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INT. REV. APP. PSYCHOL.VOL. 24, NO. 2 POUR UN DEPASSEMENT DU CONCEPT D’INTELLIGENCE PIERRE OLERON Universik! Reni Descartes, Sorbonne, Paris I La lecture de ce qu’ont tcrit les auteurs qui ont expos6 leurs rtflexions sur l’intelligence, en ont esquW une thtorie ou propost une dkfinition laisse le plus souvent une impression de malaise et d‘embarras. Cette impression tient essentiellement B ce que derrikre le mot ((intelligence)) apparaissent des rtalitts multiples, en une certaine mesure htttrogknes et que, par constquent, ce mot est loin d‘avoir une signification univoque. Ceci apparait dans la diversit6 des dbfinitions qui en ont ttt propokes et qui ne manifestent qu’une convergence et une cohtrence 1imittes.l Ces dtfinitions marquent le choix que les auteurs effectuent en fonction de leurs prtftrences mais qui laisse de c6tC des aspects qu’on ne peut considtrer n6cessairement comme moins importants. Certains mettent l’accent sur l’abstraction (mais n’y a-t-il pas un accord pour reconnaitre l’existence d’une ((intelligenceconcrkte)) ?). Dautres sur la capacit6 & profiter de l’exptrience ou B apprendre B apprendre (mais, justement l’intelligence abstraite n’implique-t-elle pas des dtpassements de l’exp6rience qu’il est difficile de mettre en rapport avec telle ou telle forme d’apprentissage ?). On dira-et avec raison-que la recherche de dtfinitions est un exercice relativement sttrile et qui correspond plut6t 5 une conception verbale de la connaissance (connaitre serait connaitre des mots et par conskquent savoir les dtfinir et les mettre en rapport entre eux), conception dtpassee au niveau de la penke scientifique. Mais sur le plan des thtories la situation n’est pas meilleure (d’ailleurs les dtfinitions ne sont pas sans rapport avec les thtories : elIes correspondent souvent des thgories qui sont, ou ne sont pas, explicit6es par ailleurs, les thtories n’ktant parfob que le dbveloppement d’une dtfinition). Les grands auteurs qui se sont illustrts par leurs travaux dans ces domaines n’offrent pas non plus des vues cohtrentes ni entre eux ni, ce qui est plus rtvtlateur, & l’inttrieur de leurs propres icrits. Ainsi en est-il pour les fondateurs de la psychologie de l’intelligence. Binet, comme nous l’avons indiqui: autrefois (Oltron, 1957) a, dans les pages oii il parle de la nature de l’intelligence, oscillt entre une thtorie unitaire et une thtorie pluraliste. En 1906 il adopte une conception unitaire, rtduisant l’intel- ligence au jugement. E n 1909, c’est B la fois une thtorie unitaire (capacitt de r6soudre les problkmes par complktement du donnt) et pluraliste (comportant les trois composantes : direction, adaptation et critique). En 1911 les trois com- 1. Pieron disait, en 1927, d’une manihre dCsabusCe, qu’on en avait bien proposC une centaine, ce qui est tout de m&me excessif!

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INT. REV. APP. PSYCHOL.VOL. 24, NO. 2

P O U R U N DEPASSEMENT D U C O N C E P T D’ INTELLIGENCE

PIERRE OLERON

Universik! Reni Descartes, Sorbonne, Paris

I

La lecture de ce qu’ont tcrit les auteurs qui ont expos6 leurs rtflexions sur l’intelligence, en ont esquW une thtorie ou propost une dkfinition laisse le plus souvent une impression de malaise et d‘embarras. Cette impression tient essentiellement B ce que derrikre le mot ((intelligence)) apparaissent des rtalitts multiples, en une certaine mesure htttrogknes et que, par constquent, ce mot est loin d‘avoir une signification univoque.

Ceci apparait dans la diversit6 des dbfinitions qui en ont ttt propokes et qui ne manifestent qu’une convergence et une cohtrence 1imittes.l Ces dtfinitions marquent le choix que les auteurs effectuent en fonction de leurs prtftrences mais qui laisse de c6tC des aspects qu’on ne peut considtrer n6cessairement comme moins importants. Certains mettent l’accent sur l’abstraction (mais n’y a-t-il pas un accord pour reconnaitre l’existence d’une ((intelligence concrkte)) ?). Dautres sur la capacit6 & profiter de l’exptrience ou B apprendre B apprendre (mais, justement l’intelligence abstraite n’implique-t-elle pas des dtpassements de l’exp6rience qu’il est difficile de mettre en rapport avec telle ou telle forme d’apprentissage ?).

On dira-et avec raison-que la recherche de dtfinitions est un exercice relativement sttrile et qui correspond plut6t 5 une conception verbale de la connaissance (connaitre serait connaitre des mots et par conskquent savoir les dtfinir et les mettre en rapport entre eux), conception dtpassee au niveau de la penke scientifique.

Mais sur le plan des thtories la situation n’est pas meilleure (d’ailleurs les dtfinitions ne sont pas sans rapport avec les thtories : elIes correspondent souvent

des thgories qui sont, ou ne sont pas, explicit6es par ailleurs, les thtories n’ktant parfob que le dbveloppement d’une dtfinition). Les grands auteurs qui se sont illustrts par leurs travaux dans ces domaines n’offrent pas non plus des vues cohtrentes ni entre eux ni, ce qui est plus rtvtlateur, & l’inttrieur de leurs propres icrits. Ainsi en est-il pour les fondateurs de la psychologie de l’intelligence.

Binet, comme nous l’avons indiqui: autrefois (Oltron, 1957) a, dans les pages oii il parle de la nature de l’intelligence, oscillt entre une thtorie unitaire et une thtorie pluraliste. En 1906 il adopte une conception unitaire, rtduisant l’intel- ligence au jugement. En 1909, c’est B la fois une thtorie unitaire (capacitt de r6soudre les problkmes par complktement du donnt) et pluraliste (comportant les trois composantes : direction, adaptation et critique). En 19 11 les trois com-

1. Pieron disait, en 1927, d’une manihre dCsabusCe, qu’on en avait bien proposC une centaine, ce qui est tout de m&me excessif!

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posantes deviennent quatre (comprthension, invention, direction et critique) mais Binet s’exprime aussi comme si l’intelligence ttait la totalitt des aptitudes ou facult& particulitres atteintes par des tests slkcifiques. Cependant l’tchelle mttrique de Binet qui exprime l’tvaluation de l’individu par un chiffre, Bge mental ou plus tard QI implique bien une conception unitaire de I’intelligence.

Spearman a sur ce plan une conception parfaitement cohtrente dam la mesure oh le facteur gtntral vient h l’appui d‘une thtorie unitaire. Mais pour l’interprttation du facteur g (dont les rapports avec l’intelligence ne sont d’ailleurs pas simples si Yon s’en tient aux dtclarations de Spearman), il a propod B la fois une thtorie de l’tnergie mentale et une thtorie des processus notgtnttiques qui n’ont entre elles aucune connexion logique et restent simplement superpoges.

Cette situation indique que le mot ((intelligence)) assure une fonction de com- munication, mais non une fonction de dknotation scientifique. hrsqu’on l’utilise, il oriente utilement vers certaines cattgories de faits (comme c(mtmoire)), ccpersonnalitt)), ((inconscientu orientent vers d’autres faits). Un livre ou un chapitre oh figure le mot ((intelligence)) nous annonce certaines informations. De m2me pour ce symposium. I1 d e n rtsulte pas que derrikre lui figure une rtalitt ou un objet sptcifique qui serait l’intelligence. On peut parfaitement prttendre que dans une psychologie parvenue B l’achkvement de son statut scientifique il n’aurait plus de place. I1 serait remplacC par la description et la thtorie de divers groupes de faits et d’activitb auxquels il renvoie.

Tel qu’il s’est dtvelopp6 historiquement le concept d’intelligence couvre trois domaines de rialit6 (Oltron, 1974) : la connaissance, les difftrences individuelles, le fonctionnement intellectuel.

1. Les rtftrences ?i la connaissance. Connaissance, activitts cognitives et intel- ligence ont Ctt identifites. C’est le cas chez Taine dont le livre (1870) est une ambitieuse tentative de systtmatisation de la vie mentale. Point de vue analogue encore chez Bourdon (1926). Certaines formulations de Binet (1908) vont dans ce sens : elles identifient intelligence et ((attention, mtmoire, jugement, raison- nement, abstraction)).

2. Les difFtrences individuelles. Ce domaine a Ctt le plus important pour les applications et la diffusion du concept d’intelligence. C’est du constat des difftrences entre les individus, de leurs implications pour l’tducation et l’insertion sociale, que sont nts, dans la recherche d’instruments d‘tvaluation, les tests, particulikrement la fameuse Cchelle de Binet-Simon. (Pour simplifier on inclut ici dans les difftrences individuelles celles qui mnt relattes B la croissance et aussi celles qui reltvent du pathologique.)

3. Le fonctionnement intellectuel. S’interroger sur le fonctionnement de l’intelligence consiste A se demander comment sont produits les effets ou rtsultats que l’observation ou l’exp6rimentation r6vklent. L‘analyse du fonctionnement est en une large mesure la recherche d‘une explication de ces effets ou r6sultats. De ces trois domaines, celui qui a CtC priviltgit, mmme on l’a dit, est le second.

I1 a fait l’objet de travaux nombreux et importants. Mais ceux-ci ont contribut B fasonner le concept d‘intelligence en en rttrkcissant la portte et la signification, d’une part, en posant des problkmes qui, pa& un certain point, ne se pr2tent plus guhe ?i des progrb, d’autre part.

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Le rttrtcissement du concept rtsulte du type de valorisation qu’on a ttt conduit B retenir d’une manitre priviltgite. Tout le monde est, semble-t-il, d‘accord pour reconnaitre que le concept d’intelligence est lit P une idte de valeur. Pitron est un des auteurs qui l’a exprimt de la fason la plus nette. ((On dit d‘un homme qu’il est intelligent, comme d’un enfant qu’il est charmant, d‘une femme qu’elle est belle, d’un athltte qu’il est vigoureux. Vigueur ou beautt, charme ou intel- ligence constituent des jugements de valeur que nous portons sur ceux qui nous entourent)) (1927).

Le dtveloppement des tests, mtthode apparemment objective et fondte sur la mesure a pu, en apparence, rtduire l’aspect subjectif du jugement de valeur. I1 ne l’a pas exclu. Bien au contraire, il a contribut B faire considtrer d’une manitre priviltgite, et m2me quasi exclusive, certaines capacitb qui se sont identifites B l’intelligence. I1 s’agit essentiellement, comme l’indique le Pr. H u s h dans son rapport, des capacitts lites P la rtussite scolaire.

La prtdominance donnte B ces capacitts tient B deux raisons, bien souvent invoqutes et qu’il suffit de rappeler.

La premitre est pratique, lite au diapostic, B la prtvision et P la prtdiction. Ce qu’il paraft important de connaitre quand on soumet un individu B une tpreuve d’intelligence, c’est ce qu’il est capable de faire, ses chances de rtussite ou d’tchec. C’est B partir de cette tvaluation que seront prises les mesures qui paraissent pertinentes, orientation ou dlection selon la philosophie dominante de la socittt et des institutions qui dttermine le genre de questions auxquelles on attend que le psychologue rtponde. Dans le cas des enfants il s’agit justement de la rtussite scolaire et ce qu’on cherche B mesurer naturellement c’est ce qui permet - ou ne permet pas - cette rtussite.

La seconde est technique. Les tests commodes B manier, faciles 21 administrer et aussi A faire accepter par les sujets, sont de type papier-crayon: le papier et le crayon sont les instruments essentiels de l’tcolier. Quant A leur contenu ils font naturellement appel aux mots et aux chiffres, base des exercices de l’tcole, et qui se pr2tent aussi B divers problkmes dont la difficult6 peut 2tre gradute et fournit ainsi matitre B des tests techniquement valables. Cette valeur tient 2, ce qu’ils permettent de classer les sujets et que par ailleurs (on retrouve la valeur pratique) ils permettent d’obtenir de bonnes corrtlations avec la rtussite scolaire.

Au-deli de cette relation, de nature finalement empirique, avec la rtussite scolaire, il est un facteur de valorisation beaucoup moins souvent mentionnk, parce qu’il fonctionne B un niveau inconscient ou comporte des prtsuppositions qui ne sont pas mises en cause. C’est une conception d’ordre philosophique qui concerne la reprksentation de l’intelligence et porte sur des caracttristiques qui paraissent constituer son essence. Ces caracttristiques concement les rapports Ctroits et priviltgits que l’intelligence entretiendrait avec le monde physique et ses proprittts. Bergson a dtfendu une telle conception d’une manihre qu’on peut considtrer comme exemplaire. Pour lui l’intelligence correspondait B une direction de 1’Cvolution s’exeqant sur la matihre, assimilte P l’espace, qu’elle dtcompose et recompose d’une matitre rigide. C’est ainsi que proctdent le gtomttre et le mathtmaticien. Piaget, aux antipodes de la philosophie berg-

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sonienne par ailleurs, dtfend une conception analogue en insistant sur la nature logique ou logico-mathtmatique de l’intelligence et en la caracttrisant par le dtveloppement et le jeu de structures conformes aux systkmes que d6veloppe la logique formelle.

Ce genre de conception s’explique par une tradition qui fait d6river l’intel- ligence de la raison. Elle para% justifite par les ttonnants succh des mathtmati- ciens, des physiciens, des ingtnieurs qui ont atteint une mdtrise extraordinaire du monde physique en en dominant les energies et en en assurant une conqu&te intellectuelle et matcrielle dont les limites paraissent toujours recultes. Mais elle laisse subsister de graves lacunes.

Bergson considtrait que l’intelligence est caracttrike par une incompr6hension naturelle de la vie. Les succks, tgalement remarquables, des biologistes contem- p a i n s tendent B rtduire la portte de cette affirmation B une prise de position strictement philosophique. Bergson identifiait en effet la vie 2i l’tvolution, A la durte (opposte au temps gtomttrique) au psychique, caract6rist pour lui par la continuitt et l’impossibilitt d’y dtcouper des unitis vraiment distinctes et d’y appliquer la mesure.

C’est sur le psychique, justement, et le social que les lacunes apparaisent. Non qu’il s’agisse d’adopter la perspective bergsonienne en acceptant une incapa- citt constitutionnelle de l’intelligence dans ce domaine (encore que les tgtonne- ments de la psychologie qui balance entre la rigueur sur l’accessoire et le discours flou sur l’essentiel puissent p r quelques problkmes). Mais c’est un fait: la connaissance du psychologique et du social est largement ignorte des enseipe- ments scolaires classiques. Et les tpreuves qui permettraient de l’&aluer avec la meme precision que les habiletts relatives aux relations spatiales ou arith- mttiques sont quasi-absentes du rtpertoire du psychologue.

I1 serait faux de dire que les psychologues se sont entikrement dtsinttreds de ces aspects. I1 leur arrive de parler d’4ntelligence sociale)) (Thorndike l’a mentionnee explicitement d& 1920.) Les sptcialistes de la psychologie miale s’occupent du dCch8rement des tmotions B travers les expressions du visage, de la formation des jugements sur la personnalitt d’autrui. Spearman (1927) a fait une place dans son tableau des relations sur lesquelles s’exercent les processus notgtnttiques B la ((relation psychologique)), en rapport avec l’apprthedon de la pende d‘autrui. I1 a admis un petit facteur de groupe y correspondant. Guilford (1967) a introduit, dans sa classification des facteurs, dans l’entrte contenus, la cattgorie wompurtement)) et dCcrit plusieurs facteurs s’y rapportant, atteints grgce A des tpreuves ingtnieuses.

Mais ces contributions restent relativement marginales et comme l’a dit avec humour Cattell (1971) parlant des tpreuves qui ont 6tt employtes par l’analyse factorielle des aptitudes intellectuelles, elles ignorent ((l’art d’inteqrtter les ex- pressions du visage, l’art de mener les enfants que dtploient les maitreses d‘6cole maternelle et les enseignants, ce que la mtnagkre fait dans sa cuisine. . . la con- duite d’un bateau, l’efficaciti au combat, tout ce qui intervient dans la cour et Yamour)). . .

L‘absence dans l’enseignement scolaire des sciences psychologiques et sociales tient tvidemment ?i I’histoire : faible dCveloppement de ces disciplines q u a d les grandes lignes des programmes ont 6tC ttablies, renvoi de la connaissance

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correspondante aux disciplines litttraires qui exposent, dtcrivent, font s’affronter les caractkres et les sentiments, traditions sociales qui ttablissent une dgrtgation entre les connaissances sptcialistes rtservtes A l’tcole et ce qui s’apprend au contact de la famille ou du groupe, par l’enseignement informel, l’exemple . , . (ce dont certaines classes Mntficient plus que d’autres).

Une autre lacune concerne le traitement de l’incertain, l’tvaluation des probabilitts, la capacitt de dtcoder A partir d’informations incomplktes. Or c’est un fait connu que la physique est pasde d‘une conception rigide inspirte de la gtomttrie et de la mtcanique classique A l’utilisation des probabilitts qui, dans certains domaines, sont devenues un instrument essentiel. A plus forte raison en est-il ainsi quand il s’agit d’approcher certaines rtalitts biologiques, psycho- logiques, Cconomiques, sociales. Et, alors que les mathtmatiques et les ((sciences exactes)) sont enseigntes dans les tcoles, la thtorie de la dtcision, l’analyse optrationnelle et les strategies subtiles (largement psychologiques) que mettent en jeu les conflits, la direction des hommes, les convictions idtologiques restent l’aff aire de spkialistes ou de privil6gits. Les psychom6triciens et les factoristes ne connaissent gukre les capacitts qu’elles mettent en oeuvre. . .

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On a par16 ci-dessus des problkmes nts des prtoccupations lites aux difftrences individuelles et qui ne se pr2tent gukre au dtveloppement et au progrks. I1 s’agit de l’unitt et de l’htrtditt de l’intelligence. Depuis Galton ils sont discutts. Certes beaucoup de donntes importantes ont t t t rtunies mais on ne peut dire qu’ils soient aujourd’hui rtsolus. Au contraire, le second au moins suscite des poltniiques dont la vivacitt n’a jamais Ctt aussi grande.

Les arguments sur l’unitt ou la pluralitt des facteurs composant l’intelligence ne diffkrent pas sensiblement, pour le fond, de ceux qui ont t t t tchangts lors des poltmiques entre Spearman, Thomson, Thurstone. La technique ne permet pas de trancher dans un sens ou un autre: si un auteur veut s’en tenir, comme Guilford B des axes orthogonaux et examine surtout des populations aux apti- tudes difftrencites, il exclut tout facteur gtntral. Mais c’est au prix d’une dtcision, justifiable sans doute, mais libre et A laquelle par constquent une autre, non moins justifite mais toujours libre, pourra &tra oppode!

Ce qui parait faire l’objet d’un certain consensus aujourd’hui est une sorte d’tclectisme, bien exprimt dans l’tcole anglaise (Burt, Vernon) : on admet l’existence d’aptitudes un peu sp6cialides (les grands ((facteurs de groupe))) et on n’exclut pas l’existence d’un facteur gtntral ni de facteurs de groupes plus Ctroits. Les positions extrCmes comme celles de Guilford ont moins d’audience pour des raisons pratiques qu’a mentionntes Vernon et sur un plan thtorique, il est bien difFicile d’admettre que l’intelligence se dtcompose en 120 facteurs riellement distincts.

Mais I’acceptation d’un facteur gtntral n’exclut pas des ambigu’itts essen- tielles. Ainsi en est-il dans la conception nhitrarchique)) de I’intelligence adoptte par Burt et Vernon. La hitrarchie peut Ctre en effet justifite par les raisons pratiques qu’on vient d’invoquer: le facteur en haut de la hitrarchie a l e plus grand poi& du point de vue statistique et permet les prtvisions les meilleures - qu’amt-

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liore B peine la considtration des facteurs Ctroits. Mais elle peut 1’Ctre d‘une manikre plus fondamentale quand on cherche comme Cattell dans le facteur gtnntral un potentiel qui intervient pour animer, en quelque sorte, les aptitudes plus sptcialistes dans lesquelles selon son expression il ((s’investit)).

La question de l’htrtditt de l’intelligence ne peut Etre tvoqute en quelques lignes. Pour le faire d’une faqon pertinente il faudrait non seulement analyser les arguments avancts de part et d’autre mais encore situer ces arguments, et surtout les positions qu’ils ttayent, dans le contexte qui contribue B les dtterminer. Ce contexte dtpasse largement l’approche scientifique (sans quoi il serait moins passionnt!); il met en jeu des prises de position philosophiques et politiques, de ce fait profondtment respectables, mais qui s’in&rent mal dans le cadre Ctroit de l’argumentation scientifique. La ntgation des intgalitb htrtditaires fait partie de prises de position rtvolutionnaires ou progressistes classiques. Celles-ci con- fondent facilement htrtditt biologique et hCritage social et ttendent B la premikre l’aversion qu’elles tprouvent B l’tgard des secondes. Le refus de l’hCrCdit6 de I’intelligence est moins le rejet d’un mecanisme biologique que le refus de l’inntitt de difftrences, assimilt au maintien des privilkges que toute rtvolution ou tout progrb drieux doivent abolir (non sans, parfois au moins, en rttablir d‘autres}. Certaines prises de position en faveur d‘une influence prtdominante du milieu relkvent d’une conviction de ce genre. De mcme le rejet, par certains, de l’tvaluation psychomttrique de l’intelligence qui est en outre un aspect de la negation gtntralide des systcmes de valeurs ttablis. Binet pensait avoir construit son tchelle dans un ((intCrCt vraiment social)) comme il l’a dit. I1 est instructif de noter que le temps passant certaines conceptions de l’inttrst social passent aujourd’hui par le rejet de cette tlaboration !

On peut retenir, sans prendre parti pour le fond, que les tentatives pour essayer de reprtsenter les modalitts de l’htrtditt de l’intelligence restent souvent superficielles et parfois plus analogiques que rigoureusement construites. Par exemple la conception polygtnique, qui parait raisonnable B premicre vue, implique que les points de QI aient le mCme degrt de rtalitt que les centimktres qui servent B exprimer la taille physique et que, par exemple, ils soient Cquivalents, comme ceux-ci, d’une extrtmitt de la distribution B l’autre. Est-ce vraisemblable ? La notion de stature mentale mise sur le m&me plan que celle de stature physique a-t-elle un sens? Et si Yon essaye de se reprtsenter le mode d’action des genes qui seraient responsables de la dttermination du niveau intellectuel, il parait bien difFicile de concevoir comment l’addition d’tltments indtpendants et non sptcialids pourrait conduire B une meilleure organisation du raisonnement ou

une conduite plus efficace dans la rntsolution d’un problkme . . .

IV

Les difficult& qu’on vient d‘tvoquer - bien d’autres pourraient y &re ajouttes - tiennent B des causes multiples (mi2mes si Yon fait abstraction des facteurs idtologiques mentionnts, sommairement, B l’instant). Pour les dCpasser il serait irrtaliste de proposer une solution absolue: aucun concept, mEme dans les sciences les plus avanctes, n’est dtpourvu complnttement d’ambiguitb et d‘ob-

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scuritt. Mais il semble que trois propositions pourraient Ctre avanctes qu’on peut considtrer comme essentielles.

1. La premitre est de renoncer B penser d’une manitre rtaliste, c’est-8-dire comme s’il existait un objet ou une rialitt ((intelligence)). C’est, notons-le, l’attitude qu’avaient adoptCe les auteurs qui, au 19tme sitcle, ont contribut 8 la diffusion du mot ((intelligence)), par ex. A. Bain en Angleterre et Taine en France. La conception de ces auteurs Ctait empiriste sur le plan de la thtorie de la con- naissance et nominaliste A l’tgard des anciennes ((facultts)). Alors que la raison avait t t t poste comme une entitt en soi, s’opposant ou, au moins, se distinguant de la sensation, de la perception, de la mtmoire . . . l’intelligence ttait placte en continuitt avec ces activitts ou, plus exactement, le mot dtsignait l’ensemble des activitts cognitives, selon la perspective rappelte plus haut. I1 n’est pas question de revenir B leur point de vue, domint par un atomisme associationniste qui n’a plus qu’une signification historique. Au contraire le propre du nominalisme est de ne pas attacher aux mots une signification dtfinie une fois pour toutes, mais d’y chercher des contenus qui tiennent compte du changement des perspec- tives et du progrb des connaissances.

Un des avantages de l’attitude nominaliste n’est-il pas de pouvoir dtsamorcer certains dogmatismes qui entretiennent (ou suscitent) les poltmiques? En par- ticulier ne permet-elle pas de poser en termes plus ouverts les probl6mes relatifs aux capacitts intgales que rtvklent la comparaison des individus et surtout des groupes (sociaux ou socioCconomiques) ? Au lieu d’une hitrarchie valorisante (et dtvalorisante) s’ouvre la possibilitt de considtrer que les modalitts d’exercice des activitts intellectuelles sont diflkrentes et que celles qui dtvient d’une ‘norme’ ne sont pas necessairement inftrieures. Sur un plan difftrent, mais qui se trouve ttroitement lit aussi aux tvaluations, le langage, Labov a dtfendu l’idte que le black amen‘can et l’usage qu’en font des noirs plus ou moins marginaux n’itait pas inftrieur B l’amiricain standard mais constituait seulement une autre langue. On voit ainsi la hitrarchie remplacte par la difftrence.

I1 serait cependant dangereux de se leurrer: les choses ne sont pas simples. L’individu comme le groupe sont confront& B des conditions d’environnement qui exigent des rtactions adapttes. I1 est clair (on l’a souvent Ccnt) que des conditions difftrentes peuvent appeler des rtactions de type different. L’homme primitif qui doit pour se nourrir, dCcouvrir et capturer un gibier devenu rare et le cosmonaute qui doit surmonter une dtfaillance compromettant le retour de son engin prisentent des situations assez extr&mes (ayant cependant en commun de mettre en cause leur survie). Les capacitts que l’un et l’autre ont B dtployer pour se tirer d’affaire sont fort difftrentes. Mais ces capacitts, dans un cas critique, vont au-del8 du savoir-faire acquis, ce qui caracttrise justement un aspect essentiel de l’intelligence. Devant les tchecs de groupes n’appartenant pas A des cultures occidentales dans des tests mis au point pour celles-ci, il est pertinent d‘invoquer la difference et l’inadaptation, non pas de ces populations mais du test. I1 n’en reste pas moins que dans quelque culture que ce soit, tous les individus ne se tirent pas aussi bien d’affaire les uns que les autres et que si l’on veut tvaluer leur capacitts dans le cadre de leur culture, il y a lieu, si Yon ne s’inttresse pas simplement B la comparaison ou A l’histoire des techniques C

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et des socittts, de tenir compte de l’innovation, de la plasticitt, de l’efficacitt dont les rtalisations, pour ttre modultes par le contexte, n’en comportent pas moins des analogies. (Vernon [1969] a justement attirt l’attention sur ce point). Dtfendre les individus qui Cchouent dans un test standard en cherchant ce qu’ils peuvent avoir de positif par ailleurs est une attitude extrtmement constructive. Mais la contestation de toute norme n’est possible que dans la mesure oh la socittt dans laquelle ils vivent leur assure des conditions de survie ou d’assistance qui sont essentielles, meme si elles dtrivent d’un systkme de valeurs condamnt.

Quoiqu’il en soit, le nominalisme, s’il ne rtsoud rien en lui-mcme, permet au mobs d‘aborder les problZmes avec plus d’ouverture et de faire plus facilement place que le rtalisme P I’acceptation et surtout P l’analyse des difftrences.

2. La seconde proposition se rtfkre au contenu et P l’objet des ttudes. Elle concerne la rtinsertion des domaines dont j’ai mentionnt ci-dessus sinon l’omis- sion tout au moins l’inttr8t limitt qui leur a t t t port;: la>ompCtence psycholo- gique et sgc~ale-e_t_le-m-~i~ment du probable et de I’incertain.

La capacitt de comprendre autrui, de prCvoir ses rtactions, celle d’agir sur lui pour le convaincre, l’influencer, l’intimider, le dduire. . . ces aspects de la comp6tence psychologique ont toujours exist; et s’exercent dans toute socittt et tout groupement d’hommes qu’ils soient stables ou momentants. De meme, et surtout lorsqu’il s’agit d’intervenir dans le cadre social ou Cconomique, l’homme habile a toujours su peser les probabilitts, accepter des risques et prendre des dtcisions efficaces m8me dans des situations fluides et entrdnant des codquences partiellement imprtvisibles. Mais leur r81e est d‘autant plus grand que la vie sociale est moins dtterminte par des contraintes rigides, rituelles ou institu- tionalides, que les modes d’action passent par des proctdures de pression plus floues, que les types de relations et leur nombre sont plus Clevts, que les moyens de communication et les techniques d’influence sont plus rtpandues et ont davantage de portte, que la place donnte aux jugements individuels en matiere de choix politiques, tconomiques, culturels est plus grande . . .

Ainsi n’est-il pas normal qu’elles restent au second plan, comme des annexes ou des parentes pauvres A cat6 des habileths qui concernent le monde mattriel et la simple (trop simple!) ntcessitt logique ou mathtmatique.

3. La troisikme est de donner une prioritt P l’ttude du fonctionnement. Le souci du fonctionnement n’est pas ttranger aux auteurs qui ont crt t des tests ni aux sp6cialistes de l’analyse factorielle. Les premiers conqoivent leurs ipreuves en se rtftrant A certaines activitts intellectuelles: dtcouverte d’une loi ou d’une relation qui unissent des termes, lettres ou chiffres, apprthension d’une similitude, d‘une difftrence, d’une analogie, rtpartition d’unitts en classes, poursuite ou Evaluation d’un raisonnement . . . Les factoristes essaient d’interprtter les facteurs en se rtftrant A des activitts que le sujet peut mettre en oeuvre en face de telle ou telle tpreuve. Mais ce sont 1P des intuitions ou des suppositions qui ne sont pas l’objet d‘une vtrification directe. La valeur d’un test tient A des qualitts (discrimination, fidtlitt, validitt) qui ne sont pas en rapport indiscutable avec les hypothbes qui ont conduit A le construire. De meme faqon l’interprttation des facteurs.

Pour aller plus loin l’exptrimentation est requise qui fait porter les variations

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sur les situations et non plus sur les capacitts des individus, de mtme que la recherche de modtles du fonctionnement qui inspirent l’exp&rimentation et que celle-ci contribue B vtrifier.

La psychologie contemporaine a apportt un certain nombre de contributions dans ce sens. I1 faut regretter qu’clles soient encore fragmentaires et limities. Ceci rtsulte pour une large part de l’orientation de la psychologie pendant de nombreuses dtcennies vers des faits tltmentaires et les modtles S- R. Le dtveloppement du modtle informatique, au moins sous forme d‘une description minutieuse et standardike des conduites de rtsolution de probltme comme chez Newel1 et Simon (1 972) donne l’exemple d’une orientation prometteuse.

Cependant, pas plus qu’il n’est un simple lieu de passage pour un enchaine- ment de stimuli et de rtponses, le sujet humain n’est une simple machine B traiter des informations actuelles. On ne peut oublier, en effet, que les activitts intellectuelles impliquent, sauf peutttre dans leurs formes les plus concrttes, la construction et I’utilisation de reprtsentations ou de modtles de la rtalitt sous forme figurte, symbolique et surtout verbale (cf. Oltron, 1972, 1974). Leur fonctionnement est par constquent lit au jeu des tchanges et des confrontations entre les donntes de la situation et les modtles disponibles ou en cours d’tlabor- ation. Une large part au moins des capacitts couvertes par le mot ((intelligence)) concerne ces tchanges, confrontations et tlaborations, la facilitt avec laquelle ils sont effectuts et inttgrts. C’est de l’analyse de ceux-ci qu’on peut attendre le progrts attendu pour aller au-del; du concept d‘intelligence.

Ceci suppose une collaboration plus ttroite que celle qui a ttt rtaliste jusqu’ici entre les psychomttriciens et les praticiens, qui se sont en grande partie annext ce concept, et les ((gtntralistes)) qui ont souvent trop tendance B s’enfermer dans une tour d’ivoire de spkulations plus gratuites. Souhaitons que des symposiums comme celui-ci contribuent B leur rapprochement.

REFERENCES

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