Poesie de La Presence

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  • 8 A VERTISSEMENT

    des modifications dans le choix des textes composant le manuscrit. Ces remaniements sont de deux ordres bien distincts. Nous avons d'une part retranch des textes qui appartenaient a un ouvrage antrieur ou qui taient trap associs a une actualit aujourd' hui dpasse. D' autre part nous avons introduit dans Posie de la Prsence quelques tudes qu'Albert Bguin n'avait pas insres dans son manuscrit. Ce sont La .Quete du Graal, Posie et occultisme, Le songe de Jean-Paul et Vctor Hugo, Nodier et l'enfance restaure, ainsi que les essais consacrs a Pierre Reverdy, Jules Supervielle le poete des naissances , Saint-]ohn Perse et Paul Eluard. Ces retranchements et ces adjonctions ont t oprs avec le souci de prserver l' unit, le rythme de l' en-semble. Enfin, les textes ont t' disposs de maniere a respecter l' ordre de la chronologie et le prncipe des atfinits a fin que le sens de l' ceuvre se dgaget de l' ordonnance meme.

    Posie de la Prsence tait destin primitivement a paraUre dans la collection littraire des Editions de la Baconniere. M ais apres la mort d'Albert Bguin nous avons pens qu'il tait pr-frable de faire de ce recueil un Caher du Rhne et de le vetir de la devise Deu premier servy . L' ouvrage as sume ansi mieux sa valeur de tmoignage, tmoignage de cette spiritualit incarne chere a Albert Bguin et tmoignage de notre fidlit a ce message, de notre confiance en sa dure et son etficacit.

    LES EDITEURS.

    ~

    )

    .....

    \

    C' est ainsi que je dfinirais la posie: l'cho de la plainte humaine rpercute par les cieux.

    Georges BERNANOS.

  • POSIE ET MYSTIQUE

    ... Fat-ce au creux de la main fatale de la nuit. HUGO.

    Des le romantisme, mais en toute conscience depuis Rimbaud, la posie fran9aise tend a assimiler sa dmarche a un acte deconnaissance irrationnelle. L'esthtique qui s'est

    -lenteinent labore a travers lesymbolisme et le surralisme, prsente ceci de nouveau qu'elle attribue nettement a l'art une effi.cacit toute proche de celle que l'on reconna!t aux pouvoirs magiques, aux efforts mystiques, et aux contem-plations de l'esprit spculatif. On peut se demander, d'ailleurs,

    -si cette ambition st vraimmt nouvelle, et si la posie n'a pas toujours t, en un certain sens, une exploration de cet ordre: il ne nous est guere possible, en tout cas (faut-il croire qu'une illusion se joue de nous et nous fait miroiter ces ressemblances?), de ne pas apercevoir chez les poetes antiques eux-memes une srie de procds et d'effets, qui semblent bien viser a dominer quelque ralit au-dela du monde sensible. Leurs intentions immdiatement reconnaissables et avoues ne suffi.sent point a expliquer l'art des classiques: une fois que l'on a distingu, dans leurs ceuvres, ce qui

  • I4 QUftTES SPIRITUELLES

    appartient a la dclamation de l'amphith~tre et qui se propose d'agir sur un public de citoyens runis, il demeure une matie~e potique proprement inexplicable, dont ne rendra compte aucune analyse des moyens employs. Qu'il s'agisse de l'pope ionienne, ou de la tragdie attique, de l'art racinien ou du lyrisme romantique, la narration pique, la figure morale des hros, l'intelligence ou l'aveu des vne-ments affectifs n'atteignent pas encore a ce qui fait le pouvoir de dure de toutes ces ceuvres : l'action d'une musique partout prsente. Tout cela, en quoi nous reconnaissons la particularit des poques et des civilisations successives, peut vieillir, les guerriers de Troie etre aussi diffrents de nous qu'un homme parvient a l'etre d'un autre homme, les problemes rituels d'tEdipe a Colone chapper a notre esprit, la vrit psycho-logique des personnages raciniens ignorer certains ab:mes familiers a notre introspection: le charme n'agit pas moins sur nous de ces ceuvres dont l'immortalit doit bien consister en autre chose que leurs lments susceptibles de vieillissement.

    Des tudes, encore tres incompletes, sur la technique potique nous enseignent dja que ce surplus toujours efficace se compose apparemment de souplesse ou de varit proso-dique, de rapports de couleurs ou de nombres, de moyens allusifs; or, justement, cela n'explique rien et nous indique simplement que la magie potique recourt a des sensations dont l'effet est certain, mais ne se ramene pasa ces sensations elles-memes. La posie fait, de ces lments simples et mesu-rables, metres, rythmes, sonorits, un usage qui reste entiere-ment mystrieux. On n'a point clairci pourquoi la varit et la suret des formes rythmiques provoquait l'euphorie,

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    pourquoi l'vocation d'une chose par une couleur symbolique tait plus mouvante que la dsignation claire de cette chose. L'association d'images habituellement lointaines leur confere soudain une qualit qui n'est plus tout a fait la qualit de l'objet voqu. L'esprit se sent comme une libert souveraine, qui n'appartient rellernent qu'au poete, inventeur du bond et de la mtaphore, rnais dont la sensation obscure se commu-nique a l'esprit du lecteur.

    Il n'est pas possible, sans doute, dans l'tat ou en est reste notre connaissance des ractions esthtiques, de dfinir plus exactement cette singuliere harrnonie qui, miraculeuse-ment tablie entre un rythme verbal et un rythme intrieur, entre une image potique et le brusque transfert de l'etre sur un plan de ralit tout particulier, provoque en nous une certitude profonde: la certitude de communiquer soudain avec quelque chose de rel, d' autrement rel. Comment se fait-il, par exemple, que dans l'Agamemnon d'Eschyle la couleur rouge, sans cesse suggre par la langue et par les tapis tendus sous les pieds du guerrier rentrant chez lu, suffise a crer cette angoisse qui prpare la scene sanglante ? Et comrnent se fait-il que cette suggestion par l'image, suscitant chez nous un choc singulier, soit prcisment ce que nous appelons la posie d'Eschyle ? Ce choc, qui se produit en une rgion de nous-mernes inaccessible a la conscience et laisse dans l'ombre par la vie quotidienne, il est tout naturel qu'il nous apparaisse comme le signe d'un vnement intrieur de la plus haute importance.

    Et pourtant, il subsiste, entre cette action du poete ancien et celle a laquelle vise le poete moderne, une diffrence.

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    La posie post-romantique n'a point une autre essence que la posie t ernelle,- sinon a quoi reconnaitrions-nous qu'elle est encore posie ? - mais elle a pris une assez nette conscience de sa nature. Son action a cess d'etre entierement obscure, pour le poete comme pour le lecteur; l'un et l'autre demandent a l'art une rvlation, et , s'ils ne peuvent donner les raisons de cet espoir, ils en connaissent l'existence. Nous t rouvons chez les anciens bien peu de textes qui affirment la valeur de l'acte potique. Mais i1 est imprudent d'en conclure qu'ils ignoraient tout de la porte que nous lui confrons. Socrate se mfi.ait des poetes dans la mesure justement ou ils taient impuissants a expliquer leurs ceuvres, ou ils dclenchaient des explosions dont ils ignoraient le secret et ne pouvaient

    fournir la justifi.cation thorique. Tel est done le paradoxe de la posie moderne: elle se

    veut abandonne aux automatismes et aux dictes de l'incons-cient, mais elle est de plus ~n plus consciente de cette volont. Elle reste ignorante de la porte de ses gestes, car il est pro-bable que ceux-ci ne sont efficaces que protgs par cette ignorance; mais elle sait qu'elle accomplit un acte incalculable, elle sait qu'il lui faut faire confi.ance a certaines pratiques, sans en connaitre le sens. Elle tente d'atteindre, par dela la connaissance rationnelle qu'a lentement acquise l'humanit, une communication directe, intuitive, avec les choses, qui est celle des primitifs; mais ce retour aux pouvoirs ori-ginels ne peut s'accomplir qu'a la lumiere des pouvoirs

    conquis. C'est par ce paradoxe que se dfi.nit la particularit de

    la posie nouvelle, et non point par son usage du symbole,

    POSIE ET MYSTIQUE IJ

    qui est celui de toute posie. Et toutes les caractristiques que l'on peut en donner s'appliquent de meme a la tentative potique de tous les temps, avec cette seule et essentielle diffrence qu'il faut y joindre, chez le poete actuel, une claire conscience de tout ce que le poete anden possdait galement, mais sans s'en rendre compte.

    * * *

    Les caracteres par lesquels on a dfi.ni rcemment l'essence de la posie ont amen bien des esprits a se demander _ s'il n'y avait pas identit absolue, ou tout au moins convergence profonde, entre les dmarches du poete et du mystique. = L'exploration des profondeurs psychiques et des rgions obscures de l'etre est apparue comme possible par la voie de l'expression potique. Le poete semble etre celui qui fait confi.ance a certaines associations, pour lui-meme inexplicables, choisies paree qu'elles appellent en lui un assentiment irrai-sonn. Mots en libert, criture automatique, tant de tentatives rcentes reposent sur une croyance qui appartient a la tradi-

    ~tion occultiste: croyance en une analogie profonde entre la nature extrieure et la structure du monde intrieur. Telle opration spontane de notre esprit, accomplie dans ces rgions inconscientes ou n'intervient aucune facult d'ordon-nance ou de construction logique, doit ncessairement corres-pondre a tel vnement naturel ou cosmique. Des lors, chaque groupe de mots issu des profondeurs incontrles doit nces-sairement saisir un aspect, un fragment de ce rel, qui est en

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    nous aussi bien que hors de nous. Sa ralit se trahit, non point par quelque consentement universel, mais par une sensation d'ineffable prsence, d'vidence concrete. Et Paul Eluard dit magnifiquement que la posie est (( l'appel des choses par leur nom >>.

    Ainsi se forme l'trange espoir d'atteindre, prcisment par le subjectivisme absolu, a la scule objectivit valable: c'est au terme de la descente en soi, alors qu'il n'accepte plus que ce qui est unique et personnel, que l'homme prtend saisir enfin quelque chose qui le dpasse. Il veut a la fois panouir tous ses pouvoirs, intgrer dans l'acte essentiel les instincts et les automatismes, et en meme temps carter de lui ce qui est intellectuel uniquement. Ainsi arrive-t-il a cette posie dont les manifcstations ont quelque ressemblance a;sec les produits-d..e l'ame primitive; tout y est correspon-dance entre des plans que dissocie l'analyse intellectuelle, toute chose y est anime, et semble etre a l'tat de perp-tuelle naissance. Posie du monde en gen ese et de 1' etre en

    1

    formation, ou transparait sans cesse une nostalgie, l'appel de n.me vers un paradis perdu, vers l'age d'or primitif, que connaissent tous les mythes. Posie de l'enfance, du reve, du souvenir, semblable a un ciel immense ou les nuages dessinent des formes fugitives.

    Les diverses dmarches de cet esprit potique sont appa-remment et logiquement inconciliables: les memes poetes qui se livrent aux inspirations de la nuit intrieure, recherchent une consonance troite avec toutes les fuyantes apparitions du monde visible. Niant la ralit de l'univers extrieur, ils semblent aspirer a la fois a ne plus baigner que dans leur

    POSIE ET MYSTIQUE rg

    propre substance psychique, et a se dgager des limites du moi pour s'abandonner aux instables figures que le hasard et l'instant forment avec les choses.

    Mais la contradiction n'est que de surface. Toutes ces dmarches se ramenent bien a un seul et meme geste fonda-mental, qui est d'attribuer un pouvoir de dcouverte a l'acte meme de .crr le poeme, d'associer librement les images, et de faire jaillir la mtaphore. Au-dela de tous ces abandons a la multiplicit des-figures de l'esprit et a la varit inpuisable des formes et des choses, le propos du poete est de rejoindre l'unit essentielle: unit de !'esprit et du monde, cherche ~ passionnment, pathtiquement, aussi bien dans la contem-plation dl! sp!c~cle extrieur que dans l 'apprhension des _ ' ~{ donnes obscures du ~profond.

    Cette recherche de unit donne a l'image, a la mtaphore, une double fonction: ert, d'une part, par l'accumulation meme des images les plus disparates, a oprer une sorte de destruction de l'univers sensible; l'esprit, entrain dans ce tourbillon, ne peut se fixer sur aucun objet, et tous ceux qui sont voqus, par de rapides allusions, ne le sont qu'en fonction de quelque autre chose, d'innomm et d'ineffable, vers quoi s'oriente peu a peu le poete. Mais, d'autre part, l'image tend a saisir2-:eour autant que cela est possible~~tte _ prsence concrete d'un au-dela du moi, cette vidence d 'une rgion de nous-memes plus profonde que nous. Elle cherche ~ coi:ncider, d'aussi pres qu'il se pourra, avecces naissances intrieures et ces formations chaohques -de l'inconscient, en lesquelles on se plait a reconnaitreles fragments d 'une autre-ralit." - -- -

  • \) 20 QUETES SPIRITUELLES

    ~' / Le poete s'abandonne, attentif, a ce double flot des images : : ~celles qui lui viennent du spectacle environnant, par une sorte ~ de vertige, otent sa ralit au monde sensible, le rendent

    \ \ t't transparent, l'assimilent a un systeme de symboles qui signi-'-- fient davantage qu'eux-memes. Et les autres, celles qui

    montent des profondeurs de l'etre, s'accordent finalement a ces symboles, composent avec eux un chant qui parle d'un au-dela du rel, voque le paradis de l'unit primitive, et

    _~ g, redit a l'ame ses mystrieuses appartenances. ~u sommet de \~, ~-~ j ~e~prience potique, le2.._frontieres_entre un monde extrieur' r M 1 ~t un mond~intrieu:r:_ s'abattent; _!out est i~age offert e a._

    \ l la libre disposition d'un esprit qui recompose a sa guise l'ordonance de toutes les donneS. Il en refait n uivers f sa convenance, selon son plaisir, en se conformant aux seules ~is de cette eupho:rieCilie susciteen lui tel rythme,tcl cho sonore, telle ass~ciatioE_ de formes o u de couleur~. Mais, souverain, !'esprit cesse de se considrer comme l'auteur du chant ou il t rouve sa flicit: illui semble percevoir une voix qui n'cst plus la sienne. Ce qui parle, ce n'est plus lui, mais_ un autre, qui (( fait son remuement dans les profondeurs n, en ne symphonie qui rpond a son coup d'archet n (Rimbaud).

    D.ns la posie rcente, cette orientation de tout l'etre vers une ralit qui dpasse la ralit extrieure et la dtruit par sa prsence meme, a pris souvent un aspect singulier: celui de la mystification. Le poete, qui dispose des choses et

    q~i en faitun -;sage tres -particulfer, est amen a considrer . avec ironie l'ordre habituel du monde. Parvenu a ce stade de conscience le plus profond ou il rejoint le primitivisme, ne trouve!>lus nulle part de contradict:i_onlogiqu~: tout ce

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    que notre raison oppose entre pour lui dans une harmonie qui est convergence vers le mTme foyer nique. Mal.s, de ce point de vue, les conventions et les distinctions de notre connaissance normale perdent pour lui toute gravit, et i1 se livre volontiers au jeu qui les brouille, les dplace, en souligne l'inconsistance. Le mot mystifier retrouve alors, de far;:on assez imprvue, son sens tymologique: les . choses, brsquement group(i;es selon des lois infommlables, qui sont ceiles de l'accident extrieur ou d'on lie" sait quels coq-a-l'ae-de l'inconscient, sont vritablement arraches a leur signifi-cation banale, quOtidienne, et myst""Cfi;: redevenlies libres et susceptibles d'assumer leur sens mystrieux~irrationnel. Au double role de l'image corresponda1nsi le doublesens d mot mystification: ce qui est mystifi, c'est a la fois, dans l'acceptation courate, la ralit , le multiple, qu'une ironie transcendante anantit parle - jeu, -= et a- lafois, dans le sens littral, es icalculables rvlations de l'inconsciet, ouvertures fugitives sur l'unit essentielle~ averti;seme~ts _tmoignant d'une prpu.i~fu!ue-:- _

    Sous tous ces aspects divers de la posie moderne, cons-ciente de ses intentions, on peut distinguer la nature de toute aventure potique: partant a la fois des choses et des donnes inconscientes, le poete aboutit a un tat particulier, ou toutes les contradictions logiques s'effacent, ou se dessinent une apprhension de l'unit psychique et cosmique, ou le moi parait s'vanouir pour cder la place a une voix qui parle a travers lui. Et cet tat de posie trouve son expression dans l'image, destructrice d'une ralit superfi.cielie et tmoin d'une ralit profonde; dans le jeu aussi, qui est une autre forme de

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    la sorcellerie. Tout au fond, le poete n'leve pas une moindre prtention que celle d'accomplir une opration souveraine et d'atteindre au concret.

    * * *

    Appel a l'unit,- descente aux rgions ou le moi se renonce en faveur d'une prsence qu'il pen;:oit en lui, - action efficace de l'image : on ne peut se dfendre d'abord de constater de singulieres ressemblances entre ces dfi.nitions et celles qu'il est possible de donner de la mystique.

    Pour le mystique aussi, le geste capital est la ngation du multiple et l'affirrnation de l'Un. Le chemin de perfection consiste a s'arracher au monde des apparences, au samsara , et a s'lever jusqu'a la contemplation de l'unit. Deux itin-raires y menent, semblables aux deux voies de la posie, et comme elles convergents: le chemin mystrieux qui, selon Novalis, va vers l'intrieur , aboutit a la meme union mystique que la contemplation de l'unit a travers la fuyante multiplicit des apparences. L'une et l'autre voie acheminent vers cet tat de conscience ou s' efface toute contradiction, dans l'harrnonie retrouve, et ou il semble que se fasse entendre une voix trangere au moi, plus savante que lui, porteuse d'ineffables secrets, qui parle de l'intrieur - que habla de dentro, disait saint Jean de la Croix.

    L'analogie n'est pas moins frappante en ce qui concerne le role des images: celles auxquelles le mystique recourt, pour voquer dans la mesure du possible son ineffable exp-rience, n'ont-elles pas pour but premier de nous dire ce qu'il

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    a prouv au cours de sa plonge en soi ? et pour seconde fonction, de nous prsenter, soudain revetu d' etre )) sous la lumiere de l'unit contemple, ce qui tait d'abord samsara , nant des apparences?

    Enfi.n, ~e peut-o~ trouve"::'c~~ le. mystiq~e comme ~hez le poete, 1 mterventwn de . 1ron~qU1

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    reuvre: sil en ce de Racine, angoisses de Baudelaire, remords de Nerval, - et soumission du Promthe d'Eschyle, et fureurs de Platon lgislateur, qui s'acharne sur son pass de poete tragique... Le silence final du poete est un silence de vaincu qui se rsigne; celui du mystique est la paix de~ qui a atteint au terme de son aventure.

    Il convient de reprendre les dfinitions que nous avons accept d'appliquer a la mystique et qui correspondaient trop bien a celles qui sont justifies pour la posie: elles sont loin de circonscrire l'exprience mystique avec assez d' exacti tu de.

    Et d'abord, le role de l'image : tandis que la posie ne

    f'J~' peut renoncer a l'image sans cesser d'etre, l'expression image

    ! disparait chez le mystique, pour faire place a u silence, ~ lorsqu'il atteint au sommet de son ascension. Des deux degrs

    Ji que distingue la thologie mystique, mdit.ation et:-eontem-plation, seulle premier (qui n 'est que prparatoire) comporte la naissance et la succession des images. L'ascese, les exercices, la concentration de la volont sur un objet de mditation n'ont d'autre fin que de dpasser la mditation el1e-m~me et d'ouvrir les demeures plus intrieures du chateau de l'ame . Et c'est a ce premier stade que l'image intervient, ainsi que dans ces tats d'exaltation, d'intense activit motive, ou l'on voit trop souvent l'essentiel de la mystique. La progression vers l'tat le plus dnud, auquel tendent tous les mystiques, est dcrite par eux comme une u.pUe.~.._,~es, un arrache-ment de l'ame, qui quitte les rgions, dja profondes, ou l'image succede a l'ide, pour atteindre enfin a ce centre qui est la Nuit absolue. C'est la ce qu'exprime le Bienheureux

    POSIE ET MYSTIQUE 25

    Suso, lorsqu'il recommande de chasser les images par des images, afin de contempler cette signification qui est vide d'images elle-mme; ou encore Maitre Eckart , qui se demande quelle est l' opration que Dieu fait sans images dans le fond de l' me, et qui rpond :

    J e ne suis pas en tat de le savoir. Car les facults de l' me humaine ne peuvent percevoir que par images. Et comme les images viennent toujours du dehors, cette opration suprme leur reste cache. Et e' est la chose minemment salutaire. Car le non-savoir la sduit et l' attire vers quelque chose de miraculeux, et elle se met a la chasse de ce quelque chose: elle sent bien, en e (jet, que cela est, mais ne sait pas ce que e' est.

    Plus tu es sans images (dit-il ailleurs), et plus tu es acces-sible a l' action de Dieu en toi; plus tu es tourn vers toi-mme et oublieux (du dehors), et plus tu es proche de Dieu.

    M~me conseil encore chez Fnelon, qui recommande d' alter toujours par le non-voir.

    Mais l'image intervient une seconde fois apres l'union accomplie, lorsque le mystique recourt a 1' expression lyrique pour dcrire approximativement l' exprience cruciale; celle-ci, en el1e-m~me, ne peut etre saisie par l'image, qui se borne a orienter l'esprit vers elle. Dans ce sens, l'image du mystique, devenu poete, est l'adhsion la plus parfaite possible (mais par dfinition imparfaite) a une ralit connue: de la vient l'inces-sant effort des mystiques pour prouver ce qui est sans preuve et pour figurer ce qui est sans images .

    Ce role de l'image peut claircir les deux voies de la mys-tique: descente en soi, et contemplation de l'Unit dans le

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    multiple. La seconde ne saurait se confondre avec une marche procdant de l'inconnu au connu, comme celle du poete: pour un saint Jean de la Croix, il ne s'agit pas de trouver Dieu dans les choses, mais au contraire, de partir de l'intuition massive de l'Unit, seule connue par une connaissance vri-tablement premiere, antrieure a tout chemin et a tout prognes; et ensuite seulement, au terme et a u retour de l'exprience, de retrouver les choses qu'il avait fallu d'abord nier et rejeter au nant. Trouver les choses en Dieu, les saisir en cet inst ant ou elles cessent d'etre des apparences isoles pour s'absorber dans l'Etre , et pour en recevoir l'existence, tel est le mouvement de

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    a chacune d'elles. Faire confiance aux accidents de la pense, aux rvlations des mots assembls, c'est affirmer qu'a travers le sensible quelque chose nous parle, autre chose, mais qui demeure inconnu. Ces rvlations sont myste~ pour celui qui les obtient. -

    Celles du mystique sont p_our lu lumineuses: il sait. Le poete attend, s'abandonne a c e 'flot qui monte de

    lui-m~me, cre des formes dont il se persuade sans doute qu'elles ont un sens au-dela d'elles-m~mes, mais sans savoir quel est ce sens: il ioue le 1'eu.

    Le mystique est le contraire meme du joueur qui mise sur un chiffre dont il ignorerait la clef: il engage son salut, et connaltre est, pour lu, synonyme d'etre et de sauver. L' Union peut etre aussi breve que l'tat privilgi qui est accord au poete a de certains instants; mais elle n'est limite que si on la mesure selon notre temps: considre dans son essence, elle est union avec Dieu, et par suite ternelle, intemporelle.

    Quelle que soit la valeur que l'on attribue a l'acte potique, il reste ncessairement un acte mdiat .-(et.nq_n une union immdiate), un acte soumis a la ~cessit de_la t3 a des lo.is qui sont celles de la matiere. Il aboutit a la parole, et, meme convaincu que la parole n'a de sens que par allusion a la Nuit pressentie, le poete ne peut, sans cesser d'etre poete, aller au-dela de la parole. Le mystique tend au silence, et tout ce qui importe vraiment a ses yeux dpasse le verbe articul.

    Pour le mystique, la posie, m~me spiritualise dans les limites du possible, m~me dpouille de ce qu'elle renferme

    POSIE ET MYSTIQUE

    \.._.)A ~b 29 ..,.._ ...

    peut-etre ncessairement de rvolte, dere.m:e une adivit infrieure par rapport a)a voie de1'asc.e~e, de la contemplation t de l'union dans le silence. Celle-ci est, en 1angage tholo-gique: une grace, et a tout le moins un don qui n'appartient qu'a certains et tient a la structure de leur ~tre . Mais, si la posie la plus miraculeuse n'approche que de loin les rgions de la certitude mystique, c'est aussi qu'elle a une autre fonction. Les chemins sont divers, par lesquels nous cherchons a rejoindre notre etre le plus pur. A ceux qui sont destins a entendre son message, la posie apparait revetue d'une haute dignit. Elle est l'expression de notre confiance et de notre orgueil, le rceptacle de notre angoisse personnelle aussi bien que de notre incorrigible espoir millnaire; elle est quete d'un don mystrieux, d'une prsence parfaite, et cette qu~te est peut-etre dfendue ou sans accomplissement pos-sible. Mais elle est aussi concentration, dans toute la plnitude du mot, - le seul moyen humain que nous puissions entrevoir de donner l'harmonie a notre etre entier, et de crer, du m~me coup, l'llarmonie entre notre etr~ to.ui...ce .. a~li n'est pas luL C'est la ce que nous nommon~eaut et forme, qui n'est rii \V plus extrieur ni moins rellement un avertissement et une ~ ti manifesta~on que ce que nous appelons notre vie intrieure.

    * * * Ce probleme des rapports entre la mystique et la posie

    a t souvent obscurci par un emploi trop vague du mot mystique . Faute de marquer les distinctions ncessaires entre la mystique et un mysticisme qui est le propre de

  • 30 QUETES SPIRITUELLES

    l'ame primitivc, on en vient facilement a assimiler le vreu de magie , discernable dans la posie actuelle, a une dmarche mystique. Cette erreur a t commise, en particulier, a propos de Rugo, qui a certains moments eut un sentiment de la posie si proche des modernes: ne se demandait-il pas, des 1834. (( jusqu'a ~el point le chant appartient a la voix, et la posie au poete ? Et ne rclamait-il pas une langue (( forge pour tous les accidents possible de la pense >> ?

    Longtemps laisss dans l'ombre, les grands poemes ou Rugo a exprim ses croyances religieuses ont toute la puissance et l'immdiatet des fables mythologiques. Et les themes essentiels de sa religion, pananimisme, adhsion a certains faits en dpit de toutes les contradictions logiques, parent entre l'homme et la nature (( infrieure , identit de l'expres-sion et de la chose exprime, sont exactement les themes dominants de la psychologie (( primitive . Considr ainsi comme un extraordinaire survivant des ges mythiques, comme un esprit rest possesseur de pouvoirs que nous avons changs pour les dons de la culture et les conquetes intellec-tuelles, Rugo reprend les proportions gigantesques que l'autre siecle lui reconnaissait sur des titres moins authentiques.

    Mais c'est abusivement qu'on a voulu assimiler l'volution spirituelle de Hugo aux tapes parcourues sur la voie mystique par les grands contemplatifs. Il ne suffit pas d 'avoir dsespr sous le coup d'un deuil personnel et de reprendre confiance apres avoir cout les voix des tables tournantes, pour avoir connu la (( nuit obscure et l'union a Dieu. Nulle part, chez Rugo, nous ne trouvons ces deux voies conjugues par lesquelles se dfinit la connaissance mystique; rien ne corres-

    POSIE ET MYSTIQUE 31

    pond chez lui a cette notion du (( fond de !'ame, de ce centre vers lequel il s'agit de descendre en dpassant le moi spar; et rien, non plus, a cet anantissement du (( samsara , a cette succession destructive des apparences et des images qui se chassent pour laisser apparaitre l'Unit seule existante. Que ce soit sur l'une ou l'autre de ces deux voies (approfon-dissement de soi ou contemplation de l'univers), la vie spiri-tuelle de Rugo se passe, pour ainsi dire, dans la rgion mme des images. Bien loin de remplir leur fonction mystique, celles-ci s'accumulent, dans une sorte d'ivresse au-dela de laquelle Rugo ne saurait parvenir au sanctuaire de la contem-plation sans images.

    Le Dieu personnel de R ugo est une projection du moi du poete sur l'Infini, qui d'abord lui avait t Dieu. Co~me le dit tres justement M. Saurat: ((Son intuition de sa propre personnalit tait si dveloppe qu'il portait en toute con-ception ce besoin de mettre des personnalits partout... Il sentait que Dieu tait une personne, comme lui, H ugo, mais grandie a l'infini. 1 ))

    Rien n'est plus diffrent de la mystique que ce mysti-cisme: au lieu de l'absorption du moi en Dieu, absorption qui est anantissement du moi spar et qui se produit au terme de la plonge en soi, nous nous t rouvons ici devant un largissement infini du moi conqurant. Ce que 1' on atteint sous la conduite de Rugo, ce n'est pas le Dieu autre des mys-t iques (ce Dieu dont l'existence leur interdit de dire que notre moi existe, car il est impossible que nous soyons de la meme fac;:on que Dieu); a quoi l'on aboutit, c'est a un Vctor Rugo

    1 Denis SAUVAL, La Religion de Victor Hugo.

  • ~

    i .,

    1

    32 QUETES SPIRITUELLES

    tendu, gonfl jusqu'aux limites de l'etre, difi tout entier. Le mouvement n'est point de concentration, mais d'expansion et de conquete.

    Et l'exprience de Rugo sur l'autre voie, celle de la con-templation, se trouve dfinie du meme coup; elle est aux antipodes de la voie mystique. Ce n'est pas dans le retour d'une exprience unitive >> qu'il dcouvre la beaut du monde, et i1 ne commence pas par nier les apparences pour ne les retrouver, existantes, qu'en Dieu. Au contraire, Rugo cherche Dieu dans les choses, s'leve de la communication lyrique avec la nature a la pense de Dieu. La encore, le sentiment premier de Rugo n'a rien de commun avec celui du mystique, qui sait d'abord que l'Unit seule existe. Chez Rugo, la conscience inbranlable du moi individue! s'accompagne de la confron-tation de ce moi avec l'immensit, l'infini, l'abime des espaces. Cette confrontation, d'abord effraye et tremblante, ne devien-dra ivresse que dans l'instant ou le poete visionnaire aura absorb en lui l'immensit et tendu ses propres limites jusqu'a se confondre avec l'univers.

    Certes, on peut a juste titre parler du mysticisme >> de Rugo, mais au sens particulier et tres largi ou M. Seilliere entend ce terme: a u sens d'un imprialisme du moi , qui est la chose la plus contraire a la mystique vritable. C'est en effet mconnaitre profondment l'essence de celle-ci que de l'assimiler, comme on ne le fait que trop souvent, a un geste, ou m eme a une simple sensation d' expansion.

    On pourrait dire que Rugo ne procede jamais d'une intui-tion a son expression, mais toujours du spectacle au spectacle, et qu'ainsi sa vie intrieure >> n'chappe jamais au plan de la \

    POSIE ET MYSTIQUE 33

    vision; ou encore, en paraphrasant un mot de Paul Valry, que ce qu'il y a de plus intrieur en lui, c'est l'ceil >>. D'un bout a l'autre de sa longue fcondit, on est frapp par la permanence des memes images et des memes gestes, qui, d'abord purement extrieurs, spectaculaires ou physiques, re~oivent simplement avec les annes une valeur symbolique et s'inscrivent dans un mythe tonnamment cohrent. L'ombre et la lumiere, qui ne font encore, dans la jeunesse du poete, que jeter leurs contrastes sur le monde terrestre, finissent, dans !'admirable poeme de La Fin de Satan, par traduire 1' opposition du Bien et du Mal: et en ralit, i1 y a la plus qu'une traduction >>; l'image se confond avec ce qu'elle signifie et s'y amalgame si bien qu'il est impossible de dgager une ide >> hugolienne du Bien et du Mal, qui serait dpouille de cette perception image.

    Il est vrai qu'un texte des brouillons de Dieu peut, au premier regard, sembler dcrire une mort du moi >> tres voisine des expriences mystiques:

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    Dans l' obscurit sourde, impalpable, inouie, ]e me retrouvai seul, mais je n'tais plus moi; Ou du moins, dans "'ma tte ouverte aux vents d'efjroi, J e sents, sans pourtant que l' ombre et le mystere Eussent cass le fil qui me lie a la terre, M onter, grossir, entrer, presque au dernier repli, Comme une crue trange et terrible d'oubli; ]e sentis, dans la forme obscure pour moi-mme Que t'e suis et qui, brume, erre dans le probleme, Presque s' vanouir tout l' tre antrieur ...

  • 34 QUETES SPIRITUELLES

    ... A peine de ma vie avais-je encor l'ide, Et ce que jusqu' alors, "tarve aux lueurs guide, ]'avais nomm mon me tait je ne sais quoi Dont je n'tais plus sur et qui flottait en moi. Il ne restait de moi qu'une soif de connaitre, Une aspiration vers ce q~ti pourrait tre, Une bouche voulant boire un peu d'eau qui fuit, Ft-ce au creux de la main fatale de la nuit.

    On sent assez, pourtant, que ce vaste oubli n'a nullement le sens que les mystiques donnent au vivo ego, jam non ego de saint Paul; si l'tre extrieur et la mmoire de l'existence spare s' effacent dans les deux expriences, e' est par une tendance et un mouvement tout inverse. Chez le mystique, la conscience du moi fait place a une vie plus in tense: sed Christus vivit in me. Le moi s'est rsorb dans une concentra-tion, au terme de laquelle i1 reste une plnitude, une cons-cience accrue: celle d'une

  • LE RtVE ET LA POSIE

    Etres phmeres 1 Qu'est chacun de nous ? Que n'est-il pas ? Le rve d'une ombre, voila l'homme. Mais qu'un rayon, issu des dieux, vienne l'clairef', aussit6t il t'esplendit, et son existence est douce.

    PINDARE.

    Ce qui m'irnporte, c'est de connaltre qui je suis. Ne serais-je que ce moi si ais a circonscrire, avec ses limites proches et prcises: dans le temps, de ma naissance a ma mort; dans l'tendue, de mes souvenirs et de ma conscience a mes actes ? Ce moi parmi tant d'autres, puis-je m'en satisfaire et lui supposer une justification? Je ne lui vois d'autre emploi que d'agir, a l'gal de n'importe qui, de souffrir, comme son voisin, et de s'en aller, stupide, content, glorieux ou dspris, vers sa propre disparition, dont je sais seulement ceci: qu'elle ne comptera pas, indiffrente dans le nombre des morts et des naissances. J e me refuse pourtant a me donner pour fi.ns celles qui s'imposent des l'instant ou l'on consent a n'etre que cela; il ne reste alors qu'a se donner pour destin le destin collectif, la marche de l'histoire, le sacri-fi.ce de chacun a un meilleur avenir pour tous. Solution du dsespoir, on admet qu'a un sens la masse des individus quien

  • 126 DU REVE A L'INCARNATION

    sont dpourvus. Cette prestidigitation, qui obtient un Dieu au terme d'une opration arithmtique, laisse inassouvies toutes mes exigences, et fait clater plus cruellement encare l'insuf-fisante coincidence de ce pauvre moi avec mon etre rel.

    Une srie d'vnements m'avertissent queje suis plus que cela. Tel accident qui m'arrive et qui semblait n'avoir d'autre origine que le hasard, d'autre porte que pour mon existence la plus superficielle, s'accompa.gne de rsonances affectives et suscite en moi des houleversements inexplicables. Pourquoi une couleur, a chaque fois que je l'apen;ois, une parole entendue meme dans le plus plat discours, une figure inerte apparue dans un songe banal, ont-elles ce pouvoir d'motion ? Aucun souvenir, aucun lien avec quoi que ce soit qui tienne une place dans ma vie, ne m' explique pourquoi des bribes de l'univers sensible voquent ces rumeurs d'&ges immmoriaux et cette soudaine certitude d'appartenir a quelque ensemble plus vaste que le monde, plus durable que mes annes terres-tres. Les objets et les mots me parlent par instants d'une autre ralit a laquelle il m'est vident que je participe. Je suis relev de ce strile acte de prsence qui me permet de rencontrer les etres et les choses sans tonnement, sans que jamais ren ne soit neuf a mes yeux, ni naif mon regard. Voici que tout, au contraire, m'tonne, et qu'au lieu d'ctre rassur par tant de protections et d'habitudes, jeme retrouve perplexe et me surprends a deviner qu'il n'est pas tellement naturel, pas tellement explicable d'etre ici, d'avoir t ce que j'tais hier, d'ignorer ce queje serai encare.

    De ces ce vnements , il n'en est point qui n'assume quelque ressemblance avec le rve. Dans la vie nocturne,

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    LE REVE ET LA POSIE 127

    tout a cette me.me nouveaut sans cesse recre, cette intensit de valeur motive, et cette puissance de sduction ou d'horreur. Disparues les garanties qui nous protgeaient et nous con-damnaient a d'troits horizons, nous nous trouvons jouir d'une soudaine libert: d'une terrible libert, qui est une dure contrainte. I1 faut s'exposer seul, n'tant plus rien que soi-meme, a des confrontations redoutables. Car cette solitude n'est pas celle de l'individu conscient, singulier, que distinguent mille particularits. A ce moment ou je me replie sur ce qui m'est le plus personnel et le moins communicable, a la plus grande distan ce imaginable de tout etre humain, jeme dcou vre plus confondu a mes semblables que je ne le fus jamais. Ils ne sont plus extrieurs a moi-meme; ils sont moi-meme. Et ce que j'affronte, c'est ce qui s'offre a n'importe quel homme dans l'instant de la solitude. Cette affection, ce dsir ou cette ambition, qui ne concernaient que moi, sont devenues les espoirs et les craintes d'un homme, de l'homme. D'infimes accidents biographiques, auxquels je ne parvenais pas a trou-ver un sens, s'inscrivent dans une aventure infinie, tiennent leur place dans le mythe ou s'exprirne la seule connaissance commune a tous les etres et digne d'etre poursuivie.

    Telle est la vertu du reve, - mais aussi bien de tous les tats qui s'y apparentent et accompagnent mystrieusement nos journes, - qu'il nous ote a notre misere de fantomes absurdes et Utonnants, pour confrer a chacun de nos actes et de nos sentiments la valeur d'une tape de !'incalculable destine. Aussi est-ce folie que de vouloir ce rduire le reve a la veille, de croire l'expliquer en dnombrant les matriaux qu'il emprunte a notre existence individuelle, alors que juste-

  • !28 DU REVE A L'INCARNATION

    ment sa dignit est de nous y soustraire et de commencer 1' reuvre de mtamorphose.

    Commencer seulement. Car le reve n'est encare qu'un de ces signes quise bornent a nous avertir que la mtamorphose est ncessaire, que peut-etre elle est possible. Tel songe parti-culier peut jouer un grand rle dans la conduite de la vie. Mais l'exprience du reve, le fait meme que l'on reve a une bien autre importance. En reve, je me connais avec le pass, un pass bien antrieur a mes annes vcues, - avec l'univers, - un univers d'une structure infiniment plus complexe que le ntre , - des relations plus diverses, plus intimes et plus riches que celles du jour. Il existe done une autre ardan-nance des choses, nous pouvons done les prouver diffrentes de ce que nous les avons faites pour le bon ordre , pour l'absurde dsordre, de notre comportement quotidien. Seule-ment, il faut aller au-dela, et ces signes que nous recevons passivement, tenter de les saisir par quelque magie.

    Le reve n'est pas encare posie. Celle-ci se nourrit de toutes les rgions de l'etre, veille et reve, propos concerts et ren-contres, fioraisons de l'inconscient et jardins du savoir. Mais elle ne se confond avec aucune, elle transforme, transporte la donne vitale, l'enleve a son apparence fortuite et indivi-duelle, l'exalte jusqu'a une signification qui nous dpasse. C'est la le sens de toutes les reuvres potiques,- et un discours peut l'etre aussi bien qu'un poeme, pourvu qu'il opere ce passage au plan mythique. La posie tente d'y parvenir par une mthode qui n'a avec le reve que d'imprcises analogies. Elle tend le piege d'un langage dlibrment employ a des fins exceptionnelles, volontairement appliqu a regrouper les

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    LE R~VE ET LA POSIE I29

    choses selon une loi que peut-etre nous ignorerons toujours, mais dont nous savons qu'elle prside a notre existence relle. De plus en plus consciemment, a mesure que se poursuit cet ambitieux effort, les poetes se confient a l'assemblage spon-tan des mots, et se persuadent que toutes les figures ainsi obtenues ont, - si inintelligibles qu'elles soient, - une mi-nente efficacit. Les chocs affectifs que produit en moi le groupement imprvu des vocables ou des images, une invri-fiable certitude me dit qu'ils atteignent a ces rgions de l'etre o, cessant de n'etre que moi-meme, je suis vraiment. Et comment ne pas croire que ces chocs ont des rpercussions ou des origines bien au-dela de mon etre ? Comment ne pas imaginer que l'acte potique, dirig d'on ne sait ou, provoque des chos et des dplacements jusqu'aux plus lointaines frontieres de ce qui est ? Le geste, alors, ne serait pas sans danger.

    De la vient que la posie, comme le reve, prenne souvent cet aspect d'une srie de coq-a-l'ne, et se charge d'une ironie particuliere: ironie envers la disposition apparente des choses, leur situation quotidienne et utile. C'est en cela que la posie est rvolution: mise sur la voie par le reve et tout ce qui s'y apparente, elle est un acte d'abandon volontaire a certaines pratiques dont le but est toujours de dsorganiser le monde tel qu'il est >>, pour en faire apparaitre l'tonnante structure profonde, celle qui nous concerne vraiment.

    Le reve n'est pas la posie, n'est pas la connaissance. Mais il n' est pas de connaissance, il n' est pas de posie, qui ne s'alimente aux sources du reve. Il est vain, sans doute,

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  • . 130 DU REVE A L'INCARNATION

    d'attendre des spectacles du songe, de chacun de ses tableaux, une signification traduisible, et de vouloir vivre dans le reve davantage que dans le sjour qui nous est prescrit. Le vritable enseignement du reve est ailleurs: dans le fait rnerne de rever, de porter en soi tout ce monde de libert et d'images, de savoir que l'ordre apparent des choses n'est pas leur ordre unique. Au retour du reve, le regard humain est capable de cet merveillement que l'on prouve lorsque soudain les choses reprennent pour un instant leur nouveaut premiere. Je nais aux choses: elles naissent a moi. L'change se rtablit, comme aux premieres minutes de l'existence; l'tonnement restitue au monde sa merveilleuse apparence frique.

    Au creur du reve, je suis seul. Dpouill de toutes mes garanties, dvetu des artfices ae langage, des protections sociales, des idologies rassurantes, jeme retrouve dans l'isole-ment parfait de la crature devant le monde. Plus ren ne subsiste du moi construit; e' est a peine si, en cet instant ou je ne suis plus que moi-meme, j'ai encore la conscience d'etre quelqu'un. Je suis un etre humain, n'importe lequel, sem-blable a mes semblables. Mais il n'y a plus de semblables dans cette solitude. Il ne reste de moi que la crature et sa destine, son inexplicable et imprieuse destine. Avec stupeur, je dcouvre que je suis cette vie infinie: un etre dont les origines remontent au-dela de tout ce que je puis connaitre, dont le sort dpasse les horizons ou atteint mon regard. Je ne sais plus autour de quelles raisons j'ai organis la pauvre existence de cet individu que j'tais. Je sais seulement que m'apparais-sent les raisons de ma vie vritable; elles demeurent innom-

    ~

    LE REVE ET LA POSIE 131

    mes, mais prsentes; elles sont ce que j'prouve, l'immensit de mon tendue relle.

    Et voici que, dans ce dnuement, les choses et les etres reprennent, eux aussi, les choses menues, les etres dcevants, une vi e toute neuve. J e le~ invente: ils surviennent. Les choses, pour cette crature anonyme que je suis devenu, sont soudain d'une trange ralit. Jeme souviens que naguere, c'est tout juste si je les apercevais, et maintenant je les entends me parler, je saisis leur langage et. leur chant. Les etres aussi ont cess de mener cette absurde exist ence hors de moi, qui me faisait tour a tour fuir ou rechercher leur socit. Ils sont en moi, ils sont moi. Nous partageons ce meme sort, cette stupeur, cette joie qui clate au fond de 1' angoisse.

    Au fond de la solitude, lorsque j'ai eu le courage d'accepter la nudit, ce n'est pas le dsespoir et la tristesse queje trouve. pour avoir dsespr de tout ce qu'offrait le monde, je ne suis pas arriv a la dsolation. En me dtournant de ces faciles et attristantes communions qui s' tablissent entre les indi-vidus dans la vie de tous les jours, je n'ai pas perdu ma joie. Crature, je suis avec les autres cratures dans cette plus profonde des communauts, qui n'existe qu'au centre de l'a.me, -- mais qui, clsormais durable, me pennettra de connaitre enfin, une fois revenu a mon existence banale, de relles prsences humaines. ] e vis, pour un instant, d'une vie qui est, entre nous tous, le seul bien commun; l'ayant. connue, je ne pourrai plus la perdre.

    Que je sorte du rve, que je retourne a l'existence qui est la ntre, tout y est diffrent, comme apres une longue absence.

  • 132 DU REVE A L'INCARNATION

    Les lieux et les visages ont repris cette apparence qu'ils eurent pour rnon regard d'enfant. Du songe, je reviens avec ce pouvoir d'aimer la vie, d'aimer les gens et les choses et les actes, que j'avais oubli et dsappris en quittant le paradis enfantin.

    La solitude de la posie et du reve nous enleve a notre , dsolante solitude. Du fond des fonds de la tristesse qui nous

    avait dtourns de la vie s'leve le chant de la plus pure allgresse.

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    POSIE ET OCCULTISME

    On n' a que trop glos sans prcision sur la posie herm-tique, sur les rapports entre la connaissance potique et l'sotrisme de la ce tradition . L'poque symbolique aima ces rapprochements, et il n'est guere de poete, a la fin du siecle dernier, qui ne se rclame de connaissances initiatiques. Il faudra vrifier de pres, un jour, quand les documents de ce temps-la seront entierement accessibles, le bien-fond de ces prtentions. Sans doute aura-t-on alors des surprises, dcou-vrant chez certains, ou on ne le soup

  • 134 DU REVE A L'INCARNATION

    Cependant toute une srie d'importantes tudes avait tabli antrieurement qu'a divers moments de l'histoire, poetes et initis con~urent de hautes ambitions avec une simultanit qui ne peut Hre que tres significative. Auguste Viatte montrait jadis, dans son grand livre sur Les Sources occultes du Romantisme, que les revendications des poetes de r8oo en Allemagne, de 1830 en France, avaient une com-mune origine dans le martinisme et les autres glises sou-terraines du xvrne siecle: l'ide du poete-mage, du poete-rdempteur de l'univers, le reve d 'un Age d' or restitu par le verbe potique, l'annonce d'une nouvelle ere religieuse de l'humanit, tous ces themes majeurs du romantisme europen ont lentement pris naissance dans les cercles d'initis bavarois, alsaciens o u lyonnais, d' o u sont issues galement la plupart des utopies sociales du xrxe siecle (et celles des prophetes socialistes comme les theses adverses des maistriens). Mais d'autres recherches ont clair la situation toute semblable du XVIe siecle: depuis la these d'Albert-Marie Schmidt sur La Posie scientifique, on sait que les hymnes philosophiques de Ronsard sont tout autre chose que des exercices rhto-riques, et qu'a partir de Maurice Sceve et de Pontus de Tyard presque tolis les poetes de la Renaissance s'adonnerent aux spculations sur les nombres et aux croyances alchimiques. r Il n'est pas interdit de rechercher bien plus haut, dans le cours des ages, des affieurements intermittents d'une pense mystique attache a lire dans les formes et les nombres le secret d'une cration dont l'homme serait capable de dcou-vrir le chiffre magique. Le vieux livre du philosophe allemand Karl Joel, Der Ursprung der Naturphilosophie aus dem Geiste

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    POSIE ET OCCULTISME 135

    der Mystik (paru au dbut de ce siecle), est sans doute aven-tureux dans certaines de ses vues, et prim dans le dtail de son information; sa these principal e demeure valable et parti-culierement utile a rappeler a propos de la question qui nous occupe ici. Joel croyait, en effet, pouvoir soutenir qu'a trois grandes poques de l'histoire, au moins - Prsocratisme, 1 Renaissance italienne et allemande, Romantisme -une meme loi d'volution spirituelle avait fait rapparaitre d'abord une cosmogonie mystique et, tt apres, un progres marqu dans \ la connaissance objective de la nature. La filiation de l'une a l'autre, de l'intuition mystique globale a la science exacte du concret lui semblait chose dmontre par l'analogie de ces trois poques. Et certes, J oel n'insistait pas sur 1' closion, aux memes dates, de la posie grecque, du lyrisme renaissant, de l'inspiration romantique; i1 ne s'arrtait guere au fait que l'acte potique s'tait vu confrer alors la valeur d'un acte sacr, de caractere magique, apte a saisir, parallelement a la science, les formules caches de l'harmonie cosmique. Mais, si nous ajoutons cette nouvelle constatation a celles de Joel - sans oublier, d'ailleurs, qu'il y faudrait apporter mille nuances et diffrenciations -, nous pouvons risquer certaines hypotheses de grande consquence.

    On voit d'abord qu'un mme rythme ramene a la surface de la conscience humaine, a certains stades de sa mystrieuse volution, trois tendances qu'associent des affinits gnrale-ment insoup~onnes: ten dance a la connaissance irrationnelle, qui se traduit par les mythes cosmogoniques, les doctrines d'universelles correspondance, et tout ce que la tradition occultiste cultivera sous le nom d'alchimie, de mystique des

  • 136 DU REVE A L' INCARNATION

    nombres, etc.; tendance, ensuite et par drivation, a un dchif-frement de la nature d' ou naissent les sciences particulieres; t endance enfi.n, par une autre drivation de la meme source, a supposer que l'imagination potique est capable de rvler les structures vraies et caches de l'univers.

    On voit ensuite que, si la prtention des occultistes modemes a la continuit d'un t res ancien hritage n'a jamais pu etre tablie sur des documents probants, la forme de pense qui est la leur peut lgitimement se rclamer de lointains ancetres.

    On voit encore - et c'est la le plus important - que Science et Posie, entre lesquels nous avons coutume de n'apercevoir qu'opposition, sont apparentes dans leur his-toire. Qu'en meme temps l'homme met en l'une et l'autre son espoir, sa confiance, des qu'il se persuade que son esprit est apte non seulement a conna:tre les linaments du cosmos, mais encore a s'en emparer, a exercer son pouvoir sur le monde de sa rsidence. De ce pouvoir, il voit l'instrument tantt dans les puissances rationnelles, tantt dans les facults irrationnelles, mais toujours en lui-meme. Les ages dont nous parlons sont avant tout des moments ou l'humanit s'en remet a elle-meme de son salut et s'adjure meme la chance d'oprer le salut de l'univers. Un mythe de l'harmonie perdue, mais aussi de la restitution future de cette harmonie, engendre l'esprance qui donne a l'homme l'orgueil de ses diverses puissances.

    Ces perspectives, si hasardes soient-elles, modi:fi.ent singu-lierement l'optique moderne, selon laquelle nous avons cou-tume d 'admettre, par exemple, qu'au XVIII e siecle les diverses mystiques >> occultistes se dvelopperent en pure raction

    ("'

    POSIE ET OCCULTISME 137

    irrationaliste contre la philosophie dominante des Encyclo-pdistes, ou encore qu'au xrxe siecle il n'y aurait qu'oppo-sition entre la croyance a un progres ind:fi.ni par la science et l'orientation religieuse des poetes. En fait , de part et d'autre, on dcele la meme certitude fondamentale: la certitud e du progres ou, comme disait Wronski, la certitude que l'humanit doit oprer une cration d'elle-meme n. Des lors, il n'est point tonnant que surgisse dans la conscience de poetes pntrs de christianisme le sent iment d 'etre maudits : de tenter une entreprise dfendue, promthenne, en rvolte contre Dieu. Naturel aux poetes, paree qu'ils vivent spon-tanment sur le plan du mythe, ce sentiment n 'tait pas inconnu aux savants de la Renaissance, qui taient encore des imaginatifs; la science moderne avait paru s'en librer, mais n'est-ce pas une inquitude de cette sorte qui, devant les monstrueuses applications de cette science, commence aujour-d'hui a tourmenter les physiciens ?

    Hugo et Balzac, Nerval et Baudelaire, Rimbaud et Mal-larm, se sont aventurs tres loin sur les voies de ce promth-isme, mais on n'a encore tudi que partiellement les sources de leur initiation aux traditions occultes. Pour Baudelaire, le petit essai de J ean Pommier sur sa M ystique foumit de pr-cieuses indications, alors que le livre plus rcent de Paul Amold, Le Dieu de Baudelaire, est approximatif et contes-table. La mystique de Mallarm reste entierement a explorer. Celle de Balzac, dont les sources ont t inventories par F . Baldensperger 1 et dont le swedenborgisme est sommaire-

    1 Orientations trangeres chez Honor de Balzac.

  • 142 DU REVE A L'INCARNATION

    mots du langage) comme une donne matrielle susceptible d'etre transforme comme le mtal, dans l'officine de l'alchi-miste, devient une essence plus pure. Pour exprimer son propre destin, pour chanter et enchanter ses peines, ses nostalgies, ses esprances, pour les communiquer a autrui et que celui-ci puisse

  • 144 DU REVE A L'INCARNATION

    charit. Mais ce qui triomphe alors du songe de l'Orient, ce sont les simples images teintes de christianisme, teintes en mme temps de bien d'autres influences. Meme alors, pour Nerval, la religion reste magie, et sa descente aux enfers garde les caracteres d'une voie initiatique.

    Entre Nerval et Rimbaud, les affinits vont parfois jusqu'a des phrases presque littralement semblables. Mais le pro-bleme posie et occultisme ne se pose pas pour l'un et l'autre dans les memes termes. Rolland de Renville, dans un livre qui ouvrit la voie a toute une littrature rimbaldienne 1, avait quelque peu tir a lui son poete et, s'appuyant sur des inter-prtations parfois bien hasardes, nous avait fait un Rimbaud affubl en mystique d'Asie. L'essai du Pere Gengoux est tres diffrent 2 Ce n'est pas qu'il paraisse de tout point irrfu-table, ni qu'il chappe aux prils d'une excessive ingniosit. Il souffre manifestement d'une rdaction prcipite. Ma,is, de cette masse de commentaires qui exigent du lecteur un( diffi-cile apprentissage, on voit se dgager peu a peu d'tonnantes dcouvertes.

    Le Pere Gengoux, ngligeant toutes les nterprtations antrieures de l'ceuvre de Rimbaud, que dja Etiemble avait renvoyes dos a dos dans un livre dont la partie ngative et critique est la meilleure, - propose une these tres nette. A ses yeux, les crits de Rimbaud rpondent a une intention concerte et a une vue intellectuelle tres dlibre. Le fameux sonnet des Voyelles, jadis lev au rang d'art potique du symbolisme, puis ddagn comme un jeu anecdotique de

    1 Rimbattd le voyant. t La Symbolique de Rimbaud.

    POSIE ET OCCULTISME 145

    l'adolescent, fournit au Pere Gengoux l'armature de toute son exgese: aux cinq voyelles, et aux couleurs qui s'y asso-cient, correspond une division dialectique en cinq mouve-ments ou en cinq poques, qui se retrouverait non seulement dans les mditations de Rimbaud sur l'histore humaine ou sur les ages de la littrature universelle, mais dans la structure de chacun de ses poemes et jusque dans les priodes de sa biographie. Au premier abord, quand cette affirmation est propose par un commentateur suprieurement habile, on ne peut qu'etre mis en dfiance, et craindre qu'il n'y ait la, une fois de plus, l'une de ces tentatives de systma-tisation qui sduisent trop souvent les esprits enclins a tout expliquer. Mais il faut bien se rendre a l'vidence lorsque le Pere Gengoux passe a la dmonstration et, appliquant son schma a quelques poemes pris en exemple, en fait jaillir une surprenante clart. Pour un peu on lui donnerait raison sur tous les points, et on croirait avec lui que Rimbaud, de strophe en strophe, droulait immuablement la succession obligatoire des sonorits, des couleurs, des significations sym-boliques, qui formait le systeme invari de sa pense. Il faut un effort pour chapper a la force de persuasion d'un critique passionn de son ide et dcid a la rendre contraignante par la surabondance des preuves qu'il accumule.

    ]e crois que ce livre est a la fois une rvlation (ou du moins un tres prcieux claircissement) des procds rimbaldiens, et a la fois une sorte de tour de force talmudique, qui subs-titue au texte de Rmbaud les catgories d'une critique trop vidente. Je veux dire qu'apres avoir consent, en cours de lecture, aux propositions du Pere Gengoux, on revient a

    lO

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    146 DU REVE A L' I NCARNATION

    l' reuvre de Rimbaud et on la retrouve plus complexe, plus rebelle a l'analyse, plus riche de sens multiples que ne tend a le faire croire ce dernier exgete. Chaque poeme, meme si on m'y fait apercevoir l 'armature de la dialectique suppose par le Pere Gengoux, est encore quelque chose de plus, si bien que les interprtations antrieures, comme celle de Riviere, de Rolland de Renville, de plusieurs autres, ne sont ni inutiles ni infirmes par la nouvelle perspective qu'on nous ouvre. Et pourtant, malgr ces doutes sur le dtail des commentaires littraux, les affirmations gnrales auxquelles tend leur auteur mritent la plus grande attention.

    Il me parait absolument lgitime de soutenir, comme il le fait, que l'entreprise de Rimbaud n 'eut pas le caractere d'une effusion lyrique ou d'une confession jete sur le papier au fur ct a mesure d'expriences inconcertes; que, tout au contraire, cette entreprise fut mene, des une date tres prcoce, selon un propos parfaitement conscient et selon une logique interne tres rigide. Ce n'est pas la premh~re fois que l'on insiste sur cet aspect de !'aventure rimbaldienne, mais le mrite du Perc Gengoux me paralt etre de situer tres heureuse-ment cette logique dans le contexte d'un symbolisme universel, d'origine occultiste. Dans le cadre d'une pense forme par cette tradition, rien n'est plus naturel que le regne incontest d'un loi d'analogie et de correspondances, qui incline a dceler dans les aspects les plus diffrents du relles memes structures profondes. Il se peut que ces structures ne soient pas exacte-ment, chcz Rimbaud, celles que croit apercevoir le Pere Gengoux, et je doute qu'on arrive jamais a percer vraiment le mystere qui entoure toujours ces penses directrices enfouies

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    au secret de chaque ame de poete. Le pril du commentaire trop cohrent est de faire croire, meme si le commentateur neva pasa cet exces, que l'reuvre et la vie meme de Rimbaud obirent, achaque instant, a une ascese intellectuelle entiere-ment consciente. Mais cette erreur possible est largement compense par la mise en lumiere de l'trange concordance qui existe certainement entre le destin de Rimbaud, la vision qu'il avait du monde et en particulier de l'histoire sculaire, et la mthode de construction de ses poemes.

    La meilleure fcondit de la tradition occultiste apparalt ici, non pas tant dans la mthode de recherche du Perc Gengoux que dans la vie spirituelle de Rimbaud lui-meme. Car le grand enseignement que cette tradition fut presque seule a garder, dans les temps modernes, apres l'effacement de la spiritualit mdivale, c'est ce sens de la valeur symbolique reconnue aux actes comme aux paroles, ce sens des rapports d'analogie qui commandent ensemble la vie d'un poete, sa vision des choses et son usage de la parole. A l 'intrieur de cettepercep-tion symbolique et de ce sentiment premier des correspon-dances fondamentales, la relation de la biographie a l'reuvre se trouve rigoureusement a l'inverse de celle a laquelle nous a habitus la pense moderne. L'exprience vcue ne passe plus pour la seule ralit vraie , ni pour la cause >> de 1' reuvre ou du mythe personnel; l 'reuvre et le mythe ne passent plus pour les effets, ou pour la transposition plus ou moins menson-gere du

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    Toute la force du livre du Pere Gengoux me semble tenir a cette intuition, et a partir de la on comprend mieux la vrit de ce qu'il ava~1ce, sous une forme parfois tmraire, quand i1 soutient que les cinq priodes de l'histoire littraire rsume dans la Lettre du Voyant coi:ncident d'une part avec les cinq moments de tel poeme, distincts par leurs harmonies sonores et leurs vocations colores, et d'autre part avec cinq poques de la vie de Rimbaud. Et, si l'on saisit bien de quoi il est question, on n' prouve plus a u cune surprise a la pense que, de ces poques de la biographie, la plus grande partie ne devint ralit qu'assez longtemps apres l'ceuvre acheve. Car le sens prophtique perd tout caractere d'inin-telligibilit, des qu'on admet la grande loi de l'unit intrieure dont la parole et la vie d'un mme homme ne sont que deux expressions distinctes.

    Le Pere Gengoux, et c'est grand dommage, affaiblit beau-coup sa forte position en ajoutant a ses analyses une conclu-sion qui les contredit dans leur prncipe mme. Je ne parviens pas a comprendre pourquoi, ayant lucid la logique de l 'ceuvre de Rimbaud et la frappante permanence de son symbolisme, il en vient, dans ses dernieres pages, a esquisser une sorte de diagnostic psychiatrique qui fait apparaitre Rimbaud comme un cas de dlire, catalogu selon les dfinitions de je ne sais quel trait de psychologie. Ou bien Rimbaud est le hros d'un retour a la pense symbolique, ou bien il est un malade dont toute la structure intellectuelle releve des mdecins. Il fallait choisir, ou tenter entre ces theses adverses une conciliation plus explicite . On ressent une inquitude plus vive encore a la lecture d'un appendice

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    ou, sous une forme aussi catgorique qu'arbitraire, le Pere Gengoux croit pouvoir prouver que Rimbaud a subi tres directement et tres profondment l'infl.uence de Hegel et de Spinoza. Outre que ces probh~mes de filiation intellectuelle sont d'un ordre tres secondaire, ils ne peuvent tre examins valablement qu'avec une exigence qui fait dfaut dans ces notes finales.

    Revenons maintenant a la question des rapports entre la posie et l'occultisme. Ce n'est point par hasard que la posie moderne, depuis Baudelaire et Nerval, a conclu une sorte d'alliance tacite avec la tradition occulte. Les points com-muns entre l'entreprise des poetes et les esprances des initis sont nombreux et vidents. A !'origine, un mme sens religieux du temps terrestre suppose pareillement que la terre est un lieu d'exil et que la cration a t mise en dsordre par l'accident de la chute. Au terme futur, une meme attente fait entrevoir la rintgration de l'homme dans ses antiques pouvoirs et la restitution de l'harmonie perdue. Dans l'intervalle, cepen-dant que se droule le temps, l'humanit cherche a s'emparer des instruments qui devraient lui permettre d'oprer la restau-ration de son tat primitif; mais en merile temps, elle a cons-cience que ces tentatives sont prilleuses, dfendues, et ne doivent pas tre poursuivies au grand jour. Si un mythe commun hante les esprits des poetes et des initis, c'est le mythe de Promthe: de l'homme conqurant des pouvoirs divins et faisant son propre salut, le salut de l'univers entier, par ses seuls moyens. L'humanit est done son propre mdia-teur. Ainsi se trouve vacue la ncessit de la grace , de la rdemption de la croix.