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PourOscaretWaverly
Onditquelepremiersonquenousentendonsdansleventredenotremèreestle battement de son cœur. En réalité, le premier son qui fait vibrer notreappareil auditif naissant est la pulsation du sang circulant dans ses veines etdans ses artères.Mais, à vrai dire, nous vibrons à ce rythme primordial bienavantd’avoirdesoreilles:avantmêmenotreconception,unmorceaudenousexistedéjàquelquepartdansunovulecachéàl’intérieurd’unovairedenotremère.Cen’estpastout:touslesovulesqu’unefemmeporteraseformentdanssesovairesalorsqu’ellen’estencorequ’unfœtusdequatremoisdansleventrede sa propremère.Ce qui signifie que notre vie cellulaire commence dans leventredenotregrand-mèrematernelle!Chacundenousapassécinqmoisdansleventredesagrand-mèrematernelle,quielleaussiaprisformedansleventrede sa grand-mèrematernelle.Nous vibrons au rythme du sang de notremèreavantmêmelanaissancedecelle-ci.
LayneRedmond,LafemmetambourTraduitdel’anglais(États-Unis)parMarieOllier
Tamaisonbrilledanslanuitcommesitoutbrûlaitàl’intérieur.Lesrideauxqu’elleachoisispourlesfenêtressontvisiblementenlin.Unlin
coûteux.Letissageestassezlâchepourquejepuissedécryptertesémotionslaplupartdutemps.Jepeuxvoirlafillesecouersaqueuedechevalenfinissantsesdevoirs.Jepeuxvoirlepetitgarçonlancerdesballesdetennisauplafondhautdequatremètrespendantquetafemmearpentelesalonenleggings,réparantledésordre de la journée. Jeux rangés dans le panier. Coussins replacés sur lecanapé.Ce soir, cependant, vous avez laissé les rideaux ouverts. Peut-être pour
regarderlaneigequitombe.Peut-êtrepourquetafillepuisseguetterlesrennesdu Père Noël. Il y a longtemps qu’elle a arrêté d’y croire, mais elle ferasemblant.Elleferaitn’importequoipourtoi.Vous êtes tous sur votre trente-et-un. Assortis en écossais, les enfants
prennentlaposesurl’ottomaneencuirpourquetafemmelesphotographieavecsontéléphone.Lafilletientlamaindugarçon.Tutritureslaplatineaufonddelapièce et ta femme te parle,mais tu lèves un doigt – tu y es presque. La fillesautillesursesjambes,tafemmeattrapelegarçon,etilsvirevoltent.Tuprendston verre, du scotch, et tu bois une gorgée, puis deux, avant de t’éloignerdoucementdelaplatinecommes’ils’agissaitd’unbébéassoupi.C’esttoujoursainsi que tu commences à danser. Tu prends le garçon dans tes bras. Il secambre.Tuleretournestêteenbas.Tafilleréclameunbaiserdesonpapaalorsta femme te tient tonverre.Elleondule jusqu’au sapinet ajusteuneguirlandelumineusequin’étaitpasdroite.Etd’uncoup,touslesquatre,vousvousarrêteznet, vous vous penchez les uns vers les autres et vous criez quelque chose àl’unisson,unseulmot,parfaitementsynchronisés,etpuisvousrecommencezàbouger – vous connaissez bien cette chanson. Ta femme se glisse hors de lapièceetlevisagedesonfilslasuitcommeunrobot.Etjemesouviensdecettesensation.D’êtrecelledontonabesoin.Desallumettes.Ellerevientallumerlesbougiessurlemanteaudelacheminée
et jemedemande si lesbranchesde sapins sinueusesqui ledécorent sontdesvraies, si elles sentent la forêt. L’espace d’un instant, je me laisse aller àimaginercesbranchespartirenflammes,cesoir,pendantquevoussereztousentraindedormir.J’imaginelalueurchaleureusedevotremaisonpasserdujauneboutond’oràunrougebrûlantetcrépitant.Legarçonaattrapéuntisonnierenmétaletlafilleleluiretirerapidementdes
mainsavantquetoioutafemmenevousenaperceviez.Lagentillesœur.Cellequiaide.Laprotectrice.D’habitude, je ne restepas aussi longtemps àvous regarder,maisvous êtes
tous si beauxce soir que jenemedécidepas àpartir.Laneige, de cellesquicollent, avec laquelle elle façonnera des bonshommes de neige demain matinpour faire plaisir à son petit frère. J’allume mes essuie-glaces, je règle lechauffage,etjevoisl’horlogepasserde7:29à7:30.C’estlemomentoùtuluiauraisluBoréal-express.Ta femmeestmaintenantdans le fauteuil, etellevous regarde tous les trois
bondir à travers la pièce.Elle rit et ramène ses longs cheveux détachés sur lecôté.Ellerenifletonverreetlerepose.Ellesourit.Tuluitournesledos,sibienquetunepeuxpasvoircequemoijevois:unedesesmainsestposéesursonventreetlecaressetrèslégèrement.Ellebaisselesyeux,absorbéeparlapenséedecequigrandit à l’intérieurd’elle.Cene sont encorequedes cellules.Maisellessonttout.Tuteretournes,etsonattentionrevientausalon.Àceuxqu’elleaime.Elleteledirademainmatin.Jelaconnaisencoresibien.Jebaisseleregardpourenfilermesgants.Lorsquejerelèvelatête,lafillese
tientdansl’encadrementdelaported’entrée.Sonvisageestàdemiéclairéparlalanterneau-dessusdunumérodetamaison.ElletientlatraditionnelleassiettedecarottesetdecookiesdestinéeauPèreNoël.Pendantsonsommeil,tuprendrassoindelaisserquelquesmiettessurlesolencarrelageduvestibule.Tujoueraslejeuetelleaussi.Maintenant elleme regarde, assise dansma voiture.Elle frissonne.La robe
que ta femme lui a offerte est trop petite et je peux voir ses hanches quis’épanouissent, sa poitrine qui se développe. D’une main, elle tiresoigneusementsaqueuedechevalpar-dessussonépaule,etc’estlegested’unefemmeplusqueceluid’uneenfant.Pourlapremièrefoisdesavie,jemedisquenotrefillemeressemble.
Je descends la vitre de la voiture et je lève unemain en un salut, un salutsecret.Elleposel’assietteàsespiedsetseredressepourmeregarder,avantdefairedemi-touretderentreràl’intérieur.Verssafamille.Jefixelesrideauxenm’attendant à ce qu’on les ferme d’un coup sec, et que tu viennes à la portedemandercequejefais,garéedevanttamaison,unsoircommecelui-ci.Et,envérité, que pourrais-je répondre ? Que je me sentais seule ? Qu’elle memanquait ? Que c’est moi qui méritais d’être la mère dans ta maisonrayonnante?Aulieudequoi,ellesautillejusqu’ausalon,oùtuasconvaincutafemmede
quitter son fauteuil. Tandis que vous dansez tous les deux, serrés l’un contrel’autre,tamaindanssondos,notrefilleprendlegarçonparlamainetlemèneexactement au centre de la fenêtre du salon. Comme un acteur atteignant samarquesurlascène.Ilssetiennentlà,encadréssiprécisément.C’estleportraitcrachédeSam.Ilasesyeux.Etcesmêmescheveuxsombres
et ondulés qui se finissent en une boucle, la boucle que j’enroulais autour demondoigtencoreetencore.Moncœursesoulève.Notrefillemefixeàtraverslavitre,sesmainssurlesépaulesdetonfils.Elle
se penche et l’embrasse sur la joue. Encore. Et encore. Le garçon aime lesmarquesd’affection.Ilyesthabitué.Ilmontredudoigtlaneigequitombe,maissonregardàellenemequittepas.Elleluifrottelehautdesbrascommepourleréchauffer.Commeleferaitunemère.Tuviensà la fenêtreet tu t’agenouillesà lahauteurdugarçon.Tu regardes
dehorsetpuis tu lèves lesyeux.Mavoituren’attirepas tonattention.Commeton fils, tu désignes les flocons du doigt, et tu dessines en l’air un chemin àtraversleciel.Tuparlesdutraîneau.Durenne.Ilscrutelanuit,essayantdevoircequetuvois.Tuluidonnesmalicieusementunechiquenaudesouslementon.Sesyeuxàellesonttoujoursfixéssurmoi.Jemesurprendsàm’enfoncerdansmonsiège.Jedéglutisetjefinispardétournerleregard.C’esttoujoursellequigagne.Lorsquejeregardedenouveau,elleestencorelà,àobservermavoiture.Jem’attendsàlavoirtendrelebrasverslerideau,maisellenelefaitpas.Je
nelaquittepasdesyeuxcettefois.Jesoulèvel’épaisseliassedepapieràcôtédemoisurlesiègepassager,etjesenslepoidsdemesmots.C’estpourtedonnerçaquejesuisvenue.Maversiondel’histoire.
Tuavais rapproché tachaiseet tapotémonmanuelduboutde toncrayon–j’avaiscontinuéàfixermapage,hésitantàleverlesyeux.«Oui,bonjour?»Jet’avais répondu comme si je décrochaismon téléphone.Ça t’avait fait rire.Etnous voilà en train de glousser sur nos sièges, deux étrangers dans unebibliothèque universitaire, étudiant la même matière optionnelle. Nous étionspeut-êtredescentainesd’élèvesdansnotrepromotion–jenet’avais jamaisvuauparavant.Tescheveuxbouclés te tombaientdans lesyeuxet tu lesenroulaisautour de ton crayon. Tu portais un nom tellement étrange. Plus tard dansl’après-midi, quand tu m’avais raccompagnée chez moi, nous étions tous lesdeuxsilencieux.Tuétaissouslecharmeettun’essayaispasdelecacher,tumesouriaissansarrêt.Jamaisauparavantjen’avaisétél’objetd’unetelleattentiondelapartdequiquecesoit.Devantmarésidenceuniversitaire,tuavaisposéunbaisersurmamainetçanousavaitfaitrireencore.Nous avions vingt et un ans et en un rien de temps, nous sommes devenus
inséparables. Il nous restait moins d’un an d’études avant le diplôme. Nousl’avons passé à coucher ensemble dans mon lit une place de la résidenceuniversitaire,etàétudier,chacunàunboutducanapé,nosjambesentremêlées.Nous sortions dans les bars avec nos amis, mais nous finissions toujours parrentrertôtàlamaison,etnousmettreaulitdanslachaleurinéditedenosbrasrespectifs.Jebuvaispeu,ettuétaislasdumondedelanuit–tunevoulaisplusquemoi.Personne,dansmonpetitcercledeconnaissancesplusqued’amis,nesemblaits’ensoucierbeaucoup.J’étaissiconcentréesurlefaitdemaintenirmamoyenne pourma bourse que je n’avais ni le temps ni l’envie demener uneauthentiqueviesocialed’étudiante.Jecroisquejenem’étaispasrapprochéedequiquecesoitpendantcesannées,pasavantdeterencontrertoi.Tum’asoffertquelque chose de différent.Nous avons glissé hors de l’orbite sociale et noussommesjoyeusementdevenustoutcedontl’autreavaitbesoin.Tumefaisaisunbienfou–quandjet’airencontré,jen’avaisrien,sibienque
tu es facilement devenu tout pour moi. Ce qui ne signifie pas que tu ne le
méritaispas–tuleméritais.Tuétaisgentiletattentifetencourageant.Tuasétéla première personne à qui j’ai dit que je voulais devenir écrivain, et tu asrépondu:«Jenepeuxpast’imaginerfaireautrechose.»Jesavouraislafaçondont les filles nous regardaient, comme si nous suscitions l’envie. La nuit,pendantquetudormais,jerespiraisl’odeurdetescheveuxsombrespleinsdegelet lematin, jepassaismondoigtsur la ligneduveteusede tamâchoirepour teréveiller.J’étaisaccro.Pourmon anniversaire, tu as fait la liste de cent choses que tu aimais chez
moi. 14. J’aime le fait que tu ronfles un peu au moment où tu t’endors. 27.J’aime tabelle écriture.39. J’aimedessinermonnomsur tondos.59. J’aimepartagerunmuffinavec toisur lecheminde la fac.72.J’aimetonhumeurauréveilledimanche.80.J’aimeteregarderquandtufinisunbonlivreetquetuleserrescontretoncœur.92.J’aimelamèrefantastiquequetuserasunjour.«Qu’est-cequi tefaitpenserque jeseraiunebonnemère?»J’ai reposé la
liste,etl’espaced’uninstantj’aieulasensationquetunemeconnaissaispeut-êtrepasdutout.«Qu’est-cequitefaitpenserquetun’enseraispasune?»Tum’asdonnéun
petitcouptaquindansleventre.«Tuesattentionnée.Etdouce.J’aihâted’avoirdesbébésavectoi.»Iln’yavaitriend’autreàfairequ’unsourire,mêmes’ilétaitunpeuforcé.Tuétaislapersonnelaplusenthousiastequej’aiejamaisrencontrée.
« Un jour, tu comprendras, Blythe. Les femmes de cette famille… nous
sommesdifférentes.»Jerevoisencoresonrougeàlèvresmandarinesurlefiltredesacigarette.La
cendrequitombaitdanslegobelet,nageantdansladernièregorgéedemonjusd’orange.L’odeurdematartinebrûlée.Tunem’asquerarementinterrogéeausujetdemamère,Cecilia.Jem’ensuis
toujours tenue aux faits : (1) elle était partie quand j’avais onze ans, (2) je nel’avaisvuequedeuxfoisdepuis,et(3)jen’avaisaucuneidéedel’endroitoùellesetrouvaitdésormais.Tusavaisquejegardaisl’essentielsoussilence,maistun’asjamaisinsisté–
tuavaispeurdecequetupourraisentendre.Jetecomprenais.Nousavonstousle droit d’avoir certaines attentes vis-à-vis de nous-mêmes et des autres. Lamaterniténefaitpasexception.Nousprenonstouspouracquislefaitd’avoirdebonnesmères.D’épouserdebonnesmères.Etd’êtredebonnesmères.
1939-1958
Etta était née le premier jour de la Seconde Guerre mondiale. Des yeuxcommel’océanAtlantique,levisagerouge,etrondouillarde,dèsledébut.Elletombaamoureusedupremiergarçonjamaisrencontré,lefilsdumédecin
delaville.Ils’appelaitLouis,et ilétaitpolietbienéduqué,cequin’étaitpascourantchez lesgarçonsqu’elleconnaissait. Il lui importaitpeuqu’Ettan’aitpasreçulabeautéenpartage.Deleurpremierjourdeclassejusqu’audernier,Louisl’accompagnaàl’écoleengardantunemainélégammentrepliéedanssondos.Etc’estainsiqu’illaséduisit.Safamillepossédaitdescentainesd’aresdechampsdemaïs.Àdix-huitans,
lorsqu’elleannonçaàsonpèrequ’ellevoulaitépouserLouis,ilinsistasurlefaitquesonfuturgendredevaitapprendreàgéreruneferme.Iln’avaitpasdefilsetilsouhaitaitqueLouishéritedel’entreprisefamiliale.MaisEttapensaitquesonpèrecherchaitseulementàdémontrerquelquechoseaujeunehomme:letravailde la ferme était dur et respectable.Paspour les faibles.Et certainementpaspourunintellectuel.L’hommequ’Ettaavaitchoisineressemblaitenrienàsonpère.Louisavaitprévudedevenirmédecincommesonproprepère,etunebourse
d’étude l’attendait.Mais il voulait lamaind’Ettaplusqu’il nedésirait aucundiplôme.Bienqu’elleait supplié sonpèred’yallerdoucement, il fit travaillerLouiscommeunchien.Ilselevaitàquatreheurestouslesmatinsetpartaitdansleschampscouvertsde rosée. Jusqu’aucrépuscule, et commeEttaaimaità lerappeler, ilneseplaignitpasuneseulefois.Louisvendit lesacdemédecinetles livresque sonpère luiavait légués, et ilmit l’argentdansunbocal sur leplandetravaildelacuisine.IlditàEttaquec’étaitledébutd’unfondsd’études
pour leurs futurs enfants. Elle trouva que cela en disait long sur l’hommealtruistequ’ilétait.Un jour d’automne, avant que le soleil ne se lève, Louis fut mutilé par le
battoirduchariotd’ensilage.Ilsevidadesonsang,seuldanslechampdemaïs.C’est le père qui le trouva, et il envoyaEtta couvrir le corps avec une bâcheprisedans lagrange.Elle rapporta la jambebroyéedeLouisà la fermeet lajetaàlatêtedesonpèrealorsqu’ilremplissaitunseaud’eaupourlaverlesangduchariot.Elle n’avait pas encore parlé à sa famille du bébé qui grandissait en elle.
C’étaitunegrosse femme, lestéedeplusdetrentekilosdetrop,etellecachaitbiensagrossesse.L’enfant,unefille,Cecilia,naquitquatremoisplustardsurlesol de la cuisine au beau milieu d’une tempête de neige. Pendant qu’ellepoussaitpourfairesortir lebébé,Ettanequittaitpasdesyeuxlebocalremplid’argentsurleplandetravailau-dessusdesatête.Toutes deux vivaient paisiblement à la ferme et s’aventuraient rarement en
ville. Lorsqu’elles le faisaient, on entendait partout des messes basses sur lafemmequi«souffraitdenervosité».Àcetteépoque,onnedisaitriendeplus– et on ne soupçonnait rien de plus non plus. Le père de Louis confiaitrégulièrement à la mère d’Etta une réserve de sédatifs à lui administrerlorsqu’ellelejugeaitnécessaire,etEttapassaitdonclaplupartdesesjournéesdanslepetitlitdecuivredelachambreoùelleavaitgrandi,tandisquesamères’occupaitdubébé.MaisEttacompritvitequ’ellen’avaitaucunechancederencontrerunautre
hommesiellerestaitdanssonlitàprendredessédatifs.Elleappritàsegéreretcommençaàs’occuperdeCecilia,lapromenantenpoussettedanslavilletandisquelapauvrepetiteréclamaitsagrand-mèreenhurlant.Ettaracontaauxgensqu’elleavaitsouffertd’unterriblemald’estomacchronique,qu’ellenepouvaitpas manger pendant des mois entiers, et que c’était comme ça qu’elle étaitdevenuesimince.Personnen’ycroyait,maisellesemoquaitdescommérages.EllevenaittoutjustederencontrerHenry.Henryvenaitd’emménagerdanslecoinetilsfréquentaientlamêmeéglise.Il
dirigeaituneéquipedesoixantepersonnesdansuneusinedebonbons.IlplutàEttadèslapremièreminute–ilaimaitlesbébésetCeciliaétaitparticulièrementmignonne, si bien qu’elle ne fut pas l’obstacle que tout lemonde avait préditqu’elleserait.Bientôt,HenryleurachetaunemaisondestyleTudoravecdesmouluresvert
menthe dans le centre-ville. Etta quitta définitivement son lit en cuivre et
regagnalepoidsqu’elleavaitperdu.Elleselançadansunprojetdefoyerpoursa famille. Il y avait une véranda solide avec une balancelle, des rideaux endentelleàchaque fenêtre,etdescookiesauchocolaten traindecuiredans lefour.Unjour,lenouveaumobilierdusalonfutlivréparerreuràlamaisond’àcôté,etlavoisinelaissalelivreurtoutinstallerdanssonsous-solalorsquecen’était pas elle qui l’avait commandé.LorsqueEtta l’apprit, elle poursuivit lecamiondans la rue, enhurlantdes injures, avec sonpeignoir et sesbigoudis.Celafitbeaucouprirelesgens,ycompriselle,enfindecompte.Elles’efforçaitd’êtrelafemmequ’onattendaitqu’ellesoit.Unebonneépouse.Unebonnemère.Toutiraitbien.
Leschosesquimereviennentenmémoirelorsquejepenseànosdébuts:Tamèreettonpère.Celan’auraitprobablementpasétéaussiimportantpour
quelqu’un d’autre, mais tu m’as offert une famille sur un plateau. Ma seulefamille. La générosité de leurs cadeaux, les billets d’avion pour vousaccompagnerenvacancesausoleil.Leurmaisonsentaitbonlesdrapschaudsetrepassés,et lorsquenous leur rendionsvisite jenevoulaisplus jamais repartir.Lafaçondonttamèremetouchaitlescheveuxmedonnaitenviedegrimpersursesgenoux.Parfois,j’avaisl’impressionqu’ellem’aimaitautantqu’ellet’aimaittoi.Jeleurétaisprofondémentreconnaissantedeleurconfianceinconditionnelle.
Ilsnemedemandaientpasoùétaitmonpère,etilsnel’ontpasjugélorsqu’iladéclinéleurinvitationpourlesfêtes.Cecilia,biensûr,n’étaitjamaisévoquée– tuavaisgentimentabordé laquestionaveceuxavantdem’inviter. (Blytheestmerveilleuse.Vraiment.Mais il fautquevoussachiez…)Vousn’auriez jamaiseu l’idée de jaser sur ma mère derrière mon dos. Vous n’aimiez que lesconversationsaimables.Vousétieztoussiparfaits.Tu appelais ta petite sœur « chérie » et elle t’adorait. Tu téléphonais à tes
parentstouslessoirsetjet’écoutaisducouloir,enmedemandantcequetamèreavaitditquitefaisaitrirecommeça.Turentraisrégulièrementchezeuxleweek-endpourdonneruncoupdemainàtonpère.Tuserraislesgensdanstesbras.Tu baby-sittais tes jeunes cousins. Tu connaissais la recette du gâteau à labanane de tamère. Chaque année, tu offrais une carte à tes parents pour leuranniversaire demariage.Mes parents àmoi n’avaient jamais ne serait-ce quementionnéleleurdevantmoi.Mon père. Il n’avait pas répondu à mon message l’informant que je ne
rentreraispasàlamaisonpourThanksgivingcetteannée,maisjet’aimenti, jet’ai dit qu’il était heureux que j’aie rencontré quelqu’un, et qu’il envoyait sesmeilleursvœuxà ta famille.Envérité,nousnenousétionspas tellementparlé
depuis que je t’avais rencontré. Nous communiquions principalement parrépondeursinterposés,etmêmecommeça,c’étaitdevenuuneséried’échangesbanals, sans saveur, que j’aurais été embarrassée que tu entendes. Je ne saistoujours pas exactement comment nous en étions arrivés là, lui et moi. Cemensonge était nécessaire, comme la poignée d’autres que je t’avais racontéepourquetunesoupçonnespasàquelpointmafamilleétaitdysfonctionnelle.Lafamilleétaittropimportantepourtoi–aucundenousdeuxnepouvaitprendrelerisquequelamiennechangetonregardsurmoi.Cepremierappartement.C’étaitlematinquejet’yaimaisleplus.Tafaçonde
remonter les draps sur toi comme un couvercle pour continuer à dormir, lapuissanteodeurmasculinequetulaissaissurnosoreillers.Àcetteépoque,jemelevaistôt, leplussouventavantlesoleil,pourécrireauboutduplandetravailquiétaittoujourssifoutûmentfroid.J’enfilaistonpeignoiretjebuvaismonthédans une tasse en céramique que j’avais peinte pour toi dans un atelier depoterie. Un peu plus tard, quand le sol s’était réchauffé et que la lumière àtravers les stores te laissait deviner les détails de ma peau, je t’entendaism’appeler.Tum’attiraisjusqu’aulitetnousexpérimentions–tuétaisaudacieuxet assuré et tu comprenais de quoi était capablemon corps avant que je ne lesachemoi-même.Tumefascinais.Taconfiance.Tapatience.Lebesoinprimairequetuavaisdemoi.Les soiréesavecGrace.C’était la seuleamiede l’universitéavecqui j’étais
restée en contact après le diplôme. Je te cachais à quel point je l’appréciais,parcequetusemblaisunpeujalouxdutempsquejepassaisavecelle,etquetupensais que nous buvions trop, alors que je lui accordais très peu d’après lesrèglesde l’amitié féminine.Mais tunousasoffertdes fleursà toutes lesdeuxpour la Saint-Valentin, l’année où elle était célibataire. Je l’invitais à dînerenvironune fois parmois, et tu prenais la troisièmeplace à table, assis sur lapoubelleretournée.Tut’arrêtaistoujoursacheterunebonnebouteilledevinenrentrant du travail.Lorsque les potins prenaient le dessus et qu’elle sortait sescigarettes, tu t’excusaispolimentet tuouvraisun livre.Unenuit,nous t’avonsentendu parler à ta sœur sur le balcon pendant que nous fumions à l’intérieur(imagineunpeu).Elle traversaitune ruptureetelleavaitappeléson frère, sonconfident.Gracem’a demandé ce qui clochait chez toi.Est-ce que tu étais unmauvaiscoup?Est-cequetuavaisunsalecaractère?Ildevaityavoirquelquechoseparcequeaucunhommen’étaitparfaitàcepoint.Mais iln’yavait rien.Pasàl’époque.J’ignoraispourquoi.Delachance,c’étaitlemotquej’employais.J’étaischanceuse.Jen’avaispasgrand-chose,maisjet’avais,toi.Notretravail.Nousn’enparlionspassouvent.J’enviaistonsuccèsgrandissant
et tu le savais – tu étais sensible aux différences entre nos carrières et nosrevenus. Tu nous faisais vivre et moi je rêvais. À l’exception de quelquesmaigresprojetsfreelance,jen’avaispasgagnéunsoudepuismondiplôme,maistu pourvoyais généreusement à nos besoins et tu m’avais donné une carte decrédit:«Utilise-lapourtoutcedonttuasbesoin.»Àcemoment-là,tuavaisétéembauchédans lecabinetd’architectesetpromudeux foisdans le tempsqu’ilm’avaitfallupourécriretroisnouvelles.Troisnouvellesnonpubliées.Quandtupartaistravailler,tuavaisl’aird’apparteniràquelqu’und’autre.Meslettresderefusarrivaientcommeilfallaits’yattendre–celafaisaitpartie
du processus, me rappelais-tu, gentiment et souvent. Ça arrivera. Ta foiinconditionnelle en moi me paraissait magique. Je voulais désespérément meprouverquej’étaisaussidouéequetupensaisquejel’étais.«Lis-moicequetuasécritaujourd’hui.S’il teplaît !»Je tepoussais toujoursàmesupplieret tugloussaisquandjefeignaisl’exaspérationavantdecéder.Notreroutineabsurde.Tutelovaissurlecanapéaprèsledîner,épuisé,portantencoretesvêtementsdubureau. Tu fermais les yeux tandis que je te lisais ce que j’avais écrit et tusouriaisàtoutesmesmeilleuresphrases.Lanuitoùjet’aimontrémapremièrenouvellepubliée,tamaintremblaiten
soulevant le volumineuxmagazine. J’y ai souvent repensé.Cette fierté que turessentais pour moi. Des années plus tard, je reverrai cette main tremblante,tenantsapetitemainmouilléeàelle,marquéedemonsang.Maisd’abord,bienavantça:Tum’asdemandéeenmariagelejourdemesvingt-cinqans.Avecunebaguequejeporteencoreparfoisàlamaingauche.
Je ne t’ai jamais demandé si tu aimais ma robe. Elle était d’occasion. Jel’avaisaperçuedanslavitrined’unmagasindesecondemainetjeneparvenaispas à me la sortir de la tête tandis que j’écumais les boutiques chics avec tamère. Tu n’as jamais murmuré, comme d’autres mariés émus, qui transpirentdevantl’autelensedandinant,Tuesmagnifique.Tun’aspasditunmotdemarobetandisquenousnouscachionsderrièrelemurdebriquerougeàl’arrièredelapropriété,avantdenouslaisserflotterjusqu’àlacouroùnosinvitésbuvaientduchampagneendiscutantdelachaleuretduprochainplateaudepetitsfours.Tu pouvais à peine détacher ton regard de mon visage rose de bonheur. Tupouvaisàpeinedétachertonregarddumien.Tuétaisplusbeauquejamais,etaujourd’huiencorejepeuxfermerlesyeuxet
tevoiràvingt-sixans,lafaçondonttapeausemblaitrayonner,tescheveuxquibouclaientautourdetonfront.Tesjouesavaientencoreleurrondeurdebébé,jelejure.Toutelanuit,nousnoussommesserrélamain,àlesbroyer.Nous en savions si peu l’un sur l’autre, sur les personnes que nous
deviendrions.Ce jour-là, les raresproblèmesquenousavionsétaientaussi inoffensifsque
lespâquerettesdemonbouquet–maisçanedureraitpas.« Il n’y aura pas de table pour la famille de la mariée », avais-je entendu
l’organisatricedumariagechuchoteràl’hommequiinstallaitleschaisespliantesetplaçaitlescartons.Illuiavaitréponduparundiscretsignedetête.Avantlacérémonie,tesparentsnousontdonnélesalliancesdansunecoquille
enargentquiavaitétéofferteàtonarrière-grand-mèreparsonmari,unhommeparti à la guerre et jamais revenu. À l’intérieur était gravé : Violet, Tu metrouverastoujours.Tuavaisdit:«Queljoliprénom.»Enveloppéedansunchâleargenté,tamèreaportéuntoast:«Ilarrivequ’un
mariageparteàladérive.Nousneréalisonspastoujoursàquelpointnousnous
sommes éloignés, mais soudain l’eau rejoint l’horizon et nous avonsl’impression que nous ne parviendrons jamais à faire demi-tour. » Elle s’étaitinterrompuepourmeregarder.«Cherchezlebattementdecœurdel’autredanslecourant.Vousvoustrouvereztoujours.Etensuite,ensemble,vousrejoindrezla terre ferme. »Elle avait pris lamainde tonpère et tu t’étais dressé sur tesjambespourlevertacoupe.Cette nuit-là, nous avons fait l’amour docilement, parce que nous étions
censéslefaire.Nousétionsépuisés.Maissivivants.Nousavionsdesalliances,unefacturedetraiteuretmalàlatêteàcausedetropd’adrénaline.Jetechoisis,toi,monmeilleuramietmonâmesœur,pourêtretoujoursmon
partenaire dans la vie, à travers les bonnes choses et les mauvaises, et lesdizainesdemilliersdejoursquilesséparentparfois.Toi,FoxConnor,tueslapersonnequej’aime.Jemedonneàtoi.Desannéesplustard,notrefillem’aregardéefourrerlarobedanslecoffrede
notrevoiture.Jelarapportaislàoùjel’avaisachetée.
Jemerappelleexactementcequ’étaitnotreviedanslesannéesquiontsuivi.LesannéesavantViolet.Nousdînions, tard, sur lecanapé,en regardant lesactualités.Tous les soirs,
Anderson Cooper. Avec des plats à emporter épicés sur cette table basse enmarbrenoiretauxanglestraîtres.Leweek-end,nousbuvionsduvinpétillantàdeuxheuresdel’après-midietpuisnousfaisionslasiestejusqu’àcequel’undenoussoitréveillé,desheuresplustard,parlebruitdesgensmarchantdehorsendirectiond’unbar.Nousfaisions l’amour.Nousnouscoupions lescheveux.Jelisaislarubriquevoyagedesjournauxaveclasensationd’êtreàlarecherchedel’endroit où nous irions ensuite. J’écumais les magasins chics, une boissonchaudeetmousseuseentrelesmains.Enhiver,jeportaisdesgantsdecuiritalienhors de prix. Tu jouais au golf avec tes amis. Jem’intéressais à la politique.Nous nous enlacions sur le fauteuil inclinable, heureux d’être ensemble, de setoucher.Jevoyaisdesfilms.Ilsavaient lepouvoirdemefairevoyagerloindel’endroit où je me trouvais. La vie était moins grave. Les idées étaient plusbrillantes.Lesmots venaient plus facilement.Mes règles étaient indolores.Tupassais de la musique dans la maison, des nouveaux trucs, des artistes dontquelqu’un t’avait parlé autour d’une bière dans un établissement remplid’adultes. La lessive n’était pas bio et nos vêtements sentaient doncartificiellementl’airmontagnard.Nousallionsàlamontagne.Tumeposaisdesquestions sur ce que j’écrivais. Il ne m’arrivait jamais de regarder un autrehommeenmedemandant comment ce serait debaiser avec lui plutôt qu’avectoi.Tuconduisaischaquejourunevoituretrèspeupratiquejusqu’àlaquatrièmeou cinquième chute de neige de l’année. Tu voulais un chien. Nous lesobservions dans la rue, nous nous arrêtions pour leur gratter le cou. Le parcn’étaitpasl’endroitoùjemereposaisdemestâchesménagères.Leslivresquenouslisionsn’avaientpasd’images.Nousnepensionspasàl’impactdesécransdetélévisionsurlecerveau.Nousnecomprenionspasquelesenfantspréfèrentleschosesconçuespourlesadultes.Nouscroyionsquenousnousconnaissions
l’unl’autre.Etnouscroyionsnousconnaîtrenous-mêmes.
L’été de mes vingt-sept ans. Deux chaises pliantes patinées sur le balconsurplombant l’allée qui nous séparait de l’immeuble d’à côté.La guirlande delampionsblancsenpapierque j’avaisaccrochée semblait avoir rendupalpablel’odeurinsidieusedespoubellesd’enbas.C’estàcemoment-làquetum’asdit,au-dessusd’unverredevinblancfrais:«Etsionessayait?Cesoir.»Nous en avions déjà parlé, de nombreuses fois. Tu jubilais littéralement
lorsque je tenais les bébés des autres dansmes bras ou que jem’agenouillaispourjoueraveceux.Ondiraitquetuesfaitepourça.Maisdenousdeux,j’étaiscellequiimaginait.Lamaternité.Commentceserait.Commejemesentirais.Çatevabien.Jeseraisdifférente.Jeseraisdecellespourquitoutsemblesinaturel.Jeserais
cequemapropremèren’étaitpas.À cette époque, je pensais à peine à elle. J’y veillais. Et lorsqu’elle
s’immisçait dans mon esprit inopportunément, je la repoussais. Comme descendrestombéesdansmonjusd’orange.Cet été-là, nous avons loué un appartement plus grand avec une deuxième
chambre. L’ascenseur était extrêmement lent, mais nécessaire pour unepoussette.Nousnousdonnionsdepetitscoupsdecoudesilencieuxlorsquenousvoyionsdes choses liées auxbébés.Minuscules ensembles à lamodedans lesvitrinesdesmagasins.Petitsfrèresetsœurssetenantscrupuleusementlamain.Ilyavaitdel’attente.Ilyavaitdel’espoir.Depuisplusieursmois,j’accordaisplusd’intérêtàmesrègles.Jetraquaismonovulation.Prenaisdesnotespourmarquerles dates dansmon agenda.Un jour, j’ai découvert de petits visages souriantsdessinés à côté demesO.Ton impatiencem’émouvait. Tu allais être un pèremerveilleux.Etmoi,jeseraislamerveilleusemèredetonenfant.Rétrospectivement, jesuisfascinéeparmaconfianced’alors.Jen’avaisplus
l’impression d’être la fille demamère. Seulement celle d’être ta femme. Il yavait des années que je faisais semblant d’être parfaite, parfaite pour toi. Jevoulaisterendreheureux.Jevoulaisêtren’importequid’autrequelamèrequi
m’avaitportée.Etdoncjevoulaisunbébé,aussi.LesEllingtonvivaientàtroisportesdelamaisondanslaquellej’aigrandi,et
leurpelouseétaitlaseuledetoutlevoisinageàrestervertedurantlesétéssecsetimplacables. Mme Ellington vint frapper à notre porte exactement soixante-douzeheuresaprèsqueCeciliam’avaitabandonnée.Surlecanapéoùildormaitdepuis un an, mon père ronflait encore. À peine une heure plus tôt, j’avaiscomprisquecettefoismamèrenereviendraitpas.J’avaisfouillésacommodeetles tiroirs de la salle de bains et l’endroit où elle planquait ses cartouches decigarettes : tout ce qui comptait pour elle avait disparu. Je savais qu’il valaitmieuxnepasdemanderoùelleétaitpartie.«Veux-tuvenirmangerunbonrôtidudimanchecheznous,Blythe?»Elle
sortaitdechezlecoiffeur,sesbouclesserréesétaientduresetbrillantes,etjenepusm’empêcher de lui répondre directement en hochant la tête,Merci. J’allaidroitdanslabuanderiepourprendremaplusjolietenuedanslamachineàlaver– une robe chasuble bleu marine et un col roulé à rayures arc-en-ciel.J’envisageaibrièvementdedemandersimonpèrepouvaitvenir,luiaussi,maisMmeEllington était la femme la plus au fait des convenances sociales que jeconnaissais,et jemedisquesiellene l’avaitpas inclusdansson invitation, ildevaityavoiruneraison.ThomasEllingtonJrétaitmonmeilleurami.Jenemerappellepasquand je
luiaiaccordécetitre,maislorsquej’avaisdixans,ilétaitlaseulepersonneavecquij’avaisenviedejouer.Lesfillesdemonâgememettaientmalàl’aise.Mavie semblait tellement différente de la leur – avec leurs fours à cookiesminiatures, leurs chouchous faits maison, leurs chaussettes propres. Et leursmères.J’aiappristrèstôtquecen’étaitpasagréabledesesentirdifférente.MaisaveclesEllington,jemesentaisbien.L’invitationdeMmeEllingtonsignifiaitvraisemblablementqu’ellesavaitque
mamèreétaitpartie.Parcequemamèrenem’autorisaitplusàallerdînerchezeux.Àunmoment,elleavaitdécidéqu’ilfallaitquejesoisrentréeàcinqheuresmoinslequart touslesjours,mêmesiriennem’attendaitàlamaison: lefourétait toujours froid et le frigo toujours vide.À cette époque,mon père etmoidînionsdeporridgeinstantanépresquetouslessoirs.Poursaupoudrerledessusdenosbols,ilramenaitàlamaisonlespetitssachetsdesucrebrunqu’ilfourraitdanssespochesàlacaféteriadel’hôpitaloùilgéraitlepersonneldenettoyage.Il gagnait suffisamment d’argent à l’époque, en tout cas selon les standardslocaux.Onauraitsimplementditquecen’étaitpaslecas.
Jesavaisquec’étaitpolid’apporteruncadeau lorsqu’onétait invitéàdîner,alorsj’avaiscoupéunepoignéed’hortensiassurnotrebuissondedevant,mêmesiencettefinseptembrelespétalesblancsétaientdevenuscassants.Jenouailestigesavecmonélastiqueàcheveux.«Tuestellementprévenante»,ditMmeEllington.Ellemitlesfleursdansun
vasebleuqu’elleplaçasoigneusementsurlatableaumilieudesplatsfumants.Le petit frère de Thomas, Daniel, m’adorait. Nous jouions au train dans le
salon après l’école pendant que Thomas faisait ses devoirs avec sa mère. Jegardais toujours lesmienspouraprèshuitheures,quandCeciliaallaitaulitousortaitenvilletoutelanuit.Ellefaisaitçasouvent–partirenvilleetnerevenirquelelendemain.Fairemesdevoirsm’occupaitenattendantquemespaupièresseferment.LepetitDanielmefascinait.Àcinqansàpeine,ilparlaitcommeunadulte et savait faire des multiplications. Abasourdie par son intelligence, jel’interrogeaissursestablestoutenjouantsurletapisorangerêchedesEllington.MmeEllington passait une tête pour écouter et nous caressait la tête avant derepartir.Bienjoué,touslesdeux.Thomas aussi était intelligent, mais pas de la même façon. Il inventait des
histoires incroyables,quenousnotionsdans lespetitscarnetsà spiralesquesamère lui ramenait du magasin du coin. Puis nous faisions des dessins pourillustrer chaque page. Chaque livre nous demandait des semaines – nousdébattionsminutieusement de ce que nous dessinerions pour chaque partie del’histoire, et avant de commencer, nous prenions tout notre temps pour taillerl’intégralitédescrayonsdelaboîte.Unjour,Thomasm’alaisséerapporterundenos livres à la maison, une histoire que j’aimais particulièrement mettant enscène une famille, avec une mère belle et gentille qui tombait malade d’uneformeextrêmementraredevaricellemortelle. Ilspartaientpour leursdernièresvacancesensembleenfamillejusqu’àuneîlelointaine,oùilsdécouvraientdansle sable unminuscule gnomemagique qui s’appelaitGeorge, et qui ne parlaitqu’enrimes.Illeurfaisaitdond’unsuperpouvoir,enéchangedelapromessedele ramenerdans leurvalisede l’autrecôtédumonde. Ilsacceptaient, et il leurdonnaitcequ’ilsvoulaient–Votremèrevivrapourtoujours,jusqu’àlafindestemps.Lorsquevoussereztristes,ilvoussuffiradechantercettepetitechanson!Legnomevivaitdans lapochede lamèrepour l’éternité,et toutétaitbienquifinissaitbien.J’avaissoigneusementdessinélafamillesurlespagesdecelivre–ilsétaientexactementcommelesEllington,maisilyavaituntroisièmeenfantqui ne leur ressemblait absolument pas : une fille à la peau coloriée au feutrebeigeclair,commemoi.Unmatin,jetrouvaimamèreassiseauborddemonlit,entraindefeuilleterle
petitlivrequej’avaiscachétoutaufonddemontiroir.«D’oùest-cequeçavient?»Elleparlaitsansmeregarder.Elles’arrêtasurla
pageoùjem’étaisdessinéecommeunmembredelafamillenoire.« C’est moi qui l’ai fabriqué. Avec Thomas. Chez lui. » J’essayai de lui
prendre le livredesmains,mon livre.Mongeste était implorant.Elledégageasonbrasd’uncoupsec,avantdemejeterlelivreàlatête,commesilespagesàspiralesettoutleresteladégoûtaient.Latranchem’entaillalementonetlelivreatterritsurlesolentrenous.Jelefixai,embarrassée.Embarrasséeparlesdessinsqu’ellen’aimaitpas,parlefaitquejeleluiaidissimulé.Ma mère se leva, son fin cou tendu, les épaules en arrière. Elle ferma
silencieusementlaportederrièreelle.Lelendemain,jerapportailelivrechezThomas.«Pourquoi tuneveuxpas legarder?Tuétaissi fièredecequevousaviez
fabriquétouslesdeux.»Enmeleprenantdesmains,MmeEllingtonremarquaqu’ilétaitpliéàplusieursendroits.Ellelissadoucementlacouverture.«Toutvabien»,dit-elle,ensecouantla têtepourmesignifierquejen’avaisrienbesoind’ajouter.«Tupeuxlelaisserici.»Elle plaça le livre sur la bibliothèque du salon.En partant ce jour-là, je vis
qu’elle l’avait ouvert à la dernière page – on voyait la famille de cinq, moicomprise,nosbrasentrelacés,etuneexplosiondecœursminusculesprovenantdenotremèresouriantequisetenaitaumilieu.Au dîner du dimanche, après le départ de ma mère, je proposai à
MmeEllingtondel’aiderànettoyerlacuisine.Ellemitunecassetteenmarcheetchantaunpeutandisqu’elledébarrassaitlatableetessuyaitleplandetravail.Je la regardai timidement du coin de l’œil tout en rinçant la vaisselle. À unmoment,elles’interrompitetsaisitlamaniquesurleplandetravail.Ellemejetaunregardjoueur,laglissasursamainetlabranditau-dessusdesatête.«Mademoiselle Blythe », dit-elle avec une voix comique haut perchée, sa
mainremuantdanslamarionnette.«Nousposonsàtousnoscélèbresinvitésdel’émission Après dîner chez les Ellington quelques questions personnelles.Alors, dites-nous – quels sont vos loisirs préférés ? Est-ce qu’il vous arrived’alleraucinéma?»Je ris, gênée, ignorant comment réagir. « Euh, oui. Des fois ? » Je n’étais
jamaisalléeaucinéma. Jen’avais jamaisparléàunemarionnettenonplus. Jebaissai les yeux pour remuer quelques assiettes dans l’évier. Thomas débouladans la cuisine en criant «Maman fait encore l’émissionde télé ! » etDaniel
arrivaencourantderrièrelui.«Demande-moiquelquechose,demande-moi!»Mme Ellington se tenait avec une main sur sa hanche et l’autre en train debavarder, sa voix couinant du coin de sa bouche.M. Ellington passa une têtepourregarder.«Bon.Daniel,quelesttonplatpréféré?Àpartlaglace!»ditlamarionnette.
IlsautadehautenbasenréfléchissantàsaréponseetThomascriaitdesidées.«Latarte!Jesaisquec’estlatarte!»LamaniquedeMmeEllingtons’exclama,«DELATARTE!Maispasàlarhubarbe,hein?Parcequeçamefaitpéter!»et lesgarçonshurlèrentde rire. Je lesécoutaicontinuer. Jen’avais jamais rienressenti de tel auparavant. La spontanéité. Les blagues. Le bonheur.MmeEllingtonmevitobserverdel’évieretmefitsignedemerapprocher.Elleenfila lamaniquesurmamainetdit :«Nousavonsuneinvitéecesoir!Quelplaisir ! » Et puis elle me murmura : « Vas-y, demande aux garçons s’ilspréféreraient manger des vers de terre ou les crottes de nez de quelqu’und’autre ? » Je gloussai. Elle leva les yeux au ciel et sourit, comme pour dire,Crois-moi,ilsadoreraientça,cesnigauds.Cesoir-là,ellemeraccompagnachezmoi,cequ’ellen’avaitjamaisfaitavant.
Toutesleslumièresdemamaisonétaientéteintes.Ellerestaavecmoiletempsquej’ouvrelaporte,pours’assurerqueleschaussuresdemonpèreétaientbiendansl’entrée.Etpuisellesortitdesapochelepetitlivredugnomemagiqueetmeledonna.«J’aipenséquetuvoudraislerécupérermaintenant.»Elleavaitraison.Jefisglisserlespagesavecmonpouceetpourlapremière
foisdelasoirée,jepensaiàmamère.Je la remerciaiencorepour ledîner.En tournantaucoindenotreallée,elle
melança:«Sijenetevoispasd’icilà,mêmeheurelasemaineprochaine!»Jepensequ’ellesavaitqu’ellemeverraitavant.
Jel’aisuàl’instantoùtuasjouienmoi.Tachaleurm’aemplie,etj’aisu.Jene pouvais pas te reprocher de penser que j’étais folle – après tout, nousessayionsdepuisdesmois–maisenviron troissemainesplus tard,nousétionstous les deux allongés sur le sol de la salle de bains à rire comme des idiotsbourrés.Toutachangé.Tun’espasalléaubureauce jour-là, tu te rappelles?Nous sommes restés au lit à regarder des films et nous avons commandé àmangeràtouslesrepas.Nousvoulionsjusteêtreensemble.Toietmoi.Etelle.Jesavaisquec’étaitunefille.Je ne parvenais plus à écrire. Chaque fois que j’essayais, mon esprit
vagabondaitverselle.Jepensaisàceàquoielleressembleraitetàquielleserait.Je commençai à suivre des cours de préparation à l’accouchement. Chaque
cours débutait avec un cercle de parole où nous nous présentions et disions àcombien de mois nous étions rendues. Contempler ce qui m’attendait mefascinait, je regardais le ventre des autres femmes dans lemiroir pendant quenousexécutionsunenchaînementd’aérobicquisemblaitpresquesuperflu.Monproprecorpsn’avait toujourspaschangéet j’avaishâtede lavoir se faireuneplace.Uneplaceenmoi.Uneplacedanslemonde.Même traverser la ville comme je le faisais tous les jours me semblait
maintenantdifférent.J’avaisunsecret.Jem’attendaispresqueàcequelesgensmeregardentdifféremment.J’avaisenviede touchermonventreencoreplatetde dire, Je vais devenir mère. C’est ce que je suis maintenant. J’étaislittéralementenvoûtée.Unjour,à labibliothèque, jerestaipendantdesheuresàfeuilleterdeslivres
danslasectionGrossesseetaccouchement.Çacommençaittoutjusteàsevoir.Unefemmepassaàcôtédemoienscrutantlestranches,àlarecherched’unlivreenparticulier.Ellepritsurl’étagèreunguidedusommeiltrèsabîméparl’usage.«Vousenêtesàcombien?»« Sixmois. » Elle parcourut la table desmatières avec son doigt avant de
regardermonventre,puismonvisage.«Etvous?»« Vingt et une semaines. » Nous hochâmes toutes les deux la tête. Elle
ressemblaitàquelqu’unquiavaitautrefoisfaitdukombuchamaisonetsuividescoursdespinàsixheuresdumatin,maisquisecontentaitmaintenantderestesdepuréeetd’unebaladeaumagasinpourracheterdescouches.«Jen’aimêmepasencorepenséausommeil.»«C’estvotrepremier?»Jehochailatêteensouriant.«C’estmondeuxième.»Lafemmesoulevalelivre.«Honnêtement,réglezla
question du sommeil et tout ira bien. C’est tout ce qui compte. Je me suisvraimentplantéelà-dessuslapremièrefois.»Jeris,plusoumoins,etlaremerciaipourleconseil.Uncrid’enfantfusadans
labibliothèqueetellesoupira.« C’est le mien. » Elle fit signe par-dessus son épaule, et puis tira un
deuxièmeexemplairedulivrequ’elleétaitvenuechercher.Ellemeletenditetjeremarquaiqu’elleavaitdestracesdefeutrerosesurlesmains.«Bonnechance.»De dos, en s’éloignant, elle m’apparut féminine, parfaite, avec ses larges
hanches,sescheveuxauxépaules, froisséspar lepeudesommeilqu’elleavaitgrappillé.Àmesyeux,elleétaitunemère,defaçonévidente.Est-cequec’étaitson apparence, ou sa façon de bouger ? Est-ce que c’était la façon dont ellesemblaitavoirdavantagederesponsabilitésquemoi?Àquelmomentest-cequeçam’arriverait,cettemétamorphose?Commentallais-jeêtretransformée?
« Fox, viens voir. » C’était le troisième énorme colis que ta mère nousenvoyaitdepuisquetuavaisannoncémagrossesseàtesparents.Sonexcitationneconnaissaitpasdelimitesetelle téléphonait touteslessemainespoursavoircomment jeme sentais. Je sortis du colis des langes fantaisie, des bonnets debébé tricotésetdespetitschaussonsblancminuscules.Aufondducarton, ilyavait un paquet à part sur lequel elle avait écrit «Affaires de bébé de Fox ».Dedans, il y avait un nounours usé avec des boutons pour les yeux, et unecouvertureenflanelleéliméeavecdesborduresensoiequiavaientunjourétéivoire.Unepetite figurineenporcelainereprésentantunbébéassissur la lune,avectonnomdélicatementécritenlettresd’or.Jeportailenounoursàmonnezpuis te le fis respirer à ton tour.Tuévoquasdes souvenirs. J’écoutai àmoitié,mais mon esprit était ailleurs, occupé à fouiller mon passé à la recherche dumême genre d’objets familiers, des couvertures et des peluches et des livrespréférés,maisjenepouvaispasentrouver.«Est-cequetupensesqu’onvayarriver?»tedemandai-jeaudîner,touten
repoussantmanourrituresurlescôtésdel’assiette.Depuisquej’étaisenceinte,jeneparvenaispresqueplusàavalerdelaviande.«Arriveràquoi?»«Êtredesparents.Éleverunenfant.»Tutendislamainettusouristoutenpiquantmonbœufavectafourchette.«Tuvasêtreunebonnemère,Blythe.»Tumedessinasuncœursurledessusdelamain.«Tusais,mamère…ellen’étaitpas…elleestpartie.Ellen’avaitrienàvoir
aveclatienne.»« Je sais. » Tu étais calme. Tu aurais pu me demander d’en dire plus. Tu
aurais pume prendre lamain,me regarder dans les yeux etme demander decontinuer.Tumismonassiettedansl’évier.« Tu es différente », finis-tu par dire, en passant un bras autour de mes
épaules, avant d’ajouter, avec dans la voix une indignation à laquelle je nem’attendaispas:«Tun’asrienàvoiravecelle.»Jet’aicru.Lavieétaitplusfacilequandjetecroyais.Plustard,nousnouslovâmessurlecanapéettutinsmonventrecommesile
mondeétaitentretesmains.Nousaimionslasentirbouger,regardermapeausedéformer,lesnuancesbleu-vertdesveinesendessous,commelescouleursdelaterre.Certainspèresparlentauventredeleurfemme–ilparaîtquelebébépeutentendre.Mais tandis que nous la regardions nousmontrer qu’elle était là, turestais silencieux, abasourdi, comme si elle était un rêve auquel tu ne pouvaiscroire.
«Çapourraitbienêtrepouraujourd’hui.»Cematin-là,lebébémesemblaitlourdetbas,etj’avaisrêvétoutelanuitque
mon liquide amniotique inondait le lit. La panique surgit d’un coup et meramenabrutalementàcequej’avaisconsciemmentévitépendantmesquarantesemainesdegrossesse.Enfaisantchauffer l’eaupour le thé, jememurmurais.C’estoksiellearrive.C’estoksic’estcommeça.C’estokd’avoircebébé.Jem’assisàlatabledelacuisineetécriviscesmantrassurunmorceaudepapierencoreetencorejusqu’àcequeturentresdanslapièce.«Lesiège-bébéestinstallédanslavoiture.Jegardemontéléphoneàlamain
toutelajournée.»Jeglissailemorceaudepapiersouslesetdetable.Tum’embrassasavantde
partirpourletravail.Jesavais.Àseptheurestrentecesoir-là,nousétionsensemblesurlesoldelachambre,
mes genoux pleins d’échardes à cause des rainures du vieux parquet. Tuappuyais sur mes hanches tandis que j’essayais d’inspirer profondément,régulièrement.Nousnousétionsentraînés.Nousavionssuivilescours.Maisjene parvenais pas à trouver cette sensation de calme qu’on m’avait promise,l’intuition qui était censée semanifester. Tu notais ce qui se passait avec tonécritureenpattesdemouche,lesminutesetlescontractions.J’arrachailecahierdetamainettelelançai.«Onyva, toutdesuite.»Jenepouvaisplusresterdansnotreappartement.
Elleétaitdéchaînéeetjemebattaispourlagarderàl’intérieur.Riendecequej’avaisprévunesemblaitpossible.Jen’étaispasouverte,jen’étaispasprête,jene pouvais pas l’imaginer glisser dans mon pelvis, je ne pouvais pas meconvaincre deme dilater comme une embouchure de fleuve. J’étais tendue eteffrayée.J’ignoraisquoifaire.C’est vrai, ce qu’on dit à propos de la douleur – je suis incapable dem’en
souveniraujourd’hui.Maisjemesouviensdeladiarrhée.Jemesouviensquela
pièceétaitfroide.Jemesouviensavoirvulesforcepsposéssurunchariotdansle hall décoré de guirlandes de Noël pendant que nousmarchions entre deuxcontractions.L’infirmièreavaitdesmainsdebûcheron.Lorsqu’ellelesplongeaenmoipourmesurermadilatation,jegémisetelledétournalesyeux.«Jeneveuxpasqueçaarrive»,murmurai-jedanslevide.J’étaisépuisée.À
côtédemoi,tuétaisentraindeboirel’eauquel’infirmièrem’avaitapportée.Jen’arrêtaispasdevomir,mêmel’eau.«Tuneveuxpasquequoiarrive?»«Lebébé.»«Tuveuxdirelanaissance?»«Non,jeveuxdirelebébé.»«Est-cequetuveuxlapériduralemaintenant?Jepensequetuenasbesoin.»
Tutendislecoupourtrouveruneinfirmièreettumeposasunlingehumidesurlanuque.Tutenaismescheveuxcommelacrinièred’uncheval,jemerappelle.Jenevoulaispasd’anesthésie. Jevoulais sentir àquelpoint çapouvait être
douloureux.Punis-moi,luidis-je.Déchire-moi.Tum’embrassaslecrâneetjeterepoussaibrusquement.Jetedétestais.D’attendretantdemoi.Jelessuppliaidemelaisserallersurlestoilettespourpousser–c’étaitlàque
jemesentais lemieux,etàcestade, j’étaisenproieaudélire.Jeneparvenaisplusàsuivrecequ’onmedisait.Tumeconvainquisderevenirsurlelitetilsmemirentlesétriersdeforce.Çan’allaitpasdutout.Çabrûlait.Jemebaissaipoursentir les flammes que j’étais sûre de trouver là,mais quelqu’un repoussamamain.«Allezvousfairefoutre.»«Allez»,ditledocteur.«Vouspouvezlefaire.»«Non.Jenevaispasyarriver»,rétorquai-je.«Ilfautquetupousses»,dis-tucalmement.Jefermailesyeuxetfislevœu
que quelque chose d’horrible se produise. La mort. Je voulais une mort. Lamienne ou celle du bébé.Même à cemoment-là, je ne pensais pas que noussurvivrionsl’uneàl’autre.Lorsqu’elle sortit, le docteur la tint devant mon visagemais je la voyais à
peinesousleviolentéblouissementdelumière.Jetremblaisdedouleuretjedisquej’allaisvomir.Tuapparusàlahauteurdemeshanches,àcôtédudocteur,etil se tournavers toi à laplace,pourdireque lebébéétaitune fille.Tumis lamainsoussatêteglissanteettul’approchassoigneusementdetonvisage.Tului
disquelquechose.J’ignorequoi–dèssapremièreminutesurterre,vousavezeuvotrelangageàvous.Ensuite,ledocteurlapritdanssesmainsencoupe,commeunchatonmouillé,etlatenditàl’infirmière.Ilretournaautravail.Monplacentas’écrasasurlesol.Lemédecins’attaquaàmaplaieavecdufilàcoudretandisquejegardaislesyeuxfixéssurlenéon,abasourdieparcequejevenaisdefaire.J’étais l’une d’elles maintenant – les mères. Je ne m’étais jamais sentie sivivante, si électrique. Mes dents claquaient tellement fort que j’avais peurqu’elles s’ébrèchent. Et puis je l’entendis. Son cri. Elle paraissait si familière.«Vousêtesprête, lamaman?»ditquelqu’un.Ils laplacèrentsurmapoitrinenue.Elleétaitcommeunemichedepainchaudeethurlante.Onl’avaitlavéedemon sang et emmaillotée dans la couverture en flanelle de l’hôpital. Son nezétaitmouchetédejaune.Sesyeuxsemblaientvisqueuxetnoirsetilsplongeaientdroitdanslesmiens.«Jesuistamère.»La première nuit à l’hôpital, je ne dormis pas. En silence, je la regardais
derrière le rideau perforé qui entourait le lit. Ses orteils étaient comme unerangéedeminusculespoismange-tout. J’entrouvrais sacouvertureet je faisaisglissermondoigtsursapeauetjelaregardaissursauter.Elleétaitvivante.Elleétaitsortiedemoi.Elleavaitmonodeur.Ellenetétapasmoncolostrum,mêmequand ils pressèrent mon sein comme un hamburger et qu’ils lui ouvrirent labouchedeforce.Ilsmedirentdelaisserletempsfairesonœuvre.L’infirmièreme proposa de la prendre le temps que je dorme, mais j’avais besoin delaregarder.Jenem’aperçuspasquejepleuraisavantquemeslarmestombentsursonvisage.Jelesessuyaiuneàuneavecmonpetitdoigtetpuisjelesgoûtai.Jevoulais lagoûter.Sesdoigts.Ledessusde sesoreilles. Jevoulais les sentirdans ma bouche. J’étais physiquement engourdie par les antidouleurs, mais àl’intérieur j’étais en feu à cause de l’ocytocine. Certainesmères auraient sansdouteappeléçadel’amour,maispourmoi,c’étaitplutôtdelastupeur.Commedevantunmiracle.Jenepensaispasàcequisepasseraitaprès,àcequ’onferaitquand on rentrerait à la maison. Je ne pensais pas au fait de l’élever et dem’inquiéterpourelleetdequielledeviendrait. Jevoulaisêtre seuleavecelle.Danscetespace-tempssurréaliste,jevoulaissentirchaquebattementdecœur.Unepartiedemoisavaitquenousneserionsplusjamaiscommeça.
1962
EttaouvritlerobinetdelabaignoirepourlaverleslongscheveuxemmêlésdeCecilia. Elle avait cinq ans et ce n’était pas souvent que quelqu’un les luibrossait.Sesépauless’enfoncèrentdanslacéramiquevertavocat.« Allonge-toi », dit Etta en la tirant durement. Elle guida sa tête quelques
centimètres plus loin jusqu’à ce queCecilia soit juste sous le fracas de l’eaufroide. Elle haleta, s’étouffa et se débattit, jusqu’à ce qu’elle se dégage desdoigtsquil’empoignaient.Lorsqu’ellerepritsonsouffle,ellelevalesyeuxpourregardersamèrequilafixait.Ellenebougeapasd’unpouce.Ceciliasavaitquecen’étaitpasfini.Ettaluiattrapalesoreillesetlapoussadenouveausousl’eau.Sesnarinesla
piquèrent en se remplissant d’eau. Elle commença à se sentir perdreconnaissance.EtpuisEttarelâchasonétreinte.Elleretiralebouchonmoisidel’évacuation
etquittalasalledebains.Cecilianebougeapas.Pendantlecombat,elleavaitfaitdanslabaignoire,et
doncellerestalà,tremblanteetinfecteetfroide,jusqu’àcequ’elles’endorme.Quandelleseréveilla,EttaétaitcouchéeetHenryétaitrentrédu travail. Il
étaitdanslesalon,entrainderegarderlatélévisionenmangeantuneassiettederosbifréchauffé,lepapierd’aluminiumsoigneusementpliésurlatablepourêtreréutilisélelendemain.Enentrantdanslapièce,uneserviettedrapéeautourdesépaules,Ceciliale
fit sursauter. La bouche pleine, il lui demanda pourquoi donc elle n’était pascouchée,àpresqueminuit.Cecilialuiditqu’elleavaitfaitpipiaulit.
Sonvisagesedécomposa.Illapritdansseslongsbrasetlaportajusqu’aulitdesamère.Ellepuaitencorelamerde,maisHenryneditpasunmotàcesujet.IlsecouaEttapourlaréveiller.«Chérie,est-cequetupeuxchangerlesdrapsdeCecilia?Elleafaitpipiau
lit.»Ceciliaretintsarespiration.Etta ouvrit les yeux et saisit la main de Cecilia avec la même poigne qui
l’avaitpresquetuéecinqheuresplus tôt.Elle l’amenajusqu’àsachambre, luienfilasachemisedenuitsursa têteet l’assit fermementsur le lit.LecœurdeCeciliatambourinaittandisqu’ellesécoutaienttouteslesdeuxlespasdeHenryredescendantlesescaliers.CeciliaguettaittoujourslespasdeHenry–ilavaitlacapacitédefairebasculerl’humeurd’Etta,commeuninterrupteur.Ettaneditpasunmotetnelatouchapas.Ellesortitsimplementdelapièce.Ceciliacompritquel’instinctquil’avaitpousséeàmentirétaitjustifié.Cequi
s’étaitpasséentresamèreetelledevaitresterunsecret.Il y eut d’autres moments au cours des quelques années suivantes où les
problèmesde«nervosité»d’Etta furentévidentspourCecilia.Certains jours,ellel’enfermaitdehorsaprèsl’école.Laported’entréeétaitverrouillée,celledederrièreferméeàclé, lesrideauxtirés.MaisCeciliapouvaitentendrelaradioou le robinet de la cuisine.Elle passait le temps en se promenant le longdesmagasinsdelarueprincipale,enregardantdeschosesquesamèrenesemblaitplusjamaisavoirenvied’acheter,commedessavonsparfumésauxfruits,ouleschocolatsàlamenthequ’elleaimaitautrefois.Une heure après que la nuit fut tombée, Cecilia reprenait le chemin de la
maison. Henry était là, et le dîner était sur la table. Elle racontait à Henryqu’elle était allée à la bibliothèque et il lui tapotait la tête en disant qu’elledeviendrait lameilleure élève de la classe si elle continuait à travailler aussidur.QuantàEtta,ellel’ignoraitcomplètement,commesiellen’avaitpasparlé.D’autresfois,lematin,quandCeciliadescendaitprendresonpetitdéjeuner,
elle trouvait Etta assise à table, les yeux baissés sur les genoux, ses grossesjouestoutespâles.Commesiellen’avaitpasfermél’œildepuislaveille.Ceciliaignorait ce qu’elle faisait pendant la nuit, mais ces matins-là, Etta semblaitparticulièrementdistante.Particulièrementtriste.Mamèrenelevaitpaslesyeuxavantd’entendrelespiedsdeHenrysurlesmarches.
«Tuestendue.Ellelesent»,dis-tu.Ellepleuraitdepuiscinqheuresetdemie,etmoidepuisquatre.Jetedemandaideregarderladéfinitiondescoliquesdansundenoslivressurlesbébés.« Plus de trois heures par jour, trois jours par semaine, trois semaines
d’affilée.»«Ellepleuredepuispluslongtempsqueça.»«Ellen’estlàquedepuiscinqjours,Blythe.»«Lesheures,jeveuxdire.Pluslongtempsquetroisheures.»«Jepensequ’elleajustedesgaz.»« Il fautque tuannules lavisitede tesparents.» Jen’avaispas la forcede
faire face à ta mère parfaite, en visite chez nous pour Noël dans quelquessemaines. Elle téléphonait sans arrêt, et toutes les conversations avec ellecommençaient par : Je sais que les choses sont différentes de nos jours,maiscrois-moi…Remèdeanticoliques.Emmaillotageplusserré.Céréalesderizdanslebiberon.«Ilsteserontd’unegrandeaide,chérie.Pournous.»Tutenaisàlaprésence
detamèreparfaite.«Jesaigneencoreàtraversmaserviettehygiénique.Jesenslaviandepourrie.
Jesuisincapabled’enfileruntee-shirt,messeinsmefonttropmal.Regarde-moi,Fox.»«Jelesappellecesoir.»«Est-cequetupeuxlaprendre?»«Donne-la-moi.Vadoncdormirunpeu.»«Lebébémedéteste.»«Chh-chh.»Onm’avait prévenue de ces premiers jours difficiles. Onm’avait parlé des
seinsdurscommedesblocsdeciment.Destétéesrapprochées,àlademande.Duvaporisateurpourserincerlespartiesintimes.J’avaislutousleslivres.J’avaisfaitdesrecherches.Maispersonneneparlaitde lasensationdeseréveillersurdesdrapstachésdesang,aprèsseulementquaranteminutesdesommeil,terrifiéeà l’idée de ce qui allait suivre. J’avais l’impression d’être la seule mère aumondequin’ysurvivraitpas.Laseulemèrequineseremettraitpasd’avoireulepérinée recousude l’anusauvagin.La seulemère incapablede faire faceà ladouleurcauséepardesgencivesdenouveau-nécisaillantsestétonscommedeslamesderasoir.Laseulemèrequinepouvaitpasfairesemblantdefonctionneravecsoncerveauécrasédansl’étaudumanquedesommeil.Laseulemèrequiregardaitsafilleenpensant,S’ilteplaît.Va-t’en.Violetpleuraituniquementlorsqu’elleétaitavecmoi.Jelevivaiscommeune
trahison.Nousétionscenséesêtreliéesl’uneàl’autre.
L’infirmièredenuitavaitlesmainslesplusdoucesquej’aijamaistouchées.Ses fesses tenaient à peine dans le fauteuil de la chambre. Elle sentait labergamoteetlalaqueetelleétaitimperturbable.J’étaisfatiguée.Toutes les jeunesmèrespassentpar là,Blythe. Je saisquec’estdur. Jeme
souviens.Mais tamère devait être inquiète, parce qu’elle avait engagé et payé de sa
poche l’infirmièresansmêmenousposer laquestion.Ça faisait trois semainesmaintenant,etlebébénedormaitpasplusd’uneheureetdemieàlafois.Toutcequ’ellevoulait,c’étaitmangeretpleurer.Tucroisais àpeine l’infirmièredenuit– tu t’endormaisgénéralement avant
qu’ellearrive.Ellem’apportaitlebébétouteslestroisheures,àlaminuteprès.En entendant ses pas lourds s’approcher de la porte, j’émergeais des tréfondssplendidesdu sommeil et, lesyeuxàpeineouverts, je sortaismon seindemachemisedenuit.Lorsquej’avaisfini,jeluirendaislebébé.Ellelaramenaitdanssachambreet la faisait roter, elle la changeait, laberçait et la recouchaitdanssoncouffin.Nouséchangionsrarementunmot,maisjel’aimais.J’avaisbesoind’elle. Elle vint quatre semaines durant, jusqu’à ce que ta mère me dise autéléphone,desavoixfermemaisdélicate,«Chérie.Çafaitunmois.Ilfautquetutedébrouillestouteseule,maintenant.»Ladernièrenuitqu’ellepassaavecnous,l’infirmièredenuitapportalebébé
dansnotrechambrepourlatétéedupetitmatinavantderentrerchezelle.Maisellenesortitpasdelachambrecommeellelefaisaithabituellement.Àcôtédemoi,turonflais.« C’est un bébé adorable, n’est-ce pas ? » murmurai-je à la femme. Je
changeaidepositionpour soulagermeshémorroïdes tenaces,puis je tapotai labouchedeVioletavecmontéton.Jenesavaispasdutoutsielleétaitadorableounon,mais ça semblait êtrequelque chosequ’une jeunemèredirait dupetit
paquetdechairchaudeetrosequ’elleavaitsortidesoncorps.L’infirmièresetenaitau-dessusdenous,observantmonénormearéolebrune
tandis que Violet essayait encore de prendre le sein. On n’avait pas encoretrouvéletruc,etlelaitgiclaitenfinesgouttelettessurlevisagedubébé.Ellenemeréponditpas.« Est-ce que vous trouvez que c’est un bon bébé ? » Peut-être qu’elle ne
m’avait pas entendue. Je grimaçai. Le bébé avait trouvé le sein. L’infirmièrereculaetnousregardacommesielleessayaitdecomprendrequelquechose.«Parfois,elleouvrelesyeuxsigrandsetellemeregardecommesi…»Elle
laissasesmotss’éteindreetpuisellesecoualatêteetclaqualalangue.«C’estparcequ’elleestcurieuse.Elleestalerte»,expliquai-jeavecdesmots
que j’avais entendu d’autres mères utiliser. Je n’étais pas sûre de ce qu’ellevoulaitdire.Ellesetenaitimmobileetsilencieusetandisquejedonnaislesein.Ellehocha
la têteunpeuplus tard.Unpeu trop tard. Jemedemandais si elleessayaitdedirequelquechose.Quandlebébéeutterminé,ellesoulevaVioletsansunmotetmetapotal’épaule.Ellepartitlarecoucheretjenelavisplusjamais.L’odeurdelaquedel’infirmièremitdessemainesàdisparaîtredelachambre
dubébé.Tut’enplaignais,maismoi,parfois,j’entraisdanslapiècesimplementpourhumercetteodeur.
Lemois avec l’infirmière de nuit avait aidé. Violet et moi émergeâmes dubrouillard et nous trouvâmes une routine. Jeme concentrais sur cette routine.Notrejournéeétaitencadréepartondépartettonretourdutravail.Toutcequej’avaisàfaire,c’étaitlagarderenviedansl’intervalle.Unechoseparjour–celaavaittoujoursétémonbut.Quelquescourses.Sonrendez-vouschezledocteur.Alleréchangerunpyjamaquej’avaisacheté,qu’ellen’avaitjamaisportéetquiétaitmaintenant troppetit.Uncaféetunmuffin.Jem’asseyaissurunbancduparcdanslefroidetjegrignotaisdesmiettesduresd’avoinetoutenlaregardant,emmitouflée dans une combinaison rembourrée de plumes, et j’attendais laprochainesieste.Aucoursdepréparationà l’accouchement, j’avais rencontréunpetitgroupe
defemmesquidevaienttoutesaccoucheràpeuprèsaumêmemomentquemoi.Jenelesconnaissaispasbien,maisj’avaisfiniparêtreinclusedansleurboucledemails.Ellesm’invitaientsouventpourfaireunepromenade,oudéjeunerdansun endroit adapté à notre brigade de poussettes. Tu adorais quand j’avais desprojetsavecelles–tuétaisexcitépourmoiàl’idéequejesoiscommelesautresmères.J’yallaisprincipalementpourtoi.Pourtemontrerquej’étaisnormale.Nos conversations suivaient une routine aussi terre à terre que celle de nos
journées.Commentlesbébésdormaientetoù,cequ’ilsmangeaientetenquellequantité, le planning de la diversification, nourrice à domicile ou assistantematernelle,lestrucsqu’ellesavaientachetésetsanslesquelsellesnepourraientplus vivre et que nous devions donc absolument toutes acheter aussi. Enfin,arrivait l’heure de la sieste pour un des bébés, or la sieste était autoriséeuniquement à la maison et dans le berceau pour ne pas perturber le rythmelaborieusementétabli.Etdoncnousramassionsnosaffairesetpartions.Parfois,au moment de payer l’addition, je trouvais le courage d’évoquer ce qui metravaillaitvraiment.Jelançais,commeunappât:«C’esttrèsdurcertainsjours,n’est-cepas?Toutcetrucdelamaternité.»«Parfois.Oui.Maisc’estlachoselaplusenrichissantequ’onferajamais,tu
sais?Quandtuvoisleurpetitvisagelematin,tutedisqueçavauttoutelapeinequ’onsedonne.»J’examinaiscesfemmesdeprès,essayantdedébusquerleursmensonges.Ellesnecraquaientjamais.Ellesnefaisaientjamaisdelapsus.« Évidemment. » Je faisais toujours un signe d’approbation.Mais après, je
scrutaislevisagedeVioletdanslapoussettesurlaroutejusqu’àlamaison,enmedemandantpourquoiellenemesemblaitpasêtrelameilleurechosequimesoitjamaisarrivée.Un jour,des semainesaprèsque j’aie cessédeme joindreà ces femmes, je
passai devant la fenêtre d’un café où, à un comptoir surplombant la rue, unemère était assise et regardait son bébé. Il avait peut-être trois ou quatremois,justeunpeuplusjeunequeViolet.Lebébéétaitavachidansl’étreintedesdoigtsde samère et la fixait bien en face. La bouche de la femme ne bougeait pas.Aucunmotdouxnesortaitdeseslèvres:TueslebébédeMaman,tuesmonjolibébé.Tuesunbébétellementgentil,hein?Aulieudequoi,elletournaitlebébétrès légèrementd’uncôté,puisde l’autre,commesielleexaminaitunobjetenargileàlarecherched’imperfections.Jerestaidehorsdevantlafenêtreetlesregardai,guettantunsigned’amour,un
signederegrets.J’imaginaissavied’avant,avantquelebébél’aitcontrainteàdevoirchoisirentreunappartementendésordrepleinde l’odeurdesonproprelaitcailléoulafenêtresolitaired’uncafé.J’entrai, jecommandaiun lattedont jen’avaispasenvieet jem’assissur le
tabouret à côté d’elle. Violet dormait dans la poussette que je poussaisdoucementpournepasqu’elleseréveille.Lesacàlangerglissadelapoignéeetsonbiberontombaetroulasurlesol.Jeleramassaietdécidaiquejen’essuiraispaslatétine.Jesentaisunemontéedepuissancelorsquejeprenaisdesdécisionsclandestinescommecelle-là,desdécisionsquelesmèresneprenaientpasparcequ’elles n’étaient pas censées le faire, comme ne pas changer une couchesouillée ou sauter un bain nécessaire parce que je n’avais pas envie dem’embêter.Lafemmesetournaversmoietnouséchangeâmesunregard.Pasunsourire,mais une reconnaissancemutuelle : nous avions toutes les deuxmutéversdesversionsdenousquinenousplaisaientpasautantquecequ’onnousavaitpromis.Descaillotsde lait sortaientde labouchedesonbébéetelle lesessuyaitavecuneservietteenpapierrâpeuse.«C’estdifficile,hein?»dis-je,désignantdumentonsonbébéquicontinuaità
lafixersansaucuneexpression.«On dit que les journées sont longuesmais que les années passent vite. »
J’acquiesçaietregardaimonproprebébé,quicommençaitàremuer,lementon
tremblant. « On verra bien », dit-elle platement, comme si elle non plus nepensaitpasvraimentquesonexpériencedutempspourraitencorechanger.«Certainesfemmesdisentqu’êtremèreestleurplusgranderéussite.Maisje
ne sais pas, je n’ai pas l’impression d’avoir réussi grand-chose pour lemoment. » Je ris un peu, parce que ça semblait soudain trop personnel.Maisj’avais besoin de cette femme. Elle était tout ce que mes amies du déjeunern’étaientpas.«C’estunefille?»Jeluidislenomdubébé.«Harry»,dit-elledusien.«Ilyaquinzesemainesqu’ilestlà.»Nousrestâmessilencieusesquelquesminutesdeplus.Etpuiselledit:«C’est
commes’ilm’étaitarrivé,d’uncoup.Commes’ilavaitsurgidansmonmondeetbousculétouslesmeubles.»«Ouais»,dis-jelentement,enregardantsonbébécommesic’étaitunearme.
«Onlesveutetonlesporteetonlesmetaumonde,maisenfait,cesonteuxquinousarrivent.»Elle souleva Harry du comptoir et le mit dans la poussette. Elle borda
négligemmentsacouverture,commeunlitmalfait.Elleneluiavaittoujourspasparléd’unevoixflûtée,commetoutescesautresmères,et jemedemandais’illuiarrivaitdelefaire.«Àlaprochaine»,dit-elle,etmoncœurseserra.J’euspeurquenousnenous
trouvionsplus jamais.Jememisàbégayer,essayantde trouverquelquechosed’autreàdirepourlagarderlà.«Est-cequevoushabitezdanslecoin?»«Non.Nous vivons un peu au nord de la ville. Je ne suis ici que pour un
rendez-vous.»«Jevaisvousdonnermonnuméro»,dis-jeenrougissant.Jen’avais jamais
été douée pourme faire des amis.Mais j’imaginais soudain des textos tard lanuit, quand nous échangerions des doléances d’une brutale honnêteté et nouslamenterionssurnotreexistence.«Oh.Biensûr.Jevaisl’enregistrer.»Elleavaitl’airmalàl’aise,ettouten
luidonnantmonnumérodeportable,jeregrettaicequejeluiavaisdit.Ellenem’appelajamaisetjenetombaiplusjamaissurelleparhasard.Jepenseencoreàcettefemmeparfois.Jemedemandesielleafiniparavoir
l’impressiond’avoir réussi quelque chose, si elle regardeHarry aujourd’hui et
saitqu’elles’enestbiensortiecommemère,qu’elleaélevéunebonnepersonne.Jemedemandecequeçafait.
C’estàtoiqu’elleasouripourlapremièrefois,ensortantdubain.Tuportaistes lunettes de vue et tu as dit qu’elle avait dû voir son propre reflet dans lesverres.Maisnous savions tous lesdeuxquedepuis ledébut, elle t’aimaitplusquemoi.Quand elle pleurait, je n’arrivais pas à la réconforter – tandis qu’aucontactde tapeau,elle fondait littéralementet semblaitneplus jamaisvouloirquittertesbras.Machaleuretmonodeurneluidisaientrien,apparemment.Lesgensparlentdesbattementsdecœurdelamèreetdusonfamilierdesonutérus–maispourelle,j’étaiscommeunpaysétranger.Je t’écoutais l’endormiren luiparlant toutbas. Je t’étudiais. Je t’imitais.Tu
medisaisquec’étaituniquementdansmatête–quejefaisaistouteuneaffairederiendutout.QueVioletétaitjusteunbébé,etquelesbébéssontincapablesdenepasaimerquelqu’un.Maisvousjouiezàdeuxcontreun.Nous passions toutes nos journées ensemble, elle et moi, et donc, oui, il y
avaitinévitablementdesmomentsoùellecédaitets’endormaitsurmapoitrine.Tulesoulignaiscommelapreuvedufaitquejemetrompais–Tuvois,chérie?Ilsuffitquetutedétendes,ettoutirabien.Jetecroyais.Ilfallaitquejetecroie.Je passais mon nez sur ses fins cheveux et je la reniflais. Je trouvais qu’ellesentait bon. Son odeur me rappelait qu’elle venait de moi. Que nous avionsautrefoisétéreliéesparuncordondesangvivantetpalpitant.Jefermaislesyeuxetjerevivaislanuitoùelleétaitsortiedemoi.Jecherchaisuneconnexionentrenous. Je savais que c’était pendant ces premières heures que tout s’était joué.Avant les tétons gercés et sanguinolents. Avant la fatigue absolue. Avant ledouteparalysantetl’indescriptibleconfusion.Tut’ensorsbien.Jesuisfierdetoi.Tumemurmuraisparfoiscesmotsdans
lenoirpendantquejel’allaitais.Tutouchaisnosdeuxtêtes.Tafille.Tafemme.Tonmonde.Dèsquetuquittais lapièce, jememettaisàpleurer.Jenevoulaispasêtrel’axeautourduquelvoustourniez.Jen’avaisplusrienàdonneràaucunde vous, mais notre vie ensemble commençait tout juste. Qu’avais-je fait ?Pourquoiavais-jevouluavoircetteenfant?Pourquoiavais-jecruquejeserais
différentedelamèredontj’étaisnée?Assiselàdanslenoirsurlefauteuilàbascule,pendantquemonlaitcoulaità
flots, je réfléchissais à desmoyens dem’échapper. Jem’imaginais la reposerdans le berceau et fuir au beaumilieu de la nuit. Je pensais à l’endroit où setrouvait mon passeport. Aux centaines de vols affichés sur le panneau desdéparts à l’aéroport. À combien d’argent je pouvais retirer d’un seul coup dudistributeur. À laisser mon téléphone sur la table de chevet. Au temps qu’ilfaudraitpourquemonlaitsetarisse,pourquemesseinseffacenttoutepreuvedesanaissance.Jetremblaisàcetteidée.Jen’aijamaislaissécespenséestraversermeslèvres.Jesaisquecesontdes
penséesquelaplupartdesmèresn’ontjamais.
J’avaishuitansetl’heureducoucherétaitpassée.Deboutdanslecouloir,enchemisedenuit,j’écoutaismonpèreetmamèresedisputerdanslesalon.Ilyeutunbruitdeverrebrisé.Jesavaisquec’étaitlafigurinedelafemmeen
costumesudisteavecuneombrelle.Jenesavaispasexactementd’oùellevenait–uncadeaudemariage,probablement.Mesparentssequerellaientausujetdequelquechosequemonpèreavaittrouvédanslapochedumanteaudemamère,desesfréquentsallers-retoursenville,dequelqu’unnomméLenny,etdemoi.Monpèretrouvaitquejedevenaistropsilencieuse,troprenfermée.Quej’auraisméritéplusd’attention.«Ellen’apasbesoindemoi,Seb.»«Tuessamère,Cecilia.»«Elleseporteraitbienmieuxsijen’étaispaslà.»Quandmamèrecommençaà sangloter, àpleurerpourdebon, ceque jene
l’avais encore jamais entendue faire auparavant endépitdeshorreursqu’ils sejetaient au visage pratiquement tous les soirs, je fis demi-tour pour retournerdansmachambre;monvisageétaitbrûlantetlafatiguenerveusedanssavoixmefaisaitmalauventre.Maissoudain,j’entendismonpèreprononcerleprénomdemagrand-mère.Ildit:«TuvasfinirexactementcommeEtta.»Lespasdemonpèresedirigèrentverslacuisine.J’entendislesfondslourds
dedeuxtumblersenverrecontreleplandetravail,puislebruitduwhiskyqu’onversait. L’alcool la calma. Ils avaient fini de se disputer. Je connaissais ledéroulé par cœur– lemoment oùmamère se fatiguait et oùmonpère buvaitjusqu’às’endormir.Maiscesoir-là,elleétaitdécidéeàparler.Je me laissai glisser le long du mur et je m’accroupis sur le sol. Pendant
l’heurequisuivit, je restai làet je l’écoutai, tandisque lesbribesdesonpassébrûlants’imprimaientdansmonespritpourlapremièrefois.Cette nuit-là, mon père dormit avec elle dans la chambre, ce qu’il faisait
rarement. Lorsque jeme réveillai lematin, leur porte était close. Je prismonpetitdéjeuneretpartispourl’école,etlesoirilsnesedisputèrentpas.Ilsétaientcalmesetcourtoisl’unenversl’autre.Jefismesdevoirs.Jevismamèrepassersamaindansledosdemonpèreenposantuneassiettedepoulettropcuitdevantlui. Il la remercia et l’appela « chérie ». Elle faisait de son mieux. Il luipardonnait.Aprèscettenuit, la situation se reproduisit souvent les années suivantes.De
monlitàl’étage,j’entendaisprononcerlenomd’Ettaetmoncœurs’emballait,parce que je savais que ma mère venait de réveiller son passé de nouveau.Pendantqu’elleparlait,jeretenaismonsoufflepourpouvoirentendrechacundesesmots.Ellenel’ajamaissu,maiscesnuits-làétaientcommedescadeauxpourmoi.Jevoulaisàtoutprixsavoirquielleavaitétéavantdedevenirmamère.Aucoursdecesnuitssanssommeiloùjerepensaisàcequej’avaisentendu,je
commençais à comprendre que nous venons tous de quelque part. Dans mesveinescoulaitlesangdemamère,etjenepouvaisrienyfaire.
1964
Malgré ses sept ans,Cecilia n’arrivait pas à dormir sans sa poupée, Beth-Anne.Ellel’aimaitplusquetout–sonodeur,lasensationdesescheveuxsoyeuxentre ses doigts pendant qu’elle s’endormait. Un soir, elle la cherchafrénétiquement, essayant de se rappeler où elle l’avait vue la dernière fois.Lorsqu’Etta l’appela avec colère du bas des escaliers du sous-sol, Ceciliacompritque samèreétait irritéede l’entendrearpenter lamaisonà l’heureàlaquelleelleauraitdûêtreaulit.«Tapoupéeestlà,Cecilia!»Ilyavaitunpetitcellieràconservesausous-sol,àpeuprèsdelatailled’une
niche pour chien. Il y avait des années qu’Etta avait cessé de faire desconserves, et ils avaient mangé presque toutes celles qui restaient. Ettas’accroupitdevantlaporteducellier,lesfessestenduesverssafille.«Elleesttoutaufond.C’esttoiquiasdûlamettrelà.»«Non!Jedétestececellier!»«Jenepassepas.Entreetvalachercher.»Ceciliapleurnichaqu’elleallaitsalirsachemisedenuit.Qu’ellen’aimaitpas
cetendroit.MaiselleapercevaitBeth-Anneallongéedansuncoin.«Nefaispaslapoulemouillée,Cecilia.Situlaveux,valachercher.»Ceciliasemitàquatrepattes,etEttalapoussaenavant.Elletombasurses
avant-bras et commença à gémir, mais elle voulait vraiment récupérer Beth-Anne,alorselleprogressalentementvers le fondde lapetitecaverneobscure.Lesbocauxdesconservesalignéslelongdesmursmiroitaientcommelasurfaced’unmaraisetellecommençaàavoirdumalàrespirer.
Elleentendituncraquementderrièreelle,maislecellierétaittropétroitpourqu’ellepuisseseretourner.Soudain,elles’aperçutquelerefletdelumièresurles bocauxavait disparu.Elle commençaàmanquerd’air et appelaEttaplusfort. À chaquemouvement, les gravats sous ses genoux s’enfonçaient dans sapeau.Ellereculalentementetessayad’ouvrirlaporteencimentavecsontalon,maiselleétaitbloquée.Danslesalon,letéléphonesemitàsonner.Lepaslourdd’Ettaretentitdans
l’escalier.«Allô?» l’entendit-elledire,etpuisplusrienpendantunmoment,jusqu’à ce que la télévision se remette en marche, avec le son familier desactualitésdusoir.Ceciliaentenditlavoixétoufféedesamèredansletéléphone.On était en septembre 1964 et les résultats de la commission Warrencommençaient à être révélés. Etta, comme tout le monde, était obsédée parl’assassinatdeJFK.Elleneredescenditpasdanslecellier.CefutHenryquiouvritlaporte,quand
il revint de son travail de nuit. Il tira Cecilia par les chevilles. Ses poignetsétaient écorchés. Il y eut une dispute entre ses parents pour savoir s’il fallaitl’emmener à l’hôpital pour être examinée. Henry trouvait qu’elle respiraitfaiblement et que ses yeux n’étaient pas comme d’habitude. Mais Ettal’emporta:ilsrestèrentàlamaison.Henry s’assit à côté du lit de Cecilia pendant qu’elle dormait. Il posa une
compressefroidesursatêteetn’allapastravailler le lendemain.Aucund’euxne se parla pendant plusieurs jours. Henry démonta la porte du cellier etdéplaçalesquelquesbocauxrestantsdanslegarde-mangerdelacuisine.«Cetteporten’ajamaisbienfonctionné»,dit-ilensecouantlatête.Une semaine plus tard, pendant que Cecilia débarrassait son assiette du
dîner,Etta luimurmuraquelquechose.Henryétaitau travail.Ellesétaiententraind’écouterlesactualitésàlaradio.Cecilian’entenditpastrèsbiencequelui dit sa mère, mais il lui sembla saisir les mots, « Je pensais retourner techercher, Cecilia ». Etta posa ses lèvres sur la joue de Cecilia et resta sansbougerpendantunmoment.Cecilianeluidemandapasderépéter.
Çapassetellementvite.Ilfautvraimentquetusavoureschaqueinstant.Lesmèresparlentdutempscommesic’étaitlaseulemonnaieencirculation.C’est fou, non ? Tu y crois, qu’elle a déjà six mois ? C’était ce que me
disaient les autres femmes, presque joyeusement, en poussant leurs landausd’avant en arrière sur le trottoir tandis que, blottis sous des couverturesdiaphanes hors de prix, leurs bébés dormaient en remuant leurs tétines. JebaissaislesyeuxversViolet,quimefixaitallongéedanssapoussette,agitantlespoings,lesjambesraides,mécontente.Etjemedemandaiscommentnousavionstenusilongtemps.Sixmoisentiers.J’avaisl’impressionqueçafaisaitsixans.C’est le meilleur job dumonde, hein ? Êtremaman ? me dit la pédiatre à
l’occasiond’unrendez-vousdeVioletpoursesvaccins.Elleavaittroisenfants.Jeluiparlaidemeshémorroïdesrécurrentesgrossescommedesgrainsderaisin.Je lui dis depuis combien de temps nous n’avions pas fait l’amour. Depuiscombiendetempsjen’avaispaspenséàtonpénis.Ellehaussalessourcilsenmesouriant –Oui. Je comprends. Vraiment. Comme si je faisais partie du clubmaintenant, que j’étais dans le secret. Je n’osais pas lui dire que j’avais lasensationd’avoirvieillid’unsiècledepuisquej’avaisdonnénaissanceàViolet.Qu’ellesemblait littéralementétirerchaqueheurequenouspassionsensemble.Que les mois avec elle étaient passés si lentement que je m’aspergeaisrégulièrement le visage d’eau glacée pour voir si je faisais un cauchemar, sic’étaitpourçaqueletempssemblaitneplusavoiraucunsens.Tu fermes les yeux, et hop, ils ont grandi et ils sont devenus ces petites
personnes trop mignonnes. Violet semblait grandir si lentement. Je neremarquaisaucunchangementchezelleavantquetunelespointesdevantmoi.Tumedisaisquesesvêtementsétaient troppetits,quesonventredépassaitdeses chemises, que ses caleçons lui arrivaient presque aux genoux.Tu rangeaisses jeuxdebébédansdescartons,etenrentrantdu travail tu t’arrêtaisacheterdestrucsquiclignotaientetquifaisaientdubruit,destrucsspécialementconçuspourdesminusculeshumainsentraindesedévelopper,d’apprendre,depenser.
Je m’efforçais uniquement de la garder en vie. Je me concentrais sur le faitqu’ellemange et qu’elle dorme. Sur les gouttes de probiotiques que j’oubliaistoutletempsdeluidonner.Jemeconcentraissurlefaitdesurvivreauxjournéesquisemblaients’entrechoquercommedesrochers.
Nousdeux.Aucuncouplenepeutprédirecequedeviendrasarelationaprèsavoireudesenfants.Maisons’attendlégitimementàtraversercetteexpérienceensemble.Àfaireéquipedanslamesuredupossible.Nousétionsbienorganisés.Notre enfant était nourrie, baignée, promenée, bercée, habillée, changée. Tufaisaislemaximum.Jem’enoccupaistoutelajournée,maisdèsqueturentraisdutravail,c’étaittontour.Patience.Amour.Affection.Jet’étaisreconnaissantede tout ce que tu lui donnais et qu’elle refusait de recevoir demoi. Pourtant,quandjevousregardaistouslesdeux,j’étaisdévoréeparlajalousie.Jevoulaiscequevousaviez.Cedéséquilibreavaitunprix.Notreprécieusedécenniedelunedemielavait
pris fin. Désormais, ma présence te faisait fuir. Ton jugement me rendaitanxieuse. J’avais l’impression que tout ce que tu donnais à Violet, tu me leretirais,àmoi.Nous nous embrassions encore pour nous dire bonjour. Nous discutions
pendantledîner,lesraressoirsoùnoussortionsaurestaurant.Tuposaistoujourstamainenbasdemondosquandnousnousapprochionsdenotreappartement,dunidquenousavionsbâtiensemble.Nousavionsétablicertainsgestesentrenous et nous les accomplissions encore. Mais d’autres avaient subtilementdisparu. Nous avions cessé de faire lesmots croisés ensemble. Tu ne laissaispluslaportedelasalledebainsouvertependanttadouche.Ilyavaitdel’espaceàl’endroitoùiln’yenavaitpasautrefois,etdanscetespaces’étaitglissédelarancœur.J’essayais de m’améliorer. Devenir père t’avait rendu si beau. Ton visage
avaitchangé,ilétaitdevenupluschaud,plusdoux.QuandVioletétaitàcôtédetoi, tes traits étaient plus mobiles, ta bouche toujours grande ouverte en unegrimaceloufoque.Tuétaisdevenuuneversionplusréussiedel’hommequejeconnaissais. Je mourais d’envie que ces choses m’arrivent aussi. Mais moi,j’étaisdevenueplusdure.Làoùlavieavaitautrefoisrehaussémespommettesetilluminémesyeuxbleus,désormaismonvisagen’étaitquecolèreetfatigue.Je
ressemblaisàmamère,justeavantqu’ellenemequitte.
Quelque part au cours de notre septièmemois ensemble, Violet commençaenfin à faire la sieste pendant plus de vingt minutes d’affilée. Je me remis àécrire. Je ne t’en parlai pas – tu insistais toujours pour que je dorme pendantqu’elle faisait la sieste, et en rentrant du travail, tumedemandais si je l’avaisfait.C’était toutcequi t’importait.Tuvoulaisquejesoisalerteetpatiente.Tuvoulais que je sois reposée afin d’être en mesure d’accomplir mes devoirs.Autrefois, tu t’étais soucié demoi en tant que personne –mon bonheur,monbien-être.Désormais,j’étaisunepourvoyeusedeservices.Tunemevoyaispluscommeunefemme.J’étaisseulementlamèredetonenfant.Et donc, le plus souvent, je tementais, parce que c’était plus simple : oui,
j’avais fait la sieste.Oui, jem’étais reposée.Mais lavérité, c’étaitque j’avaistravaillé à une nouvelle. Les phrases ruisselaient littéralement. Je ne merappelais pas que les mots me soient déjà venus aussi facilement. Je m’étaispréparéeà l’inverse :d’autresauteuresavecdesbébésévoquaient leurénergiedisparue et leur créativité altérée, au moins la première année. Mais moi,apparemment,jereprenaisviedèsquemonécrand’ordinateurs’allumait.Réglée comme une horloge, Violet se réveillait au bout de deux heures, et
j’étaisàchaquefoisprofondémenthappéeparmonrécit–jemesentaisailleurs,àlafoisphysiquementetémotionnellement.Jeprisl’habitudedelalaissercrier,en me promettant juste une page de plus. Parfois je mettais mes écouteurs.Parfois une page devenait deux pages.Oumême davantage. Parfois j’écrivaisuneheuredeplus.Quandelledevenaithystérique,jefermaisd’uncoupl’écrande mon ordinateur portable et j’accourais dans sa chambre comme si jel’entendaispour lapremière fois.Oh,coucou toi !Tues réveillée !ViensvoirMaman ! Jene savaispaspourqui je jouais la comédie. J’étais profondémenthumiliée lorsqu’elle me repoussait alors que j’essayais de la calmer. Maiscommentaurais-jepuluireprocherdemerepousser?Lejouroùtuesrentrétôt.Entre seshurlementset lamusiquedansmesoreilles, jene t’aipasentendu
entrer.Moncœurs’estarrêtédebattrequandtuasbrusquementfaitpivotermachaise. Tu m’as presque renversée par terre. Tu as couru jusqu’à la chambrecommesilebébéétaitenfeu.J’airetenumarespirationent’écoutantlacalmer.Elleétaithorsd’elle.«Jesuistellementdésolé,jesuistellementdésolé»,luidisais-tu.Tuétaistellementdésoléquejesoissamère.C’étaitçaquetuvoulaisdire.Tun’espassortidelachambre.Jesuisrestéeassiseparterredanslecouloir,
aveclacertitudequerienneseraitplusjamaispareilentrenous.J’avaisbrisétaconfiance.J’avaisconfirmétouslesdoutesquetunourrissaissecrètementàmonsujet.Lorsque j’ai finiparentrerdans lapièce, tuétaisen trainde labercer,assis
dans le fauteuil à bascule. Tu avais les yeux fermés, la tête en arrière. Ellehoquetaitensuçantsatétine.J’aimarchéjusqu’aufauteuilpourtelaprendredesbras,maistum’asarrêtée
d’unemain.«Qu’est-cequetufoutais?»Jesavaisqueçaneservaitàriendem’excuser.Jen’avaisencorejamaisvutes
mainstremblerdecolère.Jesuisalléesousladoucheetj’aipleuréjusqu’àcequel’eaudeviennefroide.Lorsquejesuisredescendue, tuétaisentraindepréparerdesœufsbrouillés,
Violetcaléesurtahanche.«Elleseréveilledesasiestetouslesjoursàtroisheures.Ilétaitcinqheures
moinslequartquandjesuisarrivé.»Jeregardailaspatuleraclerlapoêleàfrire.«Tul’aslaisséepleurerplusd’uneheureetdemie.»J’étaisincapabledevousregarderenface.«Est-cequec’estcommeçatouslesjours?»«Non»,ai-jeditfermement.Commesiçaallaitsauvermadignité.Nousnenousétionstoujourspasregardésdanslesyeux.Violetcommençaà
s’agiter.«Elleafaim.Nourris-la.»Tumel’astendueetjemesuisexécutée.Cesoir-là,aulit,tut’esécartédemoiettuasparléenregardantfixementla
fenêtreouverte.«Qu’est-cequinetournepasrondcheztoi?»
«Jenesaispas»,j’airépondu.«Jesuisdésolée.»«Ilfautquetuparlesàquelqu’un.Àundocteur.»«D’accord.»«Jem’inquiètepourelle.»«Fox.S’ilteplaît.Non.»Jamaisjeneluiauraisfaitdemal.Jamaisjenel’auraismiseendanger.Pendantdesannées,longtempsaprèsqu’elleacommencéàfairesesnuits,je
meréveilleraisenl’entendantpleurer.Moncœurseserreraitetjemerappelleraisce que j’avais fait. Je me souviendrais de ma violente culpabilité, et de lasatisfactionencoreplus fortede l’ignorer. Jeme rappellerais leplaisird’écriredanscemélangedemusiqueetdelarmes.Àquellevitesselapageseremplissait.Àquellevitessemoncœurgalopait.Etjemerappelleraisaussilahonted’avoirétédécouverte.
Mamèrenesupportaitpaslespetitsespaces.Danslamaisonoùj’aigrandi,leplacard restait inutilisé, ses étagères couvertes de poussière et de crottes desouris venues grignoter quelques cacahuètes ou un vieux sac de sucre éventé.L’abridejardinétaitferméàclé.Lesous-sol,avecsonplafondbas,étaitbardédetasseauxetdeclousrouillésqueCeciliaavaitplantéselle-même.Lorsque j’avais huit ans, par une journée d’août caniculaire, je m’assis à
l’extérieur de notre maison étouffante et je regardai mamère qui fumait à latableenplastique,sur l’herbesècheet jaunequirecouvraitnotre jardinclôturéparungrillagepourri.L’atmosphèreétaitsilencieuse,commesimêmelessonsduvoisinageneparvenaientpasàtraverserl’airépaisquejepeinaisàrespirer.Plus tôt dans la journée, j’étais allée chez lesEllington, et pour avoir la paix,MmeEllingtonnousavaitenvoyésjouerdanslesous-solfraisethumide.Nousavionsfaitsemblantd’organiserunsuperpique-nique.Ellenousavaitdonnéunecouvertureetdesœufsdurs,etdu jusdepommedansdesgobeletsdécorésdeballons,vestigesd’unefêted’anniversairedeDaniel.Jedemandaiàmamèresionpouvaitallerdansnotresous-solànous.Etsionenlevait lesplanches?Enutilisantl’autrecôtédumarteaupourarracherlesclouscommel’avaitfaitPapapourréparerleporcheleweek-enddernier?«Non!»glapit-elle.«Horsdequestion.»«MaisMaman,s’ilteplaît,jenemesenspasbien.Ilfaittropchaudpartout,
saufdanslesous-sol.»«Arrête,Blythe.Jet’aiprévenue.»«Ceseradetafautesijemeursdechaud!»Elle me gifla, mais sa main glissa sur ma joue en sueur – irritée, elle me
frappadenouveau.Saufquecettefois,cefut lepoingferméetenpleinsur labouche.Net.Dur.Madentheurtalefonddemagorgeetjecrachaidusangsurmontee-shirt.«C’estunedentde lait»,dit-elle tandisque je la regardaisaucreuxdema
paume. «Elles finissent par tomber, de toute façon. »Elle écrasa sa cigarettedans un carré de terre au milieu de l’herbe cassante. Mais dans sa grimacemandarine, je voyais qu’elle se dégoûtait. Elle ne m’avait jamais frappéeauparavant. Et c’était donc la première fois que je rencontrais ce mélangeparticulier de honte, de pitié et de tristesse. J’allai dans ma chambre, mefabriquai un éventail en accordéon avec un prospectus d’épicerie reçu aucourrier,etjem’allongeaisurlesolensous-vêtements.Uneheureplustard,elleentradanslapièce,mepritl’éventaildesmains,lissalesplisetditqu’elleavaitbesoinducouponréductionpouracheterdescuissesdepoulet.Elle s’assit sur mon lit, ce qu’elle faisait rarement. Elle ne supportait pas
d’être dans ma chambre trop longtemps. Elle s’éclaircit la gorge d’une touxrauque.«Quandj’avaistonâge,mamèrem’afaitquelquechosedetrèscruel.Dansle
sous-sol.C’estpourçaquejenepeuxpasallerenbas.»Jenebougeaipasdusol. Jepensaiauxchosesque j’avaisentendues tard la
nuit quand elle criait sur mon père. Je rougis en pensant à ses secrets. Je laregardai frotter ses pieds nus l’un contre l’autre, avec ses ongles fraîchementvernisenrougecerise.«Pourquoiest-cequ’elleétaitaussicruelleavec toi?»Moncœurbattait si
fortqu’elleauraitpresquepulevoirsousmontee-shirtensanglanté.«Quelquechosenetournaitpasrondchezelle.»Sontonlaissaitentendreque
laréponseauraitdûmesemblerévidente.Elledéchiralecouponderéductiondubasduprospectusetreplialeresteenaccordéon.Jetendislamainpourtoucherson orteil, sentir le vernis lisse, la sentir, elle. Je ne la touchais jamais. Elletressaillitmaisne retirapas sonpied.Nous fixâmes toutes lesdeuxmondoigtposésursonongle.«Jesuisdésoléepourtadent»,dit-elleavantdeselever.Jeretirailentement
mamain.«Ellecommençaitàbougerdetoutefaçon.»C’étaitlapremièrefoisqu’ellemeparlaitd’Etta.Jepensequ’ellel’aregretté
ensuite, parce qu’elle a été particulièrement froide dans les semaines qui ontsuivi.Maisjemerappellemonenviedelatoucherdavantage,d’êtreprèsd’elle.Jemerappellevenirprèsdesonlit lematinetpasserdoucementmondoigt lelong de sa pommette, avant de filer sur la pointe des pieds dès qu’ellecommençaitàs’agiter.
Dans lesmoisqui suivirent, jedécidaideneplusécrirepourmeconcentrersurViolet.Mondocteurnepensaitpasquejesouffraisdedépressionpost-partum,etmoi
nonplus.Danslasalled’attente,j’avaisréponduauquestionnaire:Avez-vousétéstresséeouinquiètesansraisonvalable?NonAvez-vousredoutédeschosesquevousaviezl’habituded’apprécier?NonAvez-vousétémalheureuseaupointdeperdrelesommeil?NonAvez-vousdéjàpenséàvousfairedumal?NonAvez-vousdéjàpenséàfairedumalàvotrebébé?Non
Ellemeconseilladeprendreplusde tempspourmoietde revenir à ceque
j’aimaisavantd’avoirunbébé.Commeécrire.Jesavaisqueçaneteplairaitpas.Alors,àlaplace,jetedisqu’ellem’avaitsuggérédefaireunpeud’exercice,depasser plus de temps à l’extérieur, et de la revoir pour faire le point dans sixsemaines.Jeprisl’habitudedepartirmarcheraveclapoussette,lematin,dèsquetu quittais lamaison.Nous nous baladions pendant des heures. Je l’emmenaisjusqu’àtonbureaudanslecentre-ville,ettunousrejoignaisletempsdeboireuncafé. Tu adorais voirViolet hurler de joie quand tu sortais de l’ascenseur. Tuaimaismonvisagerosiparlefroid,monbonheurapparent.Violetavaitpresqueunanàcetteépoqueetellesemblaitlittéralementtransportéeparlemondequil’entourait,alorsjenousinscrivisàuncoursdemusiqueetunautredenatationpourlesmamansetlesbébés.Turedevinschaleureuxàmonégard–tuaimaiscetteversiondemoietc’étaitagréable.Àcemoment-là,j’avaisbesoindefairemespreuves.Nousnousdébrouillionspourêtreoccupésetjegardaislesilence.Yavait-ildebonsmoments?Biensûrqueoui.Unsoir,jemisdelamusique
pendantquejenettoyaislacuisine.Ilyavaitdelanourriturepartout–surmes
vêtements, sur sonvisageet sur le sol.Violet rit dans sa chaise enmevoyantdanserlefouetàlamain.Elletenditlesbrasversmoi.Jelasoulevaiettournoyaià travers la cuisine et elle jeta sa tête en arrière et cria. Je réalisai que nousn’avionsjamaisvécuuntelmomentensemble–às’amuserenfaisantlesfolles.Comme Mme Ellington avec sa marionnette. Après tout, peut-être que nouspourrionsvivreça,nousaussi.Aulieudequoi,jepassaismontempsàchercherla petite bête. Je la couvris de baisers et elle recula pourme dévisager – ellen’avaitconnucetyped’affectionquevenantdetoi.Labouchehumideetgrandeouverte,ellesepenchasurmonvisageetfitunahhhh.«Oui.Onessaie,pasvrai?»murmurai-je.Tut’éclaircislagorge.Tunousregardaisdepuisl’entrée.Tusouriais.Jevisle
soulagementdanstesépaulesquisedétendaient.Danscettecuisine,nousétionsl’imagemêmedubonheur.Lorsqueturevinsaprèst’êtrechangé,tunousservisdeux verres de vin, tu déposas un baiser sur le sommet de mon crâne et tudéclaras:«J’étaisentraindemedirequetudevraisteremettreàécrire.»Quel que soit le test auquel tu m’avais soumise, je l’avais réussi. Nous
voulionsdésespérémentquelaviesepassebien;nousespérionstouslesdeuxque ce soit possible. J’enfonçaimonnezdans le coupoisseuxdeViolet, et jeprisleverrequetumetendais.
«Ellel’adit.Jetelejure.Dis-leencore,Violet.»Tut’accroupisetsecouasdoucementsesjambes.«Allez.Ma-man.»«Chéri,elleaonzemois.C’estunpeutôt,non?»Jevenaisdeterejoindreau
parcavecdeuxcafésàemporter.Nousétionsentourésd’autres jeunesfamillesoccupéesàpouponnerleursenfants,affichanttousdesstadesvariésderhumeetdefatigue.Jesourisàunefemmequisetenaitàcôtédenous,unmouchoirpleindemorveàlamain.«Jeveuxdire,jepassetoutesmesjournéesavecelle,etellenel’ajamaisdit.»«Maman»,répétas-tu.«Ma-man.Vas-y.»Violet fit la moue et se dirigea tranquillement vers les balançoires.
«Naaaaaaan.»« Je ne peux pas croire que tu aies raté ça. Pile aumoment où tu es partie
chercher les cafés.Elle a tendu ledoigtdans tadirectionet elle aditMaman.Maman.Troisfois,même,jepense.»«Oh.D’accord,alors–c’estincroyable.Waouh.»Jenevoyaispaspourquoi
tu mentirais à ce sujet, mais c’était difficile à croire. Tu la soulevas pourl’installerdanslabalançoire.«Jevoudraisl’avoirfilmée.J’auraisvouluquetul’entendes.»Tusecouasla
tête et tu la regardas avec émerveillement, ton génie de petite fille, qui sebalançaitdanssonsiègepourquetulapoussesplushaut.Jetetendistoncaféetglissaimamaindanslapochearrièredetonjeancommej’enavais l’habitude.Nousnoussentionssinormauxparmilesautresjeunesfamillesvenuescommenoustuerletempsauparc,undimanchematin.«Maman!»«Tuasentendu?»Tuteretournasversmoi.«OhmonDieu!Oui,j’aientendu!»«Dis-leencore!»
«Maman!»Jerenversaimoncaféenmarchantmaladroitementverselledanslesabledes
jeux.J’agrippailedevantdelabalançoireetjelatiraiversmoipourl’embrasserenpleinsursabouchehumide.«Oui!Maman!»luidis-je.«C’estmoi!»«Maman!»«Jetel’avaisdit!»Debout derrière moi, tu passas ton bras autour de mes épaules et nous la
contemplâmes. Je faisais semblant de lui chatouiller les pieds quand labalançoirelarapprochaitdenous.Elleriait,répétantmonnomencoreetencorepour voir notre réaction. J’étais hypnotisée. Ensemble, nous la balançâmesdoucement,etjetendislamainpourtouchertabarbeduweek-end.Tutournaslevisage vers moi et tu m’embrassas, ardent, heureux, insouciant. Violet nousregardaitet leditencore.Maman.Nousrestâmesainsipendantunmomentquimeparutdurerdesheures.Elle s’endormitdans lapoussetteen rentrant. Ilyavait longtempsque jene
m’étaispassentieàcepointenosmoseavecvousdeux,etjemecramponnaiàcette joie – mes pas légers tandis que nous marchions, mes profondesinspirations. Tu la portas jusqu’à son berceau, et je lui retirai ses minusculesbottesenfaisantattentionànepaslaréveiller.Jesortaisdelachambrepourallerdanslacuisinenettoyerlebazardupetitdéjeuner,maistumesaisislebras.Tum’attirasjusqu’àlasalledebainsetfiscoulerladouche.Jem’appuyaicontrelelavaboetteregardaitedéshabiller.«Allez,viensavecmoi.»«Maintenant ? » Je pensai au demi-avocat sur le plan de travail, auxœufs
caoutchouteuxdanslapoêle.Ilyavaitsilongtempsqu’onnes’étaitpastouchés.Jevenais àpeined’entrer dans ladouche lorsquenous entendîmes sapetite
voixs’éleverdanslecouloir.Elleseréveillait.Jetendislamainverslerobinet,certainequetuallaisvouloiraccouriràsonchevetavantqu’ellenepleure.« Reste, on va faire vite », murmuras-tu, déjà dur, et alors je restai. Ses
gémissements devinrent plus impérieux, un rappel de sa présence,mais tu net’arrêtaspas.Tumevoulais,moi,plusqu’elle.Lasatisfactionquecetteidéemedonnait enbaisantme faisaithonte– jenepouvaispascroirequeçam’exciteautant. À travers l’écho de l’eau, je guettais sa voix. Je voulais l’entendresupplier,jevoulaisqu’elles’imaginequetuétaisentraindel’ignorercommejelefaisaisparfois.Nousjouîmestrèsvite,enmêmetemps,souslefaibledébitdelapommededouche.
Dèsquenouseûmesfini,tuéteignisl’eaud’uncoup.Elleétaitcalme.Ellenes’était pas mise à hurler comme je m’y attendais, comme elle le faisaitlorsqu’elle était seule avec moi. Tu me tendis une serviette, comme à unpartenaire de sport dans les vestiaires – autrefois, tume séchais tout le corpslentement,çafaisaitpartiedecesrituelsquenousavionsensemble.Auloin,lavoixdeVioletétaitdouce,unegammedesonsvidesdesens,et je l’imaginaissurledos,lesjambesenl’air,tirantsursesorteils.Commesiellesavaitquetuserais bientôt auprès d’elle. Tu enroulas une serviette autour de ta taille,embrassasmonépaulenueettupartislavoir.Deretourdanslacuisine,tunouspréparasdestoastsaufromagependantque
jenettoyaislesrestesdupetitdéjeuner.Tufredonnais.Àchaqueoccasion,tumetouchais. Battant des jambes dans sa chaise haute, guettant ta réaction, ellerépétaencoreetencore:Maman.Maman.
1968
Ettan’étaitpastoujoursimprévisible.Ilyavaitdespériodesoùelleparvenaitàdonnerlechangeetàsecomportercommeonl’attendaitd’unemère.Ceciliasentaitquecen’étaitpas facilepourelle–elle levoyaitparfoisdansla façondontlesmainsd’Ettatremblaientnerveusementquanduneautremèrefrappaitàlaportepourpasserdirebonjour,ouquandCecilia luidemandaitde lui faireune tresse.PourtantpersonnenescrutaitEttaàcemoment-là.Lavérité,c’estque tout lemonde avait laissé tomber.Malgré tout,Etta continuait d’essayer.Parfoisçamarchait,etparfoisnon.MaisCecilialasoutenaittoujours.LorsqueCeciliaétaitensixième,uneaprès-mididansantefutorganiséeaprès
lesfêtesdefind’année,etellen’avaitrienàsemettre–lafamillenefréquentaitpas l’égliseetne fêtaitpasgrand-chose.ÇanedérangeaitpasCecilia,ellenes’enétait jamaisplainte,alorsquandEttaannonçaqu’elleallait lui fabriquerune tenue spéciale, elle fut stupéfaite – elle n’avait jamais vu samère coudrequoiquecesoit.Lelendemain,deretourdumagasindetissu,Ettal’appeladubasdesescaliers.«Cecilia,viensvoir!»Elle déplia le patron en tissu d’une robe fourreau, et des mètres de coton
jaunefoncé.Ceciliasetintdeboutpourqu’Ettaprennelesmesuresdesonlongcorpsmaigre,sidifférentdusien.Pendantquelesmainsdesamèrecouraientàl’intérieurdesajambe,sursataillemince,etjusqu’àsesépaules,Ceciliaavaitla sensation d’être touchée par une inconnue. Etta nota les mesures sur uneservietteenpapieretdéclaraquelarobeallaitêtresuperbe.Ilyavaitunevieillemachineàcoudrelaisséedansleplacarddel’entréepar
les propriétaires précédents, et Etta l’apporta sur la table de la cuisine. Elle
travailla sur la robe cinq soirs d’affilée. Le bruit du vieux moteur empêchaitCecilia de dormir jusqu’au petit matin. Au réveil, la table de la cuisine étaitcouverted’épinglesetdechutesdefil.Ettadescendait,lesyeuxtroubles,etelleexaminaitletissuenletenantdevantCecilia.Ceprojetderobeluidonnaitunbut queCecilia ne lui avait jamais connu. Et elle savait que cette occupationlaissaitmoinsd’espacepourlacolèreetlatristesse.Lematin de la fête,Etta se leva tôt et alla dans la chambredeCecilia. La
robe, repassée et posée sur son bras, était finie. Elle la tint devantCecilia etpassasesmainssur la taillebasseet lesvolants.Elleavaitbordé lecolet lesmanchesd’unjolirubandesoie.«Qu’est-cequetuenpenses?»« Je l’adore. » C’était ce qu’Etta voulait entendre, mais de fait, Cecilia
adoraitlarobe.C’étaitlaplusjoliechosequ’elleaitjamaiseue,etlaseulequequelqu’un ait fabriquée pour elle. Elle imaginait déjà le moment où elleentrerait dans la classe et où toutes les autres filles l’admireraient avec uneincrédulitépleined’envie.Elleseretournaetretirasachemisedenuit.LafermetureÉclairdelarobe
était difficile, mais elle parvint à la descendre et à enfiler ses jambes. Elleremontalarobeetsentitlescouturescontresapeau.Latailleserréeaplatissaitsespetitesfesses,etnemontaitpasplushaut.Ellefittournerlarobeetessayadetirerplusfort.Maislaroberefusaitdebouger.«Enfiletesbras.Allez.»Elle essaya de s’accroupir dans la robe et de glisser ses bras dans les
manches, mais c’était trop serré. Elles entendirent le bruit du tissu qui sedéchirait.«Vienslà.»Ettal’attiraplusprèsettiraletissuautourd’ellecommesielle
habillait une poupée. Elle fouetta la robe le long des jambes de Cecilia puisessayadelamonterpar-dessussatête.Elleneditpasunmot.Cecilialalaissaremuerlarobeetlabousculeràsaguise.Lefrontd’Ettadégoulinaitdesueuretsonvisageétaitd’unrougeplusvifqued’habitude.Ceciliafermaitlesyeuxdetoutessesforces.Enfin,Ettalalâchaetsemitdebout.«Tuvasportercetterobe,Cecilia.»Soncœursebrisa.C’étaitabsolumentimpossible.Ellenepouvaitmêmepas
l’enfiler.Quinze minutes plus tard, Cecilia descendit dans la cuisine vêtue de son
pantalon beige habituel et d’un col roulé bleu.Elle ne regarda pasEtta.Elles’assitàtableetattrapasacuillère.«Retourneenhautetmetslarobe.»«Tuasbienvu.Çanevapas.»LecœurdeCeciliabattaitàtoutrompre.«Débrouille-toi.Monte.Toutdesuite.»EllesedemandasiHenrypouvaitl’entendre.Ellereposasacuillèreetessaya
deprendreunedécision.«TOUTDESUITE.»Cecilia pouvait entendre la lourde respiration d’Etta derrière elle. Elle
pouvait sentir sa rage. Elle guettait les pas de Henry, en espérant qu’il sedépêchededescendre.«TOUTDESUITE!»Pourlapremièrefois,Ceciliadécouvritqu’elleavaitunpouvoirsurEtta.Elle
était capable de lamettre en colère. Elle pouvait lui faire perdre le contrôle.Elleauraitpumonteràl’étageetfairesemblantd’essayerlarobedenouveau,maisellevoulaitvoirjusqu’oùiraitsamèresiellecontinuaitàl’ignorer.Elless’affrontaient.«TOUTDESUITE,CECILIA.»Ettatremblaitetellecriaencore.Toutdesuite!Toutdesuite!Chaquefois
qu’ellecriait, laragesediffusaitenellecommeunedrogueetCeciliapouvaitlirelahontesursonvisagequandlacolèreredescendait.Ceciliadécouvriraitelle-mêmecesentimentdesannéesplustard.Henryentradans lacuisine justeaumomentoù labouched’Etta s’ouvrait.
Tant bien que mal, elle réussit à se calmer et lui servit un café. Cecilia filadehors,sanslarobe.Elleattenditqu’il fassenuitpour rentrerà lamaisonce soir-là,quandelle
savaitqueHenryseraitlà.Ettanelaregardapas.Ellemontaetvitquesamèreavait emmené la robe dans sa chambre. Quelques minutes plus tard, Etta seprésentaàlaportedeCecilia,letissujaunepliédanssesmains.Elles’assitsurle lit deCecilia et lui tendit la robe. Elle l’avait décousue pour recoudre despanssupplémentairessurlescôtés.Larobeavaitl’airrectangulaireetdéformé,maisEttaavaitfaitdesonmieux.«Tupeuxlagarderpourlaprochainesoirée.»Ceciliaprit larobeet fitcourirsesdoigtssur lerubanetpuiselleserrasa
mèredanssesbras.Ettaseraiditdanssonétreinte.
Quelques mois plus tard, elle mit la robe pour le bal de fin d’année. Elles’assitmaladroitementaubordde l’estradedugymnase,essayantdecacheràquel point la robe lui allait mal. Quand elle rentra à la maison, elle ne sechangea pas. Elle porta la robe au dîner. Ni sa mère ni Henry n’y firent lamoindreallusion.CefutladernièrefoisqueCeciliaportalarobe.
Aufond,lafêteétaitpluspournousquepourelle.Uneannéeentièreentantqueparents. J’avais achetéunénormebouquetdeballonsdansdes tonspastelavecun1géantenaluminiumplantéaumilieuetdesassiettesenpapierfantaisieauxbordsfestonnés.Lespaillesétaientdécoréesdepois.TamèreoffritàVioletunbeaupullcouleurboutond’oretdescollantscôtelésavecdesruchéssurlesfesses.Onauraitdituncanetonentraindesedandinerdanslesalon,babillantetbavant avec sa bouche rose.Accroupi sur ses genoux douloureux, ton père lasuivaitpartoutpourfilmersesmoindresmouvements.Legâteauvenaitde lapâtisserieoù je l’emmenais souventacheter legoûter
pendantnosbalades.Glaçageàlavanilleetvermicellesarc-en-cielsurledessus.Lorsque je leposai sur leplateaude sachaisehaute, ellecriaet applaudit, lesyeuxfixéssurl’uniqueminusculeflamme.«Heureuse!»dit-elle.Clairecommelejour.« Je l’ai enregistrée ! » dit ton père, gaga, brandissant son appareil photo
digital.Tamèrelacouvritdebaisersettasœur,quenousvoyionsrarementmaisquiavaitprisunvoldecinqheurespourêtrelà,froissaitdupapierdesoiepourlafairerire.Grace,quiavaitapportéunebouteilledetequila,découpaetservitlegâteau. Assis sur le fauteuil douillet du salon, moi sur tes genoux, tes brascroiséssurmapoitrine,nouslesobservions.«Onaréussi»,murmuras-tu,enmerespirantlentement,tonnezchatouillant
ma nuque. Je hochai la tête et bus une gorgée de ta bière. Violet avait l’airangéliquesur sachaisehaute,charmantsonpublic, levisagepleindeglaçage.Tuenfonças lenezdansmoncou.Jemeservisunautreverreet te tiraipar lebraspourquetutelèves.«Faisonsunephoto.»Nous prîmes la pose dans la lumière naturelle des fenêtres de notre
appartement, et je pris Violet sur ma hanche entre nous. Elle semblaitinhabituellement docile, et je l’attirai versmoi pour embrasser sa joue sucrée.
Quand l’appareil se déclencha, nous sourîmes. Tu la fis glousser avec tesimitationsdecanard.Je labrandisau-dessusdenos têtesetnous lui fîmesdesgouzi-gouzi,labouchegrandeouverte.Voilà,c’étaitnoustrois–exactementtelsquenousétionscensésêtre.
Très peu de temps après son premier anniversaire,Violet cessa de faire sesnuits.Tunel’entendaisjamaisdupremiercoupetparfoismême,pasdutout.Moi,à
l’inverse, on aurait dit que mes yeux s’ouvraient systématiquement quelquessecondesavantquenemeparviennelepremiersonduberceaudel’autrecôtédumur.Cerappeldelapuissancedenotrelienphysiquenecessaitdemeperturber.Toutes les deux heures, elle réclamait un biberon. Au bout de quelquessemaines,j’enalignaissix,remplisdelait,lelongdesonberceau,dansl’espoirqu’elleen trouveraitund’elle-mêmequandelle lechercherait.Cen’est jamaisarrivé.C’estau-dessusdemesforces,pensais-jeàchaquefoisqu’ellemeréveillait.
Cettefoisjen’ysurvivraipas.J’ouvraislaportedesachambre,jeluimettaisunbiberondanslesmains,etje
partais.«Cen’estpasmauvaispourlesbactéries,toutcelaitquitraîne?Cen’estpas
dangereux?»demandas-tuendécouvrantcequejefaisais.«Jenesaispas.»Çal’étaitprobablement,maisjem’enfichais.Toutcedont
j’avaisbesoin,c’étaitqu’elleserendorme.Celaduradesmois.J’étaisravagéedefatigue.Jemeréveillaislematinavec,
solidement installée entre mes deux yeux, une migraine qui ralentissait mespensées.J’évitaisdeparleravecdesadultesdepeurdediren’importequoi.Monressentimentcontrevousdeuxs’envenimait.Jenesupportaisplusd’entendretarespiration profonde et régulière quand je revenais me coucher, et parfoisj’arrachais les draps dans l’espoir de te tirer de ce sommeil que j’auraisdésespérémentvoulutrouver.J’évoquai leprojet demettreViolet à la crèchequelques jourspar semaine.
Avantmêmesanaissance,tuavaisditquetun’aimaispasl’idéedelacrèche.Tamèrevousavaitgardés,tasœurettoi,àlamaisonjusqu’àcequevousayezcinq
ans et alliez à l’école. Tu désirais la même chose pour tes propres enfants.J’avaisacquiescédetoutmoncœur,aveuglément.Oui, jeferaisleschosesquefaisaientlesmèresparfaitesàtesyeux.Maisc’étaitavant.Je trouvai une crèche à trois rues de chez nous qui avait une place pour
l’automne. J’en avais entendu des retours dithyrambiques, et il y avait unecaméradanslasallequipermettaitauxparentsdesurveillercequisepassaitàdistance.À vrai dire, j’avais souvent de la peine pour ces bébés quand je lesvoyais alignés commedesœufsdans les longuespoussettesquedes employéssous-payés et épuisés poussaient à travers la ville à la recherche de quelquechoseàfaire.Maisilyavaiteudesétudessurlesbébésencrèche–ilsétaientplus sociabilisés, leurdéveloppement était accéléré, etc., etc. Je t’envoyaisdesarticlesdetempsàautre.Audîner,jemettaisenscèneleconflitinternequetuvoulais me voir vivre : peut-être Violet avait-elle besoin de davantage destimulationmaintenant?Peut-êtrequ’ilétaittemps.Àmoinsqu’ellesoitmieuxàlamaison.Pourlessiestesettout.Qu’est-cequetuenpenses?demandais-jeen feignant la curiosité–maisnousconnaissions tous lesdeux la réponsequej’attendais.« Attendons qu’elle dormemieux pour décider », avais-tu conclu. « Tu es
fatiguéeencemoment,c’esttout.Jesaisquec’estdifficile,maisçapassera.»Tu avais eu l’audace demedire ça tout en t’habillant pour aller au travail, levisage brillant, les cheveux fraîchement coupés. Ce matin-là, j’avais dûsupporterl’affrontdet’entendrechantersoustadouche.J’étaismalheureuse.Nousétionstouteslesdeuxmalheureuses,apparemment.
Elleétaitprofondémenttristelorsqu’elleétaitseuleavecmoi.Ellenemelaissaitplus la prendre dansmes bras. Elle ne voulait pas que je l’approche. Le plussouvent,quandnousétionsseules,elleétaitirritableetpénible,etriennepouvaitl’apaiser. Elle criait si fort lorsque je la touchais que j’imaginais les voisinss’arrêtant net au milieu de leurs activités, surpris par le bruit. Lorsque nousétions en public, aumagasin ou au parc, d’autresmères s’enquéraient parfoisd’unevoixpleined’empathies’ilyavaitquelquechosequ’ellespouvaientfairepour nous aider. Je me sentais humiliée – qu’elles aient pitié de moi d’avoirdonnénaissanceàuneenfantcommeViolet,ouqu’ellesmeplaignentd’êtrelegenredemèretropfaiblepoursurvivreàsafille.Nouscommençâmesà resterà lamaison laplupartdu temps,mêmesi je te
mentaisquandtumedemandaiscequenousavionsfaitàtonretourdutravail,pendantqu’ellegrimpaitavecenthousiasmesurtesgenoux.Confinéedansnotre
appartement,elledétalaitcommeunscorpion,cherchantdeschosesàenfournerdanssabouche–despoignéesdeterredespotsdeplantes,lesclésprisesdansmonsacàmain,parfoismêmelerembourragequ’elletiraitdenosoreillers.Ellemanquait de s’étouffer. Pendant que je lui vidais la bouche de force, elle sedébattait comme un poisson hors de l’eau avant de devenir totalement inerte.Commesielleétaitmorte.Moncœurs’arrêtaitdebattre.Elleouvraitgrandlesyeux, et puis un cri sortait d’elle, un cri si repoussant que les larmes memontaientauxyeux.J’étaistellementdéçuequ’ellesoitmonenfant.Jesavaisqu’unepartiedesoncomportementpouvaitêtreconsidéréecomme
normale.Tuestimaisquec’étaitsimplementunephase,l’impatiencetypiquedesbébés,lessignesextérieursd’unpicdedéveloppement.D’accord.J’essayaisdem’en convaincre.Mais il n’y avait chez elle aucune trace de la douceur et del’affectionquej’observaischezlesenfantsdesonâge.Elleexprimaitsipeudetendresse.Ellene semblait pasheureuse–plusmaintenant. Jedécelais enelleuneduretéquisemblaitparfoisphysiquementdouloureuse.Jelevoyaissursonvisage.Nousplaisantionssurlaviedestout-petitsavecd’autresgensquiavaientdes
enfants,commelefonttouslesparentspourserassurer.Nousendiscutionspar-dessuslatabletoutenparcourantlesmenusenvitesse,avantdedînerendébutde soirée dans des restaurants équipés de chaises hautes poisseuses. Jeminimisaisàquelpointellepouvaitêtredifficile,parcequejesavaisquec’étaitcequetuattendaisdemoi.Devanttoi,jereconnaissaisquelesmomentsderépitfaisaientoubliertoutlereste.MaisVioletétaitaussiviolentequ’uncyclone.Etj’avaisdeplusenpluspeurd’elle.Jevoulaisàtoutprixavoirplusdetempspourmoi.Jevoulaisfaireunepause
–unepaused’elle.Çameparaissaitunedemandelégitime,maistumedonnaisl’impression de devoir encore fairemes preuves.Même si tu ne le verbalisaisjamais,tondoutepersistantàmonégardétaitsipesantqueparfoisj’avaisdumalàrespirerentaprésence.Je ne pouvais écrire que lorsqu’elle dormait, mais elle ne faisait jamais de
longuessiestes,etnousretrouvâmesdoncnotreroutineclandestine,alorsmêmeque jem’étais juré de ne plus lui faire ça. Je neme l’autorisais que quelquesjoursparsemaine.Etjecherchaistoujoursàmefairepardonnerensuite–avecun cookie pendant notre promenade d’après-midi, un bain plus long qued’ordinaire.Je savaisquecesmomentsétaientcomptés–elle sauraitbientôtparleret te
racontercequi s’étaitpassépendant la journée, et jeperdraisalorscepouvoirquejenepossédaisqu’avechonte.Peut-êtrequeçafaisaitpartiedesexcusesquejemedonnais.Moncomportement étaitpathologique.Mais jen’arrivaispasàm’empêcherdelapunird’êtrelà.C’étaitsifaciledemettremesécouteursetdefairecommesiellen’existaitpas.Il y eut une journée particulièrement difficile. Elle se mettait en colère à
chaquefoisquejem’approchaisd’elle,donnantdescoupsdepiedetdesgifles.Ellefrappasatêtecontrelemuretellemeregardapourvoirmaréaction.Etpuisellerecommença.Ellen’avaitpasmangédelajournée.Ellemouraitdefaim,jele savais, mais elle refusait de laisser la moindre nourriture passer ses lèvresparcequec’étaitmoiquitenaislacuillère.J’avaispassél’intégralitédesasiesteà pleurer tout en cherchant sur Internet des informations sur les signesannonciateurs de troubles du comportement avant d’effacer l’historique dumoteurderecherche.Jenevoulaispasquetuvoiesça,etjenevoulaispasêtrelamèredecegenred’enfant.Elle déposa les armes juste quelques minutes avant que tu ne rentres à la
maison,àcroirequ’ellepouvaitentendretespiedssortirdel’ascenseur.Jelaprissurmahanchepourrangerlesalon.Elleétaitraide.Silencieuse.Ellesentaitunpeulerassis.Sagrenouillèreétaitrêchecontremonbras,lecotonboulochépartropdelavages.Je te la tendis, tu portais encore le beau pull que tu mettais pour aller au
bureau.Jet’expliquaicommentelles’étaitfaitlamarquerougesursatête.Jemefoutaisbienquetumecroiesoupas.« Chérie. » Tu essayas de rire pour atténuer ton jugement tout en la
chatouillantsur le tapis.«Elleestvraimentsidifficilequeça?Jepensaisqueleschosesallaientmieuxentrevous.»Jem’affalaisurlecanapé.«Jenesaispas.Jesuisjustetellementfatiguée.»Jenepouvaispastedirelavérité:jepensaisqu’ilyavaitquelquechosequi
n’allaitpascheznotrefille.Toi,tupensaisquec’étaitmoi,leproblème.«Là.»Tumelatendis.Ellesuçotaitunmorceaudefromagequetuluiavais
donné. « Elle est calme. Elle va bien. Câline-la, c’est tout. Donne-lui del’amour.»« Fox, ce n’est pas une question d’amour. Ni d’affection. J’essaye tout le
tempsdefaireça.»«Prends-lasimplementdanstesbras.»Je la pris surmes genoux,m’attendant à ce qu’elleme repousse,mais elle
resta assise là, satisfaite, suçant son cheddar détrempé. Nous te regardâmesouvrirtaserviette.«Dada»,dit-elle.«Baba.»Tuluitendislebiberonquiétaitsurlatablebasseetelleselovadenouveau
contremoi.«Jenepensepasquetucomprennes»,dis-jecalmement,enfaisantattention
ànepaslaperturber.Sonpoidssurmoncorpsétaitréconfortantetjecommençaiàmecalmer.Jemesentaiscommeunnaufragéquivenaittoutjustederetrouveruncontacthumain.Jefiscourirmondoigtsursonfront,peignantsafinefrangeen arrière. Elle me laissa l’embrasser. Elle retira le biberon de sa bouche etsoupira–nousétionstouteslesdeuxépuiséesdenousaffronterenpermanence.«Est-cequetudorspendantqu’elledort?»Tuparlaisdoucement,toiaussi,
toutennousobservant.« Je n’arrive pas à faire la sieste », sifflai-je, et tout le calme sembla
s’évaporerd’uncoup.Ellegigotapours’éloignerdemoi.«Ilyatropdechosesàfaire.Lalessive.J’essayed’écrire.Monespritnecessedes’agiter.»Jelançai lebiberonsur la tablebasse,etunpeudelaitéclaboussalespages
que j’avais imprimées. J’avais pensé te lesmontrer ce soir-là – il y avait uneéternitéque tunem’avaispasdemandé surquoi je travaillais. Je regardais lesperles de lait goutter de la tétine en caoutchouc sur mes phrases, brouillantl’encre.Turevinsaprèst’êtrechangéettut’écroulassurlecanapéàcôtédemoi.Tu
me tapotas lacuisse.Àuneautreépoque, je t’auraisdemandécomments’étaitpasséetajournée.Nousn’évoquionsjamaislatristessedeladistancequis’étaitétablie entre nous au cours des quelques derniersmois. Je préférais laisser cesujetpourriràl’arrière-plan,ettoiaussi,apparemment.«C’estquoi,ça?»Tudésignaslespageshumides.«Rien.»«Confirme sa place à la crèche, si tu veux.Mais seulement trois jours par
semaine,d’accord?Cen’étaitpasprévudanslebudget.»Tutefrottaslefront.Lerestedelasemaine,jefisdemonmieux.Maisnousretombâmesdansnotre
combatquotidien.Ellecommença lacrèche le lundi suivant,et jepeuxencoreressentir l’immensesoulagementquimesubmergeaenlaposantsur lematelasd’accueil.Ellegardalesyeuxfixéssursesbottesdepluiejaunes,jusqu’àcequel’éducatricevienneluiprendrelamain.Ellem’ignoralorsquejeluidisaurevoir,et en m’éloignant sur la pelouse humide en direction de la grille, je ne meretournaipasuneseulefoisverselle.
TamèreoffritàVioletsapremièrepoupée.«L’instinctmaternelcommencetrèstôt»,dit-elleendésignantVioletsurle
sol tout en déballant du poisson frais du marché. Violet avait calé la tête enplastique du bébé sous son bras et n’avait pas lâché la poupée depuis qu’ellel’avait reçue en cadeau.Bééébéé, chantait-elle encore et encore, en enfonçantsondoigtdanslesgrandsyeuxbattantsauxcilsplusépaisquelesmiens.Vêtued’unegrenouillère rose, lapoupéeavaituneodeurartificielle, commecelledutalc.Je buvais du vin en regardant ta mère préparer le dîner – bien que j’aie
proposé de commander quelque chose, elle avait insisté pour faire cuire dusaumon au four sur une planche de cèdre avec de la sauce au sirop d’érable.Violetm’apportalapoupéeetlaposasurmesgenoux.«Maman.Bébé.»«Oui,machérie.Elleesttrèsjolie.»Jeberçaietembrassailapoupéesousses
yeux.«Àtontour.»Elletenditlecoupourposersabouchegrandeouvertesurlatêtechauvedela
poupée. Jene l’avais jamaisvue secomporter aussi tendrement, sauf avec toi,mêmesijenevoulaispasdonnersatisfactionàtamèreenledisant.«Gentillefille.Bisoubisou.»L’odeurdepoissonemplissaitl’appartement.Tonpèret’avaitemmenévoirun
match de hockey. Tes parents étaient là pour trois nuits.Mais à l’hôtel. Unequestion d’espace, avais-je prétendu, alors que lorsqu’on s’était installésensemble,onavaitachetéuncanapéconvertibledansleseulbutdepouvoirlesrecevoir facilement. Même si Violet dormait mieux, j’étais encore tellementfatiguée – j’étais trop tendue pour avoir tamère à lamaison aussi longtemps.Messentimentsàsonégardétaientcomplexes.J’avaisdésespérémentbesoindesonaide–del’aidedequiquecesoit–maisj’étaisarrivéeàunpointoùjeluienvoulaisd’avoirétéaussicompétenteetdet’avoirdonnél’impression, taviedurant,quetoutétaitsimplissime.
«Commentsepasselacrèchepournotremignonnepetitefille?»« Bien, je pense. Elle a l’air de vraiment apprécier les éducatrices. Elle a
appristellementdechosesenseulementquelquessemaines.»ElleremplitmonverreetsepenchapourembrasserViolet.«Ettoi?»demanda-t-elle.«Moi?»«Est-cequetuasprofitédetontempslibre?»Elle avait passé presque deux décennies à s’occuper de vous. À cuire des
tartes. À diriger l’association de parents d’élèves. Elle avait cousu elle-mêmechaquecoussin,rideau,serviette,dessousdetableetrideaudedouchedevotremaison. Tandis qu’elle cuisinait, j’observais son carré blond, qui étaitexactement identique sur toutes les photos de famille encadrées d’or dans lecouloirdetamaisond’enfance.«J’aiécrit,etrattrapéletempsàlamaison.»« Oh, je suis sûre que tu comptes les heures jusqu’au moment où tu la
récupères. J’ai toujours fait ça, à partir dumoment où les enfants sont allés àl’école. On croit qu’on a besoin d’un peu de paix et de calme, et puis on seretrouveàpasser toute la journéeàpenseràeux.»Ellesouriaitenhachantdel’aneth.«Foxal’airdel’adorer.J’aitoujourssuqu’ilferaitunpèremerveilleux.Mêmequandilétaitpetit.»Violet tapa sur la cuisinière avecun fouet àpâtisserie, lepiedde lapoupée
danssonautremain.« Il est incroyable. C’est… le père parfait. » C’était ce qu’elle voulait
entendre,etd’unecertainefaçon,c’étaitvrai.Elle sourit, attrapa un citron, et puis elle regarda Violet jouer un moment
avantderâperlezest.JemepenchaipourattraperVioletetl’ameneraubain.Àmoncontact,elletressaillit,etjesusquejevenaisdemettrelefeuauxpoudres.Lenœuddansmonestomacseserra. Immédiatement,ellesemitàhurleretsejetasurlecarrelage.«Allez, chérie, c’est l’heuredubain.» Jenevoulaispasbatailler avec elle
devanttamère.Jelasaisisausolpendantqu’elledonnaitdescoupsdepiedenvociférantetjel’emmenaidanslasalledebains.Jefermailaporteetfiscoulerl’eau.Quelquesminutesplustard,tamèrevintfrapperàlaporte.Ellemeparlaàvoixhautepar-dessuslescris.«Est-cequejepeuxt’aider?»
« Elle est juste grognon, Helen. Elle est fatiguée. »Mais elle entra quandmême.Àcemoment-là,j’étaistrempéeetVioletétaitcramoisiederage.Jeluirinçailescheveuxenlatenantfermementparlebras.Lorsquejelasoulevai,ellearrivaitàpeine respirerentre sescris.Tamèrenous regarda.Elleme tendit laserviette.«Est-cequejepeuxlaprendre?»« Tout va bien », dis-je en maintenant Violet serrée contre moi pour
l’empêcher de bouger.Mais ses dents s’enfoncèrent dans la chair dema joueavantquejenepuissedégagermonvisage–ellem’avaitmordue.Jehurlaientremesdentsserréesettentaidelarepousser,maisellesecramponnaittropfort.Tamèrepoussauncridesurpriseavantd’écarterdeforcelamâchoiredesapetite-filleavecsesdoigts.EllemepritVioletdesbras.Elledit:«MonDieu.»Je regardai lamarque dans lemiroir et fis couler de l’eau froide. J’appuyai
uneserviettehumidesurmapeau.J’étaishumiliée.Devantmoi,levisagedetamèreexprimaitl’horreur.Violetavaitmaintenantcessédecrier.Danslesbrasdetamère,ellerepritsa
respiration entre ses gémissements et la regarda avec l’air de demander grâce,commesielles’étaitdéfenduecontreuntortionnaire.«Jesuisdésolée»,dis-jedanslevide.« Et si tu allais sortir le poisson du four, pendant que je mets Violet en
pyjama?»«Non,c’estbon.»Embarrasséemaisdéterminée,jelareprisàtamère.Violet
recommençaàcrier,jetantsatêteenarrière.Levisagedetamèreétaitenfeu.JeluirepassaiVioletetmetournaiverslelavabo.Elleallajusqu’àlachambredeViolet, chuchotant dans sonoreille comme tu le faisais toujours, tandis que jepleuraisderrièrelebruitdel’eauquicoulaitdurobinet.«Mercipourledîner,Helen.C’étaitdélicieux.»«C’estlemoinsquejepuissefaire.»«Jesuisdésoléepourtoutàl’heure.C’estcequis’appellefaireunescène.»«Net’inquiètepas,chérie.»Ellelevasonverredevin,maisneleportapasà
seslèvres.«Jesuissûrequ’elleestjustefatiguée.Est-cequetupensesqu’elledortsuffisammentàlasieste?»« Peut-être pas. » Si. Elle dormait suffisamment. Ta mère et moi faisions
toutes les deux semblant que les choses n’étaient pas aussi graves qu’elles en
avaientl’air.QuelecomportementdeVioletpouvaits’expliquerfacilement.Lesgens de ta famille préféraient voir les choses sous cet angle. Je chipotai ladernière bouchée dans mon assiette. « Elle est dans une phase Papa en cemoment,jesuppose.»«Ehbien,onnepeutpasleluireprocher.»Elleclignadel’œiletdébarrassa
nosassiettes.«Vousaveztouteslesdeuxbeaucoupdechancedel’avoir.»Etlui?Est-cequ’iladelachancedem’avoir,moi?Danslacuisine,elleme
versaunautreverredevin.J’étaissilencieuse.«Leschosesvonts’arranger»,murmura-t-elle.J’acquiesçai. Les larmes me vinrent de nouveau et je sentis mon visage
s’enflammer.Pendant unmoment, elle neparla plus,mais lorsqu’elle reprit laparole, elle s’était radoucie, comme si elle avait soudain admisque les chosespuissentêtrepiresqu’ellen’avaitvoululecroireaudépart.Elleposasamainsurlamienneetlaserra.«Écoute.Personnen’aditquelamaternitéétaitfacile.Particulièrementquand
çanesepassepascommeonl’avaitimaginéousicen’estpas…»Ellepinçaitsesfineslèvresrosesenréfléchissant.Ellen’auraitpasosémentionnermamère.«Maistuvastrouverunmoyendet’ensortir.Tuledois.Pourtoutlemonde.»La première chose que tu fis en arrivant fut de demander comment allait
Violet.Comment ça s’estpasséavecmaprincesse ce soir?Tu rayonnais.Tuadoraisquandtamèrepassaitdutempsavectafille.«Elle a été charmante,dans l’ensemble.»Tamère t’embrassa sur lesdeux
jouesetsetournapourprendresonsac.Tumeserraslonguementdanstesbras.Tu avais l’air pompette. Tu sentais la bière, la viande épicée industrielle et lefroid.Lorsquejemedégageai,tudemandascequim’étaitarrivéauvisage–tutouchaslamarquerougelaisséeparlesdentsdeVioletetjetressaillis.«Rien.JusteunegriffuredeViolet.»Jelevailesyeuxverstamère.« Oui, la coucher a été une rude bataille », te dit-elle. « Elle a un sacré
caractère,celle-là.»Tufronçaslessourcilsettupassasàautrechose.Tuaccrochastonmanteau.
Tamèretesouritetlevalessourcilscommesielles’attendaitàcequetudisesautrechose.Jedétournaileregard,reconnaissantepoursasolidarité,ethonteused’enavoirsidésespérémentbesoin.« Bon courage, chérie. » Elle me dit cela à voix basse, avant de partir
retrouvertonpèredansletaxi.
Mespremierssouvenirsprécisremontentàmeshuitans.J’aimeraisavoirplusquecesseulssouvenirs,maiscen’estpaslecas.D’autrespersonnespeuventsereprésenter lepasséens’appuyantsurdesvieillesphotosou lesanecdotesquequelqu’unquilesaimaitleuraracontéunmillierdefois.Moi,jen’aipaseucegenredechoses.Mamèrenonplus,etçaparticipepeut-êtreduproblème.Nousn’avionsqu’uneseuleversiondelavérité.Uneimagemerevient:lerevêtementblancdemapoussette,lesfleuronsbleu
foncéetlerubanàœillets,etlapoignéechroméeenveloppéederotin.Lesmainsdemamère,danssesgantsjaunecanari,quisedressentdevantmoi.Jenepeuxpasvoirsonvisage,seulementsonombrequiflotteau-dessusdemoidetempsen temps, quand le soleil passe derrière elle. Je sais que je ne peux pasréellementmerappelerquoiquecesoitaussitôtdansmavie.Pourtant,jesensencorel’odeuraigredulaitenpoudre,celledutalcetdelafuméedecigarette,etjepeuxentendrelesbusramenantlentementlesgensdelavilleàlamaisonpourledîner.Parfois,jejoueàcejeudansmatêteenpensantàSam.Quepourrait-ilserappeler?Levertvifdel’herbesurlacollineauparc,oula
couverture orange sur laquelle nous l’allongions, nos trois visages dansant au-dessusde lui commedesombrelles ?Peut-être l’odeurdesmuffins aupotironque Violet aimait cuisiner ? La grande cuillère au manche rouge qu’elle luidonnaittoujours,dégoulinantedepâte?Lejeudebainaveclalumièretournantequetuvoulaisjeter?Oupeut-êtreletableaudelachambred’enfant–lematin,sonregardparaissaitaimantéparlechérubin.Mais voilà ce que j’imagine être son souvenir le plus tenace : le carrelage
mural des vestiaires à la piscine du quartier. Je ne sais pas pourquoi,mais jecroisquecescarreauxavaientfiniparfairepartiedelui.Chaquesemaine,jeleposaissurlebancenboisdanslacabined’angleetjelemaintenaisd’unemainenfermantlaportebattantedel’autre.Ilscrutaittoujourslemuravecdesyeuxperçants et il touchait les petits carrés de couleur placés de façon aléatoire
commes’ilsétaientvivants.Moutarde,vertémeraude,etunbeaubleufoncé.Unbleudemarin.Lecarrelagel’apaisait.Samroucoulaitetouvraitgrandlesyeuxtandis que je lui enfilais sa couchedenatation et que j’enroulais une servietteautourdema tailleencoreempâtée.Chaquefoisqu’onvenait, j’avaishâtequeSamvoie ce carrelage.Dans sonpetitmonde, c’était la chosequi semblait luiparlerleplus.Jeretournesouventdanscettecabine.Jelecherchedanscecarrelage.
Elleavaitdebeauxcheveuxépais,etdesgenss’arrêtaientsouventdanslaruepournousdirecombienelleétaitjolie.Ellesouriaitavecunetimiditéaffectéeenles remerciant, et, l’espace d’une seconde, j’apercevais cette minusculepersonne, civilisée, remarquable, dont il était inimaginable de penser qu’ellepuissemepousser aubordde la folie.Sescrisesétaientdeplusenplus rares,tandisqued’autrespansdesapersonnalitéémergeaient.Elleétaitobsédéeparsapoupéeetl’emmenaitpartoutavecelle.Àseulementseizemois,elleconnaissaitle nom des couleurs. Elle insistait pour porter des collants ornés de sapins deNoëlsoussonpantalonlamoitiédel’année.Ellemangeaitdesœufsbrouillésàpresquetouslesrepasetappelaitçadesnuagesjaunes.Lestamiasluifaisaientpeurmaislesécureuilslaravissaient.Elleadoraitlavendeusedelaboutiquedefleurs du quartier où nous allions acheter un brin tous les samedismatin.Ellegardaitlafleuràcôtédesonpetitpotpendantqu’ellefaisaitpipi.Riendetoutçan’avaitdesens,etpourtantsi.Ellem’accordaitjusteassezdeterrainpourquejem’yaccroche,pourqueje
soisconvaincuedepouvoirreprendrelamain.J’ycroyais,entoutcas,jusqu’àcequ’ellemerappellelaplacequiétaitlamienne,danssonpetitmondeordonné.Quand elle avait trois ans, au retour d’unweek-end aumariage d’un de tes
amis,jem’étaisfaufiléedanssachambreavantmêmed’enlevermonmanteau.Il était plus de minuit. Je voulais sentir son odeur. Dans l’avion, j’avais
ressenti une panique inhabituelle, la certitude que quelque chose n’allait pas,qu’elle allait s’étouffer dans son sommeil et que ta mère ne l’entendrait pascommemoij’auraispulefaire,quelesdétecteursdemonoxydedecarbonenefonctionnaientpas,quel’avionseposeraitdetraverssurlapisted’atterrissageetnousferaittousexploser.J’avaisbesoind’elle.Jeressentaisrarementcebesoin,en particulier auxmoments où j’étais censée le faire,mais lorsque ça arrivait,j’étais incapabledeme rappeleràquoi ressemblait le faitdenepas ladésirer.Quiétaitcetteautremère?Cellequimefaisaitsihonte?Visaged’enfantendormi.Elleavaitouvert lesyeuxetm’avaitvue,penchée
au-dessusd’elle.Sespaupièress’étaientrefermées.Elleétaitdéçue.Satristesseétaitsincère.Elleavaitroulésurleflanc,remontélacouettepervenchesursonmenton et tourné le regard vers la fenêtre obscure. En me penchant pourl’embrasser,j’avaissentisesmusclessecrispersousmamain.Ensortantdelapièce, je t’avais trouvédanslecouloir.Jet’avaisditqu’elle
était endormie.Tuétaisquandmêmeentrédans la chambreet j’avais entendudesbruitsdebaiserssur ta joue.Elle t’avaitracontéquetamèrel’avait laisséeregarderunfilmavecunesirène.Ellet’avaitdemandédet’allongeràcôtéd’elle.Ellet’attendait.J’avaiseulasensationquejamaisjen’auraiscelienquetuavaisavecelle.«C’estdanstatête»,merépondais-tuàchaquefoisquej’évoquaislesujet.
«Tu t’es inventé cette histoire à propos de vous deux, et tu n’arrives pas à yrenoncer.»«Elle est censéem’aimer. Je suis samère. Elle est censée avoir besoin de
moi.»«Toutvabienchezelle.»Elle.Toutallaitbienchezelle,disais-tu.Lematin, au petit déjeuner, ta mère nous raconta le merveilleux week-end
qu’elles avaient passé ensemble. Tout en balançant Violet sur ton genou, turayonnaisd’êtrederetourauprèsdetafille.«Alorstouts’estbienpassé?»demandai-jediscrètementàtamèreplustard,
tandisquenousremplissionslelave-vaisselleensemble.« Elle a été adorable.Vraiment. » Elleme frotta le bas du dos pendant un
moment,commepoursoulagerunedouleurqu’ellemesavaitendurer.«Jepensequevousluiavezmanquétouslesdeux.»
EnCE2, notre classe passa une semaine à fabriquer des bouquets de fleurspournosmères–avecdesboutonsàl’intérieurd’emballagesdemuffinsjaunesetrosesetdestigesencure-pipe.Aprèslesavoircolléssurducartonépais,nousrecopiâmeslepoèmeautableaudenotreplusbelleécriturecursive:Lesrosessontrouges,lesviolettessontbleues,tueslameilleuremamandumonde,etjet’aime!Jefinisladernière.Jenemerappelaispasavoirdéjàfabriquéquelquechosepourelle,rienquisoitaussijoliqueça.Lamaîtressemelepritdesmainsetmurmura:«C’estbeau,Blythe.Elleval’adorer.»Ellenous renvoya tous à lamaisonavecune invitationpour legoûterde la
fêtedesMères. Je jetai lamienneà lapoubelle le jourmême,dès la sortiedel’école – je ne voulais pas que ma mère soit là. Ou plus précisément, je nevoulaispasl’inviterdepeurqu’elleneveuillepasvenir.Àneufans,j’étaisdéjàmaîtressedansl’artdegérermapropredéception.Lematindelafête,enprenantmonpetitdéjeunerseuledans lacuisinependantquemamère faisait lagrassematinée comme d’habitude, je répétai ce que j’avais prévu de dire à tout lemondeenarrivantà l’école :mamèreétaitmalade,elleavaitune intoxicationalimentaire.Ellenepourraitpasveniraugoûter.Cetaprès-midi-là,avantl’arrivéedesmères,nousdécorâmeslasalledeclasse
avecdesfleursenpapierdesoie.J’étaisdeboutsurunechaise,unepunaisedansmamaintendueverslepanneaud’affichagelorsquej’entendis:«Jesuisenavance?»Jemanquai tomber dema chaise.C’étaitmamère.Lamaîtresse l’accueillit
aimablement et lui dit de ne pas s’inquiéter de ne voir personne, qu’elle étaitsimplement la première arrivée. Qu’elle était contente qu’elle se sentemieux.Mamèreneparutpasrelevermonmensonge–elleavaitl’airtroptenduepourça.Ellemefitbrièvementsignedelaporte.Elleportaitunetenuequejeneluiavais jamais vue, un joli tailleur pêche, et des boucles d’oreilles en perles quiétaient certainement fausses. Je n’étais pas habituée à ce qu’elle paraisse sidouce, si féminine.Mon cœur bondit dansma poitrine.Elle est venue.D’une
manière ou d’une autre, elle avait eu vent de ce qui était prévu, et elle étaitvenue.Enattendantquelegoûtercommence,ellemedemandadeluifairevisiterla
salle de classe. Je lui montrai la station météo, les bouliers et les tables demultiplication.Quand je luienexpliquai le fonctionnementde la façon laplussimpleque j’aieputrouver,ellesemitàrirecommesic’était lapremièrefoisqu’ellevoyaitdeschiffres.Tandisquelesautresmèrespassaientlaporte,leursenfantscourantàleurrencontre,mamèreétudiaitchaquefemmeduregard–satenue,sescheveux, lesbijouxqu’elleportait. Jesavais,mêmealors,qu’ellesesentaitmalàl’aise,etcelamechoquait–ellenesemblaitjamaissesoucierdecequepensaientlesautresmères.Ellesemblaitnejamaissesoucierdel’opiniondequiquecesoit.MmeEllingtonarrivaàlaporteetThomasl’appela.Ilétaitentraind’installer
soigneusementlestassesàthéetlessoucoupesquelamaîtresseavaitapportéesde chez elle.MmeEllington fit un petit signe à Thomas,mais elle se dirigead’abordvers l’autrecôtédelapièce, làoùjemetenaisavecmamère.Elle luitenditlamain.«Cecilia,quelplaisirdevousrevoir.Cettecouleurvousvaàravir.»Mamère
lui serra la main, puis Mme Ellington se pencha légèrement, une sorte defrôlementdelajouequej’avaisdéjàvud’autresfemmesfaireentreelles,maisjamais ma propre mère. Je me demandais quelle odeur elle avait pourMmeEllington.«Moiaussi.»Mamèresourit.«Etmerci.Pourça.»Ellelevalementonen
direction de la pièce, pleine de tables miniatures avec des napperons et desassiettesdecrêpes.MmeEllingtonfitungestedemaincommesicen’étaitrien.Commesielless’appréciaient.Jamaisjenelesavaisentendueséchangertantdemots.«Tamèreesttellementjolie,Blythe»,mechuchotaunedesfilles.«Ondiraituneactrice»,dituneautre.Jelaregardaidenouveauenimaginant
cequ’ellesvoyaient,sanslefardeaudetoutcequejesavaisd’elle.Àsafaçondetapoterdupied,jedevinaisqu’elleavaitenvied’unecigarette.Jemedemandaisd’oùvenaitsatenue–est-cequecetailleuravaittoujoursétédanssonplacard?Est-cequ’elle l’avaitachetéuniquementpour l’occasion?J’observaimesamisquilaregardaient,assisàcôtédeleursmèresbanales.Pourlapremièrefoisdemavie,j’étaisfièred’elle.Elleavaitl’airàpart.Ellefaisaitdesonmieux.Pourmoi.La maîtresse distribua les fleurs que nous avions fabriquées et les mères
admirèrentnotretravailsoigné.J’offrismacarteàmamèreetellelutlepoème.Jeneluiavaisjamaisditdetelsmotsauparavant.Noussavionstouteslesdeuxqu’ellen’étaitpaslameilleuredesmères.Qu’elleenétaitloin.«Çateplaît?»« Oui. Merci. » Elle détourna le regard et posa la fleur sur la table. « Je
voudraisdel’eau.Blythe,peux-tumeservirunverre?»Maisjevoulaisqu’ellesesenteunemeilleuremèrequ’ellenel’était.J’avais
besoinqu’ellesoitunemeilleuremèrequ’ellenel’était.Jeramassailepoèmeetleluilusàvoixhaute,mavoixtremblantdanslebrouhahadelapièce.«Lesrosessont rouges, lesviolettessontbleues, tues lameilleuremèredu
monde–jefisunepauseetdéglutis–etjet’aime.»Ellenelevapaslesyeuxdupoème.Ellemelerepritdesmains.«Encorecinqminutes,lesenfants!»«Onseretrouveàlamaison,d’accord?»Elleeffleuralesommetdematête,
attrapasonsacàmain,etsortit.jevisleregarddeMmeEllingtonlasuivrehorsdelapièce.Lorsque je rentrai à lamaison,mamère avait préparé du hachis parmentier
pourledîneretelleportaittoujoursletailleurpêche.Monpèretirasachaiseetdéclaraqu’ilmouraitdefaim.«Alors?Raconte-moiunpeucegoûterdelafêtedesMères.»Lapuréetombaavecunbruitsourddanssonassietteetmamèreneditpasun
mot.Ilsetournaverselleetlevalessourcils.«Commentc’était,Blythe?»«Bien.»Jebusmonlait.Ellefitglisserleplatchaudsurlatable,àpeinesorti
dufour,etbalançaunecuillèreàcôté.«BonDieu,Cecilia,attention,latable!»Monpèreseprécipitapourattraper
un torchon de cuisine et se brûla les doigts en soulevant le bord du plat pourglisser le torchon dessous. Il lança un regard furieux àmamère,mais elle nesemblapass’enapercevoir.«J’aifabriquédesfleursenpapierpourMaman.»« C’est très gentil. Où elles sont, Cecilia ? » Il se remplit la bouche de
pommesdeterreetsetournaverselle.«Montre-moi.»Mamèreleregardadepuisl’évier.«Temontrerquoi?»«Letrucqu’elleafaitpourtoi.PourlafêtedesMères.»Mamèresecoualatête,confuse,commesijeneluiavaisjamaisoffertquoi
quecesoit.«Jenesaispas,jenesaispasoùjel’aimis.»«Ildoitbienêtrequelquepart.Regardedanstonsac.»«Non,jenesaispasoùc’est.»Ellemeregardaetsecouadenouveaulatête.
«Jenesaispasoùc’estpassé.»Elleallumaunecigaretteetouvrit le robinetpourfairelavaisselle.Ellenemangeaitjamaisavecnous.Jenelavoyaisjamaismanger.Moncœursebrisa.J’enavaistropdit.«C’estpasgrave,P’pa.»«Non.Non, si tu as fabriqué quelque chose de joli pour tamère, on va le
trouver.Onlemettrasurlefrigo.»«Seb.»«Valechercher,Cecilia.»Elleluijetaletorchonauvisage.Lebruitmefitsursauteretjelaissaitomber
mafourchetteparterre.Monpèrerestaassislà,lesyeuxfermés,avecletorchonhumide sur la tête. Il reposa soncouteauet sa fourchetteet serra lespoings sifortquesesdoigtsétaientdelamêmecouleurquelespommesdeterre.J’auraisvoulu qu’il hurle avec lamême rage qui couvait constamment en elle. Il étaittellementimmobilequejemedemandaiss’ilrespiraitencore.«J’ysuisallée,non?Àceputaindegoûter?J’yétais.Jemesuisassiseàla
petitetableetj’aijouélejeu.Qu’est-cequetuattendsdeplus?»Elleattrapasescigarettesetsortitsurlavéranda.Monpèreretiraletorchondesatêteetlepliasurlatable.Ilramassasafourchetteetmeregarda.«Mange.»
Le printemps des quatre ans de Violet, son institutrice de maternelle nousconvoquaunvendrediaprèslescours.«Riendetrèsgrave»,dit-elleautéléphone,eninsistantsurletrès.«Maisil
fautqu’onseparle.»Tuétaisdubitatif,mêmesijesavaisqu’unepartiedetoiétaittendueàl’idée
de ce qu’elle avait à nous dire.Quoi, la petite ne veut pas prêter son tube decolle?Nous nous assîmes sur des chaises si petites que tes genoux frôlaient ton
menton.Ellenousservitdel’eaudansdestassesenplastiquerosesquisentaientleproduitvaisselle.Toutlemondesaitqu’oncommencetoujoursparlesbonnesnouvelles.«Violetestuneenfantexceptionnellementbrillante.Elleestmaturepourson
âge,àdifférentségards.Elleesttrès…maligne.»Mais quelques incidents avaient mis ses camarades mal à l’aise. Elle nous
donna l’exemple d’un garçon qui avait peur de s’asseoir à côté d’elle parcequ’elleluitordaitparfoislesdoigtsjusqu’àcequ’ilpleure.D’unefillequiavaitditqueVioletluiavaitpoignardélacuisseavecuncrayon.Etl’après-mididelaveille,pendantlarécréation,unenfantétaitvenudirequeVioletluiavaitbaissélepantalonetavaitremplisaculottedecailloux.Monvisagedevintbrûlantetjeme touchai le cou, certainequ’il se couvrait de taches. J’étais gênéequenousayons créé un être humain qui se comporte de cette façon. Je regardai par lafenêtre le terrain de jeux couvert de petits galets poussiéreux. Je pensais àl’agressivité dont elle avait fait preuve quand elle était plus petite. Au peud’empathiequejedécelaisenelleaujourd’hui.Jepouvaisfacilementl’imaginerfairetoutça.«Oui,elles’excusequandonluiditdelefaire»,réponditlamaîtresseavec
hésitation lorsque tu lui posas la question. «Elle est intelligente.Elle sait quesoncomportementblesselesautres,maiscontrairementàcequenousespérions,
çanesemblepas ladissuader.Àcestade, jepensequenousdevrionsprendredesmesures.»Nousnousaccordâmessurlastratégieetlaremerciâmespourlerendez-vous.«Bon,cen’estpasgénial,maistouslesenfantstraversentcegenredephases.
Testerleslimites.Elles’ennuiesansdoutelà-bas.Est-cequetuasvutouteslesmerdes en plastique qui traînaient ? On dirait un endroit pour les bébés.Rappelle-moicombienonpaiepourcetruc?»Je regardais lesbullesdanser le longde tonverre. J’avais suggéréquenous
sortionsdansunbar.Jepensaisqueçapourraitadoucirlatensionentrenous.«Onvaluiparler»,tejustifias-tu.«Manifestement,ilyaquelquechosequi
lapousseàsecomporterdecettefaçon.»J’acquiesçai. Je ne comprenais pas ta réaction. Tu étais une personne
tellement sensée et pourtant, lorsqu’il était question de notre fille, tu perdaistoutetaraison.Tuladéfendaisaveuglément.«Tunedisrien?»Tuétaisfurieux.«Jesuis–jesuisencolère.Jesuisdéçue.Etoui,onvaluiparler…»«Mais?»«Maisjenepeuxpasdirequejesoissurprise.»Tusecouaslatête–etvoilà.« Les autres enfants de son âge feraient des conneries comme mordre, se
bagarrer, ou dire : “Tu n’es plus invité àmon anniversaire.”Ce qu’elle fait al’air…plutôtcruel.Calculé.»Jemeprislatêtedanslesmains.«Elleaquatreans,Blythe.Ellenesaitmêmepasfaireseslacets.»«Écoute,jel’aime,jedisjuste…»«Vraiment,tul’aimes?»Commeçadevaitêtreagréable.C’étaitlapremièrefoisquetuledisaisàvoix
haute,mais je savaisque tu lepensaisdepuisdes années.Tugardais lesyeuxfixéssurlebarmaculédetracesdeverres.«Oui,jel’aime,Fox.Cen’estpasmoi,leproblème.»Jepensaisausoinavec
lequellamaîtresseavaitchoisisesmots.Jerentraiseuleàlamaisonetdonnaiàlababy-sitterdel’argentpourletaxi.
Violetdormaitàpoingsfermés.Jemeglissaidanssonlitetremontailacouettesurmes jambes.Quandelle remua, je retinsma respiration.Elle auraitdétestésavoirquej’étais là,etpourtant j’yvenaissouvent.Jecherchaisquelquechose
danssonsilence.Jenesaispasquoi.Peut-êtrequel’odeurcrue,sucrée,qu’elledégageait dans son sommeil me rappelait d’où elle venait. Elle n’était pasparfaite, elle n’était pas facile, mais c’était ma fille, et je lui devais peut-êtredavantage.Et pourtant. Allongée dans l’obscurité, j’eus un sursaut en repensant au
rendez-vous à l’école. Depuis des années, je vivais avec cette suspicionterrifiante, incessante, concernant ma fille, et j’avais enfin la sensation quequelqu’und’autrelavoyaitaussi.
Quelquessemainesplus tard,un jour,aprèsavoirdéposéVioletà l’école, jeme rendis dans une galerie d’art du centre-ville. Il y avait une expositioncontroversée qui avait été critiquée dans les journaux la veille, et je t’avaisregardélirel’articleenbuvanttoncafédumatin.Tuavaislégèrementsecouélatêteavantdetournerlapage.J’entraidanslagalerieetregardaiautourdemoi.Surlesmurspeintsenblanc
mat étaient accrochés des portraits utilisés dans la couverture médiatique desmineursaccusésdeviolencearmée.Uneviolenceparfoismortelle,impensable.Des enfants, certains à peine assez âgés pour avoir de l’acné, à peine assezgrandspouravoirledroitdefaireuntourdemontagnesrusses.Jepensaisàlatailleminusculedeleurspartiesgénitales,àcombienilsétaient
jeunes, imberbes, asexués.Deux des accusés étaient des filles. Sur les photos,elles souriaient àpleinebouche, les lèvrespresque retroussées.L’une avait unappareil dentaire. Elle devait probablement se rendre tous les mois chezl’orthodontiste avec sa mère pour les réglages, choisir les bandes de couleurqu’ellevoulait pour ses élastiques.Réclamerde laglace à la fraise en sortant,parcequetoutleresteluifaisaittropmal.Des heures durant, ces enfantsme regardèrent.Est-ce qu’ils reconnaissaient
en moi le genre de personne qui les avait mis au monde ? Quelqu’un quiressemblait à leur propremère ?Assise à un bureau en chênemassif dans uncoin,uneemployéeauxcheveuxcourtsbalayéssurlecôtélevaitàpeinelatêtedes catalogues d’art qu’elle lisait. Je touchai la vitre recouvrant la photo declasse d’une des jeunes filles.Une natte parfaite sur chaque épaule.Où est-ceque ça commence ? Quand commence-t-on à comprendre ? Qu’est-ce qui lesavaitfaitdévier?Quifallait-ilblâmerpourcequiétaitarrivé?Surlaroutedelamaison,jemedisquec’étaitabsolumentirrationneldema
partdepenserquej’avaisreconnuquelquechosedefamilierdanscesportraits.Allervoircetteexpositionétaitunefolie.J’allailachercherplustôtàl’écolecejour-là,jel’emmenaiboireunchocolat
chaud et manger des cookies. Une fois assises, elle m’offrit la moitié de soncookie.« Je te trouve très gentille », dis-je. Elle lécha pensivement les pépites en
chocolatdesamoitié.«Noahditquejesuisméchante.Maisjen’aimepasNoahdetoutefaçon.»«Noahneteconnaîtpastrèsbien,danscecas.»Elleapprouvaetremualamoussedemarshmallowavecsondoigt.Nous sautâmes le dîner – les cookies nous avaient coupé l’appétit.Dans le
bain,ellefermalesyeuxetselaissaflottersousunecouchedebullescommeunangedanslaneige.«Demain,jevaisfairedumalàNoah.»J’entendiscesmotsetmoncœurs’arrêtanet.Jetordislegantetletinssousle
robinet,cherchantàmaîtrisermaréaction.Ellem’observait.«Ceneseraitpasgentil,Violet»,dis-jecalmement.«Onnefaitpasmalaux
gens.Pourquoiest-cequetuneluidispasplutôtcequetuaimesbienchezlui?Est-cequ’ilpartagesesaffaires?Est-cequec’estamusantdejoueravecluiàlarécréation?»«Non»,répondit-elleavantd’enfoncersatêtesousl’eau.Lejoursuivant,jetedisquej’avaisunrendez-vousetjetedemandaid’aller
la chercher à l’école.Au lieudequoi, je tournai en rondau supermarché sansrien acheter. Sur la route du retour, mon cœur battait à tout rompre. J’avaisguettémontéléphonetoutelajournée,certainequelamaîtressetéléphonerait.«Commentças’estpassépourViolet?»J’étaispresqueàboutdesouffle.«Lamaîtresseaditqu’elleavaitpasséunetrèsbonnejournée.»Tuébouriffas
lescheveuxdeVioletpendantqu’elleentortillaitsesspaghetti.Ellelevalesyeuxversmoietaspiraunepâteentresesdentsdedevant.Plustard,avantd’allermecoucher,alorsquejeramassaissesvêtementspour
lesmettreàlaver,jetrouvaiunegrossepoignéedecheveuxblondsbouclésdanslapochedelarobequ’elleavaitportéeà l’écolecejour-là.Je laregardaidansma main. La sensation de tenir les cheveux d’un autre être humain dans mapaumeétaittroublante.Etsoudainjecomprisàquiétaientcescheveux.LepetitNoah,pâle,timide,avecsesbouclesfolles.Jemarchaidanslecouloir,incertainedecequejedevaisenfaire.«Fox?»« J’aiquelquechosepour toi», lanças-tudu salon.Tavoixétaitplushaute
qued’ordinaire.Jerefermaimesdoigtssurlescheveux.Assissurlecanapé,tume tendis une petite boîte carrée. Et jeme rappelai que c’était le jour de tonévaluation annuelle. Tu avais été promu. Tu avais reçu une énormeaugmentation.«Tufaistantpournous»,dis-tu,lenezposésurmonfront.J’ouvrislaboîte.
Àl’intérieur, ilyavaitunefinechaîneenoravecunpetitpendentifsur lequelétaitgravéelalettreV.Jelevailachaîneetlatinscontremoncou.«Leschosesnesontpastrèsfacilesencemoment,maisjet’aime.Tulesais,n’est-cepas?»Tum’enlevasmachemise.Tumedisquetuavaisenviedemoi.Lescheveux restèrentdans lapochedemon jeansur le sol, et lorsquenous
eûmesfini,jejetailenidblonddanslestoilettesettirailachassed’eau.Lelendemainmatin,surlechemindel’école,jedemandaiàVioletcequiétait
arrivéàNoahlaveille.«Ils’estcoupétouslescheveux.»«Toutseul?»«Oui.Danslestoilettes.»«Qu’est-cequelamaîtresseadit?»«J’saispas.»«Tun’yétaispourrien?»«Non.»«Est-cequetuesentraindemementir?»«Non.Promis.»Ellerestasilencieusesurunecentainedemètres,etpuiselledit:«Jel’aiaidéànettoyeraprès,c’estpourçaquesescheveuxétaientdansma
poche.»Lorsquenousentrâmesdanslacourcematin-làetqueNoahaperçutViolet,il
courut jusqu’àsamèreetenfonçasonvisagedansses jambes.Soncrâneavaitété rasé à blanc.Violet le dépassa et entra dans l’école. Lamère deNoah sepenchapourluidemandercequin’allaitpas.Rien,l’entendis-jepleurnicher.Elletenditunmouchoirvers sonnezet luiditdesouffler. Je lui jetaiun regarddesympathieetsouris.Elleavaitl’airfatigué.Ellefitdesonmieuxpourrépondreàmonsourireetagitalamainquitenaittoujourslemouchoirsale.J’auraisdûallerjusqu’àelleetdire,Jesaiscequec’est.Ilyadesjoursvraimentdifficiles.Maislesolsedérobaitsousmespieds,etj’avaisbesoindepartirdelà.
Sur le cheminde lamaison, je repensai aux photographies que j’avais vuesdans la galerie la veille.Aux femmes derrière ces enfants.Mais samère étaittellementnormale.Elleétaitexactementcommenous.Cejour-là,aprèsl’école,enremontantdusous-solaprèsavoirfaitlalessive,
je trouvai Violet debout sur une chaise près du plan de travail de la cuisine,remuanttranquillementsespetitsdoigtsdanslejusdescornichons.«Qu’est-cequetufais?»demandai-je.« Je pêche des baleines », dit-elle. Je regardai par-dessus son épaule et vis
qu’elleessayaitd’attraperlesquelquesdernierscornichonsbosseléstandisqu’ilsbondissaient gracieusement puis replongeaient dans le pot plein d’anethspongieux, et tu sais quoi, on aurait vraiment dit des baleines.Son esprit étaitbrillant,etparfoisj’auraisvoulumeglisseràl’intérieur.Mêmesij’avaispeurdecequej’ytrouverais.
Tu ne te rappelles probablement pas que son nom était Elijah. Sonenterrement eut lieu un samedi de début novembre. Il avait plu deux joursentiers, et nous étions tous pleins de cette pesanteur qui vient parfois, quandl’appartement semble humide, et nos os glacés. Nous laissâmes Violet à lamaison avec la baby-sitter. Pendant notre absence, elle dessina deux enfants.L’unsouriait,etl’autrepleurait,avecungribouillisrougesurlapoitrinequiétaitdusang,jesuppose.Jetelemontrai,maistunedisrien.Tuposasledessinsurleplande travail et appelasun taxipour lababy-sitter.Violet avaitpresquecinqans.Lorsque nous nous couchâmes ce soir-là, je me tournai vers toi pour te
demandersinouspouvionsparler.Tutefrottaslefrontentrelesdeuxyeux–lajournée avait été longue et perturbantemais je ne pouvais pasme retenir. Tusavaiscedontjevoulaisparler.« Bordel de Dieu, est-ce que tu n’as rien appris aujourd’hui dans cette
église?»crachas-tuentretesdentsserrées.Puis:«C’étaitjusteundessin.»Maisc’était tellementplusqueça.Je roulaisur ledoset fixai leplafonden
touchantlachaîneautourdemoncou.«Accepte-la commeelle est.Tu es samère.C’est tout ce que tu es censée
faire.»«Jesais.Etc’estceque je fais.»Êtreconvaincante.Mentir.«Je l’accepte
commeelleest.»Tuvoulaisunemèreparfaitepourtafilleparfaite,etiln’yavaitdeplacepour
riend’autre.Lelendemainmatin,ledessindeVioletavaitdisparuduplandetravail.Jene
le trouvaipasdans lapoubelle.Jevérifiai lapoubellede lacuisine,cellede lasalledebains,celleàcôtédemonbureau.Jenetedemandaijamaiscequetuenavaisfait.Àl’enterrementd’Elijah, leprêtreévoqualafaçondontDieuavaitunprojet
pourchacund’entrenous.Ilditquel’âmed’Elijahn’étaitpasdestinéeàvieillir.Jenepouvaispasconciliercetteidéeaveccequejecraignaisqu’ilsoitvraimentarrivéauparcaprèsl’écolelasemaineprécédente.Jepensequej’aivuquelquechosejusteavantquecepauvregarçonnetombe
duhautdutoboggan.J’étais tellement fatiguée – Violet avait de nouveau des problèmes de
sommeil, elle appelait pour réclamer de l’eau, elle voulait que j’allume lalumière.Jen’avaispasfaitunevraienuitdepuisdessemaines.Jen’avaispeut-êtrepaslesidéesclaires.Dixsecondes,jedirais.C’estletempsdurantlequelelleregardaElijahcourir
depuis l’autre côté de la grande structure de jeu jusqu’en haut du toboggan leplushautoùellesetenait.Ellegardaitsesmainsdanssondos,sesyeuxsurlepetitgarçon.Ilbonditversellelelongdupontbancal,labouchegrandeouverte,criant,l’airfraisd’automnesoufflantdansseslongscheveux.Ilfitunbruittrèsnetenheurtantlesol.Tonk.Commeça.Ellemeregardasanslemoindreremordsdanslesyeuxquandellevit,surle
graviersouselle,quesoncorpsrecroquevillénebougeaitpasdanssachemiseàrayuresetsonjeanàcordon.Sonvisagen’exprimarienquandnousentendîmessanounouhurler,sapaniqueperçantefaisantbourdonnermesoreilles.Ellerestastoïque quand l’ambulance arriva pour l’emporter sur un petit brancard pourenfant, tandisqu’une fouledemères etdenounous se tenait autour à regarderavechorreur,lespetitestêtesdesenfantsenfouiesensécuritédansleurscous.Jerestailà,àfixerlesommetdutoboggan,merepassantcequivenaitjustede
seproduire.Dans les secondes avant qu’il ne coure vers elle, Violet avait examiné la
plateforme du toboggan, telle une plongeuse professionnelle visualisant sonentréesanséclaboussuresdansl’eau.Faisattention,s’il teplaît!avais-jecrié.C’est trophaut !C’estdangereux!Lapaniqued’unemère.Pourêtre franche,monesprithurlait:Danger.Mort.Maislasienne.Unemèrepensetoujoursàça.Elles’étaitreculéeetappuyéecontreunpoteauenboisdelastructuredejeu.Jemedemandaispourquoiellerestaitlààattendre.Jevissajambeselever.Pileaubonmoment.Jepensequec’estsatêtequitouchalesolenpremier.Dans l’échodessirènes,Violetdemandad’unevoixcalmesinouspouvions
aller grignoter quelque chose. Elle haussa les sourcils dans l’attente de maréaction.Est-ce que c’était un test ?Qu’est-ce que j’avais vu ?Qu’est-ce que
j’allaisluifaire?L’idéequ’ellel’aitvolontairementfaittrébucherétaittellementabsurde,tellementimpensable,qu’elles’évanouitpresqueimmédiatement.Non,non,cen’étaitpasarrivé.Jelevailesyeuxverslecielgrisetjedisàvoixhaute:«Cen’estpasarrivé.»Blythe,cen’estpascequetuasvu.«Maman?Est-cequ’onpeutallergrignoterquelquechose?»Jesecouai la tête, j’enfonçaimesmains tremblantesdanslespochesdemon
manteauetordonnaiàVioletdesemettreenroute.Suis-moi.Toutdesuite.TOUTDESUITE.Nousparcourûmesensilencetoutelaroutejusqu’àl’appartement.Jelalaissaidevantlatélévision,etjem’assissurlestoilettespendantl’heure
qui suivit, incapable de bouger, imaginant ce que j’avais sans doute vu.Cettefois,cen’étaitniunepoignéedecheveuxnide laprovocationdans lacourderécré.Cetoboggandevaitfairequatremètresdehaut.JeretirailecollieravecunVquetum’avaisoffert.J’avaisl’impressionquemoncouétaitrouge.Brûlant.Deschosesétrangesmetraversèrentl’esprit–deminusculesmenottesroses,
des travailleurs sociaux de l’enfance, des reporters en trench-coats venantfrapperànotreporte,lapaperassequ’impliqueraitlefaitdechangerd’école,leprix scandaleux d’un divorce, et la chaise roulante électrique de ce pauvreenfant. Je fixai lamoisissure dans les joints du carrelage de notre douche. JerepensaiencoreetencoreàlaréactiondeViolet.Etpuisjedécidai:Non.Violetne l’avait pas fait trébucher. Elle n’étaitmême pas assez près de lui.Non. Jen’étaispaslamèredequelqu’uncapabledefaireunechosepareille.J’étaistellement,tellementfatiguée.Jeluipréparaiunsandwichaubeurredecacahuète.Lorsquejeposail’assiette
surlatablebasse,ellemetouchalebras,etlecontactdesesdoigtssurmapeaume fit sursauter. Je fixai sesmains – elles semblaient si petites, si innocentes,avecleursfossettesdebébé.Non.Non,ellen’avaitrienfaitdemal.Cesoir-là,jeteracontaileterribleaccidentd’Elijah.C’estlemotquej’employai.Unaccident.Violetfaisaitunpuzzleàl’autreboutdelacuisine.Ellelevalesyeuxversmoi
quandmon téléphone semit à vibrer sur le plan de travail. Je la regardai endécrochant. C’était une des autres mères du terrain de jeu qui appelait pourm’annoncerqu’Elijahétaitmortàl’hôpital.«Mort.MonDieu. Il estmort. » J’eus le souffle coupé. Tume fusillas du
regard, choqué par ma candeur et le manque de jugement qui m’avait fait
prononcercesmotsàvoixhaute,ettut’approchasdeVioletpourlaréconforter.Maiselleallaitbien.Ellehaussalesépaules.Elledemandasitupouvaistrouverlapiècedepuzzlequiluimanquait.Elleajustebesoindetempspourassimilerl’information.Biensûr.Peut-être que tu aurais dû y réfléchir, Blythe. Est-ce qu’elle avait besoin
d’entendrequ’ilétaitmort?C’estdéjàassezdurpourelled’avoirétélàquandilesttombé.Lorsquenousallâmesaulit,tumedemandas,Çava?Viensparlà.Çaadû
êtreterribleàvoir.Jesuisvraimentdésolé,Blythe.Tum’attirascontretoiettut’endormisaveclajambeenrouléeautourdelamienne.Jefixaileplafonddanslenoir,attendantqueVioletseréveille.Lelendemain,jedéposaiunequichesurgeléeetdessmoothiesprotéinéshors
deprixdansuneglacièredevantlaportedel’appartementdelafamille,avecunmot disant que nous pensions à eux. Je fis livrer des fleurs au funérarium, degrandslysblancs.Toutnotreamour,LesConnor.Lapolices’intéressabrièvementàl’incident,unesimplequestionderoutine.
Ilsm’interrogèrent.Jeleurdislamêmechosequ’àtoi:quenousn’avionsrienvu.QueVioletétaitdéjàdescenduedutobogganlorsquej’avaisentendulebruitde son corps toucher le sol en tombant. Que les planches étaient usées etglissantes.Quej’avaistoujourspenséqueceterraindejeuxétaitdangereux.Quejepensaisàsapauvremère.
L’unité de soins pédiatriques intensifs se trouvait au onzième étage. J’avaislaissémonmanteauetmonsacdanslavoiture,etjeportaisencoremonpantalonde pyjama. Ce détail, ainsi que le Happy Meal que j’avais acheté avant deprendrel’ascenseur,suffirentàl’infirmièredel’accueilpourpenserquej’avaisquelquechoseàfairelà.Ilestrarequ’ondemandeauxparentsdontlesenfantssontauborddelamortdedéclinerleuridentité.Je m’assis sur un banc métallique au bout du couloir sous une fenêtre
surplombant le parking des employés. La climatisation faisait le bruit d’unestomacvide.JeposaileHappyMealàcôtédemoi.Jemedégoûtaisd’êtrelà.Àl’endroitoùElijahétaitmort.Çafaisaitdeuxsemainesquejepensaisàl’accidentenpermanence.Àchaque
fois que je fermais les yeux, j’étais sur le terrain de jeux, en train de crier àVioletsurlaplateformed’êtreprudente,quelquesinstantsavantqueçan’arrive.Je voyais leurs petites jambes, celles d’Elijah en train de courir, et celles deViolet,immobilescontrecepoteau.Etpuissonpied,selevantjusteaumomentoùilpassait.Maisjenesaispas–jenepouvaispasêtresûre.J’écoutai.Lessonsatonesd’unbambinauquelonfaisaituneprisedesang,et
lavoixdouced’unemèreluidisantqu’ilétaitcourageux.Del’autrecôtéduhall,unhommeauvisagefatiguésortitd’unechambreenportantunepetitefilledanssesbras.Elletenaitunnounours,etdisaitaurevoiràlapersonnequ’ellequittaittandis que ses bottes d’hiver usées pendaient sur les hanches de l’homme.L’infirmièrequi les suivait ferma laporteen silence.Dans lapièce, j’entendisunefemmepleurer,lemugissementdesessanglots.Jedevinailacolèredanssespleurs.Deux portes plus loin, une famille chantait une chanson que Violet avait
apprise à lamaternelle.Lamusiqueétait étouffée,ponctuéede jolispetits crisenfantins et du tintementde la cloched’un jeudeplateau.Comme lebruit de
fondd’uncarnaval.L’espaced’un instant, j’auraisvoulupouvoirme joindreàeux.Desinfirmièresallaientetvenaient,frappantledosdeleursmainscontredes
distributeurs de désinfectant fixes à l’extérieur de chaque porte. Des genspartaientprendreuncafé.Desmèresdemandaientdes serviettes.Unclownentutuavecunchariotdejouetsfrappadoucementdeporteenporte,demandantsic’était le bon moment. Chuchotements. Gloussements. Applaudissements.Gentille fille.Quelgrandgarçon.De longs interludesdesilence.Uneannoncediffusée par le système de haut-parleurs indiqua que les ascenseurs de l’aileouest allaient être éteints pendant les vingt prochaines minutes. Je fixais uneépaissecouchedecrasselelongdelaplinthedusolengaletspêcheetgris.Delourdesdoubles-portesauboutducouloirsefermèrentdansuncliquetisetpuiss’ouvrirent,encoreetencoreetencore.«Avez-vous besoin de quelque chose ? » Je n’avais pas vu s’approcher la
femme en uniforme vert pâle. J’essayai de déglutir avant de parler et puis jegrimaçai;c’étaitcommesimagorgeétaitbourréedegazemédicale.L’airétaitétouffant.Jesecouailatêteetlaremerciai.Jerestaiassiselàquatreheures.Surlechemindelasortie,uneboîtedefritesfroidesdanslamain,jem’arrêtai
devantlaporteoùj’avaisentenduunefemmepleurerplustôtdansl’après-midi.Je regardai à travers la vitre grillagée et je la vis allongée dans le lit, unminusculemonticuleàcôtéd’elle,uneautoroutede tubescourantà travers lescouvertures depuis les sacs de liquide pendus comme des nuages au-dessusd’eux.Lesgouttestombaient,uneàune.Ilyavaituntableaublancsurlemuràcôtédulitquidisait :«Jem’appelle____etmonactivitépréféréeest____.»Quelqu’unavaitremplilesblancs:Oliver.Joueraufootavecmescopains.Les mères ne sont pas censées avoir des enfants qui souffrent. Nous ne
sommespascenséesavoirdesenfantsquimeurent.Etnousnesommespascenséesmettreaumondedemauvaisespersonnes.Ilyeutunmoment,devantcetteporte,oùjesouhaitaiqueVioletsoitcellequi
avaitétépousséeduhautdecetoboggan.Jem’assisdansmavoituresurleparkingdel’hôpitaletmerejouailascène,
différemmentcettefois.Ilfallaitquej’empêchemonespritd’yrevenir.Ilfallaitquejecroiequemafillen’avaitpasfaittrébuchercegarçon.Cesoir-là,tumecaressaslecoupendantquejefaisaisfriredescrevettesàla
casserole.Lorsquejemedégageai,tumedemandascequin’allaitpas.J’auraisvouluteraconteroùj’étaisalléedanslajournée.J’auraisvouludire,Jesuisunmonstredepensercequejepense.Aulieudequoi,jegardailesyeuxfixéssur
l’huilecrépitanteetmarmonnaiquej’avaislamigraine.Tusortisdelapièceensecouantlatête.
« Je crains que ça ne soit pas le jour idéal. » M. Ellington se tenait dansl’entrée,unecompressehumideà lamain.J’avaisfrappépendantcinqminutesavant qu’il n’ouvre. Thomas et Daniel étaient partis chez leur tante, dit-il.Mme Ellington ne se sentait pas bien. Il avait dû voir la déception sur monvisage,parcequelorsquejefisdemi-tourpourrentrerchezmoi,iltenditlamainversmonépaule.« Uneminute, Blythe. Tout compte fait, laisse-moi aller voir si un peu de
compagnie lui ferait plaisir. » J’attendis dans le vestibule jusqu’à ce qu’ilrevienne.«Monte.Ellesereposedanssonlit.»Jen’étaisjamaisalléedansleurchambreauparavant,maisjesavaisquec’était
lapièce toutau fondducouloir. J’étaisnerveuse–c’étaitunendroit tellementintime–maisjemesentaisaussiprivilégiée.Laporteétaitentrouverte,alorsjeme glissai silencieusement à l’intérieur. Mme Ellington se redressa pours’asseoirdanssonlit.«Entre,chérie.Quellebonnesurprisedetevoiraujourd’hui.»Ellen’étaitpas
maquilléeet sescheveuxétaientenveloppésdansun foularddesoie.Sesyeuxsemblaient plus petits et ses sourcils plus fins, mais elle était aussi belle quejamais.Elletapotalelitàcôtéd’elleetjemedemandaisijedevaisveniraussiprès,siçaneladérangeaitpas.Maiselletapotadenouveaulelit,etjem’assisenposantpolimentmesmainssurmesgenoux.«Jen’aipastrèsbonnemineaujourd’hui,n’est-cepas?»Jenesavaispasquoirépondre.Àlaplace,mesyeuxfirentletourdelapièce.
Lesrideauxdorésétaient retenussur lescôtésavecunecordelette,et lepapierpeintàmotifsdefeuillesenreliefressemblaitexactementàceluidelachambredemamère,saufqu’ilétaitd’unjauneprofondaulieuduverthôpitaldenotremaison,quejen’avaisjamaisaimé.Jepassaimamainsursoncouvre-litassortiauxrideaux.Toutsemblaitsichaleureux,siraffiné.Jepensaiaulitdemapropremèrequin’étaitjamaisfait,auxdrapsrarementlavés.
«Est-cequevousallezguérir?»«Oh,oui,çaira.Jenesuispasmalade,pasexactement.»«Qu’est-cequinevapas,alors?»Jesavaisquec’étaitaudacieuxdemapart
deposerlaquestion,maisj’avaisbesoindesavoir.Jepouvaissentiruneodeurétrange,âcreet sucrée,comme leyaourtque lesautresenfantsavaientpour ledéjeuneràl’école.Surlatableàcôtéd’elle,ilyavaitunepetiteboîtedepilules,et je me demandai si c’était les mêmes que celles que j’avais vues dans lachambredemamère.«Jenesuispassûrequecesoitàmoideteparlerdeschosesdelavie,maistu
esmature,pourtesdixans.»Jepensequej’airougi.Mamèreetmoin’avionsjamaisparlédesexenid’oùvenaientlesbébés,maisj’avaiscompriscommentçamarchaitgrâceauxenfantsàl’école.MmeEllingtonsouleval’édredondesonthorax et tira sa chemisedenuit blanche sur sonventregonflé. Jen’avais pasremarqué qu’elle avait grossi à cet endroit, mais elle était toujours si bienhabillée,avecdesvêtementsquin’étaientpastropserrésnimalcoupés,commeceuxdemamère.«Vousallezavoirunbébé?»«Jedevais.J’étaisenceinte.Maislebébén’apastenu.»Jenecomprenaispascequeçavoulaitdire.Jenesavaispascequesignifiait
nepastenir,nicequiétaitarrivéaubébédanssonventre.Oùétait-ilparti?Ques’était-il passé ? Elle sentit sans doute ma confusion. Elle remonta lentementl’édredonsursonventre,commesiçafaisaitmaldelecouvrir,maisquellequesoitladouleurquilatraversait,ellesouriaitmalgrétout.Jevisqu’elleavaitunbraceletd’hôpitalaupoignet,deceuxquej’avaisvumamèreporterenrevenantàlamaisonaprèsunemauvaisegrippe.Jenesavaispasquoidire.Jedésignailespilulessursatabledechevet.«Est-cequevousenvoulez?»Ellerit.«Oui,maisjepeuxseulementenprendreunetouteslessixheures.»«Est-cequeThomasetDanielseronttristes?»«Jeneleuravaispasencoreditqu’ilsseraientbientôtgrandsfrères.J’allaisle
fairebientôt.»«Est-cequevousêtestriste?»« Oui, je suis très triste. Mais tu sais quoi ? Les voies du Seigneur sont
impénétrables. » J’acquiesçai comme si je comprenais, comme si Dieu étaitquelqu’unenquij’avaistouteconfiance,moiaussi.
«C’étaitunepetitefille.J’auraiseuunefille.»Elleposasondoigtsurmonnez et ses yeux se remplirent de larmes. «Unepetite fille exactement commetoi.»
Larueavaitquelquechosedespécial,avecsesvieillesmaisonsalignéesetlafaçondontl’airsentaitlechèvrefeuillelorsquenoussommessortisdelavoiture,enpleinhiver. J’apprendraisplus tardque le jardinenétait rempli.Desoffresdevaientêtrefaiteslasemainesuivante,maisnousconvînmesd’unchiffresur-le-champ. Notre agent immobilier conclut l’affaire avant le dîner. Lorsqu’ellenousappelapournousannoncer lanouvelle,nousmangionsanxieusementunepizzadansunrestaurantdontnousdeviendrionsbientôtdeshabitués.Àquinzeminutes seulement de l’école de Violet. Nous pourrions faire la plupart destravauxnous-mêmes.Lespanneauxdebasketdesvoisinss’alignaientlelongducul-de-sacetl’écoleélémentaireenbasdelarueétaitconsidéréecommeunedesmeilleuresduquartier.Troischambres.Unachatimmédiat.Jecommençaisàpenserquelavieallait
enfinavancer.J’enavaisdésespérémentbesoin.Nous avions besoin d’un changement, même si nous ne parlions pas de la
nouvelle maison en ces termes. Nous ne parlions tout simplement pas de ça.Troismoisavaientpassédepuisl’accidentetjenerêvaisplusduterraindejeux.Jen’entendaispluslesondesoncorpsheurtantletrottoirlorsquejeversaisdescéréalesouquejefermaislaportedelavoiture.Letempsavaitfaitsonœuvre–letemps,etmondésird’oublier.Jen’allaisplusauparc.Jenem’enapprochaismême plus. Nous ne mentionnions jamais le prénom du garçon. Violet avaitrecommencéàfairesesnuits,etlebrouillardquim’embrouillaitl’espritsemblaits’êtrelevé.Un jour, tu étais rentré à lamaison et tu avais ouvert tonordinateur sur les
propriétésàvendred’unsite immobilier. Jenesavaismêmepasque tu faisaisdesrecherches.Aucoursdesdeuxmoissuivants,nouspassâmestouslestroistousnosweek-
ends là, à démolir des trucs avec des outils empruntés et à rencontrer desouvriersquisechargeaientdecedontnousn’étionspascapables.Nousavionsaccepté le faitdenepaspouvoirentreprendreunerénovationcomplète toutde
suite,maiscertaineschosesnepouvaientpasattendre:unnouveauparquet,denouvelles salles de bains. La liste s’allongea encore sous ton œil acéréd’architecte. La semaine du déménagement, tes parents vinrent en villes’occuperdeVioletpendantquenousemballionsetdéballions.Ils l’amenèrentdireaurevoirà l’appartementavantquenousnerendions lesclés.Cettepetitecérémonieétaitl’idéedetamère,paslamienne.Quelquepartenchemin,j’avaisperdumonattachementsentimentalaulieuoùnousavionsfondénotrefamille.Mêmetoi,tul’avaisperdu–jepouvaislevoirdanslesoulagementdetonvisagelorsquenousquittâmesl’immeublepourladernièrefois.Danslafaçondonttuglissas les clés dans l’enveloppe kraft avant de la balancer sur le bureau duconcierge.Violetalladormiravectesparentsdansleurhôtelducentre-villependantque
nous nous activions jusqu’à deux heures du matin. Je déballai les caisses enplastiquecontenantsesvieillesaffairesdebébédansladeuxièmepetitechambreàl’étage.«Çaneseraitpasmieuxausous-sol?»demandas-tu.«Onenaurabesointôtoutard.»Tuprisunelongueinspiration.«Bon,allonsnouscoucher.»Nousdormîmessurnotrematelasàmêmelesolaumilieudenotrenouvelle
chambre. Nous n’avions pas pensé à mettre le chauffage et nous nousrecroquevillâmesdoncdansnossweat-shirtsàcapuchesetnosjoggingssouslacouverture.«Onvaêtreheureuxici»,chuchotai-jeenfrottantmespiedsenchaussettes
contrelestiens.«Jepensaisquenousétionsheureux.»
Elleaperçutsansdoutemasilhouettenuedanslalumièredelalune.Mafinechemisedenuitcachantl’intersectiondenoscorps,mondosronddechat,messeinsdansantcommedeminusculessacsdesableau-dessusdetonvisage.Je gémis sourdement, longtemps, mes mains sur la tête de lit, et je fis
abstraction de la pièce autour de nous.Le placard n’avait pas encore de portepourcacherlebazardulingequejen’avaispasencorelavé,lelingedupressingquejen’avaispasencoresortidessacs,etlecartondevêtementsàdonnerquejen’avaispaseu le tempsd’allerdéposer.J’étais littéralementenseveliesousdes«pasencore».Ledéménagementétaitdésorganiséetlafindestravauxtraînaitdelongueur.Aveclerecul,jevoiscombiennousétionsalorsprisdanslechaosprosaïque
qu’ilm’arrivederegrettersiamèrementaujourd’hui.Jen’entendispaslecraquementdelaporteniletapotementdesespiedsplats
surleplancherflambantneufquiavaitétéposélasemaineprécédente.J’ignoraisqu’elleétaitlàjusqu’àcequetumepoussesbrusquementpourremonterledrapsurtoi.Jerestaiprostréeenpositionfœtaleauboutdulitoùj’avaisatterriparlaforce de ta panique.Retourne te coucher. Tout va bien, lui dis-je calmement.Elledemandacequenousétionsentraindefaire.Rien,répondis-je.BonDieu,Blythe,dis-tu,commesitoutétaitdemafaute.Etd’unecertainefaçon,çal’était,eneffet.J’ovulais.Tuétaisfatigué.J’avais
pleuré dans mon oreiller. Et alors tu m’avais caressé le dos, puis tu avaiscommencéàm’embrasserlecou–legenredebaisersquidisaitquetum’aimaismaisquetun’avaispasenviedemebaiser.Ilyauratoujoursunautremomentpouressayer,avais-tudit.Tuneveuxpasavoirdebébé,t’avais-jeaccusé.Pourquoi?Nousétionsrestés
allongés ensemble sans riendire.Plus tard, tu avaispassé tesdoigtsdansmescheveux.Jeveuxunbébé,avais-tumurmuré.Tumentais,maisjem’enfichais.
Jeroulaiverstoiettecaressaijusqu’àcequejetesentiscéder.Jetefisglisserenmoienm’imaginantquetoutétaitdifférent–toi, lapièce,lamaternitétellequejelaconnaissais–ettesuppliaidenepast’arrêter.Troissemainesplustôt,pendantquenousnousbrossionslesdents,j’avaisde
nouveauévoquél’idée.Tuavaiscrachédanslelavabo.Puistunousavaiscoupéunmorceaudefildentairechacun.Plustard.Onverra.En temps normal, la rudesse inhabituelle dans ta voix aurait éveillé mes
soupçons.Maispascejour-là.Iln’étaitpasquestiondetoi.Ilétaitquestiondemoi.Avoirundeuxièmeenfantétaitleseulmoyenquej’avaistrouvépourquenotrefamilleailledel’avant.Jecherchaisunerédemption,peut-être,aprèstoutce qui avait mal tourné. Je repensais aux raisons qui nous avaient menés àconcevoirViolet–tuvoulaisunefamille,etjevoulaisterendreheureux.Maisjevoulaisaussiréfutertousmesdoutes.Etjevoulaisdonnertortàmamère.Blythe,lesfemmesdecettefamille…noussommesdifférentes.Tuverras.Jevoulaisunedeuxièmechancedansledomainedelamaternité.Jerefusaisd’admettrequec’étaitmoileproblème.Quand j’emmenais Violet à l’école, je lui montrais souvent des bébés du
doigt.Ceseraitsympa,non?D’avoirunpetitfrèreouunepetitesœur?Ellemerépondait rarement. Elle était de plus en plus dans son propremonde,mais àcetteépoque,ladistancegrandissanteentrenousrendaitlavieplusfacile,d’unecertaine façon. Tous lesmatins, devant l’école, nous croisions lamêmemère,avec son nouveau-né blotti contre sa poitrine, qui se penchaitprécautionneusementpourembrassersonaîné.«Çaa l’aird’êtrebeaucoupdetravail,deuxenfants», luidis-jeunefoisen
souriant.«C’estépuisant,maisçavautlecoup.»Çavautlecoup.Voilà.Ellesautilla
surplaceetluitapotalatête.«Cen’estpaslemêmebébé.C’estuneexpériencetotalementdifférenteavecledeuxième.»Différente.
Violetdansl’encadrementdenotrechambre,lesmainslelongducorps.Elle
refusa de partir tant que je ne lui avais pas répondu concernant ce que nousétionsen trainde faire.Etdonc j’expliquai.Lorsquedeuxpersonnes s’aiment,ellesaimentsecâlinerd’unefaçonparticulière.Nousétionssilencieux,touslestrois, là dans le noir. Et puis elle retourna dans sa chambre. On devrait laréconforter,tedis-je.Ondevraitallervérifierqu’ellevabien.
«Alors vas-y », rétorquas-tu.Mais je ne le fis pas. Nous nous éloignâmeschacunàunboutdu lit,coincésdansune impassequin’avaitaucunsenspourmoi.Lematin,nousnenousparlâmespas. Jeprismadouchesans lancer lecafé
pour toi. Surmon chemin vers la cuisine, jem’arrêtai aumilieu des escalierspourécoutertaconversationdepetitdéjeuneravecViolet.Elleteditqu’ellemedétestait.Qu’elle aimerait que jemeure pour ne vivre qu’avec toi.Qu’elle nem’aimait pas. Des mots qui auraient brisé le cœur de n’importe quelle autremère.Tuluidis:«Violet,c’esttamaman.»Ilyavaittellementd’autreschosesquetuauraispuluidire–maistuchoisis
cesmots-là.Cettenuit-là,jetesuppliaiimpudemmentd’essayerencoreunefois.Justeune
autrefois.Ettuacceptas.
Lamèreportaitlesmêmesvêtementsdeyogaqu’elleavaittoujoursquandjelavoyaisàl’entréedel’école,sachemisetoutjustesortiedupanieràlinge,sonbrushingdelaveille.Àcôtéd’elle,sonfilsretirasacasquettedebase-ball.Lacour d’école vibrait d’énergie matinale, ventres pleins de Cheerios, visagesbouffisdesommeil.Elles’accroupit.Ilnichasonvisagedanssoncou.Delàoùj’étais,jepouvaisvoirladouleursurlevisagedugarçon,lesmainsdesamèrerepliées sur sa tête, comme les pétales d’une fleur. Ses lèvres remuaientlentement contre son oreille. Il se blottit contre elle. Il avait besoin d’elle.Derrièrelui,lebruits’éleva,descris,lechocd’unballondebasketsurleciment.Elle glissa sesmains sur sesminces épaules et il la repoussa, bombant son
torsemince,maiselle l’attiraverselledenouveau.Maintenant,c’étaitellequiavaitbesoindelui.Visageenfouidanssoncou,troissecondes,peut-êtrequatre.Elleparladenouveau.Ilplissalesyeux.Ilhochalatête,mitsacasquette,baissalavisière,ets’éloigna.Pasàcontrecœur,niavechésitation,maispleindehâte,sursesjambesauxgenouxlégèrementendedans.Ellenepouvaitpasregarder,pascematin.Ellesedétournaetpartit,lesyeuxbaisséssursontéléphonepourse noyer dans quelque chose qui ne la faisait pas souffrir comme son fils lefaisait.C’estcematin-làquemonventrepalpitacommeunfiletàpapillonspour la
premièrefois.Lebébéseréveillaitàl’intérieurdemoi.Violetm’avaitlaissésonsacde tranchesd’oranges,alors jesuçai leur juschaud, jetant lesécorcesdansune poubelle publique tout en suivant la mère dans la rue sur trois pâtés demaisons.Elles’arrêtaacheterduseldansuneépiceriedequartieretjel’observaide l’autre côté d’unepyramide de tomates. Je voulais voir sonvisage.Voir sielle portait son fils avec elle. Je me demandais comment c’était – ce que çafaisait – d’avoir ce genre de connexion avec quelqu’un. Je n’avais pas encoretrouvélaréponselorsquejelaperdisdevueunpeuplusloin,surunsegmentdetrottoirencombrépardestravaux.Ces échanges arrivaient autour deViolet etmoi,mais dans une langue que
nous ne parlions pas. J’étais donc prête à tout pour apprendre. Pour êtremeilleureaveclesuivant.Surlechemindelamaison,jepassaiàcôtéd’unefemmeentraind’installer
un petit étal de brocante sur le côté de la rue. Elle alignait un tas de vieuxtableaux contre le lampadaire pour y coller des étiquettes. Elle en attrapa un,dansunélégantcadredoré,etleregardaattentivementpourdéciderdesonprix.Je me tenais derrière elle, et je me surpris à porter la main à ma poitrine enapercevantletableau.Ilreprésentaitunemèreassiseavecsonpetitenfantsurlesgenoux,unbébérosevêtudeblanctenantdélicatementlementondesamèrequileregardait.Elleavaitunbrasautourdelapoitrinedubébé,etlamaindel’autrebrastenaitsapetitecuisse.Leurstêtessetouchaient.Ensemble,ilsrespiraientlapaix, la chaleur. La longue robe drapée de la femme était d’une belle couleurpêcheavecdesbouquetsbordeaux.Jeparvinsàpeineàarticulerpourdemanderleprixàlafemme.Maissaréponsen’avaitaucuneimportance–ilmefallaitcetableau.«Jevaisachetercelui-ci»,dis-jetandisqu’elleleremettaitdanslapile.«Lapeintureàl’huile?»Ellesortitseslunettesetmeregarda.«Oui,celui-là.Lamèreetl’enfant.»« C’est une copie d’un Mary Cassatt. Pas un original, bien sûr. » Elle rit
comme si je ne pouvais ignorer à quel point ce serait absurde de posséder unoriginaldeMaryCassatt.«Est-cequec’estelle,surletableau?Lapeintre?»Ellesecoualatête.«Ellen’ajamaisétémèreelle-même.C’estpeut-êtrepour
çaqu’elleaimaittellementlespeindre.»Je ramenai le tableau à la maison sous mon bras et l’accrochai dans la
chambredubébé.Lorsqueturevinsàlamaisoncesoir-làetquetumetrouvasentraind’équilibrerlecadresurlemur,tut’arrêtassurleseuiletfisunbruit.Unhumm.«Quoi?Tunel’aimespas?»« Disons que ce n’est pas vraiment ton style habituel de décoration de
chambred’enfant.Dans lachambredeViolet, tuavaisaccrochédesphotosdebébésanimaux.»«Ehbien,j’adorecetableau.»Jevoulaiscebébé.Cevisagecaressé.Cettemainpoteléesur lamienne.Cet
amourtangible.
Violet observa silencieusementma silhouette s’élargir et semétamorphoser.Lebébébougeait toute la journée, arpentant inlassablementmonventrede sespiedsminuscules.J’aimaism’allongersurlecanapéavecmontee-shirtremontéau-dessusdunombril,pournousrappeleràtousqu’ilétaitlà.Quenousserionsbientôtunefamilledequatre.«Ilrecommence?»demandais-tudelacuisine,enfinissantlavaisselle.«Oui!»criait-elleenretour,etnouséclationsderire.Lebébéavaitamenéunchangementdansnotrerelation,mêmesijen’aurais
pas su dire exactement lequel. Nous étions plus aimables l’un envers l’autre,mais il y avait aussi une nouvelle distance entre nous, que tu comblaisapparemment en travaillant davantage. Je profitais de cet espace pour meconcentrersurmoi.Surlui.Déjààcemoment,nousétionstoutl’unpourl’autre.Mèreetfils.Lorsquel’échographepassasamainsurlamasseblancheetdit,vousavezun
petitgars là-dedans, je fermai lesyeuxet,pour lapremière foisdemavie, jeremerciai Dieu. Je gardai la nouvelle pour moi pendant deux jours – c’est letempsqu’iltefallutpourdemandercomments’étaitpassémonrendez-vous.Cen’étaitpourtantpas tongenre– tu t’étais suffisamment souciédemapremièregrossessepourassisteràtouslesexamens.Maintenant,nousnouscroisionsdansla nuit. Tu avais plusieurs gros projets en cours, de nouveaux clients avecbeaucoup d’argent. J’avais si peu besoin de toi à cette époque. Parce que jel’avais,lui.Violet voulut m’aider à trier ses anciens vêtements de bébé. Nous nous
assîmesensembledans labuanderiepourplier lesminusculesgrenouillères aufur et à mesure qu’elles sortaient du sèche-linge. Elle les reniflait une à une,commesielle se rappelait lemomentou le lieuoùelle lesavaitportées. Je lalaissai enfiler un petit pull à sa poupée et elle fit semblant de l’allaiter. Jem’émerveillaisdelaprécautioninhabituelleaveclaquelleelletouchaittout,deladouceurdesavoix.
« C’est comme ça que tu faisais », dit-elle, faisant rebondir doucement lapoupéedeuxfoisàdroiteetpuisdeuxfoisàgauche,etpuisdenouveauàdroite.Jenecomprispastoutdesuitecequ’ellevoulaitdire–jenemerappelaispas
avoirfaitçaavecelle.Maislorsquejeluiprislapoupéeetquejememisdeboutpour l’imiter, lafamiliaritédumouvementmerevint instantanément.Elleavaitraison.Jeristoutencontinuantàfairerebondirlapoupéed’uncôtéàl’autreetelleapprouvaengloussant.«Jetel’avaisdit!»«Tuascomplètementraison.»Il semblait impossiblequ’ellepuisse se souvenir de ça, que ça lui soit resté
toutescesannées.Ellemitsesmainsdechaquecôtédemonénormeventreetimita le même mouvement pour le bébé à l’intérieur de moi, balançant monventreavecsespetitesmains.L’instantd’après,nousdansionstouslestrois,aurythmedelamachineàlaverquitournait.
Jetendislamainpourtouchersatêtelorsqu’ellepassalecolbrûlantdemonutérus. La délivrance fut euphorique. Tu me regardas le guider hors del’ouverture de mon corps et puis le soulever silencieusement,précautionneusement,pourleposersurl’endroitqu’ilavaitoccupépendantdeuxcentquatre-vingt-troisjours.Tueslà.Illevalesyeuxpourmechercher,puisilsecambraetcommençaàremontersurmonventre,commeunepetitechenillecouvertedevernixetdesang.Saboucheétaitouverte,sesyeuxencored’unnoiropaque. Sesmains ridées et tressautantes semblaient recouvertes de beaucouptrop de peau. Lorsqu’elles trouvèrent ma poitrine, son petit menton se mit àtrémuler. Il étaitmonmiracle.Demes bras qui tremblaient encore à cause del’ocytocine, je le tirai jusqu’àmon téton et en tapotai l’extrémité sur sa lèvreinférieure. Et voilà, mon garçon mignon, voilà, voilà. C’était la plus bellecréaturequej’aiejamaisvue.«C’estleportraitcrachédeViolet»,dis-tu,penchéau-dessusdemonépaule.Maisilneluiressemblaitpasdutout,àmesyeux.Ilétaittroiskiloscinqde
puremerveille. J’avais l’impression qu’il pourrait à tout instant repartir à tire-d’aile,c’étaitcommeunrêve,quelquechoseque jenemériterais jamais,aussilongtempsquejevivrai.Jelegardaidansmesbraspendantdesheures,mapeaucollée à la sienne, jusqu’à ce qu’on me demande de me lever pour aller auxtoilettes. En regardant le sang couler à flots dans la cuvette, sans savoirpourquoi, je repensai à notre fille. Et puis je sortis de la pièce pour allerretrouvermonfilsquim’attendaitdanssonberceauvitréjustedel’autrecôtédelaportedelasalledebains.J’aisipeudesouvenirsdesavenueaumonde.Ettellementdelafaçondontilestparti.
1969
Ceciliaavaitdouzeansquandelle eut ses règlespour lapremière fois. Sesseinsétaientdéjàplusgrosqueceuxdetouteslesautresfillesdesaclasse.Ellemarchaitlesépaulesvoûtéespourdissimulerlessignesdesanouvelleféminité.À cette époque, Etta ne lui adressait que rarement la parole, sans jamaisévoquer la question de la puberté. Cecilia avait entendu d’autres filles faireallusion à des saignements,mais elle eut quandmême un choc en voyant sessous-vêtements rouges et trempés. Elle fouilla les placards de sa mère à larecherched’uneserviettehygiénique,maissanssuccès.Elleserouladedouleursur le sol de la salle de bains, vit que le sang avait maintenant traversé sonpantalon,etdécidaqu’elledevaitenparleràsamère.Etta ne répondit pas lorsqu’elle frappa à la porte, mais cela n’avait rien
d’inhabituel–ilétaittroisheuresetelledormait,commelaplupartdesaprès-midi. Cecilia s’approcha du lit et chuchota son nom jusqu’à ce qu’elle seréveille.Lorsqu’elleluiracontacequis’étaitpassé,samèresoupira–depitiéoudedégoût,Cecilian’étaitpassûre.«Queveux-tuquej’yfasse?»Elle ne répondit pas, parce qu’elle ne savait pas. Sa gorge se serra. Etta
ouvritletiroirdesatabledechevetetpritdeuxpilulesdansunepetitetroussedemaquillagerougequ’elledissimulaitàHenry.EllelestenditàCecilia,glissasamainsoussonoreilleretrefermalesyeux.Cecilia fixa lespetitespilulesblanches, lesreposasur la tabledechevet,et
quittalachambre.Elletrouvalesacdesamèredanslecouloiretypritdelamonnaiepouralleràlapharmacie.Sonvisagebrûlaitaumomentdepayerlesserviettes hygiéniques, et elle évitait le regard du jeune homme à la caisse.
Rentrée à la maison, elle se fit couler un bain chaud. Etta vint utiliser lestoilettesjusteaumomentoùelleplongeaitdanslabaignoire.Ellepissalesyeuxfermés.Plustarddansl’après-midi,Ceciliaalladevantlaportedelachambredesa
mère,animéeparunecolèreinhabituelle.Elleseruaàl’intérieuretallumalalumière.Deboutaupieddulitdesamère,lespoingsserrés,ellepritconsciencedu fait qu’elle voulait qu’Etta lui fasse mal. Qu’elle la frappe signifierait aumoinsqu’elleexistaitdanssonpetitmondetriste.IlyavaitdesmoisqueCeciliaavait la sensation d’êtremorte aux yeux de samère.Celle-ci se réveilla et laregarda.«Frappe-moi,Etta»,demandaCeciliaentremblant.«Vas-y.Frappe-moi!»C’étaitlapremièrefoisdesaviequ’elleappelaitsamèreparsonprénom.Leregardd’Ettaétaitvide.SesyeuxallèrentduvisagetremblantdeCeciliaà
l’interrupteursurlemur,etellesoupiradenouveau.Ellereposasatêteetfermalespaupières.Ceciliaentenditlespasd’Henryallerduvestibuleàlacuisine.Ilcherchait le dînermais il n’y en avait pas. Pas aujourd’hui. Les deux pilulesétaient toujours sur la table de chevet. Cecilia n’était pas sûre de savoirpourquoiEttanevoulaitpasqu’Henrylesvoie.Ellelesjetadanslestoilettesettiralachassed’eau.«Elle est encorepatraque?»Henryétait en trainde remplir labouilloire
lorsqueCeciliaentradanslacuisine.« Migraine », dit-elle. Ils étaient tellement doués pour se mentir, pour
prétendrequeleschosesn’étaientpasaussigravesqu’ellesl’étaient.Ilhochalatêteetseremitàchercherdesrestesdanslefrigo.Ceciliaallumalaradiopourleuréviterd’avoiràseparler.
Jemedemandesitusavaiscequejepréféraischezlui?Safaçondetendrelesbrasau-dessusdesatêtecommeunadolescentquandil
dormait.L’odeurdesespiedsàlafindelajournée,justeavantlebain.Commentilsedressaitsursesbrasenentendantlaportegrincerlematin,pourmeguetterà travers les barreaux de son berceau. C’est pour ça que je ne t’ai jamaisdemandédehuilerlesgonds.Jel’aisentienmoiaujourd’hui.Çaarriveparfois.Desjournéesdouloureuses,
denses,quidonnentungoûtameràcequim’entoure.Jenedésirequelui,maislemonderéelmenaceenpermanenced’étouffersesbruits,d’atténuersesodeurs.Jevoudraisprendreunegrandeboufféedeluietneplusjamaisexpirer.Est-cequeçat’arrivederessentirça,toiaussi?Cespremiers jours.Laitcailléetodeurscorporelles.Draps tachésdebaume
pourlescrevasses.Lecerclehumided’undessousdetassesurlatabledechevet,enpermanence. Jepleurais sansypenser, sans savoirpourquoi,mais c’étaientdeslarmesd’amour.Jefaisaismamontéedelait,messeinsétaientdurscommedes pierres, je sortais à peine de mon lit. Je berçais le bébé jusqu’à ce qu’ils’endormesurmapoitrinenue.Ilseréveillaitdetempsentemps,brandissantsesmaigrespetitsbras,avantdeseblottircontremoidenouveau.Etencore,encore,encore. Il n’y avait ni nuit ni jour. Mes seins picotaient à l’approche de laprochainetétée.Etpourtant.Jenevoulaispasquecetempsavecluiprennefin.Ilétaittoutce
quej’avaistoujoursdésiré.Jenesentaisriend’autrequecelienentrenous.Jenedésirais rien tantque lepoidsde soncorps surmoi.Alorsc’estça,pensais-je.C’estcommeçaquec’estcenséêtre.Jelebuvaiscommedel’eau.Il levait la tête d’entre mes seins et furetait comme s’il cherchait quelque
chose, comme s’il essayait de trouver samaman, la personne qu’il aimait. Jeposaismajouesurlasienneetilsereposait,ensécurité,heureuxetcomblé.Delait,demoi.
Jefinisparquittermonlitetm’intéresserdenouveauàlaVie.JerangeaislavaisselledupetitdéjeunerdeViolet,jefaisaisdeschâteauximaginaires,jejetaispileaprèspiledelingesaledanslesèche-linge.Maismêmelorsqu’iln’étaitpaslà,monespritétaitaveclui,danslachambred’enfantàl’étage.Audépart,VioletnesesouciaitpasbeaucoupdeSam,mêmesielleobservait
attentivementchaquefoisquejelemettaisausein.Pendantqu’iltétait,elletâtaitsa propre poitrine plate, comme si elle était perplexe devant la fonction de lapoitrine.Quandilavaitfini,ellequittaitlapièceetpartaits’isoler.Enquelquesmois,Samtombafouamoureuxd’elle.Trèsvite,ils’illuminerait
enentendantsavoixàlasortiedel’école.«Voilà ta sœur ! » disais-je, et il battait des jambes, voulant à tout prix se
rapprocherd’elle,attendantqu’ellevienne justedevant lui.Elle luicaressait lepied et nous rentrions à notre maison pour le moment de la journée que jeredoutais leplus.Nous trois, seuls,danscechampdeminesde la find’après-midi,àattendrequetupasseslaporte.Tuétaislegrandneutralisateur.Toi etmoi. Partenaires, compagnons, créateurs de ces deux humains.Mais,
commelaplupartdesparents,nousmenionsdesviesdeplusenplusdistinctes.Tuétaiscérébraletcréatif,tuinventaisdesespaces,desvuesetdesperspectives,tes journées étaient occupées à penser éclairage, surélévation, finitions. Tumangeaistroisrepasparjour.Tulisaisdesphrasesécritespourlesadultesettuportaisunetrèsjoliecravate.Tuavaisuneraisondetedoucher.Moi, j’étais comme un soldat exécutant une série d’actions en boucle.
Changer la couche. Préparer le biberon. Chauffer le biberon. Verser lesCheerios.Essuyer ce qui a coulé.Négocier. Supplier.Changer la grenouillère.Sortirlesvêtements.OùétaitlaboîteàgoûterdeViolet?Leshabiller.Marcher.Plus vite. On est en retard. La serrer dans mes bras pour lui dire au revoir.Pousser la balançoire. Trouver la moufle égarée. Frotter le doigt pincé. Luidonner un goûter. Prendre un autre biberon.Embrasser, embrasser, embrasser.Le mettre dans le berceau. Nettoyer. Ranger. Trouver. Faire. Décongeler lepoulet.Leprendredanssonberceau.Embrasser,embrasser,embrasser.Changersacouche.Lemettredanssachaisehaute.Luidébarbouiller levisage.Fairelavaisselle.Chatouiller.Changerlacouche.Chatouiller.Mettrelesgoûtersdansunpetit sac. Lancer la machine à laver. L’habiller. Acheter des couches. Et duproduit vaisselle. Foncer à la sortie de l’école. Salut, salut ! Vite, vite.Déshabiller. Linge dans le sèche-linge. Luimettre son émission de télé. C’estfinimaintenant. S’il te plaît. Écoute ce que je dis. Non ! Détachant. Couche.Dîner.Vaisselle.Répondreàlamêmequestioncentfoisd’affilée.Fairecoulerle
bain.Enleverlesvêtements.Essuyerlesol.Est-cequetum’écoutes?Brosserlesdents.TrouverBennyleLapinou.Mettrelespyjamas.Donnerlesein.Livre.Unautrelivre.Continuer,continuer,continuer.Je me rappelle avoir un jour réalisé l’importance qu’avait mon corps pour
notrefamille.Pasmonintellect,nimesambitionslittéraires.Paslapersonnequej’étais, avecmes trente-cinq ans d’expérience.Uniquementmon corps. J’étaisnuedevant lemiroir après avoir retirémon sweat-shirt couvert de la purée depetitspoisqueSamavaitcrachée.Messeinsétaientflétriscommelaplantevertequej’oubliaistoujoursd’arroserdansnotrecuisine.Dépassantdeladenteluredemes sous-vêtements,monventre ressemblait à lamousse tièded’uncafé latte.Mescuissesétaientcribléesdetrouscommedesmarshmallowspiquésavecunepiqueàbrochette.Maistoutcequicomptait,c’étaitmacapacitéànousgarderenmouvement.Parcequemoncorpsétaitlemoteurdenotrefamille.Jepardonnaistoutàlafemmeméconnaissabledanslemiroir.Ilnemevenaitpasàl’idéealorsque ce corpsne serait plus jamaisutile de cette façon-là–qu’il ne serait plusjamaisnécessaire,fiable,chéri.À peu près à ce moment-là, nos rapports sexuels connurent une nouvelle
évolution.Nousétionsdevenusefficaces.Rodés.Tuétaisailleurstandisquejete chevauchais. Moi aussi, je laissais mon esprit vagabonder. Je pensais auxlingettes que je devais acheter. Au rendez-vousmédical que j’avais oublié deprendre.Oùavais-jevucetterecettedecarottesaucurry?Robesd’été.Livresdebibliothèque.Penseràlaverlesdraps.
«Cen’estpaspossible,Fox.Ilasoncoursdebébé-nageuretaprèsilestinvitéchezuncopain,etj’aidéjàannulédeuxfoisaveccettemaman.Jetel’aidit lasemainedernièrequandj’aiprislerendez-vousdeVioletchezledentiste.»«Ilmesemblequ’àcetâge,Violetn’avaitpasuneviesocialeaussiremplie»,
dis-tu.J’étais en train de préparer le sac à langer. Assise par terre pour nouer ses
lacets, elle leva les yeux versmoi. Je te jetai un regard qui voulait dire,Pasmaintenant.Maistescritiquesétaientconstantes.Tuétaisdévorédejalousieaunomdetafille,alorsqu’ellesefichaitcomplètementdelaproximitéquipouvaitexister entre sa mère et son nouveau petit frère. À notre surprise à tous, elles’étaitadaptéepresquesansheurt.Lebébéavaitsoulagélatensionentrenous,etnousétionsdésormaistouteslesdeuxlibresderespirerunpeu.Danscenouvelespace, ellem’offrait depetits signesd’affection– elle s’asseyait plusprèsdemoiquandjeluilisaisl’histoiredusoir,ellelevaitfurtivementlamainpourmedireaurevoirdevantl’école.Nousfaisionsdesprogrès.C’étaitavectoiquejepeinais.J’avaispourtantpenséquetuteréjouiraisdela
mèrequej’avaisenfintrouvéeenmoi,depuisl’arrivéedeSamdansnosvies.La semaine précédente, ta mère nous avait rendu visite quelques jours. Le
derniersoir,aprèsledîner,jerangeaislesjouetsdanslesalonpendantquevousbuviezune tassede thédans lacuisine.Vouspensiezsansdoute tous lesdeuxque j’étais à l’étage. Tu la remercias d’être venue. Quand tu veux, dit-elle.Soudainjem’immobilisaienl’entendantprononcermonnom–elledisaitquejesemblais«beaucoupmieuxdisposée»quejenel’avaisétéavantlanaissancedeSam.«Ellel’aime,cepetitgarçon.J’aimeraisjustequ’elleressentelamêmechose
pourViolet.»« Fox », te reprit-elle avec douceur. Et puis quelques instants plus tard :
«Pourcertainesfemmes,c’estplussimpleladeuxièmefois.C’estplusfaciledes’adapter.»«Jesais,Maman.Maisjem’inquiètepourViolet.Elleabesoinde…»J’entraidanslacuisineaveclacaisseremplied’animauxenplastique,etjela
déversaisurlesolàtespieds.Tusursautas.«Bonnenuit,Helen.»Jenepouvaispasteregarderdanslesyeux.Le lendemainmatin, avant qu’elle ne parte à l’aéroport, elle s’excusa de ce
quejet’avaisentendudire,commesielleétaitencoreresponsabledetoi.«Toutvabienentrevous?»Jenevoulaispasqu’elles’inquiète.«Onmanquedesommeil,c’esttout.»
«C’esttoiquivasdevoirl’emmenercematin,jesuisdésolée.D’accord?»Je
mepenchaipouraiderVioletànouerseslacets.«J’aiunclientquiarriveàdixheures.Jen’aipasletempsdetraversertoute
laville.»«Eh bien, si tu ne la déposes pas à l’école, tu seras à l’heure au bureau –
donne-lui du papier et des crayons pour l’occuper pendant ta réunion, etemmène-laàl’écoleaprès.Ceseramarrant,hein,Violet?»«BonDieu,Blythe.»Tutefrottas lesyeux.Samnousavaitgardéséveillés
tous lesdeux laplusgrossepartiede lanuit. Il faisait sesdents.Quandc’étaitViolet,tuavaistoujoursréussiàterendormir,maistusemblaisavoirplusdemalavecSam.«Bon,d’accord.Allez,mapetite,onyva.»Ce soir-là, au dîner,Violetme raconta toute sa journée.Le coffre au trésor
chezledentiste,laperforeuseaveclaquelleelleavaitjouéàtonbureau.«EtpuisjesuisalléedéjeuneravecPapaetsonami.»«Oh,super.Etcomments’appellecetami?»«Jenny.»«Gemma»,lacorrigeas-tu.«Gemma»,répéta-t-elle.«Quelqu’undubureau?»Jen’avaisjamaisentenducenom.«Ma nouvelle assistante. Elle s’est prise d’amitié pour Violet pendant que
j’étaisenréunion,alorsjel’aiinvitéeàdéjeuneravecnous.»
«C’estsympa.Jenesavaispasquetuavaisunenouvelleassistante.Etoùest-cequevousêtesallés?»«Dansunrestaurantoùilyavaitdupouletpané!Etaprès,ellem’aacheté
uneglace.Etuncrayonetunegommelicorne.»«Veinarde.»«Elleaditqu’elleaimaitmescheveux.»«Moiaussi,j’aimetescheveux.Ilssontsuperbes.»«Sescheveuxàelleétaient longsetbouclés,etelleavaitduvernisrosesur
lesongles.»Sam commença à remuer dans sa chaise haute, un poing dans sa bouche.
Violet tapotasurlatablepourledistraire.«Sammy,arrête!Regarde,c’estuntambour!Boum,boum,boum.Boum,boum,BOUM!»«Je te laissedébarrasser?»demandai-je. J’emmenaiSamprendresonbain
sansattendretaréponse.JelusàVioletunehistoiredansnotrelit,tandisqueSamgigotaitentrenous
avecsonlapinenpeluche,Benny.«Encore une», dit-elle lorsque je finis le livre.Elle en demandait toujours
unedeplus. Je soupirai et cédai.Sam frappa samain sur sonbiberonpresquevide.Encore,encore.Auboutdulit,jetevisenfilerunjean.«Maman,Sammyveutencoredulait.»«Oùest-cequetuvas?»«Jeretourneaubureau»,dis-tu.«Jedoisfinirunepropositioncesoir.»«MaisPapa,ilfautquetumebordes!»Tu tepenchaspournous embrasser tous les trois.Unparun.Délibérément.
Sambranditsonbiberon.«C’estMamanquitebordera,moncœur.Jedoisfiler.Soisgentilleavecelle,
d’accord?»«Sammyveutencoredulait!»répétaViolet.«Jevousaime»,dis-tu,ànoustrois.Jem’assis aubordde son lit pour lui souhaiterbonnenuit.Elle avait été si
gentillecesderniers temps,etpourtant jene le luiavaispasdituneseulefois.Maintenant, je tenais pour acquise cette paix nouvelle entre nous. Je merappelaisàpeinedecequ’avaitétélavieavantSam.Jemerappelaisàpeinelamèrequej’avaisété.Lamaternitéestainsi–seulcomptelemomentprésent.Le
désespoirprésent,lesoulagementprésent.Enmûrissant,sonvisageoffraitunaperçudecequ’elleseraitàl’adolescence.
Ses lèvres étaient pulpeuses, et je l’imaginais embrasser quelqu’un. Aimerquelqu’un.ElleavaitbeaucoupchangédepuislanaissancedeSam.Oupeut-êtrequec’étaitmoiquiavaischangé.Peut-êtrequejepouvaisenfinlavoircommeelleétait.«Violet ? Je voulais te dire que tu as été une très grande fille ces derniers
temps.TuasétégentilleetdouceavecSam.Tuasétéserviable.Ettut’esbiencomportéeàl’école.Jesuisfièredetoi.»Elle était silencieuse, pensive. J’éteignis sa veilleuse et me penchai pour
l’embrasser,etellemelaissafaire.«Bonnenuit.Dorsbien.»«Est-cequetuaimesbébéSamplusquemoi?»Sesmotsmeparalysèrent.Je
pensaiàtoi.Àcequ’elleavaitput’entendredire.«Biensûrquenon,chérie.Jevousaimetouslesdeuxexactementpareil.»Elle ferma les yeux, faisant semblant de dormir, et je regardai battre ses
paupières.
Jen’avaispaslamoindreidéequ’elleétaitdanssachambreavantqu’ellenesemetteàparler.Lesnuitsavaientétéhachéespendantdesmois,beaucouppluslongtempsque
ce que les livres de bébés semblaient considérer comme normal. AumoindrebruitprovenantduberceaudeSam,jemeréveillaisbrusquement,commesiunefusée venait de décoller dans mon oreille. Je restais debout dans l’obscurité,balançantmeshanchesdegaucheàdroiteselonunrythmequi,commel’odeurdemapeauetlegoûtdulait,luidisaitquec’étaitmoi.Endors-toi,monjoli.Jefrottais mes lèvres sur le duvet de sa tête, en faisant attention à ne pas leréveiller.Cettenuit-là,iltétaàpeine,ilvoulaitsimplementsentirmontétondanssabouche.Être réconforté.Lamachine à sons chuintait, unmélangedebruitscensérappelerl’océan.«Pose-le »,medit-elle. Je poussai un cri d’exclamationqui fit sursauter le
bébédansmesbras.«Violet!Qu’est-cequetufaislà?»«Pose-le.»Elle parlait calmement, directivement. Comme si c’était une menace. Je
devinais qu’elle était du côté du placard,mais je ne pouvais pas la distinguerdans le faible rayonde lumièrequipassait sous laporte fermée.Jeme tournailentement,pouressayerd’avoiruneperspectivedifférente,etj’attendisquemesyeuxtrouventlesobjetsdelachambredanslenoir.Savoixmeparvintdel’autreboutcettefois.«Pose-le.»«Retourneaulit,chérie.Ilesttroisheuresdematin.Jevaisvenirtefairedes
câlinsdansledos.»«Jen’iraipasmecoucher»,dit-ellelentement,àvoixbasse,«tantquetune
l’auraspasposé».Ma poitrine se serra et je reconnus immédiatement cette sensation, cette
montéed’angoisse.C’étaitrevenuenuninstant,commesielleavaitclaquédesdoigtspourmeréveillerd’unsortilège.Cetonquimehantait.Jenerevivraipascette période, pensais-je, la bouche sèche. Pourquoi était-elle venue dans lachambre?Qu’est-cequ’ellefaisait?Je soupirai bruyamment pour luimontrer que je désapprouvais sa conduite,
maisjeluiobéis.J’allongeai Sam dans son berceau et je tâtai le matelas à la recherche de
Benny.Illetenaittoujoursprèsdesonvisage.Jeneparvinspasàletrouver.«Violet,est-cequetusaisoùestBenny?»Ellemelejetaetquittalapièce.Elleavaitprislapeluchedansleberceau.Elle
l’avaitobservédanssonsommeil.Elleavaitétésiprochedelui.Jefermailaportederrièremoietlasuivisdanssachambre.Jem’assisdoucementauborddesonlit.Jeglissaimamaindansledosdeson
pyjamaàmotifdefraisesetjesentissapeauparfaiteetsoyeuse.Elleaimaitsefairecaresserledos.Maispartoi.«Nemetouchepas.Laisse-moitranquille.»«Violet.»Jeretiraimamain.«Est-cequeçat’étaitdéjàarrivéd’allerdansla
chambredeSamlanuit?Est-cequetufaisçasouvent?»Elleneréponditpas.Quand je revins dans notre lit,mon cœur battait à toute allure. Jem’arrêtai
devant la porte fermée de Sam pour m’assurer qu’il ne faisait plus de bruit.J’avaishontedespenséesquimevenaientàl’esprit.Jepourraisleprendredansmonlit.Jepourraism’assurerqu’ilestensécurité.Justecettefois.Nousavionsdépasséça.Nousétionscenséesavoirdépasséça.Je pris mon téléphone sur la table de chevet et regardai des photos d’elle
jusqu’àcequetuchangesdoucementdepositionàcôtédemoi,dérangéparlalumièrebleue.Jecherchaisquelquechosedanssonvisage,maisjenesavaispasquoi.Finalement, j’allaidans lachambredeSamet leramenaidans le litavecmoi.
«Elle était tellement gentille ces derniers temps, tu sais ?C’est arrivé sansprévenir.»Lelendemainmatin,tôt,nousétionsdansnotrelit,Samjouaitsurlesolavec
seslivresencarton.Jet’avaismenti–jet’avaisditqueSamn’arrivaitpasàserendormiraprèsqueVioletétaitalléedanssachambreetquec’étaitpourçaquejel’avaisprisdansnotrelit.Jemerapprochaidetoi,tachaleurmemanquait.Tutendislamainverstontéléphoneetjet’étudiai.Tapoitrine,lesnouveauxpoilsgris,tafaçondelesentortillerentretesdoigtsenlisanttesmails.«Tuesprobablemententraindet’imaginertouteunehistoirepourrien.Une
foisdeplus.»Mais voilà ce que tu n’avais pas compris : je pouvais tout imaginer. Mon
espritpouvaitprogresseràpetitspasdans l’impensableavantque jeneprenneconscience de là où je me dirigeais. Que je sois en train de pousser unebalançoireoud’éplucherdespatatesdouces,lespenséesquimevenaientétaientaffreuses, et éprouvantes, mais il y avait quelque chose de satisfaisant à toutenvisager.Jusqu’oùserait-ellecapabled’aller.Cequipourraitarriver.Cequeçaferaitsimespirescraintesdevenaientréelles.Cequejeferais.Qu’est-cequejeferais?Stop. Je chassais mes pensées et je revenais à la réalité : Les enfants. Les
babillements.Laviedansleursyeux.Toutvabien.Aprèsl’école,jelaissailesenfantsàlababy-sitteretrejoignisGracepourune
pédicure.Àcetteépoque, lababy-sittervenaitunefoisparsemaine,unepetitepausequejechérissais.JechoisisunvernisnomméRêvesdeCharbon,dontlacouleursemblaitadaptéeà lanouvelle fraîcheurde l’air,et j’essayaidenepasrespirer tropprofondément tandis que la femmem’arrachait les cuticules.Elleposamonpiedsursacuisseetgrimaçadevantl’ampleurdelatâche–lapeaudemes talons aurait pu être râpée avec une râpe à fromage. « De la vaseline lanuit»,suggéra-t-elle,«sousunepairedechaussettesépaisses.»Mestalonsnem’intéressaient pas assez pour que jeme donne cette peine, et je faillis le lui
dire,mais c’était sa vie après tout – les pieds – et donc jeme contentai de laremercierduconseil.Graceparlaitdesvacancesdontellerevenaitjuste.ElleétaitalléeàCaboavec
samèrepoursonsoixante-dixièmeanniversaire.Margaritasacidesaubardelapiscine.Quelquechoseausujetd’unnouvelautobronzant.Jenel’écoutaisdéjàplus.Jepensaisauxenfantsàlamaison,àlababy-sitterquiavaitparléderangerleurs chambres. À Violet qui voudrait jouer dans le sous-sol et Sam quichouinerait jusqu’à cequ’on le dépose enbas lui aussi.Cesderniers temps, ilvoulait toujours être à côté d’elle, il tendait les bras dès qu’elle passait à saportéeetl’appelaitdesonberceau–«Vo-ette!Vo-ette!»–enseréveillantlematin. Je sourisenpensantà sonbabillagedebébé.Graceévoquadeux frèresqu’elleavaitrencontrés,uncow-boydel’Iowa.Est-cequ’ilyavaitdesranchsenIowa?Jepensaisausous-soloùlesenfantsdevaientsetrouverencemoment.Les travaux n’étaient pas finis, la pièce était légèrement humide maissuffisammentproprepourqueSamvagabondepartoutmaintenantqu’ilarrivaitàsedéplacer.Jepensaisaufaitqu’ilnousfallaitunnouveautapis.Untrucavecdespoilscourts,facileànettoyer.Etdesrangementspourlesjouets.Jepensaisàtesaffairesdesportquetustockaisdanslesous-sol,tonsacdegolfquipassaittout juste dans l’escalier étroit. Aux clubs que tu y avais descendus la veille.Comment Violet aimait les sortir et faire semblant d’être sur le terrain depratique.Jepensaisàlababy-sitterquivoulaittoujoursfaireleménage,mêmesijeluiavaisditqu’ellen’avaitpasàlefaire.ÀSamquiétaitobsédéparchaquemouvementdeViolet.Aupoidsduclubdans samainà elle. Je l’avaisvue lebalancer.Commeunearme.JepensaisauxpetitscheveuxduveteuxdeSam.Àla facilité avec laquelle elle faisait ça. Ça ne prendrait qu’une seconde. Uncraquement.Est-cequ’ilyauraitdusangoupas.Desdommagescérébraux,oujustedusang?Graceparlaitmaintenantd’uneinvitationauranch.Ellepensaits’yrendreen
mars. L’acétone commença àme brûler les poumons. Je retiraimes pieds desmainsde la femme, levernis appliqué seulement surunpied. Jemedétournaipourtrouverdel’airmaislapièceentièresemblaitintoxiquéeetmapoitrineseresserrait. Il fallait que je parte. J’attrapaimon sac en laissant derrièremoi lafemmeinterdite,lepinceauàvernisàlamain.Gracemecriaquej’oubliaimeschaussures, ellemedemandaoù j’allais, et jememisàcourir.Lesclubs.Ellepouvait le faire. Elle le ferait. La baby-sitter ne les surveillerait pas assez. Jecourus sansm’arrêterauxdeux feux rouges, tendantmamainpour ralentir lesvoiturestandisquemespiedsinsensiblesmeramenaientàlamaison.«Vousallezvoustuer!»criaunhommeàvélo.
Non!aurais-jevoulucrier.C’estellequivaletuer.Ellemedétesteàcepoint-là.Vousnecomprenezpas.«Violet!»J’ouvrislaporteàlavolée.Jecourusjusqu’àl’escalierdusous-
solethurlaiencoresonnom.Personnenerépondit.«Sam!OùestSam?»Lababy-sitterdébouladansl’entrée,undoigtsurleslèvres.Samdormait.Violetsereposaitdanssachambreavecunlivre.Jem’écroulaicontrelemur.Ilnes’étaitrienpassé.Ilnes’étaitrienpassé.
« Les crises de panique sont très courantes. Surtout chez les jeunesmères.C’estnormal.»Je me demandai si j’aurais dû en dire plus. La doctoresse souffla sur
l’extrémitédesoncrayoncommes’ilétaitchaud.Ellerédigeauneordonnanceetm’expliquacommentprendrelesmédicaments.Jequittailebâtimentenpensantàlaboîteorangetranslucideposéesurlatabledechevetdemamère,rempliedeminusculespilulesblanchesdont leniveaubaissaitaufildumois.Jeglissai lepapierdansmonsac.Je savais que quelque chose n’allait pas.D’abord, le vide dans les yeux de
Violetdepuisquejel’avaistrouvéedanslachambredeSam,lafaçondontellesemblaitneplusmevoirquandj’étaisavecluimaintenant.Lescrisesépuisantesqui m’avaient autrefois laissée en larmes avaient fait place à une froideurpréméditée,manipulatrice.Safaçondemerejeterétaittropmaturepoursesseptans.Ses regardsdeglace.Sondédainabsolu.Sa résistancepassive faceàmesdemandes:Peux-tufinirtondîner,s’ilteplaît?Peux-turangertesjouets?Ellese dégageait sans m’offrir la moindre réaction. Les punitions et les menacesétaient inutiles ; lessanctionsn’avaientaucunsensàsesyeux.L’attentionquej’avais pu obtenir d’elle depuis la naissance de Sam avait totalement disparu.Ellenemelaissaitpluslatoucher.Nousretrouvâmesnotredistancepassée.Etturetrouvas ton statut : tu redevins la seule personne qu’elle tolérait dans sonmonde.Finalement,nousapprîmesànoussupportersuffisammentpourcoexister.Elle
avaittrèspeubesoindemoi,aupointqu’ellecommençaàmefairel’effetd’unesimple locataire que, pour des raisons obscures, je devais nourrir dans desassiettesenplastique,surunsetdetableenformedecœur.Pournepasypenser,je me concentrais sur Sam, sur notre routine, sur les obligations que j’avaisenversellequandellen’étaitpasà l’école.Etquand tu rentraisà lamaison lesoir,ellerevenaitàlavie.Samétaitmalumière,etjefaisaistoutcequejepouvaispourempêcherViolet
de l’obscurcir.Certainsmatins,enrentrantà lamaisonaprès l’avoirdéposéeàl’école,nousretournionsaulitavectoutcedontnousavionsbesoin–biberon,thé,livres,Benny.Ledésordredelacuisineetdelabuanderiepouvaitattendre.Au lieu de ça, nous passions notre temps à nous regarder. Nous avions degrandesdiscussionssurlescanards,lesdinosauresetlesnombrils.Après,nousfaisionslasiestedanslesoleiltardifd’hiver.Samdormaitsurmapoitrine,mêmeaprèsqu’il fut sevréetquemonodeureutchangé.C’était commes’il savait àquelpointj’avaisbesoindelui.Pendantuncertaintemps,jeparvinsàtenirl’anxiétéàdistance.Jeconservai
l’ordonnance inutilisée dansmon sac – chaque fois que je tombais dessus encherchantquelquechose,jepensaisàmamère.Jenemedécidaispasàalleràlapharmacie.Jenemefaisaispasconfiance.
«Cecilian’estpas là.»Lesmotsdemonpèresevoulaientsévères,mais jeperçusunefailledanssavoix.«Jenesaispasoùelleest.»Ilreposalecombinésur le socle du téléphone d’unemain tremblante. Je l’observais du couloir. Ilvenaitdementiràlapersonneàl’autreboutdufil.Mamèreétaitàlamaisonetn’avaitpasquittésonlitdepuisquelquetemps.J’ignoraispourquoi,etj’ignoraisaussi pourquoi mon père avait besoin de mentir à la personne inconnue quicontinuaitd’appelerendemandantàluiparler.Laseulefoisoùj’avaisatteintletéléphoneavantlui,ill’avaitfaittomberdemamain,commesilavoixàl’autreboutrisquaitdemebrûlerl’oreille.Illuiapportadelasoupeetdel’eauetdescrackers.Jedemandaisielleavait
unegrippeintestinale.«Oui.Untruccommeça.»J’étaissursonchemin.Ilmedépassadanslesescaliers,penchésurleplateau
qu’il lui apportait précautionneusement. Jen’avaispasvumamèredepuisdesjours,quandelles’étaitpomponnéepourunedesessoiréesenville.Ellesortaitplussouventàcetteépoque, toute lanuit,parfoismêmedeuxnuits.Lafemmeinvisible.Jetendisl’oreilledemachambre,maiscesoir-là,jeneparvenaispasàdistinguer leurs paroles. Elle avait l’air de pleurer et d’être faible, et il étaitpatientetcalme.Jemarchaisurlapointedespiedsjusqu’àleurporte.«Tuasbesoind’aide.»Puisunbruitdechute.Delavaisselle.Elleavaitbalancéleboldesoupe.Je
m’écartai du chemin de mon père lorsqu’il ouvrit la porte d’un coup à larecherched’uneserpillière.Enregardantdanslachambre,jelavisdanssonlit,toute droite, les yeux fermés. Les bras croisés sur sa poitrine. À son poignet,j’aperçus lemême bracelet en plastique que j’avais vu l’année précédente surMme Ellington quand le bébé dans son ventre n’avait pas tenu. Pourtant, mamèreétaitmince,sataillefaisait lamêmetaillequelamienneàonzeans,et iln’yavait aucunechancequ’elleaitpuvouloirunautreenfant. J’allaidansmachambreetmepréparaiàmecoucher,enespérant lesentendrepoursuivre leur
disputedefaçonàpouvoirreconstituercequisepassait.Jem’endormisausondespleursdemamère.Le matin, j’allai faire pipi. La maison était silencieuse – mon père était
toujourssur lecanapé.J’ouvris laportedes toilettes.Lacuvetteétaitpleinedesangetdecequiressemblaitauxentraillesdesourisquelechatduvoisinlaissaitparfoissurnotreporche.Lessous-vêtementsdemamèreétaientposésàcôté.Enlesramassant,jecomprisquelesgrandestachesbrunesétaientdusangséché.«Papa?Qu’est-cequ’ellea,Maman?»Monpère était penché sur la cafetière. Il portait encore ses vêtements de la
veille.Ilnemeréponditpas.Ilallachercherlejournaldevantlaported’entréeetlejetasurlatable.«Papa?»«Elleaeuuneopération.»Jeme versai des céréales etmangeai en silence, pendant qu’il feuilletait le
journalenbuvantsoncafé.Letéléphonesonna.Jemelevaipourrépondre.«Laisse,Blythe.»«Seb!»Il soupira et repoussa sa chaise. Il lui servit une tasse de café et quitta la
cuisinepourlaluiapporter.Letéléphonesonnadenouveauetsansypenser,jedécrochai.«Ilfautquejeluiparle.»«Quoi?»J’avaistrèsbienentendumaisjenesavaispasquoidired’autre.«Pardon.Mauvaisnuméro.»L’hommeraccrocha.J’entendislespasdemon
pèredanslesescaliersetjerevinsrapidementàmescéréales.«Tuasdécroché?»«Non.»Ilmeregardalonguement.Ilsavaitquejementais.Avant de partir à l’école, j’allai jusqu’à la porte de ma mère et frappai
doucement.Jevoulaisvoirdemoi-mêmecommentelleallait.«Entre.»Elleétaitentraindeboiresoncaféenregardantparlafenêtre.«Tu
vasêtreenretardàl’école.»Jerestaidansl’encadruredelaporteenrepensantaujouroùMmeEllington
m’avait montré son ventre enflé. Ma mère dégageait la même odeur étrange.Deuxnouvellesboîtesdepilulesse trouvaientsur la tabledechevet.Elleétait
fatiguéeetbouffie.Elleavaitretirélebraceletd’hôpitalquej’avaisvulaveille.Ledosdesamainétaitbleuetmeurtri.«Est-cequetuvasbien?»Ellenedétachapassesyeuxdelafenêtre.«Oui,Blythe.»«J’aivudusangdanslasalledebains.»Elleparutsurprise,commesielleavaitoubliéquejevivaisdanscettemaison,
moiaussi.«C’estrien.»«Est-cequec’étaitàcaused’unbébé?»Sesyeuxquittèrentlafenêtrepourseposersurunetacheauplafond.Jelavis
déglutir.«Pourquoitudisça?»«MmeEllington.Elleaeuunbébéquin’apastenu.»Mamèrefinitparmeregarder.Etpuissesyeuxsetroublèrent.Ellesoupiraet
reporta son regard sur la fenêtre, secouant la tête. «Tune sais pasdequoi tuparles.»Je regrettai immédiatement d’avoir parlé deMme Ellington. J’aurais voulu
pouvoir ravaler lesmotsdansmabouche– jenevoulais pasquemamère aitaccèsàmarelationavecelle.C’étaitlaseulechosesacréedansmavie.Jequittailapièceetpartisàl’école,etlorsquejerevinsàlamaisontoutsemblaitrevenuàlanormale.Mamèreétaitdanslacuisine,entraindefairebrûlerlerepasdusoirsurlagazinière.Monpèreseservaitunverre.Letéléphonesemitàsonnersurlemur et il décrocha le combiné pour appuyer sur le bouton, et puis le laissapendre.Nousmangeâmesenécoutantlefaiblesignaldelatonalité.
LaveilledelamortdeSam,noussommesallésauzoo.Latempératureétaitinhabituellementdouceetlamétéoprévoyaitdusoleil.Nous écoutâmes Raffi dans la voiture. Zoo, zoo, zoo, how about you, you,
you ? Nous avions emporté notre déjeuner et l’appareil photo, mais nousoubliâmesdeprendredesphotos.Toute la journée,Violet te tira par le braspour courir.Elle voulait toujours
êtredevant.C’étaitvousdeuxcontrelerestedumonde.Jenepouvaispasvousquitterdesyeux.Vousvousressemblieztellement.Vosdeuxsilhouettescôteàcôte.Lafaçondonttutepenchaisverselle, lafaçondontelleselovaitdanslecreuxdetoncoude.JenourrisSamàl’extérieurdel’expositiond’ourspolairesettuachetasdujus
depommepourVioletaudistributeurparcequ’elletrouvaitquenosbriquesdejus avaient un drôle de goût. Un écureuil vola un cookie abandonné dans lepanierdenotrepoussette.Violetpleura.Elle refusait deporter le chapeauquej’avais apporté. Sam régurgita son lait et je le nettoyai avec les serviettes enpapierdestoilettesparcequej’avaisoubliéleslingettes.Jedessinaidescerclessursapaume,puisjefiscourirmesdoigtslelongdesonbrasetjelechatouillaisouslementon.Sonrireétaitcommeuncri,libreetexpansif,etc’étaittoutpourmoi.Àcôtédenous,une femmeplusâgéequi tenait lamainemmoufléed’unpetit garçon dans la sienneme dit : « Quel mignon bébé vous avez, un petitbonhommesijoyeux!»Merci,c’estlemien,c’estmoiquil’aifabriqué.Ilyunandeça.Ilfaisaittellementpartiedemoiquequelquessecondesavantqu’ilnepleure,moncœurseserrait littéralement,commesiquelqu’unétaiten traindegonflerunballondansmacagethoracique.«Attendsunpeudevoirça!»dis-tuàViolet,etnousdescendîmeslarampe
jusqu’ausous-solsombreetpleind’écho.Tous lesdeux,deboutdevant lemurde verre, vous étiez des ombres dans la lueur verte électrique de l’eau dansl’aquarium,avec lesparticulesde saletéetd’écaillesdepoissonsqui flottaientautourdevous commedes aigrettesdepissenlits. Jeme tenais en retrait,Sam
dansmes bras, avec la sensation de regarder la famille de quelqu’un d’autre.L’idéequenoussoyonsliéssemblaitimpossible.Vousétiezsibeauxensemble.L’ourspolaireappuyasapattesurlavitrejustedevantlevisagedeViolet.Elleen eut le souffle coupé et se jeta contre toi – d’émerveillement, de terreur, destupeur, legenrederéactionqu’onnesurprendquequelquesraresfoisdanslaviede sonenfant, et quinous rappellequ’ils sont si nouveauxdans cemondequ’ilsnepeuventpasréellementsavoirquandilssontensécuritéoupas.Aumagasindesouvenirs,nousleurachetâmesuncoupledelionsminiatures.
Surletrajetduretour,Violetjetalesienparlafenêtredelavoiture.Jemefâchaiet jetai unœil derrière sur l’autoroute pour voir si le jouet en plastique avaitheurtélepare-brisedequelqu’un.Tuhurlasetluidisquec’étaitdangereux.«Maisjenevoulaispaslamamanlion.Jedétestemamaman.»Je te regardai, pris une profonde inspiration et me tournai de l’autre côté.
Laisse.Samcommençaàpleurer.ViolettenditlamainpourattraperBennyqu’ilavaitlaissétomberdesonsiège-autoetelleleluilança.Ellelefittairegentimentettuluidis:«C’estbien,Violet.»Elleavaituncoupdesoleilsurlenez–jen’avaispaspenséàapporterdela
crèmesolaireenfévrier.Jepressaidel’aloéd’unvieuxtubeetl’appliquaiavecmondoigt.Jecomptaiàvoixhautelestachesderousseursursonvisage,avecledésirdelaserrerdansmesbraspendantceraremomentoùellem’autorisaitàlatoucher. Elle me regarda comme si elle n’avait jamais entendu personnecompter.Jemedemandaisielleallaitmeprendredanssesbrasetmesmusclessetendirentà l’idéedelasentircontremoi–çafaisaitsi longtemps.Maiselledétournalesyeux.Lesoir,ellemeregardadonnersonbainàSam.Elles’assitparterreavecmoi,
luicaressaleventreetdit:«C’estungentilbébé,non?»ElleluitenditBennyet ilmâchouilla une des oreilles tandis qu’elle l’observait sans rien dire. Je lalaissai lui mettre son pyjama, un exercice de patience pour nous deux parcequ’elle demandait si rarement de le faire. Tandis qu’elle remontait la secondejambe,elledit:«JeneveuxplusdeSammy.»Jeluifissignedesetaireetjecaressai leventredeSam. Il sourit àViolet etdonnadescoupsde ses jambespotelées.Elleluifittoutdemêmeunbaiser,etpuiselles’assitsurlecouvercledestoilettesetnousobservapendantquejefrottaissesgencivesavecungantdetoilette.«Ilfaitencoresesdents», luidis-je.«Ilenaurabientôtplusquetoi,si les
tiennescontinuentdetomber.»Ellehaussalesépaulesets’échappapourallerteretrouver.
Cesoir-là,tufusgentilettendre.Avantdenouscoucher,nousnousglissâmesensembledansleurschambrespourcontemplerleurspetitestêtes.
Pour une raison quelconque, nous partîmes en avance. C’était un de cesmatinstropraresoùpersonnen’avaitsalisesvêtementsaupetitdéjeuneretoùVioletm’avaitlaisséluibrosserlescheveuxsansfairedescène.Jen’avaispaseubesoindehurlerdes trucsqu’onn’estpascenséhurler.Dépêchez-vous !Jecommenceàenavoirassez!Cettematinéeétaitremarquablementpaisible.C’étaitinhabituelquenoussoyonsseulstouslestroisensemaine,maisl’école
deVioletétaitferméecejour-là.Surlarouteduparc,jem’arrêtaiacheterunthé.Pendant que je versais du miel dans mon gobelet, Joe bavarda avec Violetcomme il le faisait toujours. Ilm’aida à descendre la poussette avant de noussaluer,etnousmarchâmesjusqu’àl’angle,lefraisventd’hiversurnosvisages.Nousnoustenionsaucroisementquenoustraversionspresquetouslesjours.
Jeconnaissaischaquefêluredutrottoir.Mêmelesyeuxfermés,jepouvaisvoirprécisémentlesgraffitissurl’immeubleenbriquessurlecôténord-ouest.Nousattendionsque le feupasseauvertpournous,Violetetmoideboutet
silencieuses,Samdanssapoussetteentrainderegarder.Jetendis lamainverselle, en me préparant pour notre lutte habituelle, mais il ne semblait pasnécessairedesedisputercejour-là.«Prudenceprèsdelaroute»,dis-je,unemainsurlapoussette.Samtenditles
bras vers Violet. Il voulait sortir. J’attrapai mon thé dans le porte-tasse et leportai àmes lèvres. Il était encore trop chaud,mais lavapeurme réchauffa levisage. Violet leva les yeux versmoi pendant que nous attendions, et je crusqu’elleavaitunequestionàmeposer.Quandest-cequ’onpeuttraverser?Est-cequejepeuxretournermechercherundonut?Jesoufflaidenouveausurmonthétandisqu’ellemeregardait.Jelereposaidansleporte-tasseetpuisj’effleurailatêtedeSamdans lapoussette,pour lui rappelerque j’étais toujours làderrièrelui,etquej’avaiscomprisqu’ilvoulaitsortir.JebaissailesyeuxversViolet.Etpuisj’amenaidenouveaulegobeletàmeslèvres.Sesmoufles roses sortirent de ses poches et se tendirent dansma direction.
Desdeuxmains,ellemefrappalecoude.Sirapidement,sivigoureusementque
leliquidechaudm’ébouillantalevisage.Jelaissaitomberlegobeletetpoussaiuncridesurprise.Etpuisjecriai:«Violet!Regardecequetuasfait!»Pendantquecesmotssortaientdemaboucheetquejeportaismesdeuxmains
àmonvisage,lapoussettedeSamroulasurlaroute.Je n’oublierai jamais le regard dans ses yeux – j’étais incapable de m’en
détacher.Maisjesuscequis’étaitpassédèsquej’entendislebruit.L’impactdéformalapoussette.Samétaitencoreattachéàsonsiègelorsqu’ilmourut.Iln’eutpasletempsdepenseràmoi,nidesedemanderoùj’étais.Jepensaiimmédiatementàlasalopetterayéebleumarinequejeluiavaismise
cematin-là.AufaitqueBennyétaitdanslapoussette.Aufaitquej’allaisdevoirramenerBennyàlamaisonsanslui.EtpuisjemedemandaicommentjeferaispourextraireBennydecebazar,decettepoussette,parcequeSamauraitbesoindeluicettenuit-làpours’endormir.Aumilieuduchaos,jefixaisansycroireleborddutrottoir–lalégèrepente
de ciment et puis le creux à l’endroit où le trottoir rejoignait l’asphalte –commentétait-cepossiblequeçan’aitpasarrêtélapoussette?Aveclachaleurdelaveille,laglaceavaitfondu.Letrottoirétaitparfaitementsec.Pourquoilesrouesn’avaient-ellespasralentienheurtantlecreux?D’habitude,ilfallaitquejepousselapoussettepar-dessuslerebordquandontraversait,non?Est-cequecen’étaitpascequejefaisais,d’habitude?Je n’arrivais pas à respirer. Je fixaiViolet. J’avais vu sesmoufles roses se
tendre vers la poussette quand je l’avais lâchée. J’avais vu ses mains sur lapoignéeavantquelapoussetten’atteignelaroute.Jefermailesyeux.Lainerose,guidonencaoutchoucnoir.Jesecouaiviolemmentlatêteàcetteidée.Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé après ni de comment nous
sommesarrivésàl’hôpital.Jenemerappellepaslevoirniletoucher.J’espèrequej’aidétachésaceintureetquejel’aiserrédansmesbrassurl’asphaltefroid.J’espèrequejel’aiembrasséencoreetencore.Maispeut-êtrequejesuisjusterestéelà.Surcetrottoir,àfixerlecreuxàmes
pieds.LaconductriceduSUVétaitunemèreavecsesdeuxenfantsà l’arrière,des
enfants dumême âge que les nôtres.Elle passa tout droit au feu vert, commec’étaitsondroitlepluslégitime,commeellel’avaitprobablementfaittroismillefoisauparavant.Lesdeuxvoituresarrivantdel’autrecôtéécrasèrentlapédaledefreinenvoyantlapoussette,maisellen’eneutpasletemps.Ellenefreinamême
pas.Jemesuistoujoursdemandéàquoielleétaitentraindepenserlorsquec’estarrivé. Si elle était en train de chanter des chansons avec ses enfants ou derépondre à leur fil ininterrompu de questions. Peut-être qu’elle souriait à sonbébédanslerétroviseurintérieur.Peut-êtrequ’ellerêvassait,enpensantcombienelle aimerait être n’importe où ailleurs que dans cette voiture à écouter sesenfantshurler.Jevoudraisqueçafasseplusmal.Jevoudraispouvoirencorelesentircomme
sic’étaitarrivéaujourd’hui.Parfois,ladouleurdisparaîtetjemedis,MonDieu,jesuismorteàl’intérieur.Jesuismorteaveclui.Pendantunepériode,jepassaistoutesmesjournéesàregarderfixementsesaffaires,dansleseulbutderaviverladouleur.Jesanglotaisparcequeçanefaisaitpasassezmal.Etpuis,quelquesjoursplustard,ladouleurdéferlaitdenouveauetlemondedevenaitunpeuplusvivant d’une façon qui me dégoûtait. Sentir une odeur de gâteau à la bananeprovenantdelamaisond’àcôtémeparalysait–lefaitd’avoirdel’odorat,delasalive,lefaitquequelqu’unjustedel’autrecôtédumursoitentraindepasserlegenre dematinée qui donne envie de préparer un gâteau à la banane pour sesenfants. J’avais été insensible – le manque cruel de douleur avait été del’insensibilité.Plustard,jeprieraispourquel’insensibilitérevienne.Mêmesijetrouvaisdelasatisfactiondansladouleur,jesavaisquejen’ysurvivraispas.Lorsque tunous rejoignisà l’hôpital, tuattirasVioletvers toipour la serrer
contretapoitrine.Etpuistumeregardas.Tuouvristabouchepourparler,maisrien ne sortit. Nous nous regardâmes. Nous éclatâmes en sanglots. Violet sedégageadetesbrasettuvinsàmoi.Jem’écroulaisausoletm’appuyaiscontretesjambes.Violetnousregardaensilence.Elles’approchaetposasamainsurmatête.«LapoussettedeSammyaglissédesmainsdeMamanetaétéheurtéepar
unevoiture.»«Jesais,chérie.Jesais»,dis-tu.Jenepouvaisregarderaucundevousdeux.Lapolicerevintetvoulut teparler,pour t’expliquer toutcequ’ilsm’avaient
déjà expliqué. Que la conductrice ne serait pas poursuivie, que nous devionsprendrecertainesdécisionsconcernant le corpsdenotrebébé.Sesorganes. Ilspensaient que trois d’entre eux seraient viables pour des greffes sur d’autresbébés. Des bébés dont les mères s’étaient mieux débrouillées que moi pourgarderleursenfantsenvie.Uneinfirmièremedonnauncalmant.J’emmenaiVioletjusqu’audistributeurd’eaudanslecouloir.Pendantqu’elle
laissaitdéborderlegobeletencône,jevomisdansunepoubellerempliedegants
en latex et d’emballages médicaux. Je t’écoutais sangloter dans le couloir, àtravers la lourdeporteenverrequinous séparaitdu restede la salled’attente.Violetmeregardaitensetortillant.Ellen’osaitpasmeparler.Jesavaisqu’elleavaitdésespérémentenviedefairepipi,maisjevoulaislalaissersefairedessus.Jeregardaisonjeanchangerdecouleuràcausedel’humidité.Jenedispasunmotetellenonplus.Jeparlaiàlapoliceaveclavoixquej’auraiseuepourcommanderunburgerà
travers une vitre dans un drive : ma fille m’a tiré le bras. Le thé chaud m’abrûlée.J’ailaissééchapperlapoussette.Etalorsellel’apousséesurlaroute.Autrechose,m’dame?Non,c’esttout.Je n’avais pas la force de mentir pour la protéger. Ils me demandèrent de
répéter plusieurs fois, sans doute à la recherche de signes de choc,d’incohérences.Peut-êtrequ’ilsentrouvèrent.Jenesaispas.J’ignorecequ’ilstedirentenmonabsence.Maislorsquejerevins, l’officiers’accroupit,posasamain sur la petite épaule deViolet, et lui dit : « Parfois, il y a des accidents,d’accord,Violet?Ilyadesaccidentsetcen’est lafautedepersonne.Mamann’arienfaitdemal.»«Écoutecequ’ildit,Blythe.Tun’asrienfaitdemal.»Tumelerépétasen
meserrantcontretoi.«Jepensequ’ellel’apoussé»,tedis-jecalmementpendantquetuappliquais
de la pommade sur ma brûlure. Je ne ressentais rien. « Je pense qu’elle l’apoussésurlaroute.Jel’aiditàlapolice.»«Chuuut.»Commesij’étaisunbébé.«Nedispasça.D’accord?Nedispas
ça.»«J’aivusesmouflesrosessurlapoignéedelapoussette.»«Blythe.Nefaispasça.C’étaitunaccident.Unterribleaccident.»«Elleaforcémentétépoussée.Ellen’auraitpaspuroulersurcecreux.»Turegardasl’officierdepoliceettusecouaslatêteenessuyantleslarmesde
tonvisage.Tut’éclaircislagorge.L’officierpinçaseslèvresgercées.Ilhochalatête dans ta direction, un signe de reconnaissance. La mère irrationnelle. Lafemmeincapable.Regardez–c’estmoiquidoisluimettredelapommade.Quidoislafairetaire.Violet fit semblant de ne pas entendre ce que j’avais dit. Elle dessinait des
fleurs sur un tableau blanc à côté d’un schéma d’organes que quelqu’un avaittracé pendant mon absence, peut-être pour que mon mari comprenne quelles
partiesdemonfilsilsvoulaient.LeschémaressemblaitàunecartedesGrandsLacs. L’officier de police dit qu’il allait nous laisser du temps seuls dans lachambre.Tu me le répétas encore lentement après son départ, ta voix se brisant :
«Blythe,c’étaitunaccident.Justeunterribleaccident.»J’étaisseule.Leweek-end précédent, alors que nous étions en route pour le parc,Violet
m’avaitposéunequestionexactementàcemêmecroisement,unequestiondontelleconnaissaitdéjàlaréponse.«Est-cequelesvoituress’arrêtentseulementquandlefeuestrouge?»«Maistulesaisbien,tuasseptans!Tusaisquelesvoituress’arrêtentaufeu
rouge.Etqu’unfeuorangesignifiequ’ilfautêtreprudentparcequelefeuserabientôtrouge.C’estpourçaquec’estdangereuxdetraverserlarouteavantquelesvoituresnesoientcomplètementarrêtéesaufeurouge.»Elleavaitacquiescé.J’avais pensé qu’elle devenait curieuse dumondequi l’entourait. Jem’étais
demandés’ilétaittempsdeluiapprendreàlireunecarte.Nousaurionspunouspromenerdans lequartier encherchant lesnomsdes rues et lesdirections.Çaauraitétéamusantdefaireçaensemble.Assise dans la salle familiale du service des urgences, je repensais à cette
questionencoreetencore.TuramenasVioletàlamaison,maisj’étaisincapabledebouger.Lecorpsde
monfilsétaittoujoursdanscetimmeuble.Est-ce qu’il était sous un drap ? Au sous-sol ? Sur un de ces plateaux qui
glissentdanslemurcommeuneplaquedefour?Est-cequemonbébéétaitsuruneplaquedefour,etest-cequ’ilétait froid?Jenesavaispasoùils l’avaientmis, mais nous n’étions pas autorisés à le voir. Benny était dans un sac enplastiquesurmesgenoux,saqueueblanchemaculéedesang.
Pendantonze jours, j’aivomi toutceque jemangeais. Jepleuraisdansmesrêves,etpuisjemeréveillaisetjepleuraisdanslenoir.Moncorpsnecessaitdetrembler,desheuresdurant.Un samedi matin, un médecin nous rendit visite hors de ses heures de
consultation.Quelqu’undonttuavaisconçulamaisont’avaitoffertcettefaveur.Il dit que je devais avoir une gastro-entérite, que ce n’était pas seulement duchagrin,queparfoislesystèmeimmunitairepeutêtreperturbéquandonfaitfaceàun telchoc.En le raccompagnant jusqu’à laporte, tu ledédommageasdesapeine en lui offrant une bouteille de vin, et je neme fatiguai pas à vous dired’allervousfairefoutretouslesdeux.Tamèrevinthabitercheznous.Ellem’apportaitdu thé,desmouchoirs,des
somnifères et des compresses froides à appliquer surmon visage. Je disais cequ’ilfallaitdirepourqu’ellequittemachambre.Çavaaller,c’estpromis.J’aijustebesoind’unpeudetempspourmoi.Ellen’avaitquedebonnesintentions,maissaprésencemedistrayaitdelaseulechoseàlaquellejevoulaispenser.Lui.Lacolèrerendaitmarespirationdifficile.La tristessem’empêchaitd’ouvrir lesyeux, de laisser la lumière entrer en moi. Ma place était dans l’obscurité. Jeméritaisl’obscurité.TamèreemmenaVioletàl’hôtelquelquesjours,pensantquelechangement
dedécorluiferaitdubien.Jenel’avaispasvuedepuisl’hôpital.Lematinoùtuallaslachercher,jem’assissouslafenêtredansnotrechambreavecunelamedukitdemaquettequetuavaislaissésurtonbureau.Jesoulevaimachemiseetjetraçaiunefine lignedansmapeau,demescôtes jusqu’àmataille.Jehurlai lenom de Sam àm’en casser la voix. Le sang formait une ligne profonde, et ilavaitungoût rance,commesi jepourrissaisà l’intérieurdepuissamort. Jenepouvaiscesserd’enmettresurmalangue.J’étalailesangpartoutsurmonventreet mes seins et je n’étais pas rassasiée. Je voulais avoir l’impression d’êtreassassinée,commesiquelqu’unavaitprismavieetm’avaitlaisséemourir.Lorsquej’entendislavoixdeVioletenbas,jeserraimesmainsl’unecontre
l’autrepourlesempêcherdetrembler.Jefermailaportedelachambre,jeprisunedoucheetjenettoyailesangsurlesolavecunechemisequej’avaisachetéelasemaineprécédente,lorsquej’avaistraînéSamsousunepluiedeneigefondueparceque j’avais l’impressionden’avoirplusrienàmemettre.Àl’époqueoùj’avaiscetypedeproblèmes.J’avaisoubliésongoûter.Danslalonguequeuedumagasin,j’avaisimpatiemmentignorésafaimetjel’avaismisenretardpoursasieste.«Mamanestenhaut»,t’entendis-jeluidire.Tunem’appelaispresquejamais
commeça,etellenonplus.Tu portais un jogging noir et un tee-shirt en flanelle rouge. Pendant des
semaines, après sa mort, tu ne t’es pas changé. C’était la seule chose teconcernant qui semblait différente, même si je savais que tu souffraisimmensément. Je t’écoutais marcher entre ton bureau, notre chambre, lachambredeVioletetlacuisine.Tun’allaisjamaisdanslachambredeSam.Tuparcouraisunebouclerégulièreàl’intérieurdenotremaison,toujourslesmêmescraquements, les mêmes bruits : chasse d’eau, ouverture des fenêtres duvestibule, porte du frigo qui se fermait. Peut-être que tu attendais,respectueusement, que quelqu’un te dise que la vie pouvait continuer, que tupouvais mettre ton réveil de nouveau pour retourner exercer le métier que tuadorais,etallerchercherVioletaubasket-balllesmardis,etrireavecelleaussifort qu’auparavant. Ou peut-être que tu t’attendais à ne plus jamais vivre detellesjoies.Est-cequetusaisquetum’asadressélaparoleseulementquatrefois?Quatre
fois en presque deux semaines. Il y avait trop de douleur à supporter dans leregarddel’autre.1.Tuasditquetunevoulaispasd’enterrement.Alorsiln’yenapaseu.2.TuvoulaissavoiroùétaitrangéelaThermosdeViolet.3.Tum’asditqu’iltemanquait,etpuistut’esallongéàcôtédemoisurlelit,
nu et humide après la douche, et tu as pleuré pendant presque une heure. J’aisoulevélacouverture,lepremiergestequejefaisaisverstoidepuissamort,ettut’esrapproché.J’aitenutatêtecontremapoitrineetj’aiprisconsciencedufaitqu’il n’y avait pas de place pour toi enmoi, pas ce jour-là, et peut-être plusjamais.(C’étaitladernièrefoisquetumediraiscesmots–ilmemanque–deton plein gré. « Bien sûr qu’il me manque », me répéterais-tu ensuitemécaniquement,àchaquefoisquejetrouveraislecouragedeposerlaquestion.)4.Tum’asdemandé si jepouvaispréparer ledînerdeViolet le soirde son
retour, parce que tu sortais, tu devais quitter la maison à cinq heures. Je te
répondisquenon,jenepouvaispas,ettuquittaslapièce.Jetedétestaisd’essayerd’êtrenormal.Demelaisserlàavecelle,seule,entre
lesmursdelamaisondeSam.Violetnemontapasmevoiretjenedescendispasnonplus.Lorsquejemeréveillailelendemain,jevisquetuavaisenlevéletableaude
sa chambre et que tu l’avais appuyé contre le mur près du pied de notre lit.L’espaced’uninstant, j’eusl’impressiondeflotter.Ladouleurcessadecognerdansmesos.Pendantpresqueunan,j’avaiscontemplécettefemmeetsonenfantpendantquejeberçaisSam,quejelenourrissais,quejeluifaisaisfairesonrotetquejechantaisdesberceusesdanssaminusculeoreille.Jecomprisenvoyantletableau que j’allais vivre, et je ne sais pas pourquoi. Je sus que je finirais parm’échapper de cet endroit quime brisait enmillemorceaux. Et je te détestaipourça.Jenevoulaisplusjamaismesentirnormale.Jemarchai jusqu’à lachambredeVioletensous-vêtements, les jambesplus
lourdesquejamais.J’ouvrislaporteetelleétaitlà,bougeantsouslesdraps.Elleremualespaupièresetpuislouchadanslalumièreducouloir.«Lève-toi.»Je versai ses céréales et contemplai la cuisine. Quelqu’un avait enlevé sa
chaisehaute,sesbiberons,sacuillèrebleueensilicone,lesbiscuitsqu’ilaimaitsuçoter.J’entendislespiedsdeVioletcourirsurlesolau-dessus,dansnotresalledebainsoùtuétaisentraindeteraser.J’ignorepourquoituavaismisletableaulà.Nousn’enavonsjamaisparlé.Il
est dans notre chambre maintenant, ici avec moi, dans cette maison vide. Jeremarqueàpeinesesdétails,pasplusquelafinitiondesrobinetsoulaportedelabuanderiequis’ouvreàl’envers.Maisdetempsentemps,cettefemme,cettemère,meregarde.Lematin,lesoleillafrappeetilluminelescouleursdesarobependantdesheures.
Certains jours, quand je ne supportais plus d’être à lamaison, je prenais lemétrod’unterminusàl’autre.J’aimaislenoiropaquedesfenêtresdeswagons,etlefaitquepersonneneparleàpersonne.Lemouvementdutrainm’apaisait.Surunquai, je remarquaiunposter agrafé àunpanneauet lepris enphoto
avecmontéléphone.L’adresse indiquée me mena deux jours plus tard dans le sous-sol d’une
église.Lapièceétaitfroideetjen’enlevaipasmaveste,mêmesitouslesautresmanteauxétaiententasséssurunportantàroulettesdansuncoin.J’avaisbesoind’unecouchedeprotectioncontre le soufflehumidequi traversait lesmursdeciment blancs.Une couche de protection contre elles.Lesmères.Elles étaientonze.Ilyavaitdesbiscuitsaugingembre,unecafetière,etdesdosettesde laitdisposéesdansunpanierornéd’uneserviettedeNoël,alorsqu’onétaitenavril.Ilyavaitdeschaisesenplastiqueorange,decellesqu’onutilisaitaulycéepourlesréunionsdansl’auditorium.Quelqu’unavaitgravéuneblaguevulgairedanslesiègesurlequeljem’assis.Nousétionslà,lesmèresetmoi,réunies.L’animatricedugroupe,unefemmeincroyablementmaigreauxbraschargés
debraceletsd’or,nousinvitaànousprésenter.Ginaavaitcinquanteansetétaitmèrecélibatairedetroisenfants.Deuxmoisplustôt,sonfilsaînéavaitassassinéquelqu’undansuneboîtedenuit.Avecunearmeàfeu.Ilattendaitsonprocès,maisavaitprévudeplaidercoupable.Ellepleuraitenparlantetsapeauétaitsisèchequeleslarmesdessinaientdesrivièressombresetprécisessursonvisage.Lisa, qui était assise à côté d’elle, lui tapota la main, bien qu’elles ne seconnaissent pas.Lisa était unedes plus anciennes dugroupe.Sa fille purgeaitunepeinedeprisondequinzeanspourtentativedemeurtresursapetiteamie,etelle avait à peine fait deux ans.Elle avait toujours étémère au foyer.Savoixétaitdouce,et ellemarquaitunepauseavant lederniermotdechacunede sesphrases.Elleavaitdescernesvioletssouslesyeux.Mon tour arriva. Juste avant que je prenne la parole, les néons semirent à
clignoteretjemedemandaisij’allaisêtresauvéeparunecoupuredecourant.Je
leurracontaiquejem’appelaisMaureenetquemafilleétaitenprisonpourvol.Levolétaitlachoselamoinsmauvaiseàlaquellej’avaispupenser.Çasemblaitjusteunegrosseerreur– tout lemondeavaitdéjàvolé,mais tout lemondenes’était pas fait prendre.Comme si jepouvais encore être lamèred’unebonnepersonne,dequelqu’unquiétaitdigned’amour.J’aioubliéunegrandepartiedecequelesautresontdit,maisjemesouviens
qu’ilyavaitunviol,quelquesaccusationspourpossessiondedrogue,etquelefilsdequelqu’unavait tué sa femmeavecunepelleàneige.Samèrenousditquec’étaitlemeurtredeSterlingHock,commesionenavaitforcémententenduparlerdanslejournal,maisçanemedisaitrien.L’animatriceintervintpournousrappelerquenousnedevionspasdonnerdenomsdefamillenidedétails.Nousdevionsresteranonymes.Jescrutaileursvisagesàlarecherchedequelquechosedefamilier.«J’ail’impressionquec’estmoiquiaicommislecrime»,déclaral’unedes
mères. « Les surveillants me traitaient comme ça au centre de détention. Lesavocatsmetraitentcommeça.Toutlemondemeregardecommesic’étaitmoiquiavaisfaitquelquechosedemal.Maisjen’airienfait.»Ellefitunepause.«Nousn’avonsrienfaitdemal.»«Vraiment?»ditunemèreaprèsréflexion.Certaineshaussèrentlesépaules,
d’autresacquiescèrentetd’autresrestèrentparfaitementimmobiles.L’animatricesemblacomptersilencieusementjusqu’àdix,unetactiquequ’elleavaitpeut-êtreappriseaucoursdesaformationautravailsocial,etpuisellenousrappelaqu’ilyavaitdesbiscuitspourlapause.« Tu reviens la semaine prochaine ? » me demanda Lisa la cernée en me
tendant une serviette pour essuyer le café qui avait coulé surmamain quandj’avaisremplilegobeletenplastique.«Jenesaispasencore.»Lasueurperlaitsurmonfront.Jenepouvaisplus
resterdanslamêmepiècequecesfemmes, ilfallaitquejesorte.J’avaisvouluvoird’autresmèrescommemoi,desmèresdontlesenfantsavaientfaitquelquechosed’aussidiaboliquequecequ’avaitfaitlamienne,maismaintenantj’avaisl’impression que les murs du sous-sol se refermaient sur moi. Du bout desdoigts, je cherchai dans mon sac l’ordonnance que je n’avais toujours pasutilisée.Au lieudequoi je sentis ladouceurd’une couchedeSam. J’en avaisencoreune.«C’estmon deuxième groupe de soutien. L’autre a lieu les lundis,mais je
travaille généralement le lundi soir, alors je ne peux pas y aller, àmoins quequelqu’unaccepted’échangerseshorairesavecmoi.»
J’acquiesçaienavalantlecafétiède.«Votrefille,est-cequ’elleestincarcéréeassezprèspourquevouspuissiezlui
rendrevisited’uncoupdevoiture?»«Ouais.»Jecherchaiautourdemoilepanneaudelasortie.«Moi aussi.Ça rend les choses beaucoup plus faciles, hein ?Vous y allez
souvent?»«Excusez-moi–oùsontlestoilettes?»Ellem’indiqua ladirectiondesescalierset je la remerciai,prêteà toutpour
quittercesous-sol.«Onn’estpasde simauvaisespersonnes»,dit-elle. Jem’immobilisaidans
l’entrée.«Tu t’en rendrascomptepar toi-même, si tu tedécidesà revenirdestoilettes.»« Est-ce que vous avez toujours su ? » Chaque mot prononcé était aussi
douloureuxqu’unedentarrachée.Maisilfallaitquejeposecettequestion.«Suquoi?»«Est-ceque tuas toujourssuquequelquechoseclochaitchezelle?Quand
elleétaitpetite?»Lafemmehaussalessourcilsetjepensequ’ellesutquejeleuravaismenti.«Mafilleafaituneerreur.Tun’asjamaisfaitd’erreur,Maureen?Voyons,
noussommestoushumains.»
J’étouffais en ville. Je voulais partir. Conduire le plus loin possible.Vingt-deuxsemainess’étaientécouléesdepuislamortdeSam,etj’avaisencoredumalàmarcherdanslarue.J’avaisencoredumalàréfléchir.Jevoulaisqu’onprennela route tous lesdeux,etque, lentement,kilomètreparkilomètre,on laissecetendroit derrière nous quelque temps. Lamer. Le désert.N’importe où, j’avaisdit, partons, juste.Mais tu ne voulais pas quitter la ville. Tu dis que ça nesemblait pas une bonne idée de laisser Violet, et qu’en ce moment elle avaitbesoindelafamiliaritérassurantedelamaison.Je ne l’avais pas regardée dans les yeux depuis lamort de Sam. Je fis une
rechute, passant de nouveaumes journées dansmon lit. Le reste du temps, jerestais debout dans la cuisine, à fixer l’évier, incapable de faire la vaisselle.Incapabledefairequoiquecesoit.ToutmefaisaitpenseràSam.EtVioletenparticulier.Sesdentsdubonheur.
L’odeurdesesdrapslematin.Lepullàrayuresqu’elleinsistaitpourportertoutle temps, assorti à la salopette dans laquelle il était mort. Le trajet jusqu’àl’école.L’eaudubain.Cesmains.Aussi douloureux que ce soit, je ne cessais de le chercher en elle. Et je la
haïssaispourça.Personneneparlaitjamaisdelui.Ninosamis.Nilesvoisins.Nitesparents,
ni ta sœur. Ils demandaient comment nous allions, les yeux pleins decompassion,maisilsneprononçaientjamaissonnom.Pourtant,c’étaitlaseulechosequej’auraisvouluqu’ilsfassent.«Sam.»Parfois,quandj’étaisseuledanslamaison,jeledisaisàvoixhaute.
«Sam.»Caroline,lamèredupetitgarçonmortsurleterraindejeuxdeuxansplustôt,
m’envoyaunmailquelquesmoisaprèslamortdeSam.Envoyants’affichersonnom,moncœurs’emballa.
J’ai prié pour que vous parveniez à faire votre deuil, commemoi. J’ignorecomment,maisj’aifinipartrouverlapaix,malgrélechagrin.Je savais que la paix qu’elle évoquait ne pourrait jamais s’appliquer àmoi.
J’effaçaisonmail.«Tudevraispeut-êtrepartir.Justetoi.»Tumeparlaisdel’entréedelasalle
debains. Jem’enfonçaiplusprofondémentdans l’eaudubainpournoyermesoreilles.Plus tard ce soir-là, je te demandais ce que tu avais voulu dire. Partir où ?
Pars.Tuvoulaisjustequejeparte.«Ilyadesendroitsoùtupourraistefaireaider.Pourledeuil.Desretraitesde
soutien.»«Commeunecurededésintox?»répondis-jeentefusillantduregard.«Commeuncentredebien-être. J’en ai trouvéun à la campagne.Cen’est
qu’à quelques heures d’ici. »Tume tendis une feuille imprimée sur le papierépaisdetontravail.«Ilsontdelaplacedèsmaintenant.J’aitéléphoné.»«Pourquoiest-cequetuveuxquejeparte?»Tut’assisauboutdenotrelitetpristatêtedanstesmains.Tondossemità
trembler et les larmes coulèrent sur ton pantalon, lentement et régulièrement,comme la fuitedu robinetdenotreévier.Tu t’apprêtaisàmeconfierun lourdsecret,àformuleruneréalitéquin’avaitpasencoreétéénoncéeàvoixhaute.Nefaispasça,tesuppliai-jesilencieusement.Jet’ensupplie,nedisrien.Jeneveuxpassavoir.Tutefrottas lementonet turegardas le tableauprovenantde lachambrede
Samquiétaitappuyécontrelemur.«D’accord.Jevaisyaller.»
Ilyavaitdesbainssonores,descerclesderéparationd’énergie,descourssurlesabeilles,etdeshamacsensoiesuspendusauxpoutresdanslagrangerénovée.Dansma chambre, des huiles essentielles alignées sur le plan de travail de lasalle de bains et un guide de poche demédecine naturelle dans le tiroir de latabledechevet.Lesséancesde thérapieavaient lieuàneufheuresdumatinettroisheuresdel’après-midi.Thérapieindividuelled’abord,engroupeensuite.Ilsmetendirentleformulaireàremplirlorsquejem’inscrivisaubureaudel’entrée.Jecochailacase:Jedéclineentouteconsciencedeparticiperauxsessionsdethérapie incluses dans mon tarif hebdomadaire. Je ne voulais pas avoir àprononcer le prénom de notre fille à voix haute pendant mon séjour. J’étaispartiepourm’éloignerd’elle.Parlerd’ellenem’intéressaitpas,pasplusquedetoi,nidemamèrecinglée.Monenfantétaitmort.Jevoulaissimplementqu’onmelaissetranquille.Ledînerétaitserviàcinqheures tapantesdans lasalleàmanger.Les tables
individuelles étaient toutes déjà occupées, alors je m’assis sur le banc de lalonguetabledefermeet jecontemplaiautourdemoicetocéandegensriches.Matenuedejoggingnesemblaitpasàlahauteur.JeremontailafermetureÉclairdemon sweat à capuche jusqu’aumenton et je tendis lamain vers le plat deharicotsnoirs.«Nouvelle ? » Jemanquai faire tomberma cuillère etme tournai versma
gauche – la voix ressemblait exactement à celle de ma mère. La femme sepenchapourregarderdansmonboletditqu’ellen’avaitpasl’impressionquejemangeaislesbonsalimentspourmonchampd’énergie.Plustarddanslasoirée,nous en étions à partager une couverture devant le feu en buvant du thé augingembre. Je l’écoutais parler. Iris était la femme la plus intense que j’aiejamaisrencontrée.Maisellemeplutinstantanément.Ellem’invitaà l’accompagnerenpromenadechaquematin,un trajetminuté
précisémentdefaçonàcequenoustraversionslechampaumomentoùlesoleilselevait.Ellearrivaitdevantmacabineavecuncristalzircondanslamain,dont
elle affirmait qu’il lui était nécessaire pour commencer sa journée. Nousmarchions à travers la prairie qui séparait les cottages des invités du bâtimentprincipal,etpuisjusqu’àunecriquequilongeaitlenorddelapropriété,etpuisenhautverslechampdelavandeàtraversunepistebalisée.Nouspartionspouruneheureetdemieet jemarchaistoujoursunpasderrièreelle.Irisparlaitpar-dessussonépauledansunfluxdeconscienceconstant,mettantuneemphasesiparticulière sur ses mots qu’on aurait pu croire qu’elle avait répété chaquephrase.Elleavaitunlongnezpointu.Soncarrénoircoupénetbougeaitàpeinetandis qu’ellemarchait énergiquement, et l’humidité ne faisait pas boucler sescheveux,contrairementauxmiens.Elleparlaitprincipalementdesaproprevie,desoncancer,desmiraclesdont
elleavaitététémoinentantquemédecin,etdespertesqu’elleavaitsubies.Irisavaitétémariéeàunchirurgienquiavaiteuunecrisecardiaquefatalependantqu’il opérait. Elle parlait de l’incident comme si le pire dans l’affaire, c’étaitqu’iln’aitpaspufinirl’opération.Quandelleavaitfinidemeracontercequ’elleavaiteul’intentiondedirecejour-là–ilsemblaittoujoursyavoiruneintention,commesielleétaitentraind’enregistrerunmanuel–elles’arrêtait,s’étiraitlesmolletsetmedisaitdemarcherdevantellepourlerestedelapromenade.C’estàcemoment-làqu’ellesemettaitàm’interrogersurSam.Sesquestions
medonnaientl’impressiond’êtresouslalampedesatabled’opération,entraindemefaireouvrirlacagethoracique.Fractureparfracture.Quandnousnousétionsrencontréesaudîner,jeluiavaisparlédeSamparce
qu’ellem’avaitdemandéavecprécision:«Combiend’enfantsavez-vous,etest-cequ’ilssonttoujoursenvie?»Je lui avais répondu platement. J’avais un enfant. Et il étaitmort. Iris avait
exprimé peu de compassion. Elle parlait sans détour. Elle me dit que j’avaisbesoindetrouverunenouvellefaçondevivredanslemondedésormais.Pourça,jeladétestaisetjel’aimaisàlafois.Chaque matin, je sortais du lit à cinq heures. Je me brossais les dents et
marchais dans l’herbe fraîche couverte de rosée pour parler avec cette femmeque je ne connaissais pas. Lorsque je parlais de Sam à Iris, mes jambes mefaisaientmaletmapoitrinesemblaitsilourdequ’ellemetiraitverslesol.Aprèslapromenade,jerevenaisàmacabinelespiedsmouillésetmonlegginghumide,jemepassais sous l’eaubrûlantede ladouched’extérieur et j’oubliais tout ceque j’avais raconté le matin, chaque question d’Iris. Tu penses qu’il seraitcommentaujourd’huis’ilavaitsurvécu?Qu’est-ceque tupréféraischez lui?C’était comment de le tenir dans tes bras ? Comment s’était passée sa
naissance ? Il faisait quel temps le jour de samort ? Je frottais tout ça pourl’effacer,commeuneaventureadultèredontpersonnenedevaitjamaisentendreparler.Laveilledemondépart,deuxsemainesaprèsquetum’avaisdéposéelà, les
gardiensmeretrouvèrentdanslecoursd’eauglacédelapropriété.J’étaisnueetaffolée,etjemedébattaiscommeunanimaldévorévif.Laissez-moi le toucher. Je suis samère. J’ai besoin de lui. Il faut que je le
ramèneàlamaison.Jeperdislavoixpendantdesheures.Jenetenaispasdeboutlorsqu’ilsmetirèrentdelà.L’infirmierrésidentvintet
repartit. Les gens murmuraient et se mordaient les lèvres en me regardantretrouvermonéquilibreetenfilerunjoggingdelaboutiquedecadeauxaveclelogoducentrebrodésurlahanche.Jefistomberlacouverturedemesépaulesetlaissaimesseins toiser lapetite fouleautourdemoi. J’étaisbienau-delàde lahonte.Iris apportadu thédansmacabine,mais jen’ouvrispas laportequandelle
frappa,niquandelles’excusabruyammentàtraverslesplanchesdecèdrepourdirequ’elle avait sous-estiméma fragilité.Fragile. J’écrivis lemotduboutdemondoigtdel’autrecôtédelaporte.Une thérapeute spécialisée dans le deuil, celle que j’avais si
consciencieusementrejetée,demandaàmefairepasseruneévaluationofficielle,etsuggéraquej’envisagederesterpluslongtemps.Ellesous-entenditquejeneseraispasensécuritétouteseule.Elleproposadet’appeler.«Non,merci », dis-je, et ce fut tout. Il n’y avait pas grand-chosed’autre à
dire.Lelendemainmatin,jem’assissurleporchedemacabineavecmavaliseetje
t’attendis. Je fixais les arbres de l’autre côté de la propriété, tousharmonieusementpenchésversl’ouest.«Alors?»Tugardaislesyeuxsurl’autoroute.Jeposaimamainsurlatienne,
surlelevierdevitesse.Tupassasdelacinquièmeàlasixième.Jesavaiscequej’étaiscenséedireensuite.«Commentva-t-elle?CommentvaViolet?»
«Onvas’ensortir.Pars.Profite.»Jeretournailespiècesdepuzzlesurlesoletjem’obligeaiàregarderViolet.Ellenelevapaslesyeux.Tuavaisuntrucdeboulot.Ilmesemblaitquec’étaitplusfréquentqu’autrefois,etquetuavaisl’airdifférentquandtuquittaislamaison.Turepassaistesvêtements,tuportaisuneceinture sur tes jeans. Tu étais beau et je te l’avais dit plus tôt, dans notrechambre.«Toujourslemêmegarsquetuasépousé»,avais-turépondu.Moi, en revanche, je n’étais plusdu tout la femmeque tu avais épousée, et
nous le savions tous les deux en échangeant un regard dans lemiroir en piedderrièrelaporte.Lepuzzledusystèmesolairedemillepiècesn’étaitpaslàquandj’étaispartie.
Pendantmon absence, tes parents étaient venus habiter avec vous.Tamère etmoinenousétionspasbeaucoupparlédepuislamortdeSam,bienquependantdesmoisellem’aitappeléetouslesdeuxjourspourmedireunrapidebonjour,pourproposerdevenir,pourmedirequ’ellepensait àmoi.Elle faisaitde sonmieux,maisellenesavaitpascommentsecomporteravecmoi,et jenesavaispascommentmecomportertoutcourt.Ilsétaientpartisavantmonretour,maissur le plan de travail les cookies qu’elle avait faits étaient encore chauds. Enouvrant la porte, je tombai sur la baby-sitter – je ne l’avais pas vue depuis lamort de Sam. Ses yeux étaient rouges et gonflés. Nous nous enlaçâmes et jeretrouvail’odeursucréequ’ellelaissaitsurluiàchaquefoisquejeleluiprenaisdesbras.Trois jours. C’est le temps qu’il fallut à Violet pour me parler après mon
retour.Samétaitmortdepuispresqueseptmois.EllecommençaNeptuneet jem’occupaideJupiter.NousfinîmesparnousrencontrerauxalentoursduSoleil.«Pourquoiest-cequetuespartie?»«J’avaisbesoindemesentirmieux.»Jeluitendislapiècequ’ellecherchait.
«Tum’asmanqué»,dis-je.Elle inséra la pièce au bon endroit et leva les yeux versmoi. Les gensme
disaient toujours qu’elle faisait plus que son âge,mais c’était la première foisque je le voyais. La couleur de ses yeuxme parut plus foncée. Partout où seposait mon regard dans la maison, les choses étaient différentes. Tout avaitchangé.Jedétournaileregardlapremière.L’espacesousmalangueseremplitde bile. Elle me regarda avaler. Et avaler encore. Je courus aux toilettes enm’excusant.Lorsquejerevins,lepuzzleétaitrangé.JetrouvaiVioletdanssachambreen
traindelire.Ellem’avaitforcémententenduevomirdanslestoilettes.«Est-cequetuveuxquejetelisecelivre?»Ellesecoualatête.«J’ail’estomacunpeubarbouillé.Depuisledîner.Tutesensbien,toi?»Elleacquiesça.Jem’assisauboutdulit.«Est-cequetuveuxqu’ondiscuteunpeuensemble?»«Jeveuxqueturepartes.»«Detachambre?»«Laisse-noustranquilles.MoietPapa.»«Violet.»Elletournalapage.Mesyeuxseremplirentdelarmes.Jeladétestais.J’auraistellementvouluque
Samrevienne.
Aprèsquemamèrenouseutquittés,monpèrecontinuacommesirienn’avaitchangé.D’unpointdevuelogistique,cen’étaitpasdifficile–aufildesannées,elle s’était désolidarisée de notre routine, elle était devenue une simpleobservatrice, commesi elle regardait un filmqu’ellepourrait éteindre avant lafin.Laseulechosequichangea,c’estqu’ildéplaçamabrosseàdentsetmabrosse
à cheveux dans le tiroir du haut dans la salle de bains, qui était taché par lemaquillagedemamèreetlesproduitspourlescheveuxquiavaientcoulédesesbombesaérosols.Lefaitdeneplusrangermesaffairessousl’éviermedonnalasensationd’avoirdésormaisdenouvelles responsabilités,mêmesi jene savaispaslesquelles.Mon père commença à inviter des amis à jouer au poker le vendredi soir.
J’allais chezMmeEllingtonet je restais regarderdes filmsetmangerdupop-corn avec Thomas, jusqu’à ce qu’elle éteigne la télévision et propose de merameneràlamaison,oùjemecouchaisdirectement.Maisunenuit,jem’attardaidanslecouloirsombredevantlacuisine,etj’écoutai.Lamaisonsentaitl’eaudeColognemusquéeetlabière.Ces soirées nemedérangeaient pas, lamaisonpleined’hommes et de leurs
odeurs–c’étaitundesseulsmomentsoùmonpèreressemblaitàunepersonnenormale.Ilnebuvaitpasbeaucoupàcetteépoque,endehorsdesonuniqueverrede whisky après le travail, mais les autres, oui. Des insultes fusèrent, et puisquelqu’unfrappadupoingsurlatable.J’entendisunecascadedejetonsdepokertombersurlesol.« Tu es un tricheur », dit mon père d’une voix que je ne lui avais jamais
entendue, comme s’il avait du mal à respirer entre ces trois mots. Et puisquelqu’un dit : « C’était ta femme qui ne respectait pas le contrat, espèce defaiblemerde.Pasétonnantqu’ellet’aitquitté.»Lorsque je relevai lesyeuxdusolducouloir, jevismonpèrequimefixait,
tremblantderagedansl’entréedelacuisine.Mesjambesavaientétéincapables
debougerquandj’avaisentendusespasserapprocher.Ilmecriad’allerdansmachambre.Quelqu’un frappaunebouteille sur la table.Unevoixdit : «Désoléqueçaaitdérapé,Seb.Ilavaittropbu.»Lelendemainmatin,monpèreditqu’ilétaitnavréquej’aidûentendreça.Je
haussailesépaules.«Entendrequoi?»«Blythe,lesgenspeuventpenserdesmauvaiseschosesàtonsujetquinesont
pasvraies.Toutcequicompte,c’estcequetoitucrois.»Jebusmonjusd’orangeetluisoncaféetjepensai,ceshommesn’arriventpas
à lachevilledemonpère.Maisdepuis laveilleunmotcontinuaitde résonnerdansmesoreilles–faible.Espècedefaiblemerde.Jepensaisàtouteslesfoisoùilnes’étaitpasdéfendufaceàmamère,oùilneluiavaitpasdemandéderesteràlamaisonaulieud’allerenville.Jerevoyaisletorchondégoulinantsursatête.Jepensaisàl’hommequiavaittéléphoné,auxcaillotsdesangdanslestoilettes.Aux pilules qu’il n’avait jamais rangées, à la vaisselle cassée qu’il ramassaitimmanquablement. À ses retraites silencieuses sur le canapé. Je détestais mamère de l’avoir quitté,mais jeme demandais s’il avait vraiment essayé de laretenir.
Jemeremisàl’écritureenjetantchaquemotquej’avaisécritavantlamortdeSam.Moncerveauavaitchangé,commes’iln’étaitplussurlamêmefréquencequ’avant.Avant.Après.Mesphrasesétaientabrupteset tranchantes,commesichaqueparagraphepouvaitblesserquelqu’un.Ilyavaittellementdecolèresurlapage,maisjenesavaispasquoifaired’autreavec.J’écrivaissurdeschosesdontje ne savais rien. La guerre. Les pionniers. Un garage. J’envoyai la premièrenouvellequejeterminaiàunmagazinelittérairequim’avaitpubliéeavantquejen’aiedesenfants.Leurréponsefutaussisèchequemalettred’introduction,maisc’étaitsatisfaisantcommel’avaitétélefaitd’étalerdusangsurmonestomaclasemaineaprèslamortdeSam.Allezvousfairefoutre.Jen’aipasécritçapourvous, de toute façon. Rien de tout ça n’avait le moindre sens, mais ça mepermettaitdesurmonterlesheures.Jecommençaiàfréquenteruncaféduquartierquinepassaitpasdemusique
et où les tasses étaient grosses commedes bols. J’aimais cet endroit,mais toipas,alorsjelegardaispourécrire.Ilyavaitunhommequejevoyaissouventlà-bas, un jeune homme, peut-être de sept ou huit ans plus jeune que moi. Iltravaillait sur son ordinateur portable et ne se resservait jamais.Nous aimionstous les deux nous asseoir près du fond, loin du courant d’air de la porte. Ilposaitsavestesursachaisedefaçonàcequeladoublureépaissedelacapuchecrée un endroit confortable où son dos pouvait s’appuyer, et je commençai àaccrochermonmanteaudelamêmefaçon.Unjour,ilvintaccompagnéd’uncoupleplusâgé,dontl’unavaitlemêmetrès
grosnezqueluietl’autresesyeuxtrèsfoncés.Illesfitasseoiretleurapportaducaféetuncroissantàpartager.Ilplaçadeuxserviettessurlatable,uneenfacedechacund’eux,commes’il servaitdesclientsde longuedatedansunrestaurantraffiné.Il venait d’acheter sa première maison ! La nouvelle m’enthousiasma. Je
l’écoutaidécrirechacunedesphotosde l’annonceen lesfaisantdéfilersursontéléphone.L’entréedelacuisineestlà,etmèneaucabinetdetoilettes,etoh,là
ceseralachambredubébé.Ilallaitavoirunbébé!UnbébécommemonSam.J’auraisvouluqu’ilme regarde,pourque jepuisse lui sourire,pourque je luimontrequejem’intéressaisàsonfutur,quejem’étaisinquiétéedesavoirsicegentiljeunehommeétaitaimé.Ils parlèrent de taxes foncières, des réparations du toit et du temps que lui
prendraitsonnouveautrajetpourletravail.Etpuislamèredemandaàsonfilscequ’ilavaitplanifiépourlanaissancedubébéquiétaitprévuedansjusteunmois.« Je peux venir pour la semaine vous aider, en fonction de ce dont tu as
besoin.Lavaisselle,lalessive.Çanemeposepasdeproblème,j’ailetemps.Jepourrais apporter le lit de camp de la chambre d’ami. » Sa voix était pleined’espoir,et jesusavantquelefilsnerépondequeceseraitunedeschoseslesplus difficiles qu’elle aurait à entendre. Il expliqua que lamère de Sara allaitvenir, plutôt. Que ce serait mieux comme ça pour Sara. Qu’elle pourrait leurrendrevisiteaprès,unefoisqu’ilsseraient installés,unefoisqu’ilsauraienteuunpeudetemps,justetouslestrois.Enfin,touslestrois,etlamèredeSara.Illuiferaitsignequandellepourraitvenir.Peut-êtrequelquessemainesplustard,environ.Ilfaudraitd’abordqu’ilsvoientcommentleschosessepassaient.La tête de la mère oscilla lentement d’avant en arrière et elle parvint à
rassembler lesmots«Biensûr,chéri»,etpuiselleposasamainsur lasiennependantuninstantfugaceavantdelacoincerdenouveausoussescuissessouslatable.Dansunevie,uncœurdemèreaunmilliondefaçonsdesebriser.Jelesquittai–jenevoulaisplusespionner.Jefistoutelarouteàpiedjusqu’à
lamaison.
Ça s’est passé dans la voiture, nous revenions de je ne sais où – je nemesouviens pas exactement. Nous nous sommes tournés l’un vers l’autre sur lesiègeavant,lesyeuxdanslesyeux,pourétouffernosrirescommenousavionsl’habitudedelefairequandVioletdisaitquelquechosededrôle.C’étaittoutcequi comptait – que nous partagions cette intimité. Que nous l’ayons crééeensemble, elle, et qu’elle soitmaintenant là, à dire ces choses incroyablementadultes qu’elle avait apprises de nous avec sa voix de brindille de huit ans.Commentavais-jeréussiàatteindredenouveaucettejoieavectoi?Avecelle?Ilnesepassaitpasunjoursansquejenemerejoueintérieurementcequis’étaitpasséàcecroisement.Mais,j’enprisconscienceendétournantlesyeux,laviecontinuait,quejele
veuilleoupas.Nousétionsdans lavoitureensemble, tous les trois, sans lui, ànousregardercommenousl’avionsfaitautrefois.Ilyavaitmoinsd’unanqu’ilavaitdisparu.Ilmemanquait désespérément. J’avais envie de prononcer sonnomdans la
voiturepourvousforcertouslesdeuxàl’entendre.Ilauraitdûêtrelàavecnous.Je tendis la main vers le sac à mes pieds et j’en tirai un petit paquet de
mouchoirs.JeregardaidenouveauVioletdanslesiègederrièretoi.Jesortisunmouchoirdupaquetetlejetaiderrièrematêtedanslesiègearrière.Elleregardalemouchoirflotteretatterrirsursesgenoux.J’ensortisunautre,etunautre,etunautre.Tudétournas lesyeuxde la routepourme jeterun regard,etpuis turegardasdanstonrétroviseurintérieurpourlaregarderelle.LesyeuxdeVioletrencontrèrent les tiens, et puis elle se mit à regarder silencieusement par safenêtretandisquelesmouchoirsvirevoltaientjusquesurlabanquettearrière.C’estcequenousavionseul’habitudedefaireavecSamquandilpleuraiten
voiture.Nousjetionsdesmouchoirstoutautourdeluijusqu’àcequeseslongsettristes sanglots semuent en un crescendo de rires. Il adorait ça. Parfois nousvidions une boîte entière, enivrés par ses gloussements, les doux parachutesblancsremplissantlavoiture,lescrisdesenfantsgagnantenvolume,nosvisages
fatiguésetsoulagéssouriantsansbutenregardantdroitdevantnous.Cet après-midi-là, aucundevousneparla tandisque je jetais lesmouchoirs
pourSam.Quandlepaquetfutvide,jeleposaisurletableaudebord,pourquetusoisobligédelevoirenconduisant.Ilyavaitdeschamps,jecrois,del’autrecôtédelafenêtre.Jemerappelleregarderceschampsenayantenviedecourirdedans jusqu’à ce que tu m’attrapes par la capuche de mon sweat-shirt. Enespérantquetumecourraisaprès.Cettenuit-là,jetedemandaisiVioletnedevraitpasconsulterquelqu’un.Un
psychologuepourenfants,pourl’aideràfairesondeuil.Elleétaitsiréticenteàparlerdelui.«Jetrouvequ’elleal’airdetrèsbiens’ensortir.Jenesuispassûrqu’elleen
aitbesoin.»« Et nous, alors ? Ensemble. Une thérapie de couple. » Nous n’arrivions
manifestementpasàparlerdeluinonplus.Tun’avaismêmepasfaitallusionàcequej’avaisfaitdanslavoiture.«Jepensequ’ons’ensortbienaussi.»Tum’embrassassurlefront.«Mais
toi,tudevraisyaller.Touteseule.Tudevraisréessayer.»J’erraissansbutdansnotremaisonsilencieuse.Tuconstruisaisunemaquettedanstonbureauet tesaffairesétaientétaléesà
traverslebureausouslebrasarticulédelalampe.Delasuperglue,uneplaquede coupe et un assortiment de couteaux avec des lames interchangeables. Lesminusculesmursencartonmousseétaientalignéssur lecôté.Violetadorait teregarderconstruiretesmaquettesdetravail.Jeramassai les lamesuneàuneet lesrangeaidanslaboîte.Ellesn’auraient
pasdûêtre sorties. Je t’avaisdéjàdemandéde faireattention.En ramassant ladernière, je passai mon doigt dessus et m’effrayai du tranchant de la lame.Comme elles coupaient facilement. Comme je pouvais couper facilement. Jetouchailacicatricesousmachemise,laligneépaissedepeauquis’étaitforméesurmonestomac.Combienlesangavaitparuagréable.Jefermailesyeux.«Qu’est-cequetufais?»Tavoixmefitsursauter.« Je range tes trucs.Tu ne devrais pas les laisser traîner là où elle peut les
trouver.»«Jem’enoccuperai.Vatecoucher.»«Tuviensavecmoi?»«Dans une seconde. » Tu t’assis sur le tabouret et allumas la lampe. Je te
touchai l’épaule et te caressai la nuque. Je t’embrassai derrière l’oreille. Tuglissasunelamedanslecouteauet tucherchaslarèglemétallique.Turetenaistoujours ta respiration en travaillant. Je collaimon oreille contre ton dos et jet’écoutaiprendreune longue inspiration.«Désolée, chérie.Pas ce soir. Il fautquejefinisseça.»Desheuresplustard,lebruitmetiradusommeil–uneparune,lentement,les
lames tombèrent dans la boîte. Clink. Clink. Clink. Une pause. Et puis clink,clink.Unepause.j’ouvrislesyeuxetmerepéraidanslapiècegrâceàlafaiblelueurréfléchiedansnotreplafonnierenverre.Clink,clink.Matêteroulasurlecôtéetlebruitdeceslamesdemétaldanslaboîtedevintceluidesgrêlonssurlagouttière à l’extérieurdenotre fenêtre.Levent se leva.Clink, clink.Clink. Jefermai les yeux et je rêvai que je tenais mon bébé dans mes bras. Je sentaisl’odeurdesoncouchaudetlasensationdesesdoigtsdansmabouche.Etlesanggouttantsurluilentementcommedesgouttesd’eaud’unrobinetquifuittandisqu’il tressaillait à chaquegoutte. Je regardai le sang frapper sapeau fraîcheetruisselerendesrivièressinueusesquisejetaientdanslescrevassesdesoncorpsminuscule.Jeleléchaicommes’ilétaituneglaceentraindefondre.Ilavaitlegoûtdelacompotedepommechaudequejeluidonnaisl’étéd’avantsamort.Tunevinsjamaistecoucher.Lematin,jetetrouvaiendormisurlesoldela
chambredeViolet,enveloppédanslacouvertureducanapédusalon.« Les grêlons lui faisaient peur », dis-tu au petit déjeuner. « Elle a fait un
cauchemar.»Tuluicaressaslatêteenluiservantdujusd’orangetandisquejeremontaià
l’étagemecoucher.
« Il fait un froid polaire ici, Blythe, elle n’emmène pas ses moufles àl’école?»Tamèregrimaçaensepenchantpourretirersesbottesmouillées.ElleétaitvenuequelquesnuitspourpasserdutempsavecVioletetelleétaitalléelachercheràl’école.Violetétaitassisedansunemaredeneigefondue,occupéeàbrossersonpantalon.«Ellessontdanssoncartable,maisellerefusedelesporter.»Violetmedépassaensautillantjusqu’àlacuisine.Tamère fit bouffer sesmaigres cheveux dans lemiroir du couloir et en la
regardant faire, je savais qu’elle pensait à quelque chose. Jeme tins contre lemuretj’attendisqu’elleparle.« Tu sais, la maîtresse a dit que Violet avait passé une journée difficile.
Qu’elleavaitl’airencolère.Ellenevoulaitparticiperàaucunedesactivitésdelaclasse.»Moncœurseserra.«Ellem’adéjàditça.Maisquandjepose laquestionà
Violet,ellem’ignore.Foxpensequ’elles’ennuieàl’école.»«Quand jesuisarrivée,elleétaitassise touteseuledansuncoinde lacour.
Ellenejouaitavecpersonne.»Ellelevalessourcilsetregardaendirectiondelacuisinepours’assurerqueVioletétaittoujourstroploinpourentendre.«Çafaità peine deux ans,Blythe.N’oublie pas qu’elle l’aimait, commenous tous.Endépitdetout.»Endépitdetout–sesmotsmesurprirent.Ellen’avaitjamaisévoquélamort
denotrefils.J’ignoraissiellesavaitcequejesavais.J’avaistoujoursvoululuiposerlaquestion.Elleétaitcequej’avaisdeplusproched’unealliée.«Helen»,murmurai-je.«Est-cequeFoxt’aparlédecequis’estpassélejour
delamortdeSam?Decequejeluiaiditqu’ils’étaitpassé?»Ellebaissalesyeuxetpuissetournapourredresserlemanteauqu’elleavait
accrochédansl’entrée.«Non.Etjenesaispassijepeuxparlerdeça,pourêtrefranche.Jesuistellementdésolée.Jesaisquetuétaislà,quetul’asvécu,mais–
jenepeuxpas.»«Tuasdit“endépitdetout”.J’aipensé…»« Je parlais du fait qu’elle a paru ne pas avoir été affectée. » Sa voix était
dure.«Delafaçondontelles’estbienadaptéeàlamaison,mêmesitun’étaispas là pour elle. » Je jetai un regard dans la cuisine et elle baissa la voix denouveau.«Jenevoulaispasqueçasonnecommeunecritique,Blythe,jetelepromets.Tuastraversél’enfer.»J’acquiesçai,pourdissiper la tensionque j’avaiscausée.Ellemesemblait si
faible, elle faisait tellement plus que ses soixante-sept ans, et je compris à cemoment-làqueperdresonpetit-filsavaitlaissédestracessurelleaussi.Tuneluiavais évidemment pas dit ce que je croyais. Violet l’appela pour faire descookies aux pépites de chocolat et je l’entendis farfouiller dans le placard dessaladiers.Lematin,tamèreétaitalléeaumagasinsouslaneigepourachetertouslesingrédients.Jesaisissamainetlaserrai.«Tuesforte»,dit-ellecalmement.Cesmotsnesignifiaientrienpourmoi–
ilsn’étaientpasvrais.Ellem’aimait,maisellenemeconnaissaitpas.Lorsque tu rentras à lamaison ce soir-là, je la vis te prendre à part dans le
salon.Vousparlâtes ensembleàvoixbasse. J’entendis tesmains lui tapoter ledos.Après,tuavaisl’odeurdesonparfumàlaroseetjepensaisàcetteétreintetoutelanuit.
UneautreversiondemonhistoireavecVioletmetraverseparfoisl’esprit.Lavoici:Jel’allaitejusqu’àsonpremieranniversaire.Lasensationdesapeaubrûlante
contrelamiennemeravit.Jesuisheureuse.Jesuisreconnaissante.Êtreavecellenemedonnepasenviedepleurer.Nous nous apprenons mutuellement des choses. La patience. L’amour. Les
moments simples et joyeux que je passe avec elleme fontme sentir vivante.Nousconstruisonsdestoursaprèslasiesteetnouslisonslemêmelivretouslessoirs jusqu’à ce qu’elle en connaisse chaque page par cœur, et elle ne peuts’endormirquesijelaberce.Jenetedétestepasquandturentresenretardàlamaison, quand tu es en retard pour prendre la relève. C’estmon nom qu’elleappellequandelleseréveillelanuit.Ellebabillebonjourquandjerentredanssachambre,etnouspassonsuneheurecalmeensembleavantquetutelèves.Ellen’apasbesoindetoicommeelleabesoindemoi.Nousfaisonsensemblelecheminjusqu’àl’écolematernelleetellemeditau
revoirdel’autrecôtédelagrille.Toutelajournée,elleestdansuncoindematête,ellememanque.PourlafêtedesMères,ellemefabriqueunecarteavecdesmots qu’elle a inventés, la maîtresse l’imprime pour elle, et les larmes memontent aux yeux en l’ouvrant. Je ne ressens pas de peur quand je vais lachercheràlafindelajournée.Ellemesourit.Elles’agrippeàmesjambes.Jeluiréclamedesbaisers.Elles’occupedesonfrèrecommed’unepoupée.Elletientbiensatêtequand
elle le porte. Elleme regarde l’allaiter et elle se love à côté de nous, pour seréchaufferàlachaleurdenoscorps.Jen’aipasenvied’êtreseuleaveclui,sanselle.Elleparledeluiquandiln’estpaslà.Elleparledeluiàdesétrangers.Detempsentemps,elledemandesionpeutallerjustetouteslesdeuxauparcparcequeletempsseuleavecmoiluimanque.Onyva,etonfaitdelabalançoirecôteà côte, et on s’achète des glaces à la vanille.On rentre à lamaison et il nous
attend, en sécurité avec toi. Je ne fais pas secrètement semblant qu’il estmonseulenfant.Pendantque jem’habille,elles’assoit surmon litetnousparlonsdechoses
dontlesmèresetlesfillesparlent.Jesuisgentille,etjesuischaleureuse.Elleestcurieuse.Elleaimeêtreprèsdemoi.Sesyeuxsontdoux.Jeluifaisconfiance.Jeme sens capable d’être avec elle. Je la regarde grandir et devenir une jeunefemme respectueuse et bienveillante. Une fille que je reconnais comme lamienne.Nous avons un fils et elle a un frère.Nous les aimons tous les deuxégalement.Noussommesunefamilledequatre,unefamillequimangelemêmedîner tous les dimanches, qui se querelle pour savoir quelle émission de téléregarderlevendredi,quipartenroad-tripl’été.Jenepassepasmesjournéesàmedemanderquinousaurionspuêtre.Oucequeseraitlaviesielleétaitmorteàsaplace.Danscetteversiondel’histoire,jenesuispasunmonstre,etellenonplus.
Tuétaisparti racheterde lacrèmesolaireaumagasinde l’hôtel.Onnes’ensortaitjamaisbienaveclesvacancesàlaplage;onprenaitdescoupsdesoleiltropfacilement.Maisnousessayionsd’êtreunefamillenormale.Tamèreavaitsuggéréquenouspartions,elleavaitditqu’unchangementdedécornousferaitdubien,ettuavaisdoncréservélesvacances.Violetadoraitjouerdanslesable,mêmesielleavaitdéjàneufans. Je lisaisun romansousnotreparasol rayéetsoulevaislebordmoudemonchapeaudetempsentempspourlasurveiller.Ellecreusaitunlabyrinthedecanauxpourlesremplird’eau.Ungarçonmaigrichon,quinedevaitpasavoirplusdetroisans,s’attardaentreelleetleclapotementdel’océan,ensemordillantlepouce.Elle s’approcha sur la pointe des pieds et s’accroupit à sa hauteur, le vent
emportant leurs voix loin demoi. Il avait l’air de rire. Elle bascula en arrièreavecunregardbébêteetilritàgorgedéployéeverslesoleil.Illasuivit,etelleluitenditunseaupourqu’ill’aideàremplirlescanaux.J’avaisadmiré l’élégancedesamèrequand je l’avaisvueplus tôtce jour-là
prèsdelapiscine.«Votrefilleestadorable,deledistrairecommeça.Est-cequ’ellefaitdéjàdu
baby-sitting?»J’expliquai qu’elle faisait plus que son âge. Je l’invitai à s’asseoir dans ta
chaise longuevidependantqu’ils jouaient tous lesdeux.Nousregardâmesnosenfants en échangeant le genre de plaisanteries qu’on partage entremères. Legarçonlevalesyeuxetl’appela,enfaisantsigne,enluimontrantleseau.«Jevois, jevois!C’estsuper,Jakey!»Ilsétaient làpour lasemaine.Elle
avait deux autres enfants qui étaient en bateau pour la journée avec leur père,mais Jake et elle avaient le mal de mer. Violet commença à enterrer le petitgarçondanslesable.D’abordsesjambes.Puissontorse.Elletapotaitlesable,etlelissaitsurlabosse,tandisquelegarçonrestaitaussiimmobilequepossible.«Vousm’excusezuneminute?»demandalamèreensortantsontéléphone.
Elledevaitpasseruncoupdefilde travailmais laplageétait tropventeuse.Ellecourutenhautdelapromenadederrièrenousetjeregardaisoncaftanblancclaquerautourdeseslonguesjambes.Legarçonétaitenterréjusqu’aumentonmaintenant,satêterondecommeune
cerisetrempéedanslesable.Violetcourutjusqu’àl’eauetremplitleseauleplusgrandet revint lentement jusqu’à lui.Sesbras tremblaient.Commentavait-ellepuporterunseauaussi lourd?Jemeredressaidansmachaise.Ellebrandit leseauau-dessusdesatêteetsapoitrinesesouleva.Elles’arrêtaetregardapourvoirsi je la regardais.Je lui renvoyaisonregard, lecœurbattant.Lesyeuxdugarçonétaient fermés.Jemeprécipitaimaladroitementpourmemettredebout.De l’eau déborda quand elle bougea pour placer une main sous le seau. Elleallaitleretourner.Ildevaityavoirquatrelitresd’eau,quirempliraientsesvoiesrespiratoiresenquelquessecondes.Ellelefixa,immobile,samainprêteàfairebasculer lerécipient.Mes jambessedérobèrent, j’essayaidecriermaisriennevint.Jemefrappailapoitrine,essayantderetrouvermavoix.Etenfinjehurlai.Sonnomsortit,àpeineaudible,lesoncommedufeudansmagorge.«Sam!»« Qu’est-ce qui ne va pas ? » Ta main sur mon bras me surprit et je te
repoussai.Violetnousregardaittoujours,leseauposéparterreàcôtéd’elle.Legarçonrelevalecouetlemoulagedesablesecraquelacommedelaglaceautourdelui.«Tuastoutcassé!»«Jesuisdésolé»,dit-il,etilcommençaàpleurnicher.Ellesemitàgenouxetl’aidaàserelever,époussetantlesabledesondoset
de ses fins cheveuxblonds.«Nepleurepas.Onpeut le refaire.Est-cequeçava?»Samains’enroulaautourdesespetitesépaulesetilhochalatête.Ellemejetaunbrefregard,pourvoirsijel’observaistoujours.«Rien», tedis-je finalement, et je réajustai lebasdemonmaillot debain.
Mes battements de cœur secouaient ma poitrine. Je la regardai essayer deconsolerlepetitgarçon.Peut-êtrequej’avaissurréagi.Jepensaisdenouveauàses moufles roses poussant la poussette et puis je repoussai rapidement cetteimage.Tumetendislesacenplastique,tusemblaisserein–tunem’avaispasentendueprononcersonnom.Ouentoutcas,tufissemblant.Nousrestâmesencoredeuxheures.Jefinismonlivre.Tujouasaucerf-volant
avec les enfants. Nous dînâmes ce soir-là avec la famille du garçon, la mèreéléganteetsestroisfilsassortisencotongaufré.
JeregardaiVioletplacerdesmarshmallowsauboutdesbâtonsdesenfantsetleur montrer comment les tremper dans le chocolat. Je sentais que tu meregardais.Jemeretournaipourcroisertonregardettusouris.Tufinistonvin.Jemelevaipourcasseruneautretablettedechocolatenpetitscarrésetladonnaiauxenfants.JeterejoignissurlefauteuilAdirondack,surtesgenouxoùj’avaispassé tant de temps avant les enfants, et je glissaimesmains sous ta chemisepour les réchauffer. Tu m’embrassas sur la bouche. Je vis la femme nousregarderdel’autrecôtédesflammes.Leschosespourraientêtresifaciles,sijelevoulais.
Une longue pause exaspérée avant une réponse qui aurait dû être facile àdonner.Fermerlaportedelasalledebainsalorsquetul’avaistoujourslaisséeouverte.Rapporterunseulcaféàlamaisonaulieudedeux.Nepasdemanderàl’autrecequ’ilvacommanderaurestaurant.Tournerledosdanslelitquandonentendl’autreseréveiller.Marcherjustequelquespasdevant.Ceschangementssontdélibérésetimpossiblesàignorer.Ilsdévorentcequ’il
y avait autrefois. Tout se produit très lentement et ne semble d’abord passignifierquoiquecesoit.Quandlamusiqueestparfaite,quandlachambreestbaignéedesoleil,çapeutpresqueneriensignifier.Lematindetontrente-neuvièmeanniversaire,jedescendisdanslacuisineet
mepréparaimonpetitdéjeuner.Laveille, tuavais sous-entendu (tu l’avaisditdeuxfois,enfait)quetuaimeraisbienallerà labrasseried’àcôtémangerdesœufs.Maisjevoulaisquetuteréveillesdansnotrelitensentantquejefaisaisgriller
unbagel.Tudétestaislesbagels.Tucomprendraisquejen’avaispasl’intentiond’alleràlabrasseriepourlepetitdéjeuner.Jevoulaisteblesser.Jevoulaisquetupenses,Peut-êtrequ’ellenem’aimeplus.Jevoulaisquetusoistellementdéçuquetuteretourneraispourterendormir,aveclasensationdenepasêtrelemariquesafemmeveutrendreheureuxunmatinquiauraitdûcompter.Vingt minutes plus tard, tu descendis les escaliers vêtu d’un pull que je
détestais. La laine était pelucheuse et élimée. J’étais en train d’essuyer lefromage frais du couteau. Il était neuf heures dumatin, et tu annonças que tusortaisacheterlejournal.NousétionsabonnésauTimes.Jelejetaisurleplandetravaildanstadirection.TudisquetuvoulaisleJournal.JenesavaispasquetuaimaisencoreleJournal.Turentrasàlamaisonuneheureetdemieplustardettunedisrien.Tunemangeasrienjusqu’àcequ’onréchauffedesbolsderestesdespaghettibienaprèsl’heuredudéjeuner.Tuavaisdoncdûallermangerdesœufssansmoi.Nousn’enparlâmesjamais,etjeneregrettaijamais.Troisjoursplustôt,tum’avaisdemandélenomdesfleursquej’avaisachetées
pour décorer la table de la cuisine le week-end précédent, les blanchesduveteuses.C’étaientdesdahlias.Jetedemandaipourquoituvoulaissavoirça,et tu répondis que tu étais simplement curieux, que tu les aimais bien, que jedevrais en acheter plus souvent. C’était étrange. Tu n’avais jamais semblét’intéresserauxfleursavant.Tunem’avaisjamaisdemandélenomd’unefleur.Lasemainesuivante,tuétaisassisdanstonfauteuilettutenaisdanstamain
montéléphonequej’avaislaissésurlatable.Turegardaisunephotodetoiquej’avais prise lemois précédent. Je n’étais pas sur la photo avec toi, niViolet.C’était justeunephotode toi,beau, souriant,avecunebarbededeux jours, lecoude appuyé sur une table de restaurant. Plus tard, dans notre lit, je pensai,peut-être qu’il se demande à quoi il ressemble aux yeux des autres femmes ;peut-être qu’il était en train d’essayer d’imaginer la première impression qu’ilpeutdonneràunefemme.Peut-êtrequ’ilcherchaitunedifférenteversiondelui-mêmedanscettephoto.Mais regarder une photo de soi-même n’est pas la preuve qu’on a une
aventure.Etdemanderlenomd’unefleurnonplus.Cesont,pourtant, legenrede choses qui pourrissent dans notre esprit jusqu’à ce qu’on ne se sente plusaimé;cesontlesévénementsquinousontdéplacésd’unendroitoùnotrecoupleauraitpusurvivre,mêmefaceàunemortquim’avaitpresquetuée,moiaussi,àunendroitdontonnepouvaitsimplementpasrevenir.Toutdevinttroplourdettrop douloureux, des agressions continuelles au cœur de ce qui avait autrefoissembléêtrel’endroitleplussûrdumonde.C’estpourcetteraisonquejenesuispasalléeprendrelepetitdéjeuneravec
toilejourdetontrente-neuvièmeanniversaire.
Tu te servis une tasse de café avant deme tendre ta lettre de démission. Jevenais justede rentrer après avoirdéposéViolet à l’école et jenem’attendaispasàtetrouveràlamaison.«Maispourquoi?»Tut’assisdanstachaiseettucroisaslesjambes.Jeremarquaialorsquetune
t’étaispasrasédepuisplusieursjours.Peut-êtretroisouquatre.Ilyavaittantdechosesàtonsujetquejenevoyaisplus.« J’ai envie de quelque chose de plus visionnaire. Peut-être un truc en lien
avec ledéveloppementdurable. Iln’yaplusdeplacepour lacréativité là-bas.Wesleycontrôletout.»Je regardai tes doigts qui pianotaient sur la table en bois. Mes yeux se
posèrentensuite sur la feuilleet ta signature.Lamissiveétaitbrève.Quelquesphrases.Datéedelaveille.«Onauraitdûenparler,tunecroispas?»Jenesavaisvraimentpasoùnous
enétionsfinancièrement,combiend’argentnousavionsdecôté.Monesprit fitmarchearrière,essayantdesesouvenirdudernierrelevébancairequej’avaisvu.C’était toi qui payais nos factures. Je ne gardais aucune trace de ce que nousgagnionsetdépensions.Jeprissoudainconsciencedemastupidité.«Maisçavaaller,financièrement?C’estunedécisionimportante.»«Çavaaller.»Tuaimaismegarderendehorsdeça.Tutapotasdenouveau
latable.«Jenevoulaispast’embêteravecça.»«Etqu’est-cequetuvasfairemaintenant?»«J’aiquelquesidées.»Tut’étirasdanstachaise.Tongenoutressautait.Tuavaisl’airfébrile.Etpeut-
êtresoulagé.Jeneparvenaispasàsavoir.«Jesorscourir.»«Ilfaitfroidaujourd’hui.»
« Continue ce que tu faisais. Vis ta vie comme si je n’étais pas là. » Tum’ébouriffaslescheveuxcommetulefaisaistoujoursàVioletettusortisdelacuisinepourallerchercherteschaussuresdecourse.Ilyavaitlongtempsquetunefaisaisplusdefooting.Quelque chose semblait bizarre. J’avais la tête qui tournait. Je ressentis un
besoin urgent d’appeler ta mère. Quand elle décrocha, elle était en train depromenerlechien.Je lui dis que je voulais parler des fêtes de fin d’année qui approchaient,
passerenrevuelesprojetspourleurvisite.Ilsdevaientréserverunvolpour levingt-deux décembre, et nous emmènerionsViolet faire du patin le lendemainavec ta sœur. Je lui demandai des idées de cadeaux pour ton père. Nousdiscutâmesdequicuisineraitquoipourledîner.«Jesaisqueceseradurcettefoisencore»,dit-elle.«SansSam.»«Ilmemanque.»«Àmoiaussi.»« Helen », dis-je, en me demandant si je n’aurais pas simplement dû
raccrocher.«Foxm’aannoncécematinqu’ilavaitdémissionné.Est-ceque tusavaisqu’ilenvisageaitdelefaire?»« Non, il ne m’a rien dit. » Elle marqua une pause. « Si l’argent est un
problème, tusaisquenouspouvonstoujoursvousaider.Jeneveuxpasquetut’inquiètesàcesujet.»« Ce n’est pas ça. C’est… j’ai l’impression de ne plus le connaître. Il est
devenutellement…distant.»Jeretinsmarespirationethaussai intérieurementlessourcils.Jen’aimaispasluiparlerdetoi,maisj’avaisdésespérémentbesoind’êtrerassurée.«J’ailasensationqu’ilsepassequelquechose.»«Oh,jenepensepas,chérie.Non.»Sontonsuggéraitqu’elleavaitsaisice
quejesous-entendais.«Vousêtesencoredesparentsendeuil,Blythe.C’estunmomentdifficilepourvousdeux.Peut-êtrequeFoxsouffredavantagequetunet’en rends compte. » Elle me laissa le temps d’acquiescer, mais je restaisilencieuse.«Soispatienteaveclui.»«Neluidispasquej’aitéléphoné,d’accord?»Jememassailestempesdans
l’espoirdesoulagerlatensionsousmoncrâne.« Bien sûr. » Elle ramena la conversation à la date de leur retour et je te
cherchaidesyeuxparlafenêtredusalon.Ton ordinateur était allumé et je connaissais tonmot de passe. Ton bureau
paraissait exactement commed’habitude–outils éparpillés,unprojet encours
laissélàoùtuavaisétéinterrompulanuitprécédente.Riennesemblaitindiquerun ralentissementdans tonactivité, riennesemblaitdifférent. J’ouvris taboîtederéceptionetfisdéfilerlesmessages.Lemaildetonchefnefutpasdifficileàtrouver : Je suis heureux que nous nous accordions sur le fait que c’est lameilleure issuepossible compte tenude la naturede l’incident. Je suis désoléqueça se finissecommeça.Nousaurionspeut-être tous lesdeuxpuêtreplusdiscrets sur la gestion du problème.Cynthia te contactera pour les détails del’indemnitédontnousavonsconvenu.Ilyavaiteuunincident.Indemnité–tuavaisétéviré.J’ouvrisunmailenvoyélematinpartonassistante.Tunel’avaispasencore
lu.Elleavaitseulementécrit,JeviensdevoirlesRH.Appelle-moi.J’allaidans la chambredeViolet et ramassai le crayonet lagomme licorne
qu’elle lui avait offerts. Je reniflai la gomme comme s’il était possible d’ytrouverunesortedeconfirmation.Jelareposaisursonbureauetm’allongeaisursonlitdéfait.Jeportaimesdeuxmainsàmapoitrine.Lessoirstardaubureau.Tafaçonde
me repousser lorsque je te touchais.La façondont tesdoigts avaient tapoté latablependantque tumementais.Jefermai lesyeuxet respirai l’odeurâcredusommeildeVioletsurl’oreiller.«Jetedéteste»,murmurai-je.Jevousdétestaistouslesdeux.Toutcequeje
voulais,c’étaitSam.S’ilavaitétélà,toutseseraitbienpassé.Jepleuraijusqu’àce que je t’entende ouvrir la porte d’entrée. Le bruit de tes chaussures sur lecarrelage. Tes pieds rebondissant dans les escaliers. Je restai étendue sansbougerettupassasàcôtédelachambredeVioletjusqu’àlasalledebainspourprendreunedouche.J’avaislaissélemailouvertsurtonordinateur.Tuleverraisvingtminutesplustard,ettunemediraisrien.
Le lendemain matin, j’attendis un peu dehors avant de rentrer à la maisonaprèsavoirdéposéViolet.Jevoulaisquetusoisparti,maislorsquejepoussailaporte, tonodeur était encore tropprésentepourque ça soit le cas.Tuétais là,quelquepartdanslamaison.Jenet’appelaipas.Jefermailaportedelasalledebains,j’allaisousladoucheetmefrictionnaidetoutesmesforces.Chaquepartiedemoi.Jerestaisouslejetjusqu’àcequel’eaudeviennefroide.Jepouvaist’entendredel’autrecôtédelaporte.Dessonsquej’avaisentendus
presque tous les matins de notre vie ensemble. Tiroirs qui s’ouvraient et sefermaient.Sous-vêtementspropres.Maillotdecorps.Etpuisleplacard.Chemiseblanche – tu devais essayer d’impressionner quelqu’un ce jour-là. Les pincesmétalliquesducintrecliquetèrent.Tachemiseglissadeslourdesépaulesdeboisjusquedanstesbras.Etalorslaportedelasalledebainss’ouvrit.J’étaisnue.Cematin-là,tuposas
un regard différent sur mon corps. La peau pendouillante qui avait porté tesenfants. Les seins que ces enfants avaient asséchés. Le carré de poils pubiensfilasses,négligédepuisdesannées.Toutça,danslesyeuxd’unhommequiavaitquelquechosedemieux,deplus jeune,deplusfermeàcontempler.Sapeauàelleétaitdouce,sansdoute,etdépourvuedeveinesmauvesetdepoilstenaces.Jeteregardaimeregarder.Etjemedemandaicequesignifiaitcecorpspourtoimaintenant.Est-cequec’étaitsimplementunvéhicule?Levaisseauquit’avaitamenélà,pèred’unebellepetitefilleetd’unfilsquetuavaisàpeineconnu?Tusentismonregardsurtoiettudétournaslesyeux.Tucomprisquetut’étais
attardétroplongtempssurmoncorpsnu.Tucomprisquejesavais.Tuattrapaslaservietteettumelatendis.Nousn’échangeâmespasunmotcematin-là.Tusortisjusqu’àdixheuresdu
soir.En rentrantà lamaison, tumebaisassiviolemmentque je saignai.C’estmoiqui t’avais suppliéde le faire. J’imaginaisque tu l’avaisbaiséecettenuit,elle aussi. Mais je voulais me sentir utilisée, d’une façon mécanique qui medonneraitl’impressiond’êtreséparéedemoncorps.Jevoulaissentirquej’étais
commeuncanotdanslamer.Rouillé,abîmé,fiable.Ilyadesjoursquimarquentlesmomentsdansnotreviequinouschangentà
jamais,etcelui-làenétaitun.Est-cequej’étaislafemmetrompée?Est-cequetuétais l’hommequim’avait trahie?Nousétionsdéjà lesparentsd’ungarçonmort.D’unefillequejenepouvaispasaimer.Nousallionsdevenirlecouplequisesépare.Lemariquipart.Lafemmequines’estjamaisrelevée.
1972
Il arriva un moment où ce fut clair pour tout le monde qu’Etta partait envrille. Elle avait arrêté de cuisiner et de manger. À cette époque, elle avaitarrêté de faire à peu près tout. La maison avait l’odeur rance des servietteshumides laissées trop longtempsdans lamachineà laver.Certains jours,Ettas’aventurait audeuxièmeétage,mais le restedu temps, ellenequittait pas sachambre.PourCeciliaaussi,c’étaitunmomentdifficile.Elledépérissait,flottantdans
lesvêtementsquiavaientétéàsa tailleplus tôtdans l’année.Elleavaitperdul’appétitetcessédeprendresoind’ellecommelesfillesdequinzeanssaventlefaire.Ellenevoulaitpasdemanderd’argentàHenrypouracheterdesservietteshygiéniques, alors elle commença à fourrer des chaussettes dans ses sous-vêtementslorsqu’elleavaitsesrègles.Iln’yavaitjamaisdelessiveàlamaison,alorselleleslaissas’entassersoussonlit.LorsqueHenrylestrouva,Ceciliafutprofondément humiliée. Il demandaà sa sœurd’emménager avec euxquelquetemps.Cette sœurvivaità l’étrangeretduplus loinqueCecilia se souvienne,Henrynel’avaitjamaismentionnée,elles’imaginadoncqueleschosesdevaientêtregraves.Ilsgardaientautantquepossibleleursdistances.LasœurdeHenrycompritquelasituationétaitdélicate.Ellenettoyalamaisonetremplitlefrigo.Unjour,CeciliaentenditlasœurdeHenrysuggérerqu’elleparteenpension.
Ellenepensaitpasquecesoitsainqu’elleviveencoreavecsamère.LepoingdeHenryfittremblerlescouverts.«C’estsafille,bonDieu.Ettaabesoind’êtreavecCecilia.»«Henry.Elleneleveutpas.Ellen’aimepascettefille.»Cecilia jetaunœil dans lapièce et le regarda. Il se couvrit le visagede la
main,l’espaced’uneminute.Etpuisilsecoualatête.«Tuastort.L’amourn’arienàvoiravecça.»Quelquesjoursplustard,Ettasependitàunchênedanslejardinenutilisant
unedesceinturesdeHenry.C’étaitunlundimatinetlesoleilselevaittoutjuste.Lamaisonétaitdanslamêmeruequel’écoledeCecilia.Ettaavaittrente-deuxans.
Jemedemandaissipassermesjournéesàt’imaginerbaiseruneautrefemmeatténuerait ladouleurdumanquedeSam.Ildevaitbienyavoirunelimiteà latristessequ’onpouvaitsupporter.J’imaginaisquesijeconcentraismonattentionsur ce que tu m’avais fait, peut-être que la douleur d’avoir perdu Samcommenceraitàêtremoinssuffocante.Mais ça n’arriva jamais. Ta trahison ne me causait pas suffisamment de
chagrin. Lamort de Samm’avait frappée si durement que je ne pouvais rienressentird’autre.Tudésiraisuneautrefemme?Trèsbien.Tunem’aimaisplus?Jepouvaislecomprendre.Àl’hôpital,ledocteurquinousavaitparléaprèslamortdeSamavaitditceci
avantquetupartes:«Soyezfortsensemble.Beaucoupdecouplesnesurviventpasàlamortd’unenfant.Vousdevezgarderçaentêteetvousbattrepourvotremariage.»«C’estquoi,ceconseil?»m’avais-tuditplustard.«Onasuffisammentde
problèmescommeça.»Pendanthuitjours,jenet’aipasconfronté.Nousavonscontinuénotreviede
façonàcequeVioletnesentepasde tension.Tuétaisparticulièrementgentil.Particulièrement attentionné. Je ne voulais rien de tout ça. Je ne t’ai jamaisdemandéoùtuallaispendantlajournée,parcequejem’ensouciaispeu.Est-ceque tu allais la voir, elle, est-ce que tu cherchais un nouveau travail ? Je nesavaispas.Jetedemandaid’annulerlavisitedetesparentsàNoël,parcequeçasemblaitunepunitionpournousdeux.« Pourquoi tu ne téléphones pas à ma mère toi-même ? » rétorquas-tu.
«Apparemment,tuaimeslateniraucourantdemonactualité.»Ellet’avaitditquej’avaisappelé.Je ne sais pas quelle excuse tu lui donnas pour annuler. Après ça, je ne
répondis plus à ses appels, même si ça me faisait mal à chaque fois que jel’ignorais.
Lehuitième soir, je te trouvaidans ta tanière en trainde ranger tonbureau.Toustesprojetsétaientmisdecôté,transmisauxpersonnesquirécupéraienttesclients.Lelongbrasdetalampeétaitrepliésurlui-même,commes’ilallaitêtreemballédansdupapierbullepourundéménagement.Ceseraitpeut-êtrelecas.Jecherchailaboîtedelamesetnelavisnullepart.«Oùest-cequetuasmistoutestesaffaires?Tesoutilspourlesmaquettes?»
Je retinsmonsouffleetmesentishonteused’avoirbesoindesavoiroùétaientles lames. L’angoisse montait dans ma poitrine, menaçante. Tu désignas leplacardsanst’arrêterdetrieruneboîtedepapiersépars.Jefiscoulisserlaporteetpassaienrevuelesétagèresendésordre.Devieuxjeuxdesociété,descadresvidesempilésetdesdictionnairesdatantdemesannéesdecollège.Laboîteétaitlà,surladeuxièmeétagère,entreteslivresd’architectureetuncartonderègleset de crayons. Je fermai la porte et me tournai vers toi. Tes épaulescommençaient à se voûter comme celles de ton père. Jeme demandai si elleaimait passer samain sur lespetits cheveuxde tanuque, si un jour elle te lesraseraitcommejelefaisaisdetempsentemps.«Commentelleest?»Tu levas la tête.Lapiècesemblait sidifférentesans lesombresde ta lampe
dansant sur lemur tandis que tu travaillais. Tu étais absolument immobile. Jeretinsdenouveaumonsouffleenmedemandantcequetuallaisdire.Maistuneparlaspas.Jerépétai:«Commentelleest,Fox?»Etpuis je sortisde lapièce. J’allaimecoucher. Jemedemandai si tu allais
partiravantque jenemeréveille,maisquelquesheuresplus tard,oupeut-êtrejusteune,jesentisbougertoncôtédumatelas.«J’aiarrêtédelavoir.»Tuavaispleuré.Tuparlaisdunez.Jeneressentis rien.Pasdesoulagement.
Pasdecolère.J’étaisfatiguée.Lematin,jet’apportaiuncaféaulitavantqueVioletseréveille.Jem’assisà
côtédetoipendantquetulebuvais.«NousavonsdéjàsuffisammentperdulorsqueSamestmort»,dis-je.Tute
frottaslefront.«Tun’asjamaisaffrontétondeuil.»J’attendisquetuparles.«Samn’estpaslaraisonpourlaquellenotremariages’écroule.Iln’arienà
voiravecça.»Laportedenotrechambres’ouvrit.Violetentraetnousfixa.Tumeregardas
lentement, tes yeux endormis à présent ouverts aussi grands que les siens. Et
puistureportastonregardsurnotrefille.«Bonjour,chérie»,dis-tu.«Petitdéjeuner?»demanda-t-elle.Tulasuivishorsdelapièce.
C’était un endroit stupide pour le ranger. Sous le lit. Je l’avais fourré là ent’entendant rentrer à la maison en milieu d’après-midi. De toute façon, tu nefaisaisjamaisattentionauxlivresquejelaissaistraîner.Etjen’avaispaspenséàelle, pour être franche : au-delà de la logistique de notre routine, j’existais àpeinedanssonmonde,etelleexistaitàpeinedanslemien.Jenesaispaspourquoijel’avaisacheté.Jesavaisqueçan’aideraitpas,mais
ça semblait quelque chose que je pouvais faire pour donner de la réalité à lasituation. Pour dépasser ma curiosité désespérée. Deux mois avaient passédepuisque je t’avaisconfrontéausujetde tonaventure.Et jen’arrêtaispasdemedemander:Quiestcettefemme?Àquoielleressemble?Turefusaisdedirequoiquecesoitàsonsujet–toutcequejesavais,c’étaitqu’elleavaitété tonassistante.Lafemmequetuavaisinvitéeàdéjeuneravecnotrefille.Chaque foisque je tedemandaisdem’endireplus, tu secouais la tête et tu
murmurais:«Nefaispasça.»Je trouvai le livre dans son sac à dos. Survivre à une aventure : comment
surmonter la trahison dans votremariage. Violet était en train demanger unyaourtsurleplandetravaildelacuisine,songoûterd’aprèsl’école,etellelevalesyeuxlorsquejefixailelivredansmesmains.Jenesavaispasquoiluidire– elle avait dix ans. Que pouvait-elle comprendre du terme « aventure » ? Jepensaiauxélèvesplusâgésauprèsdesquelsellen’auraitsansdoutepashésitéàserenseigner.«Qu’est-cequetufaisavecça?»demandai-jenerveusement.Ellehaussales
sourcilsd’unairentenduetseremitàremuersonbol.«Réponds-moi,Violet.»«Qu’est-cequetoi,tufaisavecça?»Jem’éloignai.Une heure plus tard, je frappai à la porte deViolet et lui demandai si nous
pouvions parler. Elle pivota lentement sur sa chaise de bureau et me jeta un
regard vide. Je lui dis que je voulaismettre les choses au clair : ce livremeservaitdebasederecherchepourunnouveautextequej’étaisentraind’écrire.Ilfallaitquenousparlionsdecequecemotd’adulte«aventure»signifiait–decequ’ellepensaitqueçasignifiait.Sijepossédaiscelivre,cen’étaitpasparcequequelquechosen’allaitpasentresamamanetsonpapa.Nousnousaimionstrèsforttouslesdeux.«D’accord»,dit-elle.Etellepenchadenouveausatêtesursesdevoirs.Jesavaisqu’elle savaitquiétait la femme.Peut-êtrequece jouroù tuavais
emmenéVioletà tonbureaun’étaitpas le seuloùelles s’étaient rencontrées– j’ignorais quels secrets vous partagiez tous les deux. Je trouvais ça tellementétrangequ’ellen’aitjamaisutilisélecrayonoulagommelicornequelafemmeluiavaitdonnés.Ellelesgardaitsurl’étagèredesachambre,exposéscommedestrophées,despossessionsdeprixquidevaientsignifierdavantagepourellequejenel’avaiscomprisaudépart.Je jetai le livre dans la poubelle extérieure, en me demandant quels autres
mensongesjepourraisluiraconterpourcorroborerceluiquejevenaisdedire.Jevoulaisfairedemi-touretlaconvaincre,avecl’autoritéquedoitavoirunemère,qu’elleavaittort.Jenevoulaispasqu’ellepensequej’étaislegenredefemmequ’unmari tromperait.Etmêmesi tarelationavecVioletmemettaitencolèredepuisdixans,jenevoulaispasqu’ellecroiequetuétaiscegenred’homme.Mafamilletenaitàunfil,jelesavais.Maisjedevaislefaire.Ilnemerestait
riend’autre.Lorsqueturentrasàlamaisoncesoir-là,jetetouchaiaffectueusementchaque
fois que je pensais qu’elle pouvait nous voir, et je t’appelai « chéri » au lieud’utiliser tonprénom. Jemeglissai à côtéde toi sur le canapépendantque turegardaislematchdehockey.Jeposaimamainsurtongenouetlementonsurtonépaule,et je l’appelaipoursavoirsielleavaitdonnél’argentpourlemenupizzaàl’école.Ellemejetaunregard,baissalesyeuxsurmamainposéesurlacuissedesonpèreetsecouatrèslégèrementlatête,unrapideva-et-vient,justeassezpourmesignifierqu’elle savaitceque j’essayaisde faire.Elleavaituneremarquablecapacitéàmefairemedétester.Unmois plus tard – troismois après que j’aie découvert la liaison – jeme
réveillai un dimanche et je sus. C’était fini entre nous. Il fallait que nousarrêtions de faire semblant que nous allions dépasser le problème aussisimplement qu’on s’éloigne en flottant au fil de l’eau d’une chose déplaisantesurlerivage.Lababy-sitterpritVioletpourl’après-midietnousallâmesaubarauboutdelarue.
«Tulavoistoujours,n’est-cepas?»Tu regardas par la fenêtre et tu fis impatiemment signe au serveur. Une
nouvelle fois, je te demandai de simplement, s’il te plaît, me parler de cettefemme.Medirepourquoitul’aimais.Tun’évitaspasmonregard.Tuavaisl’airde débattre intérieurement pour savoir quoi me raconter, déterminer de quelssecrets tu voulais bien te défaire. Je fus brusquement saisie par un sentimentd’urgence.Jenepouvaisplusmetenirlàenfacedetoi–ilfallaitagir.Jevoulaisquetupartes.Jerentraiàtouteallureàlamaison,enserrantmonmanteausurmapoitrine.
Jesortislesvalisesdusous-sol.J’empaquetaiproprementtoustesvêtementsetremontai la fermeture Éclair. J’appelai une entreprise de déménagement etréservaiquatregrandsconteneursetunpetitvanpourlelendemain.JetrouvaiunblocdePost-itdansletiroirdetonbureauetjetraversailamaisonpourencollerunsurchaqueobjetquejevoulaisquetuemportes:lapetitedesserteàroulettesdelacuisine,laplatine,lavaisselledetesparents,letapisdel’entréemarquéparleschaussuresque tun’enlevais jamaisquandje te ledemandais, lecanapédusalon dans lequel tes fesses avaient imprimé leur forme depuis des années, levase en verre vert, la planche à découper tachée de sang de viande rouge, leschaisesque tu avais commandéespour la salle àmanger etque tout lemondetrouvaitinconfortables,touslesmeublesdetonbureau,etlaplupartdestableauxdans la maison. Et puis j’allais voir dans le placard et je trouvai la boîte delames. Je pris la plus longue, je l’enveloppai dans un foulard de soie, et je larangeaidansmontiroirdubas.«Jeneveuxpassavoiroùtudorscesoir.Reviensdemainpouremballertout
le reste. » J’allai jusqu’à t’embrasser pour te dire au revoir, une habitude, unréflexed’épouse.Enremontantlesmarches,jepensaiauxaffairesdeSam.Toutcequenousavionsgardéluiappartenantétaitrangédansdesboîtesausous-sol.Peut-êtrequetuvoudraisquelquechose–unecouverture,unjouet.Peut-êtrequeje devais te poser la question. Peut-être que je devais te donner une de sesaffaires,avecsonodeurencorefaiblementimprégnéedansletissu,presquetroisansplustard.J’ouvrislerobinetdelabaignoireetjeretiraimesvêtements.Lebruit de l’eau avait étouffé tes pas, et donc je fus surprise de te voir dansl’encadrure de la porte. Je cachai mes seins et te tournai le dos. Ta présencesemblait désormais une intrusion. Toutes ces années avec toi, et maintenant,j’avaisl’impressionquetuétaisunétranger.«EtpourViolet?»Tunedétournaspastesyeuxdemoiquandjerentraidans
labaignoire.L’eauétaittropchaude,maisjem’obligeaiàm’asseoir.
«Quoi,Violet ?C’est toi le responsable de tout ça.Débrouille-toi pour luiexpliquer.»Turegardasenl’airpuisailleurs,commetulefaisaischaquefoisquejedisais
quelque chose qui te faisait souhaiter que je ne sois pas si butée ou vague oudifficile ou indécise. Ou légère. Ou sarcastique. Parmi les nombreuses chosesque tu n’aimais pas que je sois. Tu te frottas le front. Apparemment, je tefatiguais.Apparemment,tuauraispréféréquejen’aiejamaisexisté.«J’aifaitdemonmieuxpourlagarderendehorsdetoutçaparcequejene
veuxpasqu’ellepensedumalde toi. Jeneveuxpasque les choses changententrevousdeux»,dis-je.«Maisjepensequ’elleestdéjàaucourant.»J’attendistaréaction.J’attendisquetuexprimesdelareconnaissance,etque
tuadmettesquec’étaittoiquinousavaismenéslà.Maistoutcequetudisfut:«Jeveuxunegardepartagée.Cinquante,cinquante.»«Trèsbien.»Tumeregardasglisserdanslabaignoirejusqu’àcequemoncorpsentiersoit
agrandi sous l’eau.Tume fixas,moi, la femmeque tu avaispénétréependantvingtans.Jemedemandaisituallaistenterdemerejoindredanslabaignoire.Sien dépit de toutes mes fautes, de toutes les façons dont je t’avais déçu, tuvoudraissentirmapeauunedernièrefois.Je levai lesyeuxetneressentisrienpourtoi–niamour,nihaine,nirienentrelesdeux.Est-cequec’étaitàçaquelafind’unmariageétaitcenséeressembler?Ilyadesgensquitravaillentsurleursproblèmes,quisebattentl’unpourl’autre,quilefontpourlesenfants.Pourlaviedontilspensaientavoirbesoin.Maisjen’avaisrienpournourrirlaflamme.Plusrienàdonner.Etsoudain,cequetuavaisditmefrappa–gardepartagée.J’allaisêtreseule
avecelle.C’estcequetuavaisvouludireendemandant:«EtpourViolet?»Tuvoulaisdire:«EtpourtoietViolet,etlacohabitationquevousallezdevoirsupportersansmoi?Touscesjoursoùvousnevousparlezpas,toutescesnuitsoùelleabesoindequelqu’un,etoùtuneferaspasl’affaire?Etlesmomentsoùelle sait que tu fais semblant de te soucier d’elle ? Qui la croira ? Qui ladéfendra?Quilaréconfortera?Quil’égaieralematin?Quil’aimeralesjoursoùelleseraseuleavectoietaurabesoind’êtrerassurée?Quilacroira?»Tu te tenais debout dans ton jean et ton pull gris avec les mains dans les
pochesettumeregardais.Nue.Déplacée.Jecroisaitonregardperçant.«Çaira»,dis-je.«Jesuissamère.»
Notre cerveau est toujours à l’affût. Il guette le danger – unemenace peutarriveràtoutmoment.Lorsquel’informationarrive,ilseproduitdeuxchoses:d’abord, notre conscience enregistre l’information, là où nous pouvonsl’observeretnousensouvenir.Etpuis,notresubconscient,unepetitepartieducerveauenformed’amandeappeléeamygdale,lafiltreàlarecherchedesignesde danger. Nous ressentons la peur bien avant de comprendre ce que nousvoyons,ouentendons,ousentons–enseulementdouzemillièmesdeseconde.Nous réagissons si vite que ça peut arriver avant que nous soyons activementconscients que quelque chose ne va pas. Comme quand on voit une voitureapprocher.Commequandonvoitquelqu’unquis’apprêteàrecevoiruncoup.Lesréflexes.Onditqueleréflexeleplusnaturelaumondesurvientpendant
l’accouchement–leréflexed’ocytocine.L’hormonedematernité.C’estellequifabriquelelaitetl’aideàcouler,àremplirlescanaux,àjaillirdanslabouchedubébé. Elle commence à fonctionner lorsque la mère sent qu’elle va devoirallaiter.Quandellesentou toucheouvoitsonbébé.Maisau-delàdesoneffetsur la lactation, l’ocytocine affecte aussi le comportement de lamère. Elle lacalme,elleréduitsonstress.Etelleluifaitaimerlebébé.Ellelafaitregarderlebébéetvouloirlegarderenvie.Ilyavaitunevidéoviraled’unefemmecélèbre,unejeunearistocrateanglaise
que les tabloïds adoraient, avec son jeune fils turbulent. On la voyait, à troisoccasions différentes, le rattraper de justesse dans desmoments périlleux – sejeter enavantpouragripper samain lorsqu’ilglissait sur lesmarcheshumidesd’unavion,saisir lecoldesachemisesurlepontglissantd’unyacht, l’écarterduchemind’unponeydepolojusteàtemps.Commeunevipèresaisissantunesourisdansl’étaudesamâchoire.L’instinctd’unemère.Mêmecettemère-là–flanquéed’unearméedenounous,portantunebrocheetdes talons,etunbibiépingléàsesboucles.Unjour,peudetempsaprèsquetueusdéménagé,Violetpritmontéléphone
ettombasurlavidéosurYouTube.Elles’assitjusteàcôtédemoisurlecanapé,
danslerayondesoleild’unchauddimancheaprès-midi.J’étaisentraindelire.Ellebranditletéléphone.«Tuasvuça?»Je regardai. Elle me fixa attentivement pendant l’intégralité des soixante
secondesqueduraitlavidéo.«Lamèresauvesonenfantàchaquefois»,dit-elle.«Oui.»Jeposaimonlivreetattrapaimonthé.Mamaintremblaitentenantla
tasse.J’avaisenviedelafrapper.J’auraispuenfoncersatêtedanslecanapéetlafairesaigner.Espècedestupidepetitefilledemerde.Meurtrière.Aulieudequoi, jesortisdelapièceetpleuraisilencieusementau-dessusde
l’évierde la cuisinependantque l’eaucoulait. J’étais si triste. Ilmemanquaitdésespérément.C’étaitpresquesonquatrièmeanniversaire.
Jefixail’espacevidequetuavaislaissédansnotrechambre.Quandtuavaisdéménagé,tuavaisprisletableaudeSam.Jem’assissurlesoletjel’imaginailà,lamère,lamainencoupesursonmenton,sonétreintesurlacuissedubébé.Lachaleurdeleurpeau.«J’ai faim.»Violetmeregardaitduseuilde laporte, toujoursvêtuedeses
vêtementsd’école.«Qu’est-cequeturegardes?»«Onvacommanderàdîner.»«Jeneveuxpasdenourritureàemporter.»«D’accord.Jevaispréparerdesspaghetti.»Ça fonctionna – elle me laissa seule. Je ne voulais pas qu’elle soit là. Je
n’arrivaispasàdétacherlesyeuxdutroulaisséparlecloudanslemur.Jecuisinaipendantqu’ellefinissaitsesdevoirsàcôtédemoi.Commetoi,elle
avaitl’habitudedemettresonnezsiprochedupapierqu’elleletouchaitpresqueenécrivant.Jeregardai lacourbedesondosetsourissansréfléchir.Etpuisjeme rappelai que tu étais parti.Que tu n’étais plus quelqu’un à qui je pouvaispenserensouriant.«Tuveuxdelaglaceaudessertetregarderquelquechoseàlatélé?»«Onn’aplusdetélévision.»«C’estvrai.Onpourraitjoueràunjeu?»Ellenepritpaslapeinederépondreàcettequestion.«Quelleheure ilest?Onpourrait sansdouteencoreallerauciné,voirune
séancedusoir.»« J’ai écoledemain.»Ellegommavigoureusementquelquechoseetbalaya
lescopeauxsurlesol.«Ehbien,jemedisaisqu’onpourraitfaireuneexception.»J’enfilai un tablier tout en remuant la sauce. Pendant ton déménagement,
j’étaisalléefairedushopping.Jeportaisundespullspourlapremièrefois,unponchoencachemiredecouleurcrème.Jenefaisaisjamaiscegenredechose,acheter des tonnes de nouveauxvêtements chers,mais j’avais voulume sentirinsouciante ce jour-là et c’était tout ce qui m’était venu à l’esprit. TuapprovisionnaisencoremacarteVisa.«Ellealemêmepull.»Elle. Je cessai de remuer, comme si, en restant suffisamment immobile, je
n’effraieraispasl’animal.Ducoindel’œil,jevisVioletreveniràsontravail,lenezàquelquescentimètresdelapage.Jevoulaisqu’elleendisedavantage.«Ilestjoli»,dis-je.Ellemeregarda–vraiment?«Elledoitavoirbongoût.»Jeclignaidel’œiletdéposaileplatdespaghetti
sur la table. Elle les laissa refroidir pendant qu’elle finissait et je m’appuyaicontrelacuisinière,enmedemandantcequ’ellepourraitmedired’autre.« Donc, tu vas chez Papa demain. Tu as hâte de voir son nouvel
appartement?»«C’estleurappartement.»J’ignoraissiellementaitoupas–ellesemblaitensavoirplusquemoi.J’avais
prispouracquisquetuvivaisseul,maisjen’avaisjamaisposélaquestion.JemedemandaisituavaisparléàVioletdenotreséparationbienavantquetoietmoienayonsparléensemble.Jeretirailetablieretregardailepull,enmedemandantsijepouvaisencoreallerlerendre.Maisilyavaituneéclaboussuredesaucesurlamanchemaintenant.«D’accord,bon,leurappartement.Est-cequetuashâte?»« Il y a quelque chose qu’il faut que tu saches à son sujet. » Elle parlait
durement.Jetenaismonassiettedespaghetti,m’apprêtantàm’asseoiravecelle.Jemetrouvaisoudainpresqueàboutdesouffle–peut-êtrequec’étaitlapeurdecequ’elleallaitdire.«Quoi?»Ellesecoualatêteetbaissadenouveaulesyeuxetjedevinaiqu’ellen’avait
jamaiseul’intentiondemedirequoiquecesoit.Oupeut-êtrequ’iln’yavaitrienàdire.«Onn’apasbesoindeparlerd’elle.Cesontlesaffairesdetonpère,pasles
miennes.»Jesouris.J’entortillailespâtesetlesenfournaidansmabouche.
Mamèreseréinventaaprèsm’avoirquittée,mêmesiparlerderéinventionestpeut-êtretropgénéreux.J’enprisconsciencelorsquejelavisdansunrestaurantauxabordsdelaville,quandj’avaisdouzeans.Ellesetenaitdeboutentredeuxtabourets, au bar à milk-shakes, et demandait une fourchette propre avec unevoixquejenel’avaisjamaisentendueutiliserauparavant.Maisj’auraisreconnuson dos n’importe où – la rondeur de ses épaules, la courbe de ses hanches.Lorsqu’on lui donna la fourchette, elle remercia d’une tessiture qui semblaitdifférentedecellequ’elleavaitlorsqu’elleétaitmamère.Sesmots,detouteleursupériorité, étaient sortis de sa bouche tandis qu’elle tournait ses talons noirs.Elle tendit la nouvelle fourchette à l’homme qui l’accompagnait et il dit :«Merci,Annie,chérie.»Anneétaitsondeuxièmeprénom.Plustard,jedécouvrisquecethommeenrobéétaitRichard.Jesavaisqu’ily
avait un autre homme, celui qui téléphonait avant qu’elle parte, celui dont jesoupçonnaisqu’ilavaitquelquechoseàvoiraveclesangdanslestoilettes.Maisje ne l’avais pas imaginé ainsi – il était beaumais fuyant, avec des cheveuxhumidesetunepeauluisante,etilportaituneénormemontreenor.Sonvisagesemblaithâléparlesoleilalorsqu’onétaitseulementenmars.Ilneressemblaitenrienàmonpère,niàlaviepourlaquellej’avaisimaginéqu’ellenousquittait.Je plongeai dans le box à côté de Mme Ellington, qui nous avait invités
Thomasetmoipourcélébrernotrepremièreplaceàlafoirerégionaledesciencedel’école.Ellenousavaitobservésdel’extrémitédugymnasetandisquenousprésentionsnosrésultatsauxjuges,deboutdevantletableauencartonquenousavionsfabriqué,notreexpérienceécritede lamainsoigneusedeThomas,aveclesimagesdétailléesquej’avaisdessinéespourchaquesection.Untrucausujetde la lumière ultraviolette – je neme souviens plus.Mais jeme souviens deMme Ellington hochant la tête avec approbation tout du long de notreprésentation,commesiellepouvaitentendrechaquemotquenousprononcionsàtraverslebrouhahad’unecentained’élèves.Jelaregardaisauloinetredressaismesépaulesenparlant,commeelle.Jevoulaislarendrefière.
Pendant ce quimeparut des heures, j’observaimamère etRichardmangerleur repas avant de plier leurs serviettes comme les gens convenables lefaisaient.Elleportaituneblousenoirebrillanteavecunegrossebroderierosesurle col. Jamais je ne l’avais vue avec quelque chose d’aussi sexy. Il posa del’argent liquide sur la table avantmêmede voir l’addition.MmeEllington luijeta un regard, elle aussi, mais elle ne me dit rien, ni moi à elle. Nouscommandâmesnosmilk-shakesetThomasparladecequenouspourrionsfairedescinquantedollarsduprix.J’étaisparalyséeparl’angoisse.Jemedemandaissi ma mère allait tourner la tête et m’apercevoir. Une petite partie de moil’espérait. Elle ne le fit jamais et quand ils partirent, je me sentis d’abordsoulagée – je n’étais pas sûre qu’elle serait venue dire bonjour si ellem’avaitvue.Nous quittâmes le restaurant et rentrâmes à lamaison dans la voiture deMmeEllington.«Çava,Blythe?»MmeEllingtonlaissaThomasseprécipiterdanslamaison
tandisqu’ellemeraccompagnaitàpiedjusqu’auboutdeleurallée.Jehochailatête, souri et la remerciai pour le trajet. Jenevoulais pasqu’elle sache àquelpointçameblessaitd’avoirvumamèreheureuse.Belle.Mieuxsansmoi.Cesoir-là,avantdemecoucher,jememisàgenouxetjepriaipourquema
mèremeure.J’auraispréféré lavoirmortequesous la formedecettenouvellefemmequ’elleétaitdevenue,lafemmechangéequin’étaitplusmamère.
Personnenem’avait jamaisévitée jusque-là,en toutcaspasqueje lesache.Maisaprèsquetuesparti,çaauraitétéplusfaciled’obteniruntête-à-têteaveclareine que de te voir en personne. Tu voulais que nous échangions Violetexclusivement à la sortie de l’école, et tes textos étaient secs. Je voulaisrencontrer lafemmepour laquelle tum’avaisquittée, lafemmequivivaitdansl’appartement où ma fille passait la moitié de son temps. Je voulais nouscomparer. Je voulais être capable de vous imaginer ensemble. À ta demande,nous évitions les tribunaux et le conseil légal, ce qui me donnait un certainavantage dans nos négociations guindées. Mais concernant celle-ci, tu étaiscatégorique – tu nous présenterais quand tu serais prêt, et il n’y avait pas deplacepourladiscussion.«J’adorerais rencontrer lanouvellepetiteamiedePapa», lançai-jeàViolet
aprèsqu’ellem’eutditque la femme l’avaitdeposéeà l’écolecematin-là.Onétaitvendredietjel’avaispourleweek-end.«Peut-êtrequ’elleneveutpasterencontrer.»«Peut-être.»Violet attacha sa ceinture et regarda la clé, désespérément pressée que je
démarrelavoitureetlarapprocheainsidumomentoùelleneseraitplusassiseàcôté demoi. Je jetai unœil dans les rétroviseurs et son visage changea – unregarddepitié.Jenesavaispassic’étaitsincèreoupas.«Papa aune raisondenepasvouloir te la présenter. »Elle baissa la voix,
commesiellemedisaitunsecret,medonnaitunindiceàproposd’unmystèreque j’étais censée résoudre – ce que j’ignorais jusque-là. Elle regarda par lafenêtre l’alignement familier des escaliers extérieurs des maisons que nousdépassionssurlechemindelamaison.Ellemeparlaàpeinedelasoirée.Disonsquetunem’aspasvraimentlaissélechoix.Violetm’avaitditquevousalliezvoirunballetensemble,justeelleettoi,la
semainesuivante.Tonamienepouvaitpasvenir,elleavaitd’autresprojetspour
cettemêmesoiréedumercredi.JecherchailespectaclesurInternetetjevisqu’ildébutait à sept heures. Je savais que tu emmènerais Violet manger une pizzaavant.Lepetitimmeubledanslequeltuvivaisétaitsituédansunquartierpittoresque
quejeconnaissaisbien.Jeprisuntaxietdescendisàquelquespâtésdemaisonsdelà.Ilétaitsixheuresetdemieetlacirculationétaitencoredense.Lechauffeurmeregardadanslerétroviseurcommes’ilpouvaitsentirmanervosité,voirmesdoigtstirerencoreetencoresurlefildel’ourletdemonmanteau.Jeluilaissaitrop de pourboire parce que je ne voulais pas attendre ma monnaie, et jeremontailacapuchedemonmanteaudefaçonàcequelafourrurecachelaplusgrandepartiedemonvisage.Marcherm’apaisait.Jemecalmaietregardaimespieds, l’undevant l’autre, jusqu’àceque j’approchedechez toi. Jem’appuyaicontrelemurdebriques,retiraimesgantsetsortismontéléphonedemapoche.Jen’avaispasvraimentdeplan,maisça semblaitunebonne idéed’avoir l’airoccupée,distraiteparmestextos,commen’importequidanslarue.Je regardais la porte de l’entrée du coin de l’œil – à mesure que le ciel
s’obscurcissait, il devint plus facile de voir à l’intérieur. Quelques femmespassèrent,maisjesavaisqu’aucunen’étaitelle–tropvieille,tropgrosse,tropdechiens.Etpuisune femmevêtued’unedoudoune longuesortitde l’immeuble,téléphoneàlamain,etsouritauportier.Elleavaitdelongscheveuxboucléstiréssur le côté et sa boucle d’oreille en diamant étincelait sous la lumière duplafonnierdel’entrée.Elletenditlesbraspourpasserunpetitsacenbandoulièrepar-dessus sa tête et enfila des gants imprimés léopard – la nuit était soudaindevenue froideetventeuse. J’étais àpeuprès sûrequec’était elle. Je tentai lecoup.Jelasuivis.C’étaitfacile.Sesbottinesendaimavaientunpetittalonépaisetellemarchait
lentement,commequelqu’unquin’apasgrandienville.Elleappuyaitsurtouslesboutonsdepassagespiétons,alorsquelaplupartdesgenssavaientqueçaneservait à rien. J’avais pensé que je serais nerveuse à l’idée d’être prise enflagrant délit, mais la suivre semblait si simple. Alors que je me tenais àquelquesmètresd’elleàunfeu,ellepassaunrapidecoupdetéléphone,etpuisellesedépêchapourpasserauvertqu’elleavaitpresqueraté,distraite.Undemi-pâté de maisons plus loin, elle entra dans un endroit où j’étais allée denombreusesfoisquandjevenaisdanslequartier–unepetitelibrairieauxmurscouverts d’étagères sculptées et d’immenses sphères en verre laiteux qui sebalançaientauplafonddesixmètresdehautàchaquefoisquelaportes’ouvrait.Je vérifiai deux fois le panneau sur la porte – fermeture à six heures les
mercredis, cedont jeme souvenaisvaguement–pourtant, les lumières étaient
allumées.Jeposaimesmainssurleverrepourbloquerlerefletdulampadaireetmieuxvoir.Ilyavaitquarante,oupeut-êtrecinquantepersonnesàl’intérieurdelaboutique.Toutesdesfemmes.Desmanteauxétaientétaléssurquelquesvieuxbancs d’église, et il y avait une table avec duvin à disposition et une tour decupcakes sponsorisée par la boulangerie d’à côté. Personne ne semblaitdemanderni tickets,ninoms.Jem’attendaisàvoirdesaffichesannonçantunerencontre littéraire ou une table couverte de livres pour une dédicace. Cesfemmes semblaient toutes plus jeunes quemoi, beaucoup portaient lesmêmesbottes qu’elle – ton quartier était cher et toutes les boutiques vendaient lesmêmes articles. Les deux femmes debout près de la fenêtre portaient desnouveau-nésenveloppéscontreleurpoitrinedansdesbandesdetissurayé.Ellessebalançaientd’uncôtéàl’autretoutenparlant,exactementaumêmerythme,etje me rappelais cette sensation, ce rythme de métronome que les hanches nequittentpresquejamaistantquelepoidsdubébéestcontrenous.Elleétaitverslefond,entraindelissersescheveuxsombresetépaislorsque
quelqu’un posa une main sur son épaule pour lui dire bonjour. Elless’embrassèrent, sa joueblushéepresséecontrecelledesagrandeamieblonde.Elleavaitunvisagebrillant,d’immensesyeuxsombreslaquésdemascara,etunsourireconstant.Ellesemblasesouvenirdequelquechosequ’elleavaitapportédanssonsacpourlafemmeblonde–ellel’attraparapidementetsortitunobjetgrisettricoté,etl’amieleserracontresapoitrineensignederemerciement.Uneautrefemmelesrejoignitavecdeuxverresdevin.Lapiècecommençaàserempliretbientôtjenelavisplusdel’extérieur.Mon
cœur se serra. Il m’en fallait davantage. J’aurais dû être terrifiée à l’idée defranchircetteporte–elleavaitcertainementvuunephotodemoiàunmomentou à un autre et savait à quoi je ressemblais – mais j’entrai et ajoutai monmanteauà lapile.Jereconnusl’employéeentraindefermerlacaisseet jemepenchaipourluiparleràvoixbasse.«Savez-vousoùestlapersonnequiorganisecettefête?»«Cen’estpasvraimentune fête.C’estungroupedemamans.Entrée libre.
Parfois il y a des intervenants qui présentent leurs marques et offrent desproduits.Onsecontentedeprêterlelieuetd’espérerentirerquelquesventes.»«Alorstoutlemondeiciestmère?»«Jesupposequecen’estpasobligatoire,maisjenevoispastroppourquelle
autreraisonquelqu’unviendrait.»Ellehaussalesépaulesets’excusaavantdepartirvers le fondavecson tiroir-caisse.Je regardaices femmes,et soudain jeperçuslasymphoniedesproblèmesdemamansautourdemoi–l’apprentissage
dusommeil,ladiversification,lespyjamasavecdesfermeturesÉclairàlaplacedesboutons-pressions, les listesd’attentepourlesmaternelles.Jeversaiduvindans un petit gobelet en plastique et évoluai jusqu’à l’autre bout de la pièce,jusqu’à un endroit d’où je pouvais toujours la voir. Je fixaimon téléphone enespérantquepersonnenem’adresselaparole,etjeluijetaiunregardtouteslesquelques secondes. Elle avait l’air de raconter une histoire, et elle faisait deminuscules vagues avec samain libre, commedes ailes de papillon.Les deuxautres femmes hochaient la tête et riaient. Une autre se pencha et haussa lessourcilstandisqu’elleparlaitetellesrirentencore.Jeremarquaiqu’elletouchaitbeaucouplesgens.Leursbras,leursmains,leurstailles.Jedevinaiqu’elleétaitaffectueuse.Jepensaiàtespiedsnussouslesdraps,cherchanttoujourslesmienslanuit,essayanttoujoursdesefrottercontremesmollets,desentirmachaleur,etlafaçondontjem’éloignais.Deplusenplusloin.«C’estlapremièrefoisquevousvenez?»Unefemmecoifféeavecunequeuedechevaltrèshauteetunrougeàlèvres
carminglossysurgitdevantmoientenantunecartesurlaquelleonlisaitMamanestdesortieavecunassortimentdelogosdepetitscommerces.«Enfait,oui.»« Super. Je peux vous présenter quelques personnes. Comment avez-vous
entenduparlerdenous?»Elleposasonbrasenbasdemondosetmemenaverslemilieudelapièce,
sanss’intéresseràlaréponse.« Sydney, une nouvelle », dit-elle d’une voix forte, en me désignant avec
insistance par-dessus la foule comme s’il fallait urgemmentme baguer tel unoiseaudemerpourqu’ellespuissentmetracer.Sydneylevalesyeuxetellesefaufilaàtraverslafoulepourserapprocheretseprésenter.«Etvousêtes…?»«Cecilia. »C’était le seul nomquim’était venu. Je regardai par-delà leurs
têtesverslefond,làoùellesetrouvait,maisjenelavispas–ellen’étaitplusaveclesautresfemmes.Jefouillai lasalleduregardetcommençaiàmesentirnauséeuse.«Ehbien,bienvenue,Cecilia!Félicitationsd’avoirréussiàquitterlamaison
aujourd’hui!Quelâgeavotrepetit?»«Merci–voussavez, jevoulais justepasserprendrequelques informations.
J’essaierai de venir plus longtemps la prochaine fois. » Je brandis montéléphone, comme si quelqu’un m’avait envoyé un texto, comme si j’étais
quelqu’undontonavaitbesoin.«Ilfautquejefile.»«Biensûr.Revenezuneautrefois.»Ellepritunegorgéedesonvinetregarda
autourd’elle,cherchantquelqu’unavecquiparler.Monmanteauétaittoujourssurledessusdelapile,maisjefarfouillaitoutde
même,gagnantdutemps,regardantpar-dessusmonépaulepourlatrouverdansla fouledense. Il fallait que je parte– il était plusque temps. Je remontaimacapucheetsortisdehorsoùlesfloconsdeneigetourbillonnaientdanslarue.Jem’assissurunbancenfacedelalibrairieetmismatêteentremesgenoux.Elleétaitmère.Tuavaistrouvéunemeilleuremèrepournotrefille.Legenre
defemmequetuavaistoujoursdésiré.
Ladeuxièmefois,j’étaistendue.J’avais acheté la longue perruque brune dans un magasin d’accessoires de
théâtre.Tul’auraistrouvéefade,maisc’étaitprécisémentcequejerecherchais.Moncœurtambourinaitalorsquejecoinçaismescheveuxblondssouslacalotteen soie. Je n’étais pas sûre d’avoir l’air suffisamment différente, mais jen’arrivais pas à imaginer autre chose. Je m’entraînai à faire un sourire plusjoyeuxdanslemiroir,etpuisjerougisdehonte.Tuesfolle.Tuescomplètementfolle.De porter une perruque, de penser que j’allaism’en tirer comme ça, decroire que tu m’avais dit la vérité quand je t’avais demandé si elle avait unenfant – pour n’importe laquelle de ces raisons, j’étais folle. Pour toutes cesraisons.Lorsquej’arrivailà-bas,Sydney,l’animatriceofficieusedugroupe,setenaità
laporteentraindedistribuerdeséchantillonsdelinimentnaturelàtoutescellesquientraient.Jetouchailespointesdemesnouveauxcheveux.«Salut !C’est lapremière foisquevousassistez àunedenos rencontres ?
Bienvenue!»Elleparlaitenregardantunpeuau-dessusdematête,commesielle essayait de voir si quelqu’un demieux arrivait derrièremoi. Je hochai latête,laremerciaietmislelinimentdansmonsac.Uneintervenanteétaitentraindeprépareruneinterventionappelée«Untoitnaturel.Untoinaturel.»Lapièceétait remplie de chaises. Je me servis du vin et j’examinai la foule. Tout engardant un œil sur la porte, je fis semblant de parcourir les étagères de lalibrairie.J’observailesfemmesquiseregroupaient,secomplimentantsurleurstenues et prenant desnouvellesde leurs enfants respectifs.Lesmèchesbrunesencombraient ma vision périphérique et me donnaient envie de balayer lescheveux de la main comme des mouches intrusives – je n’étais pas encorehabituéeàêtrebrune.Lafemmeàlahautequeuedechevalquim’avaitparléladernièrefoismecherchaitdesyeuxdel’autrecôtédelapièce.MonDieu,est-cequ’elle m’avait reconnue ? Mes joues s’enflammèrent et je me tournai pourtrouverquelqu’und’autreàquiparler,n’importequi,maistoutlemondeautour
demoiétaitdéjàenpleineconversation.Jemeglissaidansungroupede troisfemmesquiétaienten traindedébattred’une«règledenon-sortie»etsouris,m’apprêtantàmeprésenter,quandelleposasamainsurmonépaule.« Je m’appelle Sloane. Voici ma carte. Les cupcakes viennent de chez
Luna’s.Levinvientd’EdinEstates.Lasemaineprochaine,nousauronslavisited’uneexpertedusommeil,elleestincroyable.Est-cequevoussuiveznotrepageFacebook?»Soulagement.Jeprislacarte,unefoisdeplus.Jediscutaiaveclepetitgroupeensurveillantlaporte,maiscen’étaitjamaisellequientrait.Sloaneinvitalesgensàs’installeretlaprésentationcommença.Jem’assisaufondprèsde la porte, dans l’intention de partir dès que je pourraism’échapper sansmefaireremarquer.Laperruquemegrattaitet jen’avaisaucunintérêtàêtreici,àpartelle.Justeaumomentoù j’allaismelever, jesentis l’air fraisde laportederrière
moi. C’était elle, agitant la main en un geste d’excuse à l’adresse del’intervenante,marchantsurlapointedespiedsjusqu’aubanctoutendézippantsonmanteau. Jeme tournai lentement pour faire face à la pièce et croisai lesjambes, retenantma respiration. Il y avait un siège librederrièremoi.Elle s’yglissa,etsonparfumsucréflottajusqu’àmoi.« Pardon », chuchota-t-elle quand son sacme cogna la jambe. Je souris et
gardai les yeux fixés sur l’oratrice, alors que mon cœur battait si fort que jen’entendaispasunmotde cequ’elledisait. Je coulaisdes regards sur le côté,observant son jean déchiré, ces bottes qu’elles portaient toutes, le sac hors deprixqu’elleavaitposéparterre.«JelasuissurInternet,elleest incroyable.»Sonchuchotementmepritpar
surprise.J’approuvaiavecenthousiasmetandisqu’ellesortaitunpetitcarnetroseaveclemotJoygravéenlettresd’orsurlacouverture.Ellepritquelquesnotessur la façon de préparer des bouteilles de spray nettoyant non toxique pour lamaisontandisquejefaisaissemblantdem’intéresseravecunhochementdetêteoccasionnel.Sesmainsétaientlonguesetbelles.Jerepliailesmiennes,couvertede rides et de taches de soleil. J’avais quarante ans – elle en paraissait dix demoins.Elleneportaitaucunebague.Ilm’arrivaitencoredemettremonalliance,maiscesoir-là,jel’avaisretirée.La présentation semblait interminable. Lorsqu’elle se conclut enfin, je me
tournaiverselle.«C’étaittellementbien.Elleestgéniale.»«Oui,hein?J’aiuneamiequifaitabsolumenttoutcequ’elledit,etellen’est
jamaismalade.»Ellerangealecarnetdanssonsacetdésignalatable.«Tuveux
unverredevin?»Jelasuivistandisqu’elleeffleuraitdifférentespersonnespourdirebonjoursur
le chemin.Une épaule, unbras.Desbaisers et des accolades.Elle servit deuxverres et m’indiqua du menton une trouée dans la foule bourdonnante. Je lasuivis.Ellelibéraunegrandeexpiration.«C’estmieux.Ilyatellementdemonde.Jenedevraispasporterdelaine.»
Elle tira sur le col de son pull bordeaux et but uneminuscule gorgée de vin.«Oh,pardon,jem’appelleGemma.Jenecroispastel’avoirdit.»«Moi,c’estAnne.»«Quelâgeonttesenfants?»J’avaisunplan.J’étaisunemèrecélibataireavecdeuxpetitesfilles,l’unede
deuxansetl’autredecinq.Rousseetblonde.Lefootetladanse.J’avaisrépétéleursprénomsàvoixhaute.«J’enaiunseul.Ilaquatreans.Ils’appelleSam.»Lesmotsrésonnèrent.Jelessentisétinceleràl’intérieurdemoietmatêtese
mitàtourner,commesij’avaissnifféunedroguequej’avaisarrêtéedepuisdesannées. Je baissai les yeux, effrayée à l’idée qu’elle lise dans mes yeux.J’imaginaiSam,àlamaison,entraindedîneravecVioletettoi,sedemandantoù j’étais, si je rentrerais à temps pour le border. Ça aurait été l’heure deshistoiresàraconteretdesbêtisesàfaire.Jet’aimepourtoujoursetmêmeencoreaprès,jet’aimeplusquetout,Maman.«J’aiungarçon,moiaussi.Ilauraquatremoisdemain.»L’échodunomde
Sammourutdansmesoreillesetmesyeuxs’ouvrirentd’uncoup.Elleprituneautre non-gorgée, dans le seul but de sentir le goût du vin sur ses lèvres. Sesseins,merendis-jealorscompte,étaientdestorpilles.Remplisdelait.«Pardon,tuasditquatremois?»Ellesursautaquandlevinéclaboussasesbottesendaim.Jefixailegobeleten
plastiquevidedansmamain.«Oh,merde. » Elle regarda autour d’elle, à la recherche de quelque chose
pour s’essuyer.« J’aides lingettes»,murmura-t-elle en fouillantdans son sactandisquejerestaispétrifiée.Jelaregardaitirerleslingetteshumidesdupaquet,tandis que je parcourais mentalement le calendrier. On était en novembre. Jeremontai lesmois.Est-ceque tuavaisdéménagéen janvier?Oui.Oui, c’étaitjusteaprèsNoël.«Doncilestnéenjuillet?»
«Oui,lequinze…Jevaischercherdesserviettes,çanemarchepas.»«Merde,désolée.»Jecourusjusqu’àlatabledescupcakesetenrevinsavec
unepoignéedeserviettes.Jemepenchaipourépongersesbottes.Ellelesavaitretiréesetétaitassisesurunechaise,lespiedstournésversl’intérieur.Jefrottailedaimtachéetm’excusaiprofusément.«J’aicetruc–cetremblementdansmamain,parfois.»Lesmensongesme
venaientavecunefacilitéimpressionnante.«Oh,pasdeproblème.»Sontonchangeaàl’idéedemonnouveauhandicap
– elle posa la main sur mon avant-bras, comme je l’avais vue faire avec sesautresamiesdugroupe.«Net’inquiètepas.Ellesvontsécher.»Nous nous levâmes toutes les deux. Debout dans ses bottes humides, elle
faisaitpresque trentecentimètresdeplusquemoi. Jedus lever la têtepour luiparler.« Je… tu… quatre mois, c’est si petit ! » J’étais impressionnée par ma
capacitéàparler.Àmaintenirlesapparences.«Tuasl’airenpleineforme.»«C’estgentil.Jesuisfatiguée.Ildorttrèsmal.J’aitellementhâted’entendre
la spécialiste du sommeil la semaine prochaine. Ou peut-être que tu as desconseilspourmoi.Est-cequetuasfaitlechrono-dodo?Laméthodedespleurscontrôlés?Jenecroispasque jepuissefaireça.Jenesupportepasde levoirpleurer.»Cegarçondontelleparlaitétaitletien.Elleavaitdonnénaissanceàtonfils.
Uneautrechancet’avaitétéaccordée.Etc’estàcemoment-làqueçamefrappa–lesneufmoisqu’ilfautpourfaireunbébédepuislaconception.Lefaitqu’elleétaittombéeenceinteunmoisavantquetunesoisvirédetontravail.Lefaitquetuavaissuqu’elleétaitenceintebienavantque jene tedemandedepartir.Tusavaisdepuisledébut.Tusavais.«Oh,honnêtement,jen’airieneuàfaire,ilafaitsesnuitstoutseul.»«Oh,vraiment?Maisàquelâge?»Lapiècesemblaitépaisse.Jepensaisàelleexpulsantlebébé.Àtoientrainde
regardertonnouveaugarçonveniraumonde.«Quatremois,peut-être?Jenemerappellepasvraiment.»«Jevaisessayerdelecalerpourlanuitavecunpeudelaitenpoudre.Ondit
que ça aide qu’ils aient le ventre bien rempli.Mais je ne sais pas exactementquelgenrede…»«Etlepère?»
«Pardon?»Elle sepenchaplusprès–maquestionétait tellementbizarre,ellepensaitqu’ellen’avaitpasbienentendu.«Jeveuxdire,tuasuncompagnon?»« Oui. Il est super. C’est un super père. Il vient juste de m’envoyer ça,
d’ailleurs.»Ellesouritetsortitsontéléphone.Elleremualégèrementleslèvresencherchantunephotoàmemontrer,commesielleseparlaitàelle-même.Ellelevalaphotoethaussalessourcils,attendantmaréaction,commes’ils’agissaitd’unephotodupénisdesonmari.Lebébéétaitemmaillotéetdormaitdanssonberceau. Les draps avaient desmotifs d’étoiles et de lunes. Je ne pouvais pasvoirlevisagedubébéàcausedel’angledelaphoto.Jeluiprisletéléphonedesmainsetfixail’êtrehumainenveloppé,unêtrehumainquiétaitàmoitiétoi,quipartageaitl’ADNdenotrefilsmort.«Ilréussitàlefairedormirsifacilement.Ilss’aimentvraimenttouslesdeux.»«Adorable.»Jeluirendisletéléphoneettouchaimescheveux,merappelant
laperruque.Ilfallaitquejesortedelà–soudainilfaisaittropchaud,troplourd.«Ettoi?Est-cequetuasquelqu’un?»«Non,non,j’aitoujoursétéseule.Doncvoilà.Mèrecélibataire.»Jehochaila
tête, confirmant mon propre mensonge, espérant qu’elle n’en demande pasdavantage.«Tusais,Anne,j’ail’impressiondet’avoirdéjàvue.»«Oh?»«Oui,j’ail’impressionqu’ons’estdéjàrencontrées.»«Peut-être.»Jemetournaiverslapiledemanteaux.Ilfallaitquejeparte.«Oùest-cequetuétaisàl’école?»«Oh,unpetitendroitdansl’Ouest…»«Est-cequetufaisduyoga?»«Oui,c’estpeut-êtreça.J’aiessayébeaucoupdestudiosdifférents,alorson
s’estpeut-êtrecroisées?»«Non…Jenepensepasquecesoitça.»Jecommençaiàpartir.Ellemesuivit.«Jesuissouventdanslequartier,peut-êtrequ’ons’estjuste…»«Oh.Putain.Jesais.»Elleclaquadesdoigts.Jeretinsmonsouffleetregardai
laporte.« C’est juste une ressemblance – ma prof de spin. Tu lui ressembles
énormément.»Jet’appelaidansletaxisurlaroutedelamaison.Quatrefois.Jesavaisquetu
ne décrocherais pas. Je voulais douloureusement parler avec toi, pour tedemander s’il ressemblait à Sam. S’il avait la même moue, la même odeur.J’avaisoubliédeluidemanderlenomdubébé.Jem’aperçusquenousnenousétions pas parlé depuis qu’il était né. Peut-être que tu pensais qu’entendremavoixterniraittavie,d’unemanièreoud’uneautre,ouquejeprendraisquelquechose de la vie que tu méritais, enfin. Elle avait l’air d’être une mèremerveilleuse–jepouvaisledirejusteenétantàcôtéd’elle.Elleavaitl’aird’êtreunetrès,trèsbonnemère.
Jemedemandesituasregardéquandsonvaginenfléetbrûlants’estouvertpour libérerunnouvel êtrehumain, àmoitié toi,dans lesmainsd’unmédecinquitefélicitaitdelanaissancedetonfils.Ungarçon,pourladeuxièmefois.Jemedemandesi tesyeuxse sont remplisde larmes lorsqu’ilsontplacé lebébévisqueuxsursapoitrineensueuretquetul’asvuouvrirlaboucheàlarecherchede son téton. Jemedemande si tu as tenu lamain tremblante de cette femmependantqu’onpassaitunfilàtraverslapeaudesonpérinéejusqu’àcequelesdégâtssoientréparés.Jemedemandesitul’aspriseparl’épaulepourlamenerauxtoilettesdelachambre,oùelleapleurédedouleur,lescuissestremblantes,lesangcoulantd’elle,lesentrailleslourdes,savulvebattant,soncorpssifaibleaprès une expérience si forte. As-tu aspergé d’eau ses parties intimessanguinolentes comme les infirmières te l’avaient montré plus tôt ? T’es-tuglissédanscelargelitd’hôpitalavecelle,etlebébé,entedemandantcommenttuavaispuun jouraimeruneautre femmequ’elle?As-tu réglé ton téléphonesur silencieuxpourqu’ellen’entendepasmes textos tandisqu’elle essayait demettre du colostrum dans la bouche du bébé ? As-tu insisté pour le fairecirconcire,commetul’avaisfaitavecSam?L’as-tuportéejusqu’àsonlità lamaisonlelendemain,danslespyjamasencotondouxqu’elleavaitachetéspourl’occasion?Etest-cequecelitoùtul’asemmenéeétaitlelitoùtuavaisconçucebébé,l’endroitoùtuavaisjouienelledansunetelleeuphoriequetunet’étaispassouciédecequisepasseraitaprès?Aprèsl’avoirrencontrée,jen’aipasréussiàdormirpendantplusieursjours.Jusqu’àcequej’ailleausous-sol.Jebalayailacouchedepoussièresurlesboîtesdestockage.Àl’intérieur,ily
avaitlesaffairesdeSam.Bodies,couvertures,pyjamasàpieds,quelquesautrespetiteschosesqu’ilavaitaimées.BennyleLapin.Jeremontailaboîteàl’étageau pied de mon lit et commençai mon rituel. Veilleuse allumée. Lotion delavande bio surmesmains, le genre que j’utilisais pour le frictionner après lebain. Lamachine à bruit blanc au fond de la boîte. Vagues de l’océan. Je la
plaçaisurlatabledechevet.Je fermai les yeux et essayai deme rappeler chaque détail de lui. Le body
doux vert menthe offert par ta mère. Le pyjama assorti à celui de Violet. Lacouvertureenmousselineaveclescœurs.Lesminusculeschaussettesrouges.Lacouvertureenflanelledel’hôpital.Jepouvaistouslesénumérer.Jepeuxencorelefaireaujourd’hui,c’estcommeunjeudemémoire.Rienn’avaitétélavé.Ilyavaittantdeluidanscesétoffes.C’était un plaisir que je m’étais autorisé seulement quelques fois depuis la
mortdeSam.Jelegardaispourlesmomentslesplusdurs.Jeportailentementchaqueobjetàmonvisageetinspiraiaussiprofondément
quejelepouvais,jusqu’àcequemonnezmepique,laissantmonespritabsorbertoutcequ’ilpouvait trouver…Samqui tapaitsurdescasserolesassispar terredanslacuisinependantquejepréparaisduporridge,Samquisuçotaitungantdetoilettepleind’eausavonneusedanslebain,Samquimecajolaitpourquejeluilise des histoires, nu, heureux, le risque de ses fesses sans couche sur notrecouette.J’étaisassoifféedecespetitsfilmssilencieuxdelui.Çan’avaitaucuneimportancequecessouvenirsnesoientpasexacts,quelaplupartd’entreeuxnese soientpasdéroulésexactementcommedans les scènesqui se jouaientdansmatête–j’avaisjustebesoindelevoir,etalorsjepouvaislesentiravectoutesceschosesdansmesmains.Sijemeconcentraissuffisamment,Sampouvaitêtrejustelààcôtédemoi,etjemesentaisvivantedenouveau.Lorsque j’eus fini de caresser chacune de ses affaires, je choisis le pyjama
qu’il portait le plus, éliméauxgenouxd’avoir rampéderrièreViolet, tachédeconfituredemyrtilledanslecou.Lacouvertureàmaillesfinesdesonberceau.EtBenny.J’avaisétécapabledeletrouverdanscettefourrure,distinctement,dele respirer pour emplir mon cerveau comme de gaz anesthésiant. Maismaintenantl’odeurdeSamavaitpresquedisparu.Bennysemblaitunpeuhumideetmoisi.Jepassaimonpoucesurlapartietachéedesaqueuequineressemblaitàriensinonàdelarouilledésormais.J’avais gardé une couche neuve, aussi. J’étalai tout sur le lit, chaque article
comme il aurait été : la couche dans le pyjama, la couverture étendue dessus,Bennycoincéprèsdesoncou.Etpuisjeleprisetjeleberçaidansmesbras,etje le sentis, et je l’embrassai. J’éteignis la veilleuse. Je bordai les coins de lacouverture de façon à ce qu’il soit bien enveloppé et au chaud. J’ondulai aurythme des vagues de l’océan et fredonnai la berceuse que je lui chantaistoujours. Je le balançai d’avant en arrière. Et quand il fut immobile et lourd,quand sa respiration devint longue et profonde, je me glissai
précautionneusement sous les draps pour ne pas le réveiller. Je déplaçai lesoreillers pour lui faire un petit nid sûr.Et je dormis là, en le tenant dansmesbras.Lematin, je remis tout soigneusement en place. Je redescendis la boîte au
sous-sol.Deretourdanslacuisine,jemislabouilloiresurlefeu,tirailesvolets,etcommençaiuneautrejournéedesolitude.
Undimanche,monpèremeditqu’ilallaitmedéposerchezmamèrepourledéjeuner. J’étais stupéfaite. Nous n’avions pas beaucoup parlé d’elle, depuisdeux ans qu’elle était partie, je ne l’avais pas vue depuis la fois au restaurantavecMmeEllington.Ilmeditqu’elleavait téléphonélasemaineprécédenteetlancél’invitation.Jen’avaisapparemmentpaslechoix,àlafaçondontilmeledit, mais je me souviens avoir voulu y aller en dépit de sa trahison – j’étaiscurieuse.Luiaussi,peut-être.Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle regarda l’allée derrièremoi, cherchantmon
pèrederrièrelerefletdesonpare-brise.Elleobservalavoiturejusqu’àcequ’elletourne au coin de la rue, et puis elle baissa les yeux versmoi. Je portais unenouvellecoiffure,deuxlonguesnattes,etmonvisageétaitparsemédetachesderousseuràcausedusoleild’été.«Raviedetevoir»,dit-elle,commesionvenaitdetomberl’unesurl’autreà
l’épicerie.Je la suivis à l’intérieur. Sa maison, modeste de l’extérieur, était remplie
d’objetsraffinésquejen’avais jamaisvusavant,mêmepaschezlesEllington.Devéritablescheminsdetable,desstatuettesenverreposéessurdespiédestauxetdestableauxilluminésparau-dessusavecleurspropreslampes.Riendetoutça neme semblait réel.On aurait dit un décor, comme si des acteurs allaientapparaîtred’uninstantàl’autreetprendrelecontrôledelascène.Richardnousappelaetellemepoussaverslacuisine,oùilmetendituneboissonrosefoncédansunverreàcocktail.«Jet’aipréparéunShirleyTemple.»Jeleprisdesesmainsimmensesetils
meregardèrentenboireunegorgée.«JeteprésenteRichard.Richard,jeteprésenteBlythe.»Elles’assitàlatable
etparcourutsacuisineduregard,mepoussantàl’imiter.Toutsemblaitvierge,inutilisé.Peut-êtrequec’étaitlecas.«J’aicommandéquelquessandwiches.»
Richardmefixaavantderegarderdenouveaumamère.Ellelevalessourcilsdanssadirectioncommepourdire,Tuescontentmaintenant?Ilmeposaquelquesquestionssurlapremièresemained’écoleetmeditqu’il
aimait bien mon prénom, avant de s’excuser et partir téléphoner. Ma mèredéballa notre déjeuner de la cellophane et me demanda ce que j’avais faitrécemment.Ces troisdernièresannées,ou justeceweek-end? aurais-jevouludemander.Mais il était clair que nous étions censées jouer la comédie – danscettemaisonqu’elleavaitaménagéecommeundécor.Exactementcommecetteviequ’elleavaitvoulumemontrerpouruneraisonouuneautre.Ellesepenchasur le plan de travail pour prendre un couteau et sa blouse trempa dans uneéclaboussuredemayonnaise.« Merde », siffla-t-elle en frottant la tache avec un torchon. « C’est la
premièrefoisquejelamets.»Jemangeaimonsandwichàladindeenlesécoutantparlerd’unendroitsurla
côte en France où ils étaient partis pour l’été. Je me demandais d’où venaitl’argent, pourquoi ils vivaient dans cette maison ennuyeuse de ce quartiermédiocreàuneheureetdemiedelaville.J’avaistoujoursimaginéqu’ellenousavait quittés pour une vie de bohème citadine remplie de gens aussi beauxqu’elle.Cen’étaitclairementpaslecasdeRichard.Maisilnesemblaitpasnonplusà saplaceparmi les statuesenverreet laporcelaineélégante. Il semblaitaussidéplacéquejesavaisqu’ellel’était,elle.Sescheveux,sapeau,seslèvres,sesvêtements,toutétaitdifférent–mêmesa
voix. Des nouvelles textures, de nouvelles odeurs, de nouvelles intonations.Chaque partie d’elle que j’avais connue autrefois semblait avoir été vernie etsentait leparfumd’ungrandmagasin.Plus tard, jevisdespilesdetissusetdesacsdemagasinschicspliésdanssonplacard,demarquesdontjen’avaisjamaisentenduparler.Ellemefit faireunevisitedécousuedelamaison,etpuisnousnousarrêtâmesdanslachambre.Iln’yavaitpasdepilulessursatabledechevet.Je remarquai une petite valise dans un coin, ouverte, ses affaires jetées sur ledessus.Ellemevitlafixer.«Jen’aipaseuletempsdedéfairemesbagages.Onpassebeaucoupdetemps
enville.Richardtravaillelà-bas.Onyavécupendantunmoment,enfait.»Elleretira sa blouse en soie tachée et examina le contenu de son placard à larecherched’unautrevêtement…Ellesoupira.«Jedétestecetendroit,mais…»Maisquoi?Jemeledemandais.Sonsoutien-gorgeétaitendentellenoire.Je
ressentisledésirhumiliantdemettremonvisageentresesseins,justepoursentirsapeau,commesicettelézardepouvaitvraimentmerappelermonenfance.
Plustarddansl’après-midi,aprèsquejefusdescenduesilencieusementdelasalle de bains, j’aperçus du couloir Richard qui l’attrapait par la taille par-derrièrepourl’attirerverslui.Elletendit lebrasetenfonçasesdoigtsdanssescheveuxgrasetgrisonnants.« Tum’asmanqué. Ne disparais plus comme ça. » Elle retira samain des
siennes.«J’auraispréféréquetunel’appellespas.»«Çaamarchépourterameneràlamaison,non?»C’étaitRichardquim’avaitinvitée,pasmamère.J’étaisunstratagèmepourla
fairerevenirdelaville.Maisildevaityavoirunepetitepartied’ellequivoulaitmevoir,quisesouciaitencoredecequemonpèreetmoipensionsd’elle.Je comptai jusqu’à dix et entrai dans la cuisine. Mon père allait bientôt
revenir. Je les remerciai pour le déjeuner et guettai sa voiture par la fenêtre.J’attendaisqu’elledisequelquechose–Reviensbientôt.Jesuisheureusequetusoisvenue.Tum’asmanqué.Elleme dit au revoir devant la porte, s’assurant de donner àmon père une
chancedebienlavoir.Ilnemeposaaucunequestionàproposdemavisite–nisurlamaison,nisur
Richard, ni sur ce qu’ellem’avait servi àmanger.Mais audîner, pendant quenouslavionslesdernièresassiettesensemble,jeluidis:«Cen’étaitpastoiquilarendaismalheureuse.»J’avaisbesoinqu’illesache.Ilneréponditpas–ilplialetorchonhumidesurleplandetravailetsortitdelacuisine.C’estladernièrefoisquej’aivumamère.
LorsqueVioletétaitlà,j’avaislasensationdevivredansunemaisonhantée.Elle me parlait rarement, mais elle faisait sentir sa présence. Elle laissait leslumièresalluméesetlesrobinetsouverts.Onauraitditqu’ellemodifiaitl’airdelapièce. Je connaissais suffisamment le sentimentd’animositépour ledevinerdansl’épaisseurdel’espaceautourd’elle.Àquireprochait-ellenotreséparation?Laréponseévidenteauraitétémoi,si
elle lareprochaitàquelqu’un.Jepensequ’elleappréciait l’éclatementdenotrefamille.Ellesemblaits’épanouirdanssonrôlenouveaud’enfantdudivorce,sedélectant silencieusement de l’amnistie qu’elle avait obtenue de moi. Nousn’avions pas eu de nouvelles de ses professeurs depuis un moment. Je medemandaissic’étaitlecalmeavantlatempête.Unmatin, sur le chemin de l’école, je lui tendis unmuffin.Elle farfouillait
pour trouverquelquechosesoussonécharpemaiselles’arrêtapourprendre legâteaudansmamain.Lorsquejemeretournai,elledégageaunedélicatechaîneenoravecunpendentifrond,identiqueàceluiquetum’avaisdonnédesannéesplustôtetquejeneportaisjamais.Jelaregardailetouchertendrementdanslerétroviseurintérieur.«Quit’adonnéça?»«Gemma.»Ellen’avaitpasprononcésonnomàvoixhautedevantmoidepuiscepremier
déjeuneràtonbureau.JevoulaisdésespérémentgardersecrètemarelationavecGemma,alorsjeneposaisjamaisdequestionsàVioletàsonsujet.Jenevoulaispasprendrelerisqued’êtrementionnéedanstonfoyer.Ilnem’avaitpasfallulongtempspourétablirunlienavecGemma.Elleétait
enjouéeetpleined’énergieetelleappréciaitqu’on luiposedesquestions.Elleavaitl’habitudedeselancerdansdelongsmonologuesetpuis,àmi-chemin,deplisser les yeux et de dire : « Je suis un vrai moulin à paroles, hein ? Bon,commentçava,detoncôté?»Endisantça,elleeffleuraitmesdeuxpoignetsde
lafaçonlaplusdélicate,commesiellecaressaitlespattesd’unlapin.C’étaitungesteadorable, et je comprenais le répitque tuavais trouvéenelle tandisquenousessayionsdesurvivredanslesruinesdenotremariage.Nous commençâmes à nous asseoir côte à côte pendant les présentations
hebdomadairesetànousmêlerauxautresfemmesaprès.JerestaisaussiprèsdeGemmaquepossible,defaçonànejamaisperdrel’occasiondel’entendredirequelque chose de nouveau. Elle était un puzzle que j’assemblais lentement,semaineaprèssemaine.Moncœurbattaitlachamadetoutletempsquandj’étaisavecelle,jevoulaisenapprendredavantage.Jemesurprenaissouventàlafixer,àimaginerdequoituavaisl’airàcôtéd’elle.Commenttulatouchais.Commenttulabaisais.Commenttularegardaisdonnerleseinàvotrebébé,lecâlinerpourqu’il dorme, le chatouiller le matin. À quel point elle te rendait parfaitementheureux.«Enfait,j’adoreça–j’adoreêtreunebelle-mère.»Je sortis de mon fantasme et la vis de nouveau avec netteté. Elle n’avait
jamaismentionnéVioletauparavant.J’avaisattenduqu’ellelefasse.«Elleaonzeans,cequipeutêtreunâgedifficilepourcertainesfilles.Mais
elle a l’air de bienm’aimer. J’ai de la chance. Je veuxdire, on entendde ceshistoiressurlesbeaux-enfants…»Quelqu’un d’autre intervint et changea le sujet de conversation. Plus tard,
lorsquenousfûmesseules,jel’interrogeaisurcequ’elleavaitdit.«Jenesavaispasquetuavaisunebelle-fille.»«Oh, jene t’en ai pasparlé ?Elle s’appelleViolet.Elle est adorable.Mon
marifaitunegardepartagéeavecsonex,doncelleestbeaucoupavecnous.»«Etvousvousentendezbien,apparemment?»«Aucun problème. Ça fonctionne très bien, notre petite famille.Monmari
nousdorlote.Iladorequenoussoyonstouslesquatre.»«Etlamèredelapetite?»«Ellenefaitpasvraimentpartiedutableau.C’estunelonguehistoire.Ellea
quelquesproblèmes,alorsdisonsquenousgardonsnosdistances.»Jehochailatêtesansrienajouter,dansl’espoirqu’ellem’endisedavantage.« Il y a tout un passif et jeme tiens en dehors de tout ça. De ce que j’en
comprends, on dirait que ce n’est pas la personne la plus aimante dumonde.Maisquisommes-nouspourjuger,hein?»Ellesoupiraetregardalapièce.J’en voulais davantage. Je souhaitais connaître chaquemensonge que tu lui
avaisracontéàmonsujet.«Violetadelachancedet’avoir,danscecas.»«C’estgentil,merci.Jel’aimecommesic’étaitmaproprefille.»Jescrutaisonvisage.Jecherchail’inconfortquim’avaitdévoréeausujetde
Violet.MaisGemma semit à onduler au rythme de lamusique qui passait etposasongobeletvidesurlecomptoir.«Onyva?»Jem’éclaircislagorgeetlasuivisjusqu’àlaporte.«EtViolet,est-cequ’elle
aimelebébé?»«ElleadoreJet.C’estlameilleuredesgrandessœurs.»Enlaserrantdansmesbraspourluidireaurevoir,jesentissesseinsgonflés
delaitcontrelesmiens.
J’achetaiunnouveautéléphoneavecunnouveaunuméropourqueGemmaetmoi puissions nous envoyer des textos pendant la semaine. Au départ, c’étaitjuste un échange ennuyeux d’amabilités –Est-ce que tu y seras ? Super,moiaussi!Etaprès,C’étaitsuperdetevoir!Passeunebonnesemaine.Puis,ellesemitàm’envoyerdestextospouravoirdesconseils,deboutdanslesrayonsdelapharmacieàlarecherchedubonmédicamentcontrelerhume,ouquandellesedemandait si Jet devrait utiliser des couches réutilisables ou jetables pour sesleçons de natation Maman et moi. C’était une femme confiante, loquace etvivante, mais il y avait une partie d’elle qui avait constamment besoin d’êtrerassuréelorsqu’ilétaitquestiondeJet.Ellevoulaitêtreunemèreparfaite,faire,acheter et offrir ce qu’il y avait de meilleur à son enfant, et elle se tournaitsouvent vers moi pour avoir des conseils. Je trouvais cette vulnérabilitéattachante. La façon dont elle se rongeait au sujet du bien-être de son fils.Commentellesejugeaitconstamment,etcequ’elleluioffrait.Elle aimait être une mère, oui, mais elle aimait aussi vraiment materner.
Chérir,prendresoin,s’inquiéter,aimer,porter,nourrir.Toutcelal’épanouissait.Lorsque je lui demandai si elle envisageait de sevrer lebébébientôt– il avaitpresqueunanàcemoment-là–ellesecoualatêtevigoureusement.J’auraisdûm’en douter – elle m’avait dit un jour que chaque fois qu’elle l’allaitait, elleressentait un déferlement d’émotions dont elle n’avait jamais fait l’expérienceavant sa naissance, quelque chose venant de très profond en elle et qu’elle nepouvaitpasexpliquer.Jeluidisqu’elleavaitl’airdedécrireunorgasme.«Tusaisquoi,Anne–c’estmêmemieux.»Nousrîmes,maiselleétaitsérieuse.« J’adorerais rencontrer Sam»,me dit-elle unmercredi soir aumoment où
nousenfilionsnosmanteaux.«Ceseraitchouettedelesréunir,non?»«Ceseraitsuper.»Ellen’enreparlajamais,bienquej’aieprévuunenchaînementd’excusesbien
penséaucasoùelle l’aurait fait.Agendas.Maladies (elleétait terrifiéepar lesbactéries). Projets de week-end de dernière minute. Poursuivre cette relationavecellesemblaitbeaucoupplusfacilequejenel’avaisimaginé.UnsoiroùVioletétait chezvous,ellem’appelaàpresqueminuit.Elleétait
inquiète.Jetavaitunterriblerhumedepoitrineetilrespiraitdifficilement.Ellenesavaitpasquoifaire:est-cequ’elledevaitl’emmenerauxurgences?Est-cequ’elledevaitluidonneruneautredouchedevapeur?«Qu’enpense tonmari?»Jesavaisquevousn’étiezpasmariés–puisque
nousn’étionsmêmepasencoredivorcés–maisellet’appelaittoutdemêmesonmari.«Iln’estpaslà–ilestendéplacementpourletravailetilnerépondpas.»«Oh.»J’étaissurprisequetuaieslaisséVioletavecGemmapourlanuitsans
rienmedireàcesujet.Jepensaiànotrearrangementà l’amiable,àquelpointj’avaisétégénéreusesurlepartagedutemps.Nousétionscensésnousteniraucourant l’un l’autre si nous laissions Violet seule avec quelqu’un. Tu avaiscommencé à profiter de sa préférence pour toi, demandant occasionnellementunenuitsupplémentaire,omettantdemeprévenirquandellequittaitlavillepourpartir en week-end avec vous. Tu savais que tu avais le dessus maintenant.«Donc,tuesseule?»« Sa fille est là. Si je l’emmène au CHU, je vais devoir la réveiller et
l’emmener, elle aussi. Mais elle a son premier cours de basket avant l’écoledemainmatinetelleseraépuisée.Peut-être–elleaonzeans–peut-êtrequ’ellepeutresterseule?L’hôpitalestlittéralementàquatrepâtésdemaison.Elleneseréveillejamais.Jamais.MaismonDieu,jevaismesentirtellementmalsielleseréveille cette fois et qu’elle ne me trouve pas. » Elle expira longuement enréfléchissant.«Non,non,ilfaudraquejelaréveillesij’yvais.»Jenesaispascequimeprit.«Laisse-la.Laisse-latouteseulechezvous,çavaaller.Ilnevariensepasser.
Metslebabyphonedanssachambrepourpouvoirlasurveillerdelà-bas.Elleestassezgrande.Sij’étaistoi,j’emmèneraismonfilsauCHUimmédiatement.»«Vraiment?Merde.Tuessûre?»«Oui,évidemment.Fonce.Çanevapas teprendrelongtemps,etelleneva
passe réveiller.Tunepeuxpasprendre le risque–c’est justeunbébé.Tunepeuxpasprendrelerisque.Tunetelepardonnerasjamais.»Jenel’auraisjamaislaisséeseule.Maisjevoulaisquetusoisencolèrecontre
elle.Furieux.Jevoulaisqu’ellefassequelquechosequetutrouveraisterrible.
«Oh,jenesaispas,Anne.»«Emmène-le»,lapressai-je.«Jel’entends,etilal’airvraimentmal.Jesuis
inquiète.»Enraccrochantletéléphone,jemedégoûtais.Le lendemain matin, elle m’envoya un texto pour me dire qu’ils l’avaient
renvoyée à lamaison, aprèsquatreheuresd’attente, en lui conseillant de fairecoulerunedouchechaudeetdeletenirdanslavapeur.Ilallaittrèsbien.Lasemainesuivante,lorsquejelavisaugroupedemamans,ellemeditquetu
avais fait une crise quand elle avait reconnu avoir laissé Violet seule. Jet’imaginai lui crachant des méchancetés entre tes dents serrées, comme tu lefaisais quand tu étais fou de rage. Je pensais que je pouvais te la confier. Jepensaisquetuseraisunemeilleuremèrequeça.«Jenesaispas,Anne, jen’auraissansdoutepasdûfaireça.Jen’avaispas
toutematête.»« Je suis tellement désolée, peut-être que je t’ai donné unmauvais conseil.
Maistuasfaitcequetupensaisêtrelemieux.»«Oui.Peut-être.»Elleétaitplussilencieusequed’ordinaire,cesoir-là,etje
savaisqu’elleétaitencolèrecontremoi.Jeluienvoyaiuntextoenattendantuntaxipourrentreràlamaison.Toutvabien?Tuavaisl’airunpeudépriméecesoir.Justeunegrossesemaine–riendepersonnel,promis!Elleétaittropgentillepourleconflit.Jemesentismaladeàl’idéedel’avoir
trahie.Petitàpetit,elleétaitdevenuelaseulepersonnenécessairedansmavie.
Dans ce récit, jusque-là, j’ai laissé de côté une importante partie de monamitié avec Gemma. Peut-être la plus importante. Lorsque j’étais avec elle,j’étaislamèredeSam.Ilreprenaitvieenmoid’unefaçonquejen’auraisjamaiscruepossible.Êtreavecelle,c’étaitcommejoueràfairesemblant,etmonamiimaginaire était l’amour dema vie.Mon adorable fils.Mon tout petit garçonbavardaveclesdentsdubonheurquidévalaitlescouloirsdelamaisonpiedsnusdans son tee-shirt de base-ball préféré couvert de taches. Il aimait lesmètres-rubanetlejourdespoubellesetchiperlessachetsdesucredanslesrestaurants.IlmeposaittouslesjoursdesquestionssurMèreNatureetcommentellefaisaitla pluie et le beau temps. Nous nagions le week-end et partions acheter desmuffins le matin sur notre chemin pour la maternelle. Ses chaussures étaienttoujourstropserrées.Saboucheétaittoujoursencul-de-poule.Iladoraitquejeluiracontelejourdesanaissance.Lesmercredis,jepassaismajournéeàpréparercequejediraisaugroupedes
mamans– qu’il s’était réveillé la nuit et que j’étais épuisée, qu’il avait pleurédans les bras de la baby-sitter après mon départ. Peut-être un truc que lamaîtresseavaitditquandj’étaisalléelechercheràlamaternellecetaprès-midi.ÉlaborercerécitautourdeSamétaitaddictif–jetournaisobsessivementautourdelalignenarrative,pensantàcommentilseraitetcommentjem’occuperaisdelui s’il était vivant. Si Violet ne l’avait pas tué.Mais j’essayais de ne pas lalaisserentrerdansmonespritcesjours-là.Ilsétaientsacrés,ilsétaientjustepourlui.LorsqueparfoisGemma l’évoquaitdans laconversation, jemehérissaisetj’écoutais, en proie à des sentiments contradictoires – j’étais curieuse de lafenêtreouvertesurvotrevieensemble,maisjedétestaisqu’elleexisteautourdeladeuxièmechancedeSam.J’adoraisquandGemmameposaitdesquestionsàsonsujet.Unjour,elleme
ditquemesyeuxs’illuminaientquandelleprononçaitsonnom,etjen’endoutepas.Personnenelementionnaitjamais,saufelle,quiluidonnaitdel’espace,dutempsetdelavaleur.Ellevoulaitsavoirdeschosessurlui.PourGemma,Sam
comptait.Etdoncellecomptaitpourmoi,profondément.Jen’avaispaspenséauxphotos.Unjour,ellemedemandasij’avaisunephotodeSamàluimontrer.Ellese
penchapourregarderletéléphonequejetenaisnonchalammentdansmamain,s’attendantàcequejepuissefacilementparcourirdescentainesdephotosdelui,commeelleavecsesphotosdeJet.«En fait, je viens juste de vidermon téléphone. Il était encore saturé. » Je
m’efforçai d’avoir l’air embêtée par ce fait technologique. Je balançai letéléphonedansmonsacetchangeaidiscrètementdesujet.Ce soir-là, jeme servis un verre de vin rouge etmemis à la recherche de
photosdegarçonsdequatreansressemblantàSam.Jeparcouruslescomptesderéseauxsociauxd’inconnusdontlesprofilsétaientpublics.Jepassaisdesheuresàscruter lesviesd’enfantsheureuxquifaisaientdesbulles,roulaientdansleurchariot,secouvraientlevisagedecrèmeglacée.J’avaispresquefinilabouteillequandjetrouvail’enfantparfait.Desbouclessombres,unsourireaveclesdentsdu bonheur, et lesmêmes immenses yeux bleus. SiobhanMcAdams, mère deJameslejour,pâtissièrelanuit.Je dessinai son visage du doigt surmon écran.Elle avait l’air extrêmement
fatiguée.Elleavaitl’airextrêmementheureuse.Je sauvegardai une douzaine de photos de James et en plaçai une en fond
d’écransurmon téléphone– ilétait surunebalançoire, lesmainsbrandiesau-dessus de sa tête comme sur la crête d’une montagne russe. Sam adorait lesbalançoires.J’achetais des affaires de bébé dans des boutiques de secondemain et j’en
apportaisparfoisàGemma,enprétendantquec’étaientdeschoses troppetitespourSam– jen’aurais jamaispumeséparerdesesvéritablesvêtementsnidesesvraisjouets,etparailleurs,toiouVioletauriezpulesreconnaître.Elleserraittoujourscontreellecequejeluiapportais,quoiquecesoit,etc’étaitcommesielleserraitSamdanssesbras.J’adoraislavoirfaireça.J’adoraislaregarderentraindepenseràlui.Unesemaine,elleapportaunbeaulotdecubesdeconstructionFroebeldontje
savaisqu’ilscoûtaienttrèscher.«Enfait,c’estmonmariquiasuggéréquejetelesapporte–quelqu’unnous
lesaofferts,maisnousenavionsdéjàungroslot.»Je me rendis compte qu’elle t’avait sans doute parlé de mon rôle dans
l’incidentduCHU.Jetinslaboîtecontremapoitrineavecgratitudecommeelle
le faisait avec les choses que je lui avais données. Les gens font ça, non,lorsqu’ils passent du temps ensemble – imiter les gestes subtils de l’autre,commenceràsecomporterdelamêmefaçon?Jemedemandaisiellem’avaitdéjàimitéesanslesavoir.Peut-êtrelafaçondontj’avaiscommencéàtoucherlesextrémités de mes cheveux. Ou la façon dont je claquais ma langue parfoisquand je réfléchissais? Jemedemandais si tuavaisdéjàpenséàmoipendantqu’elle faisait ça, l’idée fugace, éphémère, repartant aussi vite qu’elle étaitarrivée.Surlechemindelasortie,jeluidemandaideteremercierpourlecadeau.Et
puis je dis quelque chose que je n’aurais pas dû dire – que j’adorerais vousrencontrer,toi,JetetViolet.Cen’étaitpaspossible,biensûr,maisj’avaisenviedeparlerdetoi.Gemmahochalatêteetditqu’elleaimeraitbien,elleaussi,quepeut-être je pourrais venir manger une pizza, avec Sam, comme elle l’avaitsuggéréplustôt.«EtcommentvontleschosesavecViolet?»«Violet?Ellevabien.Toutlemondevabien.»Elleétaitdistraite,occupéeà
envoyeruntextosursontéléphone.Maisjemedemandaissiellemementait.Jemedemandaiss’illuiarrivaitde
regarderma fille et d’avoir la sensation que quelque chose n’allait pas. Jemedemandaiss’illuiarrivaitdesoupçonnerquesonfilsétaitendanger.Ellemefit labisepourmedireaurevoiret je touchaisonbras,commeelle
touchaittoujourslemien.Nousdevenionsbeaucoup tropproches.Jemepromisdesauter la rencontre
delasemainesuivante.Jeramenai lescubesà lamaisonet lesrangeaidans lachambredeSam.
J’avaisprévudenepasyaller.Jeluienvoyaiuntextopourdirequejenemesentaispastrèsbien–queSamavaitpasséunenuitdifficileetquejen’avaispasbeaucoupdormilanuitprécédente.Ellemetextotaunvisagetristeenretour,etpuis unmessagepourmedire qu’elle allait regretter denepasmevoir. Je nevoulaispasladécevoir.Nous nous assîmes au fond de la salle et échangeâmes les nouvelles de la
semaine àvoixbasses, elle, une série deproblèmes anodinsqui l’inquiétaient,moi,deschosesmignonnesqueSamavaitditesoufaites.Ilyavaitpresqueunanquenousnousretrouvionsà la réuniondumercredi
soir.Nousconnaissionsmaintenantlaplupartdeshabituées,mêmesinousnousétions imposéescommeunepaireauboutd’unmoment.S’ilyavait foule, lesautresfemmesnousgardaientdeuxplacesetsil’unedenousétaitenretard,elless’attendaientàcequel’autresachepourquoi.JemedemandaispourquoiGemmas’intéressaitàmoi,parmitouteslesfemmesprésentesàcetendroit.Laréponse,j’enétaissûre,c’étaitquejel’avaispoursuivieavecunetelledéterminationquejeneluiavaispaslaissélechoix.Pourtant,jevoulaiscroirequ’ilyavaitquelquechose enmoi qui l’aimantait – elleme voyait comme unemèremerveilleuse,capable, aimante, investie, et devenir amie avecmoi la rassurait tandis qu’elletraversait cette première année avec votre jeune fils. Cela me donnaitl’impression d’être un membre clandestin de la nouvelle famille que tu avaisconstruite,maisàl’abridel’étaudetonjugement,cettefois.Noussaluâmeslesautresetj’enroulaimonécharpeautourdemoncou.«Monmariestlà»,ditGemmaendésignantlaporte.Ettuétaislà.Deboutà
l’extérieur, en train de me fixer. Je serrai la laine de l’écharpe et retins marespiration. Jeme tournai lentementde façonà teprésentermondos.Tunousavaisobservées.«Viens.Jevaisvousprésenter.»Elleposalesmainssurmesépaulesetme
guidajusqu’àlaporte.Jenesavaispasquoifaire.
«Gemma,je…ilfautquej’ailleauxtoilettes…»«Oh,allez,viensdehorsjusteuneminute.Onvaaucinémacesoir,maisje
veuxquetulerencontrestantqu’ilestlà.»Jebaissai lesyeuxetessayaiderespirer.Quepouvais-je faire?Je remontai
monécharpejusquesurmonmentonetenfonçaimonchapeausurmonfront.Jetiraileslonguesmèchesdecheveuxbrunsdesousmonmanteauetlesétalaisurmesépaules.Commesitupouvaisnepasmereconnaître.Lafemmequetuavaisaiméependantvingtans.Lamèredetesenfants.Jemetenaislàdevanttoi,plusnueque jene l’avais jamaisété.Elle t’embrassa.Ellen’avaitpasbesoindesedressersurlapointedespiedscommemoi.Tesyeuxétaientcommedesballes.Jedéglutisetleslarmess’accumulèrentauborddemesyeux,mêmesiGemmaauraitpupenserquec’étaitdûaufroidmordant.«Fox,jeteprésenteAnne.Anne,voiciFox.»Monesprit s’envolacommeune lanternechinoisedans lecielnocturne– je
n’étaispluslà,plusprisonnièredetonregard,àattendred’êtremassacréeparcequetuallaisdire,quoiquecesoit.C’étaitlaseulefaçondesurvivreàlahonte,àlapeur,àtonregretdesavoircequej’avaisfait.Jequittaimonproprecorps.Jecontemplailasituationd’au-dessus.«Enchantée.»Je te tendismamaingantée.TuregardasGemma.Etpuis tu
meregardasdenouveau.Tuneretiraspastesmainsdetespoches.J’avaisachetécemanteaupourtonanniversaire.Elle se tourna vers toi avec une inquiétude sincère, comme si la seule
explicationplausibleàtagrossièretéfûtquetuaiesétévictimed’unanévrisme.Tu retiras lentement tamainde ta pochepour serrer lamienne.Nousnenousétionspasparlédepuisunanetdemi.Nousnenousétionspas touchésdepuisencorepluslongtemps.Lapeaudetonvisageétaitrougeàcausedufroidettuavaisl’airplusvieux.Peut-êtrelemanquedesommeilaveclebébé,peut-êtrelestressdunouveautravailquejeprésumaisquetuavais.Oupeut-êtrequej’avaisjuste perdu le fil du temps – en dépit de tout, dans les souvenirs qui merevenaient le plus facilement, tu étais toujours l’homme dont j’avais étéamoureusedesannéesplustôt.«Moiaussi.»Tufixaisunpointderrièreenparlant,etjesusàcemoment-là
que tu allais nous éviter à tous l’humiliation. Je doutais que tu le fasses pourmoi.Gemma avait l’air mal à l’aise. Ses tics habituels, tout en douceur et en
fluidité, disparurent, et elle se tendit. Je pouvais le voir même sous son longmanteauépais.Jepensequ’ellesaisissaitquequelquechosen’allaitpas,maisil
faisait tropfroidpourrester immobile longtemps,et ilyavaitd’autresfemmesqui cherchaient son regard pour lui dire au revoir. Nous nous éloignâmes dudangerquenousreprésentionslesunspourlesautres.Jemeglissaiàtraverslafoulequi s’attardait sur le trottoir, etpuis jememisàcourir. Jene savaispasquoifaired’autre.J’avaisbesoind’êtreleplusloinpossibledetoi.
J’ignoresiGemmat’aracontécequis’estpasséensuite.J’imagineque tu as attendu après le cinémapour le lui dire.Peut-être as-tu
voulu lui éviter la déception le plus longtemps possible, jusqu’à ce que tu tesentesmalhonnêtedetetaire.Oupeut-êtrequetunevoulaispasadmettrequetuavaisétémariésilongtempsàunefemmecapabled’unechoseaussiimpensable.Aussidéséquilibrée.Honteparassociation.Jen’euspasdenouvellesdeGemmacettesemaine-làetjen’osaipasfairesigne.Sonsilenceinhabituelétaitlapreuvequetuluiavaisditquij’étais.Jecessaid’allerauxréunionsdumercredisoir.Elle t’a sansdoutedit très peu au sujet de l’annéed’amitié quenous avons
partagée.Maiscelacomptaitbeaucouppourmoi. Jamaisauparavant jen’avaiseuunetelleamie,quelqu’und’aussichaleureux,d’aussitactile.Elleétaitcommeune douce journée d’été. Elle me faisait la même impression que tu m’avaisfaite, toi, autrefois.Avant.C’est seulement lorsqu’elle sortit dema vie que jeprisconsciencedemonimmensesolitude.Jefusdévoréeparlacuriosité,jusqu’àcequejetrouveunjourlecouragede
poserlaquestionàViolet.«CommentvaGemma?»«Pourquoitudemandes?»«Simplecuriosité.»«Ellevabien.»«Etlebébé?»Lebébé.Onn’avaitjamaisparlédelui.Safourchetterestadanssaboucheet
ellefixaleslégumesdansl’assiette,ensedemandant,j’ensuissûre,commentjesavais–peut-êtrequ’elleréfléchissaitaurevirement,aufaitqu’ellen’étaitpluslaseuleàconnaîtrecesecret.«Ilvabien.»Quelquechosedanslafaçondontelles’éclaircitlagorgeaprès
me mit mal à l’aise. Elle demanda à sortir de table, et aucune de nous ne
mentionnaplusJetcesoir-là.Avantd’allerau lit,elledemandasiellepouvaitpasser le week-end chez toi – tes parents seraient là. Je n’avais toujours pasreparlé à tamère depuis que j’avais découvert ta liaison.À cette époque, elleappelaitencoredetempsentemps,maisellenemelaissaitplusdemessages.«D’accord,maisc’estàtonpèredemedemanderça.»Ellehaussalesépaules.Noussavionstouteslesdeuxqueleprotocolen’avait
pas sa place dans ce bazar que nous avions créé.Mon téléphone sonna de lapièced’àcôté.C’étaitGemma.Ellem’avaitenvoyéuntexto:Est-cequ’onpeutseparler?Jemepliaiendeuxdesoulagement.Nous nous retrouvâmes le lendemain pour un thé près de la librairie. Je
n’avaispasdormilanuitprécédente,occupéeàrépéterdifférentesversionsdecequejevoulaisluidire,desfaçonspossiblesdem’expliquer.Paradoxalement,cequime rendait le plus nerveuse, c’était l’idée qu’elleme voie avecmes vraischeveux,sanslaperruquebruneternequej’avaisapprisàaimer.Jeconcentraismanervositésurcetteuniquechose–mescheveux.Pasmamanipulationtordue,pas la façon dérangée dont j’avais ramené mon fils à la vie, pas la facilitéchoquante avec laquelle j’avais menti, comme si j’avais une conversationmachinaleavecdesinconnusenfaisantdescourses.De la porte, je vis qu’elle nous avait commandé chacune une tasse de thé.
Lorsque je lui dis bonjour, nous ne nous serrâmes pas dans les bras commed’habitude.Jemeglissaidanslachaiseetcherchaimescheveuxpourlestoucheret puis je me rappelai – j’étais Blythe, pas Anne. Je redressai le col de machemiseà laplace. J’avaismisunvêtementqu’elleaimait– je le savaisparcequ’ellel’avaitditunjour,entripotantlamanchepoursentirlepoidsdulin.«Jenesaispasquoidire.»Jen’avaispasprévudeparlerlapremière,mais
voilà.Gemmahochalatête,maisensuiteellelasecouaavecembarrasetjecompris.
Jememordis la lèvre tandis qu’elle versait un peu de lait dans sa tasse. Elleattenditunmomentetpuisfitglisserlelaitetlesucreversmoi.Nousécoutâmesmacuillèretintercontrelaporcelaine.C’étaitclairqu’ellenevoulaitpasparler.Peut-êtrequ’ellevoulaitseulementsavoircequejeluidiraissionm’endonnaitl’occasion.«Jenem’attendspasàcequetumepardonnesunjour.Iln’yaaucuneexcuse
àcequej’aifait.»Elleregardaderrièremoietobservalesgensquidéambulaientlelongducafé.
Ses yeux suivaient chaque passant, comme une maîtresse comptantsilencieusement ses élèves au retour de la récréation. Jeme demandais si elleregrettait cette rencontre. Je me demandais si je ne devrais pas simplementfermermagueule.« J’aihontedemoi,Gemma. J’aiprofondémenthonte.Quand je regardeen
arrièremaintenant,jenepeuxpascroirequej’aifaitcequej’aifait,jenepeuxpascroirequejesuiscapabledequelquechosed’aussi…psychotique.Je…»J’attendisqu’ellem’attaque.Sesyeuxquittèrentlafenêtrepourexaminermes
cheveux. J’avais la même coupe depuis des années. Je me demandai si elleremarquait les filsgriset raidesparmi leblondcendré.Jemedemandaisielletrouvaitquejefaisaisplusvieillecommeça.«Sijepeuxrépondreàunequestion,n’importelaquelle…»«Jesuisdésoléepourtonfils.Jesuisdésoléequetul’aiesperdu.»Sesmotsmechoquèrent.«JenepeuxpasimaginerperdreJet.»Ellesetouchalalèvre.J’expirai et touchai ma lèvre, moi aussi, en me demandant d’où venait sa
compassion.Elleauraitdûmemépriser.L’enfantmortettoutlereste.«Foxnem’ajamaisracontécequis’estpassé.»Ellebaissalesyeuxsurson
théetfittournerlatasse.«Toutcequejesais,c’estqu’ilaeuunfils,quevousavezeuunfils,ensemble,etqu’ilaététuédansunaccident.J’aitoujourspenséquec’étaitunaccidentdevoiture.Est-cequec’estça?»J’avaisracontétellementdemensonges.Jenepouvaispasendireundeplus.
J’ouvris la bouche et la vérité sortit. Je lui dis exactement ce dont je mesouvenais.Pasàpas.Monsouvenirdesesgantsrosessurlapoignée.Lebruitdelavoiturepercutantlapoussette.Lefaitqu’ilétaittoujoursattachéaumomentdemourir.Quenousn’avionsmêmepaspuvoirsoncorpsaprès.Quelabelle-fillequ’elle aimait et à laquelle elle faisait confiance, la sœur de son propre bébé,avaitpoussélapoussetteaubeaumilieudelacirculationetavaittuémonfils.Ellem’écouta sans aucune réaction.Elle resta immobile etme regardadans
lesyeuxtoutletempsquejeparlai.Ilmesemblalavoirdéglutir,commelefontlesgensquandilsrefrènentquelquechose,quandilscomprennentquelquechosequ’ilsauraientvoulu ignorer. Jevisuneminuscule fissure tracer soncheminàtraverslaglace.Jemepenchaiverselle.« Gemma. Tu ne te dis jamais qu’il y a quelque chose de différent chez
Violet?Est-cequetuasdéjàeuneserait-cequ’unsoupçond’inquiétudeàl’idéequetonfilsnesoitpasensécuritéquandilestseulavecelle?»
Ellerepoussasachaiseetlecrissementsurlecarrelagemefitgrimacer.Elleposa un billet de vingt dollars sur la table et sortit dans la neige précoce denovembre,sonmanteauàlamain.Ellenes’arrêtamêmepaspourlemettre.
Danslamaisonoùnousvivionstousautrefois,ilyaunepairedechaussuresàlaporte.Labouilloire siffleperpétuellement. J’utilise lemêmeverre à eau sixfoisavantde le laver. Jebrise les tablettesde lave-vaisselleendeux.Dans lesplacards,lescintressontespacésdecinqcentimètresetiln’yapersonnepourlesdéplacer.Sur le soldu couloir, il y ades éclaboussuresde théque jen’ai pasencore essuyées, bien que j’y pense tous les jours. J’accorde une importanceexagérée à l’organisation des tiroirs, et les plantes sont trop arrosées. Il y aquarante-deuxrouleauxdepapiertoiletteausous-sol.J’oubliepresquetoujoursde rayer cet item de la liste de courses que je commande chaque semaine enligne.J’espère une souris, et je sais que c’est étrange, mais j’aspire souvent au
réconfortd’unvisiteurrégulier,aufroissementd’unsacdansleplacardouauxgriffes qui dérapent sur le plancher ; une compagnie brève, non verbale,prévisible.Certainsweek-ends, je regarde lescoursesdeFormule1.Lesifflementaigu
des moteurs et les commentaires anglais me rappellent les dimanches matind’avant les cours de natation, quand je t’apportais desœufs et du café, et destoastssanslacroûtepourViolet.Je m’étais habituée à la solitude, mais il y avait quelqu’un qui venait
seulementlorsqueVioletétaitcheztoi.C’étaitunagentlittéraireratéqueGracem’avaitprésenté.Ilaimaitmebaiserlentementaveclesfenêtresdelachambregrandesouvertes,enécoutant lespassur lebitumedu trottoir. Jepenseque lefaitdesesentirsiprochedesinconnusdehorslefaisaitjouirplusvite.Commencer ainsi ne lui rend pas justice. Il étaitmesuré et intelligent, et il
m’offraituneraisondecuisinerlesoir,uneraisond’ouvrirunebouteilledevin.Il utilisait le papier toilette. Il apportait de la chaleur au lit lorsque j’en avaisoccasionnellementbesoin.J’aimaislefaitqu’ilneposejamaisdequestionssurViolet – ils n’existaient pas l’un pour l’autre. De ce point de vue, je n’avaisjamais rencontré un homme plus facile à fréquenter que lui. Il n’aimait pas
penser au fait que j’avais des enfants – au fait que mon corps avait donnénaissanceetallaité.Toi,tuvoyaislamaternitécommel’expressionultimed’unefemme,mais pour lui, le vagin n’était rien d’autre qu’un réceptacle pour sonplaisir.Ypenserautrementlemettaitphysiquementmalàl’aise,commed’autreslorsqu’ils donnent leur sang. C’est ce qu’il me déclara un jour lorsque jementionnaiunrendez-vouspourunfrottisducolutérin.Il lisaitcequej’écrivaisetnousparlionsdecequejepourraisfaireetdece
quipourraitsevendre.Ilvoulaitquej’écrivedelalittératureyoungadult,untruccommercial et angoissant, qui marcherait avec la bonne couverture. Quelquechose, en d’autres termes, qu’il pourrait représenter et monétiser. Parfois jem’interrogeais sur ses motivations. Mais j’étais à l’aube de l’âge auquel lesfemmes s’inquiètent de disparaître aux yeux de tout le monde sauf d’elles-mêmes, dissoutes dans leurs coupes de cheveux raisonnables, leurs manteauxpratiques. Tous les jours, je les regarde marcher dans la rue, comme desfantômes.Jesupposequejen’étaispasprêteàdevenirinvisible.Pasencore.
1972-1974
ChezHenry, le sens des responsabilités parentales semblait êtremort avecEtta. Il avait le cœur trop brisé pour se soucier de qui que ce soit. Il sereprochaitlesuicided’Etta,bienqu’ilsoitleseulàlefaire–Ceciliasavaitqu’ilaimaitEtta,etqu’ilavaitfaitdesonmieux.PersonneneditunmotàCeciliadecequis’étaitpassé.Personnenesavaitquoiluidire.Elleallaàpeineàl’écoleaprèsça,maiselleétaitsuffisammentmalignepour
maintenir ses absences en dessous du niveau où elle aurait été exclue del’établissement. Elle avait du mal à faire face à qui que ce soit là-bas, et lesentimentsemblaitmutuel.Ellesoupçonnaitquetoutlemonde,enlaregardant,voyaitsamèremortependueàunarbre.Ellepassait lamajeurepartiedesontempsàliredelapoésie,qu’elleavait
découverte envagabondantdans labibliothèquemunicipalependant les coursqu’elle séchait. Le rayon n’était pas très grand.Elle parcourut la totalité desdeuxétagèresenl’espacededeuxsemainesetdemie,etpuisellerecommença.Elle dormait souvent avec les livres de Sylvia Plath sous son oreiller, et ellefaisaitdesrêvesdans lesquelselle trouvaitEtta la têtedans le four,commelapoétesse.Ellecommençaàécriresesproprespoèmes,noircissantcarnetaprèscarnet,
mêmesiellenepensaitpasquece fûtbon.Elle le fit jusqu’àsesdix-septans,l’annéeavantsondiplôme.Elledécidaalorsqu’elleavaitbesoindegagnersaviesiellevoulaitquitterlavilleetdevenirunenouvellepersonne.ElletrouvaunpostedesoignanteauprèsdeMmeSmith,unevieillefemmequi
vivait quelques maisons plus loin. Mme Smith avait accroché une pancarteCHERCHE AIDE À DOMICILE sur sa porte d’entrée dans une écriture qui
semblait celle d’un enfant. Elle était sourde et presque aveugle, mais elleparvenait encore à se débrouiller par elle-même. Elle avait besoin quequelqu’unl’assistepourcequesesmainsnepouvaientplusfaire,alorsCeciliaraccommodaitsesvêtementsavecuneaiguilleoumettaitlabonnedosed’épicesdanssonragoût.Ellen’avaitjamaiseul’habituded’aiderquiquecesoit,etelletrouvacerôleétonnammentsatisfaisant,bienqueparfoisunpeupénible.Maiselle aimait le fait de pouvoir se déplacer dans une maison familière sans sesentirmenacéeparlesdémonsdequelqu’und’autre.Ilyavaitlàuneformedepaixetd’ordrequ’ellen’avaitjamaisressentieauparavant.LorsqueMmeSmithmourutdans son sommeil, ce futCeciliaqui la trouva,
allongéeàmoitiéhorsdulit.Unseinrabougriavaitglisséhorsdesarobedechambreblanche.Pendantqu’ellesedemandaitquoifaire,Ceciliapritlaboîtedans le tiroir du haut de la commode. Elle avait vuMme Smith ymettre sonargentenrevenantdelabanquechaquesemaine.Elletrouvasixcentsdollars,assez pour payer un ticket pour la ville et s’y loger pendant quelques mois.Cecilia se demanda si Mme Smith avait désiré qu’elle ait cet argent – ellen’avaitjamaisessayédeleluicacher,etellen’avaitaucunefamille.Ouentoutcas,cettepenséelafitsesentirmoinscoupablequandelleprittoutl’argent.Henry conduisitCeciliaà lagare le lendemainmatin. Il nedit pasunmot,
mêmepasau revoir.Mais elle savaitquec’étaituniquementparcequ’il ne lepouvaitpas.Ellel’embrassapourlapremièrefoisdesavie,sursesdeuxjouesvelues.Ilneserasaitplusbeaucoupdepuislamortd’Etta.Elleluimurmuralaseulechosepossibleàluidire:Merci.Sortie de la voiture, Cecilia lissa sa meilleure tenue, une jupe de velours
pruneetuneblouseachetéed’occasion.Le restede sesaffaires étaitdans lesbagagesmonogrammésbleucanardd’Etta,uncadeaudeHenryqu’ellen’avaitjamaisutilisé.Ettan’avaitjamaisvouluallernullepart.Ceciliavenaitd’avoirdix-huitans.Ellesavaitqu’elleétaitdotéed’unebeauté
classique, d’un genre que sa mère n’avait pas possédé. Elle soupçonnait quecelaseraitplusà sonavantagedans lagrandevillequeçane l’avaitétéà lamaison.Elleétaitàpeinesortiedutaxiqu’ellevitSebWest,leportierd’unhôtelraffinédanslequelellenepouvaitsepermettredeloger.Maiscethôtelétaitleseul endroit dont elle avait entendu parler dans la ville – elle n’avait pas suquelleautreadressedonnerauchauffeurdetaxi.Sebluitenditsamaingantéedeblanc.Ilsneseséparèrentpresqueplusaprès.Sebmontra la ville à Cecilia et lui présenta ses amis. L’un d’eux l’aida à
trouver un travailmal payé dans une société haut de gamme de livraison qui
appartenaitàsononcle.Elles’occupaitdesréservationsettenaitlebureauenordre.Àmidi,elledéjeunaitaveclesautresfemmesdubureau.L’uned’ellesluiparla d’un petit studio à louer au-dessus d’une galerie d’art qui avait faitfaillite,maisellenepouvaittoujourspasassumerlecoûtdelavieenvilleseule.Sebs’installaavecellepourpartagerleloyer,etilcouvrittouslesautresfraisdelaviedeCecilia.Ilsétaientdésormaisofficiellementuncouple.Ellesavouraitlalibertédelaville.Devoirserendreàunendroitimportantle
matin.Acheter du café au vendeurdans la rue, lire de la poésie dans le parcpendant ses pauses. Rencontrer des gens qui n’avaient aucune idée d’où ellevenait.Nidequielledescendait.Cecilia ne s’était pas méprise sur sa beauté et le genre d’attention qu’elle
attirait.Lesyeuxdeshommeslasuivaientdanslarueetautourdubureau,etonne cessait de la toucher – unemain par ici, unemain par là. Elle se sentaitpuissante et vulnérable à la fois. Seb et Cecilia sortaient souvent boire desverres, ou à des lectures de poésie dans des bars underground. Dès qu’iltournait le dos, elle se sentait une proie.Même les amis de Seb qui savaientqu’ilsétaientensembleposaientleursmainsunpeutropbasquandilspassaientàcôtéd’elle.Unenuit,sonamiLenny,queSebconsidéraitcommeundemi-dieu,lapoussa
contre le bar et enfonça sa langue dans sa gorge pendant que Seb était auxtoilettes.Cecilialerepoussa.Elleauraitvoulun’avoirpasaiméça.Maisêtredésiréedecettefaçonl’excitait.Pourlapremièrefoisdesavie,elle
sesentaitsauvage.AlorsellelaissacesépisodessereproduireavecLenny.Bientôt ils commencèrent à se voir durant ses pauses au travail. Cecilia
adoraitcequ’ilavaitàraconter.Illuiditqu’ilpourraitl’aideràselancerdanslemannequinat,quesonphysiquenedevaitpasêtregâchéàtravaillerdansunemploi de bureau cul-de-sac et à coucher avec un portier. Il répétait qu’elleavait quelque chose, quelque chose sur lequel il ne parvenait pas àmettre ledoigt. Elle lui dit qu’elle aimait la poésie et qu’elle espérait pouvoir un jourtrouverdutravaildansunemaisond’édition,peut-êtremêmepublierelle-mêmequelque chose.Elle n’avait jamais parlé de ça à Seb.Lennyavait un ami quiavait beaucoup de relations et auquel il pouvait la présenter. Un jour, il luiproposadequitterSebetdes’installeraveclui.Unesemaineplustard,Ceciliaappritqu’elleétaitenceinte.Elleperditlavilleaussivitequ’ellel’avaitconquise.Seb n’avait pas d’économies. Il insista pour qu’ils s’installent chez ses
parentsenbanlieue jusqu’àcequ’ilmettede l’argentdecôté. Ilétaitexcitéà
l’idée de fonder une famille. Il avait eu une enfance heureuse, pleine desouvenirsdegrandsdînersdeThanksgivingetdevacancesaucamping.Ceciliaétaitdévastée.Lorsqu’elletrouvaenfinlecouragededireàSebqu’ellevoulaitavorter,illui
réponditdeneplusjamaisenparler.Ilditqu’ellepouvaitrentrerchezellepourdebonetdemanderdel’argentàsonbeau-père,sil’idéed’avoirunenfantavecluiétaitsiterrible.Cecilianepouvaitcesserdepenseràsamèrependueàl’arbre.Ellesesentaitpiégéeetstupide.C’estpourquoiellecéda.
Il ne se passa rien de notable dans le lent segment de temps qui sépara lemomentoù jeperdisGemmaetcequiseproduisitplus tardet la ramenadansmavie.L’année fut ordinaire.Violet approchait des treize ans,mais jen’étaispasbeaucoupavecelle–tuavaisorchestréleschosesdefaçonàcequ’elleneviennequ’unefoisparsemaine.Àunmoment,j’aienvoyéunmailàunavocatqui avait géré le divorce d’une amie. Nous avons convenu d’un rendez-voustéléphonique. Le jour venu, j’ai regardé mon portable sonner sur la table. Jen’avaisaucunevolontédemebattre,etparailleurs, il semblaitqueVioletsoitplusheureusedevivresansmoi.C’est pourquoi j’ai été surprise quand le professeur m’a appelée pour me
demandersijevoulaisbienencadreruneclasseverteàlaferme.C’étaitlaveilleau soir de l’excursion – unemère avait dû annuler parce qu’elle étaitmalade.L’idéequeVioletmetraiteavecsonhabituellefroideurdevantsescamaradesdeclassem’emplissaitdeterreur.Maisj’acceptaidevenir.JefrappaiàlaportedeVioletpourluidirequejeviendrais.Ellen’eutabsolumentaucuneréaction.Ellenelevapaslesyeuxdubraceletdeperlesqu’elleétaitentraind’enfileravecdesdoigtspatients.Sesmainssemblaientsidifférentesdesmiennes.Jem’assisquelquepartaumilieudubus,àcôtéd’unpèrequipassal’essentiel
de son temps à lire desmails tandis quenous sortionsde la ville en cahotant,dansunbrouhahad’excitationadolescente.Violetétaitplusieurs rangsderrièremoi de l’autre côté dubusdansun siègeprès de la fenêtre.La fille à côté delaquelleelleétaitassiseétaitgrandeavecundébutdepoitrine.Elle tournait ledosàVioletensepenchantpar-dessusl’alléecentralepourchuchoteravecdeuxbrunettesquiportaientdestressesfrançaisesassorties.Violetsuivaitdesyeuxlacampagnequidéfilait.Elle semblait ne pas prêter attention aux murmures, mais je savais qu’elle
pouvait entendre chaque mot : je voyais la boule dans sa gorge remonter etdescendrelentement.Jemerappelaiscequeçafaisait,d’êtreexclue.Cependant,jenepensaispasqueVioletsesouciaitd’êtreacceptéeparlesgenspopulairesà
l’école.Ellemesemblaitbeaucoupplusàl’aiseenretraitetprincipalementtouteseule;ellen’étaitpascommelesautresfillesdesonâge.Ellenel’avaitjamaisété.Lorsquenous arrivâmes à la ferme, je restai en arrière et je l’observai.Elle
emboîta le pas aux filles du bus, mais elles ne lui parlaient pas beaucoup.Lorsqu’elless’arrêtèrentàl’entréeduvergerdepommes,Violetregardaautourd’ellepourmelocaliser.Jeluifisunsignedel’arrièredugroupe.Ellebalançasaqueuedechevalderrièresesépaulesets’intégraavecraideurdanslepetitessaimde fillesquiparlaient fortpar-dessus les instructionsdu fermier. Ildécrivait labonnefaçondecueillirlespommes,afinquelebourgeonnesoitpasabîmépourlarécoltedel’annéesuivante.Puis,leprofesseurdistribuadessacsenplastique.Nous avions une heure pour déambuler dans le verger avant qu’on ne nous
apprenneàfairedestartes.Jem’éloignaidesautresparents,quipourlaplupartgardaient aussi leurs distances, et je trouvai les arbresMcIntosh. À plusieursrangsdedistance,jevislerougedelavestedeVioletzigzaguerentrelesarbres.Elleétaitseule,tenantsonsacdansunemainettendantl’autreverslesbranches.Ilyavaitunegrâcedanssesmouvementsquimesurprit.Elletâtaitlapeaudespommes, à la recherche d’imperfections. Lorsqu’elle en cueillait une, elle lareniflaitetlafaisaittournerentresesdoigts.Elleparaissaitsimature,larondeurdesesjouesdisparue,lalignedesamâchoireplusproéminente.Endépitdelaféminité naissante qui commençait à la définir, elle se mouvait exactementcommetoi.Jelevisdanssafaçondedéplacersonpoids,safaçondecroisersesbrasderrièresondos.Maiselletenaitsatêteexactementcommemoi–penchée,avec une tendance à regarder en l’air lorsqu’elle réfléchissait à sa réponse,cherchantlebonmotdansunvocabulairequisemblaitgrandirencoreplusvitequeseslonguesjambes.Labrisesoufflaitparà-coupsetladéconcentrait,desmèchesdesescheveux
sombres venant fouetter son visage. Elle plaça le sac à ses pieds et sortit unélastiqueàcheveux,rassemblasaqueuedechevaletpuispassasamainsur lesommetde sa tête.Ses yeux restaient rivés au sol. Jemedemandai ce qu’elleregardait,peut-êtreunoiseauouunepommepourrie.Maisenmerapprochant,jedécouvrisqu’elleneregardaitrien;elleétaitperduedanssespenséesetsemblaittriste.Dèsqu’elles’aperçutdemaprésence,elleramassasonsacetmarchajusqu’à
un groupe d’élèves qui avaient laissé tomber la cueillette et mangeaient leurspommesàlaplace.Jelaregardais’asseoirentailleuretmordredanssapomme.Leprofesseursifflaentresesdoigtsetcommençaàréprimanderlesélèves.Je
regardaiVioletsuivresaclassejusqu’àlagrange.Enentrant, jeperdissatracedanslafouledegaminsetscrutailesbancstandisquelesélèvess’installaient.Jevislesfillesdubusassisesensembleàl’unedestables.«Est-cequequelqu’unavuViolet?»L’uned’entreelleslevalesyeuxversmoietsecoualatête.Lesautresétaient
entraind’écrireleursnomssurlatableaveclestortillonsdepeaudepommes.«Vousêtesamiesavecelle,non?»Une autre fille jeta un regard autour de la table, cherchant l’autorisation de
parler.«Oui.J’imagine.Plusoumoins.»Deuxd’entreellesrigolèrent.Cellequiavaitparléleurfitsignedesecalmer.Moncœurbattaitàtouteallure.Jeparcouruslagrangeduregardmaisnepus
toujourspaslavoir.«M.Philips,est-cequevoussavezoùestpartieViolet?»«Elleestalléedanslebuspours’allonger.Ellealamigraine.Elleaditque
vousl’accompagneriez.»Je sortis en courant jusqu’au parking,mais le chauffeur n’était pas là et la
porteétaitfermée.Leresponsableduparkingditqu’ilavaitvuuneélèveflânerdans lecoin.Jecourus jusqu’àcôtédesétablesetdemandaisiquelqu’unavaitvuune fille brune. Je vérifiai lesmeules de foin de l’autre côté des étables etpuisjevisauloinunlabyrinthedemaïsdélimitéparuncordon.« Est-ce que quelqu’un est allé par là ? Je cherche ma fille. » Je hurlais.
J’avaisl’airfolle.J’essayaidereprendremonsouffle.Un jeunehommeen trainde repeindre lapancarteENTREZ ICI ! secoua la
tête.C’estcommeçaquejesusqu’elleétaitpartie.Ellemepunissaitd’êtrevenue.
Nous avions appris à marcher en larges cercles l’une autour de l’autre pourcoexister – c’était l’accord tacite entre nous.Mais en accompagnant la classeverte,j’avaisviolécetterègle.Jeretournaiàlagrangeencourant.Jetrouvaileprofesseuretjeluidisqu’elleavaitdisparu,quejepensaisqu’elleétaitpartie.Ilrépondit qu’il allait examiner les alentours et il demanda à un autre parentd’alerterleresponsabledelaferme.Ilnemeditpasdenepasm’inquiéter– il nemeditpas,Elle est sûrement
quelquepart.Je remarquai une tabléedegarçonsqui regardaient autourd’eux, conscients
que quelque chose n’allait pas. L’un d’entre eux marcha jusqu’à moi et me
demandacequisepassait.«OnnetrouveplusViolet.Est-cequevoussavezoùelleapualler?»Il resta silencieux. Il secoua la tête en retournant vers ses amis, et ils me
regardèrenttous.Jepensaiqu’ilssavaientquelquechose.J’allaijusqu’àlatableetmepenchaiauboutet jeprisuneprofonde inspirationpourquemavoixnetremblepas.«Est-cequequelqu’unsaitoùestalléeViolet?»Ils secouèrent tous la tête, comme le premier, et l’un d’eux dit poliment :
«Désolée,MmeConnor,nousnesavonspas.»Jepouvaisvoirlapeurdansleursyeux,aussi.Lepèreàcôtéduqueljem’étaisassisedanslebusmeproposaderatisserles
lieux avecmoi unenouvelle fois.Maintenant, j’avais la tête qui tournait.Mesjambesétaientencoton.J’avaisdéjàressentiçaauparavant,quandVioletavaitdeux ans et qu’elle s’était aventurée trop loin dans un parc d’attractions, onl’avait retrouvée quelquesminutes plus tard à côté du stand de barbe à papa.Celan’avaitduréquequelquesminutes.Durantlesquellesj’avaissuqu’elleétaitvraisemblablement en sécurité, probablement hors de ma vue d’à peine unmillimètre.EtpuisilyavaitSam.J’essayaisdenepaspenseràlui.J’essayais.«Jen’arrivepasàrespirer»,dis-je,etlepèrem’aidaàm’asseoirsurlespetits
graviers.«Mettezvotretêteentrevosjambes.»Ilmefrottaledos.«Est-cequ’ellea
untéléphoneportable?»Jesecouailatête.«Est-cequevousavezregardévotretéléphone?»Jeneréagispas.Ilcherchadansmonsacetletrouva.«Vousavezsixappelsenabsence.»Jeleluiprisdesmainsetentraimonmotdepasse.Touslesappelsquej’avais
ratésvenaientdeGemma.« Violet », articulai-je d’une voix brisée lorsqu’elle décrocha. « Elle a
disparu.»« J’ai eu un appel il y a cinq minutes. D’un conducteur de camion, me
demandantdevenir lachercher.»Ellefitunepause,commesiellepouvaitnepasme dire où elle était. « Elle était sur une aire au bord de l’autoroute. J’yvais.»Elleraccrochasansdireaurevoir.Lepapam’aidaàmeremettredeboutetnousallâmestrouverleprofesseurpourmettrefinauxrecherches.Jem’assis
danslaminusculeboutiquedesouvenirsavecunebouteilled’eauetj’essayaidet’appelerencoreetencore,sanssuccès.Uneheureplus tard,nousétionsde retourdans lebusetnousnousassîmes
auxmêmesplacesqu’à l’aller.Levolumesonoreétait remarquablementmoinsfort, l’effetde l’air fraiséteignant levolcand’énergied’avant.PersonneneditrienausujetdeViolet–c’étaitcommesiellen’avaitjamaisétélà.Lorsquenousarrivâmes sur le parking de l’école, je me recroquevillai sur mon siège etregardailesélèvessortirdubus.Enjetantunœilderrièremoipourvérifierquerien n’avait été oublié, je trouvai le bracelet sur le siège où les filles avec lestressesavaientétéassises.Lesperlesmauves,jaunesetdoréesqueVioletavaitassemblées si diligemment la veille. Elle devait l’avoir fait pour l’une d’entreelles.Ilétaitdénoué,abandonné.Jefisroulerlesperlesentremesdoigts.« Hé ! » lançai-je aux trois filles. Elles étaient assises sur les marches de
l’école,attendantqueleursparentsviennentleschercher.«Est-cequevousavezfaittomberça?»Deuxd’entreellesbaissèrentlesyeuxverslesol.«Est-cequel’uned’entrevousalaissétomberça?»Je le tins dansma paume et elles secouèrent toutes la tête. Je refermaima
main sur le bracelet et les fixai jusqu’à ce qu’une voiture s’arrête. Ellesregardèrentdroitdevantsansdireunmot.Rentréeàlamaison,jemislebraceletaufonddemontiroirdubas,làoùje
savais que Violet ne le trouverait pas. Tout ce qui s’était passé durant cettejournéeavaitchangémonregardsurelle.Elleétaitimpuissanteparmisesamies,et elle ne voulait pas que je le voie. Elle n’était plus la fille qui pouvait sifacilementintimiderlesautres,quipouvaitblesserlesgenssanseffortavecsesactes ou sesmots. Ils voyaient clair dans son jeumaintenant et, l’espace d’uninstant,jemesentispresquemalpourelle.J’appelai Gemma ce soir-là, même si je n’étais pas sûre qu’elle réponde.
Lorsqu’elledécrocha,jemeredressaidanslachaisedelacuisine.«Jevoulaisjusteprendredesesnouvelles.Commentva-t-elle?»«Elleneditpasgrand-chose.Maisçava.»Jel’entendiscouvrirletéléphone
avec samain et chuchoter quelque chose. Elle se tut. Je l’imaginai se tournerverstoietleverlesyeuxauciel.Ellenepigepas–ellecouraitpours’éloignerd’ELLE. C’est ELLE le problème. Je t’imaginai lui faire signe de raccrocher.J’imaginai la bouteille de vin que tu avais ouvertemaintenant que les enfantsétaientaulit.Jecontemplaimacuisinesilencieuseetmaléclairée.J’auraisaimé
rappeleràGemmaquej’avaisunjourétélamèreversquielles’étaitelle-mêmetournée, avant qu’elle ne découvre tout. Qu’autrefois elle avait scruté monvisageàlarecherchedesecretspouréleversonpropreenfant.Jeluiavaismenti.Maisj’étaistoujourslafemmequ’elleavaitappeléesonamie.Jenepouvaispasm’enempêcher.«Commentvas-tu?CommentvaJet?»«Bonnenuit,Blythe.»
Après la classe verte, je n’ai pas vu Violet pendant une longue période.J’occupais mon temps en écrivant, et j’acceptais de voir l’agent lorsqu’ilproposaitdepasser,bienqu’auboutd’unmomentjefinisparmesentirencoreplusseulequandilétaitlà.Ilfaisaitcoulerladouchependantquejeregardaislamétéo.Pluvieuxetfroid.
Prendsunparapluieaujourd’hui, luidisais-je. Ilm’interrogeait surmesprojetsdelajournée.Écrire,appelerquelqu’unpournettoyerlesgouttières.Est-cequ’ilavaitletempsdeprendrelepetitdéjeuner?Non–unrendez-vousàhuitheures,tuterappelles?Est-cequ’ilvoulaitvenircesoir?Ilnepouvaitpas–ildevaitdîner avecunnouvel auteur. Il viendrait demainplutôt.Est-ce que je pourraispréparer mon ragoût d’agneau ? Une fois dans la douche, il aurait pu êtren’importequiderrièreleverrehumideetdéformant–etalorsjeleregardais.Illaissaitlaportedelasalledebainsouvertepourquelavapeurnecouvrepaslemiroir.Jen’aimaispaslestracesquelaserviettelaissaitquandill’essuyaitavantdeseraser.Jen’aimaispaslespoilséparsqu’il laissaitdansmonlavaboaprèss’êtrerasé.Avantqu’ilnefinisse,jepartaisfairebouillirdel’eaupournotrethé.Enbas,ilm’embrassaitet jem’appuyaisàpeinecontrelui.Jenesuispassûrequ’ils’ensoitjamaisrenducompte.
Unjourdejuin,Violetmetéléphonapoursavoirsiellepouvaitvenirpourleweek-end.Elle n’avait pas voulu passer un seulweek-end avecmoi depuis ledébut de l’année scolaire. J’annulai mes projets avec l’agent et lui dis de teprévenirqu’elleviendraitchezmoi.Lesacqu’ellemitdanslecoffrelorsquejevins la chercher à l’école était rempli de vêtements que je n’avais jamais vusavant. Je passais à côté d’une si grande partie de sa vie. Les leggings dorésétincelantsmerendirenttriste–c’étaitquelquechosequejeluiauraisachetésijel’avaisvudansunmagasin,maisjenepensaisplusàluiachetersesaffaires.Nous allâmes au cinéma etmanger une glace après. Nous ne parlâmes pas
beaucoup,mais elle semblaitmoins agitée.Moins raide. Je ne sais pas, j’étaisprudente.Jeluilaissaisdel’espace.Àunmoment,alorsquenousétionsdanslavoiture, un sketch passa à la radio, quelque chose à propos d’une chatte enchaleur.Jen’étaispascertainequ’ellesachecequeçasignifiait,maisnousnousregardâmes et éclatâmes de rire et je me sentis consternée. Pas à cause dumoment partagé, mais parce que ça semblait tellement bizarre – nous étionspasséesàcôtédetellementdechoses.Elleavaitl’âgequej’avaisladernièrefoisquej’avaisvumamère.Habituellement, je lui souhaitais bonne nuit debout dans l’encadrure de sa
chambre.Ce soir-là, jem’assis au bout de son lit et je posaimamain sur sespiedssouslacouverture.Jelespressai.Jefaisaisçaquandelleétaitpetite,avantqu’ellecessedemelaisserlatoucher.Ellelevalesyeuxdesonlivreetrencontralesmiens.Elleneretirapassespieds.«TumanquesàMamie.Ellel’aditl’autrejour.»«Oh»,dis-jedoucement,surprisequeVioletmeconfiecela.Tamèreetmoi
nenousétionstoujourspasparlé.«Ellememanqueàmoiaussi.»«Pourquoitunel’appellespas?»« Je ne sais pas », soupirai-je. « Je pense que çame rendrait trop triste de
parleravecelle.Jepariequ’elleadoreJet,non?»Violethaussalesépaulesavecdédain.Jemedemandail’espaced’uninstantsi
elleétaitjalousedel’attentionqu’ilrecevaitdanslamaison,maisalorsmevintlapenséequ’ellesavaitquepourmoi,ilvalaitmieuxnepasentendreparlerdetonfils.Sesyeuxvoletèrentdanslapièce,etjemedemandaisielleavaitpenséàSam, elle aussi. Je voulais désespérément l’évoquer, pour qu’il soit là dans lachambreavecnous. Jebaissaidenouveau lesyeuxvers la formede sespiedssousmamain.Jemesentaisétrangementcalme.«Est-cequ’ilyaquelquechosedonttuveuxparler?Quelquechoseàl’école,
ou… n’importe quoi d’autre ? » Je ne voulais pas quitter sa chambre. Je nevoulaispaslalâcher.Ellesecoualatête.«Non,jevaisbien.Bonnenuit,Maman.»Elleouvrit le
livreàlapagequ’elleavaitmarquéeavecsondoigtetsecaladanssonoreiller.«Mercipourlecinéma.»Je m’endormis sur le canapé cette nuit-là, tout habillée, en pensant à quel
pointelleétaitgentille.Jemedemandaisileschosesétaiententraindechanger.Jefusréveilléepardespaslégerssurleparquetàl’étage.Ilyavaitsixansque
Sam était mort, mais l’instinct qui me réveillait au beaumilieu de la nuit aumoindrebruitétaitexactementaussifortquelorsqu’ilétaitné.Violetmarchaitsurlapointedespieds,allantdesachambreàlamienne.La
porte s’ouvrit. Est-ce qu’elle me cherchait ? Je me demandai si elle allaitm’appeler.Sespasdevinrentencoreplusdiscrets.Elleétaitmaintenantàcôtédema commode. J’entendis la poignée en cuivre toucher le bois. Et de nouveaulorsqu’ellelaferma.Elleavaitétérapide.Efficace.Jemedemandaidequeltiroirils’agissait,etcequ’ellecherchait.Lebraceletquej’avaistrouvéparterredansle bus des mois plus tôt était là. Bien sûr. J’aurais dû m’en débarrasser – jen’auraisjamaisimaginéqu’elleletrouverait.Jenemerappelaispasladernièrefoisoùelleétaitalléedansmachambre.J’entendissespiedslaramenerjusqu’aulit. J’attendis, pour lui donner le temps de se rendormir, et puis je montai àl’étagesans fairedebruit. J’enfilaimachemisedenuitetvérifiai le tiroir– lebraceletétaittoujourslà.Siellel’avaitvu,ellenel’avaitpaspris.Aupetitdéjeuner,ellefutagréable.Pasamicale,nibavarde,justeagréable.Je
la déposai devant chez toi et de la voiture je la regardai courir dans l’allée etpasser la porte. À travers la fenêtre du salon, je pouvais voir Gemma qui sedépêchaitpourluidirebonjouretl’accueilliràlamaison.C’estàcemoment-làquel’idéemevintpourlapremièrefois.Derevenirplus
tardenvoiture,aprèslecoucherdusoleil.Etdevousregarder,tous,danslanuit.
Aprèsquenousnousfûmesrencontréstoietmoi,jecessaidemetournerversmonpèrepourobtenir leschosesdont j’avais leplusbesoin.Duréconfort,desconseils.Ilmedevintmoinsutile.Illecompritsansdouteàmafaçondegarderpourmoidesdétailsdemavielorsqu’iltéléphonait,ramenantlaconversationàlui.Jeneluiaccordaiplusd’accès.J’avaishontedeça–parcequejesavaisquej’étaistoutcequ’ilavait.Lejouroùilm’adéposéeàmondortoird’université,ilm’aembrasséesurla
têteetilestrepartiensilence.Desheuresplustard,j’airegardéparlafenêtreetilétaittoujourslà,appuyécontreunarbre,lesyeuxlevésversmonbâtiment.J’aifermélesrideauxavantqu’ilnemevoieregarder.Jepensesouventàça–àsafaçondesetenirlà.Lemoisdudiplôme, je réalisaiunmatinqu’ilnem’avaitpas téléphonéune
seulefoisdepuisquej’étaisrentréepourlesvacances.Jeprévisdeluitéléphonerceweek-end-là et puis je ne le fis jamais, bien que je t’aie dit le contraire, etqu’ilavaithâtedemevoir.Aulieudequoi,jemeprésentaisansprévenirchezlui,lesoirsuivantmesexamens.Jeluidisquej’étaisvenuerapporterquelquesaffaires du dortoir. Nous échangeâmes quelques politesses et puis il alla secouchertôt.Jedécidaideresterunenuitdeplus.Lesoirsuivant,jenouscuisinaiunpouletcommejesavaisqu’ill’aimait.J’attendisqu’ilrentredutravail,maislesheurespassèrent.Lorsqu’ilarrivajusteaprèsdixheures,ilsentaitl’alcoolets’assit à la table de la cuisine, regardant l’assiette froide pendant que jem’appuyaiscontreleplandetravail.Jecroisquenouspensionstouslesdeuxàmamère.Jenousservischacununwhiskyetm’assis.Jen’avaispasprévudeluiposercettequestion:«Pourquoiest-cequ’ellem’aabandonnée?»Le lendemain matin, il était déjà parti lorsque je me réveillai. Mon cœur
galopait à cause de la bouteille que nous avions finie ensemble. Je rentrai aucampusenvoitureetj’empaquetaitoutesmesaffaires.Toietmoiemménagionsensemblelelendemain.Aprèscesoir-là,j’eusdumalàpenseràlui.Jevoulaisà
toutprix laissermonpasséderrièremoi. Ilétait trop liéàmarelationavecmamère,bienqu’iln’aitjamaisétéleproblème.Lorsque la police téléphona pourmedire qu’il étaitmort chez lui, et qu’ils
soupçonnaientqu’ilétaitdécédéd’unecrisecardiaquedanssonsommeil, je tetendislecombinéetm’allongeaisurnotreparquetchauddansunrayondesoleilmatinal. À ce moment-là, nous vivions dans notre appartement depuis quatremois.«Jesuisheureuxquetuluiaiesrenduvisite»,dis-tuent’accroupissantpour
mecaresserlescheveux.Jemedétournaidetoisurlesol.Toutceàquoijepouvaispenser,c’étaitàla
dernière chose quemon père avait dite cette nuit-là, en fixant le fond de sonverre.Ilyavaitdesheuresquenousparlionsetbuvions.JeteregardaisetjedisaisàCecilia:«Quellechanceona.»Maisellenele
voyaitpas–Il s’était arrêté àmi-phrase et avait quitté la table sans rien dire d’autre. Il
m’avaitracontélesjoursd’aprèsmanaissance.J’étaissuspendueàseslèvres.Maintenant,jecomprenaisquemamèreetmoiluiavionsbrisélecœur.Je rentrai à la maison pour organiser les funérailles, et je m’approchai
prudemment de la maison. Mme Ellington possédait une clé et avait fait leménage avant que je ne vienne. Je le sus immédiatement parce que lamaisonsentaitlecitronetqu’ellefaisaittoujourssonménageàl’huiledecitron.Sonlitétait différent de d’habitude. Je reconnus les draps propres du lit d’amis de lamaisondesEllington.Mme Ellington vint dans l’après-midi pour me tenir compagnie. Daniel et
Thomasm’aidèrentàviderlamaisonlaveilledel’enterrement.Jedonnaitout–jevoulaisqu’ellesoitvide.Jevoulaisquetoutdisparaisse.À la saison suivante, jemis envente lamaisondans laquelle j’avais grandi
pourunprixinférieuràceluidumarché.Jeneressentisrien.MmeEllingtonvintàlamaisonlejourdelasignaturedespapiers.«Ilétaittrèsfierdetoi.Tulerendaistrèsheureux.»Jetouchaisamain.C’étaitgentildesapartdemementir.
Trois joursaprès l’agréablevisitedeViolet,Gemmatéléphona.Àl’intensitédesavoix,jedevinaiqu’elleétaiténervée.ElleavaittrouvéJetdanslabuanderiecematin-làavecunelameaiguiséeàla
main. Lorsqu’elle était entrée, il s’apprêtait à essayer de couper le jean qu’ilportait.«Est-cequec’estàtoi?»«Qu’est-cequetuveuxdire?»Jerentraisàpieddelapiscine.J’étaisallée
voirlecarrelagedeSam.Jen’avaispasencoredigérécequ’ellevenaitdedire– j’étais toujours sous le coup de la surprise d’avoir vu son nom s’afficher surmontéléphone.«Est-cequelalamevientdecheztoi?»Jepensaiàcellequej’avaisprisedanstaboîtequatreansplustôt,etfourrée
aufonddemacommode,enveloppéedansunfoulard.Jenel’avaispastouchéedepuis. Violet. Je me demandai si c’était pour ça qu’elle était allée dans machambre.Siellesavaitqu’elleétaitlà.«Jenevoispasd’oùçapourraitvenirsinon.Foxnelesgardepasici.Violet
ditquetuas toujourssesanciensoutilsdemaquettageausous-sol,àportéedemain.Justeàcôtédelàoùétaitsonlinge.»«C’est absurde », dis-je, et je commençai àme sentir rougir. Je l’imaginai
donnantlalameàJetpendantqueGemmaétaitenbasetpuiss’éloignant.Monvisagedevintbrûlant.«Tudevraisêtreplusprudente,Blythe.Elleauraitpuseblesser.»Elle soupira et raccrocha. Elle était devenueméchante.Autrefois, elle avait
seulementpitiédemoi.Aujourd’hui,ellenem’aimaitpas.Je jurai à voix basse et me dépêchai de rentrer à la maison. Je retirai mes
bottes,courusenhautdansmachambreetouvrisletiroir.L’écharpeétaitlà.Lalameavaitdisparu.
Aprèscetépisode,jeperdislesommeilpendantplusieurssemaines.Lorsquejedormais,jerêvaisdeSam.Sesdoigtsétaientdécoupésunàuntandisqu’ilsetordaitdansmesbrasenhurlant.Jenesaispasquicoupait.Violet, jesuppose.Après, jepouvais sentir lesboutsde sesdoigts rouler sousma languependantque je les suçais et les mâchais. Comme une bouchée de Dragibus. En meréveillant,j’allaiscracherdanslelavabo,m’attendantàvoirdusang.C’estdireàquelpointçamesemblaitréel.Violet revint le mois suivant. Nous fûmes plus silencieuses cette fois-ci,
moins prévenantes l’une envers l’autre. La froideur était de retour. Elle savaitqueGemmam’avait téléphoné. Je savaisqu’elle avaitpris la lame,mais jenesavaispassi jedevaislaconfronter.Jenesavaispasquoifaire.J’étaisépuiséeparlemanquedesommeiletc’étaitplusfaciledenepasypenser.Jedécidaidelaisserpasser,jusqu’aujouroùellemeposaunequestion.J’étais
entraindepasseràlajavelletapisdebaindansl’évierdelabuanderieenbas.Elledésignadudoigtlesymbole«poison»surlabouteilledejaveletouvritlaboucheunmomentavantdeprononcerlesmots:«Çaveutdirequequelqu’unpourraitmourirenenbuvantmêmejusteunpeu,c’estça?»Elles’interrompitdenouveau.«Pourquoiest-cequetugardesuntrucaussidangereuxici?»«Pourquoituposeslaquestion?»Elle haussa les épaules. Elle n’attendait pas de réponse – elle sortit de la
buanderie et je l’entendis te téléphoner pour te demander de venir la chercherplus tôt que prévu. L’anxiété remonta le long dema colonne vertébrale, cettepanique familière et paralysante quim’étouffait presque. J’avais déjà vécu ça.J’yavaisàpeinesurvécu.Je replaçai la bouteille à sa place dans le placard où je rangeais les autres
produitsdenettoyage.Jescrutai l’étagère.J’enregistraimentalementcequis’ytrouvait.J’appelai Gemma encore et encore cet après-midi-là, le cœur tambourinant.
Ellenemeréponditquelesoir.JeluidiscequeVioletavaitditausujetdupoison.Jeluiparlaidelalamequi
avaitdisparudemontiroir.Je lui dis que jeme souciais simplementd’elle et de sa famille.Que j’étais
inquiète pour Jet. Que nous devrions considérer Violet différemment. Qu’elleavaitunpassé.Que j’avaispeurqu’il seproduisedenouveauquelquechose–quej’avaisuneintuition.Jeposaimatêtesurlatableenattendantsaréponse.J’étaistellementfatiguéedepenseràViolet.Jenevoulaisplusqu’ellesoitmonproblème.Mapeur.Gemmarestasilencieuse.Etpuiselleparlacalmement:«Ellen’apaspousséSam,Blythe.Jesaisquetucroisqu’ellel’afait.Maistu
asinventéça.Tuascruvoirquelquechosequines’estjamaisproduit.Ellenel’apasfait.»Elleraccrochale téléphone.J’entendis lesclésdanslaporte– l’agentvenait
passerlanuit.Jel’appelaidanslacuisineetjeretiraimesvêtements.Ilmebaisasur la table, par-derrière, en soulevant dans ses mains mes seins pendants etmous d’avoir été sucés jusqu’à plus soif, comme s’il essayait d’imaginerl’endroitoùilss’étaienttrouvésautrefois.
Pendantdesannées,j’avaissongéàretournersurleslieux.L’idéemevenaitsansypenser,commej’auraisenvisagéd’allervoirunfilmundimancheaprès-midioisif.Ehbien,ilyatoujoursça,jepourraisfaireçaaujourd’hui.Etpuisjemeconvainquaisdenettoyerlasalledebainsouderéorganiserlesplacardsdelacuisineàlaplace.Ce jour-là,pourtant,étaitdifférent.J’avaisdenouveauperdu lesommeil. Je
m’agitais dans la maison sans but, incapable de faire davantage que fixer lesobjets:lemoulinàselquiavaitbesoind’êtrerempli,l’horlogedufourquiavaittoujours une heure d’avance, la pile de courrier publicitaire posée à quelquescentimètres de la poubelle de recyclage.Depuis desmois, la voix deGemmarésonnaitenboucledansmoncrâne,unéchoétouffé,commesiquelqu’unavaitenveloppéma tête dans dupapier alu.Ellem’avait parlé comme si elle savaitquelque chose que j’ignorais. Comme si elle avait été là le jour de sa mort.Comment peux-tu savoir ce qui s’est passé ? aurais-je voulu hurler dans lecombiné.Commentpourrais-tulesavoir?Mais je dois admettre que plus le temps passait et plus je commençais à
douter. La certitude que j’avais portée des années durant semblait perdre sonpoids.J’avaisdeplusenplusdemalàrevoirclairementcettejournéedansmatête.Parfois,c’étaitlapremièrechosequejefaisaisenmeréveillantlematin– fouillermamémoire à la recherchedemon souvenir.Est-cequ’il s’effaçait ?Est-cequ’ilétaitpluslointainquelaveille?J’auraispuyalleràpied–nousnevivionspastrèsloin.Maisconduirerendait
lelieuaussi lointainquej’enavaisbesoin.Jefis letourduvoisinageplusieursfois avantdegarermavoiture àunpâtédemaisonsde làoùc’était arrivé. Jefermailesyeuxetm’appuyaicontrelerepose-tête.Jerestailàunmoment.Etpuisjemarchai.Jejetaiunœilsousmacapucheetjevislapancarteducafé
deJoe.Leslettresétaientd’unnoirbrillantflambantneufalorsqu’autrefoisellesavaientétédécoloréesetécaillées.Jeposaimamainsurmapoitrinepoursentirmesbattementsdecœuràtraversmonmanteau.Chaquepulsationdesangétait
commeunpleur.Jemeretournaietfisfaceaucroisement.Toutsemblaitdifférentdecedontjemesouvenais.Etpourtant,commentune
intersectionpeut-ellesemblerdifférented’uneautre?L’asphaltegriscraqueléetabîméavecdeminces lignesdegoudron,commedesveines, lapeinture jauneiridescentemarquantlepassagequelespiétonsnedevaientpasemprunter.Lespoteaux des feux de signalisation étaient secoués par le vent et le feu vertcarillonnatandisqueletraficgrondaitderrièremoi.Jescrutailetrottoir,àlarecherched’unetrace.Dusang.Desdébris.Etpuisje
merappelaiqueletempsétaituneréalité.Quedeuxmillequatrecentquarante-deuxlongsjoursvidesavaientpassé.J’attendisunepausedanslacirculation.Jemarchaisurlarouteetm’accroupisàl’endroitoùilétaitmort–justeàgauchedu centre de la voie de droite, à quelquesmètres du passage pour piétons. Jepassaimamainsurl’asphalteavantdelapressercontremajouefroide.Je regardai lacourbeet j’imaginai lapoussette roulersur lebéton.Lecreux
dontjemesouvenaissiclairementn’étaitpluslà.Lebordducimentétaitlisseetglissaitverslarue.Delàoùjemetenaisaccroupie,jepouvaisvoirl’élévationetcen’étaitpasaussilégerquejem’ensouvenais.Jemarchaisurletrottoiretprisun tube de baumepour les lèvres dansmapoche. Je le posai sur le côté et leregardai rouler du bout de ma botte, lentement au départ puis avec plus devitesse,jusqu’às’arrêteraumilieudelaroute.Lalumièrepassaauvertetletuberebonditsouslesventresdesvoituresquipassaient.Enpassantàcôtédemoi,unhomme d’âge moyen ralentit pour me regarder. Je détournai les yeux et merelevai.Monespritrejouaencorelascène.Sortirducafé.Metenirsurletrottoir.Tenir
le thédansmamaingauche.Lapoignéede lapoussettedansmamaindroite.Touchersatêtepourladernièrefois.Lasensationdelavapeurchaudemontantjusqu’àmonvisage.Violetàcôtédemoi.Lecoupsurmonbras.Labrûluresurmapeau.LesmouflesrosesdeVioletsurlapoignéenoire.L’arrièredelatêtedeSam s’éloignant davantage. À quelle vitesse allait-il ? Est-ce qu’il avait del’élan?Est-cequelapoussetteauraitpuroulersiloinsansêtrepoussée?Avait-elletouchécettepoignée?Je revis cette scène de toutes les façons possibles, encore et encore, juste
devantmoi.Peut-être.Peut-êtrequec’étaitarrivé.Quelqu’unmecognalecoudeenpassant,puisquelqu’und’autre,etsoudainje
me trouvai là debout au milieu du flot des passants, leurs mains serrant desserviettesetdescafés.Jemesentisinvisibleparmicesêtreshumainsquiavaient
devraiesviesetdesvraisjobsetquiserendaientàdesendroitsquicomptaientetdontl’arrivéeétaitattenduepard’autresgensquiavaientbesoind’eux.Alleztousvousfairefoutre,jepensai,etj’auraisvoululeleurcrier.Monfilsestmort!Ilestmortjustelà!Vousmarchezici touslesjourscommesicen’étaitrien!J’étaisencolèreetépuisée.Jemeretournaietfixailecafé.C’étaitledernierendroitoùj’avaisregardéSamdanslesyeuxdesonvivant.
Toutétaitdifférentmaintenant.À travers la fenêtre, jevisque leparquetavaitété remplacépar des carreauxde céramiquedisposés en épis.Làoù il y avaitautrefois du papier peint à carreaux, les murs étaient encadrés de panneauxd’ardoise. J’essayai de me rappeler comment étaient les tables d’avant lestabourets de bar en acier. Pour l’heure du déjeuner, c’était calme – c’était unendroitsifréquentéautrefois.J’entrai et remarquai que la porte carillonnante queViolet et Sam aimaient
avaitdisparu. Joeétait toujours là, ledos tournéversmoi tandisqu’il tripotaitunemachineàexpressos.Jeprisuneprofondeinspiration.«Joe»,dis-je,etillevalentementlesyeux.
Ses épaules tombèrent. Il fit le tourdu comptoir etme tendit lesmains. Ilmeserradanssesbras.«J’aitoujoursespéréquetureviennes.»«Toutachangé»,dis-jeenregardantautourdemoi.Joe haussa les sourcils. « C’est mon fils. Il reprend le café – j’ai des
problèmesdedosetilfautêtretoutletempsdebout,ici.»Nouséchangeâmesunsourire.«Commentvas-tu?»Jeregardaisl’intersectionparlafenêtre.« De quoi est-ce que tu te souviens ? » Je déglutis. Je n’avais pas prévu
d’entrer,jen’avaispasprévudeluiparler.«Oh,chérie»,dit-il,etdenouveauilposasamainsurlamienne.Ilregarda
par la fenêtre avec moi. « Je me rappelle seulement combien tu étaisbouleversée.Tuétaissouslechoc.Tafilles’accrochaitàtatailleetvoulaitquetulaprennesdanstesbras,maistuneparvenaispasàtebaisser.Tunepouvaisplusbouger.»Violetn’avaitjamaisfaitçaavant–ellenes’étaitjamaisagrippéeàmoi,elle
ne s’était jamais tournée versmoi pour être réconfortée.Elle ne s’était jamaisaccrochéeàmoi,ellen’avaitjamaisréclamémonattention.Nous nous assîmes ensemble à une table surplombant la fenêtre et nous
regardâmes les feux de circulation changer et les voitures passer.Le ciel était
blanc.«Qu’est-cequetuasvu?»Ilgrimaça,maisnedétournapassonregarddelarue.Ilréfléchissaitàcequ’il
allaitmedire.Jemetournaietpuisducoindel’œiljelevissecouerlatête.« Est-ce que tu as vu comment la poussette est arrivée là ? » J’essayai de
nouveauetfermailesyeux.«C’étaitjusteunterribleaccident,Blythe.»J’ouvris lesyeuxetbaissai le regard sur sesmainspliées sur la table. Il les
serral’unecontrel’autre,commes’iltraversaitunecrisededouleur.«J’aibeaucouppenséàtoitoutescesannées,commenttuavaispucontinuer
aprèsça.»Sesyeuxdevinrentvitreux.«J’aitoujoursremerciéDieuquetuaieseucettepetitefillequiteraccrocheàlavie.»Lorsquejerevinsàlamaison,laporteseclaquaderrièremoidanslesrafales
denovembreetmecoinçapresquelesdoigts.Jemelaissaiglissersur lesoletjetai mes clés contre le mur. Je pensai à Sam, à la façon dont son visagecommençait tout justeàpasserdelamouegénériquedebébéàqui ilseraitunjour,jepensaiàl’odeursucréedemonlaitdanslecreuxdesoncou,auderniertiraillement de mon téton dans sa bouche quand il avait fini. À sa façon decherchermonvisagedanslenoirpendantqu’iltétait.Jefermailesyeuxetj’essayaidesentirlepoidsdesoncorpssurmesgenoux.
Je pouvais aller là. Je pouvais être là. L’émission de télé matinale passait àl’arrière-plan,lavapeurdelabouilloiredanslacuisine.Lebruitfloudespiedsnus de Violet à l’étage. L’eau qui coulait dans le lavabo de la salle de bainspendantquetuterasaisavantd’allerautravail.Lasensationdemescheveuxpaslavés. Le cri venant de l’autre chambre. Cette vie, banale et étouffante.Maisrassurante.C’étaittout.J’avaistoutlaissépartir.Peut-êtrequejelelaisseraispartir,luiaussi.
Unebouteilledevinavaitétévidéecesoir-là,c’estvrai.Maisçafaisaitdesjours que je voulais t’appeler. Je me suis lovée sur le canapé pendant qu’ildormaità l’étage,sur toncôtédu lit.J’auraispréféréqu’ilnerestepaspour lanuit.Ilétaitpresqueminuit.J’avaisenvisagédifférentesversionsdecequejepourraistedire,maisaucune
nesonnaitjuste.Jenevoulaispasm’excuserdelamèrequej’avaisétépourelle–jen’étaispasdésolée.Jenevoulaispasdirequejem’étaistrompée–j’ignoraissic’était lecas. Jevoulais justeque tusachesquequelquechoseenmoiavaitchangé.Etquejevoulaisvoirnotrefilledavantage.Gemmadécrocha ton téléphoneàmon troisièmeappel.«Est-ceque toutva
bien?»Peut-être que oui, aurais-je voulu répondre. Peut-être que oui, tout va bien,
enfin.Maisaulieudeça,jedemandaiàteparler.Tuétaisàcôtéd’elledanslelit,je
pouvais entendre les draps bouger quand tu te rapprochas pour prendre letéléphone.«J’aibesoindelavoirplussouvent.Jeveuxm’améliorer.»Je t’interrogeai sur le tableau, celui que tu avais pris dans notre chambre
quand tuavaisdéménagé.Jen’avaispasprévude teparlerdeça. Jen’yavaismême pas pensé. Mais soudain, je le voulais désespérément. Je me levai etarpentai lapiècependantque tume laissais attendre en silence auboutdu fil.J’imaginai le tableau accroché sur un mur blanc nu dans l’entrée de ta bellenouvellemaison,Gemmaeffleurant lecadredoré lorsqu’ellepassaitàcôté,enpensantàsonproprepetitenfantetàlafaçondontilluitouchaitlevisage.«Jenesaispasoùilest.»
Lasemainesuivante,j’allaichercherVioletàl’école.Onauraitditunepierresousunechuted’eau,assiseseulesur lesmarchesfroides tandisque lesautresenfantsdévalaientl’escalierautourd’elle.«Cetaprès-midi,onfaitcequetuveux»,luidis-jependantqu’elleattachait
sa ceinture. « C’est toi qui décides. Mais on commence une nouvelleorganisation.Àpartirdemaintenant,lesmercredisetlesjeudissoir, tuesavecmoi.»Ducoindel’œil,jelavisenvoyerfurieusementuntexto.«Jeveuxrentreràlamaison»,dit-ellefinalement,enregardantparlafenêtre.«Onvayaller,maisfaisonsd’aborduntruccool.Qu’est-cequitetente?»«Non,jeveuxdire,àlamaison.ChezGemma.EtPapa.»«Ehbien,ilsetrouvequetuesmafille.Etquejesuistamère.Alorsonva
essayerdefaireavec.»J’entraisur leparkingd’unestation-serviceetarrêtai lavoiture.Jenesavais
pasoù l’emmener.Elleétait tournéevers laportepassager,occupéeàenvoyerdestextos,etjem’aperçussoudainquejenesavaispasqu’onluiavaitdonnéuntéléphone.«Àquiest-cequetuenvoiesdestextos?»«MamanetPapa.»Jeneluioffrisaucuneréaction–jesavaistropbienqu’ellen’attendaitqueça.Aulieudequoi,jefislepleindelavoitureavantderejoindrel’autoroute.Deuxheuresplustard,nousnousarrêtâmesacheteràmangerdanslepremier
drive de la bretelle de sortie. Je n’étais pas non plus au courant qu’elle étaitdevenuevégétarienne–ellenemangeaque les frites.Endeuxheures,pasuneseule foisellenemedemandaoùnousallions.Elle secontentad’appuyer sonbrascontrelafenêtreetd’entortillerlentementdesmèchesdesescheveuxdanssesdoigts, les lissantpourpasser samain sur le rubansoyeuxcomme l’archet
d’unviolon.C’étaitungestequej’avaisfaitmoiaussi,quandj’étaisunepetitefille.Mon cœur vacilla lorsque je m’arrêtai sur le parking et pris un ticket à la
machine. Il y avait très longtemps que je n’étais pas venue là. Je sortis de lavoiture et j’attendis dans le froid que Violet me rejoigne, mais elle restaimmobile.J’ouvrislaporteetposaimamainsursonépaule.«Jeveuxteprésenterquelqu’un.»Elle ne dit rien pendant que nous nous inscrivions à l’accueil. Je tendisma
carte d’identité et épinglai des pass visiteurs sur nos deuxmanteaux. Ellemesuivitsilencieusementjusqu’àl’ascenseuretdanslecouloirduquatrièmeétage.Ça sentait le renfermé, une odeur aseptisée à l’exception d’un léger fumetd’urineicietlà.Respirerdanscetairmebrisaitlecœur.Jefrappaidoucementàlaportedesachambre.«Entrez.»Elleétaitassisesurunechaiseorangerecouvertedepapier,unegrilledemots
croisés vide sur ses genoux. La lumière était éteinte et le stylo dans sa mainportaittoujourssoncapuchon.Unecouvertureentricotlâchependouillaitsursesépaules.Elleouvritlabouchepourparlermaissecontentadesoupirer.Elleavaitoubliécequ’ellevoulaitdire.Etpuis:«Tevoilà!Jet’aiattendue!»Violet me regarda la serrer doucement dans mes bras. J’allumai la lampe
derrièreelleetellejetaunregardàl’ampoule,surpriseparsonéclat.JefissigneàVioletdes’asseoirauboutdulit.« Je suis tellement heureuse de te voir. »Elle tendit lamain versmoi et je
passaismonpouce sur sa peau aussi fine quedupapier de riz. J’embrassai samainetjesentissesveinesbattresousmeslèvres.Ellesentaitlavaseline.«Tuessibelleaujourd’hui.»Elleparlaitavecuntelsérieuxquesoudain,je
mesentisvraimentbelle.Jelaremerciai.Seslèvresétaientsèches; jesaisis legobeletd’eausursatabledechevetetjeleluitendis.«Nonmerci,chérie.Toi,boisunpeu.Tuestoujoursassoiffée.Mêmepetitefille,tuétaiscommeça.»Violetmeregardaitetjedevinaiàsabouchetorduequ’elleétaitgênée.Ellese
sentaitmalàl’aise,danscetimmeubleétrangeaveccetteodeurétrangeetcettefemmequ’elle n’avait jamais vue auparavant.Elle bougea sur le lit et regardaverslaporte.« Je veux te présenter quelqu’un. Voici Violet, ma fille. » Violet jeta un
regardrapideàl’étrangèreetmarmonnaunbonjour.
«Oh.Elleesttrèsjolie,n’est-cepas?»«Oui,c’estvrai.»« Est-ce que tu peux me dire comment je me suis retrouvée ici ? » me
demanda-t-elle.Sonvisageétaitinquiet.Je repris samain dans lesmiennes et j’acquiesçai. « On t’a amenée ici en
voiture.Tun’habitaispasloin,dansunemaison,àDowningtonCrescent.Tutesouviens?»«Non,jenemesouvienspas.»Uneinfirmièreentraavecunplateauàclochequ’elleposasurlapetitetable
roulante.«Àtable!»«Leda,jevoudraisvousprésentermafille.»Elleattiramesmainsverselleet
souritàl’infirmière.«Elleestbelle,n’est-cepas?»Violetme regarda à nouveau. Elle se leva etmarcha vers la porte, les bras
croisés sur la poitrine.Sonmenton s’allongea, et jemedemandai si elle allaitpleurer. L’infirmière me sourit avant de se tourner vers le lit pour tapoter leminceoreiller.Elleplaçadeuxgélulesdansungobeletenplastiquesurlatablede chevet et souleva la cloche du plateau. L’odeur atroce des conserves delégumeschaudesemplitlapièce.Violets’écartadenous.«Oh. Il fautque jemangeetque jemepréparepour lanuit.»Elle se leva
lentementdesachaiseetessayadeplierlacouverturequicouvraitsesépaules.Ellealladanslasalledebainsetfermalaporte.J’installailedînerpourelleetposai son cahier demots croisés sur la commode.Violetm’observait sans unmot.Lebruitdelachassed’eauretentit,etpuisnouslaregardâmesseréinstallerdanssonfauteuil.«Onvayaller,danscecas.»Jemepenchaipourl’embrassersurlajoue.«Je
viendrai te rendre visite pendant les vacances. Est-ce que tu as vu Daniel ouThomas?Est-cequ’ilssontpassésrécemment?»«Qui?»«Tesfils.»Jelesavaisperdusdevuedepuislongtemps.«Jen’aipasdefils.Jen’aiquetoi.»Je l’embrassai encore tandis qu’elle fixait le couteau et la fourchette en se
demandantquoienfaire.Jemislafourchettedanssamainetl’aidaiàpiquerunharicotvert.Ellehochalatêteetportaleharicotàseslèvres.Nousmontâmesdanslavoitureetjelaissailemoteurtourneruneminute.Je
m’attendaisàcequeVioletsortesontéléphonepourenvoyerdestextos.Ellene
lefitpas.Elleregardadroitdevantelletandisquenousreprenionslechemindel’autoroutesouslecielsombre.Jemedemandaissielles’étaitendormie.Àmi-chemin,ellemeparlaenfin.«Quiétait cette femme?Cen’étaitpas tamère.Elleétaitnoire.»Son ton
était cinglant.Commesi j’avais essayédemepayer sa tête.Commesi j’avaischerchéàlaridiculiser.«Elleétaitpourmoicequis’enrapprocheleplus.»«Pourquoitunecherchespasoùesttavraiemère?»Jemarquaiunepause,enmedemandantcommeluirépondrehonnêtement.«Parcequej’aipeurdesavoirquielleestdevenue.»Je détournai les yeux de la route pour regarder son profil dans l’ombre. La
tristesse me nouait la gorge. Il y avait presque quatorze ans que je cherchaisentre nous quelque chose qui n’y était pas. Elle était née de moi. Je l’avaisfabriquée. Cette belle fille à côté demoi, c’estmoi qui l’avais faite, et à uneépoquejel’avaisdésirée,j’avaispenséqu’elleseraitmonmonde.Elleavaitl’aird’une femmemaintenant.Clairvoyante.Elle ne tarderait pas à s’épanouir sansmoi. Elle s’apprêtait à choisir une vie qui nem’incluait pas. Je serais laisséederrière.
1975
Cecilia sut très tôt qu’elle n’était pas faite pour être mère. Elle pouvait lesentirauplusprofondd’elle tandisquesaféminitésedéveloppait.Lorsqu’ellevoyaitunenfantdonnerlamainàsamèreentraînantlespiedssurlesol,elledétournaitleregard.C’étaituneréactionphysiquechezelle,commeongrimacequandl’eaudurobinetest tropchaude.Ellen’avaitpascetrucqu’avaient lesautresfemmes–ellen’avaitaucuneenviedematerner,lavisiondedeuxpetitescuissesgrassouillettes la laissaitdemarbre.Etellenevoulaitabsolumentpasretrouversonproprerefletdansunautreêtrevivant.Chaquemoisdepuissesdouzeans,sesrèglesétaientapparuesrégulièrement,
commeunamifidèlevenantluirappeler:tusaignes.Tutedébarrassesdeça.Tun’aspasbesoind’unbébéàl’intérieurdetoi.Quandlesautresessaientdeteconvaincreducontraire,nelesécoutepas.Elleavaitdesrêves,elleétaitlibre.Maiselleavaitdûabandonnertoutça.Lorsquelebébébougeaitàl’intérieurd’elle,Ceciliasedemandaitparfoissi
sessentimentschangeaient.Unjour,ellesetintnuedevantlemiroiretregardalabossedupieddubébésedéplacerausommetdesonestomac,commel’arcd’uncroissantde lune.Elle rit et lebébébougeaunpeuplus.Elle rit encore.Ellespassaientunbonmoment,touteslesdeux.Pour le travail, on l’anesthésia. Le bébé ne voulait pas sortir, alors les
médecins incisèrent Cecilia et utilisèrent des forceps qui rendirent la tête dubébétriangulaire.LorsqueCeciliarevintàelle,lebébéétaitdéjàquelquepartdansleservicedesnouveau-nés,enveloppédeflanelle.« C’est une fille », lui dit l’infirmière, comme si c’était exactement ce que
Ceciliadésiraitentendre.
Sebpoussasonfauteuilroulantjusqu’àlafenêtreetfrappasurlavitrepourattirerl’attentiondel’infirmière.« C’est celle-là. » Cecilia désigna le bébé, dans la troisième rangée, le
quatrièmeàgauche.«Commenttusais?»«Jesais,c’esttout.»L’infirmièrepritlebébéetletintenhauteurpourqu’ilspuissentlavoir.Elle
était immobile, les yeux grands ouverts. Cecilia trouva qu’elle ressemblaitexactementàsavieillepoupée,Beth-Anne.De l’autre côté de la vitre, l’infirmière lui demanda si elle voulait allaiter.
CecilialevalesyeuxversSebetditqu’elleaimeraitplutôtsortir.Illuifitpasserles portes de l’hôpital en chaussons et en robe de chambre, avec la potenced’intraveineusecliquetantsurleciment.Illuidonnasescigarettesetellefixaleparkingpendantqu’ilsfumaient.«Onpourraitmonterdanslavoitureetpartir.Justetouslesdeux.»Cecilia
posalacigarettesursongenou.Sebsouritetsecoualatête.«Disdonc,cetteanesthésiem’al’airdrôlement
efficace. » Il fit faire demi-tour au fauteuil roulant pour rentrer à l’intérieur.«Allez,viens.Ilfautqu’onchoisisseunprénom.»Ilsramenèrentlebébéàlamaisonetlamirentdansuncouffinsurlatablede
lacuisinedesesparents.Cecilian’eutjamaisdelait.Aveclelaitenpoudre,lebébégrossit rapidement, etCecilia trouvaitqu’elle ressemblaitàEtta.Ellenepleurait presque pas, même pas la nuit comme le font tous les autres bébés.Chaquejouroupresque,SebdisaitàCecilia:«Quellechanceona.»
Sa brosse était emmêlée dansmes longs cheveux humides.Mamère s’assitsur les toilettes pour retirer un à un les cheveux des picots. Je lui dis qu’ellepouvait les couper – j’avais onze ans et je neme souciais pas encore demonapparence.Maiselleinsistasurlefaitquejen’aimeraispasmescheveuxcourts.Jemedemandaispourquoic’étaitsiimportantpourelle,maisc’esttout.Jerestaisilencieusetandisqu’ellemetiraitlescheveux.Laradiofonctionnaitetgrésillaittouteslesquelquessecondes.Jefixaislesarcs-en-cieldélavéssurmachemisedenuit.«Tagrand-mèreavaitlescheveuxcourts.»«Est-cequetuluiressembles?»« Pas vraiment. On se ressemblait sur certains points, mais pas
physiquement.»«Quandjeseraigrande,est-cequejeseraicommetoi?»Elle cessa un instant de tirer sur mes cheveux. Je tendis les doigts pour
toucherlabrosseemmêlée,maisellerepoussamamain.«Jenesaispas.J’espèrequenon.»« Je veux être unemaman,moi aussi, un jour. »Mamère s’interrompit de
nouveauetrestasilencieuse.Elleposasamainsurmonépauleetlalaissalà.Jecambrailedos–ladouceurdesongestesemblaitétrange.«Tusais,tun’espasobligée.Tun’espasobligéed’êtreunemère.»«Est-cequetoi,tuaimeraisnepasêtreunemère?»«Parfoisj’aimeraisêtreunepersonnedifférente.»«Commequi?»«Oh,Jenesaispas.»Ellese remità tirer sur lesnœuds.La radiogrésilla,
mais elle la laissa chuinter. « Quand j’étais jeune, je rêvais de devenirpoétesse.»«Pourquoitunel’aspasfait?»
«Jen’étaispasdouée.»Etelleajouta:«Jen’aipasécritunseulmotdepuisquejet’aieue.»Çan’avaitaucunsenspourmoi–quemavenueaumondeaitpuluiretirerla
poésie.«Tupourraisréessayer.»Ellelaissaéchapperunpetitrire.«Non.C’estfinimaintenant.»Ellemarquaunepause,mescheveuxtoujoursdanssamain.Jem’appuyaien
arrière sur sesgenoux«Tu sais, il y abeaucoupdechosesqu’onnepeutpaschanger, concernant la personne qu’on est – on est simplement né comme ça.Maisunepartiedenousdépenddecequ’onvoit.Etdelafaçondontlesautresnous traitent.Des sentimentsquenous sommes amenés à avoir. »Finalement,elle libéra la brosse et la passa sur une poignée de cheveux jusqu’à ce qu’ilssoientdoux.Lorsqu’elletermina,jegrimaçai.Ellemetenditlabrossepar-dessusmonépauleetjedécroisaimesjambesosseusespourmemettredebout.«Blythe?»«Oui?»Jemeretournaidanslecouloir.«Jeneveuxpasquetudeviennescommemoi.Maisjenesaispascomment
t’apprendreàêtredifférente.»Lelendemain,elleétaitpartie.
LematinsuivantnotrevisiteàMmeEllington,j’entendisViolettéléphoneràGemmadelasalledebainsenfaisantcoulerladouchepourétouffersesparoles.Jenerestaipasécouterderrièrelaporte–j’allaidanslacuisineetpréparaisonpetitdéjeuner.Jem’assisfaceàelleavecunetassedecaféetlaregardaimanger.«Qu’est-cequ’ilya?»Ellelevasacuillère,agacée,renversantdulaitsurla
table.Ellenem’avaitpasparlédepuisquenousétionssortiesde lavoiture.Jeremarquaiune finebretelledesoutien-gorgesursonépauledépassantdu largecoldesonpull.«JesuiscontentequetuaiesGemmadanstavie.Jet’aiemmenéerencontrer
MmeEllingtonparcequejevoulaisquetuvoiesquejecomprenais.Jeveuxquetu tesentesaiméeparquelqu’unenqui tuasconfiance.Quelqu’unversqui tupeux te tourner.Etcettepersonnen’apasbesoind’êtremoi, si tuneveuxpasqueçalesoit.»Elle laissa tomber la cuillère dans son bol de céréales et puis repoussa sa
chaise de la table, en faisant cliqueter les couverts.Mon café se renversa. JerattrapaiVioletjusteaumomentoùlaported’entréeserefermait.« Attends. Tu as oublié ton manteau. Je vais t’accompagner », dis-je, en
essayantdelatournerversmoi.Jenem’étaispasattendueàcequ’elleréagisseainsi–jepensaisluitendreunrameaud’olivier,lesignequejelacomprenais:jen’étaispascellequ’ellevoulaitetjel’avaisreconnu.«ÉvidemmentquetuescontentedepouvoirmerefourgueràGemma.Jesuis
tonplusgrosregret,hein?»«Cen’estpasvraiettulesais.»«Tuesunementeuse.Tumedétestes.»Elleessayaderetirersonbras,mais
mapriseétaitsolide.JepensaiàSam.Àsonpetitcorpsbrisédanslapoussette.Àcequis’étaitproduitoupas.Àladouleur.Àcombienmonbébémemanquait.À combien ma mère m’avait manqué. À la culpabilité et au doute qui meparalysaientdepuistoutescesannées.Jelatiraiversmoi,enluitordantlebras
plus fort que je n’aurais dû.Mes jambes semirent à trembler et je la tirai denouveau, durement, la rapprochant de mon visage. Je n’avais encore jamaisconnuuntelbesoinphysiquedeluifairemal.Jetelejure.Mais soudain, je surpris son regard satisfait.Derrière sagrimace, le coinde
seslèvresserelevaitlentement.Vas-y.Continuedemefrapper.Laisseunetrace.Jelalâchai.Etellepartitencourant.Lorsque je vins la chercher après l’école, elle n’était pas assise sur les
marches.Jegarailavoitureetj’allaidanslebureaupoursavoiroùelleétait.Ilsmedirentqu’elleétaitrentréechezelleparcequ’elleétaitmalade.Quetuétaisvenulachercher.Je t’envoyai un texto. Je croyais qu’on s’était mis d’accord sur
l’organisation.Tumerépondis.Jenepensepasqueçavamarcher.Cettenuit-là,ilyeutuncouplégersurlaported’entrée,silégerquepourun
peu je ne serais pas sortie du lit. J’enfilai ma robe de chambre et descendisprudemment les escaliers dans l’obscurité. J’ouvris la porte. Il n’y avaitpersonne.Mais je découvris un gros colis enveloppé de papier bulle, avec unmotscotchédessus.Jel’ouvrissur lesolfroid.Letableau.LetableaudeSam.LemotétaitdeGemma.Jepensequetuméritesdel’avoir.IlétaitaccrochédanslachambredeViolet.Foxleluiavaitdonné,maisellel’adécrochécetaprès-midi.Lecadreestbrisé.Etelleacrevélatoile.Jesuisdésolée.J’ignoraisàquelpointilcomptaitpourtoi.S’ilteplaît,laissedutempsàViolet.J’espèrequetucomprends.JoyeuxNoël.
Gemma.
Tu n’avais pas encore atteint ta voiture. J’aurais reconnu ta silhouetten’importeoù, lacourbede tesépaules, la façondont tescoudessesoulevaientquandtumarchais.Jen’aipasréfléchi.Jet’aiappelé.Tun’aspasréfléchinonplus avant de te retourner. Et alors nous nous sommes retrouvés là à nousregarder.Desétrangers.Une famille. Jem’attendais à ceque tu retournes à tavoiture. Mais tu revins sur tes pas, vers la galerie que tu avais restaurée, lamaison que tu avais aimée. Une maison que nous partagions toujours sur lepapier.Turegardasderrièremoi,enhaut,làoùlamoulureau-dessusdelaporteétaitmalraccordée,uneéchardedeboisjaillissaitcommeunelame.
«Tudevraisfaireréparerça.»« Merci. De l’avoir ramené. » Je désignai le tableau derrière moi, à demi
déballédansl’entrée.«C’estGemmaqu’ilfautremercier.»Jehochailatête.«Ilnefautplusquetutéléphonesàmafemme.Ilfautquetuavancesdansta
vie.Tulesais,non?Pourlebiendetoutlemonde.»Oui,jelesavais.Maisjenevoulaispasl’entendrevenantdetoi.Tutedétournas,etjecrusquetuallaispartir.Jefixaitonprofil,enessayant
dedécider ceque je ressentaispour toidésormais. Il y avait si longtempsquenousn’avionspasétéproches.Tunemeparaissaispasréel,tuétaiscommeunpersonnagedansuneviequin’avaitjamaisétélamienne.J’auraisvoulutendrelamainet toucher tapeau, te toucher, toi, pour savoir ceque je sentirais sousmesdoigtsmaintenantquetuaimaisquelqu’und’autre,maintenantquetuétaislepèred’unenfantquin’étaitpaslenôtre.«Qu’est-cequ’ilya?»demandas-tu,ensentantmesyeuxsurtoi.Jesecouailatête.Toiaussi.Etpuistufermaslesyeux,ettutemisàrire.«Tusaisquoi, j’aipenséàun trucenchemin.»Tu t’assissur lamarche la
plushauteettemisàparlerenregardantlarue.Jem’emmitouflaidansmarobedechambreetm’assisàcôtédetoi.«Ilyaquelquechosedontjenet’aijamaisparlé.»Tugloussasdenouveau.Jen’avaisaucuneidéedecequetuallaisdire.« Tu te rappelles, juste après la naissance de Sam, quand tous tes beaux
vêtementsontdisparuduplacard?Etonnelestrouvaitnullepart?»« C’était ce service de pressing que tu avais embauché, ce stupide truc
discount»,memoquai-je.Jemesouvenais.J’avaiscrudevenirfolle;touteslesjoliesblousesetmespullspréférésavaientdisparud’uncoup.Aprèslanaissancede Sam, j’avais continué de portermes sweat-shirts amples pendant plusieursmois, alors je ne pouvais pas dire exactement quand c’était arrivé, mais leurdisparitionétaitunmystère.Nousavionsfaitunessaiavecunnouveaupressingdanslequartieretc’étaitlaseuleexplicationquej’avaisputrouver.J’étaistropfatiguéeetpréoccupéepourm’ensoucierbeaucoup,àl’époque.Tum’avaisditdenepasm’inquiéter,quenousrachèterionstout.Tupenchaslatêteetcommençasàrire.«Ehbien,unjour»–tupinçasl’arête
detonnezentretesdoigtsettesépaulessemirentàs’agiter–«unjour,tum’asdemandéd’allertechercherunpulldanstonplacard,et…»Tunepouvaispasfinir. Tu étais en larmes. Je n’avais pas vu quelqu’un rire autant depuis des
années.«Quoi?C’estagaçant,allez,dis-moi!»« J’ai ouvert ton placard et tout était… tout était découpé. » Tu pouvais à
peinearticuler.Leslarmesdégoulinaientsurtonvisage.Tusecouaslatêteettureniflas.«Lesmanchesavaient toutesété tranchéesnetet leschemisesétaientfenduesenpleinmilieu.J’aitouchélesvêtementsunparunenmedisant,C’estquoicebordel?»Tut’essuyaslevisagedudosdelamain.«Etpuisj’aibaissélesyeuxetquij’aivu?Violet,cachéesoustesrobes,avecdanslamainunedemeslamesdemaquettage.C’étaitellequiavaitfaitça.Elleyétaitalléeàfond,unvraiputaind’Edwardauxmainsd’argent.Alorsj’aijetélesvêtementsetjenet’aijamaisriendit.»Mamâchoiresedécrocha.Mesvêtements.Elleavaitmassacrémagarde-robe.
Pendantquej’étaisenbas,surlecanapé,entraind’allaitermonbébé,elleétaitlà-haut à découper chaque joli vêtement que je possédais. Et toi, tu l’avaiscouverte.«C’estcomplètementfou.»C’étaittoutcequejepustrouveràdire.Tume
regardas et tu ris encore, hilare. Tu étais exaspérant. Je secouai la tête en tetraitantintérieurementd’idiot.Tun’auraispasdûtrouverçadrôle.Maismalgrémoi, je souris. Jenepouvais pasm’en empêcher. Jememis à
rire,moiaussi.C’étaitabsurde.Tuavaistoujourscepouvoirsurmoi,cettefaçondemedonnerenviedetesuivre.Nousrîmescommedeuxvieuxchiensdanslanuit. À la pensée de cette chose étrange que tu avais faite, à combien c’étaitridicule de me l’avoir caché. À l’idée qu’après tout ce qui était arrivé, nouspouvionsêtrelà,ensemble,assissurleporcheglacé.«Tu aurais dûme le dire. » J’essuyaimonnez surma robe de chambre et
laissaimonrires’éteindre.« Je sais. » Tu étais calme maintenant et quelque chose changea dans ton
visage.Pour lapremière foisdepuisdesannées, tumeregardasdans lesyeux.Nousétionsensemble, lestésdetout lepoidsdecequenousnedirionspas.Jedétournaileregard.Jefermaimespaupièreslourdesetpensaiànotrefils.Notremagnifique fils. Jepensai àElijah, legarçondu terrainde jeux. Jepensai auxenfants qu’elle avait harcelés. Aux nuits qu’elle avait passées à regarder Samdanslenoirpendantqu’ildormait.Àsondétachement.Auxlamesaiguisées.Àlamamanlionqu’elleavaitjetéeparlafenêtredelavoitureenrentrantduzoo.Auxsecretsdemamèreetàsahonte.Àmesattentes.Àmespeursabrutissantes.Aux choses qui étaient normales, aux choses que j’avais interprétées. Ce quej’avaisvu.Cequejen’avaispasvu.Cequetusavais.
Tut’éclaircislagorgeavantdetelever.« Elle n’a pas toujours été facile. Mais elle méritait que tu lui donnes
davantage. » Tu regardas en direction de ta voiture et remontas la fermetureÉclair de ta veste. Les mains dans les poches, tu descendis une marche,t’éloignantdemoi.«Ettuméritaisquejetedonnedavantage.»Lorsque j’entrai dans la maison, il y avait unmessage surmon répondeur.
C’était une femme âgée. Elle ne se présentait pas. On entendait un soncaverneux derrière. Elle appelait pourme dire quemamère venait demourir.Ellenedisaitpasoù,nicomment.Àunmoment,ellecessaitdeparleretcouvraitle récepteur, interrompue par quelqu’un, peut-être. Et puis elle laissait sonnumérodetéléphone.Lesdeuxderniersnumérosétaientcoupésparlatonalité–elleavaitparlétroplongtemps.
Ce soir de Noël, tandis qu’elle est devant la fenêtre de ta maison, la maintendueverslerideau,jesorsdemavoiture,cespagesdanslesmains.Jemetiensaumilieudelaroutesouslaneigequitombe,illuminéeparlalueurjauned’unlampadaire,etjelaregarde.Jeveuxqu’ellesachequejesuisdésolée.Violet laisse tomber ses bras. Et puis elle lève le menton et nos yeux se
rencontrent.Jecroisvoirdeladouceursursonvisage.Jemedisqu’ellevapeut-êtreposersamainsurlafenêtre,pourmedirequ’elleabesoindemoi.Samère.L’espaced’unmoment,j’envisagequenouspuissionsnousensortir.Ellearticulequelquechose,maisjenecomprendspas.Jemerapprochedela
fenêtre et je hausse les épaules, je secoue la tête –Répète ? je lui demande.Répète?Elle articule lesmots, lentement cette fois.Etpuis elle sepenche enavant.Sesmainsappuientsurlafenêtre,commesiellevoulaittraverserlavitre,etelleleslaisselà.Jepeuxvoirsapoitrines’éleverets’abaisser.Jel’aipoussé.Jel’aipoussé.Cesontlesmotsquejepenseentendre.«Répète!»Cettefoisjecrie.Jesuisdésespérée.Maisellenerépètepas.Elle
regardelespagesquejeportedansmesbras.Moiaussi,jebaisselesyeuxverslaliasse de papier. Nous nous observons de nouveau, et je ne vois plus cettedouceursursonvisage.Tonombreapparaîtaufonddelapièceetellesedétournedelafenêtre,ellese
détournedemoi.Elleestàtoi.Leslumièress’éteignentdanstamaison.
Unanetdemiplustard
Ilyavaitlongtempsqu’ellen’avaitpassentileplaisirderespirerl’airchaudde début juin. Elle s’arrête à l’extérieur de sa maison et inspire de nouveau,profondément,engonflantsonventremou,commeellelefaitàlafindechaqueséance chez sa thérapeute. Elle expire, elle compte, un, deux, trois, et puischerchesesclés.Les samedis après-midi ressemblent aux autres jours de la semaine. Elle
arrache les têtes vertes des fraises qu’elle coupe en deux et mange pour ledéjeuner,lentement,assiseàlatabledesacuisine.Après,elleapporteraunpetitverred’eauà l’étage,dans lachambrequiétaitautrefoiscelledeson fils.Ellecroiseralesjambespours’asseoirsurlecoussindeméditationplacéjusteenfacedelafenêtre.Elleétirerasondosetelleresteraassiselàdanslalumièrependantquarante-cinqminutes, et elle ne pensera à rien. Pas à lui. Pas à elle. Pas auxerreursqu’elle a commises en tantquemère.Pas à la culpabilitéqu’elleportepourlemalqu’elleafait.Pasàsoninsoutenablesolitude.Non,ellenepenseraàriendetoutça.Elleatravaillétropdurpourparvenirà
neplusypenser.Jesuiscapablededépassermeserreurs.Jesuiscapabledemereleverdeladouleuretdumalquej’aicausé.Elle dira ces phrases à voix haute et posera ses mains sur sa poitrine, elle
libéreratout.Lorsque l’heuredudîner arrive, elle ferme sonordinateur et se prépareune
salade. Elle s’autorise à mettre de la musique, trois chansons seulement – certaines de ses joies sont encore mesurées. Mais ce soir elle remueralégèrementlesépaules,ellebattralamesuredupied.Elleessaie,etessayerest
devenuplusfacile.Aprèsledîner,commetouslessoirs,elleallumelalumièreduporche.Ellele
faitaucasoùsafilledécidequeletempsestvenudelavoir.En montant à l’étage, elle chantonne un couplet qu’elle a écouté dans la
cuisine.Ellesedéshabille.Labaignoireseremplitd’eauchaudeetlemiroirsecouvredevapeur.Elleestpenchéesurlelavabo,entraind’essuyerlaglacepourpouvoirexaminersonvisagenu,tapoterlapeaumollesoussesyeux,lorsqueletéléphonesonne.Surprise, ellepresseune serviette sur ses seins commes’il y avaitun intrus
danslapièceàcôté.Letéléphoneclignoteauboutdesonlit.Mafille,pense-t-elle.Çapourraitêtremafille,etelleflottedanscetespoirunmoment.Elleglissesondoigtsurl’écranetleporteàsonoreille.Lafemmeesthystérique.Lafemmeessaiedésespérémentdetrouverdesmots
et semble ne jamais pouvoir les articuler. Elle se déplace à l’autre bout de lachambre, puis dans l’angle, comme si elle cherchait une meilleure réception,commesiçapouvaitaiderlafemmeàparler.Ellechuchotedansletéléphone,eten le faisant, elleprend soudainconsciencede lapersonnequ’elle est en traind’apaiser.Ellefermelesyeux.C’estGemma.«Blythe»,murmure-t-ellefinalement.«QuelquechoseestarrivéàJet.»
Remerciements
À Madeleine Milburn, merci d’être un agent littéraire et un être humainexceptionnel,etmercipourtapassion,tavision,tachaleur,ettadélicatesse.Tuaschangémavie.Àl’équipetrèsspécialedeMadeleineMilburnLiterary,TV&FilmAgency,
particulièrement Anna Hogarty, Georgia McVeigh, Giles Milburn, SophiePélissier, Georgina Simmonds, Liane-Louise Smith, Hayley Steed, et RachelYeoh,merciàvoustousdefairecequevousfaites.ÀPamelaDorman,mercid’avoircruenceromanetenmoi.Apprendredetoi
a été un honneur et un plaisir, et jeme sens incroyablement chanceuse d’êtrel’unedetesauteurs.MerciàBrianTartetà l’équipedeVikingPenguin,àquij’aieu lachancedeconfierce livre :BelBanta,JaneCavolina,TriciaConley,AndyDudley,TessEspinoza,MattGiarratano,RebeccaMarsh,RandeeMarullo,NickMichal,MarieMichels,LaurenMonaco,JeramieOrton,LindsayPrevette,AndreaSchulz,RoseanneSerra,KateStark,MaryStone,etClaireVaccaro.À Maxine Hitchcock, elle aussi une maman-d’Oscar, merci pour ta
conviction, pour ton aide attentive dans l’amélioration de ce livre, et mercid’avoirrendulemomentaussiagréable.MerciàLouiseMooreetaumerveilleuxgroupedechezMichaelJosephpourvotresoutiendèsledébut:ClareBowren,Claire Bush, Zana Chaka, Anna Curvis, Christina Ellicott, Rebecca Hilsdon,Rebecca Jones, Nick Lowndes, Laura Nicol, Clare Parker, Vicky Photiou, etLaurenWakefield.ÀNicoleWinstanley,merci pour les conseils cruciaux que tum’as donnés,
commeéditricemaisaussientantquemère,etpour tagénéreuseconfianceenmoi toutau longduprocessus.Ta foidansce livrecompteplusque toutpour
moi. À Kristin Cochrane et la fantastique équipe chez Penguin Canada etPenguin Random House Canada, merci d’avoir défendu ce livre sivigoureusementetd’avoirréalisélesrêvesd’uneanciennepublicitaire.Jetiensàremercier tout particulièrement : Beth Cockeram, Anthony de Ridder, DanFrench,CharidyJohnston,BonnieMaitland,MeredithPal,etDavidRoss.ÀBethLockley,dontl’éclatestsanségaletdontjechérisl’amitiédepuisplus
d’une décennie,merci d’avoir encouragé ce livre lorsque l’idée commençait àpeineàgermerdansmatête,mercipourlessagesconseilsquejesuistoujours,etpourcesoutiensincèrequejesouhaiteàchaquefemme.Aux éditeurs étrangers qui ont embarqué dans l’aventure avec un tel
enthousiasme,merci.ÀLindaPreussen,mercidem’avoirapprisàécrireunemeilleurehistoire,età
AmyJones,mercipourl’importantvotedeconfiance.AuDr.KristineLaderoute,mercidem’avoirsivolontiersfaitprofiterdevotre
expertisepsychologique.ÀAshleyBennion, la précieusedeuxièmemoitiédenotregrouped’écriture
qui ne comprend que deux membres, merci d’avoir lu un nombre infini deversions, merci pour les centaines d’emails échangés, et pour tes années desoutiensurlepapieretendehors.J’ai la chance de partager des amities merveilleuses avec des femmes
remarquables.Merciàchacuned’entrevouspourvotresoutien,etpourtoujourspenser à me demander, « Comment va l’écriture ? » même si la réponse estgénéralement fuyante ! Je veux particulièrement remercier Jenny (Gleed)Leroux,JennyEmery,etAshleyThomson.EtJessicaBerry,mercipourtonaidejudicieuse avec ce roman, et pour ton incroyable enthousiasmequi a rendu cevoyageencoreplusbeau.ÀlafamilleFizzell,mercipourvotreamouretvotresoutien.ÀJackelyneNapilan,mercipourtonattentionloyaleetaimante.ÀSaraAudrainetSamanthaAudrain,mercid’êtresiemballées,etd’avoirfait
deslonguesjournéesavecunlivrenotreroutinedevacances.ÀCathyAudrain,quiarépandul’amourdela lecturedansnotrefoyer,mercid’être l’exempleleplusaimantetdévouédemèrequ’ilpuisseexister.ÀMarkAudrain,mercidem’avoirtransmislegênedel’écriture,mercipourtafoiinébranlableenmoi,etmercid’êtresifier.C’estuncadeaud’avoirétéélevéepardesparentscommelesmiens qui encourageaient les grands rêves et le labeur, et je leur en suisreconnaissantetouslesjours.
J’aicommencéàécrireceromanquandmonfilsavaitsixmois.Lamaternitéetlavielittéraireontdébutéenmêmetempspourmoi,etonttoutesdeuxétéunejoie et un privilège.Oscar andWaverly – vous ne cessez dem’inspirer, et celivre est pour vous.Et enfin,merci àmonpartenaire,MichaelFizzell, d’avoirrendutoutpossible,etencoremeilleur.
Titredel’éditionoriginaleTHEPUSH
PubliéeparViking,unefilialedePenguinRandomHouseLCC
Conceptiongraphique:FlorineSynoradzkiPhoto:©KristinaDominianni/GettyImages
Copyright©AshleyAudrainCreativeInc.Tousdroitsréservés.
©2021,éditionsJean-ClaudeLattèspourlatraductionfrançaise.Premièreéditionmars2021.
ISBN:978-2-7096-6591-9
www.editions-jclattes.fr
Table
Couverture
Pagedetitre
Dédicace
1939-1958
1962
1964
1968
1969
1972
1972-1974
1975
Unanetdemiplustard
Remerciements
Pagedecopyright