtrait sous la porte. Elle tourna la poignée avec précaution. Uneodeur douceâtre flottait dans la pièce. Son cœur se serra. À cause de Nicole, elle avait toujoursdétesté l’alcool et les drogues. Elle avait trop souvent vu à quoi ceux-ci pouvaient réduire un êtrehumain. Alors oui, parfois elle exagérait, harcelant ses frangins dès qu’elle les voyait un verre à lamain. Cela n’avait pas empêché Ilan de s’adonner en cachette à divers psychotropes. Layla neparvenait pas à lui en vouloir. Si elle avait eu des parents comme les siens… D’accord, Nicolen’était pas exactement un modèle non plus. Mais au moins, elle lui foutait la paix. Ceux d’Ilanconfondaient enfant et marionnette. Ils l’auraient voulu à leur image. Cette perspective la fitfrissonner. Les Brunès pétaient plus haut que leur cul sous prétexte qu’ils avaient quitté la cité pour lazone pavillonnaire juste en face, mais ils demeuraient de gros beaufs, enfermés dans des convictionsaussi étroites que les toilettes du lycée. Elle referma sans bruit la porte derrière elle. Des vêtementssales jonchaient le sol. Elle les piétina pour rejoindre le lit.

    Ilan remua quand elle se faufila près de lui. Ses draps et ses cheveux étaient humides de sueur.Elle glissa une main dans la sienne.

    – Que…– C’est moi, Layla. Dors.Ilan soupira profondément et l’attira plus près de lui, son nez dans sa chevelure. Il ne poserait

    aucune question, Layla le savait. Elle se blottit contre sa poitrine, ferma les yeux et se concentra surl’écheveau de ses pensées. Il existait forcément un moyen de concilier ses sentiments pour Nathan,ses liens avec les frangins et ses ambitions pour Link sans que les uns ne nuisent aux autres. Etsurtout, sans oublier qui elle était.

    ***

    La nuit new-yorkaise était moite, l’air étouffant. Nathan suffoqua presque à la sortie descoulisses. Du temps de la plus haute gloire de Blue Bell, ils s’arrangeaient toujours pour partir àcette période. En Australie, par exemple. Il avait soudain envie de plages de sable blanc, désertessous un soleil pâle. Besoin de froid et de solitude.

    – Tu ne viens pas prendre un verre avec nous ? demanda Jacinda en se pendant à son bras.Il la repoussa sans ménagement. D’abord, il avait pour principe de ne jamais sortir avec une

    collaboratrice. Il préférait les filles qu’il n’avait aucune chance de revoir. Ensuite, elle n’était pas dutout son style. Grande et brune, de longs cheveux frisés, la peau mate : la ressemblance avec Laylaétait lointaine, mais néanmoins dangereuse. Aucune chance.

    – J’ai du travail.– Si tard ?Un sourire espiègle se forma sur les lèvres de Nathan en même temps qu’une célèbre comptine

    sur les enfants de la nuit. Il aurait adoré être un vampire. N’en possédait-il pas le charmelégendaire ? Se nourrir exclusivement de sang devait cependant devenir lassant, à la longue.Déstabilisée par le changement d’humeur, Jacinda recula. Assez pour lui permettre de s’engouffrerseul dans une limousine.

    Il n’avait même pas menti, pour une fois. Une chanson l’attendait chez lui. Thomas lui avaitdonné son feu vert la veille : puisqu’il était pris par la comédie musicale, le prochain album de Blue

  • Bell sortirait par petits bouts, morceau après morceau. Et pour une fois, au lieu de chanter ce qu’onattendait de lui, il écrirait ce qu’il pensait vraiment. Il ouvrit le minibar de la limousine pour seservir un verre. Sobre, il ne pourrait pas coucher son cœur sur le papier. Il avait besoin à la fois del’ombre de Boyd et de l’aide de l’alcool pour oublier que ce n’était absolument pas une bonne idée.Il ne vivait pas dans une fichue comédie musicale… Et pourtant. Il ne l’avait confié à personne, maisdepuis quelque temps, il avait la conviction qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre. Les plusgrandes stars n’étaient-elles pas mortes jeunes ? La perspective ne l’effrayait pas. Moins en tout casque celle de vieillir pour voir les fans se détourner peu à peu de lui. Partir auréolé de gloire, sipossible en scène, était la meilleure façon de tirer sa révérence.

    Mais avant cela, il lui fallait laisser un testament à la seule personne envers qui il ait jamaiséprouvé un amour sincère. Même si la nature de cet amour était un sujet dont il refusait de discuter.Bien sûr, il aurait pu l’appeler, après « I Remember ». Elle s’attendait sans doute à ce qu’il le fasse.Ou alors il n’avait rien compris au message, hypothèse plausible au vu de son talent pour lesrelations sociales. Il fallait aussi compter la lâcheté parmi ses tares : il n’avait pas osé. Peur detomber sur un des frangins, d’avoir des comptes à rendre. La musique était le seul terrain sur lequel ilse sentait en sûreté. En travaillant dur, l’album serait prêt juste au moment où son contrat pour lacomédie musicale prenait fin. Alors…

    La limousine s’arrêta dans la cour privée de son immeuble. Il remercia le chauffeur avant de sediriger vers son appartement. Les lumières s’allumèrent automatiquement à son entrée tandis que lespremières notes de « I Remember » s’élevaient. Les bouteilles d’alcool alignées sur la table basse sereflétaient dans la vitre du salon, surimposées au panorama de la ville. Nathan se laissa tomber sur lecanapé avec un sentiment de douce euphorie. Il aurait dû se laver, manger quelque chose et aller secoucher. Et tant qu’il y était, ouvrir le courrier accumulé sur le banc de l’entrée, répondre à lacentaine d’e-mails qui saturaient sa boîte et sortir un peu. Mais rien ne le rendait plus heureux, en cemoment, que la perspective d’une nuit blanche passée à saigner son cœur à la pointe du crayon.D’accord, l’alcool y était sans doute pour quelque chose. Il se servit un verre de chaque bouteille.Impossible de se souvenir qui lui avait offert ces coupes aux couleurs de l’arc-en-ciel. Molly, sansdoute. Ce n’était pas le genre de Thomas. Ou alors, l’un des innombrables fans qui inondaient lesecrétariat de Blue Bell Production de peluches, T-shirts loufoques, spécialités culinaires et autresfleurs séchées. En général, les employés se les répartissaient. Nathan détestait ces tentatives deformer un lien entre son personnage public et sa vie privée. Toutefois, les verres lui plaisaient. Del’écarlate au bleu roi, il en comptait dix. Avant la fin de la nuit, ils seraient vides et il tiendrait unenouvelle chanson.

    ***

    Allongée sur son lit, Layla enfonça les écouteurs dans ses oreilles. Le lecteur de musique selança sur la dernière chanson de Nathan. Une chanson d’amour : la nouveauté avait donné du grain àmoudre aux médias. On prêtait au chanteur une liaison avec sa partenaire à la scène, la belle JacindaGarmin. Pourquoi pas ? Ils formaient un couple magnifique à la scène, en tout cas. Layla avaitvisionné toutes les vidéos pirates du spectacle disponibles sur Internet. Elle connaissait les chansonspresque aussi bien que son propre album. Alors, elle se faisait sûrement des films en pensant que lemessage s’adressait à elle. Sa main droite se glissa sous son T-shirt, caressant sa peau du bout des

  • doigts. Fermant les yeux, elle invoqua le visage de Nathan juste avant leur baiser. Elle n’avait pasrêvé le désir qu’elle y avait lu alors. Quelle que soit la façon dont il l’avait considérée dans sonenfance, à cet instant, il la regardait comme une femme.

    Elle roula sur le côté avec un grognement de frustration. Son corps lui rappelait qu’elle étaitjeune, en pleine santé et soumise à la sollicitation quotidienne, ou presque, de mâles souhaitantpartager leur lit avec elle. Bien sûr, les frangins montaient la garde. Mais si elle l’avait vraimentvoulu, elle aurait bien trouvé un moyen de contourner leur vigilance. Elle l’avait souvent fait dans lepassé. L’envie lui manquait depuis qu’elle avait rencontré, ou plutôt revu, Nathan, et surtout depuisqu’elle connaissait la saveur de ses lèvres. Elle ne voulait pas de n’importe quel homme, elle levoulait lui, la douceur avec laquelle il aurait caressé sa peau, la tendresse dans son regard, dans lesmots qu’il aurait murmurés à son oreille. D’un coup de pied rageur, elle envoya sa couette valser parterre. Merde, à quoi lui avait servi de retrouver la mémoire ? Ah oui, elle savait à présent que sonamour pour Nathan avait des racines plus profondes qu’un simple engouement de fan : trop top ! Çalui faisait une belle jambe, à l’arrivée. Surtout quand il n’avait donné aucun signe de vie depuis plusde quinze mois. Elle avait aussi appris que Nicole s’était conduite comme une garce – rien denouveau sous le soleil. Que son père était une star du rock – sauf qu’elle avait juré de ne rien dire àce sujet. Et que son demi-frère était aussi con que sa mère biologique – il y avait définitivementquelque chose de pourri dans sa famille. Au final, ça n’avait pas changé grand-chose. Alors pourquoiavait-elle l’impression de ne plus savoir où elle en était ?

    Link décollait, c’était au moins une consolation. Mais ce n’était pas grâce à elle. Bon, d’accord,elle avait apporté l’argent et écrit les chansons. Et elle chantait aussi. Mais le gros du travail, lesrelations publiques, ce genre de chose, retombait sur les épaules de Kassi et Noura. Ilan semblaitretourner à ses vieux démons, et elle ne savait pas plus comment l’aider aujourd’hui qu’hier. Certainsjours, elle en aurait hurlé de frustration.

    – Stop ! grogna-t-elle en attrapant sa tignasse à pleines poignées.Si elle continuait ainsi, elle allait devenir dingue pour de bon. Elle devait tirer les choses au

    clair. Avec Nathan, pas avec un psy. Elle avait besoin de lui parler du passé. De savoir de quel œil ilavait vu leur relation lors de leurs retrouvailles et comment il la concevait aujourd’hui, un an plustard. S’il avait tiré dessus un trait définitif sur eux, ou si ce baiser avait eu une quelconquesignification pour lui. Heureusement, l’occasion se présenterait bientôt. Elle s’étira pour regarder lecalendrier punaisé au-dessus de son bureau : 6 décembre. Plus que dix jours avant le départ. Noël àNew York ! Elle n’en revenait pas d’avoir réussi à convaincre les frangins qu’il s’agissait d’unebonne idée. Ils ignoraient tout du climat local, pour sûr. Layla soupçonnait Kassi et Noura de vouloiravant tout éloigner Ilan de son environnement habituel, dans l’espoir que le dépaysement lui ferait dubien. Cela valait d’ailleurs aussi pour elle.

    Elle se redressa et remit de l’ordre dans sa tenue. Quelle que soit l’issue de leur séjour, elleirait mieux après. Elle saurait enfin si elle devait oublier ce merdier ou si elle pouvait espérer pourl’avenir. Les deux hypothèses avaient leurs avantages et leurs inconvénients. Une relation avecNathan serait forcément compliquée. Pour ne pas se compliquer la vie, elle aurait dû choisir l’oublisans hésiter. Mais elle savait que dans ce cas, il lui manquerait toujours quelque chose de précieux.Une chose sans laquelle elle ne deviendrait jamais une grande chanteuse, une chose sans laquelle lesmeilleurs moments conserveraient un arrière-goût de poussière. Une âme, en somme. Elle pouvaitsans doute vivre sans. Mais elle préférait de loin pouvoir vivre avec.

  • ***

    Noël approchait. Nathan avait toujours jugé cette période de l’année particulièrement stressante.Ses parents discutaient durant des heures pour savoir quel cadeau serait le plus approprié pour tellepersonne et finissaient toujours par lui offrir ce dont il avait le moins envie. L’intégrale des œuvresd’un écrivain mort depuis longtemps, un costume qu’il ne porterait jamais ou une sortie au théâtre.Depuis Blue Bell, il passait cette période de l’année seul, Thomas et Molly rentrant alors dans leursfamilles. Elle lui rappelait avec cruauté qu’il n’avait plus ni famille ni véritable ami. En réalité, iln’avait plus fêté Noël depuis le départ de Layla, bien des années auparavant.

    Le verre échappa à ses doigts pour rouler sur la moquette. Il n’esquissa pas un geste pour leramasser. Il buvait trop, il prenait trop de médicaments – certains pour dormir et d’autres contre lafatigue, certains pour le stress et d’autres pour se stimuler – et il ne dormait pas assez. Les dernièreschansons qu’il avait composées n’avaient ni queue ni tête. Des déclarations d’amour inarticulées.Thomas avait d’abord refusé de les sortir, avant de céder devant la pression des fans, avides denouveautés. Alors… Nathan se rassurait en se disant qu’il ne serait sans doute plus là pour voir lasortie de l’album. Sa disparition galvaniserait les ventes au-delà de tout ce que Thomas aurait puespérer, ce qui le consolerait sans doute beaucoup.

    Il s’allongea sur le dos, trop ivre pour trouver la force de regagner sa chambre. Un sapin deNoël occupait l’un des coins de la pièce. Son parfum de résine parvenait presque à couvrir celui del’alcool. Une marée de paquets emballés dans du papier brillant s’étalait à son pied. Nathan lescompta sans parvenir à tomber deux fois sur le même nombre. La veille, pris d’une fièvre subite, ils’était rendu dans les magasins pour acheter tous les cadeaux qu’il n’avait pas pu offrir à Layla,depuis ses 8 ans jusqu’à ce jour. L’espace d’un après-midi, il s’était senti mieux que jamais. Il avaitimaginé le visage de la jeune fille devant cette débauche de présents. Nicole n’avait pas dû s’enoccuper beaucoup… Puis, quand les achats avaient été livrés, il s’était remémoré leur baiser. SiThomas ne les avait pas interrompus, il n’aurait pas su s’arrêter. Il ne parvenait toujours pas à savoirs’il devait remercier son ami ou le maudire.

    Son imagination lui peignit le tableau d’un nouveau Noël en compagnie de Layla, mais Laylaversion adulte. D’une pression de l’index, il lança le dernier album de Link. Si seulement elle étaitlà… Il se l’imagina ouvrant les cadeaux. Se jetant à son cou pour le remercier. L’embrassant. Seslèvres s’entrouvrirent tandis que son bas-ventre se faisait lourd. Ce genre de fantasme était à la foisun délice et une torture. Il laissa ses doigts courir sur la peau dénudée de son ventre, maladroits.Aurait-elle été plus habile ? Avait-elle eu des amants ? L’idée le révoltait. Si elle était restée, l’andernier, il lui aurait appris… petit à petit… Non, c’était mal. Presque de l’inceste. Il se redressa ettâtonna à la recherche d’une bouteille.

    Avant de partir, il devait absolument mettre au clair sa relation avec Layla. Il n’en avait pas eul’occasion la première fois qu’elle était partie. Pas eu le courage la seconde. Il se souvenait de sonvisage quand elle avait quitté le studio. Elle était furieuse. Plus contre Thomas que contre lui, sansdoute, mais elle avait obéi à son ordre. « Pars. » Il ne lui avait même pas expliqué que c’était pour laprotéger. Il avait eu tort de croire que la musique pourrait encore l’aider dans cette affaire : presqueun an et demi plus tard, les choses n’avaient fait que se dégrader.

    La bouteille était vide. Il la reposa avec une grimace. Comment s’expliquer ? Layla se trouvaitde l’autre côté de l’Atlantique. Or, il ne savait même pas comment réserver un billet d’avion. Et il ne

  • parlait pas français. Bien sûr, il pouvait toujours demander au secrétariat de Blue Bell… mais alorsThomas serait immédiatement au courant et lui demanderait ce qu’il comptait faire, seul, à Paris.S’expliquer avec son leader était bien la dernière chose dont il avait envie. Cette histoire lui donnaitla mesure de son impuissance. Hors scène, il était aussi perdu qu’un enfant. La faute de sonentourage, peut-être, pour l’avoir toujours autant assisté, mais surtout la sienne, pour n’avoir pas suprendre en main les rênes de son existence.

    Pas d’explication en face à face donc. Il avait conscience de se retrancher derrière des excusesfaciles. En réalité, il avait peur de la réaction de Layla. La chanson ne disait pas la façon dont ellepercevait leur relation présente. Leur baiser, dans le studio, avait tout changé. Lui en voulait-elle, àprésent ? Son état d’esprit présent le portait à penser que oui. Sinon elle aurait cherché à le contacter,n’est-ce pas ?

    Une lettre alors. Écrire, c’était ce qu’il savait faire le mieux. Son regard erra un instant sur lesmurs couverts de ses mots. Oui, il lui écrirait. Un jour. Juste avant la fin, comme une forme detestament. Cela lui laissait plusieurs mois pour penser à ce qu’il voulait lui dire au juste. Ils neseraient pas de trop.

    ***

    Kassi se cramponnait à sa ceinture de sécurité comme si sa vie en dépendait. Layla se retenaitde rire devant ce grand gaillard terrorisé par une simple course en taxi. Kassi avait toujours détestéla vitesse. Plus jeune, il lui avait fait jurer de ne jamais au grand jamais monter sur une moto. Biensûr, elle ne s’en était pas privée, derrière son dos.

    – Bordel, grogna le guitariste. Je parie que ce tacot n’a même pas de pneus neiges.– Bien sûr que si, ils ont l’habitude, répondit Layla.Elle regretta aussitôt ses propos quand son frangin se tourna vers elle. Ses yeux sombres

    brillaient d’indignation sous le bonnet qu’il avait enfoncé jusqu’aux sourcils.– Comment ça, l’habitude ?– Ben, il neige beaucoup l’hiver, à New York.– Ah ouais ? T’aurais pas oublié de nous parler de ce détail, quand tu nous as vendu ton super

    plan pour les vacances ?– Quoi, c’est Noël, non ? Un Noël sans neige, c’est pas vraiment Noël !Kassi poussa un grand soupir et croisa les bras sur sa poitrine, résigné. Noura s’inquiétait de

    l’imperméabilité de ses escarpins en daim rouge. Ilan ne disait rien. Il avait à peine desserré lesdents depuis leur départ. Le front appuyé contre la vitre, il regardait défiler les rues enneigées. Laylase blottit contre lui dans l’espoir de lui communiquer un peu de sa chaleur. Si seulement le séjourpouvait lui changer les idées !

    En dépit des craintes de Kassi, le taxi rejoignit sans encombre l’hôtel qu’elle avait réservé àManhattan. Deux chambres et un salon équipé d’un coin cuisine, qui leur permettrait d’êtreindépendants tout en réalisant quelques économies : certes, ils avaient gagné plus que d’habitude cesderniers temps, mais ils étaient encore loin d’avoir un niveau de vie digne des plus grandescélébrités. Ils devaient encore rembourser leurs créanciers sur SingAlong, quant à l’argent del’héritage, il avait été investi presque en totalité dans l’appartement et l’enregistrement du dernieralbum.

  • – Merde, j’ai de la neige dans les godasses, grommela Noura en pataugeant dans la neige fonduedevant le perron. Mon royaume pour des bottes. Non, des après-ski. Étanches et fourrés.

    – Tu sais qu’ils n’en font pas à talons hauts ? la taquina Kassi.– Qu’est-ce que tu en sais ? Nous sommes à New York, chéri. Tout est possible.– On s’arrêtera sur le chemin de Broadway.Aller voir le musical de Nathan à la sortie de l’avion, en plein décalage horaire, n’était peut-

    être pas le meilleur plan. Mais Layla savait par expérience que le lendemain était pire encore etaprès, le spectacle marquait une pause pour les fêtes. Et puis, elle brûlait d’envie de revoir lechanteur de son cœur. Après, il lui faudrait trouver une excuse pour se rendre en coulisses, maisl’improvisation, ça la connaissait. Dans quelques petites heures, Nathan et elle seraient enfin réunis.Cela valait bien de supporter les taquineries des frangins.

    ***

    Nathan secoua le boîtier qui contenait ses pilules. Vide. Sa tête tournait et ses membres avaientla consistance du coton. Impossible de se souvenir à quand remontait son dernier repas. Ni quand ilavait dormi plus de deux heures d’affilée. Mais tout serait bientôt terminé. Plus que deuxreprésentations avant la trêve de Noël. Ensuite, il pourrait se retrancher dans son antre pour écriredes chansons et réfléchir à son testament pour Layla. Il eut une brève pensée pour les cadeaux au piedde son sapin ; elle n’aurait jamais l’occasion de les ouvrir. Que lui offriraient ses amis ? Sans doutedes choses plus appropriées que celles auxquelles il avait pu penser.

    Faute d’une meilleure drogue, il se servit une grande tasse de café noir. L’amertume le fitgrimacer et son estomac regimba contre le traitement. Néanmoins, il avait la tête un peu plus claire aumoment d’entrer en scène. La première partie du spectacle se déroula sans anicroche. Pas sameilleure performance vocale, mais assez pour faire illusion. Les choses se corsèrent aprèsl’entracte.

    Il crut d’abord qu’il y avait un problème d’éclairage. La scène s’obscurcissait. Les figurantsglissaient comme des ombres dans une atmosphère nébuleuse. Pourtant, personne ne réagissait.Nathan voulut demander à Jacinda ce qui se passait, mais leur passage arrivait. Le spectacle devaitcontinuer à tout prix. Il s’avança sur une scène de plus en plus sombre, avec l’impression qu’ilévoluait au ralenti, comme s’il était sous l’eau. Les sons eux-mêmes lui parvenaient étouffés,déformés. Toute la chaleur de son corps monta d’un coup à son visage. Ses joues brûlaient tandis queses mains étaient glacées. Il comprit que pour la première fois de sa vie, il n’aurait pas la force dechanter. Au lieu de se tourner vers le public, il voulut attraper la manche de Jacinda, pour la prévenird’improviser. Au moment où il pivotait, les lumières s’éteignirent d’un coup. Il se sentit partir enarrière, mais n’atteignit jamais le sol.

    ***

    Layla se leva avec un cri. Autour d’elle, la rumeur enflait. Kassi se redressa pour l’entourerd’un bras protecteur. Sur scène, les comédiens se rassemblaient autour du corps inerte du chanteur.

    – Lâche-moi !– Bouge pas ! Si la foule panique, ça va être le bordel.

  • – Mais…Son cœur lui criait que sa place était auprès de Nathan. Elle avait senti que quelque chose

    clochait dès le début du spectacle. Quelque chose dans sa voix, dans son attitude, elle ne savait pasvraiment. Et peu importait, au fond. Nathan avait besoin d’elle. Mais il ne suffirait pas, ce soir, depasser la porte d’une herboristerie chinoise.

    – Restez assis, s’il vous plaît, annonça le régisseur du spectacle tandis que le rideau serefermait.

    Kassi obligea Layla à se rasseoir. Elle obéit, le cerveau en ébullition. Que s’était-il passé ?Comment pouvait-elle rejoindre Nathan ? Les murmures couraient de plus belle dans la salle.Mécontents. Le spectacle s’était interrompu près de la fin : les spectateurs seraient-ils remboursés ?

    – Je dois y aller, dit Layla en se tortillant dans l’étreinte de Kassi.– Reste tranquille.– Non !Tout plutôt que de rester sans rien faire, sans rien savoir. Le régisseur parlait maintenant d’un

    malaise sans gravité. Il aurait dit la même chose en cas d’infarctus. Un autre chanteur allait prendre larelève, ce qui provoqua quelques sifflets. Les spectateurs étaient venus écouter Nathan Clarke, pasune pâle copie ! Quelques-uns commencèrent à quitter la salle, en dépit des injonctions dumalheureux régisseur. Layla s’arracha enfin aux bras de son guitariste et se jeta vers la sortie. Lesfrangins lui emboîtèrent le pas comme un seul homme, sous les protestations des spectateurs encoreassis. Elle se dirigea aussitôt vers la sortie du théâtre. Impossible, de l’intérieur, de pénétrer dans lescoulisses. Mais elle avait fréquenté assez de salles de spectacle pour avoir une idée de laconfiguration des lieux. Dénicher la sortie des artistes ne lui prit pas cinq minutes. Hélas, celle-ciétait surveillée par deux vigiles. Layla jura tout bas avant de s’arrêter, ce qui permit aux frangins dela rattraper. Kassi l’attrapa sans ménagement par le bras. Si elle ne l’avait pas mieux connu, sonvisage exaspéré au-dessus de son immense carcasse lui aurait fichu la trouille.

    – Enfin, mais qu’est-ce que tu fous ? s’exclama-t-il.– Je veux savoir ce qui s’est passé.– Comme tout le monde ! Pourquoi te laisseraient-ils entrer, toi ?Les sirènes résonnaient déjà. Ignorant la question de Kassi, Layla se dirigea vers les vigiles.

    Comme il fallait s’y attendre, ils lui barrèrent aussitôt la route. Elle leur adressa son plus beausourire. Parfois, le culot payait.

    – Excusez-moi, on m’attend à l’intérieur.– Avez-vous un pass ? grogna l’homme de gauche, son souffle montant en panache dans l’air

    froid.– Je l’ai oublié chez moi.– À d’autres, poulette, intervint celui de droite. On n’a pas le temps de jouer, dégage.Elle caressa un instant l’idée de leur jeter à la figure qu’elle était la sœur de Thomas Bradford.

    Ou la fiancée de Nathan. Cette idée la réchauffa. Elle sonnait tellement plus juste que la première !Mais ces crétins de vigiles ne l’auraient sans doute crue ni dans un cas, ni dans l’autre. Deux voituresde police freinèrent dans la rue juste à temps pour repousser les curieux qui commençaient às’agglutiner. Kassi tira Layla par le bras.

    – Viens maintenant, on gèle.– Attends !

  • Il avait raison : les températures chutaient brutalement avec l’avancée de la nuit. Le cerveau deLayla fonctionnait au ralenti. Si seulement elle avait su où ils allaient emmener Nathan ! Elleconnaissait si peu New York, au fond… Une minuscule lueur d’espoir se ralluma au fond de soncœur. Elle connaissait mal la ville, certes, mais elle avait eu un excellent guide à sa dernière visite.Noah saurait certainement où le chanteur avait été hospitalisé. Il était toujours au courant de tous lespotins concernant la scène musicale. Or, ils avaient rendez-vous avec lui pour un brunch le lendemainmatin. Elle s’arracha à l’attroupement qui commençait à se former.

    – Tu as raison, rentrons.– Pas trop tôt, grommela Noura.En dépit de l’épaisse doudoune et des bottes fourrées qu’elle avait achetées un peu plus tôt, elle

    paraissait frigorifiée. Son bonnet vert plaquait des boucles sombres contre ses joues bronzées. Kassipassa un bras protecteur en travers de ses épaules. Il avait voulu jouer les durs en conservant sonblouson en cuir et Dr. Martens, mais il devait commencer à le regretter. Seul Ilan paraissaitcomplètement insensible au froid, comme à tout ce qui l’entourait, d’ailleurs. Une mince pellicule deneige recouvrait ses cheveux, lui donnant l’air d’un vieil homme. Quand Layla glissa sa main dans lasienne, elle lui trouva les doigts gelés.

    Des flocons tourbillonnaient dans le ciel nocturne. Layla s’arrêta au milieu de la rue, la têtelevée vers les guirlandes. Malgré ses bottines en peau de mouton retournée, achetées un peu plus tôten même temps que celles de Noura, elle avait soudain froid aux pieds, comme si elle portait encoreles bottes en caoutchouc de son enfance. « Tu voudrais être mon frère ? » L’écho de la questionflottait par-dessus les musiques de Noël. À l’époque, elle n’avait aucune idée de ce à quoiressemblait une vraie famille. Ce qu’elle avait voulu dire, c’était : « Voudrais-tu lier ta vie à lamienne ? » Mais à cause de Nicole, leur histoire avait été brutalement interrompue. Layla se renditcompte qu’elle en voulait à sa mère. Elle avait toujours prétendu ne rien avoir affaire avec celle-ci,pour se protéger, mais depuis qu’elle avait retrouvé la mémoire, cette colère bouillonnait enpermanence au fond de son cœur et l’empoisonnait.

    – Demain, dit-elle sans regarder les frangins, j’aimerais aller au cimetière.– Au cimetière ? répéta Kassi, interloqué.– Woodlawn Cemetery, précisa-t-elle. Là où est enterré Nicholas Bradford.Elle ne parvenait pas à l’appeler « mon père ». Pas plus qu’elle ne pensait à Nicole comme sa

    mère. Mais elle commençait à comprendre qu’elle n’irait nulle part dans le futur avant d’avoir fait lapaix avec le passé. Et la part superstitieuse d’elle-même pensait que si elle faisait cet effort, iln’arriverait rien de grave à Nathan. Noura prit sa main libre pour la serrer fort. Elle eut néanmoins lebon goût de s’abstenir de souligner « Je te l’avais bien dit ».

    ***

    Une musique pop jouait en sourdine. Nathan s’arrêta un instant, les mains sur les tempes,concentré pour reconnaître le titre, sucré et vaguement écœurant. « You Are not Alone » : MichaelJackson, roi des musiques d’ambiance. En l’occurrence, le chanteur se trompait : Nathan étaitparfaitement seul dans ces longs couloirs blancs. Impossible de se souvenir comment il avait atterriici. Un centre médical, sans doute, à en juger par l’odeur d’antiseptique qui flottait dans l’air. Maisun centre médical désert ? Voilà qui était fort étrange. Sa poitrine lui faisait mal. Baissant les yeux, il

  • vit un trou béant à l’endroit où aurait dû se trouver son cœur. La panique le submergea malgré la voixde Michael qui continuait de le bercer. On ne pouvait pas égarer son cœur comme cela, si ? Il luifallait chercher de l’aide, et vite !

    Il poussa une première porte au hasard. Sa respiration se bloqua dans sa gorge quand il reconnutle salon de ses parents. La pièce ressemblait toujours autant à celle d’une maison témoin, aussipropre, bien rangée et dépourvue de vie. Son père leva à peine le nez de l’ordinateur posé sur sesgenoux.

    – Que veux-tu ?Il désigna sa poitrine d’un doigt tremblant.– J’ai toujours su qu’il y avait quelque chose d’anormal chez lui, commenta sa mère.Nathan recula précipitamment. Son cœur ne se trouvait pas ici, c’était certain.Retrouver le couloir aseptisé et la voix de Michael fut un soulagement. Il avança de quelques

    mètres avant de choisir une nouvelle porte. Si au moins celles-ci avaient comporté des indications !D’un autre côté, il ne savait pas au juste qui et où chercher.

    La deuxième porte s’ouvrit sur une scène anonyme. Des spots de lumière l’inondaient,l’empêchant de distinguer la foule. Nathan marcha jusqu’au micro. Des cris montaient jusqu’à lui.

    – Je t’aime, Nathan ! retentit une voix féminine.D’autres prirent le relais. Petit à petit, il commença à distinguer un carré de personnes, juste

    devant la scène. Des filles vaguement familières, qu’il avait sans doute mises dans son lit pour unsoir. « Si vous m’aimez, rendez-moi mon cœur ! » voulut-il leur dire. Mais aucun son ne monta de sagorge. Les filles s’impatientaient.

    – Chante ! cria l’une d’elles.– À quoi tu sers si tu ne peux plus chanter ? demanda une deuxième.La scène s’obscurcissait tandis que les tribunes se teintaient peu à peu d’une lueur sanglante.

    Nathan lâcha son micro et prit la fuite.Il se retrouva dans le couloir, haletant. Michael continuait de lui jurer qu’il n’était pas seul, mais

    il avait l’impression inverse. Frôlant le mur du bout des doigts, il poursuivit son chemin. Il marchalongtemps dans le couloir, effrayé de ce qu’il pourrait découvrir derrière les portes. Y avait-ilseulement une sortie ?

    Soudain, le mur qu’il effleurait se réchauffa sous ses doigts. Il colla son oreille à la porte.Aucun bruit ne filtrait, mais le bois était tiède à cet endroit. Il se décida à tourner la poignée. La portes’ouvrit sans bruit sur le studio de Blue Bell. Nathan sourit. Enfin, un endroit où il se sentait bien.Assis sur le canapé, Thomas et Molly se penchaient sur une tablette. Ils se tournèrent vers la porte àson entrée. Le visage de Thomas se durcit tandis que celui de Molly se remplissait de pitié.

    – Je ne l’ai pas, dit le guitariste. Désolé, Nathan. J’ai essayé, tu sais. J’ai vraiment essayé. Maisj’ai échoué. Tu es la seule chose dans ma vie que j’ai ratée.

    – Ne t’en veux pas, Thomas, dit Molly en posant une main sur le bras du guitariste. Le cœurmanquait déjà avant, n’est-ce pas, Nathan ? Il n’y avait rien à faire.

    Nathan les dévisagea tour à tour, incapable de parler. Molly avait raison, tout comme sa mère. Ilétait né sans cœur. Une erreur de la nature. Pourtant, il savait que quelqu’un, quelque part, pouvaitcombler ce vide. Le tout était de savoir qui, et où. Thomas prit sa guitare pour égrener quelquesnotes. Nathan fronça les sourcils. Ce n’était pas une chanson de Blue Bell, mais il reconnaissait lemotif mélodique. Ce titre appartenait au répertoire du karaoké. Il frappa ses mains l’une contre

  • l’autre en une réaction d’enthousiasme enfantin. Bien sûr ! Il recula vers la porte avec un gested’excuse pour ses comparses. Faute de pouvoir leur parler, il croisa les bras sur sa poitrine vide,leur promettant de revenir.

    ***

    Michael s’obstinait dans le couloir, mais la porte suivante apparaissait nettement, entourée denéon rouge. Nathan la poussa sans hésiter. La petite pièce du karaoké sentait la poussière, le jus delitchi et les chips à la crevette. Assise sur le divan défoncé, une petite fille s’époumonait de concertavec Michael. Elle tendit un micro à Nathan, sans même le regarder. Il le repoussa. Sa gorge étaittoujours nouée, muette. Une main posée sur l’épaule de la fillette, il lui désigna sa poitrine béante,espérant qu’elle comprendrait. Elle secoua la tête. Alors, il sentit le désespoir l’envahir. Si mêmeelle n’avait pas son cœur, personne ne l’aurait. Il serait condamné à vivre son existence entière avecce vide à l’intérieur de lui. Des larmes lui brûlaient les yeux. L’une d’elles roula sur sa joue commeune coulée d’acide. En l’essuyant d’un revers de main, il ramena ses doigts tachés de sang.

    – Ne pleure pas.La fillette lui caressa la tête d’une main légère.– Je n’ai pas ton cœur. Pas encore.Pas encore ? Nathan suivit son regard. Sur l’écran, la chorégraphie de Michael avait pris fin. Un

    roulement de batterie annonçait le début du premier morceau. « Oh ! je connais ça ! » voulut s’écrierNathan, toujours muet. Il avait écouté l’album en boucle pendant des heures. La petite fille pouffa derire.

    – Vas-y !Autour d’eux, la pièce se déformait. La chanson n’aurait pas dû exister à cette époque. L’écran

    s’élargit jusqu’à occuper la totalité du mur du fond. La silhouette d’une jeune fille s’y déhanchait aurythme de la musique. Nathan s’avança vers elle, fasciné. Les basses résonnaient si fort dans sapoitrine qu’elles imitaient le rythme d’un cœur. Il tendit la main. Celle-ci rencontra d’abord le vide etil vacilla. Puis des doigts chauds s’entrelacèrent aux siens. Il se hissa sur une estrade mouvante,baignée de musique. Un murmure s’échappa enfin de sa gorge :

    – Layla ?La jeune fille lâcha sa main pour nouer les bras autour de son cou. Il passa les siens autour de sa

    taille, savourant sa chaleur. Celle-ci se répandait peu à peu dans son propre corps, chassant ladouleur et la fatigue. Il avait l’impression d’avoir plongé dans un bain de jouvence. Ses lèvreseffleurèrent celles de Layla, s’en écartèrent comme sous l’effet d’un choc électrique, revinrent s’yappuyer plus fermement. Sa langue quémanda l’entrée à sa bouche. Le souffle de la jeune fille seglissa en lui, gonfla ses poumons, emplit sa poitrine d’un bien-être inconnu. Il la pressa plus fortcontre lui, persuadé qu’ils finiraient par fusionner pour ne former plus qu’un. Pourquoi portaient-ilsencore ces vêtements gênants ? Sous leurs pieds, la scène se transformait en un lit immense, lalumière s’adoucissait. La musique d’ambiance diffusait des chansons d’amour. Ses chansons d’amour.Il plia les jambes, entraînant Layla avec lui. Le baiser, en se rompant, lui arracha un gémissement defrustration.

    – Mon cœur…– Je suis là, souffla-t-elle. Je suis là.

  • Sa main droite vint écarter sa chemise pour se poser sur sa poitrine. Nathan écarquilla les yeux.Le trou béant s’était refermé. Et contre la paume de Layla, il sentait battre un cœur bien réel. La jeunefille couvrit son torse de baisers avant de s’attaquer à son ventre. Il gémit, les doigts plongés dans lamasse luxuriante de ses cheveux.

    – Layla…C’était une prière et un aveu, une déclaration et une supplique. Elle tira sur la taille de son

    pantalon, qui disparut comme par magie. Nathan se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger, braset jambes noués aux montants du lit par des rubans de soie. La langue de Layla glissa sur son aine,puis sur ses cuisses, tandis qu’une mèche de cheveux frisés venait taquiner son sexe dressé. Le cœurtout neuf, dans la poitrine de Nathan, accélérait, cognait à grands coups ; il le sentait devenir plus fortà chaque battement.

    – Layla ! cria-t-il au moment où elle le prenait enfin dans sa bouche.Il tira involontairement sur les rubans ; ceux-ci se dénouèrent dans un mouvement fluide puis

    ruisselèrent sur le lit. Nathan s’enfonça soudain dans le matelas devenu liquide.– La…L’eau s’engouffra dans sa bouche, le réduisant au silence, tandis que l’obscurité se refermait sur

    lui.

    ***

    – Allez. Je sais que tu sais.Perchée sur le bord de sa chaise, Layla mordillait l’extrémité de sa paille. Noah décapita son

    muffin d’un coup de dents avant de lui sourire, la bouche pleine. Layla s’empara du couteau au bordde son assiette pour déchiqueter sa tranche de bacon, imaginant qu’il s’agissait du cou de son ami. Àcôté d’elle, Ilan triait ses céréales avec un soin minutieux. Kassi et Noura avaient perdu le fil de laconversation dix minutes plus tôt, quand elle avait puisé dans les souvenirs de son enfance pours’adresser à Noah à un tel rythme et avec un accent si prononcé qu’il fallait avoir vécu à New Yorkpour comprendre. Elle n’avait aucune envie, pour une fois, que les frangins se mêlent de laconversation.

    – L’an dernier, il ne t’a pas fallu cinq jours pour capter les ragots sur mes leçons privées,argumenta-t-elle. Alors le nom d’un hôpital, c’est les doigts dans le nez pour toi, non ?

    – Tu vas t’attirer des ennuis.Parler la bouche pleine était une bonne tactique pour brouiller les écoutes. Layla entassa bacon

    et œufs brouillés sur une tranche de pain chaud, avant d’en pousser la moitié dans sa bouche. Nouralui adressa un regard écœuré. Manger salé au petit déjeuner était à ses yeux une hérésie.

    – C’est mon problème, grogna-t-elle.Ras-le-bol, à la fin, de ces gens qui croyaient savoir mieux qu’elle ce qu’elle devait faire ! Elle

    avait déjà Kassi et Noura sur le dos, Noah n’allait pas s’y mettre aussi. Le jeune chanteur grignotaune tranche de bacon grillé, les yeux dans le vague sous son bonnet aux couleurs de l’arc-en-ciel.Non, pas dans le vague, rectifia-t-elle aussitôt. Il regardait Ilan. Pourquoi ? Le bassiste avait l’airaussi maussade que d’habitude et pas vraiment à son avantage entre ses cheveux en bataille et le pullen jacquard glissé dans sa valise par une mère attentionnée.

    – Noah ! siffla-t-elle. Tu m’écoutes ?

  • Noah reporta son attention sur elle, son menton appuyé dans le creux de sa main, un sourirenarquois aux lèvres.

    – Tu veux toujours me faire gober que c’est juste pour la musique ?Layla fit passer les œufs au bacon avec une gorgée de jus d’orange. Qu’est-ce que ça pouvait

    bien lui faire ? Il avait l’intention de vendre l’info aux journaux ?– C’est privé.– Privé ? Tu sais de qui on parle ? Rien n’est privé, concernant ce type.À court d’argument, Layla se contenta de lui adresser sa meilleure imitation des yeux du Chat

    potté.– Quoi qu’elle te demande, intervint Kassi dans un mauvais anglais, refuse.Layla lui administra un coup de pied sous la table. Noah écarta les mains en signe d’innocence.

    Mais trois minutes plus tard, il s’arrangea pour lui faire passer en douce un bout de serviette enpapier avec le nom de l’hôpital.

    – Tu es le meilleur, le remercia Layla en le serrant à l’étouffer, après le brunch.– Fais attention à toi quand même…– Pas de souci. On se retrouve ce soir !Il ne lui restait plus qu’à prétexter une grosse fatigue consécutive au jetlag pour rentrer

    s’allonger. Ilan préférait visiter la ville et Noura refusa de le laisser seul. Quand elle entendit Kassironfler, Layla s’envola en direction de l’hôpital.

    Elle avait déjà eu l’occasion de pénétrer en douce dans un hôpital. Ilan y avait malheureusementfait plusieurs séjours, avec visites interdites en dehors de la famille. Connaissant ses abrutis deparents, les Link avaient monté des commandos de soutien pour lui remonter le moral et lui fairepasser du chocolat en douce. Toutefois, le CHU de Villegrandé ne ressemblait guère au Lenox HillHospital. Le bâtiment de briques rouges se dressait non loin de Central Park et son entrée évoquaitdavantage celle d’un grand hôtel que d’un établissement de santé. Cependant, comme dans tous leshôpitaux américains, il pratiquait une médecine à deux vitesses : l’une pour ceux qui avaient lesmoyens de se payer une assurance maladie, l’autre pour les démunis. Si l’entrée des richards étaitgardée comme la Maison Blanche, celle des pauvres ne bénéficiait pas de la même vigilance. Deplus, l’hiver jouait en faveur de Layla : difficile de reconnaître qui que ce soit avec une écharpeenroulée autour du cou et un bonnet descendu jusqu’aux yeux. Elle se faufila sans mal dans laconsultation publique, de là, prétexta un séjour aux toilettes, puis plongea dans les entrailles dubâtiment.

    Une des clés du succès consistait à se montrer sûr de soi : si vous aviez l’air de savoir où vousalliez, personne ne vous posait de questions. Layla marcha droit devant elle jusqu’au moment où ellerepéra un vestiaire du personnel. Là, elle s’empara de la première blouse venue. Les Américains nes’embarrassant pas de codes couleurs, celle-ci était bleue, imprimée de grosses fleurs roses et vertes.L’essentiel résidait dans le badge qui l’annonçait comme « nurse ». Équipée d’un minimum dematériel pour faire illusion, elle se faufila derrière une infirmière munie d’un badge pour sortir de lazone de consultation publique. La femme lui jeta un coup d’œil rapide, mais Layla continua demarcher, les yeux rivés à son carnet. Ne surtout pas s’arrêter. Une pointe d’adrénaline fit accélérerson rythme cardiaque ; elle avait l’impression de jouer les espionnes. Restait à trouver la chambre deNathan. Elle longea un couloir, puis un deuxième et ainsi de suite. Ses pieds lui faisaient mal dans leschaussures de sécurité. Pour un peu, elle aurait juré que, tel le Tardis, l’hôpital était plus grand à

  • l’intérieur qu’à l’extérieur. Elle abordait son douzième corridor quand, enfin, elle aperçut une portegardée par un vigile.

    – Gagné !Il fallait espérer qu’aucune autre grande personnalité ne séjournait actuellement à l’hôpital. De

    toute façon, il n’existait qu’une façon de le savoir. Le cœur battant mais la démarche assurée, elle sedirigea vers la porte.

    – Bonjour, lança-t-elle au garde avec un sourire ravageur.– Vous êtes nouvelle ? grogna le gorille, qui n’avait selon toute évidence pas été recruté pour

    son amabilité.– Je reviens de congé maternité.Le gorille la toisa de haut en bas, suspicieux. Layla se cambra pour mieux faire ressortir son

    ventre, tout en se traitant mentalement d’abrutie. Qu’est-ce qui lui avait pris de sortir une excusepareille ?

    – Attendez.Le cœur de Layla s’arrêta quand elle le vit sortir un téléphone portable. S’il se renseignait à son

    sujet, elle était foutue ! Elle évalua du regard la distance qui la séparait de la porte. Avait-elle letemps de se ruer à l’intérieur puis de refermer derrière elle ?

    – C’est bon, allez-y.Elle crut avoir mal entendu. Puis elle surprit le regard du garde rivé à sa poitrine. Ou plus

    exactement, au badge épinglé dessus. Elle fit un effort pour ne pas loucher sur le nom. Apparemment,elle avait volé la bonne blouse. Si ce n’était pas un signe du destin… Sans laisser au garde le tempsde se poser davantage de questions, elle frappa trois coups contre la porte puis entra dans la foulée etreferma silencieusement le verrou derrière elle.

    ***

    Nathan passa une main nerveuse dans ses cheveux. Il n’avait pas eu l’occasion de se regarderdans une glace depuis son réveil, mais il se doutait qu’il devait ressembler à un zombie. Ses lèvresétaient sèches comme du parchemin et un fin réseau de veines bleues courait sur son poignet tropmaigre. Au temps pour le sex-symbol. Sa main gauche se posa sur sa poitrine, à l’endroit de soncœur. Le rêve le hantait. Tout lui avait paru si réel qu’il avait mis longtemps à reprendre pied dans laréalité. Sa première pensée avait été un regret : il allait encore falloir lutter, et il était si fatigué. Lesmédecins avaient beau affirmer qu’il s’agissait d’un malaise bénin dû à une mauvaise combinaison defatigue, de stress, d’alcool et de médicaments, ils n’allaient pas le lâcher de sitôt. Sa seconde penséeavait volé vers Layla. Il lui devait au moins cette fameuse lettre ! Le stylo le narguait sur lacouverture, à côté d’une feuille vierge. Il fut presque soulagé d’entendre la porte s’ouvrir. Même uneprise de sang le distrairait de l’ennui dans lequel il s’engluait. Mais à peine eut-il posé les yeux surl’infirmière que son cœur accéléra comme un fou.

    – Lay…La visiteuse posa un doigt sur ses lèvres. Elle portait une hideuse blouse fleurie au nom de Sally

    Rosenberg. Sans doute l’avait-elle volée pour pouvoir s’introduire en douce dans sa chambre. Lecoin des lèvres de Nathan se releva presque malgré lui. C’était si typique de sa façon d’agir !

  • – Viens t’asseoir, l’invita-t-il en posant sa main ouverte, paume vers le haut, sur le drap près deses jambes.

    Elle obtempéra sans hésiter, malgré la présence de deux confortables fauteuils dans un coin dela pièce. Sa tête se posa sur son épaule, contre la partie relevée du matelas. Ses doigts étaient gelésquand elle les posa dans sa main.

    – Comment ça va ?Il jeta un coup d’œil involontaire à la poche de perfusion pendue à la tête de lit.– Bien.La honte d’avoir perdu connaissance en public était pire que la gêne physique, en réalité. Il

    s’était toujours vanté de ne jamais laisser ses problèmes personnels empiéter sur ses prestationspubliques. La presse avait dû s’en donner à cœur joie. Et si jamais quelque chose filtrait au sujet del’alcool et des petites pilules…

    – J’ai eu la frousse de ma vie ! commenta Layla en lui caressant machinalement l’avant-bras.Nathan frissonna, et pas parce qu’elle avait les doigts glacés.– Tu étais à la représentation ?– Oui.– Je ne t’ai pas vue…Réflexion idiote : de la scène éclairée, il ne pouvait distinguer les visages dans la salle plongée

    dans l’ombre. Mais il lui semblait qu’il l’aurait su, si elle s’était tenue aussi proche de lui. En mêmetemps, ce soir-là, il n’était pas au sommet de sa forme, il fallait le reconnaître.

    – Je ne savais pas que tu étais à New York.– Nous sommes arrivés hier.– Nous ?– Avec les frangins. Pour les vacances. Enfin bref. Je voulais te voir. Après la dernière fois…

    Et je me souviens d’avant aussi. Mais je n’ai pas ton téléphone ni ton adresse, alors j’ai pensé…Les paroles se bousculaient sur ses lèvres au point d’en devenir incompréhensibles. Nathan se

    redressa. Lui aussi sentait bouillonner les non-dits dans sa poitrine – tout ce qu’il n’avait pas eu letemps de lui dire, ce qu’il lui avait caché et même ce sur quoi il lui avait menti – avec une force tellequ’il n’osait pas commencer, de peur d’être incapable de s’arrêter. Comme la première fois, il posaune main sur sa joue et le monde s’arrêta de tourner.

    – Layla, je…Elle se hissa complètement sur le lit et son poids le plaqua au dossier. Par réflexe, il se

    cramponna à sa nuque et leurs bouches s’écrasèrent l’une contre l’autre. Le premier contact futdouloureux, tant ses lèvres étaient craquelées. Sentant son mouvement de recul, Layla allégea lapression, sans pour autant se relever. Ses lèvres chatouillèrent les siennes, puis le bout de sa langueglissa lentement sur sa lèvre inférieure, avant de remonter. Le baiser avait un arrière-goût de sang,mais Nathan ne l’aurait interrompu pour rien au monde. Il écarta les jambes pour que Layla puisses’installer plus commodément contre lui. La main droite de la jeune fille reposait sur sa poitrine, auniveau de son cœur. Cette fois, il ne s’agissait pas d’un rêve. Il descendit l’une de ses mains au creuxdes reins de Layla, l’autre toujours pressée contre sa nuque, sous la lourde masse des cheveux. Salangue entra en action à son tour, caressant celle de la jeune fille. Mais pourquoi portait-elle autant devêtements ? Il voulait sentir la chaleur de son corps contre lui ! De sa main libre, il tira sur lafermeture Éclair de sa blouse. Elle recula un instant pour se débarrasser du vêtement. Dessous, elle

  • ne portait qu’un léger débardeur, laissant nus ses bras et son décolleté. Nathan reprit sa respirationsans la quitter du regard. Ne pas penser, ne pas réfléchir. Il tendait déjà les bras vers elle. Layla s’yblottit, le nez dans son cou, leurs jambes entremêlées. Il la serra contre lui, respirant l’odeur de sescheveux. Tous les doutes, tous les errements des mois passés s’évaporèrent à ce contact. Tant qu’elleétait dans ses bras, plus rien d’autre ne comptait. Du bout de la langue, il chatouilla le pavillon deson oreille, puis traça un sillon de baisers sur son cou. Elle prit une inspiration saccadée ens’accrochant à ses épaules. Les dents de Nathan mordillèrent un morceau de peau tiède, juste au-dessus de la bretelle du débardeur. Encore trop de vêtements… Layla semblait du même avis. Sesmains écartèrent le drap, se faufilèrent sous son haut de pyjama, tracèrent des dessins aériens sur sonventre avant de caresser ses flancs. Nathan se laissa aller en arrière. Il n’aurait jamais pensé qu’un litd’hôpital puisse être érotique, mais les possibilités offertes par les différentes inclinaisons lerendaient soudain très curieux d’essayer. Il appuya sur la commande pour remettre le matelas enposition horizontale et colla son bassin à celui de Layla. Celle-ci vint volontiers à sa rencontre. Lemouvement de friction accentua une érection déjà conséquente. Nathan gémit tout bas à son oreille.Elle étouffa le son d’un nouveau baiser. Si le premier avait été une étincelle, celui-ci était un brasier.Nathan entoura sa taille de ses bras, ses genoux de ses cuisses, comme s’ils avaient pu ne formerqu’un seul corps. Toutes ses émotions se concentraient dans ce contact, lui transmettant sans parolestout ce qu’il aurait aimé lui dire.

    Un poing solide ébranla soudain la porte. Layla tenta de se redresser mais Nathan la retintcontre lui. Il avait trop eu besoin d’elle pour rompre si vite le contact. Peu importait qui pouvait seprésenter. Layla rit ; son souffle lui chatouilla le cou. De nouveaux coups retentirent, puis la portes’entrouvrit.

    – Monsieur ! cria la voix du garde.Layla se dégagea enfin. Leurs regards se croisèrent et ils éclatèrent de rire. Pourraient-ils

    jamais s’embrasser sans être dérangés ?– Ma couverture est grillée, murmura la jeune fille à son oreille.– Tout va bien ! Cinq minutes ! lança-t-il à tue-tête. Cinq minutes, s’il vous plaît !Il aurait préféré cinq heures, cinq jours ou même cinq semaines, mais le lieu était mal choisi.

    Layla ramassait déjà sa blouse.– Je reviendrai…, commença-t-elle.– Pas ici !Ils avaient besoin de temps pour eux avant d’affronter l’extérieur. Or, ici, tout finissait par se

    savoir. Le personnel bavardait et les journalistes rôdaient telle une bande de vautours. Sans compterqu’après la façon dont elle avait triché avec la sécurité, Layla risquait d’avoir quelques ennuis.

    – Il faut que j’avertisse le garde…, commença-t-il.Layla posa une main sur son épaule pour l’obliger à rester allongé.– T’inquiète, je m’en occupe. Dis-moi plutôt quand tu sors.– Dès que possible.Même s’il lui fallait signer vingt décharges médicales, il serait dehors pour Noël.– Jusqu’à quand restes-tu ? demanda-t-il.– Cinq janvier.Un frisson d’excitation parcourut Nathan. Toutes les fêtes. Parfait. Merveilleux.– Noël, lâcha-t-il.

  • – Quoi ?– Je veux passer Noël avec toi.La déclaration sonnait bizarrement, à mi-chemin entre la demande en mariage et la réunion de

    famille. Layla marqua à peine une hésitation.– D’accord.– Chez moi ? Vers midi ?– D’accord.– Alors on se revoit à Noël.– D’accord, mais ça va être long !Cinq jours : Layla avait raison, c’était une éternité. Mais il voulait d’abord remettre de l’ordre

    dans son existence. Il effleura ses lèvres d’un baiser rapide, puis se pencha pour attraper le carnetposé à côté de son lit. Thomas le lui avait apporté en même temps que ses vêtements, sans doute dansl’espoir que composer le distrairait. Ils n’avaient pas parlé bien longtemps et, à vrai dire, Nathanredoutait la confrontation. Son ami et leader aurait tous les droits de lui adresser des reproches. Ilgribouilla son adresse ainsi que le code d’accès à l’immeuble. Plus son adresse mail et son numérode téléphone. Les coups contre la porte redoublaient.

    – Tu es sûre que ça va aller ?Layla fourra le morceau de papier dans sa poche et lui adressa un sourire canaille.– Je te parie que je cours plus vite que lui. À ce soir !Sur ce, elle ouvrit la porte d’un coup. Le vigile chancela à l’intérieur, déséquilibré. Elle lui jeta

    la blouse à la tête. Le temps qu’il s’en dépêtre, elle était déjà loin et Nathan s’efforçait de ne pas riretrop fort.

    – Tout va bien, rassura-t-il le garde. C’est une amie.Celui-ci sortit en marmonnant qu’il allait renforcer la sécurité. Nathan secoua la tête. Il avait

    bien fait de conseiller à Layla d’attendre qu’il soit sorti de l’hôpital, mais elle lui manquait déjà.

    ***

    La neige avait recommencé à tomber quand Layla quitta l’hôpital, son manteau de travers et sonécharpe flottant sur ses épaules. Elle avait bien failli se faire coincer à plusieurs reprises sur lechemin de la sortie ; pourtant, la main crispée sur le papier au fond de sa poche, elle se sentait aussilégère que les flocons qui caressaient ses joues. Un Noël avec Nathan ! Bon, il faudrait d’abordexpliquer la situation aux frangins. Son optimisme diminua d’un cran. Ceux-ci risquaient de malprendre le fait qu’elle les abandonne pour Noël. Le plan d’origine était tout de même de le fêterensemble. Par ailleurs, elle se doutait qu’ils verraient un million d’objections, au bas mot, à sarelation avec le chanteur. Pouvait-elle d’ailleurs vraiment parler de relation ? Ils n’avaient pas tropeu le temps d’en discuter. Ceci pour une excellente raison, d’ailleurs : leurs baisers étaient bien tropexcitants pour qu’ils gaspillent de précieuses minutes en paroles. Malgré la température extérieure,elle en avait encore chaud jusqu’au bout des orteils. Bon, cela prouvait donc bien qu’ils entretenaientune relation. On ne s’embrassait pas de la sorte lorsque cela ne signifiait rien. Pas à sa connaissance,en tout cas. Un auteur étudié au lycée avait écrit qu’un baiser était une déclaration muette ou quelquechose du genre. Ça lui semblait plutôt juste.

  • Elle tira son téléphone portable de sa poche. Cette fois, elle s’était assurée de pouvoir l’utiliserà l’étranger, tant pis pour l’addition. L’appareil était toujours éteint ; il n’aurait plus manqué qu’ilsonne pendant sa petite expédition à l’hôpital. Dès qu’elle le ralluma, il se mit à biper comme un fou.Dix textos reçus en absence. C’est-à-dire beaucoup trop sachant que seules quatre personnes iciavaient son numéro. Les frangins s’inquiétaient, comme d’habitude. D’accord, elle ne leur avait pasdit où elle allait. Ils auraient été capables de l’enfermer pour la retenir ou, pire, de la suivre. Mais letemps des secrets prenait fin. Forte des baisers échangés avec Nathan, elle était bien décidée à toutleur avouer, et à assumer. Le papier dans une main, le téléphone dans l’autre, elle entra le numéro deNathan. « Je t’aime, prends soin de toi », pas très original, mais direct et concis. La réponse ne se fitpas attendre : « Je t’aime aussi. Vivement Noël ! » Un grand sourire éclaira le visage de Layla. Leschoses étaient claires et même écrites cette fois ! Elle rangea le téléphone dans sa poche, le cœurbattant. Après des mois d’incertitudes, sa vie arrivait à un tournant.

    ***

    Son retour à l’appartement fut salué par un concert d’exclamations mi-inquiètes, mi-furieuses.Elle leva les mains en signe d’armistice.

    – Je peux tout vous expliquer. Mais ça va être long.Noura se dirigea aussitôt vers la cuisine pour préparer du café. Kassi avait déjà un stylo en

    main, les lunettes perchées sur son nez, prêt à prendre des notes. Ce garçon avait sérieusement besoinde se détendre, décida Layla. Pas certain, toutefois, que son récit y contribue. Elle attenditpatiemment que l’eau soit chaude pour commencer. Même avant un grand concert, elle ne s’étaitjamais sentie aussi nerveuse. Elle ne renoncerait à Nathan pour rien au monde, mais ses franginsdemeuraient sa famille de cœur. Toutes les filles du monde devaient éprouver la même chose le jouroù elles parlaient de leur petit copain à leurs parents ou à ce qui en tenait lieu.

    – Alors ? lâcha Kassi, à bout de patience. Tu étais où ? Et avec qui ?– Nathan. Nathan Clarke.Comme si elle avait besoin de le préciser. Un silence épais tomba sur la pièce. En tendant

    l’oreille, on aurait pu entendre les flocons de neige se poser sur le rebord de la fenêtre.– Cette histoire date d’il y a longtemps, continua Layla en s’emparant de sa tasse de thé.Elle aurait pu commencer par « Il était une fois ». L’ambiance s’y prêtait. Les personnages,

    presque. Elle voyait tout à fait Nathan en prince charmant. Et Thomas aurait fait une parfaite méchantereine ! Nerveuse, elle noya le récit dans les détails, gomma les points de friction. Inutile, parexemple, de préciser qu’elle était partie à la demande de Nathan, la dernière fois. Thomas convenaitbien mieux dans le rôle du salaud. Déjà que les frangins n’étaient pas chauds au sujet de ses amours,mieux valait présenter Nathan sous son meilleur jour.

    Ses amis l’écoutèrent sans l’interrompre, mais leur mine s’allongeait au fur et à mesure du récit.Quand elle acheva sur l’annonce qu’elle passerait Noël avec Nathan plutôt qu’avec eux, l’atmosphèreavait carrément tourné à l’orage.

    – Cette histoire est malsaine, trancha Kassi.– Ce type est louche, renchérit Ilan.– Tu devrais réfléchir, conclut Noura.

  • Layla tripota l’anse de sa tasse. Elle n’avait pas espéré déchaîner leur enthousiasme, mais unelevée de boucliers aussi unanime lui serrait le cœur.

    – Il n’y a rien de louche ni de malsain là-dedans, protesta-t-elle.– Tu avais 6 ans quand vous vous êtes connus, et il t’a demandé de ne rien dire à personne ?

    Excuse-moi, mais c’est le comportement typique d’un pédophile.– N’importe quoi ! Il ne m’a jamais touchée ni rien ! Il était comme mon grand frère.– Il était déjà célèbre à l’époque, du moins il commençait. Pourquoi aurait-il traîné avec une

    gamine ?– Pourquoi avez-vous traîné avec moi ?– Ce n’est pas la même chose ! Nous voulions te protéger.– Lui aussi. S’il m’a demandé de ne rien dire, c’est parce qu’il savait que les gens réagiraient

    exactement de la façon dont vous venez de le faire.Des regards vibrants s’échangèrent au-dessus de la table. Layla tremblait. Elle ne voulait pas en

    arriver au point où elle devrait choisir entre les deux. Sa relation avec Nathan était encore tropincertaine. Elle avait besoin de temps et, surtout, du soutien de ceux qu’elle aimait.

    – Je l’aime, dit-elle avec toute la force de sa conviction.– Comme une fan, répliqua aussitôt Kassi. Ou une sœur. Tu confonds tout.– Vous avez passé quoi, dix jours ensemble ? renchérit Noura.– Mais avant…– On ne compte pas avant, répliqua la batteuse avec une mimique d’avertissement. Tu étais une

    gamine. Donc, dix jours. Ça fait un peu court pour affirmer que tu l’aimes, non ?– Court ?Layla se leva, résistant de justesse à l’envie de leur jeter sa tasse à la figure.– Qu’est-ce que vous en savez, vous ? Vous avez une petite copine ? Un petit copain ?! Vous

    avez déjà été amoureux ? Ne me donnez pas de leçons juste parce que vous avez quelques années deplus que moi !

    Un silence suivit son éclat. Ilan baissait les yeux sur ses doigts rongés jusqu’à la pulpe desongles. Layla éprouva un élan de remords. Ce n’était peut-être pas très gentil de sa part d’évoquer ledésert sentimental dans lequel vivaient ses amis. Kassi avait ôté ses lunettes pour se frotter les yeux.Noura posa une main sur son épaule. Quand elle se tourna vers Layla, elle avait adopté son visagesérieux, celui qu’elle réservait aux relations d’affaires, bouche pincée, yeux à demi fermés.

    – D’accord. Mettons que ce soit sérieux. Tu n’as quand même pas choisi n’importe qui.Layla se rassit lentement. Sur ce point, elle ne pouvait lui donner tort. C’était bien la raison pour

    laquelle elle avait voulu leur en parler tout de suite, avant qu’ils ne l’apprennent par un autre biais.– Les médias te tomberont dessus en moins de deux, ajouta Kassi.D’après Noah, Thomas avait empêché les fuites dans la presse, la dernière fois. Le patron de

    BBP avait le bras long… Mais il ne pourrait tenir les médias muselés indéfiniment.– Il y aura des répercussions pour Link, c’est évident. Tu y as réfléchi ?– Et puis, il vit à New York, toi à Paris. Comment tu vas faire ?– Je ne sais pas !La colère montait de nouveau comme une rivière en crue. C’était la première fois que les

    frangins se mettaient en travers de son passage au lieu de l’aider. Pourquoi ne comprenaient-ils passes sentiments ?

  • – Je vais en discuter avec Nathan, annonça-t-elle, s’efforçant au calme. Je voulais juste vousprévenir, pas vous demander votre autorisation !

    – Tant mieux, parce que tu ne l’aurais pas obtenue, répondit Kassi, réprobateur. Putain, tu terends compte des risques que tu prends ?

    – Des risques ? Ça se calcule pas, les sentiments !– Nathan Clarke est une personnalité instable, tout le monde le sait. Layla, nous voulons

    simplement te protéger !– Et si vous me laissiez vivre ma vie, pour changer ?La suggestion sembla scandaliser Kassi. Il passa une main nerveuse sur son crâne rasé et

    chercha du regard l’appui de ses camarades. Malheureusement pour lui, Ilan était toujours fasciné parses ongles et Noura tirait sur ses mèches frisées, signe d’intense réflexion.

    – J’admets que nous t’avons peut-être un peu trop couvée, accorda-t-elle.– Comment…, s’indigna Kassi.– Layla a raison, poursuivit la jeune femme sans tenir compte de l’interruption. Elle est assez

    grande pour prendre ses propres décisions, même si j’estime celle-ci mauvaise, en l’occurrence.La bouilloire sifflait derrière elle. Noura se retourna pour préparer une seconde tournée de café

    plus une théière pleine pour Layla. La jeune chanteuse soupira. Elle aurait aimé des souhaits debonheur ou quelque chose du genre, mais visiblement, le mieux qu’elle pouvait attendre était uneprudente neutralité. S’emparant de la main d’Ilan, elle força le bassiste à la regarder dans les yeux. Ill’avait toujours soutenue sans la juger. Jamais il ne lui avait affirmé « Tu es trop petite », « C’est tropdangereux » ou « Ce n’est pas pour les filles ».

    – Dis quelque chose, toi.– Tu me le demandes à moi ? fit-il, incrédule.– Pourquoi pas ?– Parce que… Je ne sais pas. Tu as toujours été plus forte que moi. Que n’importe lequel d’entre

    nous, en fait. Sans toi, Link n’en serait pas là. Alors si tu crois que ça peut marcher, je n’ai rien àdire.

    Trois paires d’yeux incrédules scrutèrent le bassiste. C’était le plus long discours qu’il aitprononcé en deux ans. La profession de confiance réchauffa le cœur de Layla. Elle se jeta à son coupour le serrer contre elle.

    – Merci, Ilan.– Ne me dis pas merci. Je suis un irresponsable, tu le sais bien.Kassi approuva d’un hochement de tête. Par-dessus l’épaule d’Ilan, Layla lui adressa un

    froncement de sourcils. Elle adorait le guitariste, vraiment. Sans lui, ils se seraient noyés depuislongtemps dans les détails administratifs et financiers inhérents au fonctionnement d’un groupe. Etelle savait qu’elle pourrait compter sur lui quoi qu’il arrive. Mais il existait des moments danslesquels on n’avait plus envie d’écouter la voix de la raison. D’ailleurs, s’ils avaient dû attendre deremplir tous les critères fixés par leur leader pour passer professionnels, jamais ils ne se seraientlancés. Parfois, il fallait aussi savoir prendre des risques.

    – Bon, alors, intervint Noura en posant une théière fumante sur la table. Si nous nous occupionsdes cadeaux de Noël ?

    – Cadeaux de Noël ? répéta Layla avant de se rendre compte qu’effectivement, elle ne pouvaitpas arriver chez Nathan les mains vides. Oh ! merde !

  • – C’est bien ce que je pensais. Donc, programme pour demain : shopping.– Comme si ce n’était pas déjà ton programme pour tout le séjour, grogna Kassi.– Tu râleras moins quand tu ouvriras tes cadeaux.– Ça, c’est pas sûr.Layla éclata de rire devant les chamailleries ordinaires de ses amis. La menace orageuse était

    passée. Bien sûr, la suite ne s’annonçait pas exactement bordée de roses. Leurs objections recelaientune part de vérité. Il faudrait qu’elle forme avec Nathan un front sans faille. Or, c’était loin d’êtregagné. Leur accord actuel se résumait à deux baisers et quelques souvenirs lointains. En conclure unplus solide allait demander du temps. Malgré tout, ces baisers constituaient un bon début. Avec unpeu de magie de Noël, tout s’arrangerait, elle voulait le croire.

    ***

    – Puis-je faire autre chose pour votre plaisir ?– Oui, sortir.Le sourire de l’infirmière se fana sur ses lèvres. Elle recula sur un mot d’excuse et quitta la

    pièce presque en courant. Nathan éprouva un bref remords pour sa grossièreté. Mais il en avaitvraiment assez de ces tentatives de drague peu subtiles. Avait-il affaire à des professionnelles, oui ounon ?

    – Sur les nerfs ? s’enquit Thomas.– Non, pourquoi ?– Je m’étonne de la façon dont tu as remballé cette pauvre fille. D’ordinaire, tu ne leur prêtes

    même pas attention.– Oui mais…Nathan avala le reste de la phrase juste à temps. « D’ordinaire, je ne suis pas en couple. »

    Thomas n’avait pas besoin de ce genre d’information. Pas encore. D’ailleurs, il exagérait un peu ense considérant en couple. Il restait encore beaucoup de non-dits à résoudre, beaucoup de confidencessur le passé à échanger et beaucoup de plans sur l’avenir à tracer. Mais on était la veille de Noël, ilavait bien le droit de croire aux miracles.

    – Ça ne t’énerve jamais, toi, les groupies ? demanda-t-il à son guitariste.– Ça fait partie du métier. À toi de décider comment tu les gères.– C’est ce que je viens de faire.– Bonnes résolutions en avance ?– En quelque sorte.– Puis-je oser espérer que celles-ci s’étendent à l’alcool et aux petites pilules ?– Tu peux.Nathan se garda bien de préciser que cette bonne résolution ne devait rien aux souhaits de

    Thomas ni aux recommandations des médecins, mais plutôt à son désir de plaire à Layla. Nicole avaitabusé des substances illicites tout son séjour aux États-Unis ; il doutait qu’elle se soit arrêtée plustard et que sa fille en conserve un bon souvenir. Avec le recul, il s’en voulait de s’être montré aussifaible. Ressembler à Nicole était bien la dernière chose dont il avait envie !

    – Tu es certain de ne pas vouloir passer Noël avec nous ? insista Thomas en s’emparant du sacposé sur le lit.

  • – Surtout pas ! Je veux dire… Je vous adore, bien sûr… Mais Noël est une fête familiale etc’est le premier de votre fils. Je serais de trop.

    – Pas du tout…– Passe-moi un coup de fil, si tu t’inquiètes à ce point. Mais tout ira bien. Je rêve de passer la

    journée sous ma couette à regarder des séries. Avec du gâteau au chocolat. Mais pas de champagne,promis.

    Thomas n’avait l’air qu’à moitié convaincu quand ils sortirent dans le couloir. Avoir géré lesrelations avec la presse et tout le reste pendant que Nathan se prélassait à l’hôpital ne l’avait pasforcément bien disposé à son égard. Il était temps pour Nathan de reprendre les choses en main.

    – Pour ce soir…, commença le guitariste.– Je dois ranger mon appartement.– Le service de nettoyage est passé. Je me suis chargé du contenu des placards. Le frigo est

    plein…– D’accord. Mais… Écoute, je te suis reconnaissant pour tout, sincèrement. Mais j’ai aussi

    besoin de m’occuper un peu des choses par moi-même.Thomas lui adressa un regard incrédule en appuyant sur le bouton de l’ascenseur.– Ce sont les psychologues qui t’ont dit ça ?Nathan éprouva une brève poussée d’irritation à la perspective que son leader le pensait trop